« La Foire aux vanités » : différence entre les versions

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Tout le monde connaît ces rendez-vous en plein air, ces réjouissances annuelles et ambulantes qui appellent les amateurs de bruit, de poussière et de plaisir. La Foire aux Vanités est l’idéal du genre. On y trouve même cohue, même tumulte, mêmes éclats de rire ; toutefois, à la différence de ces fêtes populaires qui n’ont lieu qu’à des intervalles éloignés, ''la Foire aux Vanités'' se tient en permanence ; elle a commencé avec le monde, elle ne finira qu’avec lui : c’est une parade universelle où chacun a son rôle à jouer, où chacun tour à tour rit du prochain et le fait rire à ses dépens.
 
Mais, tandis que la plupart des acteurs de cette comédie humaine disparaissent dans le tourbillon général sans laisser trace de leur passage, quelques-uns sortent de la foule, fondent leur réputation et s’élèvent aux yeux de la postérité au rang de chefs d’emploi et de créateurs du genre. C’est ainsi que l’on peut nommer
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parmi tant d’autres et Panurge, et Macette, et Tartufe, et Basile. À cette galerie déjà peuplée de personnages si célèbres, M. Thackeray a ajouté un type qui n’est ni moins expressif ni moins vrai que les précédents. C’est celui d’une jeune fille sans famille, sans fortune et sans cœur, mais aventurière ambitieuse, qui s’obstine à trouver un mari avec les seules ressources d’une imagination précoce : c’est qu’un mari équivaut pour elle à une position sociale, c’est qu’un mari est le passe-port nécessaire sans lequel aucune femme ne saurait circuler dans le monde honnête. Puis après le mariage vient la manière de s’en servir.
 
Mais nous ne voulons point retarder le lecteur au début de cette excursion piquante et instructive, à laquelle le convie M. Thackeray. Déjà les personnages s’agitent, les événements se pressent et l’intrigue se noue. Qu’il nous suffise d’un dernier mot : on verra dans ce roman que les baronnes d’Ange ne sont pas nées d’hier, qu’elles existent dans tous les pays, et que l’Angleterre a aussi son ''Demi-Monde''.
 
G. G.
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« C’est la voiture de M. Sedley, ma sœur, dit miss Jemima ; c’est Sambo, le domestique noir, qui vient de sonner, et le cocher a un habit rouge tout neuf.
 
— Avez-vous terminé tous les préparatifs nécessaires pour le
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départ de miss Sedley, miss Jemima ? » demanda miss Pinkerton.
 
C’était une bien majestueuse personne que miss Pinkerton, la Sémiramis d’Hammersmith, l’amie du docteur Johnson et la correspondante de mistress Chapone.
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« La Mall, Chiswick, 16 juin 18…
 
« Après six années de séjour à La Mall, j’ai l’honneur et la satisfaction de rendre miss Amélia Sedley à ses parents. C’est une jeune personne accomplie, bien capable de tenir avec distinction sa place dans une société élégante et cultivée. Ces qualités qui donnent le cachet aux jeunes demoiselles du grand monde, ces perfections qui conviennent à sa naissance et à sa condition,
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ne font point défaut dans l’aimable miss Sedley. Son application et son obéissance lui ont concilié tous ses maîtres, et la douceur charmante de son caractère a séduit ses petites comme ses grandes compagnes.
 
« Pour la musique, la danse et l’orthographe, pour tous les genres de broderie et de travaux à l’aiguille, on ne peut manquer de trouver qu’elle a réalisé les souhaits les plus légitimes de ses amis. La géographie laisse encore beaucoup à désirer. Nous ne saurions trop recommander aussi l’usage régulier d’un dossier orthopédique au moins quatre heures par jour, et cela pendant trois ans : c’est le seul moyen d’acquérir cette distinction de tournure et de maintien que l’on exige des jeunes personnes à la mode. « Quant aux principes de religion et de moralité, on verra que miss Sedley est digne d’un établissement qui a été honoré de la présence du ''grand lexicographe'' et du patronage de l’incomparable mistress Chapone. En quittant La Mall, miss Amélia emporte avec elle l’affection de ses compagnes et les sentiments les plus tendres de sa maîtresse, qui a l’honneur de se dire,
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Cette lettre terminée, miss Pinkerton se mit à écrire son nom et celui de miss Sedley sur la page blanche du Dictionnaire de Johnson, ouvrage plein d’intérêt, qu’elle ne manquait jamais d’offrir à ses élèves à leur départ de La Mall. Sur la couverture, il y avait copie des ''Conseils adressés à une jeune demoiselle à son départ du pensionnat de miss Pinkerton, par feu le docteur Johnson, de si vénérable mémoire''. C’est que le nom du ''lexicographe'' était toujours sur les lèvres de cette majestueuse personne, depuis qu’elle devait sa réputation et sa fortune à une visite qu’elle avait reçue de lui.
 
Obéissant à l’ordre de sa sœur aînée, d’aller quérir dans lal
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a grande armoire le dictionnaire d’usage, miss Jemima tira du sanctuaire deux exemplaires de l’ouvrage en question, et, quand miss Pinkerton eut achevé sa dédicace sur le premier, Jemima d’un air hésitant et timide, lui tendit le second.
 
« Et pour qui celui-là, miss Jemima ? dit miss Pinkerton avec une froideur imposante.
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Les lettres des maîtresses de pension ont droit à peu près à autant de confiance que les épitaphes des cimetières. Cependant, de même qu’il se trouve parfois au nombre des personnes défuntes un mort qui mérite réellement les éloges que le marbrier prodigue à ses os, un mort qui fut bon chrétien, bon père, bon fils, bon époux et qui, au moment de son décès, laisse une famille inconsolable pour pleurer sa perte, de même, dans les institutions de garçons comme de filles, on peut de temps à autre mettre la main sur un élève vraiment digne des éloges que lui accorde un maître désintéressé. Et certes, miss Amélia Sedley était un de ces rares sujets, et méritait non-seulement tout ce que miss Pinkerton disait à sa louange, mais encore elle avait nombre de charmantes qualités que notre solennelle et vieille matrone ne pouvait apercevoir, par suite de la différence d’âge et de rang, qui existait entre elle et son élève.
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C’était beaucoup de chanter comme un rossignol ou comme mistress Bellington, de danser comme Hillisberg ou Parisot, de broder comme une fée, de mettre l’orthographe comme un dictionnaire ; mais elle possédait surtout un cœur si bon, si enjoué, si tendre, si aimable, si généreux, qu’elle gagnait l’affection de tous ceux qui l’approchaient, depuis la respectable matrone jusqu’à la moindre laveuse, jusqu’à la fille de la marchande de gâteaux, pauvre femme borgne qui avait l’autorisation de vendre sa marchandise une fois par semaine aux demoiselles de La Mall. Amélia comptait douze amies de cœur, douze intimes sur ses vingt-quatre compagnes. L’envieuse miss Briggs elle-même n’avait jamais laissé échapper une mauvaise parole sur son compte. La haute et puissante miss Saltire, petite-fille de lord Dexter, lui trouvait une figure distinguée : et quant à miss Swartz, la riche créole de Saint-Kitt, à l’épaisse chevelure, elle eut un tel accès de larmes qu’on fut obligé d’envoyer chercher le docteur Floss et de l’inonder de vinaigre aromatique. Miss Pinkerton lui témoignait un attachement calme et digne, comme on peut penser, d’après la haute position et les éminentes vertus de cette dame. Quant à miss Jemima, elle avait déjà senti ses yeux se gonfler à plusieurs reprises à la pensée du départ d’Amélia, et n’eût été la crainte de sa sœur, elle se serait laissée aller à des crises violentes comme l’héritière de Saint-Kitt, qui payait d’ailleurs double pension. Un tel luxe de douleur ne pouvait se permettre qu’à des pensionnaires en chambre. Pour l’honnête Jemima, qui avait à veiller aux notes, au blanchissage, au raccommodage, à la fabrication des puddings, à l’argenterie et à la vaisselle… Mais à quoi bon parler d’elle ? car il est probable que nous ne la retrouverons plus d’ici au dénoûment, et quand la grille de fer se sera fermée sur elle et sur sa vénérable sœur, elles ne sortiront guère de leur retraite pour venir se mêler aux personnages de ce récit.
 
Nos rapports devant être des plus fréquents avec Amélia, il n’est pas inutile de dire, dès cette première entrevue, que c’était une nature douce et bonne par excellence. C’est un grand bonheur, dans la vie et dans ce roman qui abonde surtout en scélérats de la plus noire espèce, d’avoir en notre compagnie une si honnête et si bonne personne. Mais comme ce n’est point une héroïne, je me dispenserai de faire son portrait, car en vérité j’aurais peur que son nez ne fût un peu trop court, que ses joues
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ne fussent un peu trop pleines et trop colorées pour cet emploi. Quoi qu’il en soit, on voyait sur sa figure s’épanouir les roses de la santé, et sur ses lèvres les plus frais sourires. Elle avait des yeux où pétillait la gaieté la plus vive et la plus franche, excepté toutefois lorsqu’ils se remplissaient de larmes ; et c’était bien trop souvent, car cette naïve créature aurait éclaté en sanglots pour la mort de son serin, pour une souris que le chat aurait étranglée au passage, ou pour une parole de réprimande, s’il se fût trouvé des gens d’un cœur assez dur pour lui en faire. Miss Pinkerton, cette rigide et irréprochable personne, avait cessé bien vite de la gronder, quoiqu’elle ne s’entendît guère plus en sensibilité qu’en algèbre ; elle avait recommandé particulièrement à tous les maîtres de traiter miss Sedley avec la plus grande douceur. De la sévérité avec elle n’eût été qu’injustice.
 
Aussi, quand vint le jour du départ, miss Sedley, toujours entre le rire et les pleurs, se trouva fort embarrassée. Elle se réjouissait de retourner chez elle, et elle s’attristait encore plus de quitter sa pension. Pendant les trois jours qui précédèrent, Laura Martin ne la quittait pas plus qu’un petit chien. Elle eut à faire et à recevoir au moins quatorze présents, et à prendre quatorze engagements solennels d’écrire chaque semaine.
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« Amélia, dans mes lettres, je vous appellerai ma maman. »
 
(Eh bien, maître Jones<ref>eci est un colloque entre l’auteur et le lecteur anglais. Le lecteur français n’a donc à y voir aucune personnalité à son endroit, et peut se livrer sans respect humain à tous les entraînements de la sensibilité. (''Note du traducteur''.)</ref>, qui lisez ce livre à votre cercle, vous traitez, j’en suis sûr, tous ces détails de bouffonneries grotesques et de bavardage ultra-sentimental. Oui, je vous vois, maître Jones, tout réjoui, en tête à tête avec votre morceau de mouton
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et votre bouteille de vin, prendre votre crayon et écrire à la marge : ''Niaiseries, bavardages'', etc., etc.… Voilà bien un de ces génies sublimes qui n’admirent que le grand, que l’héroïque, dans la vie comme dans les romans. Dans ce cas, il fera bien de prendre congé de nous et de tourner ses pas d’un autre côté. Ceci dit, nous poursuivons.)
 
Pendant que Sambo plaçait dans la voiture les fleurs, les présents, les malles et les boîtes à chapeaux de miss Sedley, ainsi qu’un coffre en cuir bien petit, bien usé, sur lequel miss Sharp avait très-proprement attaché son carton, et que M. Sambo tendit au cocher avec une grimace à laquelle celui-ci répondit par un rire d’intelligence, l’heure du départ arriva.
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« Miss Sharp, dit-elle, je vous souhaite le bonjour. »
 
Et, en parlant, la Sémiramis d’Hammersmith allongeait le bras
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comme en signe d’adieu et pour donner à miss Sharp l’occasion de serrer un des doigts de sa main, qui resta en route dans ce dessein.
 
Miss Sharp retira la main avec un sourire glacial et une profonde révérence, et refusa l’honneur qu’on voulait lui faire. À ce mouvement, le turban de la Sémiramis éprouva une secousse d’indignation telle qu’il n’en ressentit jamais de pareille. Dans le fait, c’était une petite lutte entre la jeune personne et la vieille matrone, et celle-ci avait le dessous.
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Cette excellente créature rentra dans le jardin, vaincue par ses émotions ; mais, au moment où le cocher fouettait les chevaux, miss Sharp montrait sa pâle figure à la portière et lançait le livre dans le jardin.
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Miss Jemima pensa s’évanouir d’épouvante.
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« Bon voyage à son dictionnaire, dit-elle, et, grâce à Dieu, me voici hors de Chiswick. »
 
En présence de ce défi jeté si résolument, miss Sedley ne resta pas moins interdite que miss Jemima ne l’était de son côté. Elle venait de quitter sa pension depuis une minute au plus, et ce n’est pas dans un si court espace de temps que se dissipent les impressions de six années. Cela est si vrai que chez quelques personnes ces terreurs et ces effrois du jeune âge se conservent tout le reste de la vie. Je connais, par exemple, un vieux gentilhomme de soixante-huit ans qui me disait un matin à déjeuner, avec toutes les apparences d’une grande agitation : « La nuit dernière, j’ai rêvé que je recevais le fouet du docteur Raine. » Dans la durée d’un somme, son imagination l’avait fait remonter à une quarantaine d’années. Le docteur Raine et son paquet de verges lui inspiraient encore à soixante-huit ans autant de terreur qu’ils lui en avaient causé à treize. Si le docteur avec son bouleau flexible se fût dressé devant lui en
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chair et en os, et bien qu’il marquât soixante et huit à l’horloge de la vie, lui eût dit de sa voix redoutée : Allons, drôle, mettez bas votre pantal… ? Aussi miss Sedley resta toute stupéfaite de cet acte d’insubordination.
 
Enfin, « qu’avez-vous fait, Rebecca ? dit-elle après une pause.
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« Pouvez-vous bien avoir ces mauvaises pensées de vengeance et de haine ?
 
— Si la vengeance est une mauvaise pensée, elle est au moins
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naturelle, repartit Rebecca, et je ne suis pas un ange. »
 
Elle ne mentait pas.
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Miss Rebecca n’avait rien de doux ni de bienveillant dans le caractère. Tout le monde en usait mal avec elle, disait cette jeune misanthrope (il vaut mieux dire ''misogyne'', car, pour le sexe masculin, on peut déclarer qu’elle en avait encore fort peu l’expérience) ; tout le monde en usait mal à son égard, disait-elle ; cependant nous sommes disposés à croire que ces personnes de l’un ou de l’autre sexe qui sont les victimes de tout le monde n’ont en général que ce qu’elles méritent. Le monde est un miroir qui renvoie à chacun ses propres traits ; si vous froncez le sourcil en le regardant, il vous jette un coup d’œil renfrogné. Riez, au contraire, avec lui, et il se montrera bon compagnon. Avis à vous, jeunes gens, pour régler votre choix. Si on négligeait miss Sharp, c’est qu’elle était connue pour n’avoir jamais rendu service à personne ; on ne peut pas trouver vingt-quatre jeunes demoiselles toutes aussi aimables que l’héroïne de ce roman, miss Sedley, choisie précisément par nous comme la mieux douée de toutes ; autrement rien au monde ne nous eût empêché de mettre à sa place miss Swartz ou miss Crump, ou miss Hopkins ; on aurait eu tort d’espérer rencontrer chez tout le monde le caractère doux et aimable de miss Amélia Sedley, et cette bonne volonté à vaincre en toute circonstance les brusqueries et les rebuts de Rebecca.
 
Le père de miss Sharp était artiste, et, en cette qualité, avait donné des leçons de dessin dans la maison de miss Pinkerton. C’était un habile homme, bon vivant, bien réjoui, mais brouillé avec le travail. Ses plus grandes dispositions étaient à faire des dettes, et son faible le menait toujours à la taverne. Quand il avait bu, il était dans l’usage de battre sa femme et sa fille ; et le lendemain matin, fatigué d’un grand mal de tête, il
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adressait ses injures à la foule insouciante de son génie, puis décochait ses traits non moins vifs et quelquefois bien ajustés, contre la sottise de ses confrères les peintres. Comme il était fort mal à l’aise pour subvenir à ses besoins, et que, dans Soho où il vivait, il devait de l’argent à un mille à la ronde, il pensa améliorer sa position en épousant une jeune femme, française d’origine et danseuse de profession. Miss Sharp ne parlait jamais de l’humble condition de sa mère ; mais elle vantait beaucoup la noble et illustre famille des Entrechats, originaires de Gascogne, et tirait vanité d’appartenir à de tels ancêtres. Il est bon de constater que, plus elle avançait dans la vie, plus la race de cette jeune dame gagnait en noblesse et en illustration.
 
La mère de Rebecca avait fait son éducation on ne sait pas bien où, et sa fille parlait le français avec la pureté des Parisiens. C’était à cette époque une qualité précieuse, et qui valut à Rebecca son entrée chez l’austère miss Pinkerton ; car, sa mère étant morte, son père, qui se trouvait lui-même dans un état désespéré, écrivit à miss Pinkerton, après sa troisième attaque de ''delirium tremens'', une lettre pathétique où il mettait l’orpheline sous sa protection. Peu après il descendit dans la tombe, en laissant deux baillis se débattre sur son corps. Rebecca avait dix-sept ans lorsqu’elle vint à Chiswick. On la traita comme une pensionnaire à bourse entière. Elle était tenue de parler français, et jouissait en retour de l’avantage de vivre là sans rien payer ; et même, moyennant une somme modique par an, elle recueillait des professeurs attachés à la maison quelques bribes d’enseignement.
 
Petite de taille, vive de tournure, elle était pâle et avait les cheveux d’un blond rouge. Ses yeux, ordinairement baissés, s’ouvraient si larges lorsqu’ils vous regardaient, et prenaient une expression si singulière et si communicative, que le révérend Mr. Crisp, tout frais sorti d’Oxford et vicaire du ministre de Chiswick, le révérend Flowerdow, s’éprit d’amour pour miss Sharp. Un coup d’œil l’avait frappé à mort dans l’église même de Chiswick, un coup d’œil dirigé du banc des pensionnaires au pupitre de lecture. Notre jeune passionné allait prendre le thé chez miss Pinkerton, à laquelle il avait été présenté par sa maman. Il avait même prononcé le mot de mariage dans un billet intercepté, que la marchande de pommes avait été chargée
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de remettre. Mistress Crisp, appelée soudainement à Buxton, emmena avec elle son cher fils. Mais l’idée seule qu’un vautour avait pu s’introduire parmi les colombes de Chiswick souleva dans la poitrine de miss Pinkerton un tel flot d’indignation, qu’elle eût renvoyé miss Sharp, si elle n’eût pas été engagée par une parole solennelle. Malgré toutes les protestations de la jeune personne, elle ne put jamais croire que ses entretiens avec Mr. Crisp se fussent bornés à ceux que Rebecca avait eus sous ses yeux en deux occasions, lorsqu’ils s’étaient rencontrés pour prendre le thé.
 
Auprès des grandes demoiselles de l’établissement, Rebecca Sharp pouvait passer pour une enfant. Mais elle possédait cette désolante expérience qu’on doit à la pauvreté. Elle avait eu affaire à plus d’un créancier, et avait su l’éloigner de la porte de son père ; elle savait comment enjôler et mettre de bonne humeur les fournisseurs, pour gagner de la sorte un repas de plus. D’ordinaire elle allait festoyer avec son père, qui était très-fier de son esprit, et elle entendait les propos de ses grossiers compagnons, souvent peu convenables pour une jeune fille. Mais elle n’avait jamais été jeune fille, à ce qu’elle disait, et était femme depuis huit ans. Pourquoi miss Pinkerton avait-elle admis un oiseau si dangereux dans sa cage ?
 
Le fait est que la vieille dame tenait Rebecca pour la plus douce créature, tant elle avait admirablement joué son rôle d’ingénue toutes les fois que son père l’avait conduite à Chiswick ! C’était à ses yeux une modeste et innocente petite fille. L’année qui précéda celle où elle fut admise dans la maison, elle était alors âgée de seize ans, miss Pinkerton, de son air le plus majestueux, et à la suite d’un petit discours, lui remit en présent une poupée confisquée à miss Swindle, qu’on avait surprise à faire avec elle la dînette pendant les heures de classe. Que de quolibets échangés entre le père et la fille lorsqu’ils rentraient chez eux après une soirée passée chez miss Pinkerton, et surtout au sujet des discours prononcés en présence des professeurs réunis ! Quelle n’eût pas été la colère de cette bonne miss Pinkerton, si elle avait vu comme cette petite grimacière de Rebecca la tournait en caricature à l’aide de sa poupée ! Elle avait avec elle de longs dialogues qui faisaient les délices de Newman-Street, de Gerard-Street et de tout le quartier des artistes. Les jeunes peintres, en venant prendre leur grog au genièvre
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chez leur doyen, si bon diable et si paresseux, ne manquaient jamais de demander à Rebecca si miss Pinkerton était à la maison ; elle n’était que trop connue d’eux, la pauvre créature ! Une fois Rebecca eut l’honneur de passer quelques jours à Chiswick ; elle en remporta une Jemima, c’est-à-dire une autre poupée à l’image de miss Jemmy. Et cependant l’honnête fille lui avait donné en confitures et en pâtisseries de quoi régaler trois enfants, et glissé de plus à son départ une pièce de sept schellings. Mais l’esprit railleur de cette enfant était plus fort que la reconnaissance, et elle sacrifia miss Jemmy avec aussi peu de pitié que sa sœur.
 
Lorsque la mort lui enleva son père, La Mall s’ouvrit pour elle comme une nouvelle famille ; mais les rigides observances de la maison lui étaient insupportables. Les prières et les repas, les leçons et les promenades, qui avaient lieu avec une ponctuelle régularité, la mettaient à bout de patience, et, quand elle se reportait à la vie libre et misérable du vieil atelier de Soho, elle se prenait à le regretter. Tout le monde, et jusqu’à elle, s’imaginait qu’elle était minée par la douleur de la perte de son père. Dans sa petite chambre, nichée sous les combles, ses jeunes compagnes l’entendaient marcher et sangloter pendant toute la nuit ; mais c’était de rage et non de douleur. Elle n’avait guère dissimulé jusqu’au moment où, jetée dans l’abandon, elle apprit à feindre. Elle s’était peu mêlée à la société des femmes. Son père, tout relégué du monde qu’il était, ne manquait pas de talent, et sa conversation était cent fois plus agréable que le bavardage de telle personne de son sexe, comme elle pouvait maintenant en rencontrer. La prétentieuse vanité de la vieille maîtresse d’école, la gaieté intempestive de sa sœur, les conversations un peu niaises et les médisances des grandes pensionnaires, la glaciale exactitude des maîtresses, lui causaient un égal ennui. Si elle avait eu un cœur tendre et maternel, cette infortunée jeune fille, elle aurait trouvé du charme et de l’intérêt dans le babil et les confidences des petites filles qui lui étaient confiées. Mais elle vécut avec elles deux années, et aucune ne regretta son départ. Il n’y avait que le bon et tendre cœur d’Amélia qui pût la toucher et se faire aimer d’elle. Mais qui aurait pu ne pas aimer Amélia ?
 
Le bonheur, les avantages sociaux que ses jeunes compagnes avaient
Le bonheur, les avantages sociaux que ses jeunes compagnes avaient sur elle livraient Rebecca aux cruels tourments de l’envie. « Voyez, disait-elle, quels airs se donne celle-là parce qu’elle est petite-fille d’un comte ! Comme elles s’inclinent et rampent devant cette créole, et cela à cause de ses cent mille livres ! Je suis cent fois plus vive et plus agréable que cette créature avec tout son or ; ma naissance vaut bien celle de cette petite-fille de comte, avec tous ses parchemins : et cependant chacun ici me laisse à l’écart, tandis que chez mon père tous ses amis manquaient les bals et les fêtes, pour venir passer la soirée avec moi ! »
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sur elle livraient Rebecca aux cruels tourments de l’envie. « Voyez, disait-elle, quels airs se donne celle-là parce qu’elle est petite-fille d’un comte ! Comme elles s’inclinent et rampent devant cette créole, et cela à cause de ses cent mille livres ! Je suis cent fois plus vive et plus agréable que cette créature avec tout son or ; ma naissance vaut bien celle de cette petite-fille de comte, avec tous ses parchemins : et cependant chacun ici me laisse à l’écart, tandis que chez mon père tous ses amis manquaient les bals et les fêtes, pour venir passer la soirée avec moi ! »
 
Elle résolut en conséquence de s’affranchir à tout prix de la prison où elle se trouvait. Elle se mit dès lors à travailler dans ce but et à dresser ses plans pour l’avenir.
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— Une vipère ! vous badinez, dit miss Sharp presque pâle de saisissement ; vous m’avez prise parce que je vous étais utile. Ce n’est point une question de reconnaissance entre nous. Je déteste cette maison, et n’aspire qu’à la quitter. Je ne veux rien faire ici que ce que je suis obligée d’y faire. »
 
La vieille dame avait beau lui demander si elle songeait bien qu’elle parlait à miss Pinkerton, Rebecca lui riait au nez d’un air
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insultant et vraiment diabolique, au point que la maîtresse de pension en eut presque une attaque de nerfs :
 
« Donnez-moi de l’argent, dit la jeune fille, ou bien, si vous l’aimiez mieux, trouvez-moi une bonne place, une bonne place de gouvernante dans une noble famille ; vous n’avez qu’à vouloir. »
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Miss Sedley avait aussi dix-sept ans et était sur le point de quitter la pension. Par suite de l’amitié qu’elle ressentait pour miss Sharp, seul point dans le caractère d’Amélia qui, de l’aveu de la vénérable matrone, ne donnât pas satisfaction à sa maîtresse, elle l’invita à venir passer une semaine chez ses parents avant de se rendre à ses devoirs de gouvernante dans la maison où on l’attendait.
 
Ainsi s’ouvrait le monde pour ces deux jeunes femmes. Pour Amélia, il se présentait comme une fleur dans tout l’éclat de sa
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fraîcheur et de sa nouveauté ; il n’était pas aussi nouveau pour Rebecca, car, s’il faut dire toute la vérité sur l’affaire du révérend Crisp, la marchande de gâteaux insinua à quelqu’un, qui affirma le fait sous la foi du serment à une autre personne, qu’il y en avait beaucoup plus entre Mr. Crisp et miss Sharp qu’on n’en avait confié au public, et que cette lettre était la réponse à une autre. Mais qui pourra découvrir la vérité sur ce point ? En tout cas, si ce n’était pas pour Rebecca un début dans le monde, c’était du moins une rentrée.
 
Dans le cours du trajet jusqu’à la barrière de Kensington, Amélia, sans avoir oublié ses compagnes, avait fini par sécher ses larmes. D’abord elle avait rougi avec un sentiment de plaisir à la vue d’un jeune officier des Horse-Guards qui avait caracolé à la portière, et, lui jetant un coup d’œil, avait dit : « Vrai Dieu ! la jolie fille. » Puis, avant d’arriver à Russell-Square, la conversation s’était longuement étendue sur l’article des modes. Les jeunes femmes portaient-elles de la poudre sur leurs cheveux, des baleines dans leurs jupes à la présentation ? Miss Amélia aurait-elle cet honneur ? car elle savait qu’on devait la mener au bal du lord-maire. Arrivée à la maison paternelle, miss Sedley, à l’aide du bras de Sambo, s’élança aussi gaie, aussi radieuse qu’aucune fille de la bonne Cité de Londres, et tous les serviteurs de la maison étaient réunis dans la cour pour fêter leur jeune maîtresse et sourire à sa bienvenue.
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Quand Rebecca vit les deux magnifiques châles de cachemire que Joseph Sedley avait rapportés à sa sœur, elle dit avec un accent de vérité : « Ce doit être très-bon d’avoir un frère ; » ce qui toucha de compassion le cœur sensible d’Amélia : elle pensait que son amie était seule au monde, pauvre orpheline, sans amis, sans parents.
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« Non, vous ne serez pas abandonnée, Rebecca, dit Amélia ; je serai votre amie, je vous aimerai comme une sœur ; oui, comme une sœur.
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« Je crois que vous en aviez suffisamment à Chiswick, » dit Amélia, tout étonnée de cette tendresse subite de son amie.
 
Hier encore, miss Sharp ne se serait pas hasardée à avancer des propositions dont on eût pu si facilement démontrer la fausseté ; mais rappelons-nous qu’elle n’avait que dix-neuf ans, et qu’elle était bien novice dans l’art de feindre, l’innocente créature.
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Toutefois, le motif de cette série de questions pouvait se traduire tout simplement de la sorte : « Si Mr. Joseph Sedley est riche et garçon, pourquoi ne l’épouserai-je pas ? Je n’ai que quinze jours devant moi, à la vérité, mais je ne risque rien d’en faire l’essai. »
 
Elle arrêta, dans son esprit, cette louable tentative. Elle redoubla de caresses pour Amélia, elle couvrit de baisers le collier de cornaline, et déclara qu’elle ne voulait jamais, jamais s’en séparer. Lorsque sonna la cloche du dîner, elle descendit les escaliers, son bras passé autour de la ceinture de son amie, comme font les jeunes femmes. Elle était si émue à la porte du salon qu’elle trouva à peine le courage d’entrer.
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« Ce n’est que votre sœur, Joseph, dit Amélia en riant et en lui prenant les deux doigts qu’il lui présentait. Je suis revenue pour tout de bon. Voici mon amie, miss Sharp dont vous m’avez déjà entendu parler.
 
— Non ! jamais, sur ma parole, répondit la tête cachée sous les cravates en redoublant de signes de dénégation, c’est-à-dire… si !… Il fait abominablement froid, mademoiselle ; et en
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même temps il tisonnait le feu de tout son pouvoir, bien qu’on fût au milieu de juin.
 
— Il est très-bien, dit Rebecca à Amélia, de manière à se faire entendre.
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Joseph se laissa aller à un violent accès de rire ; mais, ayant rencontré le regard de miss Sharp, il s’arrêta subitement comme frappé d’un coup invisible.
 
« Cette jeune dame est votre amie ? Miss Sharp, je suis bien aise
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de vous voir. Avez-vous déjà, avec Emmy, querellé Joseph sur ses intentions de sortir ?
 
— C’est que j’ai promis à Bonamy, qui est employé avec moi, d’aller le prendre pour dîner, repartit Joseph.
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— Vite, monsieur, donnez votre bras pour descendre à miss Sharp, et je vous suivrai avec ces deux jeunes dames, » dit le père en prenant le bras de sa femme et de sa fille et en sortant gaiement.
 
Que miss Sharp ait résolu au fond de son cœur de faire la conquête de ce gros et gras garçon, nous n’avons, mesdames, aucun droit de l’en blâmer. Car, si le soin de la chasse aux maris est généralement, par un sentiment de modestie très-louable, départi par les jeunes filles à la sagesse de leurs mères, il faut se souvenir que miss Sharp n’avait nul parent d’aucun genre pour entrer à sa place dans ces négociations délicates. Si donc elle ne cherchait un mari pour son propre compte, il y avait peu de chance qu’elle trouvât, dans tout l’univers, quelqu’un qui s’en occupât pour elle. Qu’est-ce qui engage toute notre belle jeunesse à aller dans le monde, si ce n’est la noble ambition du mariage ? Qu’est-ce qui fait partir toutes ces bandes pour les eaux ? Qu’est-ce qui fait danser jusqu’à cinq heures du matin dans une saison mortelle ? Qu’est-ce qui fait travailler les
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sonates au piano-forte et apprendre quatre romances d’un maître à la mode, qu’on paye une guinée le cachet ; jouer de la harpe quand on a le bras joli et bien fait, et porter des chapeaux et des fleurs vert Lincoln, si ce n’est l’espérance qu’avec tout cet arsenal et ces traits meurtriers on frappera au cœur quelque ''souhaitable'' jeune homme ?
 
Qu’est-ce qui engage de respectables parents à mettre leur maison sens dessus dessous, à dépenser la moitié de leur revenu en soupers de bal et en champagne frappé ? Serait-ce par amour désintéressé de leurs semblables et par l’unique désir de voir les jeunes gens heureux au milieu de la danse ? Eh ! mon Dieu, c’est qu’ils désirent marier leurs filles ; et, de même que mistress Sedley, dans les profondeurs de son âme maternelle, avait déjà arrangé une douzaine de plans pour l’établissement de son Amélia, de même Rebecca fort aimable mais sans appui, se détermina à faire de son mieux pour s’assurer un mari qui lui était encore plus nécessaire qu’à son amie. Son imagination, très-vive d’ailleurs, était en outre excitée par les lectures qu’elle avait faites dans les ''Contes arabes'' et la ''Géographie de Guthrie'', et, en réalité, pendant qu’elle s’habillait pour le dîner, d’après les renseignements recueillis auprès d’Amélia sur la richesse de son frère, elle bâtissait les plus magnifiques châteaux en l’air, dont on ne pouvait lui contester la libre disposition ; elle entrevoyait un mari qui était encore, il est vrai, dans les brouillards ; elle s’affublait d’une foule de châles, de turbans, de bracelets, de diamants, elle se pavanait sur un éléphant au son de la marche de Barbe-Bleue, pour aller rendre visite au grand Mogol. Douces visions des Mille et une Nuits ! Que de jeunes et vives créatures comme Rebecca Sharp se sont arrêtées avec délices sur ces rêves fantastiques que l’on fait les yeux ouverts !
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Joseph Sedley avait douze ans de plus que sa sœur Amélia. Il était fonctionnaire civil dans la Compagnie des Indes orientales, et, au temps où nous écrivons, son nom figurait à l’article Bengale dans l’''East India register'', comme receveur de Boggley-Wollah, poste honorable et lucratif, comme tout le monde sait. Pour connaître les places importantes que Joseph fut appelé à remplir dans le service, nous renvoyons le lecteur à la même feuille périodique.
 
Boggley-Wollah est situé dans un district solitaire, marécageux
Boggley-Wollah est situé dans un district solitaire, marécageux et fort agréable du reste ; il est renommé pour la chasse à la bécasse, et de temps en temps on y peut tuer un tigre. Rangoon, qui possède un magistrat, n’en est éloigné que de quarante milles, et à trente milles plus loin se trouve une station de cavalerie ; c’est du moins ce que Joseph écrivit à ses parents quand il prit possession de sa place de receveur. Joseph avait passé huit ans au milieu d’une solitude complète dans ce charmant séjour. Il était bien rare qu’il vît une face de chrétien plus de deux fois par an, alors que le détachement escortait à Calcutta les impôts qu’il avait touchés.
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et fort agréable du reste ; il est renommé pour la chasse à la bécasse, et de temps en temps on y peut tuer un tigre. Rangoon, qui possède un magistrat, n’en est éloigné que de quarante milles, et à trente milles plus loin se trouve une station de cavalerie ; c’est du moins ce que Joseph écrivit à ses parents quand il prit possession de sa place de receveur. Joseph avait passé huit ans au milieu d’une solitude complète dans ce charmant séjour. Il était bien rare qu’il vît une face de chrétien plus de deux fois par an, alors que le détachement escortait à Calcutta les impôts qu’il avait touchés.
 
Il fut par bonheur atteint d’une maladie de foie. Obligé d’aller se faire soigner en Europe, il trouva dans son pays natal mille occasions de fêtes et de plaisirs. Il ne vivait pas à Londres au sein de sa famille, mais avait son habitation à part, comme un joyeux et bon compagnon. Avant de partir pour l’Inde, il était encore trop jeune pour se mêler aux plaisirs enivrants de la ville ; aussi il s’y plongea à son retour avec une ardeur effrénée. Il conduisait les équipages au Park, dînait aux tavernes à la mode, fréquentait les théâtres, comme c’était de bon ton à cette époque, et se montrait à l’Opéra toujours en pantalon collant et en chapeau à cornes.
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À son retour dans l’Inde, il raconta à tout propos et avec beaucoup d’enthousiasme cette période de son existence, et donna à entendre que Brummel et lui avaient été les lions à la mode. Et cependant il vivait aussi solitaire que dans les broussailles de Boggley-Wollah. Il connaissait à peine un homme dans la métropole ; et sans son docteur, ses pilules et sa maladie de foie, il serait mort d’ennui et de solitude. Lourd, bourru, mais ''bon vivant'', la vue d’une femme lui causait les plus terribles paniques ; aussi le voyait-on rarement dans le salon de son père, à Russell-Square, où les lazzis du bonhomme mettaient son amour-propre dans les transes.
 
Joseph s’était vivement préoccupé et même alarmé de son embonpoint ; plusieurs fois déjà il avait voulu prendre un parti énergique pour se débarrasser de cet excès de graisse, mais son indolence et l’amour de ses aises l’avaient bien vite détourné de ses projets de réforme, et il en était encore à ses trois repas par jour. Jamais il n’était bien mis ; et pourtant ce n’était pas faute de se donner beaucoup de tourment pour parer sa grasse personne : il passait plusieurs heures chaque jour
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à cette occupation. Son valet faisait sa fortune des rebuts de sa garde robe, et sur sa toilette on trouvait plus de pommades et plus d’essences que n’en employa jamais une beauté décrépite. Pour avoir bonne tournure dans son habit, il avait recours à toutes les sangles, brides et ceintures alors inventées. Comme tous les hommes gras, il exigeait que ses habits fussent trop étroits, et recherchait les plus brillantes couleurs et la coupe la plus jeune. Lorsqu’il s’habillait dans l’après-midi, c’était pour aller au Park, tout seul, faire sa promenade en voiture, puis il rentrait pour s’habiller de nouveau et aller dîner, encore tout seul, au café Piazza. Il était aussi vain qu’une fille, et peut-être cette extrême sauvagerie venait-elle de son extrême vanité. Si miss Rebecca, dès son entrée dans le monde, peut venir à bout de lui, c’est qu’elle est une jeune personne d’une rare habileté.
 
Son premier début prouvait d’ailleurs une grande adresse. En disant que Sedley était bel homme, elle savait qu’Amélia le répéterait à sa mère, qui le redirait probablement à Joseph, et de toute manière ne lui en voudrait pas du compliment fait à son fils. Toutes les mères sont les mêmes.
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Allez dire à Stycorax que son fils Caliban est aussi beau qu’Apollon, elle en sera flattée dans son amour-propre de sorcière.
 
Peut-être aussi Joseph Sedley avait-il surpris le compliment au passage. Rebecca avait parlé assez haut pour cela ; et, s’il l’avait entendu, comme déjà dans son opinion il se tenait pour un très-beau garçon, cet éloge avait dû caresser chacune des fibres de sa grasse personne et les faire tressaillir de plaisir. Mais il lui vint une amère pensée : « La petite fille se moquerait-elle de moi ? » songea-t-il. Voilà pourquoi il s’était aussitôt élancé vers la sonnette, se disposant à la retraite, comme nous l’avons vu, quand les plaisanteries de son père et les instances de sa mère le contraignirent à rester au logis. Il conduisit la jeune demoiselle à la salle à manger, l’esprit en proie aux plus vives incertitudes. « Croit-elle réellement que je suis beau, pensa-t-il, ou seulement s’amuse-t-elle de moi ? » Nous avons dit que Joseph Sedley était aussi vain qu’une jeune fille. Nous savons bien que les jeunes filles retournent la médaille et disent d’une personne de leur sexe : « elle est vaine comme un homme », et elles ont bien raison. Le sexe barbu est aussi âpre à la louange,
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aussi précieux dans sa toilette, aussi fier de sa puissance séductrice, aussi convaincu de ses avantages personnels que la plus grande coquette du monde.
 
Au bas des escaliers, Joseph rougissait de plus en plus, et Rebecca, dans une tenue très-modeste, tenait ses yeux fixés à terre. Elle portait une robe blanche ; ses épaules nues avaient l’éclat de la neige ; l’image de la jeunesse, de l’innocence sans appui, l’humble simplicité d’une vierge étaient empreintes dans toute sa tenue. « Je n’ai plus maintenant qu’à garder le silence, pensa Rebecca, et témoigner beaucoup d’intérêt pour tout ce qui concerne l’Inde. »
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Elle en mit un dans sa bouche ; c’était plus cuisant encore que le curry ; elle ne put l’endurer plus longtemps. Elle laissa tomber sa fourchette.
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« De l’eau ! pour l’amour du ciel, de l’eau ! » s’écria-t-elle.
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— Peuh ! je ne la crains pas, dit Joseph très-flatté de cette remarque. Je me rappelle qu’il y avait à Dumdum une fille : c’était celle de Cutler, qui était dans l’artillerie ; elle épousa peu après Lance, le chirurgien, qui nous en fit voir des siennes, l’an IV, à moi et à Mulligatawney, dont je vous ai parlé avant dîner ; c’était un bon diable que ce Mulligatawney. Il est maintenant magistrat à Budgebudge, et je suis sûr qu’il sera du conseil avant cinq ans. Eh bien ! monsieur, l’artillerie donna un bal, et Quintin, du 14e régiment du roi, me dit : « Sedley, je parie avec vous, double contre simple, qu’avant les pluies, Sophie Cutler vous aura englué. — Convenu, dis-je… Par ma foi, voilà un bordeaux qui est des meilleurs ; est-il d’Adamson ou de Carbonell ? »
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Un léger ronflement fut la seule réponse. L’honnête agent de change s’était endormi, et l’histoire de Joseph fut perdue pour ce jour-là. Heureusement qu’il était très-communicatif dans les réunions d’hommes, et qu’il a répété ce conte délicieux à plus de cent reprises à son apothicaire, le docteur Gollop, quand celui-ci venait s’informer de son foie et de ses pilules.
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— Miss Sharp lui a fait peur, dit mistress Sedley, pauvre Joe, sera-t-il donc toujours aussi timide ? »
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Une fois, en regardant des dessins qu’Amélia avait fait venir de la pension, il lui en tomba un entre les mains qui la fit soudain éclater en larmes et quitter la chambre. C’était le jour où Joe Sedley faisait sa seconde apparition.
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Amélia monta auprès de son amie pour connaître la cause de ce chagrin ; cette excellente jeune fille revint sans Rebecca, mais elle était pour le moins aussi affectée qu’elle.
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— Comment avez-vous pu être assez barbare pour me faire manger cet horrible mets au poivre, le premier jour que je vous vis ? Vous n’êtes pas si bon pour moi que ma chère Amélia.
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— C’est qu’il ne vous connaît pas si bien, s’écria Amélia.
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C’était une avance que peut-être des dames d’une conduite et d’un tact irréprochables eussent condamnée comme un peu risquée ; mais considérez que la pauvre Rebecca avait tout à faire à elle seule. Quand une personne est trop pauvre pour avoir une servante, quelque élégante qu’elle soit, il faut bien qu’elle balaye sa chambre elle-même ; quand une jeune personne n’a pas de mère pour négocier ses affaires avec un jeune homme, il faut bien qu’elle s’en occupe elle-même.
 
C’est encore un bienfait du ciel que les femmes n’exercent pas leur pouvoir plus souvent, car nous ne pourrions leur résister. Elles n’ont qu’à montrer la plus légère inclination, les hommes sont aussitôt à leurs genoux. Vieux ou laids, nous sommes tous les mêmes. Je pose en principe qu’une femme, à moins d’être absolument bossue, peut épouser celui qu’elle préfère. Félicitons-nous donc si ces aimables créatures sont comme les oiseaux
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du ciel, et ne connaissent pas leur pouvoir ; autrement elles nous tiendraient à leur entière discrétion.
 
« Voilà précisément, pensa Joseph en entrant dans la salle à manger, comme j’ai commencé avec miss Cutler à Dumdum. »
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— Le diable m’emporte si j’y tiens plus longtemps, monsieur ! hurla Joseph.
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— Sambo, faites avancer l’éléphant du seigneur Joe ! cria le père ; envoyez à Exeter-Change. »
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Le même soir, dans le cours d’une conversation qui eut lieu dans une pièce du premier étage, sous une espèce de tente faite de riche mousseline de l’Inde avec des dessins bizarres et une doublure de calicot rose tendre, et servant à abriter un lit de plumes bien moelleux, garni de deux bons oreillers sur lesquels s’épanouissaient deux faces rubicondes et bouffies, l’une dans un bonnet de nuit à dentelles, l’autre dans un simple bonnet de coton se terminant par une mèche ; bref, dans un sermon entre deux draps, mistress Sedley reprocha à son mari son acharnement contre le pauvre Joe.
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« C’est bien mal de votre part, monsieur Sedley, de tourmenter ainsi ce pauvre garçon.
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Quand le matin fut arrivé, la bonne mistress Sedley ne songea plus à exécuter ses projets contre miss Sharp ; car, bien qu’il n’y ait rien au monde de plus douloureux, de plus commun ni de plus excusable que la jalousie maternelle, cependant elle ne pouvait se persuader que cette petite gouvernante si humble, si reconnaissante, si prévenante, osât jeter ses vues sur un personnage aussi considérable que le receveur de Boggley-Wollah. De plus, on avait déjà expédié la demande en prolongation de séjour pour la jeune fille, et il eût été difficile de trouver un prétexte pour la renvoyer si soudainement.
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Tout, jusqu’aux éléments, semblait conspirer en faveur de l’aimable Rebecca, bien qu’ils parussent d’abord se déclarer contre elle. Le soir marqué pour la partie du Vauxhall, George Osborne étant venu dîner chez les Sedley, tandis que le père et la mère se rendaient à leur invitation chez l’alderman Balls, à Highbury-Burn, il survint un orage accompagné de tonnerre, comme il en éclate tout exprès lorsqu’on doit aller au Vauxhall, et la bande joyeuse fut obligée de rester à la maison. M. Osborne n’eut pas le moins du monde l’air fâché de ce contre-temps. Lui et Joseph Sedley burent en tête-à-tête, dans la salle à manger, une honnête quantité de vin de Porto ; et, le verre à la main, Sedley raconta une foule de ses meilleures histoires de l’Inde. Il était très-communicatif en compagnie d’autres hommes. Miss Amélia Sedley fit ensuite les honneurs du salon, et les quatre jeunes gens passèrent ensemble une soirée si agréable, qu’ils se déclarèrent fort satisfaits du coup de tonnerre qui les avait forcés de remettre leur visite au Vauxhall.
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Joe se rappelait parfaitement bien cette circonstance remarquable, mais il déclara qu’il l’avait oubliée.
 
« Eh bien ! vous rappelez-vous d’être venu me voir dans un cabriolet chez le docteur Swishtail avant de partir pour l’Inde, et de m’avoir donné une demi-guinée et une tape sur la joue ? Je m’étais mis dans la tête que vous deviez avoir au moins sept
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pieds de haut, et je fus tout étonné, à votre retour de l’Inde, de ne pas vous trouver plus grand que moi.
 
— Quel bon cœur que ce M. Sedley d’aller vous voir à la pension et de vous donner de l’argent ! dit Rebecca avec un accent marqué d’approbation.
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George Osborne regarda les deux jeunes femmes avec une émotion mêlée de curiosité. Du fond de sa large poitrine, Joseph Sedley laissa échapper quelque chose qui ressemblait à un soupir et en même temps il jeta les yeux sur ses chères bottes à la hongroise.
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« Faisons de la musique, miss Sedley… Amélia, » dit George, qui éprouvait à ce moment un entraînement extraordinaire et presque irrésistible à prendre dans ses bras la jeune fille et à la couvrir de baisers devant toute la compagnie ; et miss Sedley lui jetait aussi un coup d’œil rapide.
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Et Rebecca poussa un grand soupir.
 
Lorsque deux jeunes gens non mariés traitent dans le tête-à-tête des sujets aussi délicats, c’est la preuve qu’une grande confiance et une grande intimité règnent entre eux. Il est inutile de faire un récit bien détaillé de la conversation qui s’engagea entre M. Sedley et la jeune fille ; car, d’après le spécimen que nous venons d’en donner, elle n’avait rien de bien saillant pour l’esprit et l’éloquence, deux choses assez rares dans les sociétés intimes et même partout ailleurs, si ce n’est dans certains romans qui ont la prétention d’en mettre partout. Comme on faisait de la musique dans la chambre à côté, Joseph et Rebecca furent conduits tout naturellement à parler à voix basse ; et cependant le couple qui se trouvait dans la pièce voisine n’eût pas été dérangé par leur conversation, quelque
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haute qu’elle pût être, tant il était occupé de ses propres affaires.
 
C’était peut-être la première fois de sa vie que M. Sedley parlait sans la moindre hésitation, la moindre timidité, à une personne de l’autre sexe. Miss Rebecca lui adressa un grand nombre de questions sur l’Inde, ce qui lui donna l’occasion de raconter plusieurs anecdotes intéressantes sur ce pays et sur lui-même. Il dépeignit les bals du palais du gouverneur, les moyens de se tenir au frais sous ce climat brûlant, les nattes, les éventails et les autres ressources. C’étaient tantôt des sorties railleuses contre tous ces Écossais que lord Minto, le gouverneur général, avait pris sous sa protection, tantôt la description d’une chasse au tigre, et comment le cornac de son éléphant avait été arraché de son siége par un de ces animaux furieux. Rebecca prenait plaisir aux bals du gouverneur, riait des histoires des aides de camp écossais, en appelant M. Sedley mauvaise langue, puis elle tremblait de crainte à l’histoire de l’éléphant.
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Une romance exécutée dans l’autre pièce venait de finir, ce qui lui permit de s’entendre parler si distinctement qu’il s’arrêta, rougit et souffla dans son nez avec une grande agitation.
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« Avez-vous jamais rien entendu de pareil à l’éloquence de votre frère ? dit tout bas M. Osborne à Amélia. En vérité, votre amie fait des miracles.
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— Vous allez l’entendre, » dit Amélia.
 
Joseph Sedley se trouvait désormais assez apprivoisé ; aussi il s’empressa de porter les bougies au piano. Osborne donna à entendre qu’il aimerait autant rester dans l’obscurité mais miss Sedley, en riant, refusa de lui faire plus longue compagnie, et tous deux, en conséquence, suivirent M. Joseph. Rebecca chanta beaucoup mieux que son amie, tout en laissant M. Osborne libre de garder son opinion ; elle se surpassa elle-même, au grand étonnement d’Amélia, qui ne l’avait jamais entendue si bien exécuter. Elle chanta une romance française que Joseph ne comprit pas le moins du monde, que George déclara ne pas comprendre davantage, et de plus quelques-unes de
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ces ballades à la mode il y a quarante ans et dont les Loups de mer anglais, Notre Roi, la Pauvre Suzanne, Marie aux yeux bleus font en général le sujet. Elles ne sont pas très-brillantes, il est vrai, au point de vue musical, mais contiennent un appel à ces sentiments bons, naturels et simples, que le peuple comprend bien mieux que ce mélange de lagrime, sospiri e felicità de l’éternelle musique de Donizzetti dont nous jouissons aujourd’hui.
 
Une conversation du genre sentimental, en rapport avec le sujet, prenait place entre chaque romance. Sambo, après avoir servi le thé, le cordon bleu, et jusqu’à mistress Blenkinsop, la femme de charge, vinrent écouter sur le palier.
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Prenez pitié, Seigneur !…
 
Ces vers revenaient sur le sentiment précédemment e
Ces vers revenaient sur le sentiment précédemment exprimé par ces mots : Quand je serai partie. À la fin de cette romance, la voix de miss Sharp ne laissait plus échapper que des notes sourdes et mélancoliques. Chacun comprit l’allusion à son départ et au triste isolement de l’orpheline. Joseph Sedley, qui était fou de musique et avait le cœur sensible, ressentit le plus vif ravissement tant que dura la romance, et la plus profonde émotion lorsqu’elle fut finie. S’il avait eu du courage, si miss Sedley et George Osborne fussent restés, suivant la proposition de celui-ci, dans l’autre pièce, le célibat de Joseph Sedley touchait à sa fin, et il n’y aurait pas eu besoin d’écrire cette histoire. Mais, après avoir chanté, Rebecca quitta le piano et, donnant la main à Amélia, passa dans l’autre pièce, où régnait une demi-obscurité. Au même instant apparut maître Sambo, portant un plateau couvert de sandwichs, de fruits confits, de verres et de carafes de cristal, ce qui attira sans partage l’attention de Joseph Sedley. Quand les parents rentrèrent de leur dîner, ils trouvèrent les jeunes gens si occupés de leur conversation, qu’ils n’avaient pas même entendu l’arrivée de la voiture et M. Joseph était en train de dire :
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xprimé par ces mots : Quand je serai partie. À la fin de cette romance, la voix de miss Sharp ne laissait plus échapper que des notes sourdes et mélancoliques. Chacun comprit l’allusion à son départ et au triste isolement de l’orpheline. Joseph Sedley, qui était fou de musique et avait le cœur sensible, ressentit le plus vif ravissement tant que dura la romance, et la plus profonde émotion lorsqu’elle fut finie. S’il avait eu du courage, si miss Sedley et George Osborne fussent restés, suivant la proposition de celui-ci, dans l’autre pièce, le célibat de Joseph Sedley touchait à sa fin, et il n’y aurait pas eu besoin d’écrire cette histoire. Mais, après avoir chanté, Rebecca quitta le piano et, donnant la main à Amélia, passa dans l’autre pièce, où régnait une demi-obscurité. Au même instant apparut maître Sambo, portant un plateau couvert de sandwichs, de fruits confits, de verres et de carafes de cristal, ce qui attira sans partage l’attention de Joseph Sedley. Quand les parents rentrèrent de leur dîner, ils trouvèrent les jeunes gens si occupés de leur conversation, qu’ils n’avaient pas même entendu l’arrivée de la voiture et M. Joseph était en train de dire :
 
« Ma chère miss Sharp, une petite cuillerée de gelée, pour vous remettre après votre admirable, votre délicieuse exécution.
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Le sommeil le surprit au milieu de ses méditations.
 
Nous ne chercherons pas à découvrir si miss Sharp, de son côté,
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passa toute sa nuit à se demander ce qui allait advenir de tout ceci. Le lendemain matin, M. Joseph se présenta avant le déjeuner, aussi inévitable que la destinée. Jamais il n’avait fait autant d’honneur à Russell-Square. George Osborne s’y trouvait aussi depuis quelque temps, occupé, disait-il, à aider Amélia, qui écrivait à ses douze meilleures amies de Chiswick-Mall, et Rebecca continuait son travail de la veille, tandis que le ''buggy'' de Joe s’éloignait après que la porte eut retenti sous un bruyant coup de marteau.
 
Le receveur de Boggley-Wollah monta tout haletant les escaliers qui conduisaient au salon. Des regards d’intelligence furent échangés entre Osborne et miss Sedley qui, avec un sourire malicieux, regardèrent Rebecca toute rougissante, et dont les longues boucles cachaient à moitié la figure. Son cœur battait bien fort lorsque Joseph se montra sur la porte, Joseph tout essoufflé avec des bottes brillantes et dans tout leur premier vernis, Joseph dans un habit qu’il mettait pour la première fois, tout rouge de chaleur et de bonne santé derrière l’épais rempart de ses cravates. C’était un moment critique pour tout le monde, et Amélia était encore dans de plus grandes transes que les parties intéressées elles-mêmes.
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« Oh ! les belles, les admirables fleurs ! » s’écria miss Sharp ; puis elle osait à peine les sentir, les pressait sur son sein, les contemplait dans l’extase de l’admiration. Peut-être regardait-elle le bouquet de si près pour s’assurer s’il n’y avait pas quelque billet doux caché entre les fleurs.
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Mais il n’y avait point de lettre.
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— Non, pas maintenant, monsieur Sedley, dit Rebecca avec un soupir ; je ne suis guère en humeur de chanter, et, de plus, il faut que je termine cette bourse. Voulez-vous m’aider, monsieur Sedley ? »
 
Et, avant d’avoir eu le temps d’y réfléchir, M. Joseph Sedley, de la compagnie de Indes-Orientales, se trouvait en tête-à-tête avec une jeune femme à laquelle il adressait ses regards les plus brûlants, les bras tendus vers elle, dans l’attitude la plus
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suppliante, les mains engagées dans l’écheveau de soie verte qu’elle était occupée à dévider.
 
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L’ami Dobbin.
 
La bataille entre Cuff et Dobbin, et l’issue inattendue de cette lutte resteront longtemps dans la mémoire de tous ceux qui ont été élevés dans la célèbre institution du docteur Swishtail. Dobbin, connu sous les noms de Dobbin le Cancre, Dobbin la Chiffe, et autres termes de mépris à l’usage des écoliers, passait pour être le plus engourdi, le plus épais, le plus lourd de tous les pensionnaires du docteur Swishtail. Il avait pour père un épicier de la Cité, et le bruit courait qu’il était reçu dans la maison du docteur Swishtail d’après un système de libre échange, c’est-à-dire que le montant de sa pension était payé par son père en nature, et non en argent. Avec son pantalon et sa jaquette de velours à côtes, dont ses membres gros et gras faisaient craquer les coutures, il passait à l’intérieur de l’école pour représenter de son chef tant de livres de thé, de sucre, de chandelle, de savon, de raisins secs, dont la plus grande consommation n’était pas pour les poudings de l’établissement. Ce fut un jour néfaste pour le petit Dobbin que celui où l’un des plus jeunes de l’école, ayant parcouru la ville pour aller faire la
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chasse aux saucissons et aux nougats, reconnut à la porte de l’instituteur le haquet de la maison Dobbin et Rudge, épiciers et marchands d’huile, Thames Street, à Londres, pendant que l’on déchargeait un convoi de marchandises dont cette maison faisait commerce.
 
À partir de ce moment, il n’y eut plus de repos pour le jeune Dobbin. Les plaisanteries tombèrent sur lui sans pitié.
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William Dobbin se retira dans un coin de la cour, où il passa le reste de la récréation en proie à la plus vive tristesse, au chagrin le plus cuisant. Qui parmi nous ne se rappelle ces heures pénibles et amères, ces douleurs de notre enfance ? Qui mieux qu’un enfant ressent l’injustice ? Qui tremble plus devant la raillerie ? Qui a un sentiment aussi pénétrant du mal qu’on lui fait, une gratitude aussi expansive pour un acte de bonté ? Et vous ne craignez pas de flétrir, de torturer ces jeunes âmes ! et pourquoi, mon Dieu ? pour une malheureuse erreur d’arithmétique, pour l’amour de ce damné latin.
 
William, par suite de son incapacité à apprendre les éléments de ladite langue tels qu’ils sont présentés dans le merveilleux ouvrage intitulé Grammaire latine d’Eton, se vit relégué parmi les commençants du docteur Swishtail. Il était toujours surpassé par de petits enfants à la face joufflue et rose, portant des brassières et des tabliers, au milieu desquels il s’élevait comme un géant. Son regard errant et stupéfait, son abécédaire écorné et son pantalon à côtes qui lui serrait la jambe, le désignaient aux sarcasmes des autres écoliers ; petits
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et grands, tous étaient après lui. Ils s’amusaient à coudre ses culottes pour les faire encore plus étroites qu’elles n’étaient. Ils coupaient les sangles de son lit. Ils renversaient les tables et les bancs de manière à lui faire rompre les jambes, ce qui ne manquait jamais. Ils lui envoyaient des paquets renfermant du savon et des chandelles de chez son père. Le moindre petit drôle avait une farce et une plaisanterie à l’adresse de Dobbin. Il supportait tout avec une résignation muette et digne de pitié.
 
Cuff, au contraire, était le meneur de la maison Swishtail et y donnait le ton. Il y introduisait du vin en fraude, rossait les externes et faisait venir son cheval à la porte de la pension pour s’en retourner chez lui le samedi. Il avait apporté dans sa chambre ses bottes à hautes tiges, avec lesquelles il allait à la chasse les jours de congé. Il avait une montre d’or à répétition et il prenait du tabac comme le docteur. C’était un des habitués de l’Opéra, et il connaissait le fort et le faible de chaque acteur : il préférait Kean à Kemble. Il pouvait vous mettre sur leurs pieds quarante vers latins à l’heure, et n’était pas étranger à la poésie française. Que ne savait-il pas ? Que ne pouvait-il faire ? Le docteur lui-même, disait-on, tremblait devant sa supériorité.
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« Je ne puis, dit Dobbin, il faut que je finisse ma lettre.
 
— Vous ne pouvez pas, dit maître Cuff, faisant mine de vouloir s’emparer de la pièce d’écriture, dont beaucoup de mots étaient grattés, beaucoup d’autres mal écrits, et qui avait cependant coûté à Dobbin je ne sais combien de réflexions, de travail et de larmes ; car le pauvre garçon écrivait à sa mère, qui
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était folle de lui, bien qu’elle fût la femme d’un épicier et qu’elle habitât une arrière-boutique de Thames Street. « Vous ne pouvez pas, dit M. Cuff ; je voudrais bien savoir pourquoi, je vous prie ? vous n’avez qu’à écrire demain à la maman Figs.
 
— Ne pouvez-vous l’appeler par son nom ? dit Dobbin sortant de son banc dans la plus grande agitation.
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Quelque temps après cet événement, il arriva que M. Cuff se trouva, par une chaude après-dînée, non loin de William Dobbin, qui, étendu sous un arbre de la cour, s’absorbait sur son exemplaire favori des Mille et une Nuits. À l’écart des autres pensionnaires qui se livraient à divers jeux, il se trouvait presque heureux dans son isolement. Si on laissait les enfants abandonnés à eux-mêmes, si les maîtres cessaient de les tracasser, si les parents ne prétendaient pas diriger leurs pensées et dominer leurs goûts, ces goûts ou pensées qui sont un mystère pour tout le monde ; car, vous et moi, que savons-nous l’un de l’autre de nos enfants, de nos pères, de nos voisins ? — et à coup sûr les pensées de ces pauvres enfants sont bien plus pures, bien plus sacrées que celles de ces êtres abrutis et corrompus auxquels est remis le soin de les diriger, — je le répète, si les parents et les maîtres laissaient un peu plus leurs enfants à eux-mêmes, le nombre des mauvais sujets ne s’accroîtrait pas autant, et ils en seraient quittes, pour le présent, à faire de moins grandes provisions de science.
 
William Dobbin, au moment où nous le prenons, avait oublié l’univers pour un autre monde où il avait accompagné Simbad le marin dans la vallée de diamants, ou le prince Whatdyecallem
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et la fée Péribano, dans cette délicieuse caverne où le prince la rencontra et où nous n’étions pas fâchés d’aller faire nous-mêmes un petit tour. Des cris perçants comme ceux d’un enfant qui pleure le tirèrent de son agréable rêverie, et levant les yeux il aperçut devant lui Cuff qui travaillait les côtes d’un de ses jeunes camarades.
 
C’était justement le petit drôle qui avait dénoncé le commerce de l’épicier. Mais Dobbin, s’il avait du ressentiment, ne le gardait pas contre les plus petits et les plus jeunes.
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« Voilà pour vous, petit mauvais sujet ! » criait M. Cuff. Et l’instrument de supplice retombait, sur la main de l’enfant.
 
Que cela ne vous révolte pas, mesdames, c’est le sort de tout
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enfant qui a été en pension. Vos enfants feront de même et subiront un pareil traitement, selon toute probabilité.
 
Quand la férule s’abaissa de nouveau, Dobbin se trouva debout.
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— Soit, si vous le désirez, » dit le petit Osborne ; et comme son père avait voiture, c’était tout au plus s’il ne rougissait pas d’un pareil champion.
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Bien mieux, quand l’heure du combat fut venue, il avait presque honte de lui dire : « Allons, Figs, à l’œuvre. » Pendant les deux ou trois premières passes de ce fameux combat, pas une voix dans la galerie ne fit entendre un cri d’encouragement. Le brillant Cuff s’était avancé, un sourire de dédain sur les lèvres, aussi allègre, aussi gai que s’il fût allé au bal ; il adressa si bien ses coups à son adversaire, qu’il l’envoya par trois fois mesurer le sol. À chacune de ces chutes, c’étaient des acclamations, c’était au plus pressé à fléchir le genou devant le triomphateur.
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« Bien touché, par Jupin, dit le petit Osborne avec un air de connaisseur, en battant des mains derrière son champion. Ferme du bras gauche, Figs, mon garçon. »
 
Pendant tout le reste du combat, le bras gauche de Figs fit un terrible ravage. Chaque fois Cuff allait rouler par terre. Au sixième tour, les voix se partageaient à peu près pour crier : « Courage, Figs ! courage, Cuff ! » Au douzième tour, ce dernier était hors de combat, et, à ce qu’on m’a dit, avait perdu toute présence d’esprit, toute vigueur pour l’attaque ou la défense. Figs, au contraire, était aussi impassible qu’un quaker. Sa figure pâle, ses yeux animés, une large balafre sous la lèvre qui laissait échapper beaucoup de sang, donnaient à ce jeune héros un air belliqueux et farouche qui peut-être frappait de terreur plus d’un spectateur. Son intrépide adversaire ne s’en disposait
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pas moins à en venir aux mains pour la treizième fois.
 
Si j’avais la plume de Napier ou de Bell, je voudrais m’arrêter à décrire au long ce combat. C’était la dernière charge de la vieille garde, ou plutôt elle devait ainsi s’exécuter un jour, car Waterloo n’avait pas encore eu lieu. C’était la colonne de Ney abordant la colonne de la Haie-Sainte, avec l’éclat de dix mille baïonnettes et couronnée de vingt aigles. C’étaient les acclamations de l’Anglais, lorsque descendant de la colline il s’élançait pour étreindre l’ennemi dans une ceinture d’acier. En d’autres termes, Cuff faisait un suprême effort, mais il revenait tout chancelant, tout étourdi. La main gauche du marchand de figues alla s’abattre comme d’habitude sur le nez de son adversaire et l’étendit pour la dernière fois sur le carreau.
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« Chère maman,
 
« J’espère que vous allez bien ; je vous serai fort obligé de m’envoyer un gâteau et cinq schellings. Il y a eu ici bataille entre
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Cuff et Dobbin. Cuff, vous le savez, était le roi de la pension. Il y a eu treize passes et Dobbin l’a peloté ; aussi Cuff n’est plus maintenant que le roi en second. Cuff me battait parce que j’avais cassé une bouteille de lait, et Figs n’a pas voulu le laisser faire. Nous l’appelons Figs parce que son père est épicier, Figs et Rudge, Thames Street, dans la Cité. Je pense que, comme il s’est battu pour moi, vous ferez bien d’acheter désormais votre thé et votre sucre chez son père. Cuff va ordinairement chez lui tous les samedis, mais il ne le pourra pas cette fois-ci, parce qu’il a les deux yeux au beurre noir. Il a un poney blanc qui va le chercher à la pension ; je serais bien aise si papa me permettait d’avoir un poney, et je suis,
 
« Votre fils obéissant,
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On regarda à l’avenir comme inconvenant de railler Dobbin sur ce hasard de naissance. Mon vieux Figs devint un nom d’amitié et de tendresse, et les maîtres d’étude eux-mêmes lui témoignèrent de la considération.
 
Ce changement de position développa singulièrement l’esprit de Dobbin. Il fit des progrès merveilleux dans ses études classiques. L’illustre Cuff lui même, dont les condescendances faisaient rougir et surprenaient Dobbin, Cuff l’aidait pour les vers latins, le voiturait les jours de sortie, l’emmenait triomphalement de la classe des commençants pour le conduire dans celle du moyen collége, et là même il était fort bien traité. On reconnut que, bien qu’il fût un peu lourd dans les études littéraires, il mordait d’une manière assez distinguée aux mathématiques.
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À la satisfaction générale, il fut classé le troisième en algèbre, et obtint pour prix un livre français à l’examen public du milieu de l’été. J’aurais voulu que vous vissiez la figure de la mère quand le docteur remit à son fils Télémaque, en présence de tous ses camarades, de tous les parents, de toute l’assistance, avec l’inscription latine : Guielmo Dobbino. Tous les enfants battirent des mains en signe d’approbation et de sympathie. Il rougit, trébucha, chancela, s’embarrassa les pieds l’un dans l’autre plus de vingt fois avant de regagner sa place. Le vieux Dobbin, son père, qui dès lors et pour la première fois l’eut en estime, lui donna publiquement deux guinées, et après les vacances il revint à la pension avec un habit à queue.
 
Dobbin était un garçon trop modeste pour supposer qu’il devait cet heureux changement à la générosité et à l’énergie de sa conduite. Il aima mieux, par un défaut de jugement, attribuer sa bonne fortune à la seule intervention et à la seule bienveillance du petit George Osborne, auquel il voua, en conséquence, une de ces amitiés et de ces affections telles que les enfants sont seuls capables d’en ressentir ; une de ces affections telles que, dans les charmants contes de fées, nous voyons le valeureux Orson en éprouver pour la jeune et belle Valentine, sa maîtresse bien-aimée. C’est ainsi que Dobbin se mettait aux pieds du petit Osborne et le chérissait de toute son âme. Avant de faire ainsi connaissance, il admirait en secret Osborne, et maintenant il était son valet, son petit chien, son Vendredi. Il croyait qu’Osborne réussissait toutes les perfections, qu’il était le plus beau, le plus brave, le plus actif, le plus adroit, le plus généreux de tous les garçons nés et à naître. Il partageait son argent avec lui. C’étaient, à n’en plus finir des cadeaux de couteaux, de porte-crayons, de cachets en or, de café, de petites fauvettes, de livres d’histoire et de grandes images de chevaliers et de voleurs sur lesquelles on pouvait lire les inscriptions suivantes : « À George Sedley Osborne, esquire, son ami dévoué, William Dobbin ; » et George recevait ses dédicaces avec toute la dignité qui convenait à son mérite supérieur.
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Aussi, quand le lieutenant Osborne vint à Russell-Square le jour de la partie du Vauxhall, il dit à mistress Sedley :
 
« Madame, j’espère que vous m’accorderez une place pour Dobbin,
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que j’ai prié d’être des nôtres pour dîner ici et nous accompagner au Vauxhall. Il est presque aussi timide que Joe.
 
— De la timidité ! qu’est-ce à dire ? dit notre gros et gras garçon, en jetant une œillade conquérante à miss Sharp.
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Elle l’aimait parce qu’il avait été l’ami et le champion de George.
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« Il n’y a pas de cavalier plus accompli au service, dit Osborne, ni de meilleur officier, quoiqu’il ne soit certainement pas un Adonis. »
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Tout en faisant ces réflexions avant de prendre la main d’Amélia, il laissa tomber son chapeau à terre.
 
Son histoire depuis sa sortie de l’école jusqu’au moment où nous
Son histoire depuis sa sortie de l’école jusqu’au moment où nous avons le plaisir de le retrouver, bien qu’elle n’ait pas été racontée tout au long, a été cependant indiquée d’une manière suffisante, pour un lecteur pénétrant, dans la conversation qui précède. Dobbin, l’épicier méprisé, était devenu l’alderman Dobbin ; l’alderman Dobbin, colonel dans les chevau-légers de la Cité, brûlant d’un feu guerrier pour résister à l’invasion française. Le corps du colonel Dobbin, où le vieux M. Osborne n’avait qu’un grade très-subalterne, avait été passé en revue par le souverain et le duc d’York. Le colonel et alderman avait été fait chevalier, son fils était entré à l’armée, et le jeune Osborne servait avec lui dans le même régiment. Ce régiment, après avoir été envoyé aux Indes occidentales et au Canada, venait enfin de rentrer dans sa patrie ; l’amitié de Dobbin pour George s’était conservée aussi ardente, aussi généreuse que lorsqu’ils étaient tous deux camarades de pension.
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avons le plaisir de le retrouver, bien qu’elle n’ait pas été racontée tout au long, a été cependant indiquée d’une manière suffisante, pour un lecteur pénétrant, dans la conversation qui précède. Dobbin, l’épicier méprisé, était devenu l’alderman Dobbin ; l’alderman Dobbin, colonel dans les chevau-légers de la Cité, brûlant d’un feu guerrier pour résister à l’invasion française. Le corps du colonel Dobbin, où le vieux M. Osborne n’avait qu’un grade très-subalterne, avait été passé en revue par le souverain et le duc d’York. Le colonel et alderman avait été fait chevalier, son fils était entré à l’armée, et le jeune Osborne servait avec lui dans le même régiment. Ce régiment, après avoir été envoyé aux Indes occidentales et au Canada, venait enfin de rentrer dans sa patrie ; l’amitié de Dobbin pour George s’était conservée aussi ardente, aussi généreuse que lorsqu’ils étaient tous deux camarades de pension.
 
Tous ces braves et honnêtes gens se mirent à table pour dîner. On parla de gloire et de Boney, de lord Wellington et des nouvelles du jour. À cette fameuse époque, la gazette avait chaque jour une victoire à enregistrer, et les deux jeunes gens auraient bien voulu voir leurs noms sur cette liste glorieuse, et maudissaient leur mauvaise étoile, qui retenait leur régiment loin des champs de la gloire. Cette conversation exaltait l’enthousiasme de miss Sharp ; mais miss Sedley tremblait et pâlissait rien qu’à l’entendre. M. Joseph raconta plusieurs histoires de chasse au tigre, et ne ménagea pas celle de miss Cutler et de Lance le chirurgien ; il offrit à Rebecca de tout ce qu’il y avait sur la table, sans toutefois oublier de bien boire et de bien manger.
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CHAPITRE VI.
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Le Vauxhall.
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Le ton sur lequel j’ai raconté cette histoire est jusqu’à présent fort paisible (nous arrivons enfin aux chapitres effrayants), et je dois prier l’aimable lecteur de se rappeler que nous ne l’avons encore entretenu que de la famille d’un agent de change à Russell-Square, où chacun se promène, déjeune, dîne, cause et fait l’amour absolument comme dans la vie ordinaire, et sans qu’aucun événement merveilleux ou passionné marque les progrès de cet amour. Notre sujet peut se résumer de la sorte : Osborne aime Amélia et a invité un de ses vieux amis pour le dîner et le Vauxhall. Joe Sedley aime Rebecca. L’épousera-t-il ? Voilà précisément ce qui reste à apprendre.
 
Nous aurions pu traiter ce sujet dans le genre aristocratique, romantique ou facétieux. Supposez que nous eussions placé la scène à Grosvenor-Square, aurions-nous eu moins d’auditeurs ? Supposez que nous eussions montré comment Joseph Sedley se sentit pris d’amour ; comment le marquis d’Osborne fit la cour à lady Amélia avec le plein consentement du duc son noble père. Ou bien, laissant là la fine aristocratie, supposez que nous fussions descendus aux plus bas étages et entrés dans le détail de ce qui se passe à la cuisine : comment le noir Sambo était amoureux de la cuisinière, et il l’était en effet, et comme il se battit avec le cocher pour ses beaux yeux ; comment le marmiton fut surpris volant une épaule de mouton froid et comment la nouvelle femme de chambre de miss Sedley refusa d’aller se coucher si on ne lui donnait pas de la bougie de cire. De tels incidents peuvent avoir de quoi provoquer la gaieté la plus vive et passer pour des scènes de la vie réelle. Ou encore, si nous nous étions senti en verve pour des peintures terribles, nous aurions donné pour amant à la femme de chambre un brigand qui, à la tête de sa bande, aurait brûlé la maison et, après avoir égorgé le père, aurait emporté Amélia en camisole de nuit ; il nous eût été facile de fabriquer une histoire
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d’un intérêt palpitant, dont le lecteur aurait traversé les chapitres fantastiques dans une course furieuse et haletante. Figurez-vous en tête de ce chapitre le titre suivant :
 
LA NUIT D’ATTAQUE.
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« Allongez le crucifix à ressort, » dit la Visière-Noire…
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Ou supposez que j’ai adopté le style aristocratique à l’eau de rose.
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— Und das war gar nicht theuor, postztausend ! » s’écria le prince hongrois, etc., etc.
 
Ainsi, vous voyez, mesdames, comment cette histoire aurait pu être écrite, si l’auteur avait voulu s’en passer la fantaisie. Car, pour dire la vérité, il connaît aussi bien Newgate que les palais de notre auguste aristocratie ; il a vu l’un et l’autre de ses propres yeux. Mais il ne comprend pas plus les usages et l’argotl’
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argot des filous que ce langage polyglotte<ref>Trait satirique contre le langage de l’aristocratie, qui est un mélange d’anglais, de français, d’allemand. (Note du traducteur.)</ref> qui, d’après les écrivains à la mode, se parle dans les salons du grand ton. Nous suivrons notre route, si vous voulez bien le permettre, au milieu de ces scènes et de ces personnages avec lesquels nous sommes en rapport plus familier. En un mot, ce chapitre sur le Vauxhall eût été tellement court sans cette petite digression, qu’il eût à peine mérité le nom de chapitre ; et cependant il ne manque pas d’importance. N’y a-t-il pas dans la vie de chacun de nous de petits chapitres qui semblent n’être rien en eux-mêmes, mais qui étendent cependant leur influence sur tout le reste de l’histoire ?
 
Retournons maintenant à la voiture qui emmène toute la société de Russell-Square et la conduit aux jardins du Vauxhall. Joe se trouve serré contre miss Sharp sur la banquette de devant, et Osborne est assis sur la banquette de derrière entre le capitaine Dobbin et Amélia.
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« Je laisserai à ce garçon la moitié de mon bien, disait-il à sa femme, et il aura en outre la jouissance du sien, mais je suis convaincu que si vous, sa sœur et moi, venions à mourir demain, il dirait : « le ciel en soit béni ! » et ne mangerait pas un morceau de moins qu’à son ordinaire. Je ne veux donc pas me faire de bile à cause de lui. Laissons-le épouser la femme qu’il voudra, nous n’avons rien à y voir. »
 
Amélia, d’un autre coté, comme il convenait à une jeune personne de son inexpérience et de son tempérament, était fort enthousiaste pour ce mariage. Une ou deux fois Joe avait été sur le point d’épancher dans son sein des secrets très-importants, et elle était toute disposée à prêter l’oreille à ses confidences ; mais le cœur manquait à ce gros garçon pour se soulager
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auprès de sa sœur, au grand désappointement de laquelle il se contentait de pousser un grand soupir et de se tourner d’un autre côté.
 
Ce mystère ne servait qu’à entretenir le trouble et l’incertitude dans le pauvre petit cœur d’Amélia. Si elle ne parlait pas avec Rebecca d’un sujet si délicat, elle prenait sa revanche dans de longues et intimes conversations avec mistress Blenkinsop, la gouvernante, qui en avait laissé transpirer quelque chose auprès de la femme de chambre, qui en passant en avait touché quelques mots à la cuisinière, laquelle, je n’en fais aucun doute, en avait porté la nouvelle à tous les fournisseurs ; en telle sorte que le mariage de Joe était le sujet de toutes les causeries à la ronde dans le monde de Russell-Square.
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« Laissons Joe épouser celle qu’il voudra, disait-il, ce n’est pas notre affaire. Cette fille n’a pas de fortune, mistress Sedley n’en avait pas davantage. Elle paraît réjouie et adroite, elle le mettra peut-être au pas. Mieux vaut encore celle-là qu’une mistress Sedley toute noire et une douzaine de petits enfants couleur acajou. »
 
Tout semblait sourire à la fortune de Rebecca ; elle avait pris le bras de Joseph, comme cela était tout simple, pour aller dîner. Elle s’était assise à côté de lui sur le siége de la voiture découverte. C’était un fier gaillard lorsqu’il se trouvait à cette place, plein d’une dignité majestueuse et conduisant son attelage pommelé. Personne ne disait mot au sujet du mariage, et cependant la pensée en était dans toutes les têtes. Il ne manquait plus maintenant que la demande, et c’est alors que Rebecca sentait bien vivement la privation d’une mère ; une tendre mère qui en dix minutes aurait conduit l’affaire à bonne fin,
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et, dans le cours d’une conversation délicate et confidentielle, aurait amené sur les lèvres timides du jeune homme le précieux aveu !
 
Voilà où en étaient les affaires lorsque la voiture traversa le pont de Westminster. La compagnie arriva sans autre encombre aux jardins royaux du Vauxhall. Lorsque le majestueux Joseph descendit du fringant équipage, la foule accueillit sa grosse personne avec un frémissement de gaieté. Il rougit et porta sur elle un regard fier et hautain en s’avançant avec Rebecca à son bras. George se chargea d’Amélia, qui était épanouie comme une rose aux rayons du soleil.
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Et, pendant qu’il prenait pour lui miss Sedley, et que Joseph se dirigeait vers les jardins avec Rebecca, l’honnête Dobbin se résignait à prendre les châles sous son bras et à payer à la porte pour tout le monde.
 
Il marchait modestement à leur suite, sans songer à faire à ses amis la moindre concurrence. Pour ce qui regardait Rebecca et Joseph, il ne s’en souciait guère. Quant à Amélia, il trouvait en somme qu’elle était bien ce qu’il fallait pour le brillant George Osborne, et en voyant cet aimable couple parcourir ces belles promenades, au grand étonnement et au grand plaisir de la jeune fille, il considérait cette joie naïve avec une sorte de plaisir paternel. Peut-être aurait-il désiré avoir quelque chose de plus que le châle à son bras. La foule souriait en voyant ce jeune officier, un peu gauche à porter tout cet attirail féminin ; mais aucun calcul d’égoïsme ne pouvait venir à l’esprit de Dobbin. Aurait-il songé à se plaindre tant que son ami paraissait satisfait ? Ce qui est certain, c’est que toutes les séductions de ce lieu de délices, ces milliers de lampes qui jetaient le plus vif éclat, ces joueurs de violon en chapeau à cornes, qui faisaient retentir les plus ravissantes mélodies sous la conque dorée qui s’élevait au milieu des jardins ; ces chanteurs de romances sentimentales ou comiques, qui charmaient les oreilles ; ces contredanses composées de cokneys et coknesses et exécutées au milieu du bruit, des cabrioles, des bousculades et des rires ; le signal qui annonçait que Mme Saqui allait faire son ascension dans le ciel sur une corde roide montant jusqu’aux étoiles ; l’ermite que l’on trouve toujours assis dans son ermitage
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si bien éclairé ; ces sombres allées si favorables à l’entrevue des jeunes amants ; les pots de porter présentés par des hommes en livrée vieille et râpée, et ces cabinets tout resplendissants où l’on sert aux joyeux convives des tranches de jambon presque invisibles : rien de tout cela ne provoquait la moindre curiosité de la part du capitaine William Dobbin.
 
Il promenait de tous côtés le châle de cachemire blanc d’Amélia, et s’était arrêté devant l’estrade des musiciens pendant que mistress Salmon exécutait la bataille de Borodine, cantate guerrière, composée contre l’aventurier corse, qui venait d’éprouver dernièrement des revers contre les Russes. M. Dobbin essaya de fredonner, en s’éloignant, l’air qu’Amélia Sedley avait chanté dans l’escalier en venant se mettre à table. Il se mit à rire de lui-même, car, en vérité, il chantait bien comme un hibou.
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Mais quand Rebecca et son vaillant cavalier se furent perdus dans une promenade solitaire où ils ne rencontrèrent guère plus d’une soixantaine de couples errant de la même façon, ils sentirent tous deux combien leur position devenait délicate et critique, et miss Sharp pensa que c’était maintenant ou jamais le moment de provoquer cette déclaration qui venait expirer sur les lèvres timides de M. Sedley.
 
Ils avaient d’abord été au panorama de Moscou, où un gros lourdaud avait écrasé le pied de miss Sharp ; elle en était presque tombée à la renverse, en poussant un cri de douleur, dans les bras de M. Sedley. Ce petit accident avait accru la tendresse et la confiance de notre héros à un tel point qu’il lui avait raconté
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plusieurs de ses histoires indiennes redites pour la sixième fois.
 
« J’aimerais à voir l’Inde, dit Rebecca.
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« Garçon, un rak-punch. »
 
Ce bol de rak-punch est la cause de toute cette histoire ; pourquoi pas un bol de rak-punch aussi bien que toute autre chose ? N’est-ce pas un bol d’acide prussique qui fut cause que la
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belle Rosemonde se retira du monde ? N’est-ce pas un bol de vin qui fut cause de la mort d’Alexandre le Grand ? Ainsi le dit le docteur Lemprière[4]. De même ce bol de punch eut une grande influence sur les destinées de tous les principaux personnages de notre roman. Cette influence s’étendit sur toute leur vie, bien que le plus grand nombre d’entre eux n’y ait même pas goûté.
 
Les jeunes dames n’en buvaient point, Osborne ne l’aimait pas. La première conséquence fut que Joe, ce gros gourmand, avala tout le contenu du bol ; la seconde conséquence fut qu’après avoir avalé tout le contenu du bol, il éprouva une exaltation qui étonna d’abord, et de plus faillit avoir des suites désagréables. Il parlait et riait si fort, qu’il amassa une haie de curieux autour du cabinet, à la grande confusion de ses innocentes compagnes ; puis il se mit à entonner une chanson, et le fit sur ce ton aigre et insipide particulier aux ivrognes de bonne compagnie. Sa voix attira tout l’auditoire qui se pressait naguère autour des musiciens ; on le couvrit d’applaudissements.
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Rebecca se détourna, mais ne put l’éviter. Les éclats de rire redoublèrent au dehors. Joe continua à boire, à faire l’amour et à chanter, en clignant de l’œil et en saluant avec grâce l’auditoire de son verre : et il engageait tous ceux qui voudraient à venir boire du punch avec lui.
 
Osborne se disposait à repousser un monsieur en bottes à revers qui voulait profiter de l’invitation, et une lutte semblait inévitable, quand, par le plus grand des bonheurs, un individu du
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nom de Dobbin, qui s’était jusque-là promené dans les jardins, s’arrêta devant le cabinet.
 
« Place ! badauds que vous êtes, » dit le nouvel arrivant.
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« C’est demain qu’il viendra faire sa demande, pensa Rebecca : il m’a appelée la bien-aimée de son cœur ; il m’a serré la main en présence d’Amélia. Bien sûr la demande sera pour demain. »
 
Amélia le croyait aussi : et j’ose avouer qu’elle pensait également à la robe qu’elle porterait comme demoiselle d’honneur,
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aux présents qu’elle ferait à sa bonne petite belle-sœur, à la cérémonie prochaine où elle jouerait un des principaux rôles, etc., etc.
 
Pauvres créatures ignorantes et crédules ! que vous connaissez peu l’effet d’un rak-punch ! Quel rapport y a-t-il entre le rack qui se trouve dans le punch de la nuit, et le rack qui se trouve dans la tête le lendemain matin ? À cette vérité, ajoutez, s’il vous plaît, qu’il n’y a pas au monde de mal de tête comparable à celui que vous donne un punch du Vauxhall. Dans l’espace de vingt années, je ne puis me souvenir que de l’effet de deux verres ! deux seulement, sur l’honneur d’un gentilhomme ! Et Joseph Sedley, atteint d’une maladie de foie, avait englouti au moins un litre de cette abominable liqueur.
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« M. Hosbin !
 
— Comment vous trouvez-vous, Sedley ? dit le jeune visiteur, n’avez-vous point d’os rompus ? il y a en bas un cocher qui
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a l’œil tout noir et la tête tout enveloppée. Il parle de vous citer en justice.
 
— Que voulez-vous dire avec la justice ? demanda Sedley d’une voix mourante.
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Et, saisissant la main de Dobbin, il répéta la scène de la veille, pour le plus grand supplice de celui qui y avait joué le principal rôle, et en dépit de tous les efforts du bon Dobbin pour éveiller en lui un peu de pitié.
 
« Pourquoi l’aurais-je épargné, répondit Osborne aux remontrances de son ami, quand il quitta l’invalide, le laissant entre les mains du docteur Glober. De quel droit se donne-t-il ces airs protecteurs et nous fait-il montrer au doigt au Vauxhall ? Quelle
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est cette petite institutrice qui le provoque de l’œil pour se faire aimer de lui ? Ma foi ! la famille n’est pas déjà si noble, sans la compter ! Une gouvernante, c’est fort bien, mais j’aime mieux autre chose pour belle-sœur. J’ai des idées libérales mais j’ai aussi une juste mesure d’amour-propre, et je sais ce que je dois à mon rang ; quant à elle, qu’elle ne sorte pas du sien. Je veillerai de près sur ce grand fanfaron de nabab, et je l’empêcherai de se faire encore plus fou qu’il n’est. Aussi lui ai-je dit de se tenir en garde contre toutes les manœuvres de la petite.
 
— Sans doute, dit Dobbin avec un air qui démentait ses paroles, personne ne peut savoir mieux que vous que vous avez toujours été parmi les tories, et que votre famille est l’une des plus vieilles de l’Angleterre ; mais…
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« George, c’est très-mal à vous de rire, » lui dit-elle avec un air de reproche.
 
Mais George n’en continua que de plus belle en présence de sa mine contrite et désappointée, et persista à croire que sa plaisanterie était des plus divertissantes. Lorsque miss Sharp descendit, il la railla beaucoup au sujet de l’effet que ses charmes
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avaient produit sur le gros employé de la compagnie des Indes.
 
« Ah ! miss Sharp, si vous aviez pu le voir ce matin, dit-il, vagissant dans sa robe de chambre à ramages et se tordant sur son sofa, si vous l’aviez vu tirant la langue à son apothicaire Glauber…
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— Pensez-vous que Joseph…
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— Sur ma parole, ma chère ; je n’en sais rien ; il peut le faire comme ne pas le faire, je ne suis pas son maître. Mais je sais seulement que c’est un garçon très-léger, très-vain, et qu’il a mis dans une très-désagréable et très-fausse position ma chère petite louloute. »
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« JOE SEDLEY. »
 
C’était l’arrêt de mort, tout était perdu. Amélia n’osait regarder
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la pâle figure et les yeux enflammés de Rebecca. Elle laissa tomber la lettre sur les genoux de son amie ; puis, sortant de la pièce, elle alla se réfugier dans sa chambre, où son petit cœur éclata en sanglots.
 
Blenkinsop l’intendante l’y suivit pour lui prodiguer ses consolations ; Amélia, en épanchant ses larmes dans son sein, reprit un peu de courage.
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« Voilà le présent que George vous fait, ma chère Rebecca, dit Amélia toute fière. Qu’il a bon goût ! il n’y en a pas un comme lui.
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— Il n’y en a pas un, répondit Rebecca. Je lui suis bien reconnaissante ! »
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Crawley de Crawley-la-Reine.
 
Parmi les noms en C les plus respectés inscrits sur l’Annuaire de la cour, l’an de grâce 18…, était celui de Crawley (sir Pitt), baronnet, Great-Gaunt-Street et Crawley-la-Reine dans le Hants. Ce
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nom honorable figurait aussi, depuis plusieurs années, accolé à ceux de tous ces dignes candidats qui vont à tour de rôle quêter le suffrage des électeurs.
 
À propos du bourg de Crawley-la-Reine, on raconte que la reine Élisabeth, dans une de ses tournées, s’arrêta à Crawley, pour y déjeuner. L’excellente bière de l’Hampshire, que lui présenta le Crawley d’alors, beau gaillard à longue barbe et au jarret d’acier, la mit en si belle humeur qu’elle octroya au bourg de Crawley le droit d’envoyer à l’avenir deux membres au parlement. En souvenir de l’illustre visiteuse, ce pays reçut le nom de Crawley-la-Reine, et il l’a conservé jusqu’à ce jour. Par un effet des changements causés par le temps, des vicissitudes produites par les siècles dans les empires, les cités et les bourgs, Crawley-la-Reine n’avait pas cessé d’être aussi populeux qu’à l’époque de la reine Beth, et finissait par tomber dans la catégorie dite des bourgs-pourris. Toutefois, sir Pitt Crawley, avec son gros bon sens et sa rhétorique ordinaire, avait bien soin de répéter :
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Sir Pitt Crawley, ainsi appelé du nom de son illustre homonyme à la chambre des communes, était fils de Walpole Crawley, premier baronnet, dispensateur des sceaux et parchemins sous le règne de Georges II. À l’exemple de tant d’honnêtes confrères de cette époque, il encourut l’accusation de péculat. Walpole Crawley, chose presque superflue à dire, était fils de John Churchill Crawley, du nom de l’un des plus fameux capitaines du règne de la reine Anne. L’arbre généalogique pendu dans la grande salle de Crawley-la-Reine mentionne en outre Charles Stuart, fils de Crawley surnommé le Décharné, le Crawley contemporain de Jacques Ier, et enfin le Crawley de la reine Élisabeth, représenté à la tête du tableau en barbe et en cuirasse. De son gilet part, suivant l’usage, le tronc nobiliaire où s’étalent les noms illustres ci-dessus énumérés. Tout à côté du nom de sir Pitt Crawley, le baronnet dont il est question dans ce chapitre, s’alignent les noms de son frère, le révérend Bute Crawley, recteur de Crawley-Snailby, et de différents autres descendants, tant mâles que femelles, de la famille des Crawley.
 
Sir Pitt avait d’abord épousé Griselle, sixième fille de Mungo Binkie,
Sir Pitt avait d’abord épousé Griselle, sixième fille de Mungo Binkie, lord Binkie, et cousine en conséquence de M. Dundas. Elle l’avait rendu père de deux fils : Pitt, ainsi nommé non pas tant en l’honneur de son père qu’en celui de notre bien-aimé et fameux ministre, et Rawdon Crawley, appelé comme le favori du prince de Galles, si vite oublié par S. M. Georges IV. Quelques années après le trépas de milady, sir Pitt conduisit à l’autel Rosa, fille de M. G. Grafton de Mudbury. Cette nouvelle épouse lui donna deux filles, qui, pour leur plus grand avantage, allaient avoir miss Rebecca Sharp pour gouvernante. Notre jeune institutrice se trouvait donc au milieu d’une famille rehaussée, comme on l’a pu voir, par d’assez nobles alliances. Bientôt sa diplomatie allait avoir à s’évertuer sur un théâtre plus digne d’elle que le centre modeste de Russell-Square.
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lord Binkie, et cousine en conséquence de M. Dundas. Elle l’avait rendu père de deux fils : Pitt, ainsi nommé non pas tant en l’honneur de son père qu’en celui de notre bien-aimé et fameux ministre, et Rawdon Crawley, appelé comme le favori du prince de Galles, si vite oublié par S. M. Georges IV. Quelques années après le trépas de milady, sir Pitt conduisit à l’autel Rosa, fille de M. G. Grafton de Mudbury. Cette nouvelle épouse lui donna deux filles, qui, pour leur plus grand avantage, allaient avoir miss Rebecca Sharp pour gouvernante. Notre jeune institutrice se trouvait donc au milieu d’une famille rehaussée, comme on l’a pu voir, par d’assez nobles alliances. Bientôt sa diplomatie allait avoir à s’évertuer sur un théâtre plus digne d’elle que le centre modeste de Russell-Square.
 
La lettre d’avis qui l’appelait auprès de ses élèves lui vint sous une enveloppe qui n’était plus d’une entière fraîcheur. Elle était ainsi conçue :
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« Je voudrais bien savoir s’il porte un crachat, pensa-t-elle. Peut-être le droit de porter des crachats appartient-il aux lords seuls. Toujours, il aura une mise recherchée, quelque costume de cour. Il porte sans doute des manchettes et doit avoir un œil de poudre dans les cheveux. Je le vois d’ici avec son air de hauteur ; je serai assurément traitée par lui avec le dernier mépris. Il faut encore prendre mon mal en patience, car au moins je serai mêlée à des gens de bonne société, et non plus à cette petite bourgeoisie si vulgaire dans son genre. »
 
Puis, pensant à Joseph et à ses amis de Russell-Square, elle empruntait
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la philosophie du renard de la fable devant une treille trop élevée.
 
Après avoir passé Shiverly-Square, la voiture s’arrêta dans Great-Gaunt-Street, devant une grande et sombre maison, encaissée entre deux autres d’aussi lugubre apparence. Chacune portait un écusson au-dessus de la principale croisée, comme on en voit presque toujours aux maisons de Great-Gaunt-Street, où la mort, sans doute attirée par la tristesse du lieu, semble avoir élu domicile à perpétuité. Les volets des fenêtres du premier étage étaient fermés ; ceux de la salle à manger, à moitié entr’ouverts, laissaient voir de vieux journaux enveloppant précieusement les cuivres des fenêtres.
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Le bonhomme chauve sortit les mains des poches de sa culotte ; puis, obéissant à l’injonction du cocher, il chargea la malle de miss Sharp sur son épaule et l’entra dans la maison.
 
« Prenez encore ce panier et ce châle, et ouvrez-moi la porte, dit miss Sharp en descendant de voiture toute courroucée. Quant
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à vous, j’écrirai à M. Sedley pour l’informer de votre conduite, dit-elle au cocher.
 
— Ne soyez pas méchante, ma petite dame, répondit le domestique ; vous n’avez rien oublié, n’est-ce pas ? Et les robes de mam’zelle Mélia, les avez-vous aussi ? Elles devaient revenir à la femme de chambre. J’espère qu’elles seront à votre taille. Fermez la porte, Jim. C’est pas d’elle qu’on peut attendre quéque chose, continua John en faisant avec son pouce un geste démonstratif du côté de miss Sharp. Une belle emplette pour vous, en vérité, une belle emplette ! »
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— Où est sir Pitt Crawley ? demanda miss Sharp avec un air de majesté.
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— Hi ! hi ! c’est moi qui est sir Pitt Crawley. Vous me devez un bon pourboire pour votre bagage. Hi ! hi ! demandez à mistress Tinker si je ne le suis pas. Mistress Tinker, je vous présente miss Sharp. Mademoiselle la gouvernante, voici ma femme de ménage, ho ! ho ! »
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Et ils attaquèrent à belles dents leur frugal repas.
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Après le souper, sir Pitt Crawley se mit à fumer sa pipe ; quand il fit tout à fait noir, il plaça un bout de chandelle sur un brûle-tout, et tirant d’une poche sans fond une liasse formidable de dossiers, il se mit à les lire et à les mettre en ordre.
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— Pour moi c’était une perle ; elle me sauvait un homme d’affaires. »
 
La conversation continua assez longtemps sur ce ton confidentiel, au grand amusement de la nouvelle arrivée. Bonnes ou mauvaises, les qualités de sir Pitt Crawley étaient mises par lui dans tout leur jour, sans qu’il cherchât le moins du monde à les déguiser. Il ne tarissait pas sur son compte, tantôt faisant usage du patois de l’Hampshire dans toute sa rudesse et sa vulgarité, et tantôt adoptant le langage de l’homme du monde. Enfin, on se souhaita le bonsoir, après recommandation
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à miss Sharp d’être prête le lendemain à cinq heures du matin.
 
« Vous coucherez cette nuit avec Tinker, lui dit-il ; c’est un grand lit où l’on peut tenir deux : lady Crawley y est morte. Bonne nuit ! »
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— Il y a dans cette chambre, reprit Rebecca, de quoi nous loger avec une demi-douzaine de revenants. Contez-moi donc tout ce que vous savez sur lady Crawley, sir Pitt Crawley et tous les autres, ma chère mistress Tinker. »
 
Mais la vieille Tinker n’était pas une personne à se laisser tirer les vers du nez par des questions en l’air. Elle intima à miss Sharp que le lit était fait pour dormir et non pour causer ; et bientôt, du coin où elle reposait, s’éleva un ronflement comme il n’en peut sortir que d’une conscience irréprochable. Rebecca resta éveillée longtemps, fort longtemps ; elle pensait au lendemain, au nouveau monde qui s’ouvrait devant elle, aux chances de succès qu’elle y trouverait. La chandelle, placée dans la cuvette, jetait une dernière lueur avant de s’éteindre ; la cheminée projeta une ombre épaisse sur la moitié d’un canevas pour marquer, ouvrage, sans doute, de la feue milady, précieusement encadré, et sur deux portraits de famille représentant deux jeunes garçons l’un en habit de collége,
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l’autre en veste rouge de soldat. Au moment de s’endormir, miss Sharp se demanda auquel elle devait rêver.
 
À quatre heures, par une matinée d’été assez brillante pour donner un aspect joyeux même aux sombres murailles de Great-Gaunt-Street, la fidèle Tinker éveilla sa compagne de lit et l’avertit de se préparer pour le départ ; puis tirant les verroux du vestibule, et ouvrant la grande porte dont les gonds firent par un long grincement tressaillir les échos endormis de la rue, elle se dirigea vers Oxford-Street, et prit un fiacre à la station de l’endroit. Il est inutile d’entrer dans des détails sur le numéro de la voiture ou de constater que le cocher était venu de grand matin dans le voisinage de Swallow-Street avec l’espoir de trouver quelque jeune viveur au pas chancelant, qui ayant besoin de l’assistance de son véhicule pour rentrer chez lui le payerait avec la générosité de l’ivresse.
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— Oui, sir Pitt, répliqua celui-ci la main au chapeau et la rage dans le cœur, car il avait promis cette place à un jeune étudiant de Cambridge, dont il aurait eu au moins une couronne de pourboire. Miss Sharp avait pris une place à l’intérieur de la voiture qui allait la transporter dans un monde nouveau. Comment le jeune étudiant de Cambridge étendit cinq vêtements sur ses genoux et se mit en frais, lorsque la petite miss Sharp obligée de quitter l’intérieur, vint prendre place à côté de lui ; comment il la couvrit d’un de ses paletots, et finit par reprendre toute sa belle humeur ;
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Comment le monsieur asthmatique et la vieille précieuse qui jurait à tout propos sur son honneur, qu’auparavant elle n’avait jamais voyagé en voiture publique (il y avait toujours quelqu’une de ces dames dans les voitures publiques du temps, hélas ! où elles existaient encore, car où sont-elles passées aujourd’hui ?) et la grosse veuve avec sa bouteille de brandy prirent successivement leur place sur les banquettes de l’intérieur ;
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Il n’est pas besoin de le dire ici.
 
Celui qui écrit ses lignes ayant, dans ses jeunes années, parcouru cette route enchanteresse par une radieuse et belle matinée, y ramène sa pensée avec un sentiment de regret et de plaisir. Où est-elle maintenant cette route avec le plaisant chapitre des accidents de voyage ? Il n’y a plus de Chelsea ou de Greenwich pour les vieux et honnêtes cochers à la trogne rougie ? Où sont-ils passés, je le demande, tous ces joyeux compagnons ? Le vieux Welder est-il vivant ou mort ? Et les garçons d’auberge avec leurs hôtels où l’on vous offrait le bœuf froid servi à la hâte ? Et ce palefrenier stupide avec son nez bleu et gelé, son seau à l’anse criarde, où a-t-il passé ? où sont ses descendants ? Pour tous ces grands génies en jupons qui écrivent des nouvelles à l’intention des enfants de notre bien-aimé lecteur, ces hommes et ces choses passeront à l’état de légende, comme l’histoire de Ninive, de Cœur-de-Lion ou de Jean-Paul Chopart. Pour eux, la diligence va usurper la place des châteaux enchantés ; un attelage de quatre chevaux bais ne prêtera pas moins au merveilleux que Bucéphale et l’Hippogriffe. Ah !
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comme leur poil était brillant quand les garçons d’écurie leur enlevaient la couverture ! comme ils s’élançaient avec ardeur sur la route ! comme leur queue était belle à voir frissonner, leurs flancs à voir fumer quand, au terme du relais, ils rentraient dans la cour d’auberge avec la dignité du devoir accompli ! Hélas ! nous n’entendrons plus les notes joyeuses et fausses du conducteur lorsque les portes s’ouvraient à minuit pour laisser passer sa voiture ? Mais où nous emporte en ce moment l’omnibus de Trafalgar ?
 
Puis… Mais, sans nous arrêter aux mille incidents de la route, nous irons tout droit à Crawley-la-Reine, pour savoir comment va s’y trouver miss Rebecca Sharp.
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« C’est avec une joie mêlée de tristesse que je prends la plume pour écrire à l’amie de mon cœur. Quel changement d’hier à aujourd’hui ! Maintenant je suis seule, sans amie ; hier j’étais comme dans ma famille, je goûtais la tendre intimité d’une sœur que je chérirai toujours, oh ! oui, toujours !
 
« Je ne vous dirai point mes larmes, mon affliction dans cette fatale nuit passée loin de vous. Vous êtes allée mardi soir où vous appelaient la joie et le bonheur ; vous aviez près de vous votre mère, le jeune soldat qui vous est fiancé. J’ai pensé à vous toute la nuit, je vous voyais danser chez Perkins, la plus belle, je suis sûre, entre toutes les jeunes filles du bal. Le cocher m’a conduite dans la vieille voiture à la maison de ville de
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sir Pitt Crawley. Après m’avoir traitée avec la dernière impertinence (hélas ! qu’avait-il à craindre en insultant la pauvreté, le malheur ?), il m’a laissée entre les mains de sir Pitt. Celui-ci m’a fait passer la nuit dans un vieux lit d’un aspect sinistre, à côté d’une vieille bonne non moins effrayante. C’est la gardienne de la maison. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.
 
« Sir Pitt ne répond pas à l’idée que, dans nos folles imaginations, nous nous faisions d’un baronnet en lisant à Chiswick nos romans de contrebande. Rien ne peut moins que lui ressembler à un Lovelace. Figurez-vous un vieux bonhomme trapu, court, commun et malpropre ; vieux habits, guêtres râpées ; il fume une ignoble pipe et fait lui-même cuire dans la poêle un horrible souper. Il a parlé une espèce de patois montagnard et a juré comme un Turc après la femme de charge, puis après le cocher qui nous a menés à l’auberge d’où part la voiture sur laquelle j’ai fait au grand air la plus grande partie de la route.
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« Mais, n’est-ce pas que je leur donnerai du fouet à Squashmore, quand je vais prendre les guides ? dit le jeune étudiant de Cambridge.
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« — Ne les manquez pas, monsieur Jacques, » répondit le conducteur.
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« Est-ce là votre église, sir Pitt ? demandai-je.
 
« — Oui, sac… à papier ! dit sir Pitt. (Seulement, ma chère amie,
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il se servit d’un mot beaucoup plus énergique.) Comment va la bête, Hodson ? La bête, c’est mon frère Bute, ma chère demoiselle, mon frère le ministre. Je l’appelle la bête, il ne manque plus que la belle. Ah ! ah ! »
 
« Hodson riait aussi ; mais soudain, avec un air de gravité et un mouvement de tête :
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« Tape ferme, Hodson, criait le baronnet, fais sentir le fouet à ces petits vauriens, et conduis au logis ces vagabonds. Je leur promets la prison, aussi sûr que je m’appelle sir Pitt. »
 
« En même temps nous entendions le fouet de M. Hodson résonner sur les épaules de ces pauvres enfants tout en larmes. Sir
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Pitt, voyant les malfaiteurs sous bonne garde, poursuivit sa course jusqu’au château.
 
« Tous les domestiques étaient à leur poste pour nous recevoir et…
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« Devant le castel de Crawley-la-Reine, affreuse grange bâtie à l’ancienne mode et en briques rouges avec de grandes cheminées et des toits comme on en voyait sous le règne de la reine Beth, s’étend une terrasse où l’on retrouve la colombe et le serpent traditionnels de la famille ; la salle d’honneur a une porte sur cette terrasse. Cette grande salle, ma chère, est, j’en suis sûre, aussi triste et aussi lugubre que celle du château des Mystères d’Udolphe. Il y a un immense foyer où l’on pourrait faire tenir la moitié de l’institution de miss Pinkerton, et un gril d’assez belle dimension pour faire rôtir un bœuf pour le moins. Toutes les générations de Crawley sont accrochées au mur, qui avec des barbes, qui avec de terribles perruques et les pieds en dehors, qui avec de longues cottes ou robes collantes sous lesquelles ils ont l’air aussi roides que des tours, qui avec de longues boucles sur le cou, et on n’en voit guère qui portent des corsets.
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« À l’une des extrémités de la salle se trouve un grand escalier en chêne noir aussi effrayant que possible ; de l’autre côté s’ouvrent de grandes portes surmontées de têtes de cerfs et conduisant au billard, à la bibliothèque, au grand salon jaune et aux petits appartements. J’estime à vingt le nombre des chambres à coucher au premier étage. Dans l’une d’elles on montre encore le lit où a dormi la reine Élisabeth.
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« Ma chambre à coucher, placée au second étage, donne d’un côté sur le cabinet d’études et de l’autre sur les chambres de mes jeunes élèves. Ensuite vient l’appartement de M. Pitt, l’aîné des fils, qu’on désigne sous le nom de M. Crawley ; puis celui de M. Rawdon Crawley, officier comme quelqu’un de notre connaissance ; il est en ce moment en campagne avec son régiment. Il y a de quoi loger tout le monde de Russell-Square dans cette maison et avoir encore de la place de reste.
 
« Une demi-heure après notre arrivée, la cloche sonna le dîner. Je descendis avec mes deux élèves. — Ce sont deux petites créatures de huit et de dix ans qui ne signifient pas encore grand’chose. J’avais votre belle robe de mousseline, que cette détestable mistress Pinner ne vous pardonne pas de m’avoir donnée. Pour l’ordinaire on me traite comme une personne de la famille. Les jours de réception seulement, nous dînons dans nos chambres avec mes élèves. — Je vous disais donc que la cloche du dîner avait tinté ; tout le monde se réunit dans le petit salon où se tient lady Crawley, la seconde lady Crawley, la mère de mes élèves. C’est la fille d’un quincaillier, et au moment de son mariage elle passait pour un très-bon parti. Elle a la prétention d’avoir été belle autrefois, et ses larmes sont intarissables sur sa beauté perdue ; elle est pâle, maigre avec des épaules élevées, et c’est à peine si elle desserre les dents. Son beau-fils, M. Crawley, était également dans la chambre ; sa mise était des plus correctes ; son air est solennel comme celui d’un entrepreneur des pompes funèbres. Figurez-vous un être chétif, laid, silencieux, des jambes comme des allumettes, absence complète d’estomac, des favoris couleur de foin foncé et des
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cheveux jaune pâle, enfin l’image vivante de sa mère encadrée au-dessus de la cheminée, la bienheureuse Griselda de la noble maison de Binkie.
 
« Voici la nouvelle gouvernante, monsieur Crawley, dit lady Crawley en allant à ma rencontre et en me prenant par la main ; c’est miss Sharp.
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« — Mouton aux navets, ajouta avec gravité le sommelier ; pour soupe, un potage de mouton à l’écossaise ; pour entremets, des pommes de terre au naturel et des choux-fleurs à l’eau.
 
« — Le mouton, c’est toujours le mouton, reprit le baronnet. Que
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la peste m’étrangle si je connais rien de meilleur ! Quel était ce mouton, Horrocks, et quand l’avez-vous tué ?
 
« — C’était un écossais noir, sir Pitt ; nous l’avons tué jeudi.
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« — Ne vous fâchez pas, milord, dit le baronnet. Nous goûterons du porc samedi. Vous lui ferez son affaire samedi matin, John Horrocks ; miss Sharp adore le porc ; n’est-ce pas, miss Sharp ? »
 
« Voilà en résumé les points les plus saillants de la conversation
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du dîner. Le repas terminé, on plaça une cafetière d’eau chaude devant sir Pitt, avec un flacon renfermant, je pense, du rhum. M. Horrocks servit à moi et à mes élèves trois petits verres à liqueur, et on versa un grand verre plein à milady.
 
« Au sortir de table, elle tira de sa boîte à ouvrage une immense et interminable pièce de tricot, et les jeunes filles se mirent à jouer à la bataille avec un jeu de cartes couvert de crasse. Il n’y avait qu’une chandelle allumée, mais dans un magnifique et vieux bougeoir d’argent. Après quelques courtes questions de milady, elle me laissa le choix pour me distraire entre un volume de sermons et une brochure sur les céréales, celle que M. Crawley lisait avant dîner.
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« Bonne nuit et mille millions de baisers !
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« Samedi. — Ce matin, à cinq heures, j’ai entendu les vagissements du petit cochon noir ; hier, Rose et Violette m’avaient présentée à lui et conduite dans les étables, au chenil, près du jardinier qui cueillait du fruit pour l’envoyer au marché. Elles lui demandèrent la permission de prendre un grappillon à la treille ; mais il répondit que sir Pitt en avait numéroté les grains, et qu’il lui en coûterait sa place s’il leur en donnait. Les petites espiègles attrapèrent un poulain dans le pré, et me demandèrent si je voulais aller dessus ; puis elles se mirent elles-mêmes à l’enfourcher ; le groom accourut en poussant d’épouvantables jurons et les mit en fuite.
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« REBECCA. »
 
Tout bien considéré, il vaut autant, suivant nous, pour notre chère Amélia Sedley de Russell-Square, que miss Sharp ne soit plus auprès d’elle ; car, au demeurant, c’est une drôle de créature que Rebecca. Ces descriptions sur cette dame qui pleure sa beauté perdue, et ce monsieur aux favoris couleur de foin fané et aux cheveux jaune pâle, sont fort piquantes et témoignent d’une connaissance trop hâtive du monde. Et puis chacun de nous conviendra qu’étant agenouillée elle avait mieux à faire qu’à penser aux rubans de miss Horrocks. Mais notre cher lecteur se rappellera que cette histoire annonce sur son titre, en gros caractères, la Foire aux Vanités, et la foire aux Vanités est une place où l’on rencontre toutes les vanités, toutes les dépravations, toutes les folies, où l’on se coudoie avec toutes sortes de grimaces, de faussetés et de prétentions. C’est que, voyez-
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vous, on est tenu de dire la vérité autant qu’on la sait, sous les grelots de la folie comme sous la toque du sage. Toutefois, avec un tel but, on peut rencontrer sur sa route des choses fort désagréables à répéter.
 
J’ai entendu un de mes collègues de la confrérie des Conteurs haranguant au bord de la mer un nombreux auditoire d’honnêtes fainéants s’emporter en belles colères contre les infâmes dont il déroulait et inventait les exécrables forfaits. L’auditoire suivait l’impulsion donnée, et bientôt, par un élan spontané, le conteur et la foule éclataient en injures et en imprécations contre le monstre imaginaire du récit. Le chapeau mis alors en circulation recevait quelque menue monnaie au milieu d’un déchaînement unanime de malédictions.
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Je vous avertis donc, mes bons amis, que je vais vous conter une histoire où vous rencontrerez les intrigues les plus atroces et les plus ténébreuses, et, j’en ai aussi la confiance, tout ce qu’il y a de plus attachant en fait de crime. Mes coquins ne sont pas des coquins à l’eau de rose, je vous le promets. Quand nous irons dans le grand monde, nous prendrons un langage fleuri, n’est-ce pas ? Mais avec le calme plat, il faut bien rester en place. Une tempête dans une cuvette serait une absurdité ; nous réserverons cette sorte de spectacle pour le sublime océan, dans la solitude de la nuit. Le chapitre suivant sera des plus douillets. Les autres… Mais il ne faut point anticiper.
 
À mesure que j’introduirai de nouveaux personnages, ce sont des hommes et vos frères, je vous demanderai la permission de vous les présenter, et même à l’occasion de leur faire quitter les planches pour aller causer avec vous. S’ils sont bons et honnêtes,
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vous leur accorderez votre estime et une poignée de main ; s’ils sont niais et bêtes, le lecteur pourra en rire plus à son aise et tout bas dans sa barbe ; s’ils sont dépravés et sans cœur, oh ! alors nous les attaquerons avec toute l’énergie que permet la politesse.
 
Autrement vous pourriez m’attribuer à moi les moqueries dédaigneuses de miss Sharp en présence de ces pratiques de dévotion qu’elle trouve si ridicules, son rire insolent à la vue du baronnet ivre comme le vieux Silène. Loin de là, au contraire, ce rire part d’une personne qui n’a de respect que pour l’opulence, d’admiration que pour le succès. On en voit beaucoup de cette espèce vivre et réussir dans le monde, gens auxquels il manque la foi, l’espérance et la charité. Attaquons-les, mes chers amis, sans relâche ni merci. Il y en a d’autres encore qui ont pour eux le succès, mais chez eux tout est sottise et platitude ; c’est pour les combattre et les marquer qu’on nous a donné le ridicule.
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Sir Pitt Crawley était un philosophe aux goûts peu relevés. Son premier mariage avec la fille du noble Binkie avait été uniquement l’ouvrage de ses parents, et il avait souvent répété à lady Crawley, pendant leur hyménée, qu’elle était une carogne d’humeur si hargneuse et si fière, qu’à sa mort il ne se laisserait plus prendre à s’embarrasser d’une autre femme de sa caste. Au décès de milady il tint parole et prit pour seconde femme miss Rose Dawson, fille de John-Thomas Dawson, quincaillier de Mudbury. Voilà une Rose bien heureuse de devenir ainsi milady Crawley !
 
Mais faisons un peu l’inventaire de son bonheur. D’abord, elle dut rompre avec Peter Butt, brave jeune homme qui lui avait fait une cour assidue, et qui dès lors se livra au braconnage, à la contrebande et autres mauvais métiers. Ensuite, elle se
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brouilla, comme de juste, avec tous les amis, toutes les compagnes de sa jeunesse, qui, naturellement, ne pouvaient tous être reçus par milady à Crawley-la-Reine.
 
Parmi les personnes de son rang et à château comme elle, aucune ne voulait la voir. Pouvait-il en être autrement ? Sir Huddleston avait trois filles qui toutes avaient espéré devenir lady Crawley. La famille de sir Giles Wapshot enrageait de voir que la préférence dans ce mariage n’avait pas été pour l’une des demoiselles Wapshot, et les autres baronnets du comté s’indignaient d’une telle mésalliance chez un des leurs ; mais, sans plus nous inquiéter de ces divers membres du parlement, nous les laisserons grogner sous l’anonyme.
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Comme lady Crawley n’avait reçu de la nature d’autres agréments que des joues pétries de rose et une peau de satin ; comme elle n’avait, du reste, ni caractère, ni talents, ni volonté, ni occupations, ni amusements, ni cette âme fougueuse et ces passions ardentes qui sont souvent le partage des femmes privées de sens, elle n’exerçait qu’un bien faible pouvoir sur les affections de sir Pitt. Les roses de ses joues s’étaient fanées, sa figure avait perdu sa première fraîcheur par la naissance successive de deux enfants. Elle restait comme un ustensile dans la maison de son mari, à peu près aussi utile que la grande épinette de la dernière lady Crawley. Blonde, elle portait, comme toutes les blondes, des vêtements de couleur claire, et semblait arrêter ses préférences à un vert de mer sale et à un bleu de ciel fané. Elle s’adonnait, jour et nuit, au tricot et à d’autres ouvrages du même genre. Au bout de quelques années, tous les lits de Crawley-la-Reine étaient parés de courtes-pointes de sa façon.
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Elle avait un petit parterre auquel elle semblait prendre quelque intérêt ; mais hors de là elle n’avait ni aversions ni préférences. Quand son mari n’était que brutal, elle restait dans son apathie ; quand il la battait, elle criait. N’ayant pas assez d’énergie pour se tourner vers la boisson, elle se lamentait toute la journée, en souliers éculés et en papillottes.
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On n’avait engagé une institutrice que sur les remontrances de M. Pitt Crawley, le seul ami, le seul protecteur qu’eût jamais trouvé lady Crawley ; aussi, après ses filles, c’était la seule personne pour qui elle éprouvât un peu d’attachement. M. Pitt avait du sang des nobles Binkie, dont il descendait, et était l’homme de la politesse et de la convenance. Arrivé à l’âge viril, à sa sortie du collége de Christ-Church, il entreprit de réformer la discipline relâchée de la maison, en dépit de son père auquel il inspirait un grand effroi. Il était homme à porter la plus grande rigueur dans les moindres détails ; il serait plutôt mort de faim que de dîner sans cravate blanche. Une fois, peu de temps après son départ du collége, Horrocks, le sommelier, lui ayant apporté une lettre sans avoir eu le soin de la placer sur un plateau, il lança un tel regard à ce domestique et lui administra un si vert sermon, qu’Horrocks tremblait toujours comme une feuille en sa présence.
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Toute la maison se courbait devant lui quand il était au logis. Lady Crawley quittait plus matin ses papillottes, et l’on ne voyait point à sir Pitt ses guêtres crottées. Bien que cet incorrigible vieillard ne pût se défaire d’habitudes enracinées, en présence de son fils, cependant, il ne se grisait jamais et parlait à ses domestiques d’une façon beaucoup plus réservée et plus polie. Ceux-ci avaient remarqué que sir Pitt ne jurait jamais après lady Crawley quand son fils se trouvait dans la pièce.
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À l’université, sa conduite avait été des plus exemplaires. Il s’y était préparé à la vie politique, dans laquelle il devait faire son entrée sous le patronage de son grand-père lord Binkie, en étudiant avec une grande assiduité les orateurs anciens et modernes et en parlant sans relâche dans des conférences préparatoires. Mais, avec tout son flux de paroles débitées d’une petite voix flûtée, avec un air d’importance et de contentement de lui-même, il ne mettait jamais en avant que des opinions ou des sentiments vulgaires et rebattus, enchâssés par-ci par-là de quelques citations latines. Et cependant il ne réussissait pas, en dépit de sa médiocrité, gage certain de succès pour tout autre.
 
À sa sortie de l’université, il devint secrétaire particulier de lord Binkie. Nommé, ensuite attaché à la légation de Poupernicle, il remplit ce poste avec une probité parfaite. On le chargeait de dépêches pour l’Angleterre consistant en pâtés de Strasbourg à l’adresse du ministre des affaires étrangères d’alors. Après une attente de dix ans comme attaché, et son protecteur
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lord Binkie étant mort, il trouva l’avancement trop lent, prit en dégoût la carrière diplomatique et se fit gentilhomme campagnard.
 
Revenu en Angleterre, il écrivit une brochure sur la bière, car c’était un homme d’ambition, toujours avide de se poser devant le public ; il prit une part active à la question de l’émancipation des nègres, puis devint l’ami de M. Wilberforce, dont il approuvait la conduite politique. Il eut une fameuse correspondance avec le révérend Lilas Hornblower sur les missions dans les Indes. Il allait à Londres, sinon pour la session du parlement, au moins en mai pour les meetings religieux. Dans sa province, il était magistrat et se faisait l’orateur infatigable des paysans privés d’instruction religieuse. On disait qu’il adressait ses soins à lady de La Bergerie, troisième fille de lord de La Moutonnière, dont la sœur, lady Emily, avait écrit de délicieux petits livres : la Boussole du Marin et la Marchande de pommes de Finchley-Common.
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Le récit de miss Sharp sur ses occupations à Crawley-la-Reine n’était point chargé. M. Crawley contraignait les domestiques aux exercices de dévotion ci-dessus mentionnés, et forçait son père d’y prendre part (et tant mieux qu’il en fût ainsi !). Il avait pris sous son patronage une assemblée d’indépendants de la paroisse de Crawley ; son oncle le recteur s’en indignait, et sir Pitt, par contre, s’en frottait les mains ; il avait même assisté deux ou trois fois à ces réunions, ce qui avait provoqué de violents sermons dans l’église de Crawley ; des diatribes avaient même été décochées en droite ligne au vieux banc gothique du baronnet. L’honnête sir Pitt ne se montrait nullement affecté de ces énergiques sorties et ne manquait jamais de ronfler pendant toute la durée du sermon.
 
M. Crawley aurait bien voulu, pour le plus grand bien de la nation et de la chrétienté, que le vieux gentilhomme lui cédât sa place au parlement ; mais le papa ne voulait rien céder. Le père et le fils étaient du reste trop sages pour donner quinze cents livres par an, montant du second siége rempli à cette époque par M. Noiraud, avec carte blanche sur la traite des nègres. Les propriétés de la famille étaient obérées, et les revenus provenant du bourg passaient à l’entretien de la maison de Crawley-la-Reine : car on ne s’était jamais bien remis d’une lourde
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amende infligée à Walpole Crawley, premier baronnet, pour malversation dans l’envoi des sceaux et parchemins. Sir Walpole était un bon vivant, véritable bourreau d’argent (alieni appetens, sui profusus, aurait dit M. Crawley avec un soupir) ; de son temps on le chérissait dans le comté pour ses tonneaux toujours en perce et la bonne hospitalité que l’on rencontrait à coup sûr à Crawley-la-Reine. Les caves étaient garnies de bourgogne, les chenils de chiens de chasse, les écuries de bons chevaux. Maintenant, à Crawley-la-Reine, les quadrupèdes de cette dernière espèce allaient à la charrue ou traînaient l’omnibus de Trafalgar. C’est par un de ces attelages, un jour où on ne labourait pas, que miss Sharp fut conduite au château ; car tout rustre qu’il était, sir Pitt se montrait chez lui fort chatouilleux sur le décorum. Il sortait rarement sans une voiture à quatre chevaux, il mangeait du mouton bouilli à son dîner, mais il se faisait toujours servir par trois laquais.
 
Si la lésinerie pouvait à elle seule faire la fortune d’un homme, sir Pitt Crawley aurait été l’homme le plus riche de la terre. Mettons-le avocat dans une ville de province, sans autre capital que sa cervelle, il en aurait tiré fort probablement un excellent parti, en se procurant avec son aide influence et crédit ; mais malheureusement il sortait de bonne famille, il possédait une fortune considérable bien qu’embarrassée, cette complication était pour lui plus nuisible qu’utile. Il avait un goût prononcé pour la chicane, ce qui lui coûtait plusieurs milliers de livres sterling par an. Étant trop fin, comme il le disait, pour se laisser voler par un agent, il en chargeait une douzaine du soin de mal mener ses affaires, sans qu’aucun lui inspirât la moindre confiance.
 
Comme propriétaire, il se montrait si dur qu’il ne se présentait pour être fermiers chez lui que des banqueroutiers. Par avarice il rognait à la terre sa portion de semence, et la nature, pour s’en venger, lui rognait ses récoltes et réservait ses libéralités à des cultivateurs plus généreux. Il se lançait dans toute espèce de spéculations ; il travaillait dans les mines, achetait des actions de canaux, montait des services de voitures, passait des traités avec le gouvernement, et était l’homme et le magistrat le plus affairé du comté. Trouvant que d’honnêtes employés pour ses carrières lui coûtaient trop cher, il
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avait la satisfaction d’apprendre que quatre de ses gérants étaient partis en emportant avec eux la caisse en Amérique. Faute de précautions convenables, ses mines de charbon se remplissaient d’eau. Le gouvernement lui laissait pour compte ses fournitures de bœuf gâté, et quant à ses voitures, tous les autres entrepreneurs savaient qu’il était, de tout le comté, celui qui perdait le plus de chevaux, pour les acheter trop bon marché et ne pas les nourrir.
 
Il était d’humeur assez sociable et assurément loin d’être fier. Il préférait la société d’un fermier et d’un maquignon à celle d’un gentilhomme comme milord son fils. Il prenait son plaisir à boire, à jurer et à caresser les filles des fermiers. On ne l’avait jamais vu donner un schelling ou faire une bonne action ; mais c’était un joyeux et rusé compère, faisant volontiers la pointe et vidant sa cruche avec un fermier, sauf à le surfaire le lendemain, et badinant avec un braconnier, tout prêt à le faire transporter sans en avoir plus de chagrin. Ses prévenances pour le beau sexe avaient déjà été notées par miss Rebecca Sharp ; en un mot, parmi tous les baronnets, les pairs et les députés de l’Angleterre, il n’y avait pas un être plus rusé, plus bas, plus égoïste, plus bête et plus mal famé que ce vieux ladre. Les grosses mains rouges de sir Pitt Crawley ne pouvaient se trouver qu’au bout de ses bras. C’est avec le plus vif chagrin et la plus grande douleur que nous sommes obligés de reconnaître l’existence de si mauvaises qualités chez une personne dont le nom est inscrit au livre d’or de la pairie.
 
Une des principales causes de la puissance de M. Crawley sur les inclinations de son père résultait d’affaires d’argent. Le baronnet devait à son fils une somme assez ronde sur la fortune de sa mère, et il ne jugeait pas à propos de la lui payer ; à vrai dire, l’idée de payer quoi que ce fût lui donnait mal au cœur, et la force seule pouvait le réduire à acquitter ses dettes. Miss Sharp calculait (car, ainsi que nous le verrons bientôt, elle fut vite initiée à tous les secrets de la famille) que le seul payement de ses créanciers coûtait en frais à l’honorable baronnet plusieurs centaines de livres par an ; mais c’était un plaisir dont il ne pouvait se priver. Il éprouvait une joie féroce à faire attendre ces pauvres diables et à remettre de procès en procès, de termes en termes, l’époque de la satisfaction.
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« À quoi bon faire partie du parlement, disait-il, si c’est pour payer ses dettes ? »
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Que de supériorité ajoute à une vieille lady une balance chez le banquier ! De quel œil indulgent nous voyons ses fautes si c’est une parente. Puisse le lecteur en avoir une vingtaine de la sorte ! Quel excellent caractère nous trouvons à cette vieille créature ! Avec quel air souriant les commis des plus grands magasins la reconduisent à sa voiture marquée du bienheureux losange[5], et surmontée d’un cocher gras et bouffi ! Quand elle vient nous faire visite, comme nous avons soin d’instruire fort à propos nos amis de son rang dans le monde ! nous disons, et c’est la vérité toute pure :
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« Je voudrais bien avoir un billet de cinq mille livres, avec la signature de miss Mac Whirter.
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Ah ! puissances du ciel, je vous en conjure, envoyez-moi une tante, une tante vieille fille, une tante avec un losange sur sa voiture et un devant de cheveux couleur café ! Comme mes enfants lui feraient des sacs ! comme ma Julie la soignerait ! Douce vision ! chimères de l’esprit !
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C’est ainsi que l’imagination romanesque de notre jeune amie entrevoyait dans l’avenir mille visions dorées. Et pourquoi nous scandaliser, si dans tous ces châteaux en Espagne elle plaçait un mari pour principal habitant ? Les jeunes filles peuvent-elles avoir d’autres rêves qu’un mari ? À quelle autre chose, dites-moi, rêvent leurs chères mamans ? « Je serai ma maman à moi-même, » disait Rebecca avec un serrement de cœur, lorsqu’elle pensait à sa mésaventure avec Joe Sedley.
 
Elle résolut donc sagement de donner à sa position dans la famille de Crawley-la-Reine tout le bien-être, toute la sécurité possible,
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et ne songea plus, dans ce but, qu’à se faire des amis de tous ceux qui, autour d’elle, pouvaient contribuer à son confort.
 
Milady Crawley n’était point de ce nombre. Il y avait chez elle une telle mollesse, une telle apathie de caractère, que dans sa maison la pauvre dame comptait comme zéro. Rebecca reconnut bien vite qu’il était aussi inutile de rechercher sa bienveillance qu’impossible de l’obtenir. Devant ses élèves elle ne l’appelait jamais que leur pauvre maman, et, tout en témoignant à cette dame un froid respect, c’était surtout au reste de la famille qu’elle adressait avec une profonde diplomatie la plus grande part de ses attentions.
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— Oui, » dit miss Rose, sans ajouter cependant que c’était celle du chevalier de Faublas.
 
En une autre occasion, comme il se montrait tout scandalisé de
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trouver un recueil de pièces françaises dans les mains de sa sœur, la gouvernante lui fit remarquer que c’était pour se familiariser avec les idiotismes de cette langue dans la conversation, explication qui le satisfit complétement. M. Crawley, comme ancien diplomate, était fier de sa facilité à parler le français, et se sentait fort charmé des compliments de l’institutrice au sujet de ses progrès.
 
Les goûts de miss Violette étaient au contraire plus turbulents et plus masculins : elle connaissait les coins les plus retirés où les poules allaient pondre leurs œufs ; elle grimpait aux arbres pour enlever les nids où les petits chanteurs ailés déposaient leur tendre couvée. Son plaisir était d’enfourcher les jeunes poulains et d’effleurer l’herbe comme Camille. Son père l’adorait ainsi que les palefreniers ; elle était tout à la fois l’enfant gâtée et la terreur de la cuisine ; elle découvrait toujours les cachettes des pots de confitures, et leur faisait de larges brèches quand ils tombaient en son pouvoir. Il y avait bataille perpétuelle entre elle et sa sœur. Quand miss Sharp s’apercevait de ses escapades, elle n’en parlait point à lady Crawley, qui l’aurait répété au père, ou, ce qui était encore pis, à M. Crawley ; mais elle promettait de n’en rien dire, à la condition que miss Violette serait une bonne fille et aimerait bien sa gouvernante.
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Ce qui lui valait de temps à autre un serrement de main de M. Crawley.
 
« Après tout, bon sang ne se dément jamais, disait ce saint parfumé d’aristocratie ; voilà pourquoi miss Sharp est touchée de
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mes paroles, dont personne autre ici ne se montre impressionné. Il y a là pour leur palais un mets trop fin et trop délicat. Il me faudra prendre des tournures plus familières. Elle, elle me comprend : sa mère devait être une Montmorency. »
 
Et c’était bien, à ce qu’il paraît de cette illustre famille que miss Sharp descendait du côté de sa mère. Mais elle ne racontait point que sa mère était montée sur les planches, cela aurait pu troubler les scrupules religieux de M. Crawley. D’ailleurs, que de nobles émigrées plongées dans l’indigence par cette épouvantable Révolution ! Avant d’avoir fait un long séjour dans la maison, elle avait mis tout le monde au courant de l’histoire de ses ancêtres.
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Il avait fait une ou deux fois des remontrances à Rebecca sur ses parties de trictrac avec sir Pitt. C’était, disait-il, un amusement profane ; son temps aurait été mieux employé à lire le Legs de Thrump, ou la Blanchisseuse aveugle de Morfield, ou tout autre livre du genre sérieux. Mais miss Sharp répondait que sa chère maman avait fait souvent la partie du vieux comte de Trictrac et celle du vénérable abbé du Cornet : elle avait là une excellente excuse en faveur de cet amusement mondain et de bien d’autres.
 
Ce n’était pas seulement en jouant au trictrac que la petite gouvernante trouvait le moyen de se faire bien venir de son souverain et maître ; elle avait mille autres petites manières de s’utiliser auprès de lui. Elle lisait à haute voix, avec une inépuisable complaisance, tout ce grimoire judiciaire auquel, avant son arrivée à Crawley-la-Reine, il lui avait promis de l’employer. Elle s’offrait pour copier ses lettres et en corrigeait adroitement l’orthographe, sous prétexte de se conformer aux usages actuels. Elle prenait intérêt à tout ce qui se rattachait à ses
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propriétés, à ses fermes, à ses parcs, à ses jardins, à ses écuries, et sa compagnie était devenue si agréable au baronnet, que dans sa promenade après le déjeuner il manquait rarement de l’emmener, elle et les enfants. Alors elle lui donnait son avis sur les arbres à tailler, sur les plates-bandes à retourner, sur les moissons à couper, sur les chevaux à mettre à la charrette ou au labourage.
 
Avant d’avoir passé une année à Crawley-la-Reine, Rebecca avait conquis l’entière confiance du baronnet. Et la conversation du dîner, qui, auparavant, se passait toute entre lui et M. Horrocks, avait lieu presque exclusivement entre sir Pitt et miss Sharp. En l’absence de M. Crawley, elle se trouvait presque la maîtresse du logis. Toutefois, dans sa nouvelle et brillante position, elle savait se conduire avec assez de prudence et de retenue pour ne point blesser les puissances de la cuisine et de la basse-cour ; au contraire, elle s’y montrait toujours modeste et affable. Ce n’était plus cette petite fille hautaine, mécontente, dédaigneuse, que nous avons connue tout d’abord.
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Les deux fils de la famille Crawley étaient comme la pluie et le beau temps ; on ne les voyait jamais ensemble au château. Ils se détestaient cordialement. Rawdon Crawley, le cadet, avait un profond mépris pour la demeure paternelle et n’y venait que lors de la visite annuelle de sa tante.
 
Nous avons déjà mentionné les excellentes qualités de cette vénérable dame : elle possédait soixante-dix mille livres et avait presque adopté Rawdon. Elle ressentait une aversion profonde pour l’aîné de ses neveux, et le méprisait comme une espèce de poule mouillée. En retour, ce dernier n’hésitait pas à vouer l’âme de sa vieille tante à la damnation éternelle et, suivant
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lui, les chances de son frère pour l’autre monde ne valaient guère mieux.
 
« C’est une femme mondaine et sans foi, disait M. Crawley ; elle vit avec les athées et les Français. Je frémis de penser à cette terrible situation. Si près de la tombe donner autant à la vanité, au dérèglement, à des goûts profanes et insensés ! »
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La vieille miss Crawley était bien certainement une réprouvée. Elle avait une délicieuse petite habitation dans Park-Lane, et, comme elle buvait et mangeait trop pendant son hiver à Londres, elle allait se remettre l’été à Harrowgate ou à Cheltenham. De toutes les vieilles vestales de l’époque, c’était la plus hospitalière et la plus enjouée. Dans son jeune temps elle avait été une beauté, à ce qu’elle disait : on sait fort bien que les vieilles femmes ont toutes été plus ou moins des beautés dans leur temps.
 
Elle avait de plus des prétentions au bel esprit et au libéralisme. Pendant un séjour de quelque temps en France, Saint-Just, suivant la rumeur publique, lui avait inspiré une passion malheureuse. Elle aimait en conséquence les romans français, la pâtisserie française et les vins français. Elle lisait Voltaire et savait Rousseau par cœur. Elle discutait d’un ton assez dégagé la question du divorce, et défendait avec énergie les
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droits de la femme. Elle avait des portraits de Fox dans toutes les chambres de sa maison. Lorsque cet homme d’État comptait dans les rangs de l’opposition, elle combattait à ses côtés au pied du même drapeau ; et quand il arriva au pouvoir, elle était en grand crédit auprès de lui, pour avoir enrôlé dans ses rangs sir Pitt et son collègue de Crawley-la-Reine. Sir Pitt y serait bien entré de lui-même, sans la moindre peine de la part de cette honnête demoiselle.
 
Cette excellente et vieille fille avait pris en affection Rawdon Crawley dès son enfance. Elle l’envoya à Cambridge, parce que son frère était à Oxford ; et, lorsque les directeurs de la première université l’engagèrent à se retirer après deux ans de séjour, elle lui acheta ses brevets de cornette et de lieutenant.
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CHAPITRE XI.
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D’une simplicité toute pastorale.
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Mistress Crawley, la femme du recteur, était une petite créature fort remuante, qui composait les célestes homélies de son époux. Ménagère par excellence, elle avait avec ses filles la haute main dans la maison. Au presbytère elle régnait en despote, laissant pour tout le reste carte blanche à son mari ; il pouvait aller et venir, dîner dehors autant que son caprice le lui disait. Quant à mistress Crawley, c’était la femme économe qui sait le prix du vin de Porto.
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Depuis l’enlèvement du jeune ministre de Crawley-la-Reine par mistress Bute (elle appartenait à une bonne famille ; elle était fille de feu le lieutenant-colonel Hector Mac Tavich, avait joué Bute contre sa mère, et avait gagné la partie), cette dame était dans toute sa vie un modèle de sagesse et d’économie ; mais, malgré tous ses efforts, son mari restait toujours avec des dettes. Il lui avait fallu dix ans pour acquitter ses notes de collége, qui remontaient au vivant de son père. En 179., comme il venait de se mettre à jour de son arriéré, il paria de grosses sommes contre Kangourou, qui gagna le prix aux courses de Derby. Le ministre, obligé d’emprunter à de ruineux intérêts, s’était toujours trouvé gêné depuis. Sa sœur, de temps à autre, lui donnait bien une centaine de livres sterling, mais c’était sur sa mort qu’il fondait ses plus belles espérances.
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Le baronnet et son frère avaient donc les meilleures raisons du monde pour être tous deux comme chien et chat ; sir Pitt avait toujours tondu sur Bute dans les transactions de famille ; le jeune Pitt, qui n’avait pas même le mérite d’aimer la chasse, s’était avisé d’élever une chapelle à la barbe de son oncle, enfin Rawdon devait venir en partage dans la succession de miss Crawley. Ces affaires d’argent, ces spéculations sur la vie et la mort inspiraient aux deux frères, l’un pour l’autre, une de ces tendresses comme on en voit dans la Foire aux Vanités. Pour ma part, je ne connais rien comme un billet de banque pour troubler et rompre entre deux frères une affection d’un demi-siècle, et je ne puis me lasser de penser que c’est une belle et admirable chose que l’affection entre gens du monde !
 
Il n’était pas à supposer que l’arrivée de Rebecca à Crawley-la-Reine et ses progrès successifs dans les bonnes grâces des habitants du lieu passeraient inaperçus pour mistress Bute, qui savait combien un aloyau faisait de jours au château ; combien il y avait de linge sale aux grandes lessives ; combien de pêches sur l’espalier du midi ; combien milady prenait de pilules quand elle était malade ; car en province, pour certaines personnes, ce sont là des matières du plus haut intérêt. Mistress Bute ne pouvait donc laisser arriver l’institutrice au château sans instruire une enquête sur ses antécédents
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et son origine. D’ailleurs, la meilleure entente ne cessait de régner entre les serviteurs de la cure et ceux du château. Il y avait toujours à la cuisine du presbytère un bon verre d’ale pour les gens du château, dont la ration à l’ordinaire était fort congrue. Mais, en revanche, la femme du ministre savait, à une mesure près, ce qu’il entrait de bière dans chaque tonneau du château ; sans compter que des liens de parenté existaient entre les domestiques comme entre les maîtres ; par ce canal, chaque famille était mise au courant des faits et gestes de ses voisins. Règle générale : Êtes-vous bien avec votre frère, ses actes vous sont indifférents ; êtes-vous en pique avec lui, vous êtes informé de ses allées et venues comme si une police secrète était à votre disposition.
 
Peu après son arrivée, Rebecca eut une place officielle dans les bulletins que mistress Crawley recevait de la Hall. Voici un spécimen : — On a tué le cochon noir — il pesait tant de livres — on a salé les côtes — à dîner on a servi un pouding de porc — M. Cramp de Mudbury, assisté de sir Pitt, a mis John Blackmore sous les verroux — M. Pitt a tenu un meeting — (nom des assistants) — rien de nouveau pour milady — les jeunes demoiselles sont avec leur gouvernante.
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Les rapports finirent par dire que l’institutrice avait circonvenu tout le monde. Elle écrivait les lettres de sir Pitt, expédiait ses affaires, dressait ses comptes, menait à sa guise toute la maison, milady, M. Crawley, les petites filles et le reste : sur quoi mistress Crawley déclarait que c’était une artificieuse coquine, et qu’elle avait en tête quelque terrible projet. Les événements du château faisaient ainsi le principal sujet des conversations à la cure, et les yeux perçants de mistress Bute Crawley voyaient les moindres mouvements du camp ennemi, et plus encore.
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MISTRESS BUTE CRAWLEY À MISS PINKERTON. — LA MALL, CHISWICK.
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MARTHA CRAWLEY.
 
P. S. Le frère de M. Crawley, le baronnet, avec lequel nous ne sommes pas, hélas ! dans les termes de cette parfaite concorde qui devrait toujours régner entre frères, a pour ses petites filles une gouvernante qui, à ce qu’on m’a dit, a eu le bonheur d’être élevée à Chiswick. Il m’est venu des bruits assez contradictoires sur son compte. Mon tendre intérêt pour mes
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petites nièces, qu’en dépit des différends de famille je veux toujours considérer comme mes propres enfants, mes sympathies pour toute élève qui sort de chez vous, me font, ma chère miss Pinkerton, vous demander l’histoire de cette jeune demoiselle dont, à votre considération, je suis très-désireuse de devenir l’amie.
 
M. C.
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Chacune de ces jeunes demoiselles est parfaitement en état d’enseigner le grec, le latin, les premiers éléments d’hébreu, les mathématiques, l’histoire, l’espagnol, le français, l’italien et la géographie, la musique vocale et instrumentale, la danse sans l’aide d’un maître, enfin les éléments des sciences naturelles. En outre, Tuffin, fille de feu le révérend Thomas Tuffin professeur du collége de Corpus à Cambridge, peut enseigner la syriaque et les éléments de droit constitutionnel. Mais ses dix-huit ans et son extérieur fort agréable seraient peut-être un obstacle à son entrée chez sir Huddleston Fuddleston.
 
Miss Laetitia Hawky, d’autre part, n’est pas dans sa personne très-favorisée de la nature. Elle est âgée de vingt-neuf ans et sa figure est marquée de petite vérole. De plus elle boite ; elle a les cheveux roux et une déviation dans la vue. Ces dames possèdent en outre toutes les qualités morales et religieuses.
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Leurs prétentions, naturellement, sont en rapport avec leur mérite.
 
Pénétrée de la plus respectueuse reconnaissance pour le révérend Bute Crawley, j’ai l’honneur d’être,
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MISS REBECCA SHARP À MISS AMÉLIA SEDLEY.
 
Je n’ai pas écrit à ma bien chère Amélia depuis plusieurs semaines ; car que lui dire sur le palais de l’Ennui, comme je l’ai baptisé ? Que vous importe si la récolte des navets est bonne ou mauvaise ; si le cochon gras pesait treize ou quatorze livres, et si les bestiaux se trouvent bien de leurs rations de betteraves ? Un jour ressemble à l’autre. Avant déjeuner, promenade avec sir Pitt et son sécateur ; après déjeuner, études telles quelles, dans notre salle. Après l’étude, lecture des dossiers, correspondance avec les hommes de loi, sur les baux, les mines de charbon et les canaux, car me voici passée secrétaire de sir Pitt ;
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après dîner, homélies de M. Crawley ou trictrac du baronnet. Pendant cet enchaînement de plaisirs, l’air placide de milady ne varie pas. Dernièrement une indisposition l’a rendue un peu plus intéressante, ce qui a amené un nouveau personnage au château dans la personne du jeune docteur. Voyez, ma chère, comme les jeunes filles auraient tort de désespérer : le jeune docteur a donné à entendre à l’une de vos amies que, si elle voulait être mistress Glauber, elle pourrait devenir le plus bel ornement de la chirurgie. J’ai répondu à cet impudent que la lancette et le mortier devaient suffire à son bonheur. Comme si j’étais née, en vérité, pour être femme d’un chirurgien de campagne ! M. Glauber est rentré chez lui tout à l’envers de ce refus ; il a pris une potion calmante et se trouve maintenant hors de danger. Sir Pitt a fort applaudi à ma résolution ; il serait, je crois, très-fâché de perdre son petit secrétaire. Mais je ne compte sur l’affection de ce vieux bandit que dans la mesure dont est capable un être de son espèce. Me marier ! et avec un apothicaire de province ! surtout après ! ! ! Non, non, on ne peut si vite rompre avec de vieux souvenirs dont je ne veux pas, du reste, vous parler davantage. Revenons au palais de l’Ennui.
 
Depuis quelque temps, ma chère, il a cessé d’être le palais de l’Ennui. Miss Crawley est arrivée avec ses chevaux gras, ses domestiques gras, son épagneul gras ; oui, l’immensément riche miss Crawley, avec ses soixante-dix mille livres sterling placées à cinq pour cent, devant laquelle ou plutôt devant lesquelles ses deux frères sont en adoration. Elle a l’air très-apoplectique, cette chère âme : il n’est donc pas étonnant que ses deux frères se montrent si fort aux petits soins pour elle. Il faut les voir rivaliser d’empressement à lui apporter un coussin ou à lui présenter son café ; elle dit (car elle n’est pas sotte) : « Quand je viens ici, je laisse chez moi miss Briggs, ma demoiselle de compagnie. Mes frères sont ici mes demoiselles de compagnie, et tout le monde n’en a pas, je vous jure, une paire semblable ! »
 
Quand elle vient à la campagne, le château tient table ouverte, et, pendant un mois au moins, on croirait que le vieux sir Walpole est revenu l’habiter. Nous avons de grands dîners et nous allons à quatre chevaux, les laquais endossent leur livrée canari la plus neuve ; on boit du bordeaux et du champagne comme
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si c’était l’ordinaire de toute l’année ; nous avons des bougies de cire dans la salle d’études et du feu pour nous chauffer. Lady Crawley met sa robe la plus splendide, et mes élèves quittent leurs gros souliers et leurs jupes de tartan vieilles et écourtées pour porter des bas de soie et des robes de mousseline, comme il convient aux élégantes demoiselles d’un baronnet.
 
Rose est rentrée hier dans un état épouvantable. Le cochon de Wiltshire, un de ses favoris, et des plus gros, je vous assure, l’a jetée par terre et a mis en pièces sa robe de soie à fleurs lilas en se roulant dessus. Si cela était arrivé la semaine passée, sir Pitt aurait juré de la plus effroyable façon et allongé les oreilles de la pauvre petite en la mettant au pain et à l’eau pour un mois. Il s’est contenté de dire : « Nous réglerons cela, mademoiselle, après le départ de votre tante. » Et il a pris en plaisanterie cet accident assez bouffon. Espérons que son courroux sera dissipé avant le départ de miss Crawley.
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Je vous ai écrit l’an dernier comme quoi cet abominable ministre avait l’habitude de décocher contre nous, à l’église, ses sermons ridicules, et comment sir Pitt y répondait par d’énormes ronflements. Dès que miss Crawley arrive ici, il n’est plus question de se chamailler ; le château rend visite au presbytère, et vice versa. Le ministre et le baronnet parlent cochons, braconniers et affaires du comté avec la bouche en cœur et sans jamais se quereller, même après boire. C’est que miss Crawley a déclaré qu’elle ne voulait point de disputes, et qu’elle laisserait son argent aux Crawley de Shropshire, si on la contrariait. S’ils étaient des gens d’esprit, ces Crawley de Shropshire, ils pourraient tout avoir. Mais le Crawley de Shropshire est un ministre comme son cousin du Hampshire, et il a mortellement offensé miss Crawley par ses allures de collet monté ; elle est venue ici dans un accès de rage contre son intolérance. Il aura, sans doute, j’imagine, voulu faire la prière le soir.
 
Le livre de sermons est fermé quand miss Crawley arrive, et M. Pitt, qu’elle déteste, ne trouve rien de mieux que de partir pour
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la ville. Aussitôt, le jeune élégant, le lion, c’est, je crois, l’expression d’usage, le capitaine Crawley fait son apparition. Vous ne serez pas fâchée, je suis sûr, d’en avoir une courte esquisse.
 
Eh bien ! c’est un grand et beau garçon, de six pieds de haut, à la voix éclatante ; il jure beaucoup et il fait trotter les domestiques, qui l’adorent néanmoins, parce qu’il est très-généreux de son argent ; aussi feraient-ils tout pour lui. La semaine dernière, les gardes-chasse ont presque assommé le bailli et son greffier, qui venaient de Londres pour arrêter le capitaine. On les avait trouvés en embuscade le long du mur du parc, on les a roués de coups après leur avoir fait prendre un bain forcé, et on allait leur envoyer du plomb comme à des braconniers, quand le baronnet s’est interposé.
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Vous ne pouvez vous faire une idée de leur dédain pour ma pauvreté. Quand on danse, je suis invariablement assise au piano. Mais l’autre soir, en sortant de table, le capitaine, pris d’une pointe de vin et me voyant condamnée au tabouret à perpétuité, jura tout haut que j’étais la meilleure danseuse entre toutes, et donna sa parole qu’il ferait venir des violons de Mudbury.
 
« Je vais jouer une contredanse, » dit mistress Bute Crawley avec beaucoup d’empressement. Figurez-vous une petite vieille à
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la peau noire, avec un turban de travers et des yeux brillants.
 
Peu après, le capitaine et votre petite Rebecca dansaient ensemble. Mistress Bute s’approcha à la fin du quadrille pour me complimenter sur ma grâce à danser ; on n’en avait jamais tant entendu de l’orgueilleuse mistress Crawley, cousine germaine du comte de Tiptoff, qui aurait cru déroger en rendant visite à lady Crawley, excepté toutefois lorsque sa belle-sœur venait à la campagne. Pauvre lady Crawley ! pendant la plus grande partie de ces jours de fête, elle restait dans sa chambre à prendre des pilules.
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REBECCA.
 
P. S. Que n’étiez vous là pour voir la mine qu’ont faite les miss Blackbrook, filles de l’amiral Blackbrook, de jolies filles, ma chère, à la dernière mode de Londres, quand le capitainecapitain
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e Rawdon, malgré la simplicité de mon costume, m’a choisie pour danseuse !
 
Lorsque mistress Bute Crawley, dont l’adroite Rebecca avait pénétré les artifices, eut obtenu de miss Sharp la promesse d’une visite, elle pria la toute-puissante miss Crawley de demander l’approbation indispensable de sir Pitt. Cette excellente vieille femme, toujours de bonne humeur et désireuse de voir la gaieté et la joie autour d’elle, fut enchantée de cette occasion d’affermir et de cimenter une réconciliation entre ses deux frères. Il fut donc décidé que la jeunesse des deux familles se rendrait à l’avenir de fréquentes visites. Cette amitié dura tout le temps que la vieille et joyeuse médiatrice se trouva là pour maintenir la paix.
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— Nous n’y entendons rien, c’est vrai, dit mistress Bute Crawley.
 
— Elle a bu de l’eau de cerises après dîner, continua le révérend, et a pris son curaçao avec son café. Je n’en voudrais pas prendre un petit verre pour cinq livres sterling ; il y a de quoi
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brûler les entrailles. Elle n’ira pas loin de ce train-là, mistress Crawley ; il faudra qu’elle succombe ; c’est trop pour notre pauvre nature humaine. Je vous parie cinq contre deux que Mathilde décampe cette année. »
 
C’est en se livrant à ces profonds calculs, en pensant à ses dettes, à son fils Jim, au collége, à Franck, à Woolwich, à ses quatre filles qui n’étaient pas des beautés, les pauvres enfants, et qui n’avaient d’autre dot que l’héritage à venir de leur tante, que le ministre et sa femme poursuivaient leur promenade.
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— Et vous invitez ce drôle chez vous ? continua le ministre au comble de l’exaspération. Vous, mère de famille ; vous, femme de l’un des ministres de l’Église d’Angleterre ! Grands dieux !
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— Bute Crawley, vous êtes fou, dit la femme du ministre avec un air de dédain.
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« Et pourquoi miss Sharp ne dîne-t-elle pas avec nous ? dit-elle à sir Pitt qui avait arrangé un dîner d’apparat et invité tous les baronnets du voisinage. Mon cher, vous ne supposez pas que je veuille parler poupons avec lady Fuddleston, ou procédure avec cette vieille oie de sir Giles Wapshot ! Je réclame une place pour Sharp. Que lady Crawley reste dans sa chambre si nous sommes au complet ; mais la petite miss Sharp aura son couvert ; de tout le comté, c’est la seule personne avec qui l’on puisse causer ! »
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Après un désir aussi impératif, on donna avis à miss Sharp la gouvernante qu’elle aurait à dîner au rez-de-chaussée avec l’illustre compagnie ; et tandis que sir Huddleston, après avoir en grande pompe et en grande cérémonie conduit miss Crawley dans la salle à manger, se disposait à prendre place à côté d’elle, la vieille dame cria d’une voix aiguë :
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Mistress Firkin éprouvait cette jalousie naturelle et commune aux plus honnêtes femmes à l’égard des autres personnes de leur sexe.
 
Après s’être débarrassée ainsi de sir Huddleston Fuddleston, miss Crawley établit qu’à l’avenir Rawdon Crawley lui donnerait le bras pour aller à table, et que Becky lui porterait son coussin,
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ou qu’à son choix elle donnerait le bras à Becky et le coussin à Rawdon.
 
« Nous sommes faits pour être ensemble, disait-elle. Nous sommes, ma toute belle, les seuls vrais chrétiens du comté. »
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À l’époque où nous sommes, le monde élégant venait d’être mis en révolution par deux aventures qui, comme le disaient les journaux du temps, avaient de quoi donner de la besogne aux docteurs à longue robe. L’enseigne Shafton était parti avec lady Barbara Fitzurze, fille du comte des Brouillards et riche héritière. D’autre part, Vere-Vane, homme de quarante ans sonnés, connu jusqu’alors pour sa conduite irréprochable et à la tête d’une nombreuse famille, avait, d’une façon subite et scandaleuse, quitté sa maison pour les beaux yeux d’une actrice, mistress Rougemont, âgée de soixante-cinq ans.
 
« C’était aussi ce qu’on avait de mieux à dire en faveur de ce cher
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lord Nelson, disait miss Crawley ; il aurait fait le diable pour une femme. Un homme qui se conduit ainsi ne peut manquer d’avoir du bon. J’adore ces mariages d’inclination. Un noble, à mon sens, ne peut mieux faire que d’épouser la fille d’un meunier… Voyez lord Flowerdale… Aussi toutes les femmes sont furieuses. Je voudrais vous voir enlever, ma chère, par quelque noble amant ; vous êtes assez jolie pour cela, au moins.
 
— Avec deux postillons !… oh ! ce serait charmant, laissa échapper Rebecca.
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Pendant ce temps, milady restait dans sa chambre, se trouvait indisposée et on n’y prenait même pas garde.
 
Le capitaine avait écrit des billets à Rebecca avec les plus beaux jambages et la plus belle orthographe que pouvait y mettre un dragon à peine dégrossi. Mais l’épaisseur est une qualité qui réussit tout comme une autre auprès des femmes.
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Au premier billet qu’il déposa entre les feuillets de la romance que chantait la petite gouvernante, celle-ci se leva, le regarda fixement, et, prenant du bout des doigts le poulet triangulaire, s’en amusa comme d’un chapeau à cornes ; puis s’avançant droit à l’ennemi, elle jeta le message au feu, fit une profonde révérence, et allant reprendre sa place, se mit à chanter plus gaiement qu’auparavant.
 
« Qu’est-ce que cela ? dit miss Crawley interrompue dans son somme d’après dîner par cet arrêt de la musique.
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— Oh !… ah !… certes… oui… c’est absolument comme moi, miss Sharp, répliquait l’autre enthousiaste. Mon cigare ne vous incommode point, miss Sharp ? »
 
En plein air, l’odeur du cigare était la chose que miss Sharp aimait le mieux au monde. Elle en donna la preuve de la façon la plus charmante. Prenant celui du capitaine, elle tira une bouffée,
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poussa un petit cri accompagné d’un léger sourire, puis le rendit au propriétaire. Celui-ci retroussa sa moustache, aspira fortement, et le petit brasier portatif jeta un reflet rouge sur les arbres voisins.
 
« Morbleu ! l’excellente cigale ! c’est la meilleure que j’aie fumée de ma vie ! morbleu ! »
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« C’est la moindre de nos préoccupations, » nous écrit un correspondant inconnu avec les déliés les plus délicats et un cachet de cire rouge, « Elle est fade et monotone. » On ne s’arrêterait pas si l’on voulait aller jusqu’au bout dans cette charitable litanie.
 
Mais bien que certaines personnes pour lesquelles je professe le plus profond respect m’aient souvent dit que miss Brown est une
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petite fille insignifiante ; que mistress White n’a pour elle que son petit minois chiffonné ; qu’il n’y a rien à dire en faveur de mistress Black ; je me rappelle cependant avoir eu les plus délicieuses conversations avec mistress Black, — et naturellement, chère madame, je dois être discret. Je vois les hommes faire cercle autour de la chaise de mistress White, et tous les jeunes gens se battre pour danser avec mistress Brown. Je suis donc tenté de croire que les dédains de son sexe sont souvent le plus bel éloge pour la femme qui en est l’objet.
 
Sous ce rapport, les jeunes demoiselles de la société d’Amélia ne laissaient rien à désirer.
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Par manière de distraction, elles la menaient au concert, à l’Oratorio, à Saint-Paul, aux Enfants-Trouvés ; et la terreur qu’elle avait de ses amies était si grande qu’à la douce voix de ces enfants elle n’osait pas se laisser aller à son émotion. Dans cette maison respirait le bien-être. La table de leur père était somptueuse et bien servie. Leur société avait des prétentions à l’élégance et à la cérémonie. Leur amour-propre était excessif ; elles avaient le plus beau banc aux Enfants-Trouvés. Dans toutes leurs habitudes, il y avait étalage de pompe et d’étiquette ; elles prenaient tous leurs amusements avec un air d’imperturbable convenance.
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Et cependant Amélia n’était jamais plus contente que lorsqu’elle ne les rencontrait pas quand elle venait les voir ; miss Jane Osborne, miss Maria Osborne et miss Wirt se demandaient avec un étonnement toujours croissant : « Qu’y a-t-il de si séduisant pour George dans cette créature ? »
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Miss Wirt et ces deux charitables jeunes filles s’extasiaient si hautement et si souvent en présence de George Osborne sur l’énormité du sacrifice qu’il faisait et sur sa générosité chevaleresque à se mettre ainsi aux pieds d’Amélia, que je ne serais pas éloigné de croire qu’il se regardait comme un des soldats les plus méritants de l’armée anglaise, et qu’il se laissait adorer par esprit de résignation.
 
Toutefois, s’il quittait la maison tous les matins, comme on l’a dit, s’il dînait dehors six jours par semaine, ce qui le faisait passer auprès de ses sœurs pour un jeune passionné, toujours fourré dans
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les jupons de miss Sedley, il n’en allait pas plus souvent pour cela chez Amélia, malgré toutes les suppositions possibles. Plus d’une fois, le capitaine Dobbin étant allé rendre visite à son ami, miss Osborne (cette demoiselle accordait au capitaine une attention particulière et aimait beaucoup à entendre ses histoires militaires et à apprendre des nouvelles de sa chère maman), miss Osborne lui désignait en riant l’autre côté du Square et lui disait :
 
« Oh ! pour trouver George, vous n’avez qu’à aller chez les Sedley ; nous ne le voyons plus de la journée. »
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Après quelques paroles insignifiantes et banales, elle s’était aventurée à demander s’il était vrai que le régiment eût reçu un ordre de départ prochain, et si le capitaine Dobbin avait vu M. Osborne ce jour-là.
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Le régiment n’avait point reçu d’ordre de départ, et le capitaine Dobbin n’avait pas vu George.
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Ce jour-là, elle fut si maladroite et si gauche que les demoiselles Osborne et leur gouvernante, qui étaient toujours aux carreaux pour la voir s’en aller, s’étonnèrent de plus en plus que George pût trouver quelque chose de bien dans cette pauvre petite Amélia.
 
Et pourquoi aurait-elle livré son timide et tendre cœur à l’inspection de ces jeunes demoiselles, à leurs yeux noirs et assurés ? Il valait mieux le cacher et le replier sur lui-même. Je sais bien que les demoiselles Osborne excellaient à donner leur avis sur un châle de cachemire ou une jupe de satin rose. Quand miss Turner avait fait teindre le sien en pourpre, quand miss Pickford avait métamorphosé sa palatine d’hermine en manchon et en garnitures, je vous assure que ces changements n’avaient point échappé à ces pénétrantes demoiselles. Mais, voyez-
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vous, il y a des choses plus délicates que la fourrure ou le satin, que les splendeurs de Salomon, que toute la garde-robe de la reine de Saba, des choses dont la beauté échappe à l’œil de plus d’un connaisseur. Il faut du soin pour pénétrer ces douces et tendres âmes, semblables à ces fleurs parfumées qui s’épanouissent dans l’ombre et la solitude, tandis que vous avez les yeux crevés par d’autres grandes fleurs aussi larges que des bassinoires de cuivre et qui ont la prétention de détrôner le soleil. Miss Sedley n’était pas une fleur de cette dernière espèce.
 
Une bonne jeune fille, placée sous l’aile maternelle, ne peut nous offrir de ces péripéties émouvantes auxquelles prétendent les héroïnes de roman. On peut voir les vieux oiseaux se débattre contre les piéges ou fuir devant le fusil du chasseur ; les voraces éperviers peuvent les poursuivre, et alors il faut ou se dérober à leurs griffes ou se résigner à périr. Mais les petits oiseaux qui sont encore au nid mènent, dans le duvet et dans la mousse, une existence paisible et peu romanesque. Leur tour viendra aussi de prendre leur essor. Becky Sharp, dans la province, volait de ses propres ailes, sautant de branches en branches au milieu d’une infinité de piéges, et de côté et d’autre elle ramassait sa pâture avec assez de bonheur et de succès ; Amélia, au contraire, coulait une vie douce dans son nid de Russell-Square. Allait-elle dans le monde, c’était sous la conduite de personnes plus âgées. Et puis aucun malheur ne semblait pouvoir l’atteindre dans cette maison où régnaient l’opulence et le bien-être, où elle se sentait toujours protégée par la plus vive affection.
 
Maman avait à s’occuper de ses affaires de ménage, de ses promenades du jour, de cette délicieuse tournée dans les plus beaux magasins, tout ce qui constitue l’amusement ou la profession, comme il vous plaira de l’appeler, des riches ladies de Londres. Papa dirigeait ses mystérieuses opérations au milieu de la Cité, centre d’agitation à cette époque, où la guerre embrasait l’Europe, où l’on jouait des royaumes. Alors le journal le Courrier comptait dix mille souscripteurs. Un jour on annonçait la bataille de Vittoria, un autre jour l’incendie de Moscou ; ou bien c’était le crieur public qui, en passant à l’heure du dîner sous les fenêtres de Russell-Square, faisait entendre les paroles suivantes : Bataille de Leipsick ; — six cent
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mille hommes engagés ; — déroute complète des Français ; — deux cent mille morts. Le vieux Sedley était rentré une ou deux fois à la maison avec un air préoccupé ; il n’y avait rien d’étonnant à cela, lorsque de telles nouvelles bouleversaient tous les cœurs et toutes les banques de l’Europe.
 
Cependant le même train se soutenait à Russell-Square, comme si les affaires politiques n’eussent pas été dans un complet désarroi. La retraite de Leipsick ne diminua pas le nombre des plats que maître Sambo apportait de l’office ; les alliés entraient en France, et la cloche annonçait toujours le dîner à cinq heures précises, comme à l’ordinaire. La pauvre Amélia ne se souciait guère plus de Brienne que de Montmirail. Que lui importait la guerre ? Enfin eut lieu l’abdication de l’empereur. Alors elle battit des mains, et adressa ses prières au ciel avec une vive reconnaissance. Dans l’élan de son âme elle se jeta au cou de George Osborne, au grand étonnement de tous les témoins de ce transport passionné. La paix était conclue, l’Europe allait entrer dans une période de calme, et en conséquence le régiment du lieutenant Osborne ne pouvait plus recevoir un ordre de départ. C’était en ce sens que raisonnait Amélia. Les destinées de l’Europe se résumaient pour elle dans le lieutenant Osborne. Il n’avait plus de dangers à courir, elle pouvait donc remercier le ciel. À lui seul il représentait pour elle l’Europe, l’empereur, les monarques alliés et l’auguste Prince régent. Il était son soleil et sa lune, et je ne serais pas éloigné de croire que, dans son esprit, l’illumination et le bal de Mansion House offerts aux souverains n’avaient eu lieu qu’en l’honneur de George Osborne.
 
Nous avons montré comment miss Sharp avait été élevée à la dure école de l’égoïsme et de la pauvreté. L’amour était maintenant le dernier maître de miss Amélia Sedley, et notre jeune demoiselle faisait des progrès vraiment merveilleux dans cette science si répandue. En dix-huit mois d’application persévérante et quotidienne, que de secrets Amélia avait appris de son puissant instituteur, dont ne se doutaient même pas miss Wirt et les jeunes demoiselles d’en face, non plus que la vieille miss Pinkerton de Chiswick ! Ces mystères n’étaient pas faits pour ces vierges précieuses et à l’air pincé. Quant à miss Pinkerton et à miss Wirt, elles étaient hors de question ; Dieu me garde d’avoir à me reprocher une pareille idée à leur endroit !
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Miss Maria Osborne avait bien un engagement avec M. Frédérick-Auguste Bullock, de la maison Bullock et Comp. ; mais c’était un engagement des plus respectables, et il ne lui en aurait pas coûté davantage de prendre le vieux Bullock, son esprit ne voyant dans le mariage que ce que doit y voir une jeune demoiselle bien élevée, à savoir une maison de ville à Park-Lane, une maison de campagne à Wimbledom, une calèche avec deux magnifiques chevaux, des laquais à l’avenant, enfin un quart dans les profits annuels de la forte maison Hulker et Bullock. C’était sous cette forme que se présentait à elle la personne de Frédérick Bullock.
 
Si la mode nous eût déjà donné les fleurs d’oranger, emblème de la chasteté féminine empruntée par nous à la France, où presque toutes les demoiselles sont vendues en mariage, miss Maria, parée de la couronne immaculée, n’aurait pas hésité à partir pour le voyage de la vie à côté de Bullock Senior, malgré sa goutte, ses années, sa tête chauve et son nez rouge, et, avec une modestie parfaite, elle eût fait à son bonheur le sacrifice de sa belle jeunesse. Malheureusement le vieillard était déjà marié ; c’est pour cela qu’elle avait reporté ses affections sur le jeune homme. Ô fleurs d’oranger à peine écloses ! L’autre jour je vis miss Trotter émaillée des fleurs susdites ; elle s’élançait dans la voiture de noces, à Saint-George-Hanover-Square, et lord Mathusalem l’y suivait en clopinant. Avec quelle charmante modestie elle baissa les stores de la voiture, cette chère innocente ! La moitié des voitures de la Foire aux Vanités s’étaient donné rendez-vous à ce mariage.
 
Ce n’était point dans ce genre d’amour qu’Amélia cherchait le complément de son éducation. De bonne petite fille elle était devenue en une année bonne demoiselle, pour finir par être une bonne femme quand l’heureux moment en sera venu. Cette jeune demoiselle, et peut-être y avait-il imprudence de la part de ses parents à se prêter à cette adoration déréglée, à ces idées romanesques, enfin cette jeune demoiselle aimait de tout son cœur le jeune officier au service de Sa Majesté, avec lequel notre connaissance n’a été encore que fort rapide. Il se présentait à elle comme la première pensée à son réveil, le dernier nom à prononcer dans ses prières. Elle n’avait jamais vu un cavalier aussi élégant, aussi spirituel, avec aussi bonne façon à cheval, en un mot un tel héros.
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Ne nous parlez point de la grâce du Prince, celle de George était bien autre chose ! Elle avait vu M. Brumel, point de mire de toutes les louanges. Mais il ne s’agissait pas de le comparer à son George ! Non, aucun des lions de l’Opéra n’était digne d’être son rival. Il méritait, pour le moins, de devenir un prince des Mille et une Nuits. Aussi quelle générosité à lui de s’abaisser jusqu’à Cendrillon ! Miss Pinkerton aurait sans doute cherché à ébranler cette aveugle passion si elle avait été la confidente d’Amélia, mais sans le moindre succès, croyez-le bien. Ainsi le veulent et la nature et l’essence de certaines femmes ; les unes sont faites pour dominer, les autres pour aimer. Heureux ceux qui tombent de préférence sur une de cette dernière espèce.
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Amélia, tout entière à cette passion absorbante, négligeait ses douze bonnes amies de Chiswick avec toute l’insensibilité de l’égoïsme. Il était naturel que ce seul sujet l’occupât tout entière. Miss Saltire était trop froide, on ne pouvait la prendre pour confidente. Amélia n’aurait jamais songé à en parler à miss Swartz, la jeune héritière de Saint-Kitt à la chevelure laineuse. La petite Laura Martin venait passer chez elle ses jours de congé, et ma persuasion est qu’elle lui avait accordé sa confiance, qu’elle avait promis à Laura de la prendre avec elle quand elle serait mariée. Elle devait être entrée avec Laura dans de grands détails sur la passion de l’amour, étude singulièrement utile et neuve pour cette petite personne. Hélas ! hélas ! je crains bien que l’esprit de notre pauvre Amélia n’ait dévié de son aplomb.
 
À quoi donc songeaient ses parents en n’empêchant pas ce petit cœur de battre si fort ? Le vieux Sedley n’avait pas l’air de prendre garde à tout cela. Il paraissait beaucoup plus grave que d’habitude, et ses affaires de banque semblaient l’absorber tout entier. Mistress Sedley était d’une nature accommodante et peu curieuse, en sorte qu’elle n’éprouvait pas même la moindre jalousie. Quant à M. Joe, il était, à Cheltenham, l’objet d’un siége en règle de la part d’une veuve irlandaise ; Amélia était donc livrée à elle-même dans la maison paternelle, et peut-être se trouvait-elle dans un trop grand isolement. Ce n’est pas que le moindre doute effleurât son cœur, car elle était sûre de George. Aux Horse-Guards, on n’avait pas toujours la permission de quitter Chatham, et puis il avait à voir ses amis et
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ses sœurs, à entretenir ses rapports de société quand il venait à la ville : car la société n’avait pas de plus bel ornement ! Et puis encore, quand il était au régiment, il avait trop de besogne pour écrire de longues lettres. Je sais fort bien où elle serrait le paquet de celles qu’elle avait déjà reçues ; je pourrais bien m’introduire dans sa chambre et les lui dérober comme avec l’anneau de Gygès… Non, non, ce serait mal. Je veux seulement y pénétrer comme un rayon de lune, et jeter un chaste regard sur ce lit où repose la fidélité, la beauté, l’innocence.
 
Si les lettres d’Osborne avaient un laconisme militaire, celles de miss Sedley à M. Osborne pourraient donner à ce roman une dimension insupportable même pour le lecteur le plus sensible. Non-seulement elle remplissait quatre pages de grand format ; mais elle lui adressait encore des tirades entières extraites de recueils de poésie, et citait de longs passages avec la plus frénétique obstination. On eût dit qu’elle prenait à tâche de donner partout des signes de son état déplorable. Ses lettres fourmillaient de répétitions. Elle avait une orthographe douteuse, et elle prenait de fréquentes licences avec la prosodie.
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Où l’on fait du sentiment et autre chose.
 
J’ai bien peur que le jeune homme auquel miss Amélia adressait ses lettres n’eût un cœur léger et sceptique. Le lieutenant Osborne, se voyant poursuivi, partout où il allait, de nombreux poulets qui l’exposaient aux railleries de ses camarades, intima à son domestique l’ordre de ne jamais lui remettre sa correspondance que dans son cabinet. Le capitaine Dobbin, qui, j’en suis sûr, aurait donné beaucoup pour avoir une
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de ces précieuses dépêches, l’avait vu à sa grande stupéfaction allumer son cigare avec une de ces lettres.
 
Pendant quelque temps, George essaya de tenir sa liaison secrète ; mais il laissait toutefois entrevoir qu’il s’agissait d’une femme.
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Stubbles et Spooney pensaient que faire pis que don Juan était se distinguer par les plus belles qualités qu’un homme pût avoir. La réputation de George était colossale parmi les jeunes officiers du régiment : il était fameux comme chasseur, fameux comme chanteur, fameux à la parade, fameux en tout et prodigue de l’argent qu’il devait à la libéralité de son père ; aucun habit, au régiment, n’avait meilleure coupe que les siens, et personne n’en avait plus que lui. Ses hommes l’adoraient. Aucun autre officier, même le colonel, le vieil Heavytop, ne pouvait boire plus que lui. Il boutonnait au fleuret Knuckles, le prévôt d’armes, qui serait passé caporal sans son état perpétuel d’ivresse, et qui avait obtenu son diplôme dans un assaut. Il excellait comme joueur aux boules et aux quilles. Sur son cheval, l’Éclair, il avait gagné le prix offert par la garnison aux courses de Québec, et Amélia n’était pas seule à l’admirer. Stubbles et Spooney, du régiment, le tenaient pour un Apollon. Dobbin voyait en lui un successeur de Lovelace, et la femme du major O’Dowd déclarait qu’il était très-beau garçon et qu’il lui rappelait Fitz Jurl Fogarty, second fils de lord Castle Fogarty.
 
Toutes ces personnes, chacune de son côté, se livraient aux conjectures les plus romanesques à propos de la correspondance d’Osborne. Selon les uns, c’était une duchesse de Londres amourachée de lui ; selon les autres, la fille d’un général qui, ne pouvant se dégager d’autres liens, l’aimait au moins d’un amour éperdu ; d’autres parlaient de la femme d’un membre du parlement qui lui aurait offert quatre chevaux pour l’enlever ; chacun enfin à sa guise y voyait une victime de quelque passion enivrante, romanesque et scandaleuse. Osborne refusait
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de jeter la moindre lumière sur toutes ces conjectures, et laissait à ses jeunes amis le soin de lui fabriquer un roman.
 
Pour découvrir au régiment le mot de cette intrigue, il ne fallut rien moins qu’une indiscrétion du capitaine Dobbin. Le capitaine prenait un jour son déjeuner dans la salle commune où Cackle, l’aide-chirurgien, avec Stubbles et Spooney, devisaient sur les amours d’Osborne. Stubbles soutenait que la dame mystérieuse était duchesse à la cour de la reine Charlotte, et Cackle penchait pour une danseuse de l’Opéra de la plus détestable réputation. À cette idée, Dobbin éprouva une telle indignation que, la bouche gonflée d’œuf et de pain beurré, malgré cette barrière opposée aux mouvements de sa langue, il essaya, d’articuler les sons suivants :
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Dans la soirée, elle en fit son compliment au lieutenant par une petite allocution fort bien tournée, qu’elle accompagna d’un verre de wiskey, et il rentra chez lui furieux contre Dobbin, qui avait refusé l’invitation de mistress O’Dowd pour rester dans sa chambre à jouer un solo de flûte et à composer des vers d’un style mélancolique. L’orage grondait sur la tête de Dobbin, pour avoir ainsi trahi le secret de son ami.
 
« Qui diable vous a prié de parler de mes affaires ? lui cria Osborne exaspéré ; la belle avance que le régiment sache mon mariage ! et puis cette vieille et bavarde sorcière de Peggy O’Dowd ne se gêne point pour dire de moi à sa maudite société toutes les sottises qui lui passent par la tête, pour tambouriner mon hyménée par les trois royaumes. Enfin de quel droit,
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je vous prie, aller dire que ma foi est engagée ? de quel droit vous immiscer dans mes affaires, Dobbin ?
 
— Il me semble… commença le capitaine Dobbin.
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— Oui, sans doute ; car je n’en ai pas tant à gaspiller, dit Dobbin, et vous en parlez bien à votre aise.
 
— Allons, William, je vous demande pardon, dit George cédant à la voix du remords ; je vous ai trouvé mon ami en mainte occasion, Dieu le sait. Vous m’avez tiré de bien des mauvais pas. Lorsque Crawley des gardes m’a gagné cette somme d’argent, que serais-je devenu sans vous ? Oh ! je ne l’ai pas oublié. Mais vous ne devriez pas être si sévère avec moi et venir toujours me faire de la morale ; je suis fou d’Amélia, je l’adore : ne vous fâchez donc plus. C’est une perfection, je sais. Mais, voyons, ne peut-on pas jouer un peu ? Le régiment revient des Indes-
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Orientales ; laissez-moi jouir de mon reste. Quand je serai marié, je me réformerai. Oh ! oui, sur mon honneur. Mais maintenant, Dob, je dis que vous avez tort de vous fâcher ; je vous donnerai cent livres le mois prochain : car mon père, je le sais, a l’intention de me faire un joli cadeau. Je vais, de ce pas, demander une permission à Heavytop, et demain à la ville je verrai Amélia. Dites-moi, êtes-vous content ?
 
— Il est impossible de vous en vouloir longtemps, George, dit l’excellent capitaine. Quant à mon argent, mon garçon, je sais que, si j’en deviens bien pressé, vous êtes prêt à partager votre dernier schelling avec moi.
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Tout bien considéré, il valait autant que les portes fussent fermées et que la sentinelle refusât le passage. Qu’auraient fait ces pauvres petits anges à robe blanche, s’ils avaient entendu les chansons des jeunes officiers autour d’un bol de punch aux bleuâtres clartés ?
 
Le lendemain de la petite conversation qui s’était tenue à la caserne,
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le jeune Osborne, fidèle à sa parole, se disposa à aller en ville, et mérita ainsi les éloges du capitaine Dobbin.
 
« J’aurais désiré lui faire un petit présent, dit Osborne à son ami avec un air de confidence ; seulement ma bourse est à sec, et il faut attendre qu’il plaise à mon père de la remplir. »
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George embrassa avec tendresse le front de la jeune fille ; il fut très-empressé et très-aimable. Elle, de son côté, trouva son épingle de diamant d’une grâce et d’un goût parfaits ; elle ne se rappelait point la lui avoir vue auparavant.
 
Un lecteur attentif aura sans doute remarqué la conduite du jeune
Un lecteur attentif aura sans doute remarqué la conduite du jeune lieutenant, se souviendra de son petit colloque avec le capitaine Dobbin, et pourra en tirer ses conclusions sur le caractère de M. Osborne. Un Français a dit, avec une certaine crudité de parole, qu’il y avait deux contractants dans un marché d’amour : une personne qui aime et une autre qui se laisse aimer. Tantôt l’amour vient de l’homme, tantôt de la femme. Peut-être est-il arrivé à quelque jeune passionné, par un effet d’optique amoureuse, de prendre l’insensibilité pour de la modestie, la niaiserie pour une pudeur virginale, la nullité d’esprit pour une aimable timidité. Peut-être aussi quelque femme amoureuse a-t-elle paré un lourdaud avec la splendeur et le charme de son imagination ; admiré sa torpeur comme de la bonhomie ; vu dans son égoïsme le sentiment de sa supériorité, dans sa pesanteur une gravité majestueuse ; et imité dans sa conduite celle de la belle reine des fées, Titania, à l’égard d’un certain charpentier d’Athènes. Il me semble avoir vu de telles méprises dans le monde. Toujours est-il certain qu’Amélia tenait son amant pour l’un des plus brillants et des plus galants cavaliers des trois royaumes : le lieutenant Osborne partageait peut-être cette opinion.
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lieutenant, se souviendra de son petit colloque avec le capitaine Dobbin, et pourra en tirer ses conclusions sur le caractère de M. Osborne. Un Français a dit, avec une certaine crudité de parole, qu’il y avait deux contractants dans un marché d’amour : une personne qui aime et une autre qui se laisse aimer. Tantôt l’amour vient de l’homme, tantôt de la femme. Peut-être est-il arrivé à quelque jeune passionné, par un effet d’optique amoureuse, de prendre l’insensibilité pour de la modestie, la niaiserie pour une pudeur virginale, la nullité d’esprit pour une aimable timidité. Peut-être aussi quelque femme amoureuse a-t-elle paré un lourdaud avec la splendeur et le charme de son imagination ; admiré sa torpeur comme de la bonhomie ; vu dans son égoïsme le sentiment de sa supériorité, dans sa pesanteur une gravité majestueuse ; et imité dans sa conduite celle de la belle reine des fées, Titania, à l’égard d’un certain charpentier d’Athènes. Il me semble avoir vu de telles méprises dans le monde. Toujours est-il certain qu’Amélia tenait son amant pour l’un des plus brillants et des plus galants cavaliers des trois royaumes : le lieutenant Osborne partageait peut-être cette opinion.
 
Il frisait le mauvais sujet. Tous les jeunes gens le sont plus ou moins, et les jeunes filles aiment encore mieux les mauvais sujets que les garçons trop engourdis. Il n’avait pas fini de jeter sa gourme, mais cela ne pouvait plus tarder beaucoup. Grâce au retour de la paix, il allait pouvoir quitter l’armée. Désormais, plus d’avancement à attendre, plus d’occasion de signaler sa valeur et ses talents militaires. Son traitement, joint à la dot d’Amélia, leur permettrait de prendre quelque part une jolie maison de campagne au milieu d’aimables voisins. Il s’occuperait de chasse et de culture, et rien ne manquerait à son bonheur. Il ne fallait pas songer à rester à l’armée avec un ménage. Voyez-vous mistress Osborne suivant le régiment en province, ou, mieux encore, dans les Indes, entourée d’officiers, patronnée par mistress O’Dowd ! Amélia n’en pouvait plus de rire aux histoires d’Osborne sur mistress la major O’Dowd ; et lui aimait trop sa fiancée pour la faire souffrir des vulgarités de cette grosse mère, et l’exposer à la pénible existence des camps. En cela il n’y avait rien de personnel, oh ! nullement. Son unique pensée était pour cette chère enfant, qui devait prendre rang dans la société à laquelle son mariage lui donnait droit de prétendre. Quant à elle, vous
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êtes sûr d’avance qu’elle donnait son assentiment complet à ces projets, ainsi qu’à tous autres sortis de la même cervelle.
 
C’est au milieu de ces entretiens, de ces châteaux en Espagne ornés par l’imagination d’Amélia de parterres, de promenades champêtres, d’églises de village et cætera, et pourvus en outre, dans la pensée de George, d’écuries, de chenil et de bonnes caves que ce jeune couple passait les heures les plus agréables de sa vie. Le lieutenant, n’ayant qu’un jour à rester à la ville et beaucoup de choses très-importantes à y faire, proposa à miss Emmy de venir dîner avec ses futures belles-sœurs ; cette invitation la combla de joie. Il la conduisit donc auprès de ses sœurs, la laissant causer avec un entrain qui surprit beaucoup ces dignes demoiselles. Elles pensèrent qu’après tout George finirait par en tirer quelque chose. Quant à lui, il était parti à ses affaires.
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« George est à la ville, cher papa ; il est allé aux Horse-Guards, il sera de retour pour dîner.
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— Ah ! ah ! il est ici ? Eh bien ! je ne veux pas qu’on fasse attendre le dîner pour lui, Maria. »
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Le bataillon féminin marchait tout tremblant et en silence derrière son farouche conducteur ; chacun prit sa place en silence. M. Osborne marmotta un Benedicite qui ressemblait plutôt à une malédiction, puis on enleva les grands couvre-plats d’argent. Amélia était comme la feuille, car elle se trouvait à côté du rébarbatif Osborne, sans soutien ni appui auprès d’elle, George manquant et sa place restant vide.
 
« De la soupe, » fit M. Osborne d’un ton sépulcral en prenant la grande cuiller et en dirigeant ses yeux vers sa voisine. Il en offrit de la même façon à tout le reste de la compagnie, puis ne prononça plus une seule syllabe. « Enlevez l’assiette de miss Sedley, dit-il enfin ; elle ne peut pas plus que moi avaler cette soupe.
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Ce n’est pas mangeable. Enlevez cette soupe, Hicks, et demain, Maria, vous chasserez la cuisinière. »
 
Après cette sortie contre la soupe, M. Osborne fit, avec la même malveillance et la même dureté, quelques courtes remarques sur le poisson ; il se répandit en malédictions contre Billingsgate d’un ton tout à fait tragique et bien en rapport avec un si grave sujet. Puis il rentra dans le silence et avala coup sur coup plusieurs verres, affectant un air de plus en plus féroce. Enfin un vigoureux coup de marteau, annonçant l’arrivée de George, remit chacun un peu plus à son aise.
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Il n’avait pu venir plus tôt, le général Daguilet l’avait fait attendre aux Horse-Guards. Il saurait fort bien se passer de soupe et de poisson. La première chose venue, tout lui allait. Il trouvait le mouton excellent, tout excellent. Sa bonne humeur contrastait singulièrement avec l’air renfrogné de son père. Il ne cessa de jaser pendant tout le dîner, à la satisfaction de tout le monde en général et en particulier d’une personne que nous croyons inutile de nommer.
 
Dès que les jeunes demoiselles eurent avalé la salade d’orange et le verre de vin qui formaient comme la conclusion obligée de ces tristes dîners chez M. Osborne, on donna le signal de passer au salon ; aussitôt elles se levèrent toutes et partirent. Amélia espérait que Georges viendrait bientôt la rejoindre. Elle joua à son intention ses valses favorites sur le grand piano à queue qui ornait le salon du premier étage. Cet innocent artifice resta sans succès ; on aurait dit qu’il fermait l’oreille. Elle joua peu à peu sur un ton de plus en plus faible, et, toute désappointée, finit par quitter le piano. Ses trois amies exécutèrent pour elle les morceaux les plus beaux et les plus brillants du nouveau répertoire. Elle n’entendait point les notes, et restait là toute rêveuse et comme envahie par de tristes pressentiments. Le sourcil du vieil Osborne, toujours formidable, ne lui avait jamais lancé d’éclairs si pétrifiants. Ses yeux fixés sur elle lorsqu’elle avait quitté la pièce, semblaient lui reprocher quelque noir forfait ; enfin, quand on avait apporté le café elle avait tressailli, comme si le sommelier Hicks lui présentait une coupe de poison. Quel mystère se cachait là-dessous ? Oh ! les femmes ! les femmes ! c’est un besoin pour elles de réchauffer leurs plus noirs pressentiments, de caresser leurs plus affreuses pensées. C’est ainsi qu’on les voit entourer
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de la plus vive tendresse un enfant difforme et contrefait.
 
Les sombres nuages de la figure paternelle avaient aussi communiqué à Osborne quelque trouble et quelque anxiété. Avec ce sourcil à la Jupiter, ce regard injecté de bile, comment obtenir du caissier donné par la nature l’argent dont George avait absolument besoin ? Il entama l’éloge du vin de son père. C’était en général un des moyens qui réussissaient le mieux pour apprivoiser le vieillard.
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Amélia avait entendu le coup de sonnette à l’intention du bordeaux, et alors elle s’était assise avec une agitation fébrile. Cette cloche éveillait en elle de fâcheux et tristes pressentiments. À force d’avoir des pressentiments, on finit toujours par en avoir de vrais.
 
« Ce que je veux connaître, George, dit le vieillard après avoir
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doucement savouré son premier verre, ce que je veux connaître, c’est où en sont vos affaires avec… cette petite fille qui est là-haut !
 
— Il ne faut pas de bien bons yeux pour le voir, dit George en faisant claquer sa langue avec volupté, c’est assez clair, monsieur… L’excellent vin !
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« C’est bien, c’est bien ; les jeunes gens sont des jeunes gens. Mon but à moi, George, c’est que vous viviez avec la meilleure société de l’Angleterre. C’est bien là, j’espère, ce que vous faites, comme vous le pouvez avec ma fortune.
 
— Merci, monsieur, dit George décidé à en venir à ses fins, merci ! Mais ce n’est pas avec rien que l’on peut vivre avec les gens
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du grand monde, et regardez un peu cette bourse, monsieur. »
 
Et il lui tendit une bourse de filet, présent d’Amélia, où se trouvait le restant de la somme avancée par Dobbin.
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— Mon Dieu ! monsieur, dit George en cassant des noix, c’est un arrangement de famille ; ce mariage est conclu depuis un siècle entre vous et M. Sedley.
 
— C’est la vérité ; mais les positions changent, monsieur. J’avoue que Sedley m’a aidé à faire ma fortune, ou plutôt m’a mis en passe de la gagner par mes talents, mon génie et la brillante position que j’ai acquise, je puis le dire, dans le commerce des suifs et dans la cité de Londres. J’en ai déjà témoigné ma reconnaissance à Sedley, et il en a éprouvé les effets, comme le marque mon livre de caisse. George, je vous le dis en confidence, la tournure des affaires de M. Sedley ne me plaît point. Mon premier commis, M. Chopper, ne l’aime pas non plus, et c’est un vieux routier qui connaît la banque aussi bien qu’homme de Londres. Hulker et Bullock lui battent froid. Il
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aura voulu jouer pour son propre compte, c’est là toute ma peur. De plus, j’ai entendu dire que la Jeune-Amélie, capturée par un corsaire américain, avait été armée par lui. Ce qui est sûr, c’est que vous n’épouserez pas Amélia avant que j’aie vu ses deux mille livres sterling. Je ne veux point dans ma famille la fille d’un homme dont les affaires ne seraient pas bonnes. Passez-moi le vin, monsieur, et sonnez pour le café. »
 
Ceci dit, M. Osborne déploya la feuille du soir, et George reconnut à ce signe que l’entretien était fini et que son père allait faire un somme.
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Le lendemain, George vint tendrement prendre congé d’elle, puis se rendit dans la Cité, où il alla voir M. Chopper, le premier commis de son père. Il en reçut un morceau de papier qu’il échangea chez Hulker et Bullock et qui lui remplit sa poche d’argent. Au moment où George entrait dans la maison, le vieux John Sedley quittait le bureau du caissier avec une figure fort triste. Mais le filleul était trop joyeux pour remarquer la figure abattue du digne agent de change et les regards affligés que l’excellent vieillard jetait de son côté. Le jeune Bullock ne le reconduisit pas jusqu’à la porte en riant avec lui, comme les jours précédents.
 
Tandis que la porte de Hulker, Bullock et Comp. se refermait sur M. Sedley, M. Quill, le caissier, dont les fonctions étaient de prendre dans un tiroir les paquets de bank-notes et dans une sébille les souverains pour les donner à qui de droit, M. Quill cligna de l’œil dans la direction de M. Driver, le commis
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du bureau de droite, et M. Driver lui répondit par un autre clignement.
 
« Valeur nulle, murmura M. Driver.
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Intérieur de miss Crawley.
 
Dans le même temps à peu près, on aurait pu voir, se dirigeant vers une élégante maison de Park-Lane, une voiture de voyage avec une losange[6] sur la portière. Derrière la voiture était assise une femme à l’air maussade, aux boucles pleureuses emprisonnées dans un voile vert, et sur le siége trônait un gros domestique bouffi. C’était l’équipage de notre amie miss Crawley, revenant du Hants. Les glaces étaient levées. Le gros épagneul, qui d’ordinaire passait la tête et la langue à l’une ou à l’autre portière, était couché sur les genoux de la femme à l’air maussade. Quand le carrosse s’arrêta, il en sortit,
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soutenue par de nombreux domestiques, une masse informe enveloppée de châles, et une jeune dame qui accompagnait ce ballot de vêtements. Sous cette épaisseur d’enveloppes se trouvait miss Crawley. On la monta jusqu’à sa chambre, on la mit au lit, et on entretint auprès d’elle une température de malade. Des estafettes furent envoyées aux médecins et aux hommes de l’art. Ceux-ci arrivèrent aussitôt, se réunirent en consultation, indiquèrent un régime et prirent leurs chapeaux. La jeune compagne de miss Crawley s’était présentée pour recevoir leurs instructions, et elle administra les médicaments prescrits par les hommes de l’art.
 
Le capitaine Crawley, des gardes, arriva le lendemain de la caserne de Knightsbridge. Pendant que son coursier noir piaffait sur la paille étendue devant la porte de la malade, il s’enquérait avec sollicitude de l’état de sa respectable parente. Il semblait éprouver pour celle-ci une tendresse des plus violentes. Aux premiers pas qu’il fit dans la maison, il rencontra la femme de chambre de miss Crawley, toute découragée et plus maussade que d’habitude, puis miss Briggs, la demoiselle de compagnie, tout éplorée dans le salon désert. À la nouvelle de l’indisposition de son amie bien-aimée, elle était accourue en toute hâte pour s’asseoir à ce lit de souffrance, dont elle, miss Briggs, avait si souvent adouci les amertumes. Et maintenant on lui refusait l’entrée de la chambre de miss Crawley. Une étrangère présentait à sa place les potions à sa chère amie ; une étrangère venue de la province, cette odieuse miss… Les larmes étouffaient la voix de la dame de compagnie, et elle en était réduite à ensevelir ses affections froissées et son pauvre nez rouge dans son mouchoir de couleur.
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Rawdon Crawley fit passer son nom par la femme de chambre à l’air maussade, et la nouvelle compagne de miss Crawley arriva sur la pointe du pied, mit sa petite main dans celle de l’officier qui s’empressait à sa rencontre, et, jetant un regard de dédain sur la consternée miss Briggs, fit signe au guerrier de la suivre hors du salon. Elle le conduisit dans la salle à manger maintenant déserte, et dont les murs avaient été jadis les témoins de si splendides festins.
 
Ces deux personnes causèrent dix minutes ensemble, s’entretenant sans aucun doute de la malade qui se trouvait à l’étage supérieur ; après quoi la sonnette retentit avec force et
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au même instant entra M. Bowls, le gros sommelier de miss Crawley, qui, pour dire vrai, avait écouté au trou de la serrure la plus grande partie de la conversation. Le capitaine sortit en tordant ses moustaches, et enfourcha son cheval qui piaffait toujours sur la paille, à la grande admiration des gamins amassés dans la rue.
 
Il fit faire de gracieuses courbettes à son cheval, tout en jetant un dernier coup d’œil vers la fenêtre de la salle à manger, où s’était montrée un instant, pour disparaître presque aussitôt, la figure de la jeune personne dont nous venons de parler ; elle retournait sans doute à l’étage supérieur pour y donner ses soins inspirés par pure charité.
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Le sommelier descendit, et, chemin faisant, il accabla des plus horribles malédictions un pauvre domestique son subordonné.
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« C’est pitié de vous voir dans cet état, miss Briggs, dit la jeune dame d’un air froid et légèrement moqueur.
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— Que voulez-vous dire, miss Briggs ? qu’elle n’ira jamais bien, ou que je ne partirai jamais ? reprit l’autre avec le même entrain. Peuh ! elle sera au mieux dans une quinzaine, et alors j’irai retrouver mes petits élèves à Crawley-la-Reine, et leur mère qui est bien plus malade que notre amie. Il ne faut pas être jalouse de moi, ma chère miss Briggs ; je suis une pauvre petite fille sans amis et bien inoffensive. Je ne prétends point vous supplanter dans les bonnes grâces de miss Crawley. Une semaine après mon départ, elle ne pensera plus à moi, tandis que son affection pour vous est l’ouvrage de bien des années. Donnez-moi un peu de vin, ma chère Briggs, et soyons amies ; car, je vous l’assure, j’ai bien besoin d’avoir des amis. »
 
La pauvre Briggs, au cœur tendre et sans fiel, répondit à cet
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appel en tendant silencieusement la main. Mais elle n’en était pas moins chagrine de se voir délaissée, et donnait un libre cours à ses amères récriminations contre les caprices de sa Mathilde. Au bout d’une demi-heure, après le repas terminé, miss Rebecca Sharp, car, chose qui vous surprendra sans doute, tel était le nom de la personne en question, miss Rebecca Sharp remonta vers la malade, et, avec les détours les plus polis, elle congédia l’infortunée Firkin.
 
« Merci, mistress Firkin, cela suffit, vous faites à merveille. Je vous sonnerai s’il manque quelque chose ; merci bien. »
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Comme on peut le voir à son langage, miss Briggs possédait une teinture littéraire et sentimentale ; elle avait jadis publié, par souscription, un volume de poésie, les Chants d’un rossignol.
 
« Voyez-vous, miss Briggs, cette jeune fille leur a tourné l’espritl’
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esprit à tous, répondit Firkin ; sir Pitt aurait bien voulu la garder avec lui, mais il n’ose rien refuser à miss Crawley. Mistress Bute, au presbytère, n’en est pas moins entichée ; ils en sont tous à ne pouvoir se passer d’elle. Le capitaine l’aime à la folie, et M. Crawley en est jaloux. Depuis que miss Crawley a eu son indisposition, elle ne veut plus souffrir auprès d’elle que miss Sharp. Expliquez-moi cela, car pour moi je n’y comprends rien. On dirait qu’elle les a tous ensorcelés. »
 
Rebecca passa la nuit entière au chevet de miss Crawley. La nuit suivante, la bonne dame dormait d’un si profond sommeil que Rebecca eut le temps de prendre plusieurs heures de repos sur un sofa, au pied du lit de sa protectrice. Peu de jours après miss Crawley se trouva si bien qu’elle eut la force de se lever, et, pour son plus grand divertissement, Rebecca lui donna traits pour traits la représentation de miss Briggs et de sa douleur. Ses sanglots étouffés, sa manière de se frotter la face avec son mouchoir, tout cela fut rendu avec un si admirable naturel que miss Crawley reçut de la façon la plus gaie la visite des docteurs, ce qui les étonna davantage, car ils trouvaient toujours cette enfant du siècle en proie au plus terrible abattement, à toutes les horreurs de la mort, dès qu’elle éprouvait le moindre malaise.
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Miss Crawley eut du plaisir à voir miss Briggs. Rebecca contrefaisait la pauvre fille à sa barbe avec une admirable gravité, et la caricature n’en était que plus piquante pour sa vénérable protectrice.
 
Les causes de la déplorable indisposition de miss Crawley et de son départ de la maison de son frère sont d’une nature si peu romantique, qu’on serait gêné de les expliquer dans un roman destiné à une société élégante et sentimentale. Comment, en effet, faire comprendre à une femme délicate et du grand monde que miss Crawley avait trop bu et trop mangé, et que l’abus du homard à un souper de la cure était l’origine de
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l’indisposition qu’elle s’obstinait à attribuer à l’humidité du temps ? Le malaise fut si violent que Mathilde, suivant l’expression du révérend, avait bien manqué de faire le grand saut. L’attente du testament avait donné la fièvre à toute la famille, et Rawdon Crawley se voyait à la tête de quarante mille livres pour le commencement de la saison de Londres. M. Crawley envoya à sa vieille tante un choix de ses brochures religieuses pour la préparer à quitter la Foire aux Vanités et Park-Lane pour un autre monde. Mais un excellent médecin de Southampton appelé à temps triompha du homard qui, un peu plus, serait devenu fatal à la vieille fille, et lui donna assez de force pour la mettre en état de revenir à Londres.
 
Le baronnet ne dissimula point son excessive mauvaise humeur sur le dénoûment de cette affaire.
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Les jeunes demoiselles se trouvaient privées de l’inestimable enseignement de leur gouvernante ; car miss Sharp était une garde-malade si dévouée que miss Crawley ne voulait recevoir ses potions d’aucune autre main. Firkin était déjà supplantée longtemps avant le retour de sa maîtresse de Crawley-la-Reine. Mais cette fidèle domestique trouvait au moins dans sa tristesse une consolation à retourner à Londres, à voir miss Briggs, à souffrir avec elle les tortures de la jalousie, à partager avec elle les chagrins de leur disgrâce commune.
 
Le capitaine Rawdon s’était fait accorder un supplément de congé à cause de la maladie de sa tante, et il restait religieusement à la maison. Il était toujours à la porte de sa chambre, et il s’y trouva plus d’une fois face à face avec son père. Arrivait-il sans penser à mal par le corridor, aussitôt son père ouvrait sa
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porte, et la figure crochue du vieux baronnet apparaissait dans la fente. Quel motif avaient-ils de s’épier ainsi l’un l’autre ? Ah ! c’était sans doute un généreux sentiment de rivalité, c’était à qui serait le plus empressé autour du lit de la malade. Rebecca venait les consoler et leur rendre à tous deux du courage, ou plutôt elle le faisait tantôt pour l’un et tantôt pour l’autre. C’est que ces deux honnêtes personnages étaient bien désireux d’avoir des nouvelles de la malade par son messager de confiance.
 
Au dîner, où elle ne paraissait qu’une demi-heure, elle s’interposait pour les maintenir en bonne intelligence ; puis après, elle disparaissait pour le reste de la nuit. Alors Rawdon partait pour le dépôt, à Mudbury, laissant son papa dans la société de M. Horrocks et de son rhum. Miss Sharp passa ainsi une quinzaine bien fatigante et presque mortelle dans la chambre de miss Crawley ; mais ses petits nerfs semblaient être d’acier. Les fatigues et l’ennui qui sont le partage d’une garde-malade ne pouvaient lasser son dévouement à toute épreuve.
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Sharp veillait sur cette malade peu attrayante avec une patience inaltérable ; rien n’échappait à sa vigilance, et son zèle exemplaire lui faisait tout prévoir. Pendant cette maladie, elle se montra toujours alerte, dormant peu, éveillée au moindre bruit, et se contentant tout au plus de quelques instants de repos. À peine surprenait-on sur sa figure les traces de la fatigue. Son teint pouvait être un peu plus pâle, ses yeux marqués d’un cercle un peu plus noir que de coutume ; mais, hors de la chambre de la malade, on la trouvait toujours souriante, fraîche et bien mise, et, sous son peignoir et son bonnet, elle était aussi séduisante que dans les plus belles robes de bal.
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Le capitaine, du moins, le pensait ainsi et l’aimait à en devenir fou. La flèche empennée de l’amour avait traversé son épaisse enveloppe. Six semaines de rapports continuels et de vie commune avaient suffi pour lui faire rendre les armes. Il mit dans sa confidence sa tante du presbytère et tous ceux qui voulaient l’entendre. Mistress Bute le plaisantait à ce propos ; depuis longtemps elle s’était aperçue de sa forte passion ; elle lui disait de prendre garde, et finissait par avouer que miss Sharp était la créature de l’Angleterre la plus vive, la plus adroite, la plus originale, la plus naturelle et la plus affectueuse. Rawdon ne devait pas jouer ainsi avec les affections de cette jeune fille ; car la chère miss Crawley ne le lui pardonnerait jamais. Elle aussi était dans l’admiration de la petite gouvernante, et l’aimait comme une fille. Le devoir commandait à Rawdon de retourner à son régiment, dans la Babylone moderne, et de ne point abuser des sentiments confiants d’une pauvre innocente.
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— Et à quel titre, mistress Bute ? disait l’officier en riant. Sera-ce comme ma cousine ? François est fort tendre avec elle ? est-ce là ce que vous voulez dire ?
 
— Mieux encore, reprenait mistress Bute avec un éclair dans les yeux. Elle ne sera pas pour Pitt, c’est là qu’est votre erreur. Non, non, ce pied-plat n’en goûtera pas, et puis d’ailleurs il a un engagement avec Jane de la Moutonnière. Vous autres hommes, vous avez les yeux bouchés ; vous êtes de crédules et
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aveugles créatures. S’il arrive quelque accident à lady Crawley, voulez-vous savoir ce qui en résultera ? Miss Sharp deviendra votre belle-mère. »
 
À cette annonce, le chevalier Rawdon Crawley, pour témoigner de sa surprise, souffla comme un cachalot. Il n’avait pas à dire non : l’inclination peu dissimulée de son père pour miss Sharp ne lui avait point échappé. Il connaissait fort bien le tempérament du vieux baronnet : c’était un homme fort peu en peine des délicatesses de conscience. Sans demander une plus longue explication, il entra au logis en tordant sa moustache, et bien convaincu qu’il tenait enfin le secret de la diplomatie de mistress Bute.
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— Vous ne me supposez donc pas le sentiment de ma dignité personnelle, parce que je suis pauvre et sans amis, et que les gens riches eux-mêmes en manquent souvent ? Toute gouvernante que je suis, il ne faut pas croire que j’aie moins de jugement, de délicatesse, que je sois de moins bonne race que tous vos hobereaux de l’Hampshire ? Je suis une Montmorency, pensez-y bien. Une Montmorency ne vaut-elle pas une Crawley ? »
 
Lorsque miss Sharp, dans les grandes circonstances, faisait allusion
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à sa lignée maternelle, elle prenait un accent légèrement étranger qui ajoutait un grand charme à sa voix naturelle claire et sonore.
 
« Non, non, continua-t-elle en s’enflammant de plus en plus dans son apostrophe au capitaine ; je puis endurer la pauvreté, mais non le déshonneur ; l’oubli, mais non l’insulte, surtout l’insulte venant… de vous ! »
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Si le baronnet de Crawley-la-Reine n’avait pas eu sans cesse devant les yeux la crainte de perdre l’héritage de sa sœur, il n’aurait jamais consenti à priver ses filles des utiles enseignements de leur incomparable gouvernante. Le vieux château, en son absence, avait l’air d’un désert, tant Rebecca avait su s’y rendre utile et agréable. Sir Pitt n’avait plus ses lettres copiées et corrigées ; ses écritures n’étaient plus au courant ; les affaires de sa maison et ses nombreux dossiers souffraient beaucoup depuis le départ de son petit secrétaire. Il était facile de voir quel besoin il avait d’un tel secours, d’après le style, la rédaction et l’orthographe des nombreuses lettres qu’il lui envoyait, avec prière et même avec recommandation expresse de les corriger. Presque chaque jour on apportait une lettre du baronnet, adressant à Becky les plus vives instances pour son retour ; à miss Crawley les raisonnements les plus pathétiques au sujet de l’interruption fielleuse apportée dans l’éducation de ses filles. C’était de la rhétorique perdue à l’endroit de miss Crawley.
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Miss Briggs n’avait pas reçu positivement son congé comme demoiselle de compagnie ; mais sa place devenait une sinécure dérisoire. Elle vivait désormais ou dans le salon, en société du gros épagneul, ou de temps à autre dans le cabinet de la femme de charge, avec la maussade Firkin. Cependant, bien que la vieille dame ne voulût en aucune manière entendre au départ de Rebecca, celle-ci n’était point installée comme titulaire de l’emploi à Park-Lane. Miss Crawley, à l’exemple de beaucoup de gens riches, avait l’habitude d’accepter de ses inférieurs tous les services qu’elle pouvait en tirer, et, sans plus se faire de bile, de les camper là dès qu’elle n’en sentait plus le besoin. La reconnaissance chez certaines personnes riches est peu commune et presque inconnue ; elles reçoivent les services des gens nécessiteux comme chose qui leur est due. Et de quel droit vous plaindriez-vous, parasites et pauvres gueux ? Votre amitié pour les riches est à peu près aussi sincère que celle qu’ils vous témoignent en retour. C’est l’argent que vous aimez, et non pas l’homme ; et, si les rôles étaient intervertis entre Crésus et son laquais, vous savez bien, mendiants de bonne maison, de quel côté se tourneraient vos flatteries.
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En dépit du naturel et de la vivacité de Rebecca, de ses airs toujours si avenants et si aimables, il pouvait bien se faire que notre vieille rusée de Londres, à laquelle on prodiguait ces trésors d’amitié, conçût quelques vagues soupçons sur le dévouement de sa garde-malade et nouvelle amie. Miss Crawley avait souvent ruminé ce principe dans sa tête, qu’on ne fait rien pour rien. Si elle jugeait les sentiments des autres sur les siens, elle devait arriver nécessairement à cette conclusion ; et le fond de ses réflexions devait être que ceux-là ne peuvent avoir d’amis, qui ne sont préoccupés que d’eux-mêmes.
 
Quoi qu’il en soit, Becky lui était d’une grande utilité et d’une grande distraction. Aussi la généreuse miss Crawley lui avait-elle donné deux robes neuves, un vieux collier et un châle. C’était à elle qu’elle se plaignait de ses amis les plus intimes : peut-on donner une plus grande preuve de confiance et d’amitié ? Elle lui bâtissait parfois les plus brillants projets d’avenir, comme, par exemple, de la marier à Clump, son apothicaire, ou de lui procurer quelque établissement avantageux du même genre ; le moins c’était de la renvoyer à Crawley-la-Reine
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quand elle serait lasse de l’avoir auprès d’elle et que la saison de Londres commencerait.
 
Dès que miss Crawley, entrée en convalescence, put descendre au salon, Becky lui chanta des romances et inventa mille moyens de la distraire. Quand elle fut assez bien pour sortir en voiture, Becky l’accompagna. Dans les promenades qu’elles firent ensemble, parmi toutes les maisons où l’amitié bienveillante de miss Crawley pouvait l’aider à s’introduire, miss Sharp dirigea ses tentatives du côté de Russell-Square, vers la maison de John Sedley esquire.
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Cette première entrevue fut très-courte. Amélia était prête à sortir. Miss Crawley attendait en bas dans sa voiture. Ses gens s’étonnaient de se trouver en pareil lieu, et regardaient l’honnête Sambo, le nègre de notre connaissance, comme un des naturels de l’endroit. Mais quand Amélia descendit avec sa figure sereine et souriante pour être présentée par son amie à miss Crawley, qui désirait la voir et était trop mal pour quitter sa voiture, l’aristocratie galonnée de Park-Lane fut plus que jamais surprise de rencontrer une pareille merveille à Bloomsbury, et miss Crawley se sentit prendre aux charmes de la figure aimable et rougissante de cette jeune fille, qui venait avec grâce et timidité présenter ses hommages à la protectrice de son amie.
 
« Quelle charmante tournure, ma chère, quelle douce voix ! dit
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miss Crawley pendant la route, après cette courte entrevue. Ma chère Sharp, votre jeune amie est charmante. Faites-la venir à Park-Lane, entendez-vous ? »
 
Miss Crawley avait bon goût, comme on voit : du naturel dans les manières, joint à un peu de timidité, avait le don de la charmer. Elle aimait les jolis minois, mais comme on aime à s’entourer de beaux tableaux et de belle porcelaine. Ce jour-là, à diverses reprises, elle parla avec enthousiasme d’Amélia ; elle en entretint son neveu Rawdon, qui vint religieusement partager, à dîner, le poulet de sa tante.
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— Rawdon, Rawdon, ne vous faites pas plus noir que vous n’êtes, reprit miss Crawley, fort réjouie de cette histoire.
 
— C’est que, voyez-vous, madame, ce garçon est jobard comme il n’y en a pas. Tarquin et Deuceace lui soutirent tout l’argent qu’ils veulent. Il irait au diable pour se faire voir avec des
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monseigneurs. Il leur paye des dîners à Greenwich, où ils amènent toute leur société.
 
— Et c’est ce qu’il y a de mieux en fait de société ?
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— Présentable ? mais oui, comme tout le monde, répondit le capitaine Crawley. Il faudra l’avoir quand vous commencerez à recevoir un peu ; et sa… comment l’appelez-vous déjà ?… sa belle adorée… enfin, miss Sharp, vous savez bien… qu’il nous l’amène. Moi, je vais lui écrire un billet pour l’engager à venir, et nous verrons s’il est aussi fort au piquet qu’au billard. Son adresse, miss Sharp ? »
 
Miss Sharp donna à Crawley l’adresse du lieutenant, et, peu de jours après cette conversation, le lieutenant Osborne recevait une lettre couverte des jambages boiteux du capitaine Rawdon, avec une invitation de la part de miss Crawley. Rebecca envoya une autre invitation à sa chère Amélia, qui n’hésita point à accepter, quand elle eut appris que George devait être de la partie. Amélia, en conséquence, alla passer la matinée chez les dames de Park-Lane, si bienveillantes pour elle. Rebecca affecta un air de majestueuse protection. Elle était sans contredit plus adroite que son amie ; et, comme celle-ci se renfermait dans un rôle de douceur et d’abnégation et cédait à quiconque voulait la dominer, elle subit les usurpations de Rebecca avec une douceur et une bonté inaltérables. Miss Crawley se
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montrait d’une amabilité remarquable. Son enthousiasme pour la petite Amélia était poussé au fanatisme. Elle n’était pas plus gênée pour parler d’elle en sa présence que si c’eût été une poupée, une femme de chambre ou un tableau. Son admiration dépassait toute limite. J’admire fort cette admiration que le beau monde tient toujours au service d’une classe inférieure. On a de quoi être flatté de tant de condescendance. Cette bienveillance exagérée de miss Crawley finissait par peser beaucoup à la pauvre petite Amélia, et peut-être bien, parmi les trois dames de Park-Lane, la plus aimable à son goût était l’honnête miss Briggs. Elle sympathisait avec l’honnête Briggs comme avec une personne serviable et délaissée. Du reste, il lui manquait complétement ce qu’on appelle le savoir-faire.
 
George avait cru venir dîner en garçon avec le capitaine Crawley. La grande voiture bourgeoise des Osborne transporta leur héritier de Russell-Square à Park-Lane ; ses jeunes sœurs, qui n’étaient point invitées, dissimulèrent la mortification qu’elles éprouvaient de cette omission. Toutefois, elle cherchèrent le nom de sir Pitt Crawley dans le Dictionnaire de la noblesse, et étudièrent tous les détails donnés par ce livre sur la famille Crawley, sur sa généalogie, sur les Binkie et leur parenté, etc.… Rawdon Crawley fit à George Osborne un bon et aimable accueil ; il le loua sur son talent au billard, et se mit à sa disposition pour la revanche. Il adressa à Osborne quelques questions sur son régiment, et aurait engagé un piquet séance tenante, si miss Crawley n’avait formellement banni de sa maison toute espèce de jeu. Ce jour-là, le jeune lieutenant remporta sa bourse aussi pleine qu’il l’avait apportée, au grand déplaisir de son amphitryon. Cependant ils prirent rendez-vous pour aller voir, le lendemain, un cheval que Crawley voulait vendre, pour l’essayer au Park, dîner ensemble et passer la soirée en joyeuse compagnie.
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Osborne ne devait point aller soupirer le lendemain ; il aurait donc un véritable plaisir à rejoindre le capitaine Crawley.
 
« Au fait, comment va la petite miss Sharp ? demanda George à son ami, tout en vidant un verre de liqueur. C’est une bonne petite
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fille. En êtes-vous contents, à Crawley-la-Reine ? continua-t-il d’un air de suffisance. Miss Sedley avait pour elle une grande tendresse, l’année dernière. »
 
Les petits yeux bleus du capitaine Crawley avaient lancé au lieutenant un regard plein de férocité, lorsque ce dernier s’était avancé pour renouer connaissance avec la jolie gouvernante. Mais l’accueil qu’il reçut de la jeune personne fut bien propre à apaiser toutes les jalousies qui pouvaient gonfler le cœur de l’officier aux gardes.
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— J’entends, chère miss Sharp ! fit Osborne d’une voix suppliante.
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— Au moins dans certaines familles, continua Rebecca ; mais on n’en agit point ainsi dans la maison où je suis maintenant. L’or n’est pas si commun dans l’Hampshire que chez vous autres richards de la Cité ; mais là, au moins, j’y ai rencontré une bonne famille de la vieille noblesse anglaise. Le père de sir Pitt, vous le savez sans doute, a refusé la pairie. Voyez pourtant comme on m’y traite ; je suis on ne peut mieux. C’est en somme une excellente place. Mais c’est trop de bonté à vous de vous arrêter à ces détails. »
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Osborne arrêta sur elle un regard qui semblait dire : « En vérité, vous êtes bien bonne. »
 
« Ah ! c’eût été un grand honneur pour moi de vous avoir pour beau-frère, n’est-ce pas ? Moi, devenir la belle-sœur de George Osborne esquire, fils de John Osborne esquire, fils de… Quel était votre grand-papa, monsieur Osborne ? Voyons, ne vous fâchez pas. Ce n’est pas votre faute si vous avez un grand-
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papa. Et d’ailleurs, je suis parfaitement d’accord avec vous que j’aurais, sans répugnance, épousé M. Sedley. Que pouvait faire de mieux une pauvre fille sans fortune ? Maintenant vous avez tout mon secret. Je suis franche et ouverte, et, tout bien considéré, c’est fort galant à vous de rappeler cette circonstance, oui, fort galant et fort poli. Ma chère Amélia, M. Osborne et moi nous parlions du pauvre Joseph. Comment va-t-il ? »
 
George ne savait plus où donner de la tête, non pas que Rebecca eût raison contre lui, mais elle avait au moins réussi avec un plein succès à le mettre dans son tort. Il battit donc en retraite tout honteux et humilié, pensant que, s’il restait une minute de plus, il pourrait avoir à jouer un rôle assez ridicule sous les yeux d’Amélia.
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« Contre qui ? demanda vivement Amélia.
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— Contre votre amie la gouvernante. Ne faites donc pas ainsi l’étonnée.
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Peu après les événements que nous venons de rapporter, miss Rebecca Sharp se trouvant encore chez sa protectrice à Park-Lane, on vit dans Great-Gaunt-Street un écusson de plus figurer parmi ceux qui formaient déjà la décoration de ce funèbre quartier. Placé sur la façade de la maison de sir Pitt Crawley, il n’annonçait point cependant la mort du digne baronnet. C’était un écusson de femme. Quelques années auparavant il avait déjà servi pour la vieille mère de sir Pitt, feue la douairière lady Crawley. Après son temps d’exposition, l’écusson enlevé était resté à moisir dans quelque coin de la maison du baronnet. Il revit le jour en l’honneur de la pauvre Rose Dawson. Sir Pitt était veuf une seconde fois. Les armes écartelées sur l’écu avec celles du baronnet n’appartenaient point à la pauvre Rose : la fille du quincaillier n’avait point d’armoiries. Mais les anges peints sur l’écu ne pouvaient-ils pas aussi bien lui aller qu’à la mère de sir Pitt, ainsi que le resurgam écrit en devise, et accompagné pour support de la colombe et du serpent des Crawley ? Des armoiries, un écusson, le resurgam, quel sujet fécond pour moraliser !
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M. Crawley avait apporté ses soins et ses consolations à cette femme délaissée sur son lit de souffrances ; et elle avait quitté le monde, raffermie par ses pieuses exhortations. Depuis bien des années il était seul à lui témoigner des égards et des attentions. Telle était dès longtemps l’unique consolation de cette âme faible et abandonnée. La matière chez elle avait longtemps survécu à l’esprit. Le cœur était mort pour qu’elle pût devenir la femme de sir Pitt.
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Rebecca ne disait rien. Elle semblait, de toute la famille, la plus triste et la plus affectée de cet événement. Elle quitta ce jour-là le salon avant le départ de Rawdon. Mais, par le plus grand des hasards, ils se rencontrèrent en bas comme ce dernier allait partir, et ils eurent ensemble une longue conversation.
 
Le lendemain matin, Rebecca, regardant à la fenêtre, fit tressaillir
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miss Crawley, tranquillement occupée à lire un roman français, lorsqu’elle lui cria d’une voix alarmée :
 
« Voici sir Pitt, madame ! »
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— Revenir ; mais à quel titre, monsieur ? murmura Rebecca.
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— Revenez en qualité du lady Crawley, si vous le voulez, dit le baronnet, agitant son chapeau de deuil. Cela peut-il vous satisfaire ? Revenez, et vous serez ma femme. Vous le méritez à coup sûr. Au diable la naissance ; vous valez toutes les ladies du monde. Vous avez autant d’esprit dans votre petit doigt qu’il s’en trouve dans toutes les têtes réunies de toutes les femmes des baronnets du comté. Voulez-vous, oui ou non ?
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Tout lecteur d’un caractère sentimental, et nous n’en voulons que de ce genre, doit nous savoir gré du tableau qui couronne le dernier acte de notre petit drame. Qu’y a-t-il en effet de plus beau qu’une image de l’Amour à genoux devant la Beauté ?
 
Mais, quand l’Amour reçut de la Beauté l’aveu terrible qu’elle était déjà mariée, il bondit soudain, et, quittant l’humble posture qu’il avait sur le tapis, il laissa échapper des exclamations qui rendirent la pauvre petite Beauté plus tremblante encore
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qu’elle n’était en prononçant ces malencontreuses paroles.
 
« Mariée ! vous plaisantez, s’écria le baronnet après la première explosion de rage et de surprise. Vous voulez vous jouer de moi, Becky. Qui voudrait d’une femme sans un schelling de dot ?
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— Oh ! monsieur, ce sera le bonheur de ma vie de retourner à Crawley-la-Reine et d’y prendre soin de vos enfants, de vous, comme par le passé, alors que vous m’exprimiez votre satisfaction des services de votre petite Rebecca. Quand je pense aux offres que vous venez de me faire, mon cœur se remplit de gratitude ; oh ! oui, je vous l’assure. Je ne puis être votre femme, permettez-moi… d’être votre fille ! »
 
À ces mots Rebecca tombait à genoux de la manière la plus tragique, et, pressant la main noire et crochue de sir Pitt entre
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ses deux petites mains blanches et lisses comme le satin, elle le regardait en face avec une expression de tendresse et de confiance. La porte s’ouvrit alors, et miss Crawley apparut sur le seuil.
 
Mistress Firkin et miss Briggs s’étaient trouvées par hasard à la porte du salon, comme le baronnet et Rebecca entraient dans cette pièce, et par hasard aussi elles avaient vu, à travers le trou de la serrure, le vieux bonhomme aux pieds de la gouvernante, et entendu ses offres généreuses. À peine avait-il fini que mistress Firkin et miss Briggs s’étaient élancées sur l’escalier, et, se précipitant dans la chambre où miss Crawley lisait son roman français, avaient apporté à cette vieille dame l’étourdissante nouvelle que sir Pitt, à genoux, faisait une déclaration à miss Sharp. Si vous calculez le temps nécessaire pour que le susdit dialogue ait pu s’achever, pour que miss Briggs et mistress Firkin soient grimpées jusqu’à l’étage supérieur, le temps nécessaire à miss Crawley pour s’étonner, laisser tomber son volume de Pigault-Lebrun et enfin descendre les escaliers, vous reconnaîtrez l’exacte précision de cette histoire et comment miss Crawley dut se présenter à la porte de la salle, au moment où Rebecca se trouvait dans une attitude suppliante.
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— Oui, dit le baronnet, c’est la vérité.
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— Et vous a-t-elle refusé, comme elle le dit ?
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« Que vous m’épousiez ou non, vous êtes une bonne petite fille, Becky, et je serai votre ami, entendez-vous ? » dit Pitt en mettant son chapeau à crêpe.
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Il partit, et Rebecca se sentit soulagée d’un grand poids ; car ainsi son secret restait ignoré de miss Crawley, et elle pouvait encore jouir de quelque temps de répit.
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« C’est une forte tête, continua-t-elle, avec plus d’esprit dans son petit doigt que vous, ma pauvre Briggs, n’en avez dans toute votre personne. Ses manières sont excellentes, et surtout depuis que je l’ai formée. C’est une Montmorency, on le voit bien, Briggs, et le sang est après tout quelque chose, quoique, pour ma part, je m’élève au-dessus de ces préjugés. Elle eût tenu son rang au milieu de ces orgueilleux et stupides personnages de l’Hampshire, bien mieux que la malheureuse fille du quincaillier. »
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Briggs maintenait son opinion, et cet attachement antérieur devenait l’objet de leurs conjectures.
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Rebecca, en proie à une vive émotion, répondit aux offres bienveillantes que lui apportait miss Briggs avec toute la chaleur de la reconnaissance. Elle lui avoua qu’il y avait là-dessous un secret attachement entouré du plus délicieux mystère. Quel dommage que miss Briggs ne fût pas restée une minute de plus au trou de la serrure !
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Rebecca allait peut-être lui en dire plus long ; mais à peine miss Briggs se trouvait-elle auprès de Rebecca depuis cinq minutes, que miss Crawley s’y présenta en personne, honneur jusqu’alors inouï. Son impatience ne lui ayant pas permis d’attendre le retour de son ambassadrice, elle était venue elle-même. Elle dit à Briggs de quitter la chambre, exprima hautement à Rebecca son approbation sur sa conduite, et lui demanda des détails sur le colloque qui avait amené l’offre surprenante de sir Pitt.
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— Que cela n’est-il en votre pouvoir, chère madame ? dit Rebecca de la même voix larmoyante. Ah ! j’en aurais bien besoin ! »
 
Et elle appuyait sa tête sur l’épaule de miss Crawley, et pleurait
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avec tant de naturel que la vieille dame, maîtrisée par un mouvement de sympathie, l’embrassa avec une tendresse presque maternelle, et l’assura avec vivacité de son estime et de son affection, déclarant qu’elle l’aimait comme une fille et qu’elle ferait tout au monde pour lui être utile.
 
« Et maintenant, ma chère, son nom ? Est-ce le frère de cette charmante miss Sedley ? Vous m’avez touché un mot d’une affaire avec lui. Je l’inviterai ici et il sera à vous. Vous pouvez compter dessus, ma chère.
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Rebecca se laissa d’abord aller aux regrets les plus vifs et les plus sincères d’avoir été réduite à renoncer à la bonne fortune prodigieuse qu’elle avait eue si près de sa main ; c’était là assurément un contre-temps qui lui attirera toute la sympathie des personnes positives.
 
« Eh quoi ! se disait Rebecca, j’aurais pu être milady ! J’aurais
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mené ce vieux bonhomme par le nez. J’aurais dispensé mistress Bute de sa protection et M. Pitt de ses airs de supériorité. J’aurais eu maison de ville meublée à neuf et fraîchement décorée, je me serais promenée dans le plus bel équipage de Londres, j’aurais eu ma loge à l’Opéra, et, l’année prochaine, j’aurais été présentée à la cour. Voilà quelle aurait pu être la réalité, tandis que l’avenir maintenant n’est plus que doute et mystère. »
 
Mais Rebecca était une jeune dame d’une résolution et d’un courage trop énergiques pour se permettre longtemps ces lamentations superflues sur un passé irrévocable. Après avoir fait à ces préoccupations une part de regrets convenable, elle tourna toute son attention vers l’avenir qui, par son importance, fixait bien davantage ses méditations. Elle calcula donc quels étaient, dans sa situation, ses espérances, ses doutes et ses chances de succès.
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« Elle est si éprise de moi, se dit Rebecca, qu’elle me pardonnera tout. Elle est si habituée à moi, que je ne crois pas qu’elle puisse se trouver bien en mon absence. Quand l’éclaircissement viendra, il y aura encore une scène, des attaques de nerfs, des querelles, et une réconciliation finale. En somme, pourquoi retarder encore ? Le sort l’avait voulu ; aujourd’hui ou demain, tout cela revenait au même. »
 
Ainsi donc, décidée à annoncer à miss Crawley la grande nouvelle, la jeune personne interrogea son esprit sur la meilleure manière de la lui présenter. Devait-elle faire face à l’orage, ou bien fuir et éviter les premières fureurs de son déchaînement ?
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C’est en proie à ces méditations qu’elle écrivit la lettre suivante :
 
Très-cher ami,
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À miss Élisa Styles, chez M. Barnet, sellier, Knightsbridge.
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Nous sommes sûrs qu’il n’y a pas un lecteur de cette petite histoire qui ne possède assez de pénétration pour avoir déjà découvert que cette miss Styles, ancienne amie de pension, à ce que disait Rebecca, avec laquelle elle avait dernièrement repris une active correspondance, et qui allait chercher ses lettres chez le sellier, portait des éperons en cuivre et de grandes moustaches retroussées, et n’était autre que le capitaine Rawdon Crawley.
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Comment se fit ce mariage ? Voilà un problème qui ne saurait embarrasser personne. Comment empêcher un capitaine arrivé à sa majorité d’épouser une jeune personne également majeure, d’acheter une licence et de s’unir à elle dans l’une des églises de la ville ? Personne n’en est encore à apprendre que, lorsqu’une femme a une volonté, elle trouve toujours moyen de l’accomplir. Voici ma version. Un jour où miss Sharp était allée passer l’après-midi chez sa chère amie miss Amélia Sedley, de Russell-Square, on avait pu voir une dame fort semblable à elle entrer dans une église de la Cité en compagnie d’un monsieur aux moustaches bien cirées, ressortir un quart d’heure après cette entrée avec le même monsieur, qui l’avait conduite à un fiacre stationnant à la porte ; et ainsi s’était célébrée la cérémonie du mariage.
 
Personne au monde, après tant d’exemples quotidiens, n’ira, je pense, mettre en doute qu’on puisse se marier avec la première venue ? N’a-t-on pas vu des gens sensés et instruits épouser leurs cuisinières. Lord Elden lui-même, le plus sérieux des hommes, n’a-t-il pas procédé à son mariage par enlèvement ? Achille et Ajax n’ont-ils pas fait l’amour avec leurs belles esclaves ? Pouvait-on demander à un robuste dragon, qui jamais dans sa vie n’avait cherché à régler ses passions, d’aller subitement se métamorphoser en sage et résister aux entraînements
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de ses caprices ? Si l’on ne se mariait qu’avec poids et mesure, le monde serait bien vite dépeuplé.
 
Il me semble, pour ma part, que le mariage de M. Rawdon est l’une des plus honnêtes actions que nous ayons trouvées sur notre route, dans la biographie du susdit personnage. Qui songerait à lui faire un crime de s’être laissé captiver par une femme, et, après s’être laissé captiver, de l’avoir épousée en noces légitimes ? L’admiration, le plaisir, l’amour, l’étonnement, la confiance illimitée, l’adoration frénétique qu’avait éprouvés par degrés ce brave et gras guerrier à l’égard de la petite Rebecca étaient des sentiments qui, aux yeux des dames, ne sauraient tourner qu’à son avantage. Si elle chantait, chaque roulade de son gosier électrisait cette âme épaisse et vibrait à travers cette masse de matière. Si elle causait, il disposait de toutes les forces de son intelligence pour l’écouter et l’admirer. Disait-elle une plaisanterie, il ruminait ce bon mot dans son esprit, et, une demi-heure après, dans la rue, finissait par éclater de rire, à la grande surprise de son groom, quand il était en tilbury, ou de son camarade qui montait à cheval à côté de lui à Rotten-Row. Pour lui, les paroles de Rebecca étaient des oracles, ses moindres actions portaient l’empreinte de la grâce et de la sagesse.
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Ces sentiments sont-ils donc si rares, et combien ne voit-on pas chaque jour d’honnêtes Hercules dans les jupons de leur Omphale, et de Samsons aux épaisses moustaches prosternés aux genoux de leur Dalila !
 
Lors donc que Becky lui annonça l’approche de la grande crise et lui dit que le temps de l’action était venu, Rawdon lui déclara qu’il était prêt à agir sous ses ordres, et à faire charger ses troupes dès le signal du colonel. Il ne fut pas nécessaire de mettre sa lettre dans le troisième volume de Porteus. Rebecca trouva le moyen de se débarrasser de Briggs, sa compagne, et rencontra le jour suivant sa fidèle amie au rendez-vous ordinaire. Elle avait mûri son plan pendant la nuit et fit part à Rawdon du résultat de ses déterminations. Celui-ci approuva
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tout, comme c’était son devoir. Comment n’aurait-ce pas été pour le mieux, puisque c’était elle qui avait tout réglé ? Miss Crawley ne pouvait manquer de donner à la fin son consentement ou tout au moins de s’apprivoiser, suivant l’expression de Rawdon, au bout de quelque temps. Quant aux résolutions de Rebecca, elles eussent été dans le sens opposé qu’il les eût suivies aussi aveuglément.
 
« Vous avez de la cervelle pour deux, Becky, lui disait-il, vous nous tirerez de ce précipice ; je n’ai jamais vu personne qui vous vaille, et cependant je me suis trouvé avec des gens bien habiles, moi aussi. »
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Les événements du jour précédent, l’admirable conduite de Rebecca refusant de si brillantes propositions, le malheur mystérieux qui planait sur elle, et la résignation silencieuse avec laquelle elle supportait son affliction, ajoutèrent encore à la tendresse ordinaire de miss Crawley.
 
Dès qu’il s’agit de mariage, soit pour un refus, soit pour une demande, c’en est assez pour mettre en branle des légions de femmes,
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et donner du mouvement aux fibres nerveuses de chacune d’elles. Comme observateur de la nature humaine, je fréquente régulièrement l’église Saint-George pendant la saison des mariages dans le grand monde. Jamais je n’ai vu les amis du fiancé fondre en larmes, jamais je n’ai remarqué la moindre émotion dans le bedeau et le clergé qui officie. Il n’est pas rare, au contraire, de voir des femmes qui n’ont plus aucun intérêt à ce qui se passe, de vieilles ladies qui sont depuis longtemps au delà de la limite où l’on se marie, d’honnêtes mères de famille, entourées d’un cortége d’enfants, de voir, dis-je, ce troupeau de femmes pleurer, sangloter, souffler, cacher leur figure dans leur mouchoir de poche, s’abandonner aux transports de la plus farouche émotion.
 
En un mot, miss Crawley et miss Briggs, après la démarche de sir Pitt, se livraient à une dépense immodérée de sentiments ; Rebecca était devenue l’objet du plus tendre intérêt pour miss Crawley, et, tandis que Rebecca était retirée dans sa chambre, sa vieille amie se consolait par la lecture des histoires les plus romanesques. La petite Sharp était l’héroïne du jour, grâce au mystère de ses pensées de cœur.
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« Chère petite amie ! disait la vieille dame ; vous ne me quitterez pas de longtemps, voilà qui est convenu. Quant à retourner chez mon abominable frère, après ce qui s’est passé, il ne faut plus en parler. Vous resterez ici avec moi et avec Briggs. Briggs fait très-souvent visite à ses parents. Il ne tiendra qu’à elle d’aller les voir tant qu’elle voudra. Mais vous, ma chère, vous serez là pour avoir soin de la pauvre vieille. »
 
Que Rawdon Crawley se fût trouvé là, au lieu d’être à boire à son club pour endormir ses nerfs, le jeune couple, tombant aux pieds de la vieille demoiselle, aurait, par un aveu complet obtenu
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son pardon en un clin d’œil. Mais ce coup de fortune fut refusé à nos jeunes gens, sans doute pour le plus grand bonheur de cette histoire. Nombre d’aventures merveilleuses auxquelles ils vont se trouver mêlés, les auraient laissés bien tranquilles au coin de leur feu, sous un toit confortable, avec l’intervention dès le début du pardon consolant, mais peu dramatique de miss Crawley.
 
Dans la maison de Park-Lane se trouvait, sous les ordres de mistress Firkin, une jeune servante de l’Hampshire, qui, entre autres fonctions, avait celle de frapper tous les matins à la porte de miss Sharp avec la cruche d’eau chaude que Firkin ne lui aurait pas portée elle-même, eût-il dû lui en coûter la tête. Cette fille avait été élevée autrefois aux frais de la famille ; elle avait un frère dans la compagnie du capitaine Crawley, et, sans blesser la vérité, on pouvait affirmer qu’elle était instruite de certains arrangements qui entrent pour beaucoup dans les combinaisons de cette histoire. Toujours on ne pourra nous contester qu’elle avait acheté un châle jaune, une paire de bottines vertes, un chapeau bleu clair ombragé d’une plume rouge, avec trois guinées provenant de Rebecca. Comme avec miss Sharp l’argent était toujours placé à intérêt, c’était sans doute les services de Betty Martin qui lui avaient valu cette largesse toute royale.
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La petite couchette, bien blanche, était aussi en ordre et aussi peu froissée que la veille, après que Betty avait aidé Rebecca à faire le lit. Dans un coin de la chambre se trouvaient deux petites malles ficelées, et sur la table, devant la fenêtre, piquée à la pelote, bien grosse et bien grasse, quoique doublée de satin rose, une lettre attirait les regards ; il est probable qu’elle avait passé là toute la nuit.
 
Betty se dirigea de ce côté sur la pointe du pied comme si elle eût craint de la faire envoler, jeta autour d’elle un coup d’œild’
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œil de surprise et de satisfaction, prit la lettre du bout des doigts, puis se mit à rire de bon cœur en la retournant dans tous les sens, et enfin la descendit à l’étage inférieur, chez miss Briggs.
 
Comment Betty reconnut-elle que la lettre était à l’adresse de miss Briggs ? j’aimerais à l’apprendre ! Elle avait eu beau suivre l’école du dimanche faite par mistress Bute Crawley, elle ne savait pas plus lire l’écriture que l’hébreu.
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En même temps elle rompait brusquement le cachet et, comme on dit, dévorait le contenu de la lettre à elle adressée.
 
« Chère miss Briggs (écrivait la fugitive), dans l’excellent cœur que je vous connais, vous trouverez pitié, sympathie et excuse pour votre pauvre amie. C’est en répandant mes larmes, mes prières, mes bénédictions que je m’éloigne de cette maison, de cette maison où la pauvre orpheline a toujours trouvé des trésors inépuisables de bonté et d’affection. J’obéis à des droits supérieurs à ceux que ma bienfaitrice peut avoir sur moi. Je me rends au devoir qui m’appelle près de mon mari. Oui, je suis mariée, et mon mari m’ordonne de le suivre sous l’humble toit qui doit désormais nous servir de demeure. Très-chère miss Briggs, annoncez cette nouvelle, en vous inspirant de votre excellent cœur, à ma chère, à ma bien-aimée amie et protectrice. Dites-lui qu’avant de partir j’ai été verser des larmes sur son oreiller, sur cet oreiller où j’ai si souvent calmé ses souffrances, et sur lequel je désire veiller encore. Oh ! avec quelle joie je rentrerai à mon cher Park-Lane ! Que je tremble en attendant cette réponse qui va décider de mon sort ! Quand sir Pitt a daigné m’offrir sa main, honneur dont m’a trouvée digne ma bien-aimée miss Crawley (et ce sera pour moi un sujet de la bénir éternellement, puisqu’elle n’aurait pas dédaigné d’avoir la pauvre orpheline pour sœur), j’ai dit alors à sir Pitt que j’étaisj’
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étais déjà mariée et il m’a pardonné ; mais le courage m’a manqué sur le point de lui faire un aveu complet, alors que j’allais lui dire que je ne pouvais devenir sa femme, parce que j’étais déjà sa fille ! J’ai épousé le meilleur, le plus généreux des hommes : le Rawdon de miss Crawley est mon Rawdon ! Il ordonne, et j’incline la tête ; il m’appelle dans notre humble demeure, et je le suivrai par tout l’univers. Excellente et bonne amie, intercédez auprès de la bien-aimée tante de mon Rawdon, pour lui et pour la pauvre fille à laquelle sa noble race a montré une affection sans égale. Suppliez miss Crawley de recevoir ses affectionnés enfants ; et, pour terminer, mille bénédictions sans fin sur la chère maison que je quitte.
 
« Votre dévouée et reconnaissante,
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Il y aurait un chapitre à écrire sur les émotions de mistress Firkin, si la peinture des passions qui agitaient ses maîtresses n’était pas une plus digne occupation pour notre aimable muse.
 
Quand mistress Bute Crawley, transie d’un voyage nocturne et se réchauffant à l’âtre pétillant de la salle à manger, apprit de miss Briggs la nouvelle de ce mariage clandestin, elle répéta que son arrivée dans un pareil moment, où il faudrait aider cette pauvre miss Crawley à supporter un si terrible coupco
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up, était tout à fait providentielle. Rebecca n’était plus qu’une petite scélérate pétrie d’artifice et de fourberie ; elle s’en était toujours défiée, et, quant à Rawdon Crawley, elle cherchait en vain à s’expliquer la folle tendresse de sa tante à son endroit. Depuis longtemps, elle ne voyait en lui qu’un débauché, un dissipateur, un être abandonné de Dieu. « Cette détestable équipée, ajoutait mistress Bute, aura du moins pour utile résultat d’ouvrir les yeux à miss Crawley sur le véritable caractère de ce misérable. »
 
Mistress Bute prit alors son thé avec renfort de grillades beurrées. Comme désormais il se trouvait une chambre vacante dans la maison, rien ne la forçant plus à rester à l’hôtel Gloster, où l’avait descendue la malle de Portsmouth, elle dépêcha M. Bowls avec commission d’en rapporter ses bagages.
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On laissa d’abord la vieille demoiselle s’installer à son aise dans son grand fauteuil favori, échanger les embrassements et les questions d’usage avec la nouvelle arrivée ; alors enfin les conjurés jugèrent le moment favorable pour lui faire subir l’opération. Qui n’a pas eu occasion d’admirer les artifices et les ménagements délicats employés par les femmes pour préparer leurs amis aux mauvaises nouvelles ? Les deux acolytes de miss Crawley s’entourèrent d’un tel appareil de mystère que, sans lui avoir dit encore le premier mot de la fatale nouvelle, elles avaient pourtant éveillé chez elle, dans une proportion convenable, le doute et l’inquiétude.
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« Elle a refusé sir Pitt, ma chère miss Crawley, disait mistress Bute… voyons, du courage… parce que… parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement.
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— Sa mère était une Montmorency, s’écria la vieille dame arrachant presque la sonnette.
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— Sa mère était une fille d’Opéra, une plancheuse, peut-être pis encore, » repartit mistress Bute.
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Il y avait à peine quelques jours que leur pauvre mère avait été conduite à sa dernière demeure. Pas une larme, pas un regret n’avait accompagné ses cendres déposées parmi tant d’autres, toutes étrangères pour elles.
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« Mais si la vieille ne s’apaise pas, disait Rawdon à sa petite femme dans leur élégante maison de Brompton, où celle-ci avait passé sa matinée à essayer un nouveau piano, ses nouveaux gants qui lui allaient à merveille, ses nouveaux châles qui lui seyaient on ne peut mieux, ses nouvelles bagues qui brillaient à ses petits doigts, et sa nouvelle montre qui faisait tic tac à son côté. Eh bien ! Becky, si la vieille femme s’entête ?
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S’il est au monde un endroit où la satire et le sentiment puissent se donner rendez-vous, où le risible et le larmoyant se présentent avec le plus bizarre contraste, où l’on ait le droit de se montrer mordant et pathétique avec un parfait à propos, c’est dans une de ces assemblées publiques dont l’annonce remplit chaque jour les dernières colonnes du Times, et où chacun, pour son argent, est appelé à prendre sa part de la bibliothèque, du mobilier, de la vaisselle, de la garde-robe et des vins fins d’Épicure trépassé.
 
Les restes de mylord Plutus reposent maintenant dans le caveau de la famille. Les statuaires taillent dans le marbre une inscription commémorative et véridique, comme on le sait, de ses vertus et de la douleur de son héritier, désormais en possession de ses biens. Quel convive de la table de Plutus peut passer devant sa maison jadis si hospitalière pour lui, sans laisser échapper un soupir, devant cette maison qui s’illuminait de si joyeuses clartés vers les sept heures du soir, dont les portes étaient toujours toutes grandes ouvertes, et dont les domestiques, tandis qu’on montait l’escalier garni de moelleux tapis, faisaient retentir le nom du visiteur de palier en palier jusqu’àjusqu’
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à ce qu’il eût pénétré dans l’élégant sanctuaire où le vieux Plutus recevait ses amis ! Il en comptait beaucoup ! Il les traitait si bien ! Combien de gens voyait-on chez lui, spirituels sous ses vaste portiques, moroses dès qu’ils en franchissaient le seuil. Combien de gens aimables et prévenants à l’envi, qui partout ailleurs se détestaient et se seraient égorgés l’un l’autre ! Il avait une certaine arrogance, mais sa cuisine aurait fait avaler bien pis encore. Il était lourd et épais, mais le feu de son vin pétillait dans toutes les conversations.
 
« À tout prix nous aurons quelques bouteilles de son bourgogne, disent à son cercle ses amis éplorés.
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M. Martofrap, assis sur une grande table d’acajou dans la salle à manger du bas, agite son marteau d’ivoire et emploie tous les artifices de l’éloquence, de l’enthousiasme, de la prière, de la raison, du désespoir pour allumer les acheteurs. Il décoche un trait satirique à M. Juda sur son engourdissement, provoque du geste M. Lévi. Il implore, commande et beugle jusqu’au moment où il laisse tomber le fatal marteau et passe au lot suivant.
 
Ô Plutus, qui aurait jamais pensé, lorsque nous étions en cercle
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autour de votre large table étincelante de vaisselle et de linge damassé, qu’on y verrait un jour figurer, en guise de plat, cet étourdissant brocanteur ?
 
La vente tirait à sa fin. Déjà on avait vendu le magnifique ameublement du salon, sorti des meilleurs ateliers ; les vins rares, qui avaient coûté des prix fabuleux et avaient été choisis avec le goût que l’on connaissait à leur possesseur ; les services d’argenterie, d’une richesse et d’une ciselure remarquables. Quelques-unes des meilleures bouteilles, renommées parmi tous les amateurs du voisinage, avaient été achetées pour la cave de son maître par le sommelier de notre ami Osborne, esquire de Russell-Square. Un petit lot d’argenterie consistant en objets les plus indispensables, avait été acquis pour le compte de jeunes agents de change de la Cité. Il ne restait plus maintenant pour exciter la tentation du public que des objets de moindre valeur. L’orateur, juché sur la table, s’extasiait sur les mérites d’un tableau qu’il recommandait à l’admiration des assistants. La foule des acheteurs était loin d’être aussi choisie, aussi nombreuse qu’aux vacations précédentes.
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— Je m’étonne que l’éléphant ne plie pas sous un pareil fardeau, dit un loustic de profession ; son cavalier est assez gros pour cela. »
 
En effet le monsieur placé sur l’éléphant faisait l’effet d’un gros
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et grand gaillard. Un rire universel accueillit cette plaisanterie.
 
« Ne dépréciez pas la valeur de mon lot, maître Lévi, dit Martofrap ; laissez la compagnie examiner cet objet d’art. La pose de cet intelligent animal est tout à fait conforme à sa nature. Le monsieur en veste de nankin, son fusil à l’épaule, s’en va à la chasse ; dans le lointain, on voit un bananier et une pagode ; c’est probablement quelque endroit célèbre dans nos fameuses possessions des Indes orientales. Combien met-on sur ce lot ? Allons, messieurs, ne restons pas à coucher ici. »
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Le client de M. Lévi se trouva ainsi propriétaire du petit piano droit. Après cette victoire il reprit sa position normale, et, ses compétiteurs évincés jetant un coup d’œil de son côté, la dame dit à son cavalier :
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« Eh mais ! Rawdon, c’est le capitaine Dobbin. »
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Le sommelier de M. Osborne était venu acheter le fameux vin de Porto, pour le transporter de l’autre côté de la place. Quant à la boîte de petites cuillers de dessert, à la douzaine de couverts artistement travaillés et vendus au poids, trois jeunes agents de change, MM. Dale, Spiggot et Dale de Treadneedle-Street, qui avaient été en rapports d’affaires avec le vieillard et l’avaient trouvé bon et affable comme tous ceux qui traitaient avec lui, envoyèrent à sa demeure actuelle ce petit débris arraché du naufrage, avec leurs compliments pour la bonne mistress Sedley. Pour le piano d’Amélia, comme elle allait en avoir incessamment besoin et que le capitaine Dobbin ne savait pas plus en jouer que danser sur la corde roide, il est probable qu’il n’avait pas fait là une acquisition pour son usage personnel.
 
Le soir même il fut porté dans une charmante maisonnette de l’une de ces rues baptisées des noms les plus romantiques, où les habitations ressemblent à de petites maisons de poupées, et où, lorsqu’on regarde des fenêtres du premier étage, on a l’air, pour le passant, d’avoir les pieds au rez-de-chaussée. Les arbres des petits jardins qui s’étalent devant la façade de ces demeures sont couverts d’une éternelle végétation de tabliers d’enfant, de petites chaussettes rouges, de bonnets, etc. (Polyandrie, polygynie.) Malheur à l’oreille qui s’aventure dans ces lieux écartés ! elle sera écorchée par les notes aiguës sortant de mauvaises épinettes et du gosier de femmes qui font gémir les échos d’alentour. Tous les soirs on voit les commis de la Cité aller dans ces réduits coquets se reposer des fatigues du
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jour. C’était là que M. Clapp, le commis de M. Sedley, avait son domicile, et c’était là que le bon vieillard avait trouvé un asile pour lui, sa femme et sa fille, au moment de la catastrophe.
 
Joe Sedley, en apprenant le malheur qui frappait sa famille, avait agi comme on devait s’y attendre de la part d’un homme de son tempérament. Il ne vint pas à Londres, mais il écrivit à sa mère de prendre chez ses banquiers tout ce dont elle aurait besoin. Ainsi il était tranquille sur le sort de ses parents ; ils n’avaient plus rien à craindre du côté de la pauvreté ! Ces dispositions prises, Joe Sedley alla à son restaurant de Cheltenham aussi gai que de coutume, à sa promenade en voiture, buvant son bordeaux, jouant son whist, disant ses histoires indiennes ; et sa veuve irlandaise l’amadouait et le flattait comme si de rien n’était.
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Ses offres d’argent, malgré le besoin qu’on en avait, firent peu d’impression sur ses parents. Amélia racontait que, la première fois qu’elle vit son père relever la tête depuis son malheur, fut le jour où il reçut de la part du jeune agent de change le paquet de couverts, accompagné de ses compliments. Alors il éclata en sanglots, alors il se mit à pleurer comme un enfant, et parut plus touché que sa femme elle-même, à qui le présent était destiné. Édouard Dale, le plus jeune des associés qui avaient acheté ces couverts en commun, se montrait toujours plein d’égards pour Amélia, et, en dépit du malheur de son père, s’offrait encore pour l’épouser. En 1820, il se maria à miss Louisa Cutts, fille de Cutts, un de nos plus grands facteurs en grains, et sa femme lui apporta une belle fortune. Maintenant il vit retiré dans l’opulence, au milieu d’une nombreuse famille, à son élégante villa de Muswell-Hill. Mais la rencontre d’un excellent cœur ne doit pas nous emporter trop loin du principal sujet de notre histoire.
 
Nous supposons que le lecteur s’est formé une trop haute idée du bon sens du capitaine et de mistress Rebecca, pour leur jamais attribuer la pensée de faire une visite dans un quartier aussi éloigné que Bloomsbury, s’ils eussent pu soupçonner qu’ils allaient y trouver des personnes non-seulement passées de mode, mais encore ruinées, et dont la connaissance devait être sans profit pour eux. Rebecca fut toute surprise de voir cette opulente demeure où elle avait jadis rencontré si bon
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accueil, mise au pillage par les acheteurs et les marchands, de trouver à chaque pas de précieux souvenirs de famille livrés à la rapacité et à l’indifférence du public. Un mois après sa fuite, elle s’était souvenue d’Amélia, et Rawdon, accueillant sa proposition avec un rire sournois, s’était montré tout disposé à visiter George Osborne.
 
« Excellente connaissance, Beck ! disait-il en se donnant un air narquois ; il faudra que je lui vende encore un cheval. Nous ferons aussi quelques parties de billard. C’est ce que j’appelle une amitié utile, madame Crawley, ah ! ah ! »
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« Avec un peu de cervelle dans cette tête-là, pensa-t-elle, j’en aurais fait quelque chose. »
 
Mais elle ne lui laissait jamais entrevoir sa manière de penser sur son compte ; elle écoutait avec une complaisance infatigable ses histoires d’écurie et de régiment ; elle riait de tous ses bons mots ; elle prenait le plus vif intérêt à Jack Spatterdash,
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dont le cheval s’était abattu ; à Bob Martingale, surpris dans une maison de jeu ; à Tom Cinq-Bars, qui devait courir dans un steeple-chase. Rawdon rentrait-il à la maison, il trouvait Rebecca toujours vive et joyeuse ; voulait-il sortir, elle ne le retenait jamais ; restait-il au logis, elle jouait du piano, chantait pour lui plaire, faisait des sirops qu’il aimait fort, veillait à son dîner, chauffait ses pantoufles et inondait son âme de mille sons empressés. Une femme, suivant ma grand’mère, ne peut être bonne si elle n’est hypocrite. Nous ne savons jamais tout ce que l’autre sexe nous dissimule ; quelle adresse et quels artifices se cachent sous ce masque de franchise et de confiance ; combien de manœuvres sont mises en jeu pour nous plaire, nous tromper, nous désarmer à l’aide de ces sourires en apparence si ouverts. Je ne parle point ici des grandes coquettes, mais de ces modèles domestiques, de ces prodiges de vertu féminine. On voit tous les jours des femmes couvrir avec habileté les sottises d’un mari imbécile, ou apaiser les transports d’un furibond. Une bonne ménagère commencera toujours par être une excellente diplomate.
 
Ces prévenances avaient métamorphosé Rawdon Crawley ; de vétéran de la débauche il était devenu mari très-soumis et très-heureux. Il était complétement brouillé avec ses anciennes habitudes. À son club, on avait demandé une ou deux fois ce qu’il devenait, puis on avait fini par ne plus s’apercevoir de son absence. Pour lui, ses soirées au coin du feu, avec une femme joyeuse et souriante, une table bien servie, avaient tout le mérite de la nouveauté et du mystère. Il avait eu soin de faire son mariage sans l’annoncer dans le Morning-Post ; autrement il eût été assailli des réclamations étourdissantes de ses créanciers, s’ils avaient su qu’il avait épousé une femme sans fortune.
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« Je ne crains point les reproches de mes parents, » disait Becky en riant du bout des lèvres.
 
Elle était résolue à ne point faire connaître au monde le nouveau rang qu’elle y prenait, tant qu’il n’y aurait pas eu réconciliation avec la vieille tante. Elle vivait ainsi à Brompton sans voir personne, si ce n’est les amis de son mari, admis à l’intimité du petit couvert. Elle les enchantait tous dans ces dîners en petit comité : une conversation pleine d’entrain, puis les jouissances de la musique, charmaient les privilégiés qui avaient
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part à ces plaisirs. Le major Martingale n’aurait jamais demandé à voir leur acte de mariage. Le capitaine Cinq-Bars ne tarissait pas sur le talent que la maîtresse du logis déployait dans la confection du punch ; le jeune lieutenant Spatterdash, joueur enragé de piquet et fort souvent invité par Crawley, était complétement sous le charme de mistress Crawley : mais la modestie et la prudence n’abandonnaient jamais la nouvelle épouse, et la réputation de Crawley comme brave à trois poils et comme jaloux achevait de protéger complétement sa chère petite femme.
 
Il existe dans cette ville des hommes de très-bonne race et fort à la mode, qui jamais ne hasardent le pied dans un salon de femmes. Cela explique comment le mariage de Crawley pouvait faire grand bruit dans son comté, où mistress Bute se chargeait d’en répandre la nouvelle, sans être le moins du monde l’objet des préoccupations et des entretiens de la capitale. Quant à Rawdon, il vivait très-largement, mais toujours à crédit. Il avait un actif de dettes fort respectable qui, habilement exploité, pouvait mener un homme pendant encore assez longtemps ; avec des dettes, certains industriels des grandes villes savent couler une vie cent fois plus agréable que beaucoup d’autres avec de l’argent comptant.
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— C’était un honnête vieillard que ce M. Sedley, reprit Rebecca. Je suis bien fâché du malheur qui lui arrive.
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— Peuh ! agents de change… banqueroutiers… C’est tout un, vous savez, reprit Rawdon en chassant avec son fouet une mouche posée sur l’oreille de son cheval.
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Notre récit, pour un temps, se trouve mêlé à des événements et à des noms fameux, et marche presque sur les brisées de l’histoire. Lorsque les aigles de Napoléon Bonaparte prirent leur vol de la Provence, où elles s’étaient abattues après un court séjour dans l’île d’Elbe, et, de clochers en clochers, atteignirent les tours de Notre-Dame, les aigles impériales firent sans doute peu d’attention à un petit coin de la paroisse de Bloomsbury, à Londres, où l’on était aussi préoccupé de bien autre chose que du battement de ces ailes puissantes !
 
« Napoléon est débarqué à Cannes ! » Une pareille nouvelle pouvait répandre la panique à Vienne, renverser les plans de la Russie, menacer l’intégrité de la Prusse, faire secouer la tête à Metternich et à Talleyrand, et enfin abasourdir le prince Hardemberg et le marquis de Londonderry ; mais qui aurait jamais cru que la fatale secousse de la grande lutte impériale dût faire ressentir son contre-coup jusque sur les destinées d’uned’
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une malheureuse enfant de dix-huit ans, dont l’âme tout entière s’épanouissait en des pensées d’amour ? Pauvre et aimable fleur du toit domestique !… le souffle impétueux de la guerre va aussi vous emporter dans ses tourbillons impitoyables. Oui, Napoléon tente un coup suprême, et le dé fatal qui roule porte avec lui le bonheur de la petite Amélia Sedley.
 
La fortune de son père fut balayée sans espoir au souffle de ces fatales nouvelles. Tout avait mal tourné pour le pauvre vieillard ; ses dernières opérations avaient échoué ; ses banquiers avaient fait faillite. Les fonds avaient monté quand il pensait les voir baisser. Si le succès est rare et vient lentement, tout le monde sait que les désastres sont rapides et toujours menaçants.
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« Notre enfant n’est pas heureuse, hasarda la mère ; Osborne la néglige. Je ne puis souffrir les grands airs de cette famille. Les filles n’ont pas mis le pied ici depuis trois semaines, et George est venu deux fois à la ville sans nous rendre visite. Édouard Dale l’a vu à l’Opéra. Édouard épouserait bien cette chère enfant, j’en suis sûre. Il y a encore le capitaine Dobbin qui ne demanderait pas mieux ; mais j’ai horreur de tous ces militaires. Voyez comme George fait le beau fils et le matamore ! Il faudra apprendre à tous ces gens-là que nous les valons bien. Encouragez le moins du monde Édouard Dale, et vous verrez. Nous aurons une soirée, monsieur Sedley. Mais pourquoi ne répondez-vous pas ? Mon Dieu, qu’est-il arrivé ? »
 
John Sedley quitta sa chaise pour aller au-devant de sa femme qui
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accourait vers lui. La serrant alors dans ses bras, il lui dit d’une voix entrecoupée :
 
« Nous sommes ruinés, Marie ; il faut recommencer notre vie, ma chère ! J’aime mieux vous dire tout, tout sans restriction. »
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« Mon Dieu ! s’écria-t-elle, cela va briser le cœur d’Emmy ! »
 
Le père n’avait plus pensé à la pauvre enfant. Elle était là-haut en proie à l’insomnie et à la douleur, seule au milieu de ses amis, seule dans la maison paternelle, auprès de bons et excellents parents. Y a-t-il donc tant de personnes à qui l’on puisse tout avouer ? Pourquoi s’ouvrir à des âmes froides, insensibles, ou à des gens qui ne peuvent comprendre ? Notre chère petite Amélia se trouvait ainsi reléguée dans sa solitude. Elle n’avait plus, pour ainsi dire, de confidente, depuis le moment où elle avait des secrets à confier. Comment dire à sa chère maman ses doutes et ses inquiétudes ? Ses futures sœurs semblaient chaque jour la mettre de plus en plus à l’écart. Et même
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ses doutes et ses craintes, elle n’osait se les avouer à elle-même, bien qu’elle en fît toujours l’objet de ses secrètes méditations.
 
Son cœur faisait effort pour se rattacher à la conviction que George Osborne était fidèle et digne de son amour, en dépit de toutes les preuves contraires. Que de paroles d’amour lui avait-elle dites cependant sans faire tressaillir ses fibres sensibles ! combien de soupçons trop justifiés d’égoïsme et d’indifférence n’avait-elle pas eu à chasser de son cœur ? À qui cette pauvre victime pouvait-elle raconter ces luttes et ces tortures de chaque jour ? Son héros même ne comprenait pas son dévouement. Ah ! le courage lui manquait pour s’avouer combien l’homme qu’elle aimait lui était inférieur, combien elle s’était trop pressée de donner son cœur. Mais il était donné, et la pure et chaste jeune fille était trop modeste, trop tendre, trop fidèle, trop faible, trop femme enfin pour le reprendre.
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Nous ne suivrons pas le digne agent de change à travers les souffrances et l’agonie de son désastre, qui aboutit à sa mort commerciale. On afficha son nom à la Bourse, il abandonna ses bureaux, ses billets furent protestés ; la banqueroute était flagrante. La maison et l’ameublement de Russell-Square furent saisis et vendus à la criée, et la famille mise à la porte, ainsi que nous l’avons vu, se vit obligée de chercher un gîte dans le premier endroit venu.
 
John Sedley, obligé par son indigence de se séparer de ses domestiques, ne se sentit pas le courage de leur adresser ses derniers adieux. Ces honnêtes gens se montrèrent surtout chagrins de perdre de si bonnes places, et en somme ils se consolèrent assez vite du départ de leurs maîtres bien-aimés. La femme de chambre d’Amélia se livra à de longues doléances, mais elle s’en alla enfin toute résignée, en pensant qu’il pourrait s’offrir à elle une place bien plus avantageuse dans un des quartiers aristocratiques de la ville. Le noir Sambo, avec son caractère avantageux et sûr de lui, résolut d’entrer dans un
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hôtel. Quant à l’honnête et vieille mistress Blenkinsop, qui avait vu naître Joe et Amélia, dont les services dataient même du mariage de John Sedley et de sa femme, elle resta auprès d’eux gratuitement, car elle avait amassé une somme assez ronde depuis son entrée dans la maison. Elle suivit ses maîtres ruinés dans leur nouvel et modeste asile, où elle leur prodigua toujours ses soins, et ses grognements de temps à autre.
 
Parmi les poursuites qui firent à l’âme de ce bon et excellent Sedley la blessure la plus douloureuse et la plus profonde, et qui en six semaines blanchirent plus ses cheveux que les soucis des quinze années précédentes, celles de John Osborne se distinguèrent par leur acharnement et leur âpreté. John Osborne avait été son ami et son voisin ; John Osborne avait, à ses débuts, trouvé appui et assistance et lui avait mille obligations ; John Osborne devait marier son fils à la fille de Sedley. N’en était-ce pas assez pour expliquer ses rigueurs et son animosité ?
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— C’est folie de s’accrocher à une paille, » dit la froide raison à l’homme qui se noie.
 
— Vous êtes un infâme, puisqu’on voit votre nom couché sur les
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colonnes de la gazette, » dit toujours la prospérité au pauvre diable qui se débat dans le gouffre de la misère.
 
Qui n’a remarqué la promptitude des amis les plus intimes et des hommes les plus honorables à se soupçonner, à s’accuser l’un l’autre de mauvaise foi, pour peu qu’il s’agisse d’une question d’argent et qu’elle tourne mal ? Chacun en est là, chacun se trouve honnête, à charge que tous les autres soient des gueux. Afin d’être justifié, le bourreau a besoin de montrer un scélérat dans l’homme qu’il attache au pilori ; autrement, il ne serait lui-même qu’un misérable.
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La nouvelle du désastre de son père, le départ de Russell-Square, furent pour Amélia comme la déclaration que tout était désormais fini entre elle et George, entre elle et son amour, entre elle et son bonheur, entre elle et sa foi en ce monde. Une lettre grossière et insultante de John Osborne l’informa que la conduite de son père renversait tous les engagements pris entre les deux familles.
 
Amélia reçut cette nouvelle avec beaucoup plus de calme et de résignation que sa mère ne l’avait espéré. Elle n’y voyait que la confirmation des tristes pressentiments qui l’agitaient depuis si longtemps. C’était la sentence portée contre le crime dont
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elle était coupable depuis plusieurs années, d’aimer trop aveuglément, trop passionnément, sans consulter la froide raison. Comme par le passé, elle renferma en elle-même ses pensées intimes. Elle n’était guère plus malheureuse maintenant, avec la certitude de ses espérances déçues, qu’au temps où, sans vouloir la regarder, elle avait devant les yeux la triste réalité. Elle passait ainsi d’un vaste hôtel à un petit réduit sans se plaindre, sans être émue. Elle se renfermait moins longtemps dans sa petite chambre, mais elle languissait en silence, et chaque jour on pouvait signaler les progrès de son affaiblissement.
 
L’animosité que M. Osborne avait témoignée à l’occasion du projet de mariage entre George et Amélia ne pouvait être comparée qu’au ressentiment que manifestait le vieux Sedley toutes les fois qu’il était question devant lui du même sujet. Il maudissait Osborne et sa famille comme des êtres sans cœur, sans foi, sans gratitude ; il protestait qu’aucune force humaine ne l’amènerait à donner sa fille au fils d’un tel misérable ; il ordonnait à Emmy de bannir George de son esprit et de lui renvoyer toutes les lettres et tous les présents qu’elle avait reçus de lui.
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Elle promit d’obéir et se disposa à le faire. Elle enveloppa les quelques bagatelles qui lui venaient de George, tira ses lettres de l’endroit où elle les serrait et les relut d’un bout à l’autre, comme si elle ne les savait pas encore par cœur. Mais elle n’avait pas le courage de s’en séparer ; cet effort était au-dessus de ses forces : elle cacha ce paquet de lettres dans son sein, comme on voit une mère éplorée y cacher son enfant mort. Il semblait à Amélia qu’elle mourrait ou qu’elle deviendrait folle si on lui enlevait cette suprême consolation. Quel rayonnement de joie s’épanouissait autrefois sur sa figure, à l’arrivée de ces lettres ! comme elle s’éloignait avec un battement de cœur pour pouvoir les lire sans être vue ! Si le style en était glacial et froid, comme elle savait y trouver au contraire toute la chaleur de la passion ! Étaient-elles courtes et égoïstes, les excuses ne lui manquaient pas en faveur de l’auteur.
 
En relisant ces lettres, si peu dignes de tant d’amour, elle s’abandonnait au cours de ses rêveries ; elle revivait dans le passé. Chaque lettre marquait pour elle un souvenir. Tout le passé se pressait dans son esprit. Elle se rappelait son regard, sa
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voix, sa tournure, ce qu’il avait dit et comme il l’avait dit. Hélas ! de toute cette affection éteinte il ne lui restait plus au monde que ces tristes débris, et sa vie devait se passer désormais à enfouir sa tristesse dans le silence.
 
Soyez prudentes, jeunes demoiselles. Regardez-y à deux fois en engageant votre cœur. Prenez garde de vous abandonner à un amour bien sincère. Ne dites jamais tout ce que vous éprouvez, et mieux encore n’éprouvez jamais grand’chose. Voyez où conduit une passion trop loyale et trop confiante ; ne vous fiez à personne. Mariez-vous comme en France, où M. le maire sert de confident, où les registres de l’état civil remplacent les billets amoureux. Enfin, n’ayez jamais de ces sentiments qui puissent devenir pour vous une source de chagrin. Ne faites jamais de ces promesses que vous ne puissiez pas retirer, en cas de besoin, sans qu’il vous en coûte. Suivez cette méthode, si vous voulez faire votre chemin et passer pour vertueuse dans la Foire aux Vanités.
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— Tout beau, William ! répondait miss Jane ; il ne faut pas monter ainsi avec nous sur votre cheval de bataille. Nous ne pouvons vous rendre raison et nous battre avec vous. Nous ne disons rien contre miss Sedley, si ce n’est que sa conduite a été des plus imprudentes, et c’est le moins qu’on puisse en dire. Ce malheur, du reste, vient bien à ses parents.
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— Allons, William, reprit miss Anne d’un ton moqueur, miss Sedley est libre maintenant ; c’est affaire à vous de vous mettre sur les rangs ; c’est un bien bon parti, ma foi : qu’en dites-vous ?
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« Il est fort heureux, ma chère maman, disaient ces jeunes filles, que le régiment ait reçu son ordre de départ ; au moins voilà un danger auquel échappe notre frère. »
 
Le régiment était en effet désigné pour partir, et c’est ainsi que
Le régiment était en effet désigné pour partir, et c’est ainsi que l’empereur des Français se trouve mêlé à notre histoire, qui, sans l’auguste intervention de ce personnage muet, n’aurait point mérité les honneurs de la publicité. C’était lui qui avait causé la ruine des Bourbons et celle de M. John Sedley. C’était lui dont l’arrivée à Paris faisait, en France, reprendre les armes pour le soutenir, et dans toute l’Europe pour le chasser. Pendant que la nation française et l’armée lui juraient fidélité autour des aigles, dans le champ de Mai, les quatre plus puissantes armées de l’Europe se réunissaient pour faire la chasse à l’aigle, et l’une d’elles, l’armée anglaise, comptait dans ses rangs deux de nos héros ; le capitaine Dobbin et le capitaine Osborne.
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l’empereur des Français se trouve mêlé à notre histoire, qui, sans l’auguste intervention de ce personnage muet, n’aurait point mérité les honneurs de la publicité. C’était lui qui avait causé la ruine des Bourbons et celle de M. John Sedley. C’était lui dont l’arrivée à Paris faisait, en France, reprendre les armes pour le soutenir, et dans toute l’Europe pour le chasser. Pendant que la nation française et l’armée lui juraient fidélité autour des aigles, dans le champ de Mai, les quatre plus puissantes armées de l’Europe se réunissaient pour faire la chasse à l’aigle, et l’une d’elles, l’armée anglaise, comptait dans ses rangs deux de nos héros ; le capitaine Dobbin et le capitaine Osborne.
 
La nouvelle de l’évasion de Napoléon et de son débarquement en France fut accueillie par le valeureux ***e avec cette joie belliqueuse et enthousiaste que comprendront sans peine tous ceux qui connaissent ce fameux régiment. Depuis le colonel jusqu’au moindre tambour, chacun était rempli d’ambition, d’espoir et d’ardeur patriotique, chacun savait gré à l’empereur des Français d’être ainsi venu troubler la paix de l’Europe comme d’une faveur toute particulière. Il arrivait enfin, ce temps si désiré par le ***e, où il pourrait aller montrer à ses compagnons d’armes qu’il se comportait aussi bien sur le champ de bataille que les vétérans de la Péninsule, et qu’il n’avait point perdu sa valeur guerrière dans les Indes occidentales, au milieu des ravages de la fièvre jaune. Stubble et Spooney pensaient obtenir une compagnie sans avoir besoin de l’acheter. Avant la fin de la campagne, dont elle était bien résolue à partager les fatigues, mistress la major O’Dowd, espérait pouvoir signer : Mistress la colonel O’Dowd, chev. du Bain. Nos deux amis, Dobbin et Osborne, partageaient, chacun à sa manière, la fièvre générale : M. Dobbin, avec beaucoup de calme, M. Osborne, avec une exaltation bruyante, se montraient décidés à faire leur devoir et à obtenir leur part de gloire et de distinctions.
 
La commotion que ressentit le pays à cette nouvelle avait quelque chose de si national, que toute question d’intérêt privé disparut. C’est sans doute pour ce motif que George Osborne, tout récemment promu à son nouveau grade, et songeant déjà à un nouvel avancement, ne prit pas garde à d’autres événements qui eussent sans doute attiré son attention dans des temps plus calmes.
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La catastrophe du bon M. Sedley ne l’attrista pas autrement. Il essayait son nouvel uniforme, qui lui allait à merveille, le jour où se tint la première réunion des créanciers de l’infortuné vieillard. Son père lui avait dit que la frauduleuse et abominable conduite de ce banqueroutier le forçait à lui renouveler ses injonctions au sujet d’Amélia, et que c’en était fini pour toujours des projets de mariage. Il lui compta ce soir-là une somme assez ronde pour payer son uniforme et ses épaulettes, qui lui donnaient si bonne mine. Ce jeune homme, peut-être trop libéral, faisait toujours bon accueil à l’argent, et il accepta sans plus de cérémonie la généreuse gratification de son père. Les affiches de vente tapissaient déjà la maison Sedley, où il avait passé tant de journées heureuses. Il put les apercevoir en sortant le soir de chez son père pour se rendre chez le vieux Slaughter, où il descendait quand il venait à la ville ; la lune les éclairait de ses pâles rayons. Cette maison, où avait régné jadis le bien-être, était fermée pour Amélia et ses parents. Où cette malheureuse famille avait-elle trouvé un asile ? La pensée de leur désastre fit sur lui une impression profonde ; il fut très-sombre ce soir-là au café de Slaughter. Il but beaucoup, et ses camarades en firent la remarque.
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« Tout est là, disait-il d’une voix traînante et éteinte. Tenez cette lettre, Will : vous pouvez lire, si vous voulez. »
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Il lui présentait en même temps une lettre contenant les lignes suivantes :
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Quelle affliction de perdre un pareil trésor, de n’avoir pas su apprécier son bonheur alors qu’il en jouissait ! Mille scènes de famille se pressaient maintenant dans son esprit, et, au milieu de tous ses souvenirs, il la revoyait toujours bonne et belle. Le remords saisissait son âme et la honte lui montait au front, quand il se rappelait son égoïsme et son indifférence contrastant avec cette ravissante candeur. Les espérances de gloire, les chances de la guerre, le monde entier avaient disparu pour un moment, et les deux amis ne parlaient plus que d’elle et d’elle seule.
 
« Où sont-ils ? demanda Osborne après un long entretien, ete
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t non toutefois sans éprouver quelque honte à la pensée de son peu d’empressement à suivre sa fiancée ; où sont-ils ? Il n’y a point d’adresse sur ce billet. »
 
Dobbin savait l’adresse, lui. Non content d’envoyer le piano, il avait écrit une lettre à mistress Sedley pour lui demander la permission d’aller la voir. Et il l’avait vue la veille, ainsi qu’Amélia, avant son retour à Chatham ; bien plus, c’était lui qui avait apporté cette lettre d’adieu, ce paquet qui causait aux deux amis une si vive émotion.
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La pauvre enfant fit un salut accompagné d’un sourire et se retira. La mère, en la reconduisant à sa chambre, jeta vers Dobbin un regard désolé. Le pauvre garçon se sentait très-ému. Il éprouvait déjà pour cette jeune fille une vive tendresse ; car, lorsqu’il se retira, son âme était en proie à la douleur, à la compassion, à la crainte, comme s’il eût été coupable, comme si un remords poignant se fût glissé dans son âme.
 
Osborne, apprenant que son ami avait vu Amélia, lui fit les questions les plus pressantes, les plus inquiètes, au sujet de la pauvre
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enfant. Comment allait-elle ? comment l’avait-il trouvée ? que disait-elle ? Alors son ami lui prit la main, et, le regardant en face :
 
« George, elle se meurt ! » dit-il sans pouvoir ajouter un mot de plus…
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Sa mère et George étaient sur le seuil de la porte, attendant qu’elle eût terminé la lecture de la lettre.
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Une habile ménagère qui s’entend à son métier, sait combien ces paroles aimables sont faciles à dire et quel prix elles donnent aux faits les plus insignifiants de la vie. C’est un sot que celui qui a dit que les belles paroles ne sauraient remplacer le beurre dans les épinards. La moitié du temps, les épinards de la société ne seraient pas mangeables si on ne les accommodait avec cette sauce oratoire. Une douce parole, adroitement placée, aura de plus grands résultats que des espèces sonnantes offertes par un imbécile. Les espèces sonnantes pèsent sur certains estomacs, qui digèrent mieux les belles paroles sans éprouver jamais la satiété. Mistress Bute avait si souvent parlé à Briggs et à Firkin de la vivacité de son affection à leur endroit, de ce qu’elle ferait pour des amis si dévoués dans le cas où la fortune de miss Crawley lui arriverait, que les susdites personnes nourrissaient pour elle la plus haute considération. Elles lui étaient aussi dévouées, leur gratitude était aussi profonde que si mistress Bute les eût comblées des plus magnifiques faveurs.
 
Rawdon Crawley, sous son épaisse et égoïste enveloppe de soldat ne s’était jamais préoccupé de mettre dans ses intérêts les
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aides de camp de sa tante. Il témoignait au contraire pour ce couple féminin le mépris le plus prononcé. Tantôt il faisait tirer ses bottes par Firkin, et tantôt, malgré une pluie battante, il la chargeait des commissions les plus puériles. Lui donnait-il une guinée, il la lui jetait à la face ni plus ni moins qu’un soufflet. À l’imitation de sa tante, le capitaine se servait de Briggs comme d’un plastron ; il l’accablait de plaisanteries à peu près aussi délicates et aussi légères qu’un bon coup de pied de cheval.
 
Mistress Bute, au contraire, la consultait sur toutes les questions de goût, dans toutes les affaires difficiles ; elle admirait son talent poétique, et par ses politesses et ses prévenances témoignait en quelle estime elle tenait miss Briggs. Faisait-elle à Firkin un présent de six liards, elle l’accompagnait de tant de compliments que dans le cœur reconnaissant de la femme de chambre les six liards se changeaient en or ; sans compter qu’elle caressait pour l’avenir les plus magnifiques espérances. Il fallait seulement pour cela voir mistress Bute à la tête de la fortune à laquelle elle avait tant de droits.
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Pendant la durée de sa faveur, Rawdon Crawley n’obtenait qu’une soumission forcée ; après sa disgrâce, il ne trouva personne pour le plaindre ou l’assister. Bien au contraire, quand mistress Bute prit le commandement chez miss Crawley, la garnison fut charmée de se trouver sous un pareil chef, attendant tout l’avancement possible de ses promesses, de ses générosités et de ses paroles doucereuses.
 
Mistress Bute Crawley était loin de se bercer d’illusions sur les projets de l’ennemi ; elle s’attendait à un assaut de sa part pour reconquérir la position perdue. Elle connaissait toute l’habileté
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et toute la ruse de Rebecca ; elle la croyait capable de tout risquer avant d’accepter son sort. Elle devait donc faire ses préparatifs de combat et redoubler de surveillance, dans la crainte des tranchées, des mines et des surprises de l’ennemi.
 
D’abord, bien que maîtresse de la place, pouvait-elle compter sur la principale habitante ? Miss Crawley ferait-elle bonne résistance ? N’avait-elle pas un secret désir d’ouvrir les portes à l’ennemi vaincu ? La vieille dame aimait Rawdon, et surtout Rebecca, qui savait la distraire. Mistress Bute ne pouvait se dissimuler qu’il n’y avait aucun des gens de son parti capable, comme cette dernière, de réjouir cette vieille mondaine.
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« La voix de mes filles, se disait avec candeur la femme du ministre, n’est pas tolérable après celle de cette odieuse petite gouvernante. Miss Crawley ne manquait jamais d’aller se coucher quand Martha et Louisa exécutaient leurs duos. Les manières roides et pédantesques de Jim, les tirades de ce pauvre Bute sur ses chiens et ses chevaux l’ont toujours ennuyée. Que je la conduise au presbytère, elle nous prendra tous en grippe, et nous la verrons bien vite partir, j’en suis sûre ; et pourquoi, pour aller retomber dans les filets de ce mécréant de Rawdon, pour devenir la proie de cette petite vipère de Rebecca. Bien qu’elle ne battît plus que d’une aile et qu’elle n’eût plus à aller bien loin, encore fallait-il aviser à la mettre pendant ce temps à l’abri des entreprises de ces gens sans foi ni loi.
 
Lorsque miss Crawley était dans ses bons jours de santé, si on lui disait qu’elle était malade ou qu’elle en avait l’air, la vieille dame toute tremblante envoyait chercher le docteur. Après cette évasion si soudaine, ce coup imprévu, bien capables du reste d’agiter des nerfs plus solides que ceux de la vieille dame, mistress Bute pensa qu’il était de son devoir de dire au médecin et à l’apothicaire, à la dame de compagnie et aux domestiques, que miss Crawley était dans une situation déplorable, et que chacun devait agir en conséquence. Dans la rue, elle avait fait répandre de la paille jusqu’à la hauteur du genou, et le marteau, par mesure de précaution, avait été soigneusement enveloppé. Elle avait de plus exigé que le médecin vînt deux fois par jour, et toutes les deux heures elle inondait sa patiente de tisanes et de potions. Quand on pénétrait dans la chambre, elle faisait entendre un chut ! chut ! si redoutable et si perçant, que la pauvre vieille en bondissait dans son lit. Miss
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Crawley ne pouvait faire un mouvement sans apercevoir les yeux saillants de mistress Bute s’abaissant sur elle avec une immobilité sépulcrale, et ils semblaient briller au milieu des ténèbres, quand elle remuait dans la chambre avec la souplesse et la légèreté d’un chat.
 
Miss Crawley resta longtemps, bien longtemps dans son lit, et mistress Bute lui lisait des livres de dévotion. Pendant ses longues insomnies, elle n’entendait pour toute distraction que la voix du garde de nuit et les pétillements de sa veilleuse. À minuit, elle recevait la visite de l’apothicaire, qui s’approchait d’elle à pas comptés ; puis il ne lui restait plus qu’à contempler les yeux fantastiques de mistress Bute et les reflets jaunes de la lumière projetée sur le plafond dans une demi-obscurité qui avait quelque chose d’effrayant. Hygie elle-même serait tombée malade avec un tel régime, et à plus forte raison cette vieille femme nerveuse et affaiblie.
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Et, comme la haine du vice est toujours un progrès vers la vertu, mistress Bute Crawley s’efforçait d’inspirer à sa belle-sœur une légitime horreur des innombrables péchés de Rawdon Crawley. Cette charitable dame en présentait un total suffisant pour faire à lui seul condamner tous les jeunes officiers d’un régiment. Qu’un homme fasse un faux pas en ce monde, il ne trouvera point devant le public de censeurs plus inexorables que les membres de sa famille.
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Mistress Bute faisait preuve d’un intérêt touchant et d’une science approfondie en ce qui concernait l’histoire de Rawdon. Elle savait les menus détails de sa déplorable querelle avec le capitaine Longfeu, où Rawdon, après avoir eu, dès le principe, les torts de son côté, avait fini par tuer le capitaine. Elle savait comment le malheureux lord Dovedale, dont la mère avait été s’établir à Oxford pour y suivre l’éducation de son fils, et qui n’avait jamais touché une carte de sa vie avant son arrivée à Londres, avait été perverti par la fréquentation de Rawdon au Cocotier, plongé dans la plus complète ivresse par cet abominable corrupteur de la jeunesse, et finalement dépouillé au jeu de plus de quatre mille livres.
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Elle lui peignait, avec les couleurs les plus vives, le désespoir de toutes les familles de province qu’il avait ruinées, dont il avait précipité les fils dans le déshonneur et la pauvreté, et poussé les filles à la honte et à l’infamie. Elle connaissait tous les malheureux marchands que ses extravagances avaient conduits à la banqueroute ; elle dévoilait à miss Crawley les escroqueries et les honteuses manœuvres de son neveu, les mensonges révoltants à l’aide desquels il en imposait à la plus généreuse des tantes, son ingratitude pour elle et le ridicule dont il la couvrait en retour de tant de sacrifices. Elle administrait à petites doses ces histoires à miss Crawley, sans passer sur un seul article de cette litanie. En cela elle pensait accomplir son devoir de chrétienne et de mère de famille, et sa langue frappait sa victime sans le moindre remords ni le plus léger scrupule. Bien au contraire, elle s’imaginait faire œuvre pie et méritoire, et se montrait glorieuse de son courage à l’accomplir. Oui, vous aurez beau dire, il n’y a rien de tel que les gens de votre famille pour se charger de vous mettre en morceaux. À dire vrai, en présence des méfaits de Rawdon Crawley, la vérité seule aurait suffi pour sa condamnation, et ces raffinements de la médisance étaient du superflu de la part de sa charitable parente.
 
Rebecca, comptant désormais dans la famille, devint aussi l’objet des recherches minutieuses de l’excellente mistress Bute. S’étant assurée par une rigoureuse consigne que la porte resterait close aux envoyés et aux lettres de Rawdon, elle se mettait en quête de la vérité avec un courage infatigable ; elle se rendait dans la voiture de miss Crawley chez sa vieille amie Pinkerton,
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à Minerva-House, Chiswick-Mall, lui annonçait l’incroyable nouvelle de la séduction du capitaine Rawdon par miss Sharp, et obtenait d’elle tous les renseignements possibles sur la naissance de l’ex-gouvernante et l’histoire de ses premières années. L’amie du lexicographe en avait long à lui dire. On faisait apporter par miss Jemima les reçus et les lettres du maître de dessin. L’une était écrite d’une prison de dettes et réclamait humblement une avance. Dans une autre, le soussigné ne trouvait pas de termes assez expressifs pour témoigner sa reconnaissance aux dames de Chiswick à propos de l’admission de Rebecca dans leur maison ; enfin le dernier écrit sorti de la plume de ce malheureux artiste était une lettre où de son lit de mort il recommandait l’orpheline à la charité de miss Pinkerton.
 
On retrouva aussi des lettres de l’enfance de Rebecca, où celle-ci priait ces bonnes dames de venir en aide à son père, et les assurait de sa propre reconnaissance. Prenez vos lettres qui remontent à dix ans, vous ne trouverez peut-être rien qui prête plus à la satire : vœux, amour, promesses, serments, reconnaissance, tout cela n’est plus qu’un rêve bizarre au bout d’un certain temps ! Il devrait y avoir une loi prescrivant la destruction de toute pièce écrite, excepté les notes acquittées des fournisseurs, et encore devraient-elles être détruites après un bref délai déterminé. On devrait vouer à l’extermination tous ces charlatans et ces misanthropes qui débitent l’encre indélébile de la petite vertu, et faire des auto-da-fé de leurs funestes marchandises. La meilleure encre serait celle qui s’effacerait au bout d’un ou deux jours et laisserait le papier net et blanc, de manière à ce qu’il pût encore servir à écrire comme la première fois.
 
De chez miss Pinkerton, l’infatigable mistress Bute suivit la trace de Sharp et de sa fille dans les mansardes de Greek-Street, occupées par le peintre jusqu’au jour de sa mort. Les portraits de l’hôtesse en robe de satin blanc et de son mari en veste à boutons de cuivre, chefs-d’œuvre de Sharp, donnés en payement de loyers, décoraient encore les murs du salon. Mistress Stokes était une personne communicative ; elle raconta sans se faire prier tout ce qu’elle savait de M. Sharp, de sa vie de débauche et de misère ; de sa bonne humeur et de son entrain, des chasses que lui donnaient baillis et créanciers ; et
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à la grande indignation de l’hôtesse scandalisée, de son mariage avec sa femme, retardé jusqu’aux derniers moments de la malheureuse, que l’hôtesse ne pouvait même pas voir en peinture ; des manières vives et délurées de sa fille ; de l’hilarité qu’elle excitait par son talent à tourner tout le monde en caricature ; c’était elle qu’on envoyait chercher le genièvre au cabaret, et on la connaissait dans tous les ateliers du quartier. En somme, mistress Bute recueillit les détails les plus complets sur la parenté, l’éducation et le caractère de sa nouvelle nièce. Rebecca n’eût peut être pas été fort aise d’apprendre le résultat de l’enquête dont elle était l’objet.
 
Ces recherches si habilement dirigées profitaient ensuite à l’instruction de miss Crawley. On lui disait que mistress Rawdon Crawley était la fille d’une danseuse d’Opéra ; qu’elle-même avait exercé cette profession ; qu’elle avait servi de modèle chez les peintres ; qu’elle avait été élevée de manière à devenir la digne fille de sa mère ; qu’elle buvait le petit verre avec son père, etc., etc. ; qu’enfin c’était une femme perdue qui avait épousé un homme non moins perdu. Et la moralité de la fable était, d’après mistress Bute, qu’il n’y avait plus rien de bon à faire de ces deux êtres, et qu’une personne respectable ne pouvait consentir à voir de tels fripons.
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S’il y avait un reproche à adresser à mistress Bute, c’était d’apporter trop d’ardeur dans l’exécution de ses plans. Ses soins étaient peut-être excessifs ; elle faisait miss Crawley plus malade qu’elle n’était en réalité. Bien que sa parente courbât la tête sous le joug, elle ne demandait pas mieux que d’échapper le plus tôt possible à une servitude si rigoureuse et si assommante. Ces femmes à l’esprit dominateur, qui prétendent mieux savoir que les parties intéressées ce qui convient à leurs voisins, ont le grand tort de compter sans les éventualités d’une révolte domestique ou les fâcheux résultats d’un abus d’autorité.
 
Nous donnons comme exemple mistress Bute, animée des meilleures intentions, compromettant sa santé à force de veilles, négligeant
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repos et promenades pour le plus grand bien de sa belle-sœur souffrante, et si pénétrée de la gravité du malaise de la vieille dame que, pour un peu, elle eût été commander son cercueil.
 
Un jour, en tête à tête avec M. Clump, le fidèle apothicaire, elle entra dans quelques détails sur le dévouement dont elle faisait preuve, sur les résultats qu’elle en espérait pour cette santé si précieuse et si chère.
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« Mais moi on me trouvera toujours assise à ce chevet. Ah ! monsieur Clump, je ne le sais que trop, cette couche a autant besoin des secours spirituels que de ceux du médecin.
 
— J’allais vous faire remarquer, ma chère madame, se décida à dire M. Clump d’une voix doucereuse, j’allais vous faire observer, quand vous avez donné un libre cours à des sentiments qui vous font honneur, que précisément vous vous alarmez à tort
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pour cette excellente amie, et que vous faites à cause d’elle trop bon marché de votre santé.
 
— C’est que, voyez-vous, je donnerais ma vie pour mon devoir, pour les membres de la famille de mon mari, répliqua mistress Bute.
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— C’est qu’au parc, elle pourrait voir son abominable neveu, où l’on m’a dit que l’infâme allait souvent se promener avec l’impudente complice de ses crimes, répliqua mistress Bute laissant percer son égoïste cupidité ; il y en aurait assez pour lui donner une rechute qui l’obligerait à reprendre le lit. Il ne faut pas qu’elle sorte, monsieur Clump ; elle ne sortira pas tant que je serai là pour veiller sur elle. Et quant à ma santé, peu m’importe ! j’en fais le sacrifice avec joie, monsieur. C’est mon offrande sur l’autel du devoir.
 
— Eh bien ! sur ma parole, madame, reprit brusquement M. Clump, je ne réponds point de sa vie si elle reste plus longtemps
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enfermée dans l’air épais de sa chambre. Une attaque de nerfs pourra venir nous l’enlever quelque jour, et, si vous voulez voir hériter le capitaine Crawley, je vous le dis en toute sincérité, madame, vous en prenez tout à fait le chemin.
 
— Dieu du ciel ! est-elle donc en danger de mort ? s’écria mistress Bute ; pourquoi ne m’en avoir pas informée plus tôt ? »
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Sous l’empire de cette pensée, le digne apothicaire s’était adressé à mistress Bute Crawley, avec toute la candeur de son âme.
 
Celle-ci faisant peser sa main de fer sur la vieille dame, la consignait au lit, et, ne laissant approcher d’elle personne, redoublait d’efforts pour lui faire changer son testament. Mais les terreurs de miss Crawley à l’idée de la mort la reprenaient toutes
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les fois qu’on venait à lui faire de ces funèbres propositions. Mistress Bute avait donc à remettre sa patiente en belle humeur et en bonne santé avant de poursuivre le but sérieux qu’elle se proposait. Mais en quel lieu la conduire ? Le seul endroit où il n’y eût pas chance de rencontrer l’odieux couple des Rawdons était l’église, et la vieille dame n’y aurait trouvé aucun plaisir ; mistress Bute le savait.
 
« Nous irons visiter les magnifiques faubourgs de Londres, pensait-elle alors ; rien n’est plus pittoresque, à ce qu’on dit. »
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Mais mistress Bute, pour vouloir trop bien faire, finissait par tendre la corde trop roide. Tandis qu’elle s’efforçait d’inspirer à miss Crawley l’aversion de son neveu rebelle, la malade sentait naître en elle au contraire une haine profonde, une terreur secrète pour son bourreau, et n’aspirait plus qu’à sortir de ses mains. Au bout de quelque temps, elle leva l’étendard de l’insurrection contre Highgate et Hornsey. Elle voulait aller au Parc. Mistress Bute craignait d’y rencontrer l’abominable Rawdon, et ne se trompait pas. Un jour on vit poindre à l’horizon le phaéton de Rawdon, où Rebecca était assise à côté de lui. Dans le carrosse de l’ennemi, miss Crawley occupait sa place ordinaire, mistress Bute était à sa gauche. Sur la banquette de devant se trouvait miss Briggs avec le toutou.
 
Le moment critique était donc enfin arrivé. Le cœur de Rebecca battait avec violence quand elle reconnut la voiture ; les deux équipages s’avançaient l’un vers l’autre, et Rebecca, la tête penchée, jeta sur la vieille demoiselle un regard où se peignaient la tendresse et le dévouement. Rawdon lui-même tremblait, et sa figure rougit sous ses épaisses moustaches. Le chapeau de miss Crawley était imperturbablement tourné du côté de la petite rivière. Mistress Bute redoublait de prévenances à l’égard du toutou, qu’elle appelait son petit doggy, son
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petit bichon, son petit amour d’argent. Les voitures roulaient toujours chacune dans son sens.
 
« C’est une affaire toisée, dit Rawdon à sa femme.
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Le capitaine Dobbin négociateur de mariage.
 
Le capitaine Dobbin se trouva, sans savoir comment, ministre plénipotentiaire pour la conclusion du mariage entre George Osborne et Amélia. Sans lui cette union n’eût jamais eu lieu ; il ne pouvait trop se l’avouer à lui-même, et il lui venait sur les lèvres un amer sourire, à la pensée que, parmi tant d’autres, le sort l’avait précisément chargé du soin de faire réussir ce mariage. La conduite de cette affaire était peut-être la plus pénible tâche qui pût lui être imposée ; mais, toutes les fois que le capitaine Dobbin se trouvait en face d’un devoir, il marchait droit au but, sans beaucoup de paroles ni d’hésitationd’
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hésitation. Ayant donc mis dans sa tête que, si miss Sedley n’épousait pas George Osborne, elle en mourrait de douleur, il résolut de mettre tout en œuvre pour la conserver à la vie.
 
Nous n’entrerons point dans des détails trop minutieux sur l’entretien de George Osborne et d’Amélia, lorsque le jeune capitaine fut ramené aux pieds, ou pour mieux dire dans les bras de sa jeune maîtresse, grâce à l’amicale intervention de l’honnête William. Un cœur même plus dur que celui de George n’aurait pu résister à la vue de cette douce figure si douloureusement ravagée par le chagrin et le désespoir, à ces simples et tendres accents avec lesquels elle lui retraçait l’histoire de ses peines. Les forces ne lui avaient point manqué lorsque sa mère avait conduit Osborne auprès d’elle ; elle avait seulement soulagé l’excès de sa tristesse en reposant sa tête sur l’épaule de son amant et en y versant des larmes tendres, abondantes et douces. Aussi la vieille mistress Sedley, toute joyeuse de cette scène, voulut assurer à ces jeunes amants les joies et le mystère d’un entretien secret. Elle laissa Emmy, qui couvrait les mains de George de larmes et de baisers, comme celles de son maître et seigneur, et semblait réclamer son indulgence et son pardon, comme si elle se fût rendue par ses crimes indigne de ses bontés.
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Cette tendre et humble soumission pénétrait George Osborne d’une douce et flatteuse émotion. Il trouvait une esclave prosternée et obéissante dans cette simple et fidèle créature, et le sentiment de sa toute-puissance faisait tressaillir agréablement son âme. Monarque souverain, il se sentait enclin à la générosité, et daignait relever cette Esther agenouillée pour lui faire prendre place à ses côtés sur le trône. En outre, cette suave et mélancolique beauté avait pour lui autant de charme que ces marques de soumission. En conséquence, il rassura, encouragea la pauvre petite, et lui pardonna pour ainsi dire.
 
Quant à elle, ses espérances, ses pensées, qui s’étaient flétries à l’ombre en l’absence de leur soleil, retrouvèrent leur fraîcheur et leur sève, grâce au retour de l’astre tout-puissant. Dans cette petite figure rayonnante qui s’épanouissait désormais sur l’oreiller d’Amélia, vous n’auriez pas reconnu celle qui était si pale, si défaite, si indifférente à tout ce qui l’environnait. L’honnête Irlandaise se réjouissait du changement, et demandait à déposer un baiser sur cette figure qui avait
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subitement retrouvé toutes ses roses. Amélia entourait de ses bras le cou de la jeune fille et l’embrassait de tout cœur, comme aurait fait un enfant. Elle goûta ce soir-là un sommeil calme et rafraîchissant. Une joie ineffable resplendissait dans ses traits quand elle s’éveilla aux rayons de l’aurore.
 
« Je le verrai encore aujourd’hui, se disait tout bas Amélia ; c’est le plus noble et le meilleur des hommes. »
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Blenkinsop s’était toujours défiée de cette miss Sharp ; Joe l’avait échappé belle ! et elle retraça tout au long les scènes sentimentales qui s’étaient passées entre Rebecca et le receveur de Boggley-Wollah.
 
Quant à Dobbin, ce n’étaient pas les fureurs de M. Sedley qui l’effrayaient le plus. Il avouait que ses doutes et ses inquiétudes les plus vives lui venaient au sujet des dispositions d’une espèce d’autocrate russe aux épais sourcils, séant à Russell-
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Square, et qui avait mis un veto absolu au mariage médité par Dobbin. Il connaissait l’entêtement et la brutalité du père Osborne, il savait combien il était tenace dans ses résolutions une fois prises.
 
« Le seul moyen pour George de sortir d’embarras, disait son ami, c’est de se distinguer dans la campagne qui va s’ouvrir. S’il est tué, la mort ne tardera pas à réunir ces deux âmes ; s’il se distingue, eh bien ! alors, comme il lui revient quelque argent de sa mère, à ce que j’ai entendu dire, il pourra acheter un grade de major ou se défaire de celui de capitaine, et aller s’occuper de défrichement au Canada, ou encore se livrer à l’agriculture dans une petite habitation à la campagne. »
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Toutefois, sous l’influence de ces graves considérations, il pensa qu’il fallait presser autant que possible ce mariage. Était-il donc lui-même bien désireux d’en voir la conclusion ? à peu près à la façon de gens qui, après un décès, hâtent les cérémonies funèbres ou avancent l’heure fixée pour une séparation inévitable. M. Dobbin s’étant chargé de cette affaire avait grand désir de la terminer. Il faisait sentir à George la nécessité d’une exécution immédiate ; il lui montrait les chances de réconciliation avec son père, si son nom était porté à l’ordre du jour dans la Gazette. Dobbin consentait même, s’il en était besoin, à affronter le courroux des deux pères. En tout cas, il priait George d’en finir avant l’ordre de départ attendu de jour en jour, et qui devait forcer le régiment à quitter l’Angleterre pour aller guerroyer sur le continent.
 
Tout dévoué à ces projets matrimoniaux, M. Dobbin, suivi de l’approbation et des vœux de mistress Sedley, qui n’avait nulle envie de traiter directement cette affaire avec son mari, se rendit auprès de John Sedley, dans la maison où il descendait
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dans la Cité, au café du Tapioca. C’était là que, depuis la fermeture de ses bureaux et les rigueurs de sa destinée, le pauvre vieillard ruiné allait chaque jour écrire et recevoir sa correspondance, réunissant ses lettres en liasses mystérieuses qu’il fourrait dans les poches de ses habits. Rien de plus triste que ce mystère, ces soucis, ces démarches où en est réduit tout homme ruiné, ces lettres qu’il étale sous vos regards, et où se lit la signature de quelque richard connu ; ces papiers gras et déchirés renfermant des promesses de secours et des compliments de condoléances ; fragile espoir sur lequel on se fonde pour un retour à la fortune.
 
Dobbin trouva au milieu de ces illusions de la misère celui qui avait été jadis l’épanoui, le joyeux, l’opulent John Sedley. Ses habits, autrefois coquets, étaient blancs sur les coutures. Le cuivre des boutons commençait à percer. L’infortuné avait les traits pâles et défaits. Sa cravate et son jabot chiffonnés tombaient en désordre sur son gilet devenu trop large. Dans ses beaux jours, quand il avait traité George et Dobbin au restaurant, personne n’y parlait et n’y riait plus haut ; tous les garçons se heurtaient autour de lui. On éprouvait un sentiment de peine à voir maintenant l’humble et triste figure de John au café du Tapioca. Un vieux garçon aux yeux éraillés, aux bas crasseux, aux souliers pesants, avait pour office d’apporter aux habitués de ce triste repaire des pains à cacheter dans des verres, de l’encre dans des godets de plomb, et des morceaux de papier qui semblaient être dans ce lieu l’unique objet de consommation.
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La figure allongée et la tournure militaire du capitaine firent briller de curiosité les yeux éraillés du garçon et tirèrent de son assoupissement la vieille dame qui ronflait au comptoir au milieu de ses tasses ébréchées.
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« Comment vont le digne alderman et milady votre excellente mère, monsieur ? »
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« Ma femme sera très-heureuse de voir madame votre mère, dit Sedley en sortant ses papiers de sa poche. Votre père m’a écrit une bien excellente lettre, monsieur, et je vous charge pour lui de mes respectueux compliments. Lady Dobbin trouvera notre maison bien plus petite que celle où nous avions coutume de recevoir nos amis, mais elle est fort commode, et le changement d’air a fait grand bien à ma fille, à qui les brouillards de la ville n’allaient pas du tout. Vous rappelez-vous la petite Emmy, monsieur ? Eh bien ! elle se sentait fort mal ici. »
 
Le vieillard promenait ses yeux de côté et d’autre, tandis qu’il parlait avec un air distrait, et en même temps ses doigts jouaient
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avec ses papiers et tortillaient maladroitement le fil rouge qui leur servait de lien.
 
« Vous êtes soldat, continua-t-il ; eh bien ! je vous le demande, Will Dobbin, qui se serait attendu au retour de ce Corse, à son évasion de l’île d’Elbe ? Quand les souverains alliés étaient l’année dernière ici, quand nous leur avons donné ce dîner dans la Cité, quand nous avons vu ce temple à la Concorde, ces feux d’artifice, ce pont chinois de Saint-James Park, un homme sensé pouvait-il supposer que la paix ne tiendrait pas, surtout après un Te Deum chanté en son honneur, monsieur ? Je dis, monsieur, que c’est par un tour de passe-passe que Bonaparte s’est échappé de l’île d’Elbe. C’était une conspiration de toutes les puissances de l’Europe pour faire baisser les fonds et ruiner ce pays. C’est à cela que je dois d’être ici, William. Voilà comment mon nom se trouve dans la gazette. Oui, monsieur, voilà où m’a mené mon excès de confiance dans l’empereur de Russie et le prince régent. Tenez, regardez ici, sur ces papiers. Voyez les fonds au 1er mars, lorsque j’ai acheté du cinq pour cent français au comptant. Voyez où cela est descendu maintenant… Qu’est devenu le commissaire anglais qui l’a laissé partir ? On devrait le fusiller, ce commissaire ! monsieur, on devrait le faire passer à un conseil de guerre et le fusiller, morbleu !
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Dobbin se sentait vivement ému à la vue de ce vieux et excellent ami, égaré par le malheur et se livrant à des colères inutiles.
 
« Oui, continuait-il, ce sont des vipères que l’on s’amuse à réchauffer
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dans son sein, et elles ne piquent ensuite que plus fort. Ce sont des meurt-de-faim que vous mettez en voiture et qui sont les premiers à vous écraser. Vous savez de qui je parle, William Dobbin, mon garçon. Je parle de ce sac à écus de Russell-Square, si fier de sa dorure, lui que j’ai connu sans un schelling. Je ne désire plus qu’une chose, c’est de le revoir dans l’état de misère où il était quand nous nous sommes liés ensemble.
 
— Mon ami George, monsieur, m’en a touché quelques mots, dit Dobbin, préoccupé d’en venir à ses fins. Ce débat l’a fort chagriné, monsieur, et je viens vous apporter un message de sa part.
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— Mettez-vous bien dans l’esprit, s’écria le vieux Sedley, que ce n’est point le père de George qui rompt ce mariage, c’est moi qui le défends. Il y a une barrière éternelle entre cette famille et la mienne. Je suis tombé bien bas, mais pas encore à ce degré de honte. Non ! non ! Vous pouvez le répéter à toute cette clique, père, fils, sœurs et tout le reste.
 
— Moi, je pense, monsieur, répondit Dobbin à voix basse, que vous n’avez ni le pouvoir ni le droit de séparer ces deux cœurs, et que, si vous ne donnez pas votre consentement à votre fille, elle fera bien de s’en passer. Parce que vous avez la tête à l’envers, ce n’est pas une raison pour qu’elle meure ou mène une vie malheureuse. À mon sens, elle se trouve déjà
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aussi bien mariée que si tous les bans avaient été publiés dans les églises de Londres. Et quelle meilleure réponse à faire à toutes ces attaques d’Osborne contre vous, que de montrer son fils entrant dans votre famille et épousant votre fille ? »
 
Un éclair de satisfaction parut briller sur le front du vieux Sedley à cette dernière remarque, mais il n’en continuait pas moins à déclarer que jamais on n’aurait son consentement pour le mariage d’Amélia et de George.
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« Mes sœurs prétendent qu’elle a des diamants gros comme des œufs de pigeon, disait George en riant ; cela doit bien faire avec sa tournure ! Avec ces brillants à son cou, elle doit ressembler tout à fait à une illumination publique. Ses cheveux noirs sont aussi laineux que ceux de Sambo. Elle mettrait presque un anneau à son nez pour le jour de la présentation à la cour. Avec un panache de plumes sur le chignon, elle aura tout à fait l’air de la belle sauvage. »
 
C’est ainsi que George plaisantait, en tête-à-tête avec Amélia, de l’extérieur d’une jeune demoiselle dont son père et ses sœurs venaient de faire la connaissance, et qui était, à Russell-Square, l’objet des hommages de toute la famille. La rumeur publique lui attribuait je ne sais combien de plantations aux Indes-Occidentales, beaucoup d’argent placé sur les fonds publics et une grosse part dans les actions de la Compagnie des Indes. Elle a une maison dans le Surrey et une autre à Portland-Place. Le Morning-Post avait retenti de formules admiratives
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sur cette riche héritière, Mrs. Haggistoun, veuve du colonel Haggistoun, lui servait de chaperon et avait la haute main dans la maison. Elle venait de quitter la pension, et George et ses sœurs l’avaient rencontrée dans une soirée chez le vieux Hulker, Devonshire-Place. Hulker, Bullock et Comp, étaient depuis longtemps les correspondants de la maison.
 
Les demoiselles Osborne lui avaient fait toutes les chères possibles, et l’héritière y avait répondu avec un grand laisser-aller. Les demoiselles Osborne trouvaient qu’une orpheline dans sa position, avec tant d’argent surtout, était quelque chose de bien intéressant. Elles avaient la tête et la bouche pleines de leur nouvelle amie, quand elles revinrent de Hulker-Hall, auprès de miss Wirt, leur demoiselle de compagnie. Dès le lendemain, leur voiture les conduisit chez elle.
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— Quel âge a-t-elle ? demanda Emmy, lorsque George eut fini de débiter, avec une volubilité sans égale, cette belle tirade sur son enchanteresse d’ébène.
 
— Cette reine de Congo, bien qu’elle vienne de quitter la pension, doit avoir environ vingt-deux ou vingt-trois ans. Je voudrais
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que vous vissiez son orthographe. Mistress la colonelle Haggistoun écrit ordinairement ses lettres, mais sa tendresse pour mes sœurs l’a emportée trop loin ; elle s’est risquée à prendre la plume, et elle a écrit çatain et Sain-Geams pour satin et Saint-James.
 
— Ce ne peut être que miss Swartz, la pensionnaire en chambre, dit Emmy, se rappelant la bonne et excellente mulâtresse qui avait eu des attaques de nerfs le jour où Amélia avait quitté la maison de miss Pinkerton.
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— Pourquoi ne m’ont-elles pas aimée aussi ? dit Emmy avec tristesse ; elles m’ont toujours témoigné beaucoup de froideur.
 
— Ma chère âme, elles vous auraient aimée si vous aviez eu à vous deux cent mille livres, répliqua George ; ainsi le veut l’éducation qu’elles ont reçue. Dans notre société, on ne connaît que l’argent comptant. Nous vivons au milieu des banquiers, des financiers de la Cité, et chacun d’eux, en vous parlant, a besoin de faire sonner ses guinées dans sa poche. Ils sont fiers de posséder dans leurs rangs ce lourdaud de Frédérick Bullock qui va épouser Maria, Goldmore, le directeur de la compagnie des Indes, Dipley, qui est dans le commerce des suifs, notre commerce à nous, dit George avec un rire forcé et en rougissant. Au diable ce troupeau de rogneurs d’écus ! Je m’endors toujours à leurs assommants et cérémonieux dîners. Je ne fais que rougir dans ces fêtes ridicules données par mon père. Moi, j’ai l’habitude de vivre avec des gentilshommes, des gens du monde, Emmy, et non point avec ces grossiers commerçants. Chère petite femme, vous êtes la seule personne de notre classe qui ait la tournure, les pensées et le langage d’une grande dame. C’est qu’aussi vous êtes un ange, et vous avez beau faire, il n’en sera ni plus ni moins. On dirait, en vous voyant, une grande dame. Miss Crawley, qui a fréquenté les meilleures sociétés de l’Europe, ne l’avait-elle pas remarqué ? Et, quant à Crawley des
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gardes-du-corps, vrai Dieu ! voilà un fameux gaillard. Il me plaît pour avoir épousé la femme qu’il aimait. »
 
Amélia admirait beaucoup M. Crawley à cause de son équipée, trop peut-être. Rebecca ne pouvait manquer d’être heureuse avec lui, et elle disait en riant que Jos finirait bien par en prendre son parti.
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Querelle à propos d’une héritière.
 
Les mérites incontestables que possédait miss Swartz avaient assurément de quoi inspirer une violente passion, et l’âme du vieil Osborne se berçait déjà de mille rêves ambitieux qu’il espérait bientôt, grâce à cette héritière, voir passer à l’état de réalités. Il était ravi des avances et des cajoleries que ses filles faisaient
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à leur nouvelle amie, et il déclarait que sa plus grande joie comme père était de voir ses enfants placer si bien leurs affections.
 
« Il ne faut point chercher, disait-il à miss Rhoda, dans notre humble retraite de Russell-Square, la splendeur et le luxe que vous offrent les salons aristocratiques. Chère demoiselle, mes filles sont toutes simples, tout ouvertes. Ce qu’on peut dire pour elles, c’est qu’elles ont le cœur bien placé et ressentent pour vous une tendresse qui prouve en leur faveur. Quant à moi, je ne suis qu’un négociant tout uni et tout rond dans les affaires, et sans prétention, comme pourront vous le dire Hulker et Bullock, les correspondants de feu votre père, de si respectable mémoire. Vous trouverez chez nous cette cordialité et cette franchise qui font le bonheur, et, pour tout dire en un mot, une famille respectée, une table simple, des mœurs honnêtes, un accueil affectueux. Ah ! chère miss Rhoda, chère Rhoda, laissez-moi vous appeler ainsi, car mon cœur, je vous le jure, s’épanouit de joie à votre approche. Je vous le dis du fond du cœur, je ne sais quel instinct me pousse vers vous. Vite, un verre de champagne! Hicks, du champagne pour miss Swartz. »
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Un joli garçon comme lui, avec sa tournure, son grade, ses qualités, était le mari qu’il fallait à la riche héritière.
 
Les demoiselles Osborne avaient soin de parsemer l’horizon de bals à Portland-Place, de présentations à la cour, d’invitations
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chez les plus hauts personnages. Il n’était plus question que de George et de ses brillantes connaissances auprès de leur nouvelle et bien chère amie.
 
Le vieil Osborne, de son côté, voyait là pour son fils une excellente occasion. George laisserait l’armée pour le parlement, et prendrait sa place dans les salons et la politique. Le sang du vieillard bouillait dans ses veines quand il pensait que le nom des Osborne pourrait être anobli dans la personne de son fils, et pour lui il se voyait déjà le tronc d’une glorieuse lignée de baronnets. Dans la Cité et à la Bourse, il se mit en quête des renseignements les plus complets sur la fortune de l’héritière, sur la nature de ses biens, sur la situation de ses immeubles. Le jeune Fred Bullock, qui lui avait fourni les indications les plus détaillées aurait bien pris l’affaire pour son propre compte (ce sont les expressions même du jeune banquier), si déjà il n’avait pas été fiancé à Maria Osborne. Ne pouvant donc faire sa femme de miss Swartz, ce désintéressé jeune homme aurait bien voulu en faire tout au moins sa belle-sœur.
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Ainsi, pendant que l’inconstant George Osborne revenait aux pieds d’Amélia, sous l’inspiration de son bon génie personnifié dans l’excellent Dobbin, son père et ses sœurs préparaient pour lui un brillant mariage, sans croire à aucun obstacle possible de sa part.
 
Lorsque le vieil Osborne faisait ce qu’il appelait une ouverture,
Lorsque le vieil Osborne faisait ce qu’il appelait une ouverture, il ne laissait point de place au doute par rapport à ses intentions. Lorsque d’un coup de pied il précipitait un de ses valets du haut de son escalier, c’était une ouverture pour engager celui-ci à quitter son service. Avec sa rondeur, son tact ordinaires, il promit à mistress Haggistoun de lui souscrire un billet à vue de dix mille livres, le jour où son fils épouserait sa pupille : il appelait cela une ouverture, et pensait avoir agi en diplomate consommé touchant la susdite héritière. Il fit aussi une ouverture à George ; il lui ordonna de l’épouser sur-le-champ, tout comme il aurait dit à son sommelier de déboucher une bouteille, ou à son secrétaire d’écrire une lettre.
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il ne laissait point de place au doute par rapport à ses intentions. Lorsque d’un coup de pied il précipitait un de ses valets du haut de son escalier, c’était une ouverture pour engager celui-ci à quitter son service. Avec sa rondeur, son tact ordinaires, il promit à mistress Haggistoun de lui souscrire un billet à vue de dix mille livres, le jour où son fils épouserait sa pupille : il appelait cela une ouverture, et pensait avoir agi en diplomate consommé touchant la susdite héritière. Il fit aussi une ouverture à George ; il lui ordonna de l’épouser sur-le-champ, tout comme il aurait dit à son sommelier de déboucher une bouteille, ou à son secrétaire d’écrire une lettre.
 
Cette ouverture du genre impératif fut accueillie par George avec une vive contrariété. Il était alors dans le premier enthousiasme, dans le premier feu de sa réconciliation avec Amélia, et jamais ses chaînes ne lui avaient paru si douces. La comparaison de ses manières, de sa tournure avec celles de miss Swartz, lui montrait une union avec celle-ci sous des traits doublement burlesques et odieux.
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La première fois que son père lui signifia d’un ton impératif qu’il aurait à déposer ses hommages aux pieds de miss Swartz, Georges songea à opposer la temporisation à l’ouverture du vieillard.
 
« Vous auriez dû y penser plus tôt, mon père, lui dit-il ; cela est impossible maintenant : d’un moment à l’autre nous allons recevoir nos ordres de départ. Ce sera pour mon retour, si tant est que j’en revienne ; et il s’efforçait pour lui faire sentir que c’était fort mal prendre son temps pour conclure un mariage que de choisir précisément celui où le régiment était menacé à chaque instant de quitter l’Angleterre. Le peu de jours qui restaient devaient être consacrés aux préparatifs de campagne, et non à des serments d’amour. Il songerait tout à son aise à se marier quand il aurait son brevet de major. Car, je vous le jure, continuait-il d’un air joyeux et déterminé, vous verrez
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un de ces jours le nom de George Osborne tout au long sur la Gazette. »
 
Suivait la réplique du père, qui mettait en avant les renseignements qu’il avait pris dans la cité : Mais le père avait à cœur d’empêcher que quelque freluquet aristocratique ne fît main basse sur l’héritière, dans le cas d’un plus long retard, et on pouvait au moins par précaution procéder aux fiançailles, pour célébrer ensuite le mariage au retour de George en Angleterre. D’ailleurs, c’était une folie d’aller exposer sa vie sur le continent, lorsqu’on avait sous la main une fortune de dix mille livres sterling de rente.
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Un nouvel obstacle s’élevait donc à la traverse des projets de George au sujet d’Amélia. Plus d’une conférence intime eut lieu à cette occasion entre lui et Dobbin. L’opinion de ce dernier nous est déjà connue ; et quant à George, une fois qu’il s’était mis une chose en tête, il ne s’arrêtait pas devant une difficulté de plus ou de moins.
 
La négrillonne restait tout à fait étrangère à cette conspiration tramée entre les principaux membres de la famille Osborne, et dont elle était l’objet. Bien plus, sa tutrice et amie ne lui avait rien laissé pénétrer, et l’héritière de Saint-Kitts prenait pour très-sincères les flatteries de ses jeunes compagnes. Sa nature impétueuse et ardente, comme nous avons eu occasion de le voir précédemment, répondait à ces démonstrations multipliées avec une chaleur toute tropicale. Et puis, il faut en convenir, elle trouvait une jouissance personnelle dans ses visites à Russell-Square ; elle y rencontrait un charmant garçon, George Osborne, en un mot. Les moustaches du jeune lieutenant avaient fait sur elle une vive impression le soir où elle les avait vues au bal de MM. Hulker, et comme nous le
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savons, elle n’était pas la première victime de leur puissance séductrice.
 
George savait prendre à la fois un air vaniteux et mélancolique, langoureux et hautain, derrière lequel il affectait de laisser entrevoir des passions, des secrets et tout un enchaînement mystérieux de peines de cœur et d’aventures. Sa voix avait des notes douces et sonores. Il disait : « Il fait chaud ce soir, » ou offrait une glace avec cet accent triste et sentimental qu’il aurait mis à annoncer à la même dame la mort de sa mère ou à lui faire une déclaration d’amour. Il regardait du haut de sa grandeur les jeunes lions de la société de son père et posait en héros parmi ces élégants de troisième ordre. Les uns riaient de lui et le détestaient, les autres, comme Dobbin, concevaient une admiration poussée jusqu’au fanatisme. Toujours est-il que ses moustaches commençaient à produire leur effet sur le petit cœur de miss Swartz et à l’enrouler de leurs vrilles capricieuses.
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Toutes les fois qu’il y avait chance de voir George Osborne à Russell Square, cette naïve et excellente jeune fille n’avait point de paix qu’elle ne fût auprès de ses chères amies. C’était une dépense et un luxe de robes neuves, de bracelets et de chapeaux sur lesquels on ne ménageait pas les plumes. Elle donnait à sa parure tous les soins imaginables pour assurer son triomphe sur le conquérant, et avait recours à toutes ses séductions pour obtenir ses bonnes grâces. Quand les demoiselles Osborne lui demandaient de leur air le plus grave de faire un peu de musique, elle chantait ses trois romances et jouait ses deux morceaux avec un courage infatigable et un plaisir toujours croissant. Pendant que les demoiselles Osborne se livraient à ces délicieuses distractions, miss Wirt et la tutrice, se retirant dans un coin de la pièce, se mettaient à étudier le Dictionnaire de la Pairie et à parler noblesse.
 
Le lendemain du jour où George reçut l’ouverture de son père quelques instants avant le dîner, il s’étendit sur le sofa du salon, dans la pose la plus naturelle à un homme mélancolique et rêveur. D’après l’avis de son père, il avait passé, dans la journée, au bureau de M. Chopper. Le vieux commerçant donnait de grosses sommes à son fils, sans consulter, dans ses largesses, d’autre règle que son caprice. Ensuite, George s’était rendu à Fulham, où il était resté trois heures avec
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Amélia, sa chère petite Amélia, et enfin il était venu retrouver ses sœurs, aussi empesées dans leur maintien que leurs robes de mousseline. La société était réunie dans le salon ; les duègnes bavardaient dans leur coin, et l’honnête Swartz portait sa robe favorite de satin jaune, des bracelets de turquoise, des bagues à n’en plus finir, des fleurs, des plumes, et une collection de breloques et de brimborions qui la faisaient ressembler à la boutique d’une revendeuse à la toilette.
 
Les demoiselles de la maison, après des efforts inutiles pour tirer une parole de leur frère, se mirent sur le chapitre des modes et parlèrent de la dernière réception à la cour. George ne tarda pas à trouver ce babillage insupportable. Et puis ces tournures étaient-elles à comparer à celle de la petite Emmy ? Dans ces voix brusques et saccadées, ces jupes roides d’empois, qu’y avait-il de semblable à la douceur angélique, aux grâces modestes de sa bien-aimée ? La pauvre Swartz était justement assise à la place que prenait autrefois Emmy ; ses mains, couvertes de joyaux, s’étalaient en éventail sur sa robe de satin jaune ; ses broches et ses boucles d’oreille lançaient des lueurs rutilantes, et ses gros yeux semblaient vouloir se précipiter de leurs orbites. Elle exprimait dans toute sa personne la parfaite satisfaction du désœuvrement, avec un air qui disait à tout le monde : « Admirez-moi ! » Les deux sœurs trouvaient, du reste, que le satin lui allait à ravir.
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— Que désirez-vous ? Marie aux yeux bleus ou l’air de la Corbeille ? demanda miss Swartz.
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— Il est fort joli, l’air de la Corbeille, reprirent en chœur les deux demoiselles Osborne.
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— Vous savez bien, George, que vous ne devez point parler ainsi, s’écria Jane tout effarée ; papa le défend.
 
— Je voudrais bien voir qu’on m’en empêchât, cria George en fureur ; je veux parler d’elle ; je dis que c’est la plus accomplie, la plus douce, la plus charmante des filles d’Angleterre. Que son père soit banqueroutier ou non, mes sœurs ne sont pas dignes de délier les cordons de ses souliers. Si vous l’aimez, allez la voir, miss Swartz, elle n’a plus beaucoup d’amis
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maintenant, et, je le répète, Dieu bénira ceux qui lui conservent quelque affection. Qui parle bien d’elle est mon ami ; qui en dit du mal est mon ennemi. Merci encore une fois, miss Swartz. »
 
Et, se levant, il alla lui serrer la main.
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Mais il existait cette différence entre les deux champions, que le père écumait de rage et était tout hors de lui, tandis que le fils conservait le sang-froid et la clarté de pensées qui manquaient au vieillard, et se trouvait armé ainsi, non-seulement pour l’attaque, mais encore pour la riposte. Il ne se préoccupait point de la bataille, trouvant qu’il serait assez tôt d’y penser quand le moment serait enfin venu ; il mangea donc avec le plus grand calme et du meilleur appétit, attendant le signal pour commencer la mêlée.
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Le vieil Osborne, au contraire, était en proie à une agitation nerveuse, vidant les verres les uns après les autres. Plus d’une fois il perdit le fil de ses idées dans sa conversation avec ses voisines, et le sang-froid de George redoublait encore sa colère. Il était presque fou de voir l’impassibilité de son fils à jouer avec sa serviette, à s’incliner profondément devant les dames qui se levaient pour partir, à leur ouvrir la porte, à remplir son verre, à en déguster à loisir le contenu, puis enfin à regarder son père entre les deux yeux, en ayant l’air de lui dire : « Messieurs de la garde, tirez les premiers. » Le vieillard voulut prendre du renfort, mais le carafon heurtait son verre dans un choc convulsif, sans arriver à le remplir.
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Toutes les fois qu’il s’élevait à ce ton d’arrogance, le jeune officier portait son père au comble de la colère ou de la terreur. Le vieil Osborne redoutait chez son fils l’usage du grand monde et des belles manières, qui lui faisait complétement défaut ; car rien, en général, ne met plus mal à l’aise un manant que de sentir à côté de lui un homme de bon ton.
 
« Mon père n’a pas dépensé pour mon éducation tout ce que m’a coûté la vôtre, il n’a pas fait les mêmes sacrifices, et je ne lui ai pas coûté aussi cher. Si j’avais fréquenté la société
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où certains êtres peuvent vivre, grâce à moi, mon fils n’aurait peut-être pas tant de motifs de faire le fier, monsieur, et de tirer supériorité de ses airs de grand seigneur. »
 
Le vieil Osborne appuya en prononçant ces mots avec une intention ironique.
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— Allez donc, monsieur, allez donc, dit le vieux père dont les yeux sortaient de leurs orbites.
 
— Oui, certes, monsieur ! Je prétends persévérer dans mes sentiments pour cette angélique jeune fille. Si je l’aime, vous n’avez qu’à vous en prendre à vous. J’aurais peut-être adressé mes
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hommages d’un autre côté, élevé mes vœux plus haut, en dehors de notre cercle étroit, mais je n’ai fait que vous obéir. Et maintenant que son cœur est à moi, vous me dites de l’abandonner, de la punir d’un crime dont elle est innocente, de causer sa mort peut-être, et tout cela pour les fautes d’autrui ! Voilà où seraient la lâcheté et la bassesse, voilà où serait l’infamie, dit George cédant à l’exaltation de son enthousiasme. Se jouer ainsi du cœur d’une jeune fille, d’un ange descendu du ciel au milieu de ce monde dont ses vertus exciteraient l’admiration, si sa douceur et son aménité ne réduisaient au silence les accusations de la haine ! Enfin, si je la délaissais, monsieur, croyez-vous qu’elle m’oublierait ?
 
— Il ne me convient point, monsieur, de prêter l’oreille à ce galimatias d’absurdités sentimentales, s’écria le père de George. Je ne donnerai point la main à un mariage qui ferait entrer des gueux dans ma famille. Du reste, à votre aise, monsieur, il ne tient qu’à vous de laisser envoler huit mille livres sterling de rentes quand vous n’avez qu’à vous baisser pour les avoir ; mais alors songez, à faire votre paquet. Une fois pour toutes, voulez-vous faire ce que je vous dis, monsieur ?
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« Je l’épouserai demain, dit-il avec un jurement. Ah ! Dobbin, Dobbin, chaque jour je sens mon amour grandir pour elle. »
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Par une matinée maussade et pleureuse de la fin d’avril, des giboulées balayaient par rafales le trottoir de la rue où se trouvait le café du vieux Slaughter ; George Osborne arriva dans le café, l’air pâle et les yeux hagards. Sa mise cependant indiquait une certaine recherche ; il portait un habit bleu aux boutons bronzés, et un gilet en peau de daim, suivant la mode du temps. Dobbin, qu’il retrouva dans cet endroit, avait, lui aussi, abandonné la casaque militaire et le pantalon gris dont il affublait d’ordinaire sa longue et osseuse personne, pour l’habit bleu aux boutons bronzés.
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Dobbin venait de passer une heure et plus dans le café, à prendre successivement tous les journaux sans pouvoir venir à bout d’en lire un seul. Il avait plus de vingt fois jeté les yeux sur la pendule, puis dans la rue, où la pluie balayait la chaussée, où les passants faisaient retentir le pavé sous leurs socques, où leurs ombres mouvantes miroitaient en longs reflets sur les dalles humides. Tantôt il battait le rappel sur la table, puis rongeait ses ongles jusqu’à la racine, ce qui ajoutait à la beauté de ses mains monumentales ; ensuite il mettait en équilibre sur le pot au lait une petite cuiller, et la poussait avec une pichenette, etc., etc.… L’impatience de son esprit se faisait jour dans ses moindres gestes et le portait à ces déplorables distractions qui sont le suprême recours d’un esprit en proie à toutes les anxiétés de l’attente.
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— Vous êtes toujours bon et prévenant, Will. Je veux boire à votre santé, mon vieux, et au diable la…
 
— Non, non, deux verres c’est assez, fit Dobbin en l’arrêtant.
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John, enlevez ce carafon. Voilà du poivre de Cayenne pour mettre avec votre poulet, et dépêchez-vous, car nous devrions déjà être là-bas. »
 
La pendule marquait onze heures et demie, quand les deux capitaines échangeaient ces quelques paroles. Un fiacre, où le domestique d’Osborne avait placé son nécessaire de voyage et sa valise, attendait à la porte depuis quelques instants. Les deux jeunes gens gagnèrent la voiture, abrités sous un parapluie, et le domestique grimpa sur le siége en maugréant contre l’averse et contre l’humidité du manteau du cocher, d’où se dégageait une épaisse vapeur.
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Le valet de M. Osborne et celui de M. Joseph trouvaient, tout en suivant leurs maîtres dans l’église, que c’était donner un croc en jambe aux convenances, que de faire une noce sans repas, sans bouquet, sans rubans.
 
« Ah ! vous voici ! dit à George Joseph Sedley, notre galant cavalier du Vauxhall ; vous êtes de cinq minutes en retard, George,
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mon garçon ! Quel temps, bon Dieu ! Cela me rappelle la saison des pluies au Bengale. Mais soyez tranquille, ma voiture est imperméable. Entrons : Emmy et ma mère sont déjà à la sacristie. »
 
Joe Sedley était dans toute sa splendeur : jamais on ne l’avait vu si gras ; jamais son faux-col n’était monté si haut, jamais sa face n’avait été plus rubiconde. Son jabot s’étalait avec orgueil sur son gilet à ramages ; ses bottes à la hongroise resplendissaient sur la rotondité de ses mollets. Sur son habit vert clair s’épanouissait la rosette nuptiale, large et blanche comme la fleur du magnolia.
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Dans l’église se trouvait seulement le clergé qui officiait. La pluie sur les vitraux et les sanglots de mistress Sedley étaient le seul bruit qui vint par moments interrompre le service divin. La voix du ministre ébranlait les tristes échos de ces voûtes désertes. Le oui d’Osborne se fit entendre grave et articulé. La réponse d’Emmy, s’échappant avec peine de son petit cœur, parvint mourante à ses lèvres, et n’arriva qu’aux seules oreilles du capitaine Dobbin.
 
La cérémonie terminée, Joe Sedley embrassa sa sœur ; c’était
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plus qu’il n’en avait fait pour elle depuis plusieurs mois. George avait déposé son air triste et semblait maintenant tout radieux.
 
« À votre tour, William, » dit-il tout joyeux en frappant sur l’épaule de Dobbin.
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En même temps une main pesante s’abaissant sur son épaule coupait court aux rêveries du pauvre garçon ; mais le capitaine ne se sentait pas le cœur à se rendre aux provocations gastronomiques de Joe Sedley. Il installa dans la voiture la vieille dame tout éplorée, vit Joe monter à côté d’elle et les domestiques sur le siége, puis les quitta sans leur faire de bien longs adieux ; cette seconde voiture disparut comme la première, et les gamins la poursuivirent encore de leurs cris railleurs.
 
« Voilà pour vous, petits mendiants, » dit Dobbin en leur jetant
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de la menue monnaie ; puis il s’en alla lui-même sans faire attention à la pluie.
 
Tout était donc fini. Il les voyait donc mariés et heureux, du moins Dobbin le demandait au ciel. Quant à lui, le pauvre garçon, jamais il ne s’était trouvé si seul et si abandonné. Il aurait déjà voulu être à quelques jours de là pour la revoir de nouveau.
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tandis que Jacob, pater quem nuptiæ demonstrant, mange des sauterelles à l’étage au-dessous et dévore le Times pour son déjeuner.
 
Là-bas ce sont des filles d’Ève qui regardent les jeunes officiers de dragons en promenade sur la plage ; ou bien c’est encore un bon habitant de Londres en costume nautique, armé d’un télescope de la dimension d’un canon du calibre six, qui a pointé son instrument sur la mer et à l’inspection duquel n’échappe aucune barque de plaisance ou de pêche, aucune cabine de baigneuse allant à la mer ou en revenant, etc., etc.… Que n’avons-nous le loisir de décrire Brighton ? car Brighton, c’est la voluptueuse Parthénope avec des lazzaroni aristocratiques ; car Brighton a toujours l’air frais, aimable et pimpant comme le costume d’un arlequin, car Brighton, éloigné de sept heures de Londres à l’époque dont nous parlons, n’en est plus qu’à une centaine du minutes et s’embellira peut-être encore davantage,
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à moins que la flotte française ne juge à propos de venir le bombarder.
 
« Voilà une petite qui est diablement belle, dans cette maison, au-dessus des modistes, dit un des promeneurs à son voisin ; hein, Crawley, avez-vous vu comme elle m’a fait de l’œil quand je suis passé ?
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— Très-fort, reprit Osborne, Joe est un rude jouteur au billard, sans compter le reste. Je voudrais bien qu’il fût possible de chasser le tigre dans les environs ; nous serions allés en tuer quelques-uns avant dîner. — Tenez, la jolie fille, quelle jambe. Joe ! — Racontez-nous donc l’histoire de votre chasse au tigre, et de l’entrevue que vous avez eue avec lui dans les fourrés de l’Inde. Ah ! Crawley, voilà une bien merveilleuse histoire. »
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George Osborne manqua se casser la mâchoire par un énorme bâillement.
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— Ma chère mistress Crawley, je vous le jure… sur mon honneur !… »
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Ce furent les seuls mots que l’éloquence de Joe put proférer pour toute réponse. Mais si la parole lui manquait, il eut soin de prendre une pose académique ; il inclina légèrement la tête sur son épaule, souffla d’une manière expressive en regardant sa victime d’autrefois ; en même temps une de ses mains reposait derrière lui sur sa canne, tandis que l’autre, sur laquelle scintillait un gros brillant, chiffonnait son jabot et jouait avec son gilet. Quand la voiture repartit, il envoya mille baisers aux dames. Combien n’eût-il pas donné pour que tout Brighton, tout Londres et tout Calcutta pussent le voir dans cette attitude galante, au milieu des saluts qu’il adressait à une si piquante beauté, et dans la compagnie d’un lion aussi renommé que Crawley des Gardes !
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Et en même temps Rebecca lui tendait la main avec une grâce si franche et si irrésistible, qu’Osborne ne trouva rien de mieux que de la prendre et de croire à la sincérité de la démarche de Becky.
 
Nos deux jeunes couples avaient beaucoup à se dire ; chacun fit à l’autre le récit de son mariage et raconta ses projets d’avenir avec une franchise et un intérêt réciproques. Le mariage de George devait être annoncé à son père par son ami le capitaine Dobbin, et le jeune Osborne tremblait un peu des suites de cette communication ;
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miss Crawley, à laquelle se rattachaient toutes les espérances de Rawdon, lui tenait encore rigueur. Consigné à la porte de sa maison de Park-Lane, il avait, avec sa femme, suivi cette chère tante à Brighton et posté dans sa rue des émissaires en permanence.
 
« Il faudra que nous vous fassions aussi connaître, ma chère, dit Rebecca en riant, quels vigilants amis Rawdon tient en faction perpétuelle à sa porte. Avez-vous jamais vu la mine d’un créancier ou celle d’un bailli avec son assesseur ? Deux abominables gredins qui sont toute la semaine à nous épier de la boutique de l’épicier, de telle sorte que nous ne pouvons sortir que le dimanche. Si la tante ne s’apprivoise pas, gare au dénoûment ! »
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Le meilleur moyen pour vivre au sein de l’opulence, c’est d’être criblé de dettes ; on n’a rien alors à se refuser, et, dans cette situation, l’esprit se trouve toujours allègre et dispos. Rawdon et sa femme occupaient le plus bel appartement du plus bel hôtel de Brighton ; l’hôte, en leur présentant chaque plat, les saluait comme ses plus gros consommateurs ; Rawdon engloutissait ses dîners et son vin avec un aplomb de magnat ou de prince russe. Des allures de grand seigneur, des bottes et un costume irréprochables, de l’arrogance dans la tournure, enfin une certaine rouerie, posent souvent beaucoup mieux un homme que des fonds placés chez un banquier.
 
Les deux couples ne pouvaient plus vivre l’un sans l’autre. Au bout de deux ou trois jours, les messieurs organisèrent pour le soir une table de piquet, tandis que leurs femmes se mettaient dans un coin à causer. Les cartes avec George, le billard avec Joe
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Sedley, qui ne tarda pas à arriver dans sa grande voiture découverte, aidèrent à combler les vides de la bourse de Rawdon et lui procurèrent les avantages de cet argent comptant, dont la disette met dans l’embarras les plus grands génies eux-mêmes.
 
Mais revenons à nos trois jeunes gens, qui s’en allaient au-devant de l’Éclair. La voiture, d’une exactitude rigoureuse, était remplie à l’intérieur et couverte au dehors d’êtres vivants. Le conducteur tira de son cor ses modulations habituelles. L’Éclair entra dans la rue avec une rapidité digne de son nom et s’arrêta devant le bureau des voitures.
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Ces nouvelles de guerre, tombant comme la foudre sur nos amants, les plongèrent dans de sérieuses et tristes méditations.
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Toutefois, avant de s’aventurer dans la maison d’Osborne avec les nouvelles dont il était porteur, Dobbin réfléchit qu’il y aurait de la politique de sa part à se créer des intelligences parmi les membres de la famille, et à mettre au moins les dames de son côté.
 
« Au fond du cœur, se disait-il, elles ne sauraient être fâchées de tout ceci. Quelle femme a jamais été fâchée de voir entrer un peu de roman dans un mariage ? Il y aura bien sûr des larmes de répandues, mais elles ne tarderont pas à se ranger du côté de leur
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frère ; nous serons trois alors à poursuivre le vieil Osborne dans ses derniers retranchements. »
 
Notre machiavélique capitaine se demandait ensuite à l’aide de quel heureux stratagème il pourrait glisser en douceur, dans l’oreille des demoiselles Osborne, le terrible secret de leur frère.
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« Quelle délicieuse soirée que celle d’hier ! fit miss Osborne, comme pour encourager son interlocuteur ; vous voilà maintenant passé maître à la danse, capitaine Dobbin. Vous avez pris des leçons, je gage, continua-t-elle avec une aimable espièglerie.
 
— Ah ! je voudrais que vous me vissiez danser une bourrée écossaise avec mistress la major O’Dowd de notre régiment !… Et une gigue !… avez-vous jamais vu danser une gigue ? Mais qui
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ne danserait pas bien avec vous, miss Osborne, vous qui dansez si bien ?
 
— La femme du major est-elle jeune et belle, capitaine ? continua la jolie questionneuse. C’est une bien terrible chose que d’être la femme d’un soldat ! Je m’étonne qu’on ait le cœur à la danse dans ces temps de guerre ! Si vous saviez, capitaine Dobbin, comme je tremble quelquefois en pensant à notre cher George, aux dangers des pauvres soldats ! Y a-t-il beaucoup d’officiers mariés dans le ***e, capitaine Dobbin ?
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Miss Osborne supposa que la respiration avait manqué au capitaine, et qu’il attendait que ses poumons se fussent remplis d’air pour lui faire une confidence complète qu’elle se préparait à recevoir de grand cœur. L’horloge de l’autel d’Iphigénie commença à sonner midi. Quand les dernières vibrations eurent cessé d’agiter les rouages, miss Osborne pensa qu’il était au moins une heure, tant lui paraissaient longues les minutes qui tenaient en suspens son anxieuse curiosité.
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« Mais ce n’est pas en vue d’un mariage que je viens vous parler… ou plutôt c’est à propos d’un mariage… c’est-à-dire… je ne voudrais pas vous laisser croire… Enfin, ma chère miss Osborne, c’est de ce cher George qu’il s’agit.
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— Oh ! alors, j’en mourrais ! Je me précipiterais par la fenêtre ! j’avalerais du poison ! je succomberais à l’excès de ma douleur ! Oh ! oui, bien sûr, s’écria la sensible demoiselle, qui déjà avait vu plusieurs amants lui échapper et n’en était pas moins vivante et très-vivante.
 
— Vous n’êtes pas la seule à penser de la sorte, continua Dobbin ; il y en a d’autres aussi sensibles que vous. Je ne parle point
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de l’héritière des Indes, miss Osborne, mais d’une pauvre fille que George a aimée autrefois, et qui, depuis son enfance, a fait de lui l’unique objet de ses pensées. Je l’ai vue dans la misère, résignée à son malheur, toujours pure, toujours irréprochable. Je vous parle de miss Sedley. Ah ! chère miss Osborne, votre cœur généreux peut-il en vouloir à votre frère de lui avoir été fidèle ? Un remords éternel s’emparerait de lui, s’il délaissait cette pauvre fille. Ainsi, à votre tour, aimez celle qui vous a toujours aimé… Je viens de la part de George vous dire qu’il se regarde lié envers elle par des serments irrévocables, et vous prie, vous au moins, de vous rallier à sa cause. »
 
Quand M. Dobbin se sentait sous l’influence d’une forte émotion, il éprouvait toujours quelque embarras à trouver ses premières paroles ; mais bientôt le reste suivait avec la plus grande volubilité, et, à dire vrai, ce flux oratoire fit dans le cas présent une très-vive impression sur la personne dont il devait gagner le suffrage.
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Cette adroite question impressionna vivement le cœur de miss Jane Osborne.
 
— J’ignore, capitaine, jusqu’à quel point, nous autres pauvres
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filles, devons ajouter foi à toutes vos belles paroles, messieurs. La tendresse des femmes les rend toujours trop confiantes, et vous n’en profitez que pour nous abuser cruellement. »
 
Dobbin sentit une pression non équivoque de la main de miss Osborne, restée négligemment dans la sienne. Il fit un soubresaut sans savoir où il en était, et les deux mains se trouvèrent séparées.
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Il entra alors dans le détail de toutes les circonstances que nous connaissons déjà, et lui raconta comme quoi la pauvre petite serait morte de chagrin, si son amant n’avait pas été fidèle à la foi jurée ; comme quoi le vieux Sedley avait refusé d’assister à ce mariage ; comme quoi Joe Sedley était venu de Cheltenham pour conduire la fiancée à l’autel, et comme quoi les nouveaux époux étaient partis dans la voiture à quatre chevaux de Joe, pour passer à Brighton leur lune de miel ; comme quoi enfin George comptait sur ses chères et excellentes sœurs, sur ces cœurs de femmes si dévoués et si sincères, pour réconcilier le père et le fils. Il termina en demandant à miss Osborne la permission de venir la revoir encore, et la jeune demoiselle s’y prêta avec un empressement des plus gracieux.
 
Bien persuadé, et pour cause, que les nouvelles qu’il venait de communiquer seraient, avant cinq minutes, portées à la connaissance
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des autres dames, le capitaine Dobbin fit un profond salut et se retira.
 
À peine franchissait-il le seuil de la maison que miss Maria et miss Wirt étaient déjà dans le salon auprès de miss Jane, qui les mettait au courant de la surprenante nouvelle. Pour être juste à l’égard des deux sœurs, nous devons dire que ni l’une ni l’autre ne se montra bien courroucée. Un mariage par enlèvement plaît toujours par quelque côté à de jeunes demoiselles, et Amélia avait presque fait des progrès dans l’estime de ses belles-sœurs par le courage qu’elle avait déployé en cette circonstance. Tandis que chacune disait son mot, et que les conjectures allaient leur train sur ce que pourrait dire et faire le père de George, le marteau retentit sur la porte comme le tonnerre de la vengeance, et fit tressaillir les conjurées jusque dans les plis de leurs robes. Voilà notre père, fut la pensée commune. Ce n’était point lui, mais simplement M. Frédérick Bullock, qui arrivait de la Cité au rendez-vous donné par ces dames pour les conduire à une exposition d’horticulture.
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Les deux sœurs n’avaient pas jusqu’alors réfléchi à la question d’argent, mais Fred Bullock revint sur ce sujet avec une humeur si enjouée pendant tout le temps de cette excursion matinale, que peu à peu elles finirent par grandir considérablement dans leur estime et qu’elles étaient devenues à leurs yeux de fort grandes dames quand elles rentrèrent pour le dîner.
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« Comment va la santé, mon cher ? » lui dit-il.
 
À cet accueil franc et amical, l’ambassadeur de George se sentit
À cet accueil franc et amical, l’ambassadeur de George se sentit pris de nouveaux remords et sa main resta insensible sous l’étreinte du vieil Osborne. Sa conscience lui criait qu’il était le vrai coupable dans tout ce qui venait de se passer. C’était lui qui avait ramené George aux pieds d’Amélia ; c’était lui qui avait approuvé, encouragé, conduit tout ce mariage ; et lorsqu’enfin il se présentait pour dévoiler au père l’abîme où il avait poussé le fils, il trouvait une figure riante, et s’entendait appeler mon bon ami Dobbin. Ah ! certes, il y avait bien là de quoi rougir et baisser la tête.
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pris de nouveaux remords et sa main resta insensible sous l’étreinte du vieil Osborne. Sa conscience lui criait qu’il était le vrai coupable dans tout ce qui venait de se passer. C’était lui qui avait ramené George aux pieds d’Amélia ; c’était lui qui avait approuvé, encouragé, conduit tout ce mariage ; et lorsqu’enfin il se présentait pour dévoiler au père l’abîme où il avait poussé le fils, il trouvait une figure riante, et s’entendait appeler mon bon ami Dobbin. Ah ! certes, il y avait bien là de quoi rougir et baisser la tête.
 
Osborne avait l’intime conviction que Dobbin lui apportait la soumission de son fils. Déjà, à l’arrivée du message qui annonçait sa venue, M. Chopper et son patron, en causant de cette brouille de famille, étaient tombés d’accord que George se rendait enfin aux ordres paternels, et envoyait l’adhésion attendue depuis plusieurs jours.
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« Mon fils… le régiment fera son devoir, j’en suis sûr, monsieur, répondit-il.
 
— Les français sont nombreux, continua Dobbin ; il faudra encore du temps aux troupes russes et autrichiennes pour arriver
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à notre aide : le premier choc sera pour nous, monsieur, et comptez que Bonaparte s’arrangera pour qu’il soit le plus rude possible.
 
— Où voulez-vous en venir, Dobbin, dit son interlocuteur, mal à l’aise et fronçant le sourcil. Ce ne sont pas ces damnés Français, j’imagine, qui pourraient faire trembler un soldat des armées britanniques, monsieur ?
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En disant cela, le pauvre William Dobbin passait par les différentes nuances du rouge pour arriver au violet. Il faisait intérieurement son mea culpa de toute cette malheureuse affaire ; car, sans lui peut-être, ce déchirement domestique n’aurait jamais eu lieu. Pourquoi avoir tant pressé le mariage de George ? Ne pouvait-il pas attendre quelque temps ? Amélia, délaissée par son fiancé, en eût conçu sans doute une douleur mortelle ; mais le temps, en grand médecin, aurait peut-être fini par guérir les chagrins d’Amélia. Il fallait donc s’en prendre à lui de ce mariage, de ses fâcheuses conséquences. Quel mobile l’avait poussé à toutes ces démarches ? Ah ! c’est qu’il l’aimait tant, qu’il ne pouvait souffrir de la voir malheureuse. Peut-être aussi les tortures de l’incertitude étaient-elles si cuisantes à son âme qu’il avait hâte de les étouffer. C’est ainsi qu’après un décès, on se dépêche d’en finir avec les funérailles ou l’on devance le moment du départ lorsqu’on doit quitter ceux qu’on aime.
 
« Vous êtes un brave garçon, William, dit M. Osborne d’une voix radoucie. George et moi nous ne pouvons nous quitter fâchés, c’est impossible. Voyez-vous, dans ma tendresse pour lui j’ai fait tout ce qui est au pouvoir d’un père. Il a eu de moi trois fois plus d’argent que votre père, j’en suis sûr, ne vous en a jamais donné. Ce n’est pas pour le lui reprocher si j’en parle, mais je ne saurais vous dire toutes les préoccupations dont il a été sans cesse l’objet de ma part ; tout ce que j’ai dépensé pour lui
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de talent et d’énergie. Interrogez Chopper, George lui-même, interrogez toute la Cité. Eh bien ! quand je lui propose un mariage à rendre jaloux les plus grands seigneurs de la terre, pour la première chose que je lui demande il me refuse ; dites, monsieur Dobbin, les torts sont-ils de mon côté ? La brouille vient-elle de mon fait ? Ce que je veux, n’est-ce pas son bien ? son bien en vue duquel je travaille comme un galérien depuis sa naissance ? Non, non, personne ne pourra dire que c’est l’égoïsme qui me pousse. Qu’il revienne, et voilà ma main, je lui promets oubli et pardon. Quant à se marier maintenant, il ne peut en être question, il fera sa paix avec miss Swartz, et plus tard on avisera au mariage. À son retour, avec le grade de colonel, car il sera colonel, morbleu ! s’il ne lui faut que des écus pour cela. Enfin je suis bien aise que vous l’ayez ramené à de bons sentiments. C’est à vous que j’en suis redevable, Dobbin, je le sais. Vous avez déjà été son Mentor en plus d’une occasion. Qu’il revienne donc, et il trouvera de l’indulgence. Son couvert sera mis ce soir à Russell-Square pour le dîner, même heure, même rue, même numéro. Il se trouvera en face d’un cuisseau de chevreuil et à l’abri de toutes récriminations. »
 
Ces paroles confiantes et affectueuses émurent vivement le cœur de Dobbin. Plus l’entretien prenait cette tournure, plus une voix intérieure l’accusait de la plus noire des trahisons.
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« Vous oubliez, monsieur, les engagements antérieurs du capitaine Osborne, dit son ambassadeur avec gravité.
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— Qu’est-ce à dire, monsieur, de quels engagements venez-vous nous parler ? continua M. Osborne, dont la colère et la surprise, s’éveillant à cette pensée subite, firent pressentir les plus terribles éclats. Vous ne voulez pas dire, j’imagine, que mon fils est assez misérablement fou pour se sentir encore épris de la fille d’un escroc et d’un banqueroutier ? Vous n’êtes pas venu, ici, je suppose, pour me faire entrevoir son intention de l’épouser. L’épouser ? une belle fin qu’il ferait là. Mon fils, mon sang s’allier à la fille d’un gueux, d’un mendiant ! Il peut bien aller au diable, si jamais il lui prend fantaisie pareille. Je lui conseille alors d’acheter un balai et de se faire boueux. Oh ! je me la rappelle bien, toujours autour de lui, avec ses agaceries et ses œillades. C’était un manége combiné, j’en suis sûr, avec son vieux coquin de père.
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— C’est donc, maintenant un cartel ? Alors je vais sonner pour qu’on nous apporte des pistolets pour deux. M. George vous a envoyé ici pour insulter son père, sans doute, dit Osborne en sautant sur le cordon de la sonnette.
 
— M. Osborne, dit Dobbin d’une voix étouffée, c’est vous qui
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insultez la plus douce créature que Dieu ait mise sur la terre. Vous feriez mieux, monsieur, de la ménager, car c’est la femme de votre fils. »
 
À ces mots, Dobbin sortit, sentant qu’il n’avait rien à ajouter, et Osborne retomba sur son fauteuil en jetant autour de lui un regard furieux et sauvage. Un commis accourut au bruit de la sonnette, et Dobbin était à peine au bas de l’escalier, qu’il vit descendre à toutes jambes M. Chopper, le principal employé, courant après lui nu tête et hors d’haleine.
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Miss Wirt, en conséquence, se trouvait isolée à sa place ; il y avait une place vide entre elle et miss Jane Osborne, occupée par le couvert de George que l’on continuait à mettre en attendant le retour de l’enfant prodigue. Rien ne troubla la monotonie et le silence de ce repas, si ce n’est les confidences langoureuses du souriant M. Frédérick et le bruit heurté de la vaisselle et des porcelaines.
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Les valets entraient et sortaient sur la pointe du pied ; on eût dit à leur air des pleureurs aux funérailles. Le cuisseau de chevreuil dont Osborne avait parlé à Dobbin, fut découpé par lui dans un morne silence ; il laissa enlever son assiette sans avoir presque touché à son morceau. Mais en revanche, il buvait beaucoup et le sommelier ne faisait que remplir son verre.
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Derrière la salle à manger se trouvait la pièce servant de cabinet à M. Osborne. C’était là le sanctuaire du maître de la maison. M. Osborne s’y retirait le dimanche matin quand il ne voulait pas aller à l’église, et y lisait son journal, étendu sur son grand fauteuil de maroquin rouge. Deux corps de bibliothèque vitrés renfermaient les ouvrages les plus connus, reliés en veau et dorés sur tranches. Du 1er janvier au 31 décembre, jamais une main profane ne dérangeait les livres de leurs rayons. Aucun des membres de la famille n’aurait osé, pour tout l’or du monde, y toucher du bout du doigt. Quelquefois le dimanche soir, lorsqu’il n’y avait eu personne à dîner, on tirait de leur coin la grande Bible rouge et le livre de prières placé à côté d’un exemplaire du Dictionnaire de la Pairie. Les domestiques étaient appelés dans la salle à manger, et Osborne, d’une voix aigre, et emphatique, procédait devant la famille assemblée à la lecture du service du soir.
 
Enfants ou serviteurs, personne n’entrait dans cette pièce sans un certain frisson d’épouvante. C’était là que M. Osborne révisait les comptes du majordome et examinait le livret du sommelier. Des fenêtres de son cabinet, qui avaient vue sur une cour bien sablée et à l’aide d’une sonnette qui le mettait en communication avec l’écurie, il donnait ses ordres au cocher et le poursuivait de ses jurements. Quatre fois par an, miss Wirt entrait dans cette pièce pour toucher ses appointements, et les demoiselles Osborne
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y allaient aussi recevoir leur pension trimestrielle. Plus d’une fois, dans son enfance, George y avait été fouetté, tandis que sa mère, tout en émoi, comptait sur le palier les coups du martinet. Jamais ces corrections n’avaient arraché un cri au bambin. La pauvre femme le caressait et l’embrassait en secret après le supplice et lui donnait de l’argent pour le consoler.
 
Au-dessus de la cheminée s’élevait un tableau de famille qu’on avait transporté à cette place depuis la mort de Mrs. Osborne. On y voyait George sur un poney ; sa sœur aînée tenait un gros bouquet à la main, et sa cadette se cachait dans les jupes de sa mère. Tous ces personnages avaient des roses sur les joues, des cerises sur les lèvres, et se renvoyaient de l’un à l’autre le sourire traditionnel des portraits de famille. Depuis longtemps la pauvre mère était descendue dans le tombeau ; depuis longtemps aussi on l’avait oubliée. Frère et sœurs, chacun allait de son côté, et bien que membres de la famille, ils étaient comme étrangers dans leurs rapports. Au bout de quelque vingtaine d’années, quand les personnages représentés sur des toiles ont atteint un certain âge, quelle amère épigramme ne trouve-t-on pas dans ces tableaux de famille ! Que reste-t-il souvent de ces sourires menteurs, de tout ce fard sentimental ? Le portrait en pied d’Osborne, de son encrier d’argent massif, de son fauteuil de cuir, avaient pris la place d’honneur occupée jadis, dans la salle à manger, par cette grande toile de famille.
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Lorsque le vieil Osborne se fut retiré dans son cabinet, le reste des convives, fort soulagé par son départ et celui des domestiques, s’entretint à voix basse d’une manière fort animée. Les demoiselles montèrent ensuite à l’étage supérieur, où M. Bullock les accompagna sur la pointe des pieds. Il n’avait pas eu le courage de rester seul à vider des bouteilles, et surtout dans le voisinage du cabinet où le terrible vieillard s’était enfermé.
 
Il faisait nuit depuis une heure environ, lorsque le sommelier, ne recevant point d’ordres, s’aventura à frapper à la porte du cabinet, pour donner à M. Osborne de la lumière et le thé. Le maître de la maison, assis dans son fauteuil, paraissait tout occupé de la lecture du journal. Quand le domestique eut placé devant son maître la bougie et le plateau, il se releva, et M. Osborne alla fermer la porte au verrou. Il n’y avait plus à s’y méprendre !
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une vague terreur répandue dans la maison faisait pressentir une grande catastrophe suspendue sur la tête de George et prête à le frapper d’un coup terrible.
 
Un des tiroirs du grand bureau en acajou de M. Osborne était spécialement affecté aux papiers concernant son fils. Là se trouvait réuni tout ce qui se rattachait à lui depuis son enfance. Là étaient les prix qu’il avait remportés, les albums qu’il avait faits en collaboration de son maître, ses premières lettres avec leurs jambages indécis et vacillants : en général il y présentait ses tendresses à son papa et à sa maman suivies de requête pour avoir des gâteaux. Son cher parrain Sedley y était nommé plus d’une fois. Les malédictions se pressaient sur les lèvres livides du vieil Osborne ; un ressentiment, une haine implacable torturaient son cœur toutes les fois que ce nom lui apparaissait au milieu de tous ces papiers. Ils étaient arrangés, étiquetés et liés ensemble avec un ruban rouge. On lisait sur l’un : Lettre de George, qui demande 5 schellings, 23 avril 18… Répondu le 25 avril. Sur une autre : De George, pour un poney, 13… et ainsi de suite. Dans un autre paquet on trouvait : Note du docteur Swishtail… Notes acquittées du tailleur de George… Billets tirés sur moi par G. Osborne, juin, etc. Puis venaient les lettres écrites de l’Inde, les lettres de son correspondant, les journaux contenant sa nomination au grade de lieutenant ; il s’y trouvait aussi un fouet avec lequel George avait joué étant enfant, et dans un papier un médaillon renfermant une boucle de ses cheveux, bijou qui n’avait point quitté sa mère.
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Ce malheureux père passa plusieurs heures à prendre et à contempler ces souvenirs l’un après l’autre et à méditer sur le passé. Tout était là, vanités, ambitions, espérances, qui jadis avaient fait battre son cœur. N’avait-il pas placé tout son orgueil dans son fils ? Comme enfant, en vit-on jamais un plus beau ? Chacun le disait digne du sang d’un grand seigneur. Une princesse royale l’avait remarqué parmi tous les autres et demandé son nom. Quel bourgeois de Londres eût pu à plus juste titre être fier de sa progéniture ? Aussi quel fils de prince était l’objet de plus de gâteries et de soins ?
 
À l’école, George avait toujours des schellings neufs à distribuer à ses camarades. Quand George fut sur le point de partir avec son régiment pour le Canada, son père avait donné à tous les officiers un dîner qui n’eût pas été indigne de l’héritier de la
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couronne. L’avait-on jamais vu refuser aucune lettre de change tirée par George ? Il les payait toujours sans la moindre observation. Plus d’un général de l’armée pouvait lui envier ses chevaux de selle. À propos des moindres circonstances, le passé de cet enfant de prédilection se présentait à son esprit. Il le voyait encore après dîner traînant sa chaise à côté de son père pour vider son verre avec la dignité d’un lord ; il le voyait à Brighton, sur son poney, sautant la haie comme le meilleur cavalier, et encore le jour où il avait été présenté au petit lever du prince régent, et où dans tout Saint-James on n’aurait pu trouver un plus brillant militaire ; tous ces rêves, tout cet édifice de grandeur s’écroulait par son mariage avec la fille d’un banqueroutier, par sa désertion devant le devoir et la fortune. Ô honte ! ô désespoir ! ô tortures d’une âme déchirée dans ses ambitions et ses tendresses ! Quelle blessure et quel outrage pour la vanité et les affections de ce vieux sectateur du monde et de ses pompes !
 
Après un examen minutieux de tous ces papiers, poursuivi au milieu des souffrances que cause cette affliction sans espoir réservée aux âmes dont le bonheur doit se borner désormais à un amer retour sur le passé, le père de George tira tous ces objets du tiroir où il les tenait depuis si longtemps, les enferma dans son secrétaire, après les avoir entourés d’un ruban sur lequel il apposa son sceau. Il ouvrit ensuite la bibliothèque, prit la grande Bible rouge si rarement ouverte et toute resplendissante de dorures. Sur le frontispice, on voyait le sacrifice d’Abraham. Suivant l’usage, M. Osborne avait écrit à la première page, d’une écriture boiteuse, la date de son mariage, de la mort de sa femme, de la naissance de ses enfants, avec leurs prénoms : Jane venait la première, ensuite George Sedley Osborne, puis Maria Frances ; le jour de leur baptême se trouvait aussi indiqué.
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M. Osborne prit une plume, la passa soigneusement sur les noms de George.
 
Puis, quand la page fut sèche, il remit le volume à la place où il l’avait pris. Dans un autre tiroir où il serrait ses papiers personnels, il tira une autre pièce écrite, la lut, la chiffonna, l’alluma à l’une des bougies et la regarda brûler dans le foyer : c’était son testament. Quand il ne resta plus que des cendres, il s’assit, écrivit une lettre, sonna son domestique et la lui remit
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avec ordre de la porter à son adresse dans la matinée. Il faisait jour quand il alla se mettre au lit. Toute la maison brillait des premiers feux du soleil. Les oiseaux gazouillaient sous les frais ombrages de Russell-Square.
 
Désireux de se faire le plus de recrues possible parmi les gens de la maison Osborne et d’assurer à George leurs bonnes dispositions pour l’heure de l’adversité, William Dobbin, qui connaissait la puissance de la bonne chère et du bon vin sur l’âme humaine, écrivit à sa rentrée à l’hôtel la lettre la plus aimable à Thomas Chopper, esquire, avec prière d’accepter à dîner pour le lendemain, chez Slaughter. Le billet parvint à M. Chopper avant son départ de la Cité, et il répondit aussitôt :
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« Et il a mené l’argent grand train, » disait le principal commis, plein de respect pour son vieux maître et d’admiration pour son fils qui savait si généreusement faire rouler les guinées.
 
Le sommeil du commis fut sans contredit beaucoup plus profond et beaucoup plus calme que celui de son patron. Il embrassa ses enfants après avoir déjeuné du meilleur appétit du monde, bien que, pour lui, les douceurs de la vie se bornassent à mêler un peu de cassonade à la coupe de la vie ; il partit pour
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son bureau dans son plus bel habit des dimanches et avec sa chemise à jabot, en promettant à sa femme, ravie d’admiration pour sa tournure, de ne point abuser du porto du capitaine Dobbin.
 
L’extérieur de M. Osborne, lorsqu’il arriva à son heure ordinaire, frappa de surprise tous ses employés ; il paraissait pâle et défait. À midi arriva M. Higgs, homme d’affaires avec lequel il avait rendez-vous. M. Higgs fut introduit dans le cabinet du patron et y resta plus d’une heure enfermé avec lui. Dans l’intervalle, M. Chopper reçut un billet du capitaine Dobbin avec un pli pour M. Osborne, auquel le commis s’empressa d’aller le remettre. Quelque temps après, M. Chopper et M. Birch, le second employé, furent appelés pour donner leurs signatures.
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À deux heures, probablement d’après un rendez-vous convenu, M. Frédérick Bullock vint le prendre, et ils sortirent ensemble.
 
Le colonel du ***e régiment dont faisaient partie les compagnies de MM. Dobbin et Osborne était un vieux général qui avait fait ses premières armes sous Wolf, à Québec, et que son âge
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et sa faiblesse avaient mis depuis longtemps hors d’état de commander. Il prenait toutefois un vif intérêt au régiment dont il était le chef nominal et recevait de temps à autre, à sa table, quelques jeunes sous-officiers. Le capitaine Dobbin était l’un des privilégiés du vieux général. Dobbin connaissait assez la littérature de sa profession pour savoir qui était le grand Frédéric et l’impératrice Marie-Thérèse ; il était même en mesure, à propos des guerres de ces souverains, de discuter avec le vieux général, assez indifférent aux victoires contemporaines et admirateur exclusif des tacticiens du dernier siècle.
 
Cet officier supérieur envoya à Dobbin une invitation à déjeuner le matin même où M. Osborne avait changé son testament et où M. Chopper avait mis sa chemise à jabot. Il apprit, au moins deux jours plus tôt, à son jeune favori l’ordre de départ, attendu depuis si longtemps par le régiment. Avant la fin de la semaine, les cadres étant portés au complet, les troupes devaient commencer à s’embarquer. Le vieux général espérait que les hommes qui l’avaient aidé à battre Montcalm au Canada et à mettre en déroute M. Washington, à Long-Island, soutiendraient leur réputation traditionnelle sur les champs de bataille des Pays-Bas, illustrés déjà par tant de trophées.
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Là dessus, le vieux général tendit un doigt à son jeune ami, et de sa tête poudrée et portant une queue lui fit un amical salut. Puis, quand la porte se fut refermée sur Dobbin, le vieux guerrier se mit à écrire un poulet dans un français dont il était très-fier, et mit l’adresse à Mlle Aménaïde, du théâtre de Sa Majesté.
 
En apprenant ces nouvelles, Dobbin sentit son âme s’assombrir ; il pensa à ses amis de Brighton. Il se fit un reproche de ce qu’Amélia venait toujours la première à sa pensée, avant qui que ce fût, avant père et mère, sœurs et devoirs ; dès son réveil, pendant la nuit, tout le long de la journée, il avait toujours son image présente à l’esprit. De retour à son hôtel, il envoya à M.
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Osborne un petit billet où il l’instruisait des renseignements qu’il venait de recueillir, espérant l’ébranler par là et amener une réconciliation entre George et son père.
 
Ce billet, apporté par le même messager chargé la veille de l’invitation à dîner pour Chopper, alarma beaucoup ce digne employé. Le billet était à son adresse, et, en déchirant l’enveloppe, il tremblait d’y voir remis le dîner pour lequel il avait fait de si grands frais de toilette ; il éprouva un grand soulagement en s’assurant que ce pli n’avait d’autre objet que de lui rappeler le rendez-vous qu’il n’avait pas oublié.
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La communication du général à Dobbin n’avait rien de confidentiel. Celui-ci se trouvait donc parfaitement autorisé à la répéter aux autres officiers qu’il pourrait rencontrer dans le cours de ses pérégrinations. Le premier qui s’offrit à lui fut le jeune enseigne Stubble qui, n’écoutant que son ardeur belliqueuse, alla sur-le-champ choisir une épée neuve chez l’armurier. Cet officier avait dix-sept ans environ, soixante-six pouces de haut et une constitution déjà débilitée par l’abus prématuré du brandy et de l’eau, mais du reste un courage indomptable et un cœur de lion. Il pesa, plia, essaya la lame, avec laquelle il pensait tailler des croupières aux Français, faisant des hop là ! et frappant de son petit pied avec une énergie furibonde. Il porta deux ou trois bottes au capitaine Dobbin, qui les para en riant avec sa canne de bambou.
 
M. Stubble, à en juger par sa haute stature et sa maigreur, avait sa place marquée parmi les voltigeurs. L’enseigne Spooney, au contraire, un gros et gras garçon, était du nombre des grenadiers du capitaine Dobbin. Ce dernier s’occupait à essayer un gros chapeau à poils tout neuf, sous lequel il avait l’air bien plus farouche que ne le comportait son âge. Ces deux jeunes gens s’étaient rendus chez Slaughter, où, après avoir ordonné un dîner splendide, ils se mirent à écrire des lettres pour consoler leurs excellents parents. Dans ces lettres, il y avait beaucoup de sentiment, beaucoup de tendresse, un peu d’esprit et des fautes d’orthographe. À cette époque, que de cœurs, en Angleterre,
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palpitaient d’inquiétude et de crainte ! Plus d’une mère dans la solitude secrète du foyer se livrait aux larmes et à la prière.
 
Le jeune Stubble, à l’une des tables du café de Slaughter, était dans le feu de la composition ; les larmes lui coulant le long du nez finissaient par inonder son papier : le pauvre garçon pensait à sa mère que peut-être il ne reverrait plus. Dobbin, de son côté, se disposa à écrire une lettre à George Osborne, puis il changea d’avis et ferma son portefeuille.
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Les cascades se remirent alors à couler de plus belle, et nous n’oserions pas affirmer que les yeux du tendre Dobbin ne finirent pas aussi par s’humecter.
 
Les deux enseignes, le capitaine et M. Chopper dînèrent à la même table, dans le même cabinet. Chopper remit à Dobbin une lettre de la part de M. Osborne. Celui-ci présentait brièvement ses compliments au capitaine Dobbin, et le priait de faire parvenir la lettre incluse au capitaine George Osborne. Chopper n’en savait pas plus long. Il donna quelques indications sur la manière d’être de M. Osborne, parla de son entrevue avec son homme d’affaires, de sa politesse inaccoutumée avec tout le monde, et se perdit en commentaires et en conjectures. À chaque verre il devenait de plus en plus confus et finit par n’être plus du tout intelligible. Enfin, à une heure avancée, le capitaine Dobbin fit entrer son convive dans un fiacre. M. Chopper se trouvait dans un état de titubation complète et jurait au milieu
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de hoquets redoublés, qu’il était l’ami du capitaine, à la vie, à la mort.
 
Ainsi que nous l’avons vu, le capitaine Dobbin, en prenant congé de miss Osborne, lui avait demandé la permission de se présenter de nouveau. Le jour suivant, cette jeune demoiselle passa plusieurs heures à l’attendre, et Dobbin ne vint pas. Peut-être, s’il eût fait cette visite, s’il eût adressé la question pour laquelle elle tenait sa réponse toute prête, peut-être alors, disons-nous, prenant en main la cause de son frère, miss Jane eût-elle réussi à réconcilier George avec un père irrité. Mais son attente fut aussi vaine que celle de ma sœur Anne. Dobbin avait à mettre en règle ses propres affaires ; il avait à consoler ses parents, puis à s’embarquer sur l’Éclair pour aller retrouver ses amis à Brighton.
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Où nos principaux personnages se décident à quitter Brighton.
 
Dès son arrivée à Brighton, Dobbin fut conduit auprès des dames, à l’hôtel de la Marine. Jamais ce jeune officier ne se montra si jovial et si causeur, tant il faisait chaque jour de progrès dans l’art profond d’une hypocrite diplomatie. Il ne laissa rien paraître des sentiments qui l’agitaient pour mieux étudier mistress George Osborne dans sa nouvelle condition. Il ne voulait pas non plus qu’on pût s’apercevoir des appréhensions et des
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craintes que lui donnaient les mauvaises nouvelles dont il était porteur, et qui n’auraient pas manqué d’avoir sur Amélia le plus mauvais effet.
 
« Mon opinion, mon cher George, avait-il dit à ce dernier, mon opinion est que l’empereur des Français va nous tomber sur les bras, infanterie et cavalerie, avant trois semaines d’ici, et qu’entre le duc et lui il va y avoir une danse auprès de laquelle les guerres de la Péninsule ne sont que des jeux d’enfants. Mais c’est inutile à dire à mistress Osborne, savez-vous bien ? Après tout, nous pourrions bien être dispensés de mettre la main à la pâte, et alors notre promenade en Belgique se terminerait par une simple occupation militaire. C’est une opinion, du reste, assez généralement répandue, et c’est à Bruxelles une procession de beau monde et de dames à la mode. »
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La conversation tomba ensuite sur Brighton, l’air de la mer, les plaisirs de l’endroit, les beautés de la route, la douceur des coussins et la rapidité des chevaux de l’Éclair. Amélia ouvrait de grands yeux ; Rebecca paraissait beaucoup se divertir et observait le capitaine comme tous ceux avec qui elle se trouvait en rapport.
 
La petite Amélia, pour le dire en passant, n’avait pas ce qu’on appelle des regards prévenus pour l’ami de son mari, le capitaine Dobbin. Il bégayait, était un peu bonasse, un peu timide, fort emprunté et fort maladroit. Elle lui savait gré de son attachement pour George, sans toutefois lui en faire un trop grand mérite ; d’ailleurs, qu’y avait-il d’étonnant qu’on aimât George, si bon, si généreux ? et ne faisait-il pas beaucoup pour son camarade en lui accordant son amitié ? Plus d’une fois, George s’était amusé devant elle à contrefaire le bégayement et la tournure maladroite de Dobbin. Toutefois, George ne parlait des qualités de son ami qu’avec le ton de la plus profonde estime. Dans les premières joies de son amour, pendant ses
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jours de triomphe, Amélia, se laissant tromper à l’écorce grossière du capitaine, faisait assez bon marché de l’honnête William. Le pauvre garçon savait parfaitement à quoi s’en tenir, et se soumettait sans murmure à son sort. Un temps devait venir où, connaissant mieux Dobbin, elle changerait de sentiments à son égard. Mais ce temps était encore bien éloigné.
 
Le capitaine Dobbin avait à peine passé deux heures avec ces dames, que Rebecca était déjà maîtresse de son secret. Elle éprouvait pour lui un sentiment de répulsion instinctive, de défiance secrète, et, de son côté, Dobbin n’avait pas conçu pour elle de grandes sympathies. Il était trop honnête pour se laisser prendre aux artifices et aux cajoleries de l’enchanteresse, et il ne lui restait plus alors à son endroit qu’une aversion bien marquée. Rebecca, supérieure à toutes les autres faiblesses de son sexe, n’avait pas su s’affranchir de ces inspirations jalouses qui sont un élément de la nature féminine, et elle en voulait beaucoup au capitaine de ses préférences pour Amélia. Mais, malgré ses froissements intérieurs, elle affectait envers lui des manières pleines d’égard et de cordialité. Un ami des Osborne, de ses chers bienfaiteurs ! Elle parlait bien haut de sa vive affection pour lui, et rappelait tous les détails de la nuit du Vauxhall, quitte à en faire des gorges chaudes tout en s’habillant avec son amie pour le dîner. Rawdon Crawley daignait à peine faire attention à Dobbin ; c’était pour lui un gros bêta, bonne pâte d’homme au demeurant, mais dont l’ébauche était restée inachevée. Jos prenait avec lui des airs majestueux et protecteurs.
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« Monsieur,
 
« Je suis chargé par M. Osborne de vous informer qu’il reste inébranlable dans ses résolutions antérieures. Aussi, par suite du mariage que vous venez de contracter, il cesse de vous considérer
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dorénavant comme membre de sa famille. Sa détermination est définitive et formelle.
 
Bien que les sommes dépensées à votre profit, pendant votre minorité, et les billets à vue que vous ne lui avez pas ménagés dans le cours de ces dernières années, dépassent de beaucoup le montant de la somme à laquelle vous avez droit, à savoir, le tiers de la fortune de feu Mrs. Osborne, fortune au partage de laquelle, par le décès de ladite dame, vous avez été appelé en concurrence avec miss Jane Osborne et miss Maria Frances Osborne, M. Osborne m’a chargé cependant de vous informer qu’il renonce à toute reprise sur vos biens, et que la somme de 2000 liv. en 4 pour 100 valeur courante et formant le tiers des 6000 liv. qui constituent la fortune de votre mère, vous sera payée sur quittance, à vous ou à votre chargé d’affaires.
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« Il ne me reste d’autre parti à prendre que de mendier. Beau résultat de ma stupidité chevaleresque ! Aussi qui diable nous poussait tant d’en finir ? Nous pouvions attendre la fin de la guerre ; une balle m’aurait tiré d’embarras, comme c’est encore la plus sûre ressource qui me reste ; Emmy sera bien avancée quand elle se trouvera veuve d’un mendiant. Vous avez fait là un beau coup ; je vous conseille de vous en vanter ; mais vous n’avez eu ni repos ni cesse avant d’avoir consommé à la fois ma ruine et mon mariage. Que faire maintenant, avec mes deux mille livres sterlings ? Dans deux ans j’en aurai vu la fin. Depuis que nous sommes ici, Crawley m’a gagné aux cartes et au billard plus de 450 liv. Soyez tranquille, je vous chargerai de mes affaires à l’avenir !
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— Le fait est que la situation est difficile, répondit Dobbin, dont la pâleur avait augmenté à mesure qu’il avançait dans la lecture de la lettre ; et, comme vous dites, j’y entre bien pour quelque chose. Mais malgré cela, il y a encore des gens qui voudraient se mettre à votre place, reprit-il avec un amer sourire. Croyez-vous que le régiment compte beaucoup de capitaines avec deux mille livres à leur disposition ? Tâchez de vous suffire avec votre paye, jusqu’à ce que votre père se rabatte un peu de sa sévérité, et si une balle vous emporte, vous laisserez encore une rente de cent livres à votre femme.
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La dispute en resta là, comme cela ne manquait jamais entre Osborne et son ami. Osborne s’en alla en disant qu’il n’y avait pas moyen de se fâcher avec Dobbin. Il fut même assez généreux pour ne plus lui en vouloir de la mauvaise querelle qu’il lui avait cherchée.
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« Je dis Becky… criait Rawdon Crawley de son cabinet de toilette à sa femme qui, dans sa chambre, mettait la dernière main à sa toilette pour le dîner.
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C’était George Osborne qu’elle décorait ainsi du nom de Cupidon. Déjà plusieurs fois elle lui avait fait compliment de sa bonne mine, et ne manquait jamais de se mettre à côté de lui quand il venait le soir faire sa partie d’écarté avec Rawdon.
 
Elle le traitait de dissipateur, de prodigue, le menaçait d’instruire Emmy de ses inclinations perverses, de ses détestables habitudes ; prenant ses petits airs de charmante coquetterie, elle lui apportait un cigare et l’allumait elle-même sachant d’avance les résultats de cette tactique par l’expérience qu’elle en avait faite autrefois sur Rawdon Crawley. Quant
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à Osborne, il la trouvait gaie, vive, espiègle, distinguée, ravissante en un mot. Dans leurs promenades, dans leurs dîners intimes, les hommages, les applaudissements étaient pour Becky, et la pauvre Emmy était condamnée au silence et à l’abandon. Mistress Crawley bavardait avec Osborne ; Rawdon et Jos, quand ce dernier eut rejoint nos deux ménages, vidaient les bouteilles sans prononcer une seule parole. Qui se serait alors occupé de la pauvre Amélia ?
 
En présence de son amie, Amélia en était venue à douter du pouvoir de ses charmes. L’esprit, l’entrain, les attraits de Rebecca lui causaient un trouble inexprimable. À peine une semaine de mariage écoulée et George souffrait déjà de l’ennui et recherchait une autre société que la sienne ! En vérité, l’avenir n’avait-il pas de quoi exciter son effroi ?
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Combien n’est-elle pas à plaindre la pauvre petite mariée qui, après sept jours au plus de mariage, se surprend au milieu de ces douloureuses pensées et de ces tristes aveux. Tel était pourtant le supplice qu’endurait Amélia !
 
La veille de l’arrivée de Dobbin, par une soirée tiède et embaumée d’une belle journée de mai, on avait laissé ouverte la fenêtre du balcon. George et mistress Crawley, appuyés sur la balustrade, contemplaient les plaines argentées de l’Océan, tandis que Rawdon et Jos faisaient à l’intérieur leur partie de trictrac
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et que la triste Amélia restait sur le grand fauteuil dans l’oubli le plus complet, et sentait le désespoir et le regret se glisser dans son âme avec leurs amères douleurs.
 
Une semaine à peine écoulée, tel était le présent ! Quant à l’avenir, elle en détournait les yeux, elle avait peur de le voir, car il s’offrait encore à elle sous un plus sombre aspect. L’âme d’Emmy avait trop besoin de protecteur et de guide pour oser fixer ses regards de ce côté, pour s’aventurer seule sur ce vaste océan. Un autre devait prendre le gouvernail pour elle ; elle ne savait qu’aimer et souffrir.
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« Quel tapage faites-vous à vous deux ? » cria Rawdon en secouant les dés.
 
Amélia, à moitié folle de douleur et retenant ses sanglots mal
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étouffés, se retira dans sa chambre pour y donner un libre cours à ses larmes.
 
Ce chapitre a été contraint, par les nécessités du récit, de faire une pointe en avant, puis de revenir en arrière, en suivant une marche fort irrégulière en apparence. Mais l’arrivée de Dobbin à Brighton, venant annoncer le départ de l’armée pour la Belgique, sous le commandement de Sa Grâce le duc de Wellington, était un événement d’un assez haut intérêt pour prendre le pas sur tous les menus détails qui forment le fond de cette histoire. On nous pardonnera, nous l’espérons, ce désordre nécessaire, à cause de son peu de gravité dans ses conséquences ; et maintenant que la chronologie se trouve rétablie, nous allons rejoindre nos différents personnages dans leurs cabinets de toilette respectifs, où ils s’habillent pour le dîner qui eut lieu comme de coutume le soir de l’arrivée de Dobbin.
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Et il lui présenta la lettre.
 
Amélia fixait un douloureux et tendre regard sur le héros de ses
Amélia fixait un douloureux et tendre regard sur le héros de ses pensées, grandi encore dans son imagination par la générosité des sentiments qu’il étalait ; puis, s’asseyant sur son lit, elle lut la lettre que George lui tendait en se drapant dans une orgueilleuse résignation de martyr. Ses traits prenaient une expression plus calme et plus sereine à mesure qu’elle avançait dans sa lecture. L’idée de partager la pauvreté et les privations de l’objet aimé est loin d’être pénible pour un cœur de femme vivement épris. Amélia plaçait désormais tout son bonheur dans cette pensée ; puis, comme à l’ordinaire, elle fut prise d’un remords subit pour cette joie si intempestive, refoulant dans son âme ce bonheur bien innocent, elle dit avec calme :
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pensées, grandi encore dans son imagination par la générosité des sentiments qu’il étalait ; puis, s’asseyant sur son lit, elle lut la lettre que George lui tendait en se drapant dans une orgueilleuse résignation de martyr. Ses traits prenaient une expression plus calme et plus sereine à mesure qu’elle avançait dans sa lecture. L’idée de partager la pauvreté et les privations de l’objet aimé est loin d’être pénible pour un cœur de femme vivement épris. Amélia plaçait désormais tout son bonheur dans cette pensée ; puis, comme à l’ordinaire, elle fut prise d’un remords subit pour cette joie si intempestive, refoulant dans son âme ce bonheur bien innocent, elle dit avec calme :
 
« Oh George ! George ! votre excellent cœur doit saigner cruellement de cette rupture avec votre père !
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Emmy, toute joyeuse d’être l’unique objet de la sollicitude de son mari, lui prit les mains, les serra dans les siennes, et, la figure radieuse et souriante, se mit à gazouiller les couplets d’une de ses romances favorites, dont l’héroïne, après avoir reproché à son bien-aimé ses froideurs répétées, finit par lui promettre de raccommoder ses culottes et de lui préparer son grog s’il est fidèle et tendre et s’il ne la délaisse pas.
 
« D’ailleurs, dit-elle après une pause pendant laquelle elle semblait reprendre tout cet éclat de bonheur et de beauté qui sied
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si bien à une femme ; d’ailleurs, George n’avons-nous pas la somme énorme de deux mille livres ? »
 
George se prit à rire de sa naïveté, et ils descendirent pour aller se mettre à table. Amélia s’appuyait sur le bras de son mari, en fredonnant encore les dernières notes de sa romance ; elle avait l’esprit bien plus allègre et bien plus satisfait que les jours précédents.
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« Elle ne peut nous accompagner, dit-il, songez… »
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Il allait ajouter au danger ; mais toute sa conversation pendant le dîner n’avait-elle pas eu pour but de prouver qu’il n’y avait rien à craindre ? Le silence seul vint à l’aide de sa confusion.
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« Grandes nouvelles, écrivait-elle, mistress Bute est partie ! Tâchez de vous faire donner ce soir votre argent par Cupidon, demain il sera en route selon toute probabilité. N’oubliez pas surtout ce dernier point. R. »
 
Aussi, au moment où ces messieurs se disposaient à passer dans l’appartement des dames, pour y prendre le café, Rawdon tira
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Osborne par le bras et lui dit, de son air le plus gracieux :
 
« Ah ça, mon cher, si cela ne vous faisait rien, je vous prierais de me donner cette petite bagatelle que vous savez. »
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À côté de ces personnages dont nous venons de partager les allées et venues, n’oublions pas certains autres de nos vieux amis qui se trouvent aussi à Brighton. Miss Crawley, par exemple, et tout le cortége attaché à sa personne.
 
Quelques maisons à peine séparaient Rebecca et son mari de celle où miss Crawley était venue loger ses infirmités et son ennui. Malgré ce voisinage, la porte de la vieille dame leur était rigoureusement fermée ; la consigne était la même qu’à Londres. Aussi longtemps que mistress Bute Crawley resta auprès de sa belle-sœur, elle eut soin d’épargner à sa très-chère Mathilde les émotions d’une entrevue avec son neveu. Quand la vieille demoiselle faisait sa promenade en voiture, la fidèle mistress
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Bute était toujours à côté d’elle. Quand miss Crawley allait prendre l’air dans son fauteuil roulant, mistress Bute marchait à sa droite, tandis que l’honnête Briggs soutenait l’aile gauche. Rencontrait-on par hasard Rawdon et sa femme, en dépit des coups de chapeau respectueux et persévérants du capitaine, l’escorte de miss Crawley passait près de lui avec une indifférence si glaciale et si dédaigneuse, qu’il ne restait plus à Rawdon qu’à s’arracher les cheveux ou à se casser la tête contre les murs.
 
« Pour ce que nous faisons ici, répétait souvent le capitaine Rawdon, d’un air mortifié, nous serions aussi bien à Londres.
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— À quoi bon le payer ? » répondit son interlocutrice, qui ne restait jamais court.
 
Le valet de Rawdon, à l’instigation des maîtres, était resté en échange de bons procédés avec le personnel mâle au service de miss Crawley. Il avait ordre de payer à boire au cocher toutes les fois qu’il le rencontrait, et c’est par là que le jeune couple était mis au courant des faits et gestes de la chère tante. Rebecca, de plus, avait eu l’heureuse idée de se sentir indisposée afin d’appeler auprès d’elle le même apothicaire qui donnait
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ses soins à miss Crawley. Les informations leur arrivaient de la sorte assez complètes et assez régulières. L’attitude hostile de miss Briggs contre Rawdon et sa femme était plutôt apparente que réelle. Au fond du cœur elle penchait pour l’indulgence et le pardon. Son aversion pour Rebecca avait disparu avec ses motifs de jalousie ; elle ne se rappelait plus que l’inaltérable bonne humeur et les délicieuses plaisanteries de son ancienne rivale. En résumé, toute la maison de miss Crawley, à commencer par elle et mistress Firkin, la femme de chambre, murmurait en secret du despotisme et des envahissements de l’omnipotente mistress Bute.
 
En toute circonstance, cette digne mais impérieuse matrone voulait pousser trop loin ses avantages et abusait sans pitié de ses succès. Quelques semaines lui avaient suffi pour réduire la malade à une obéissance passive pour ses moindres volontés. Miss Crawley n’osait même plus se plaindre à Briggs et à Firkin de son état d’asservissement. Mistress Bute mesurait avec un infatigable dévouement les verres de vin que miss Crawley était autorisée à boire chaque jour ; ce contrôle était fort à charge à Firkin et au sommelier, qui perdaient ainsi jusqu’à leurs droits sur la bouteille de Xérès. Mistress Bute faisait même aux gens de l’office leur part de ris de veau, de gelées et de volailles. Le matin, à midi et le soir, elle arrivait auprès de miss Crawley avec les abominables médecines prescrites par le docteur, et la patiente avait fini par les avaler avec une si touchante soumission, que Firkin disait :
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« Il ne lui reste pas une étincelle de vie, disait un jour Firkin à Briggs, voilà trois semaines qu’elle ne m’a appelée vieille bête ! »
 
Mistress Bute lui faisait déjà des ouvertures pour congédier l’honnête Firkin, M. Bowls, le gros sommelier, enfin Briggs elle-
Mistress Bute lui faisait déjà des ouvertures pour congédier l’honnête Firkin, M. Bowls, le gros sommelier, enfin Briggs elle-même, afin de substituer ses filles à tous ces mercenaires, et de préparer la pauvre malade à sa translation à Crawley-la-Reine. Mais hélas ! un funeste accident vint tout à coup détruire ses projets et l’enlever aux devoirs dont elle s’acquittait avec un zèle si désintéressé. Le révérend Bute Crawley, son mari, en revenant un soir à cheval, avait fait une chute et s’était fracturé le col du fémur. La fièvre s’était déclarée avec tous les symptômes de l’inflammation, et mistress Bute Crawley avait été forcée de quitter le chevet de sa belle-sœur pour courir à celui de son mari. Ce n’était pas toutefois sans avoir promis, avant son départ, de revenir auprès de sa chère amie aussitôt après le rétablissement de Bute. Elle avait laissé aux domestiques les instructions les plus pressantes sur les soins à donner à leur maîtresse ; mais à peine la voiture de Southampton avait-elle fait quelques tours de roue, qu’une jubilation universelle régna dans la maison de miss Crawley. On y respirait plus à l’aise ; depuis longtemps on n’y avait joui d’une aussi grande liberté. Ce jour même, Bowls déboucha, sans crainte de surprise, une bouteille de Xérès pour lui et mistress Firkin ; ce soir-là, miss Crawley et Briggs remplacèrent par la partie de piquet la lecture fastidieuse et monotone des sermons de Porteus. C’était comme dans les contes de fées où, d’un coup de baguette, il s’opère une heureuse et paisible révolution dès que le mauvais génie est mis en fuite.
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même, afin de substituer ses filles à tous ces mercenaires, et de préparer la pauvre malade à sa translation à Crawley-la-Reine. Mais hélas ! un funeste accident vint tout à coup détruire ses projets et l’enlever aux devoirs dont elle s’acquittait avec un zèle si désintéressé. Le révérend Bute Crawley, son mari, en revenant un soir à cheval, avait fait une chute et s’était fracturé le col du fémur. La fièvre s’était déclarée avec tous les symptômes de l’inflammation, et mistress Bute Crawley avait été forcée de quitter le chevet de sa belle-sœur pour courir à celui de son mari. Ce n’était pas toutefois sans avoir promis, avant son départ, de revenir auprès de sa chère amie aussitôt après le rétablissement de Bute. Elle avait laissé aux domestiques les instructions les plus pressantes sur les soins à donner à leur maîtresse ; mais à peine la voiture de Southampton avait-elle fait quelques tours de roue, qu’une jubilation universelle régna dans la maison de miss Crawley. On y respirait plus à l’aise ; depuis longtemps on n’y avait joui d’une aussi grande liberté. Ce jour même, Bowls déboucha, sans crainte de surprise, une bouteille de Xérès pour lui et mistress Firkin ; ce soir-là, miss Crawley et Briggs remplacèrent par la partie de piquet la lecture fastidieuse et monotone des sermons de Porteus. C’était comme dans les contes de fées où, d’un coup de baguette, il s’opère une heureuse et paisible révolution dès que le mauvais génie est mis en fuite.
 
Deux ou trois fois par semaine, miss Briggs allait de grand matin prendre ses ébats à la mer et se transformer en océanide sous la robe de flanelle et le bonnet de toile cirée. Rebecca était, comme nous l’avons vu, au fait de ses habitudes, et sans réaliser contre Briggs sa conspiration aquatique et à l’aide d’un plongeon lui chatouiller la plante des pieds, elle résolut de dresser une embuscade et d’attaquer Briggs au sortir du bain, alors que toute fraîche et ragaillardie par ses ablutions, elle se trouverait en belle humeur.
 
Becky fut de très-bonne heure sur pied le lendemain, et apportant le télescope sur le balcon qui faisait face à la mer, elle le braqua dans la direction des baraques de baigneurs. Elle put voir de la sorte Briggs arriver, entrer dans sa cabine et se mettre à l’eau ; et elle était à son poste, sur le rivage, épiant sa proie, lorsque l’océanide sortit de sa cabine et s’avança sur les galets. Il y aurait eu de quoi faire un charmant tableau de genre
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avec la plage et la troupe de baigneuses sur le premier plan, et dans le lointain une chaîne de rochers et de maisons étincelant aux premiers feux du soleil. Rebecca avait paré sa figure de son plus tendre et de son plus aimable sourire ; elle tendit à Briggs sa petite main blanche en allant au-devant d’elle. Briggs pouvait-elle repousser cette démonstration amicale.
 
« Ah ! miss Sh… mistress Crawley, » fit-elle.
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Alors Rebecca, revenant sur sa conduite, lui faisait voir comment, malgré les apparences, sa faute était cependant bien naturelle et bien excusable. Pouvait-elle refuser sa main à l’homme qui avait trouvé le chemin de son cœur ? Pour toute réponse, la sensible Briggs éleva les yeux au ciel, poussa un soupir de sympathie, car elle aussi avait autrefois connu ces tendresses de cœur : Rebecca, en somme, n’était donc pas bien criminelle.
 
« Ah ! je n’oublierai jamais, disait cette dernière, que miss
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Crawley a donné asile à l’orpheline délaissée ; non, non, bien qu’elle m’ait bannie de sa présence, jamais je ne cesserai de l’aimer ; ma vie est à elle ; sur un signe de sa part, je suis prête à lui en faire le sacrifice. Comme ma bienfaitrice, comme la tante de mon bien-aimé Rawdon, chère miss Briggs, miss Crawley domine dans ma tendresse et ma vénération mes sentiments pour toute autre femme ; immédiatement après elle, mes affections s’adressent aux personnes qui lui donnent tant de preuves de fidélité. »
 
Il n’y avait que cette astucieuse et intrigante mistress Bute pour traiter, comme elle l’avait fait, les cœurs dévoués à cette chère demoiselle.
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Alors Rebecca découvrit à Briggs les ruses et les fourberies de mistress Bute à Crawley-la-Reine ; jusqu’alors elle n’avait pu saisir les fils cachés de sa conduite ; mais les événements actuels les lui faisaient toucher du doigt, après avoir par mille artifices allumé une flamme réciproque, après avoir fait tomber deux innocents dans les filets qu’elle leur avait préparée, mistress Bute les avait conduits par l’amour et le mariage à la ruine la plus complète.
 
C’était d’une vérité palpable, et tous ces stratagèmes sautaient
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aux yeux de miss Briggs. Dans le mariage de Rawdon et de Rebecca, mistress Bute était la grande, l’unique coupable. Mais en reconnaissant Becky pour une victime bien innocente des embûches de mistress Bute, miss Briggs ne pouvait dissimuler à son amie son peu d’espoir de voir les affections de miss Crawley se ranimer en faveur de Rebecca, et l’éloignement de la vieille fille à pardonner à son neveu ce mariage inconsidéré.
 
Sous ce rapport, Rebecca ne partageait point les idées de la demoiselle de compagnie, et conservait bon courage. Miss Crawley refusait quant à présent tout pardon : soit ; mais tôt ou tard elle finirait par se radoucir. Et d’ailleurs, d’autre part, qu’y avait-il entre Rawdon et le titre de baronnet ? Le maladif et souffreteux Pitt Crawley. Quelle faculté de médecine aurait osé répondre de lui ! Avoir mis au grand jour les ténébreuses menées de mistress Bute, avoir attiré sur elle les soupçons était une douce satisfaction pour Rebecca, et cette manœuvre ne pouvait d’ailleurs que tourner à l’avantage de Rawdon. Rebecca, après une heure de causeries intimes avec miss Briggs, ralliée désormais à sa cause, la quitta au milieu des plus tendres protestations d’amitié, et parfaitement convaincue que dans une heure au plus tard, miss Crawley saurait par le menu tout ce qui venait de se dire.
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Après cette entrevue, Rebecca retourna en toute hâte à son hôtel. Déjà la société des jours précédents s’y trouvait réunie pour un déjeuner d’adieu. À voir Rebecca et Amélia étroitement embrassées au moment de la séparation, on aurait dit deux sœurs tendrement unies. Mistress Crawley tira grand parti de son mouchoir pour les effets dramatiques ; elle se suspendit au cou de son amie comme si elle n’avait plus dû la revoir, et de sa fenêtre, tandis que la voiture s’éloignait, elle agita son mouchoir qui, du reste, était parfaitement sec. Après cette petite pantomime, elle vint reprendre sa place à table, et mangea de très-bon appétit pour une femme émue. Tout en épluchant ses sauterelles, elle instruisit Rawdon du résultat de sa promenade matinale. Ses espérances étaient en hausse ; elle fit partager sa manière de voir à son mari : c’était en général l’habitude, et, soit que ses opinions fussent tristes ou gaies, son mari finissait toujours par voir comme elle.
 
« Allez, lui dit-elle, mon cher ami, vous mettre à ce pupitre,
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et écrivez-moi une jolie petite lettre pour miss Crawley, où vous lui ferez comprendre que vous êtes un brave garçon et autres choses sur le même ton. »
 
Rawdon s’assit et écrivit fort couramment :
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— On m’enfoncerait plutôt dans le corps une épée jusqu’à la garde, exclama Rawdon.
 
— Taisez-vous, imbécile ! dit Rebecca en lui tirant l’oreille, et en
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regardant par-dessus son épaule pour voir s’il ne lui était pas échappé quelque faute d’orthographe. Partir ne prend pas d’e à la fin, et il en faut un à colère. »
 
Il corrigea ces mots en baissant pavillon devant l’éminente supériorité de sa commandante.
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Quand Briggs fut arrivée à la fin de l’épître, sa chère protectrice redoubla d’hilarité.
 
« Vous êtes bête comme une oie, dit-elle à Briggs, pour ne pas voir qu’il n’y a pas là un mot de Rawdon, tandis que celle-ci gagnée au ton de probité et de tendresse répandu dans tout ce message, se laissait aller à sa sensibilité naturelle. Il ne m’a jamais écrit de sa vie que pour me demander de l’argent, et puis ses lettres se trahissent toujours par les fautes d’orthographe et les ratures. Ce petit monstre de gouvernante le mène par le bout du nez. Les voilà bien tous les mêmes, ajoutait miss Crawley à mi-voix, ils désirent tous ma mort
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et soupirent après mon argent. Que m’importe, en définitive, de voir Rawdon ? ajouta-t-elle après une pause et du ton le plus indifférent ; je n’en irai ni mieux ni pis pour lui avoir donné une poignée de main. Qu’il vienne s’il veut, mais à la condition que cette entrevue ne tourne point au tragique ! D’ailleurs, il serait aussi avancé de souffler sur une glace. Mais, ma chère, il y a des bornes à tout, même à la patience, et je me refuse positivement à voir mistress Rawdon. Sur ce point, mon parti est pris.
 
Force fut bien à miss Briggs de se contenter de ce message de réconciliation. Elle pensa que la meilleure manière de raccommoder la tante et le neveu était d’engager Rawdon à faire sentinelle sur la falaise où miss Crawley venait chaque jour prendre l’air dans son fauteuil.
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— Ne me dites pas de sottises, grogna notre gros guerrier ; il est possible que j’aie été un imbécile, Becky ; mais ce n’est pas à vous de me dire cela. »
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Et il lança un coup d’œil à sa femme, avec une expression hargneuse et une physionomie plissée par la colère.
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— Il a été très-ému en vous voyant, madame, dit la demoiselle de compagnie, et je suis persuadée que si vous réfléchissez aux dangers qu’il va courir, vous…
 
— Combien, Briggs, vous a-t-il promis pour être son avocat ? cria la vieille demoiselle prise d’un accès de fureur nerveuse. Bon ! voilà maintenant que vous allez vous mettre à pleurer. Je déteste les scènes. Je ne pourrai donc jamais avoir la paix ? Allez-vous-en pleurer dans votre chambre et envoyez-moi Firkin. Non, restez, asseyez-vous là, mouchez-vous et finissez-
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en avec vos larmes. Bien ; prenez maintenant ce qu’il vous faut pour écrire une lettre au capitaine Crawley. »
 
La pauvre Briggs, avec une obéissance passive, alla se placer devant le buvard, dont chaque page portait les traces de l’écriture ferme et courante du dernier secrétaire de la vieille fille, mistress Bute Crawley.
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La dernière scène approchait pour elle dans la triste comédie de la Foire aux Vanités. Peu à peu les lumières s’éteignaient, et bientôt elle allait disparaître derrière le rideau fatal.
 
Le dernier alinéa où miss Crawley engageait Rawdon à aller voir son notaire à Londres, alinéa que miss Briggs avait écrit avec un plaisir tout particulier, fut pour le dragon et sa femme une
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fiche de consolation, après le refus explicite de la vieille fille pour toute espèce de réconciliation. Ces lignes magiques produisirent donc tout leur effet. Rawdon eut désormais le plus grand empressement à retourner à Londres.
 
Sans ses gains sur Jos et les bank-notes de George, Rawdon n’aurait su comment payer sa dépense à l’hôtel. L’hôtelier ignora toujours combien peu il s’en était fallu qu’il n’en eût été pour ses frais. Comme un général expérimenté qui dans la retraite sauve ses bagages, Rebecca, après avoir prudemment emballé tous ses effets de quelque valeur, les avait expédiés pour Londres, sous la responsabilité du domestique de George. Le jeu fournit heureusement à Rawdon les moyens d’être honnête et de partir avec sa femme et sa note acquittée, le lendemain du départ de nos autres personnages.
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Quoique la plaisanterie tournât à leur détriment, elle était des meilleures, et Becky ne put s’empêcher de rire de la déconvenue de Rawdon.
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George paraissait trop satisfait de ses grands airs de générosité, pour que Dobbin cherchât plus longtemps à lui persuader que le bonheur d’Amélia n’était point dans une soupe à la tortue.
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Un peu après le dîner, Amélia exprima timidement le désir d’aller voir sa mère à Fulham ; George y consentit, mais non pas sans avoir d’abord accueilli sa demande par de grondeuses paroles. Elle alla s’apprêter dans son immense chambre à coucher où s’élevait un immense lit de parade, « où avait dormi la sœur de l’empereur Alexandre lorsque les souffrants alliés s’étaient rendus à Londres. » Elle mit son petit chapeau et son châle avec beaucoup d’empressement et de plaisir. George, pendant ce temps, était resté dans la salle à manger à boire du bordeaux, et quand elle revint il ne se dérangea pas le moins du monde.
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Lorsque M. Joseph se réveilla en sursaut au bruit que faisait son domestique en vidant les carafons placés sur la table, il faisait nuit noire depuis longtemps. Un nouveau fiacre fut mis en réquisition à la station voisine, et l’on transféra M. Joe d’abord chez lui et puis ensuite dans son lit.
 
La visite de la pauvre Amélia fit passer à mistress Sedley quelques moments bien doux pour ses affections maternelles. Elle s’élança vers la porte quand la voiture s’arrêta à la grille du jardin, et elle serra avec effusion dans ses bras la jeune mariée tremblante et émue jusqu’aux larmes. Le vieux M. Clapp, qui
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était en bras de chemise à bêcher ses plates-bandes, se sauva tout honteux de son accoutrement, et la grosse fille irlandaise franchit d’un bond l’escalier de la cuisine pour faire son plus beau sourire à la nouvelle arrivée. Amélia, chancelante, avait peine à arriver au salon.
 
La mère et la fille laissèrent couler leurs pleurs sans contrainte dès qu’elles purent, à l’abri de ce sanctuaire, se livrer à la vivacité des sentiments qui débordaient dans leur cœur ; il y eut bien des larmes répandues, comme le comprendra tout lecteur sentimental ! Les larmes dans toutes occasions, soit tristes, soit joyeuses ne sont-elles pas la suprême ressource des femmes ? Une mère et sa fille ont bien le droit de donner un libre cours à ces délicieux épanchements. Les bonnes mères se remarient à la noce de leurs filles ; jugez de ce qui advient à un degré de plus ! Tout le monde sait à quoi s’en tenir sur les grand’mères et leur tendresse ultra-maternelle. Je poserais volontiers en principe qu’on ne connaît bien l’amour maternel que lorsqu’on est passé à l’état de grand’mère. Laissons dans la demi-teinte d’obscurité qui règne au salon les sanglots, les larmes et les rires d’Amélia et de sa mère. Le vieux Sedley nous en donne lui-même l’exemple. Sa pénétration, à lui, n’avait pas été à deviner qui se trouvait dans la voiture qui s’était arrêtée à la porte. Il n’avait pas couru au devant de sa fille, mais il l’avait étroitement serrée contre son sein lorsqu’elle était entrée dans la maison, où il vivait au milieu de ses paperasses, de ses fils rouges et de ses comptes. Il causa un instant avec la mère et la fille, puis sortit discrètement de la pièce pour leur laisser toute liberté.
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Le laquais de George avait un air de superbe dédain à regarder M. Clapp en bras de chemise arrosant ses rosiers. Il se découvrit toutefois avec une affable courtoisie, quand M. Sedley lui demanda des nouvelles de son gendre, de la voiture, de Joe, de la manière dont les chevaux avaient supporté le voyage de Brighton, et l’infortuné finit comme toujours par tomber sur le sujet de cet infernal sournois de Bonaparte. La servante irlandaise apporta une bouteille et un verre, car le vieux Sedley voulut à toute force que le domestique se rafraîchit, et il lui donna une demi-guinée, que le laquais empocha avec un mélange de surprise et de mépris.
 
« Buvez ce verre de vin à la santé de votre maître et de sa femme,
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dit Mr. Sedley, et n’oubliez pas de boire à la nôtre, Trotter, quand vous serez chez vous. »
 
Neuf jours à peine s’étaient écoulés depuis qu’Amélia avait quitté ce modeste réduit, et cependant elle se sentait séparée par un bien long intervalle des temps heureux qu’elle y avait passée. En faisant un retour vers cette époque, quelle différence ne trouvait-elle pas entre la situation présente de son esprit et celle de la jeune fille absorbée dans son amour, dirigeant toutes les forces de son âme sur l’objet unique de ses affections, et payant les soins affectueux de ses parents, sinon par l’ingratitude, du moins par une froide indifférence, tandis qu’elle réservait toute la chaleur de son cœur et de son âme pour réchauffer une espérance dont un jour, peut-être, elle aurait à reconnaître les illusions. Ce coup d’œil rétrospectif vers des temps tout à la fois voisins et si éloignés, la saisirent d’une certaine honte, et la vue de son excellente mère, si affligée dans sa solitude, la pénétra d’un tendre remords. Elle était bien forcée d’avouer maintenant que, possédant ce qu’elle croyait le paradis sur terre, ses désirs n’en étaient ni moins inquiets ni plus satisfaits.
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Quand le nouvelliste, en mariant son héros et son héroïne, leur a fait faire ce qu’on appelle le grand saut, il tire en général la toile sur ce tableau. Eh ! mon Dieu ! le drame est-il donc fini ? Les soucis et les luttes de la vie respectent-ils cette limite ? En un mot, ne trouve-t-on plus que des objets couleur de rose sur les terres du mariage ? Doit-on croire que la femme et le mari n’aient plus alors qu’à gagner paisiblement, au milieu des plus douces étreintes et des plus ineffables jouissances, le terme de leur vieillesse ? Notre petite Amélia, toute fraîche débarquée sur ce nouveau rivage, jetait un dernier regard de regret et d’adieu à ces tristes et charmantes figures dont le courant ne la séparait pas encore assez pour l’empêcher de voir leurs ombres disparaître dans le lointain.
 
En l’honneur de la jeune mariée, mistress Sedley voulut faire quelque chose d’extraordinaire. Aussi, après le premier feu de leur entretien, elle quitta un instant mistress George Osborne, et descendit dans les parties inférieures de la maison, où se trouvait une espèce de cuisine, résidence habituelle de M. et mistress Clapp et de miss Flannigan, la servante irlandaise, lorsqu’elle avait lavé la vaisselle et ôté ses papillotes. Mistress
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Sedley se rendit donc dans ces profondeurs pour faire préparer un thé remarquable par sa magnificence. Chacun exprime sa tendresse à sa façon ; la meilleure pour mistress Sedley était de bourrer sa chère Amélia de gâteaux et de salade d’oranges servie dans une coupe de cristal.
 
Tandis qu’on s’occupait de la confection des susdites friandises dans les parties basses de la maison, Amélia quittait le salon, montait l’escalier et se retrouvait sans savoir trop comment, dans la petite pièce qui lui avait servi de chambre avant son mariage, dans ce même fauteuil où elle avait passé de si longues heures d’angoisses et d’amertume. Elle éprouva le délicieux plaisir que l’on ressent à revoir un vieux camarade. Puis ses pensées l’entraînèrent vers la semaine à peine écoulée, et peu à peu elle revint sur son passé. Rechercher dans le passé les souvenirs heureux, qui contrastent douloureusement avec le présent ; gémir sur ses espérances de bonheur évanouies et remplacées par le doute et la souffrance, tel était le sort de cette pauvre et infortunée créature, de cette brebis errante au milieu des luttes et des presses de la Foire aux Vanités.
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Assise dans son vieux fauteuil, elle se rappelait avec tout son enthousiasme d’autrefois cette image de George, objet de ses confiantes et premières adorations. Fallait-il donc s’avouer maintenant la différence entre la réalité et les traits imaginaires du héros devant lequel elle eût volontiers jadis brûlé de l’encens ? Pour réduire à une pareille extrémité la vanité de la femme qui vous aime et qui vous choisit, il faut ordinairement bien des années et bien des trahisons… Les yeux verts et perçants de Rebecca, son sourire sinistre venaient ensuite remplir d’effroi la craintive Amélia. Elle resta plongée dans le vague de ces méditations, dans ces rêveries mélancoliques, les mêmes où l’avait trouvée l’honnête Irlandaise lorsqu’elle lui apporta la lettre qui contenait les nouvelles protestations de George et sa nouvelle demande en mariage.
 
Ses yeux étaient fixés sur ce petit lit bien lisse et bien blanc où naguère reposait encore sa tête de jeune fille ! Mais il avait cessé d’être à elle. Alors elle se prenait à penser au plaisir qu’elle aurait à y dormir encore, à s’éveiller comme autrefois sous les regards souriants de sa mère. Elle songeait avec terreur à ce grand catafalque de damas qui s’élevait comme un tombeau dans cette vaste et sombre pièce où elle devait passer la
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nuit à Cavendish-Square. Ô cher petit lit bien blanc, que de confidences n’avez-vous pas reçues dans ses longues insomnies ! que de fois dans son désespoir ne l’avez-vous pas entendue appeler la mort ! Maintenant elle doit être bien heureuse et ses désirs sont remplis. Le bien-aimé pour lequel elle a tant soupiré, elle le possède pour toujours ! Avec quelle vigilance, quelle tendresse sa bonne mère n’avait-elle pas veillé sur cette couche de l’innocence ! Tous ces souvenirs, toutes ces pensées brisaient ce pauvre petit cœur sensible et passionné. Amélia alla s’agenouiller au pied de son humble couchette, et pour les froissements et les blessures de son âme demanda le baume consolateur à celui auquel la jeune fille s’était trop rarement adressée jusqu’alors. L’amour avait été sa foi, et maintenant ce cœur saignant et rebuté cherchait l’appui qui ne fait jamais défaut aux âmes souffrantes. Avons-nous le droit d’écouter, de répéter ces prières ? Ces mystères sacrés de la conscience, mon cher lecteur, ne doivent point être troublés par le tumulte de la Foire aux Vanités au milieu de laquelle notre histoire se passe.
 
Nous dirons seulement que, quand on vint la chercher pour le thé, la jeune femme descendit avec une âme plus sereine. Ses tristes visions s’étaient évanouies, sa destinée lui paraissait moins amère ; elle ne pensait plus ni aux froideurs de George, ni aux yeux verts de Rebecca. Elle embrassa tendrement son père et sa mère, et, par ses causeries avec le vieux Sedley, pénétra son âme d’une joie à laquelle il n’était plus accoutumé. Elle trouva le thé excellent, fit ses compliments à sa mère sur la salade d’oranges, et, en cherchant à répandre le bonheur autour d’elle, se sentit elle-même plus heureuse. Puis elle repartit pour aller dormir dans le grand catafalque funèbre, et reçut George avec un sourire sur les lèvres quand il rentra du théâtre.
 
Le lendemain, maître George avait des affaires d’une plus haute importance que d’aller au théâtre applaudir M. Kean. Dès son arrivée à Londres, il avait écrit aux hommes de loi de son père pour leur faire savoir que, dans sa royale sagesse, il avait décidé qu’il aurait avec eux une entrevue le jour suivant. Ses pertes au billard et aux cartes contre le capitaine Crawley avaient presque vidé sa bourse, et il désirait se monter en espèces avant son départ. Il n’avait d’autre moyen pour cela que d’entamerd’
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entamer les deux mille livres que le notaire avait ordre de lui compter. Du reste, il ne doutait pas que son père, avant peu, ne se relâchât beaucoup de ses sévérités. Quel père assez dur pour ne point finir par ouvrir les yeux sur les mérites d’un prodige de son espèce ? Et si ce cœur de roc était capable de résister à la voix du sang et à l’évidence de ses hautes vertus, eh bien ! George était décidé à recueillir tant de lauriers, à planter tant de trophées sur les champs de bataille qui allaient s’ouvrir pour lui, que le vieillard, vaincu, finirait par reprendre de meilleurs sentiments pour son fils. D’ailleurs, George n’avait-il pas le monde devant lui ? Sa mauvaise chance aux cartes ne serait peut-être pas éternelle, et deux mille livres, du reste, lui laissaient encore bien du temps.
 
Par ses soins, une voiture conduisit de nouveau Amélia auprès de sa mère. Il donnait carte blanche à ces deux dames pour se conformer dans leurs achats à toutes les exigences de la mode. Il voulait que mistress George Osborne ne manquât de rien pour faire sensation à son arrivée en pays étranger. Mais un jour, un seul jour pour de si importantes emplettes, c’était bien peu ; aussi fut-il grandement et gravement rempli. Mistress Sedley courant en voiture chez la modiste et la lingère, se voyant escortée jusqu’à son équipage par une foule obséquieuse de commis empressés et polis, se crut un instant revenue aux jours de ses grandeurs passées ; c’était la première joie qu’elle goûtait depuis ses rudes et pénibles épreuves. Mistress Amélia ne se montra pas complétement indifférente au plaisir de s’arrêter dans les boutiques, de voir, de marchander et d’acheter de jolies choses ; il ne lui en coûtait point du tout d’obéir aux ordres de son mari, et elle se distinguait dans l’acquisition de ces objets de toilette par une finesse et une élégance toute féminines, comme disent les marchands, suivant une habitude traditionnelle.
 
Quant à la guerre qu’on voyait poindre à l’horizon, mistress Osborne ne s’en tourmentait pas beaucoup. L’affaire de Bonaparte était claire, il ne pouvait manquer d’être écrasé au premier choc. Les navires de Margate transportaient chaque jour à Gand et à Bruxelles une société élégante et choisie. On avait plutôt l’air de se rendre à une partie de plaisir qu’à une guerre sérieuse. Comment le Corse pourrait-il tenir contre les armées coalisées de l’Europe et le génie de Wellington ! Amélia partageait ces sentiments ; car il est inutile de dire que cette douce et
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tendre créature acceptait sans contrôle les impressions de ceux qui l’environnaient. Il y avait trop d’humilité et de soumission dans cette âme pour qu’elle vînt jamais à prendre l’initiative d’une opinion personnelle. Mais revenons à notre sujet ; Amélia et sa mère passèrent une grande journée à courir les boutiques de Londres, et la jeune femme trouva à la fois grand succès et grand plaisir à ses débuts dans le monde élégant.
 
George, pendant ce temps, le chapeau sur l’oreille, les coudes en équerre, l’air crâne et provocateur, se dirigeait vers Bedford-Row, et s’avançait dans l’étude du notaire avec une démarche majestueuse, au milieu de tous les clercs à mine de parchemin, occupés à griffonner des mémoires indéchiffrables. Il enjoignit à l’un d’eux d’aller prévenir M. Higgs que le capitaine Osborne était à l’attendre. Au ton protecteur et arrogant d’Osborne, on aurait pu croire que ce pékin de notaire, qui avait trois fois plus de cervelle que lui, cinquante fois plus d’argent et mille fois plus d’expérience, n’était qu’un pauvre hère qui, toute affaire cessante, devait se mettre à la disposition du capitaine. George ne s’aperçut pas du sourire de pitié qui passa sur les lèvres de tous ces gratteurs de papier, comme il les traitait dans son for intérieur, depuis le maître clerc jusqu’au saute-ruisseau. Il s’assit, et tout en caressant avec sa canne la tige de sa botte, il daigna abaisser ses pensées sur le ramassis de pauvres diables qu’il avait devant les yeux. Ces pauvres diables étaient au courant de ses affaires, et en parlaient le soir au café tout en buvant leur bière avec des confrères. Quel secret y eut-il jamais pour un notaire ou pour ses clercs ? Rien n’échappe à cette puissance scrutatrice, mais discrète ; dans les études se règlent mystérieusement les destinées de tous les habitants de la Cité.
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En entrant dans le cabinet de M. Higgs, George s’attendait peut-être à le trouver chargé de quelque message de réconciliation de la part de son père, et peut-être avait-il pris ces allures dédaigneuses et superbes pour manifester, dans son extérieur, la résolution et la fermeté de son âme. Mais ces prétentions à l’arrogance ne rencontrèrent chez le notaire que froideur et indifférence, ce qui les rendit encore plus ridicules. M. Higgs était occupé à écrire quand le capitaine entra.
 
« Avez la bonté de vous asseoir, monsieur, lui dit-il ; je suis
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à vous à la minute. Monsieur Poe, apportez-moi le dossier, s’il vous plaît. »
 
Et il se remit à écrire.
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Le billet était tiré sur nos amis de Lombard-Street Hulker et Bullock. George jugea à propos de se diriger sur-le-champ de ce côté pendant qu’il était en train de faire ses affaires : il avait hâte de recevoir son argent. Fred Bullock, à la face bilieuse, était précisément à regarder le travail d’un de ses employés, dans le bureau où George se présenta, sa face jaune prit aussitôt une teinte livide, et il se retira comme pour cacher les remords de sa conscience dans son cabinet le plus reculé. George, tout occupé à couver des yeux son argent, ne fit aucune attention aux variations de teint et à la fuite du cadavérique adorateur de sa sœur.
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Fred Bullock instruisit le soir même le vieil Osborne de la démarche de son fils.
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« Vrai Dieu, la jolie fille ! »
 
Osborne se rengorgea à cette approbation spontanée et la prit comme un hommage rendu à son bon goût. À vrai dire, Amélia dans sa pelisse de mariée, avec ses rubans roses, la fraîcheur que donnait à ses joues un voyage rapide et au grand air, justifiait assez, par la gentillesse et le charme de sa figure, le compliment de l’enseigne. Dobbin au fond du cœur en sut gré à son jeune
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camarade ; puis, comme il s’avançait pour aider la jeune femme à descendre de voiture, Stubble put voir le joli petit pied qui posa à peine sur la marche. Il devint tout rouge pendant qu’il faisait le plus profond salut à la jeune mariée.
 
En voyant le numéro du régiment sur le casque de l’enseigne, Amélia lui fit un petit signe de tête accompagné d’un doux sourire, ce qui acheva de le clouer sur place. À partir de ce jour, le capitaine Dobbin traita M. Stubble de la façon la plus affectueuse, et, à la promenade comme à la caserne, il fut souvent question d’Amélia dans leurs conversations. Bientôt, parmi les jeunes et braves officiers du ***e régiment, ce fut à qui aurait le plus d’admiration et de louanges pour mistress Osborne. Ses manières simples et naturelles, son air bienveillant et modeste lui gagnèrent tous les cœurs honnêtes. Notre lecteur doit demander à son imagination plus encore qu’à nos paroles une idée de cette douceur et de cette simplicité. La simplicité, voilà un joyau inestimable pour une femme et qu’on peut reconnaître en elle, rien qu’à lui entendre dire qu’elle est engagée pour le prochain quadrille ou que la chaleur la fatigue. George, qui avait toujours eu le pompon dans son régiment, grandit encore dans l’estime de ses jeunes collègues, séduits par son désintéressement à prendre une femme sans fortune et son bon goût à la choisir si charmante.
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« Il faut y aller, dit George à sa femme ; vous ferez connaissance avec tous les officiers de notre corps. O’Dowd commande le régiment, et Peggy commande O’Dowd. »
 
Mais ils étaient à peine, depuis quelques minutes, en possession de la lettre de mistress O’Dowd, que la porte s’ouvrit avec fracas
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et qu’une bonne grosse mère, en amazone, suivie de quelques officiers du régiment, s’avança à leur rencontre.
 
« Me voilà ! fit-elle, car je n’ai pas pu attendre au thé. George, mon cher, présentez-moi à madame. Madame, charmée de faire la vôtre et de vous présenter mon époux, le major O’Dowd. »
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Le major eut un signe de tête affirmatif pour ces dernières paroles comme pour celles qui les avaient précédées.
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Le major O’Dowd avait servi son souverain dans toutes les parties du monde. Bien qu’il eût dû ses grades à quelque chose de plus honorable que des intrigues de boudoir, il était cependant le plus modeste, le plus silencieux, le plus doux et le plus paisible des hommes ; c’était un agneau que sa femme menait à sa fantaisie. Il venait en silence prendre sa place à la table des officiers, buvait beaucoup, puis, quand il était gorgé de liquides, il rentrait dans sa chambre pour y cuver son vin. S’il ouvrait la bouche, c’était toujours pour être d’accord sur n’importe quoi avec n’importe qui. Sa vie s’écoulait ainsi heureuse et égale. Le soleil brûlant de l’Inde n’avait point embrasé son sang, et la fièvre jaune n’avait point eu de prise sur cette rude écorce. Il marchait à une batterie de canons avec la même indifférence qu’il mettait à se rendre à une table servie. Son appétit ne distinguait pas entre un rôti de cheval et une soupe à la tortue. Il avait encore sa vieille mère, mistress O’Dowd de O’Dowdstown, à laquelle il n’avait jamais désobéi qu’en prenant la fuite pour s’enrôler et en s’obstinant à épouser cette gaillarde de Peggy Malony.
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Mistress O’Dowd avait à peine passé une demi-heure avec Amélia, que celle-ci, subissant le sort commun à toutes les nouvelles connaissances de la major, dut écouter d’un bout à l’autre l’histoire de sa famille et la généalogie des Malonies.
 
« Ma chère, disait-elle dans le laisser-aller de ses épanchements, je voulais faire de George mon beau-frère, et ma sœur Glorvina lui allait parfaitement ; mais ce qui est fait n’est plus à faire, et, puisqu’il vous a épousée, vous êtes désormais pour moi
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comme ma sœur. Pas vrai ? C’est maintenant comme si vous étiez de la famille. Vous avez une petite mine chiffonnée qui me plaît, et je vois d’ici que nous nous entendrons au mieux ; et nous n’aurons au régiment qu’à marquer un de plus au total.
 
— C’est cela, nous n’aurons qu’à marquer un de plus au total, » dit O’Dowd d’un air approbateur.
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— Nous pourrions peut-être, ma chérie, fit observer le major, avoir pour M. Sedley un billet d’invitation à ce dîner d’adieu que nous donne le 150e.
 
— Vite, Simple… L’enseigne Simple de notre régiment ; ma chère Amélia,
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j’avais oublié de vous le présenter… Courez en toute hâte : vous offrirez au colonel Tavish les compliments de mistress la major O’Dowd, et vous lui direz que le capitaine Osborne a amené avec lui son beau-frère, et que nous le lui conduirons dans la salle du banquet, à cinq heures sonnant. Voulez-vous, ma chère, venir prendre avec moi quelque chose pour tromper la faim jusque-là ? Allons, pas de cérémonie, je vous prie. »
 
Tandis que mistress O’Dowd continuait sa litanie, le jeune enseigne, déjà au bas de l’escalier, courait s’acquitter de sa commission. L’obéissance est l’âme du soldat !
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Les deux capitaines prirent chacun un bras du major, et se firent l’un à l’autre, par-dessus sa tête, une grimace d’intelligence. Une fois en possession de sa nouvelle amie, mistress O’Dowd l’accabla d’une avalanche de renseignements, à laquelle ne pouvait résister la mémoire de la pauvre petite patiente. Amélia fut initiée à toute l’histoire secrète de la nombreuse famille dans les rangs de laquelle la jeune dame s’étonnait d’être encore si vite entrée.
 
« Mistress Heavytop, la femme du colonel, était morte à la Jamaïque, d’une passion malheureuse, fortement compliquée de fièvre jaune. Quant à ce vieux monstre de colonel, auquel on ne voyait pas plus de cheveux sur la tête qu’il n’y en a sur un boulet de canon, il avait conté fleurette à une fille métis de la localité. Mistress Magenis, à laquelle manquaient les premiers rudiments de l’éducation, était au demeurant une brave femme ; mais elle avait une langue infernale, et aurait triché sa mère au whist. Mistress la capitaine Kirk ne manquait pas de lever au ciel ses grands yeux de homard effarouché dès qu’on parlait de faire le plus innocent loto. Et pourtant, continuait la major, mon père, l’homme le plus pieux qui soit entré dans une église, le doyen Malony, mon oncle et notre cousin l’évêque, font tous les soirs, en parfaite tranquillité de conscience, leur partie de mouche ou de whist. Du reste, aucune de ces dames n’accompagne le régiment, reprit mistress O’Dowd. Fanny Magenis reste avec sa mère, marchande, comme vous savez, de charbon
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et de pommes de terre à Islington-Town, tout près de Londres. Aussi la fille est-elle toujours à nous parler des navires de son père et à nous appeler pour nous les faire voir quand ils montent la rivière. Mistress Kirk et ses enfants resteront ici, à Bethesda-Place, pour être plus à portée de leur prédicateur favori, le docteur Ramshorn… Mistress Bunny est dans une situation intéressante, mais c’est pour elle un état normal : voilà le huitième qu’elle va donner au lieutenant… La femme de l’enseigne Posky, qui nous est arrivée deux mois avant vous, ma chère, s’est déjà querellée plus de vingt fois avec Tom Posky. On entend leur vacarme de toute la caserne. D’après le bruit qui court, ils en seraient déjà à se jeter les plats à la tête. Tom n’a point voulu s’expliquer la semaine dernière sur un noir qu’il avait à l’œil. Quant à madame, elle va retourner chez sa mère, qui tient une pension de demoiselles à Richemond. Pour en venir là, elle eût aussi bien fait de se tenir tranquille au lieu de se laisser enlever !… Où avez-vous étudié, ma chère ? Moi, j’ai été élevée chez mistress Flanagan, aux Bosquets d’Ilissus, près Dublin, et la pension y coûtait bon. Rien qu’une marquise pour nous donner la prononciation de Paris, et un major général retiré du service pour nous faire marcher au pas. »
 
Amélia n’en revenait pas de ces singulières communications et de ces titres de parenté qui, sans plus de cérémonie, lui donnaient mistress O’Dowd pour sœur aînée. On la présenta le soir même au reste de sa famille improvisée. Comme elle était timide et aimable, sans être assez jolie pour donner de l’ombrage aux autres femmes, la première impression fut en sa faveur. Mais les officiers du 150e étant survenus et l’ayant jugée digne de leur attention particulière, toutes ses sœurs se mirent bien vite à lui trouver des défauts.
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— Si dans un débauché converti on peut tailler un bon mari, il y a des chances pour que George devienne le modèle du genre, fit observer mistress O’Dowd à mistress Posky, jusqu’alors la plus jeune mariée du régiment, et furieuse par suite contre la nouvelle venue qui lui prenait sa place. »
 
Quant à mistress Kirk, l’assistante du docteur Ramshorn, elle posa à mistress Osborne deux ou trois questions de principe sur le dogme, pour voir si c’était une brebis marquée au sceau de l’élection.
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À la simplicité des réponses de la jeune femme, elle décida que cette âme errait encore dans les plus épaisses ténèbres. Pour la rapprocher le plus possible de la lumière, elle lui remit trois excellents petits livres à bon marché et ornés de vignettes. En voici les titres.
 
Les gémissements au désert ;
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« Hein ! n’est-ce pas qu’elle est jolie ? »
 
Le vin chaud eut seul le pouvoir de le détourner de sa contemplation. Quant au capitaine Dobbin, il ne dit mot à Amélia de
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toute la soirée, mais il reconduisit Jos à son hôtel, assisté du capitaine Porter. Le pauvre garçon avait la démarche fort vacillante. Le récit de ses chasses au tigre avait eu un succès fou d’abord à table auprès des officiers, puis, le soir, sur mistress O’Dowd, qui se prélassait à l’ombre de son turban à l’oiseau de Paradis. Dobbin remit l’ex-receveur aux mains de son domestique et resta à se promener et à fumer son cigare sur le devant de l’hôtel. George, au moment de partir de chez mistress O’Dowd, avait soigneusement enveloppé sa femme dans son châle, et celle-ci donna à la ronde une poignée de main à tous les officiers qui l’accompagnèrent jusqu’à sa voiture, et la suivirent encore de leurs bruyantes acclamations. Amélia, pour descendre de voiture, s’appuya sur la main de Dobbin et le gronda, en souriant, de ne s’être pas approché d’elle de toute la soirée.
 
Le capitaine fumait encore son cigare que déjà, depuis longtemps, tout dormait dans l’hôtel et dans la rue. Il avait regardé la lumière disparaître du salon de George, puis briller ensuite et s’éteindre dans la chambre à coucher.
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Officiers et soldats dans le ***e devaient prendre passage sur les navires équipés à cet effet par le gouvernement. Le surlendemain du thé de mistress O’Dowd, au milieu des bruyantes clameurs des matelots et des troupes, des fanfares de la musique répétant l’air national du God save the king, des officiers qui agitaient leurs chapeaux, enfin des hourras de la flotte entière, le convoi descendit lentement sur le fleuve et appareilla pour Ostende.
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Joe, toujours galant, avait consenti à servir d’escorte à sa sœur, et à la femme du major, dont les malles immenses, y compris le fameux oiseau de paradis, étaient parties avec les bagages du régiment. Nos deux héroïnes, après s’être rendues en voiture à Ramsgate sans le plus mince paquet, s’embarquèrent pour Ostende, au milieu de la cohue des passagers qui se pressaient en foule pour cette destination.
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Le jour de l’embarquement à bord de la Belle-Rose, il arriva pour le départ avec un habit à brandebourgs, un pantalon d’ordonnance et un immense chapeau étincelant sous ses galons d’or. Il disait d’un air de mystère à qui voulait l’entendre qu’il allait rejoindre l’armée du duc de Wellington, et comme il avait sa voiture avec lui, on le prenait pour quelque grand personnage, pour un commissaire général ou tout au moins pour un courrier du gouvernement.
 
Son cœur eut horriblement à souffrir du voyage ; les dames éprouvèrent aussi un état de malaise pitoyable. Mais Amélia sentit la vie renaître en elle quand le navire entra dans le port d’Ostende : c’est qu’elle voyait le bâtiment sur lequel se trouvait le régiment de son mari. Jos alla tout droit à l’hôtel, le cœur encore mal à sa place ; et le capitaine Dobbin, après avoir escorté les dames, s’occupa de réclamer au navire, puis à la douane, la voiture et les effets de M. Joe, car M. Joe se trouvait alors sans valet. Le sien, d’accord avec celui de M. Osborne, avait refusé catégoriquement de se livrer aux flots trompeurs d’Amphytrite. Cette conspiration, ayant éclaté au dernier
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moment, avait jeté la consternation dans l’âme de M. Joe Sedley, et il s’en fallut de bien peu qu’il ne laissât le convoi partir tout seul. Mais les railleries du capitaine Dobbin triomphèrent de ses hésitations. Ses moustaches avaient d’ailleurs atteint toute leur croissance ; ce dernier motif acheva ce qu’avait commencé l’éloquence de Dobbin, et Joe s’embarqua.
 
Dobbin, pour récompenser Joe d’avoir obtempéré à sa demande, se mit en quête d’un domestique et lui amena un petit Belge olivâtre qui ne parlait aucun idiome connu, mais qui, par son air affairé et sa ponctualité à n’appeler M. Sedley que milord, se concilia promptement les bonnes grâces de notre ami.
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La Belgique n’est pas du reste, par elle-même, fort belliqueuse, car son histoire atteste, depuis des siècles, qu’elle se contente de fournir un champ de bataille aux autres nations.
 
Ce riche et florissant royaume présentait aux premiers jours de l’été de 1815, un air de bien-être et d’opulence qui rappelait les plus beaux temps de son passé. Ses vastes campagnes et ses paisibles cités s’animaient de la présence de nos beaux uniformes rouges ; ses magnifiques promenades étaient sillonnées en tout sens par de fringants équipages, par de brillantes cavalcades ; ses rivières côtoyant de riches pâturages, d’antiques et pittoresques hameaux, de vieux châteaux cachés sous d’épais ombrages, promenaient doucement sur leurs ondes la foule indolente des touristes anglais ; le soldat buvait à l’auberge du village et, chose plus rare, payait libéralement sa dépense ; le Highlander,
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logé dans les fermes flamandes, berçait le nouveau-né, tandis que Jean et Jeannette allaient rentrer les fourrages. Un pinceau délicat trouverait là un charmant sujet comme épisode de la guerre à cette époque. On eût dit les préparatifs d’une revue inoffensive et brillante. Cependant Napoléon, abrité par une ceinture de forteresses, se préparait, lui aussi, à envahir ce pays.
 
Le général en chef de l’armée anglaise, le duc de Wellington, avait su inspirer à tous ses soldats une foi comparable seulement à l’enthousiasme fanatique des Français pour Napoléon. Ses dispositions pour la défense étaient si bien combinées, ses renforts, en cas de besoin, étaient si proches et si nombreux, que la crainte était bannie de tous les cœurs, et que nos voyageurs, parmi lesquels s’en trouvaient deux d’une timidité excessive, partageaient néanmoins la sécurité générale.
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Son courage était monté à un diapason des plus élevés et devait beaucoup aux fumées bachiques.
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« Que le Corse vienne donc nous attaquer ! s’écriait-il ; Emmy ! ma chère âme, si je tremble, ce n’est que pour lui. Dans deux mois, morbleu ! les alliés seront à Paris, et je vous payerai à dîner au Palais-Royal. Trois cent mille Russes, entendez-vous ? vont entrer en France par Mayence et le Rhin ; trois cent mille, ma chère sœur, sous les ordres de Wittgenstein et de Barclay de Tolly. Vous n’êtes pas au fait de la stratégie militaire, chère petite ; mais en homme qui m’y connais, je puis vous dire qu’il n’y a pas d’infanterie en France capable de tenir tête à l’infanterie russe. Le Corse a-t-il un général en état de moucher la chandelle à Wittgenstein ? Viennent ensuite les Autrichiens, au nombre de cinq cent mille, aussi vrai que me voilà. Avant dix jours, vous les verrez à la frontière de France, sous les ordres de Schwartzemberg et du prince Charles. Et puis les Prussiens, les Prussiens, entendez-vous ? commandés par le brave général Blücher. Maintenant que Murat n’y est plus, trouvez-moi un général de cavalerie à comparer à celui-là. N’est-ce pas, mistress O’Dowd, que votre jeune amie aurait tort de se tourmenter ? Allons, Isidore, ne tremblez pas ainsi ; vite, monsieur, versez-moi de la bière. »
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De fréquentes escarmouches avec l’ennemi, c’est-à-dire avec le beau sexe de Cheltenham et de Bath, avaient fini par ôter beaucoup à l’ancienne timidité de notre ami, l’ex-receveur de Boggley-Wollah. Dans cette circonstance, enhardi par les fumées pétillantes de la bière, il se sentait plus que jamais des dispositions à la faconde. Au régiment, on était enchanté de lui ; les jeunes officiers lui savaient gré des splendides festins qu’il leur offrait et des occasions de rire qu’il leur procurait par ses allures martiales. Dans l’armée, les régiments adoptent tous, plus ou moins, un animal favori qui les suit dans leurs pérégrinations. George, par allusion à son beau-frère, disait que son régiment avait choisi un éléphant.
 
George commençait à rougir un peu de la société à laquelle il s’était vu forcé de présenter sa femme, et faisait part à Dobbin, à la grande satisfaction de ce dernier, de ses intentions de
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passer le plus tôt possible dans un autre corps, pour épargner à Amélia le contact d’un entourage aussi vulgaire. Quant à mistress Osborne, son caractère simple, sa nature franche et ouverte la rendaient exempte de ces délicatesses exagérées que son mari prenait pour une preuve de bon goût.
 
Parce que mistress O’Dowd avait une poignée de plumes de coq sur son chapeau, parce qu’elle laissait ballotter sur sa poitrine une grosse montre à répétition et la faisait sonner à tout propos ; parce qu’elle racontait comment son père lui avait donné la susdite bassinoire le jour de son mariage, au moment où elle mettait le pied dans la voiture, et ajoutait mille autres petits détails non moins intéressants, le délicat Osborne n’en pouvait plus ; il souffrait intérieurement de voir sa femme en si fâcheux voisinage. Amélia, au contraire, riait des excentricités de l’honnête commère, sans rougir le moins du monde de la société où le sort l’avait jetée.
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« Ah ! l’Irlande mérite bien qu’on fasse exception en sa faveur, » dit la dame du major, fort disposée, suivant l’usage de ses compatriotes, à établir en toute rencontre la supériorité de son pays. Quant à l’idée de comparer le marché de Bruges à ceux de Dublin, elle n’y voyait qu’une folle et ridicule prétention qui lui faisait hausser les épaules.
 
Les rues, les places, les jardins publics étaient remplis de soldats anglais. Le matin, on s’éveillait aux notes sonores des clairons ;
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le soir, on rentrait chez soi au bruit du fifre et du tambour. Ce pays, l’Europe entière ressemblaient alors à un camp, et l’histoire préparait ses tablettes dans l’attente de grands événements. L’honnête Peggy O’Dowd continuait à discourir avec un aplomb imperturbable des chevaux et des étables de Glen-Malony et des vins qu’on y buvait ; Jos Sedley faisait de graves dissertations sur le riz et le curry qu’on mangeait à Dumdum ; Amélia pensait à son mari et à la meilleure manière de lui témoigner son amour. Comme si la réflexion n’avait pas eu alors à s’exercer sur de plus graves sujets !
 
Chacun, dans ce tourbillon joyeux, dont le centre était à Bruxelles, se laissait entraîner à la poursuite des plaisirs ou par le cours de ses pensées intimes. Il semblait qu’on ne voulût point voir l’avenir avec ses menaces, apercevoir l’ennemi qu’on avait devant soi.
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Au milieu des jouissances les plus pures, ce jeune ménage goûta pendant quinze jours encore les douceurs trop fugitives de la lune de miel. George était descendu dans un magnifique hôtel dont il supportait la dépense de moitié avec Jos ; George, toujours prodigue de son argent, redoublait de petits soins et de prévenances pour sa femme. Mistress Amélia dut alors se trouver plus heureuse qu’aucune des jeunes mariées de l’Angleterre.
 
Chaque jour de nouveaux plaisirs, de nouveaux divertissements : la variété prévenait le dégoût ; tantôt c’était une église à visiter ; dans le jour on faisait une excursion pour aller voir une galerie de tableaux ; tantôt on parcourait les environs, et le soir on allait à l’Opéra. Les concerts militaires se succédaient au Parc, où l’on se coudoyait avec les plus hauts personnages de
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l’Angleterre ; on aurait dit une fête militaire en permanence. Chaque soir, George conduisait sa femme au restaurant et de là dans quelque lieu de plaisir, et, ravi de lui-même, il s’empressait de se décerner des éloges sur sa vocation matrimoniale. Être sans cesse avec George, être la compagne préférée de ses plaisirs, c’était assez pour rendre bien heureuse la timide et aimante Amélia. Sa reconnaissance pour son mari éclatait à chaque ligne dans les lettres qu’elle écrivait alors à sa mère. Son mari voulait lui voir colliers, dentelles, bijoux de toute espèce. C’était, sans aucun doute, le modèle, le phénix des maris.
 
George éprouvait un vif sentiment de plaisir à se rencontrer dans les lieux publics avec cette foule nombreuse de lords et de ladies, d’élégants et de hauts personnages dont les flots pressés envahissaient Bruxelles de toutes parts. Dans cette course au plaisir, on avait mis de côté cette froide étiquette, cette impertinence polie qui est assez souvent le caractère distinctif des grands seigneurs dans les murs de leur hôtel : sur la place publique, l’égalité reprend tout son empire. Comment s’assurer que le voisin qui vous pousse a bien le droit de vous coudoyer ? Le plus simple est de prendre son parti de bon cœur et de se fondre dans la nuance générale.
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« J’espère au moins que nous serons les seules femmes à ce dîner, dit lady Bareacres en réfléchissant à cette invitation faite et acceptée avec la même étourderie.
 
— Grands dieux ! maman, croyez-vous donc qu’il nous amène sa femme ? fit lady Blanche qui, la nuit précédente, s’abandonnait
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dans les bras de George aux voluptueux vertiges de la valse. Passe encore pour le mari ; mais la femme !
 
— Sa femme ? Il vient de l’épouser ; une charmante femme, ma foi, à ce que j’ai entendu dire, reprit le vieux comte.
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Cette fête coûta fort cher à la bourse de George, et fut pour la pauvre Amélia une des plus tristes soirées de sa lune de miel. Dans les confidences à sa mère, elle lui écrivit de la façon la plus lamentable comment la comtesse de Bareacres avait affecté de ne point lui répondre pendant tout le dîner ; comment lady Blanche la regardait avec son lorgnon, et quelle avait été la fureur de Dobbin contre ces airs de morgue et les exclamations de milord qui, en quittant la table, avait demandé à voir la carte et s’était écrié que c’était à la fois horriblement mauvais et horriblement cher. Mais, malgré les plaintes d’Amélia sur la grossièreté de ses convives et sa fâcheuse soirée, la vieille mistress Sedley n’en fut pas moins ravie d’avoir à prononcer le nom de la nouvelle amie de sa fille, la comtesse de Bareacres, et elle le fit même avec un zèle si persévérant que le vieil Osborne finit par savoir que son fils recevait à sa table des pairs et des pairesses.
 
Ceux qui connaissent le général Tufto d’aujourd’hui, tel qu’on peut le voir par un beau jour, se pavaner dans Pall-Mall, la poitrine garnie de ouate, la taille serrée dans son corset, le jarret finement dessiné dans ses bottes à hautes tiges, le torse cambré quoique décrépit, avec un regard provocateur pour le beau sexe, ou bien encore sur sa jument bai, tout pimpant et à la dernière mode, auraient peine à reconnaître dans ce sir George Tufto d’aujourd’hui le vaillant officier des guerres de la Péninsule et de la journée de Waterloo. Il porte maintenant des
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cheveux bruns, épais et frisés, des sourcils noirs et des moustaches du rouge le plus éclatant.
 
En 1815, ses cheveux, de couleur claire, étaient fort rares sur sa tête ; il avait la taille plus ronde, et les mollets surtout, mieux nourris ; mais tout passe, les mollets comme la gloire du monde. À soixante-dix ans, il en a maintenant quatre-vingts, ses cheveux, fort clair-semés et presque blancs, devinrent, comme par enchantement, épais, bruns et frisés ; ses favoris et ses sourcils prirent la couleur rutilante qu’ils n’ont plus quittée depuis lors. De mauvaises langues cherchent bien à accréditer le bruit qu’il a un estomac de laine, et que si ses cheveux n’ont jamais besoin des ciseaux du coiffeur, c’est qu’ils n’ont point encore pris racine. Tom Tufto vous dira encore que Mlle de Jaisey, actrice du Théâtre-Français à Londres, envoyait, avec deux doigts, promener sur le parquet, tous les cheveux de son grand-papa ; mais Tom est un enfant terrible, et, d’ailleurs, la perruque du général n’entre pour rien dans cette histoire.
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« Je voudrais vous faire voir nos fleurs de Glen-Malony, glissa en passant mistress O’Dowd. Mon père a trois jardiniers et neuf aides. Il y a chez lui un arpent tout couvert de serres chaudes, et les ananas y sont aussi communs que les poires à Londres dans la saison. Nos treilles portent des grappes du poids de six livres, et sur mon honneur et ma conscience, je puis vous dire que nous avons des magnolias bien grands, ma foi, comme des chaudrons. »
 
Dobbin ne trouvant aucun plaisir aux ridicules tirades de mistress O’Dowd, s’était écarté du reste de la bande, ayant peine à contenir son hilarité. Enfin, lorsqu’il fut à une distance convenable,
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il lui donna un libre cours, à la grande surprise des passants.
 
« Eh bien ! où est-il donc, notre grand flandrin de capitaine, s’écria mistress la major O’Dowd en regardant autour d’elle, est-ce qu’il saigne encore du nez ? Il dit toujours qu’il saigne du nez ; il finira par avoir cet organe totalement dépourvu de sang… N’est-ce pas, O’Dowd, que les magnolias de Glen-Malony sont bien aussi larges que des chaudrons ?
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Amélia sentit un vertige et manqua se trouver mal sans savoir pourquoi. Le soleil lui parut moins brillant, la ville moins curieuse et moins pittoresque. Et cependant le ciel était illuminé par les derniers feux au couchant, et il faisait une des plus belles journées de la fin de mai.
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« C’est, répondit Beck, un officier au service de la compagnie des Indes orientales. »
 
Rawdon Crawley, se détachant alors de la cavalcade, se dirigea vers Amélia pour lui donner une amicale poignée de main et demander de ses nouvelles ; puis ses regards se fixèrentf
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ixèrent sur mistress la major O’Dowd et ses plumes de coq noires avec une attention imperturbable, que la grosse mère s’empressa d’attribuer à la puissance de ses charmes vainqueurs.
 
George, qui se trouvait de quelques pas en arrière, accourut presque aussitôt, accompagné de Dobbin ; tous deux ôtèrent leurs chapeaux aux augustes personnages, dans les rangs desquels Osborne distingua mistress Crawley. Il était singulièrement flatté de voir Rawdon, accoudé sur la portière, causer sans façon avec Amélia, et il répondit par les protestations les plus obséquieuses aux cordiales avances de l’aide de camp. Les saluts échangés entre Rawdon et Dobbin restèrent tout juste dans les limites de la plus stricte politesse.
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« Que ce duc a bon air à cheval, observa mistress O’Dowd ; les Wellesley et les Malonys sont parents. Mais, dans ma position, j’attendrai pour me présenter à Sa Grâce, qu’elle se souvienne la première de nos liens de famille.
 
— C’est un fameux capitaine, dit Jos, qui avait retrouvé toute sa langue depuis que le héros n’était plus devant ses yeux. Trouvez-moi une victoire à comparer à celle de Salamanque ? Qu’en dites-vous, Dobbin ? Eh bien, savez-vous où il a puisé toutes ses connaissances stratégiques ? Dans l’Inde, mon cher, dans l’Inde, mettez-vous bien dans la tête que, pour former un bon général, il n’y a rien de tel que les jungles. Moi aussi je le connais, mistress O’Dowd ; nous avons tous deux dansé le même soir avec miss Cutler, la fille de Cutler de l’artillerie,
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un beau brin de fille, morbleu ! C’était dans le bon temps, à Dumdum. »
 
Cette rencontre avec de si illustres personnages fit les frais de la conversation pendant le reste de la promenade, au dîner et jusqu’au départ pour l’Opéra.
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« Savez-vous quelle est cette femme assise à côté d’Amélia, et qu’on prendrait pour un grenadier déguisé, Rawdon, mon amour ? disait dans une loge vis-à-vis une dame, fort aimable avec son mari dans le tête-à-tête, mais encore plus amoureuse de lui en public. D’où sort cette créature avec un panache jaune fiché sur son turban, cette robe de satin rouge et cette horloge qui lui bat les flancs ?
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— À côté de la jolie petite dame en blanc ? demanda une troisième personne placée au second rang. C’était un monsieur entre les deux âges et portant ruban à la boutonnière ; il cachait son cou dans les plis d’une immense cravate blanche, et sa poitrine sous une épaisse quantité de gilets.
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— Ah ! oui ; au fait, elle a été jusqu’à me donner vingt livres, la vieille avare. À quand, maintenant, pour nous retrouver ? le général dîne dehors mardi. Pouvez-vous venir ce jour-là ? Dites donc à Sedley de couper sa moustache. Que diable ! un pékin a-t-il à faire d’une moustache et d’une redingote à brandebourgs ? Voilà qui est chose convenue, je compte sur vous pour mardi. »
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Après ce petit colloque, Rawdon s’éloigna aux bras de deux coryphées de la mode, faisant partie, comme lui, de l’état-major du général.
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— Nos armes sont les mêmes, » répondit George avec la plus exacte vérité.
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M. Osborne, après avoir eu recours à un généalogiste, avait emprunté au livre de la pairie l’écusson de son homonyme et le promenait depuis quinze ans sur les panneaux de sa voiture.
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Les malédictions dont le général poursuivit à mi-voix le ravisseur et sa conquête sont telles que pas un imprimeur ne se chargerait de les reproduire ; aussi nous les passerons sous silence. Cependant, chez le général, cela partait du fond du cœur ; et c’est merveille de penser que le cœur humain tient en réserve pour de telles occasions de pareils trésors de bile et de fureur.
 
Les jolis yeux d’Amélia suivaient aussi avec anxiété le couple dont les faits et gestes excitaient si fortement l’humeur jalouse du général. Quand Rebecca entra dans sa loge, elle se jeta dans les
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bras de son amie avec un élan de tendresse enthousiaste, et, en dépit du lieu où elle se trouvait, en dépit de la lorgnette du général, obstinément braquée sur la loge d’Osborne, elle embrassa sa chère amie en présence de la salle entière ; mistress Crawley eut en outre un gracieux salut pour Dobbin, admira la large broche de mistress O’Dowd et ses magnifiques cailloux d’Irlande, ne pouvant se persuader qu’ils ne vinssent pas en droite ligne de Golconde. Elle s’agitait, se tournait, frétillait, décochait un sourire à celui-ci, une parole à celui-là, et tout ce manége était à l’adresse de la lorgnette jalouse, qui ne perdait pas un seul de ses mouvements. Quand la toile se leva pour le ballet, où pas un danseur n’égala son talent de pantomime et de comédienne, elle retourna à sa loge, s’appuyant cette fois sur le bras du capitaine Dobbin. Elle avait refusé celui de George ; elle n’avait pas voulu l’enlever à sa chère et excellente petite Amélia.
 
« Quelle grimacière ! murmura l’honnête Dobbin à l’oreille de George, en revenant de la loge de Rebecca, où il avait conduit cette dernière sans desserrer les dents et avec une mine d’entrepreneur de pompes funèbres ; elle se tord et se démène comme un serpent coupé en deux. Tout le temps qu’elle est restée ici, je ne sais si vous vous en êtes aperçu, George, mais c’était une vraie comédie à l’intention du général qui se trouvait dans la loge.
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— Et pourquoi ne lui en avez-vous pas acheté un ? » répliqua mistress O’Dowd.
 
Amélia et Dobbin surent gré à cette excellente femme de l’à-propos de sa repartie. Mais tout le reste de la soirée se passa dans un silence complet. L’éclat séducteur, la conversation brillante de sa rivale causaient à Amélia une tristesse insurmontable. Mistress O’Dowd elle-même restait pensive et taciturne comme si l’apparition de cette séduisante créature eût mis à néant
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les puissants attraits de la major ; le chroniqueur affirme que, de toute la soirée, il lui échappa à peine un mot sur Glen-Malony.
 
« Quand donc renoncerez-vous au jeu, suivant vos promesses mille fois répétées ? disait Dobbin à George, quelques jours après cette soirée à l’Opéra.
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« On dirait qu’Emmy est devenue plus fière depuis que le nom de son père a pu se lire dans la… depuis les malheurs de M. Sedley, reprit-elle en adoucissant charitablement sa phrase pour l’oreille de George. À Brighton, elle me faisait l’honneur d’être jalouse de moi, et maintenant elle se scandalise sans doute de nous voir vivre en commun, moi, Rawdon et le général. Eh ! mon Dieu ! nos propres ressources ne pourraient nous suffire si un ami ne se mettait de moitié avec nous dans la dépense. Croit-elle donc que Rawdon n’est pas de taille à avoir soin de mon honneur ? En vérité, j’en suis fort reconnaissante pour Emmy, oh ! oui, excessivement reconnaissante !
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— C’est de la jalousie, fit George, et pas autre chose ; toutes les femmes sont jalouses, plus ou moins.
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M. Osborne ne pouvait se défaire de la ferme conviction que sa destinée était de porter les plus terribles ravages dans le cœur de toutes les femmes. Ainsi le voulait le sort ; il ne pouvait donc que lui obéir sans résistance. Et comme Amélia, au lieu de fatiguer son mari par des plaintes jalouses, se résignait à être malheureuse et à verser des larmes dans le silence et l’abandon, George tenait à se persuader qu’elle n’avait pas le moindre soupçon de ce qui n’était plus un secret pour personne, de ses folles intrigues avec mistress Crawley. Il faisait avec elle des promenades toutes les fois qu’elle trouvait moyen de se débarrasser de son général, et George prétextait auprès d’Amélia des affaires de service, mensonge dont elle n’était point la dupe.
 
Tandis que sa femme passait ses soirées dans le délaissement et la solitude, ou en compagnie de son frère, il allait chez Crawley,
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perdait son argent contre le mari, et se berçait de la douce illusion que la femme séchait d’amour pour lui. On ne peut pas dire que ces deux honnêtes personnes s’entendissent pour le dépouiller, mais enfin la femme avait pris pour rôle d’étourdir le jeune homme par ses cajoleries, et le mari de lui vider sa bourse. Osborne pouvait aller et venir dans la maison sans que jamais la bonne humeur de Rawdon en souffrît la moindre altération.
 
George était désormais si empressé à courir chez ses amis, qu’il ne voyait presque plus William Dobbin. Il l’évitait même dans le monde et au régiment, et n’aimait pas beaucoup, comme nous l’avons vu, les sermons que son Mentor était toujours prêt à lui adresser. D’ailleurs, si certains points de sa conduite peinaient et attristaient le cœur du capitaine, à quoi eût-il servi de dire à George que, malgré ses épaisses moustaches et sa profonde expérience, il était encore aussi novice qu’un écolier ; que Rawdon le prenait pour sa dupe, que cela remontait déjà assez loin, et qu’enfin, lorsqu’il lui aurait soutiré jusqu’à son dernier schelling, il serait le premier à l’accabler de ses mépris ? George n’eût pas même écouté. Aussi, quand, par hasard, à de rares intervalles, Dobbin, dans ses visites chez Osborne, rencontrait son ancien ami, il évitait avec soin ces explications inutiles et douloureuses. George continuait à savourer avec délices les plaisirs enivrants de la Foire aux Vanités.
 
Jamais armée, depuis le règne de Darius, ne surpassa ou n’égala même, par les fastueuses splendeurs de son cortége, celle que le duc de Wellington commandait en 1815, dans les Pays-Bas. Les fêtes et les danses se prolongèrent, on peut le dire, jusqu’à la veille de la bataille. Le bal donné à Bruxelles, le 15 juin de la susdite année, par une noble duchesse, est devenu historique. Tout Bruxelles fut, à l’occasion de ce bal, comme livré à une agitation fiévreuse et frémissante, et longtemps après on pouvait encore recueillir cet aveu des dames qui se trouvaient alors dans cette ville, que les préoccupations de leur sexe étaient toutes pour le bal et les plaisirs qu’il promettait, sans nul souci de l’ennemi campé à quelques heures de marche. On aurait peine à se faire une idée des luttes, des manœuvres, des prières auxquelles il fallut recourir pour avoir des billets. Les dames anglaises sont seules capables de dépenser tant de diplomatie et d’adresse pour leurs divertissements et
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l’honneur d’être admises chez quelque grand de leur nation.
 
Jos et mistress O’Dowd, malgré leurs désirs et leurs démarches, ne purent réussir à se procurer des billets. Nos autres amis furent plus heureux. Grâce à l’intervention de milord Bareacres, qui rendait ainsi, d’une manière économique, la politesse du dîner, George obtint une carte pour lui et mistress Osborne, ce qui ajouta, s’il était possible, à la vanité de ses sentiments. Dobbin, ami du général de division sous les ordres duquel était son régiment, vint un jour tout joyeux trouver mistress Osborne et lui montra une invitation semblable. Jos en fut jaloux, et George se demanda avec surprise ce que William avait à faire dans ces salons aristocratiques. M. et mistress Rawdon furent tout naturellement invités, comme amis du général commandant la brigade de cavalerie.
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L’échec fut complet pour Amélia, et son mari s’en mordit les lèvres avec rage. Par contre, mistress Rawdon Crawley obtint un véritable triomphe. Elle arriva à une heure fort avancée, sa figure était rayonnante, sa toilette d’un goût exquis ; son entrée fit sensation au milieu de ces grands personnages, et tous les lorgnons se dirigèrent sur elle. Rebecca paraissait aussi à son aise que si elle se fût trouvée à la tête des pensionnaires de miss Pinkerton pour les conduire au temple.
 
La foule des élégants et des hommes à la mode, dont la plupart l’avaient déjà vue, faisait cercle autour d’elle ; les dames disaient tout bas qu’enlevée par Rawdon dans un couvent,
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elle était alliée avec la famille des Montmorency. La manière pure et facile dont elle s’exprimait en français était bien de nature à donner à ces bruits quelque apparence de vérité, et l’on s’accordait à reconnaître que ses manières exquises et son air des plus distingués en étaient une nouvelle confirmation. Plus de cinquante cavaliers se présentèrent à la fois, se disputant l’honneur de danser avec elle. Elle répondit qu’elle était engagée, qu’elle ne danserait que fort peu, et se fit enfin passage jusqu’à l’endroit où Emmy, dans l’abandon le plus absolu, souffrait un cruel supplice.
 
Pour la pauvre enfant, ce fut le coup de grâce de se voir accablée, par mistress Rawdon, des protestations les plus tendres, des airs les plus protecteurs. Mistress Rawdon critiqua quelques détails défectueux de sa coiffure et de sa toilette, et lui demanda comment elle avait fait pour se chausser si mal. Elle lui donna l’adresse de sa marchande de corsets, l’engageant à y passer le lendemain ; puis elle lui fit l’éloge du bal : il était charmant, surtout pour l’intimité qui y régnait. On ne voyait dans la salle que fort peu de visages inconnus.
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George avait laissé Emmy sur sa banquette dès son arrivée au bal ; mais, dès qu’il aperçut Rebecca à côté de sa chère amie, il revint bien vite sur ses pas. Becky faisait précisément alors des représentations à mistress Osborne sur les folies de son mari.
 
« Pour l’amour de Dieu, ma chère, lui disait-elle, empêchez-le de jouer, il se ruinera. Tous les soirs ce sont des parties de cartes avec Rawdon ; et comme il n’est pas riche, Rawdon aura bientôt fait de lui gagner jusqu’à son dernier schelling. Vous avez tort, petite sans souci, de ne rien faire pour le modérer. Venez donc passer vos soirées avec nous, au lieu de vous ennuyer chez vous avec le capitaine Dobbin. Il est très-aimable, j’en conviens, mais comment aimer un homme qui a des pattes de cette largeur ; à la bonne heure, votre mari, il a des amours de pieds. Mais le voici qui se dirige de ce côté. D’où venez-vous, mauvais sujet ? Vous laissez ainsi toute seule cette pauvre Emmy, et vous allez vous divertir, tandis qu’elle est à pleurer
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comme une Madeleine. Mais qui vous ramène ici vers nous ? Venez-vous me prendre pour la contredanse ? »
 
Elle se débarrassa en même temps de son bouquet et de son écharpe qu’elle laissa à côté d’Amélia, et rejoignit au bras de George les groupes de danseurs. Les femmes, les femmes seules excellent à faire de si cruelles blessures ; la pointe acérée de leurs traits porte un poison mille fois plus dangereux que les armes émoussées et pesantes de l’homme. La pauvre Emmy, dont le cœur ne connaissait ni la haine ni le dédain, était livrée sans défense aux mains de son impitoyable ennemie.
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Enfin George arriva ; mais il venait chercher l’écharpe et les fleurs de Becky. Elle partait, sans avoir daigné même faire ses adieux à Amélia. La pauvre enfant, silencieuse comme un marbre, vit son mari s’éloigner de nouveau. Sa tête retomba sur son sein. Dobbin avait été entraîné d’un autre côté par le général de division son ami, et paraissait avoir avec lui une conversation fort sérieuse. Dobbin ne fut pas témoin de cette dernière douleur ajoutée à tant d’autres.
 
George remit le bouquet à mistress Crawley ; un billet doux s’y cachait comme un serpent parmi les fleurs. L’œil de Rebecca l’y découvrit sur-le-champ, son éducation avait reçu un développement précoce sur le chapitre des billets doux. Elle tendit la main, prit le bouquet, et George put lire dans son regard qu’elle avait deviné la présence de son message. Rawdon était trop absorbé sans doute dans ses idées personnelles pour remarquer
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les signes d’intelligence échangés entre son ami et sa femme au moment du départ. Du reste, il n’y avait rien là d’extraordinaire. Un serrement de main, un coup d’œil, un salut, et puis ce fut tout ; n’était-ce pas la manière dont on se disait adieu tous les jours ? George, tout exalté par les joies du triomphe, n’avait pas fait la moindre attention à une phrase que Crawley lui avait dit en entraînant Rebecca. Il n’avait rien entendu, rien répondu.
 
Amélia avait vu en partie la scène du bouquet. George venant, à la demande de Rebecca, chercher son écharpe et ses fleurs, qu’y avait-il de plus naturel ? C’était la répétition de ce qu’il avait fait vingt fois depuis quelque temps. Mais c’en était trop pour Emmy, elle n’eut pas la force d’y résister.
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« Tout me réussit ce soir, se disait-il dans ses joyeux transports ; son bonheur au jeu ne contribua nullement à calmer l’exaltation de son âme. Il se leva au bout de quelques instants emportant les pièces d’or qu’il avait gagnées ; et se rendit au buffet où il avala plusieurs verres de punch. »
 
Il apostrophait tous ceux qui l’entouraient, riait tout haut et se livrait aux saillies d’une folle gaieté. Ce fut là que Dobbin le retrouva,
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après l’avoir vainement cherché à la table de jeu. La figure pâle et sérieuse du capitaine contrastait avec l’air animé et insouciant de son ami.
 
« Ohé ! Dobbin ! venez donc boire, vieux Dobbin. Le vin du duc est excellent. Hé ! vous autres, encore du champagne ! »
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Un tressaillement nerveux s’était emparé de George à cette nouvelle si impatiemment désirée, mais qui venait fondre sur lui rapide comme un coup de foudre. Combien étaient loin maintenant ses intrigues amoureuses, les enivrements d’une passion coupable ! Mille pensées assiégèrent son âme, tandis qu’il regagnait ses quartiers. Il réfléchissait aux vicissitudes de sa vie passée, à la destinée que lui réservait l’avenir ; il songeait à sa femme, à l’enfant que peut-être il ne verrait jamais. Ah ! combien il aurait voulu jeter un voile sur cette nuit dont chaque souvenir s’élevait comme un remords ! Pourrait-il, avec une conscience bien calme, dire adieu à la douce et innocente créature dont il avait froissé l’amour avec une froideur si outrageante ?
 
Son mariage remontait à quelques semaines au plus, et déjà il ne lui restait plus rien de sa modeste fortune ! N’était-ce pas, de sa part, le comble de l’égoïsme et de l’insouciance ? Non, il n’était pas digne d’une pareille femme. En cas de malheur, que lui laisserait-il ? Mais aussi pourquoi aller se marier ? Les devoirs de mari n’allaient ni à son caractère ni à ses goûts. Pourquoi avait-il désobéi à son père toujours si généreux envers lui. L’espérance, le remords, l’ambition, la tendresse, mêlés
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d’un peu d’égoïsme, soulevaient tumultueusement son âme.
 
Il s’assit et écrivit à son père. L’aube commençait à poindre lorsqu’il ferma sa lettre ; il la cacheta et y déposa un baiser. Il pensait à l’isolement de ce malheureux vieillard, aux mille témoignages de bonté qu’il en avait reçus à travers toutes ses sévérités.
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« George, je ne dors plus, je suis éveillée, dit cette chère âme avec un sanglot capable de faire éclater son pauvre cœur. »
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Éveillée ! Hélas ! oui, éveillée pour sa plus grande douleur, la pauvre enfant, car au même instant les notes aiguës du clairon retentirent sur la place d’armes pour s’étendre de là sur la ville entière. Bientôt la cité se trouva sur pied au son du tambour et des fifres.
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Le lit, après un bon verre de genièvre, avalé à son aise, lui paraissait bien préférable à l’ennui et à la fatigue de ces corvées du grand monde. Quant à Peggy, elle regrettait de n’avoir pu faire à l’éclat des lumières l’exhibition de son turban et de son oiseau de paradis, lorsque les paroles de son mari vinrent lui offrir un plus grave sujet de méditations.
 
« Éveillez-moi, je vous prie, une heure avant le rappel, dit le
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major à sa femme, vers une heure et demie, ma chère Peggy ; donnez un coup d’œil à ce qu’il ne me manque rien. Je ne rentrerai pas pour déjeuner mistress O’Dowd. »
 
Après lui avoir ainsi fait comprendre que le régiment devait se mettre en route le lendemain, le major cessa de parler et s’endormit.
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Une tasse de café, la meilleure peut-être qui eût été préparée ce matin-là à Bruxelles, lui fut servie toute chaude par les soins de sa femme. Les attentions délicates et empressées de cette digne épouse n’auront-elles pas, aux yeux de tout le monde, un prix bien supérieur à ces flots de larmes, à ces crises nerveuses qui sont toujours le plus grand témoignage que les femmes sensibles sachent donner de leur tendresse. Cette tasse de café prise en commun au bruit des clairons et des tambours qui se répondaient des différents quartiers, n’était-elle pas alors bien plus à sa place qu’un vain luxe de douleur dont tant d’autres, en cette circonstance, ne se seraient pas fait faute ? Au moins le major put se montrer à la parade frais, allègre et dispos, les joues roses et le menton rasé ; et sa tournure martiale, sur son cheval de bataille, répandirent la confiance et la bonne humeur dans le cœur de tous ses hommes.
 
Tous les officiers saluèrent le major quand le régiment défila sous le balcon où se tenait cette digne épouse. Si elle n’accompagnait
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point le brave ***e jusqu’au milieu de la mêlée, ce n’était point par manque de courage, mais seulement par un sentiment de délicatesse et de retenue féminine ; ses vœux du moins étaient avec ces braves soldats.
 
Dans les grandes circonstances, mistress O’Dowd avait coutume de lire avec la plus religieuse attention quelques pages d’un énorme volume de sermons composés par son oncle le doyen. Sur le point de faire naufrage à son retour des Indes-Occidentales, elle avait puisé dans ce livre une énergie et une force nouvelles. Elle chercha alors dans ce volume des sujets de méditation, peut-être sans bien comprendre ce qu’elle lisait. Son esprit avait peine à se détacher des préoccupations qui l’accablaient ; en vain elle avait placé à côté d’elle sur l’oreiller le bonnet de coton du pauvre Mick, ses paupières étaient restées sans sommeil.
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Le capitaine Rawdon, au moment des adieux, était beaucoup plus ému que cette petite créature pleine de résolution et d’énergie ; il aimait et adorait sa femme avec l’effusion d’une âme violemment éprise ; car les mois qu’il venait de passer avec elle depuis leur mariage lui paraissaient les plus beaux et les plus heureux de sa vie. Les courses, le régiment, la chasse, le jeu, ses intrigues précédentes avec les modistes et les danseuses de l’Opéra, tous ces triomphes faciles, tout son passé, en un mot, lui semblait fade et insipide en comparaison des voluptés nouvelles que lui avait fait connaître cette union légalement contractée. Et, il faut le dire, Rebecca avait eu le talent de conduire son robuste Adonis de distractions en distractions, et de lui faire trouver sa maison mille fois plus agréable, plus charmante que tous les lieux de plaisir qui l’attiraient jadis.
 
Sur le point d’aller se faire estropier pour la gloire, il se mit à maudire ses extravagances passées, à gémir tristement sur cette
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effroyable meute de créanciers qui pourraient un jour faire à sa femme un fâcheux parti. Souvent, au milieu des confidences de l’alcôve, il avait déposé dans le sein de Rebecca de pathétiques lamentations à ce sujet, lui qui, avant son mariage, n’avait jamais eu pareil souci !
 
« Morbleu ! disait-il avec une expression peut-être plus énergique encore, et empruntée à son naïf vocabulaire, avant mon mariage je m’inquiétais fort peu de tous ces billets auxquels j’apposai ma signature. Tant que Juda voulait bien attendre, ou que Lévi m’accordait un renouvellement, je vivais joyeux et sans souci, mais depuis que je suis marié, je n’ai plus touché, je vous le jure, à tous ces billets d’usuriers, si ce n’est pour obtenir des sursis. »
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Cette idée burlesque provoqua de la part de Rawdon la plus bruyante hilarité. À l’heure de minuit, tout l’hôtel retentit des gros éclats de rire de notre dragon. Ils arrivèrent jusqu’aux oreilles du général Tufto, et le lendemain, à son déjeuner, Rebecca lui donna la représentation du premier sermon du révérend Rawdon, ministre de Crawley, etc.… L’esprit inventif de Rebecca savait ainsi charmer le temps par ses saillies imprévues et piquantes. Mais enfin lorsque arriva la nouvelle qui mit tout Bruxelles en émoi, lorsqu’on sut que les hostilités étaient ouvertes et que les troupes marchaient, Rawdon prit un air plus grave et Betty fit pleuvoir sur lui des épigrammes dont le Horse-Guard se sentit presque offensé.
 
« Ah ! Becky, disait-il avec un frémissement dans la voix. N’allez pas croire, au moins, que j’aie peur, c’est que, voyez-vous, si un coup de fusil me décrochait, et j’offre une assez belle surface, je vous laisserais vous et l’enfant que nous aurons peut-être en fort mauvaise passe, sans avenir assuré, et ce
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serait moi qui vous aurais poussée dans le précipice. Allez ! tout cela mistress Crawley n’est pas si risible que vous voulez bien le dire. »
 
Rebecca, par mille caresses, par de douces paroles, essaya de mettre du baume sur la blessure qu’elle venait de faire. Son caractère vif et enjoué pouvait l’entraîner parfois à des sorties satiriques et moqueuses, mais bientôt maîtrisant cette humeur naturelle, elle finissait par rendre à sa figure une expression calme et impassible.
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Rawdon accompagna cette remarque d’un rire de satisfaction.
 
« Voici mon nécessaire de toilette, qui coûte deux cents livres
« Voici mon nécessaire de toilette, qui coûte deux cents livres à votre mari, ou plutôt au marchand, car je ne l’ai point encore payé ; les flacons, avec leurs bouchons en or ciselé, peuvent bien être évalués de trente à quarante livres sterling. Il faudra tirer le meilleur parti possible de tout cela, madame, ainsi que de mes épingles, montre, chaîne et autres bijoux. Je vous réponds que cela fait encore une somme. Miss Crawley a donné, je le sais, cent livres sterling pour la chaîne et la toquante. Les bouchons et les flacons sont en or. J’ai un remords maintenant : c’est de n’avoir pas écouté le marchand, qui voulait de plus me faire prendre des tire-bottes en vermeil. Si je m’étais laissé faire, j’aurais eu le nécessaire complet, avec la bassinoire d’argent et le service d’argenterie. Mais enfin, Becky, à la guerre comme à la guerre ; il faudra faire de votre mieux. »
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à votre mari, ou plutôt au marchand, car je ne l’ai point encore payé ; les flacons, avec leurs bouchons en or ciselé, peuvent bien être évalués de trente à quarante livres sterling. Il faudra tirer le meilleur parti possible de tout cela, madame, ainsi que de mes épingles, montre, chaîne et autres bijoux. Je vous réponds que cela fait encore une somme. Miss Crawley a donné, je le sais, cent livres sterling pour la chaîne et la toquante. Les bouchons et les flacons sont en or. J’ai un remords maintenant : c’est de n’avoir pas écouté le marchand, qui voulait de plus me faire prendre des tire-bottes en vermeil. Si je m’étais laissé faire, j’aurais eu le nécessaire complet, avec la bassinoire d’argent et le service d’argenterie. Mais enfin, Becky, à la guerre comme à la guerre ; il faudra faire de votre mieux. »
 
Le capitaine Crawley qui, jusqu’à l’époque où l’amour vainqueur l’avait fait passer sous son joug, avait été dominé par une pensée exclusive de sa personne, se préoccupait ainsi du bien-être futur de sa femme, dans le cas où il ne serait plus là pour veiller sur elle.
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C’était à Rebecca à faire l’emploi de ces objets de la manière la plus avantageuse. Fidèle à son principe d’économie, Rawdon prit ce qu’il avait de plus râpé en uniforme et en épaulettes ; ce qu’il avait de plus neuf devait rester entre les mains de sa femme, et, qui sait ? peut-être de sa veuve. Avant de partir, il prit Rebecca dans ses bras, la serra contre son cœur, qui battait à rompre sa poitrine, la tint étroitement embrassée, tandis que le sang montait à sa figure et que les larmes gonflaient ses yeux, puis il la remit à terre et la quitta. Pendant quelque temps il chevaucha à côté du général, son cigare à la bouche et gardant le plus profond silence, jusqu’au moment où ils eurent rejoint le corps principal ; ce fut alors seulement qu’il cessa de friser sa moustache et rompit le silence.
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Rebecca, comme nous l’avons dit, avait sagement résolu de ne point se livrer à propos de cette séparation aux écarts d’une sensiblerie stérile et superflue. De la croisée elle lui fit un dernier signe d’adieu, puis resta quelques minutes à jouir de la fraîcheur du matin. Les tours de la cathédrale et les toits bizarres des vieilles maisons de la ville commençaient à s’illuminer aux premiers feux du soleil. Elle n’avait encore pris aucun repos de toute la nuit. Sa toilette de bal qu’elle portait encore, ses belles boucles défrisées, descendant sur son cou, un cercle d’azur autour de ses yeux accusaient assez une nuit sans sommeil.
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Son repas terminé, elle reprit les calculs que l’honnête Rawdon lui avait faits la nuit précédente, et récapitula sa situation. Somme toute, et en mettant les choses au plus mal, sa position n’était pas encore si désespérée qu’elle aurait pu le craindre. Aux objets laissés par son mari venaient s’ajouter ses bijoux et son propre trousseau, et la générosité de Rawdon, à l’époque de son mariage, a déjà reçu dans cette histoire les éloges qu’elle méritait. Outre la jument ci-dessus mentionnée, le général, son intrépide admirateur, lui avait fait de magnifiques présents, comme châles de cachemire achetés au rabais à une vente après banqueroute et autres articles provenant de la boutique des joailliers, et témoignant à la fois du goût et de la fortune du donateur.
 
Quant aux toquantes, suivant l’expression du pauvre Rawdon, leurs tics tacs se répondaient de toutes les pièces de l’appartement. Un soir, Rebecca s’étant plainte à Rawdon de celle qu’il lui avait donnée comme ayant le double défaut d’aller mal et de sortir d’une fabrique anglaise, le lendemain elle recevait un petit
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bijou portant le nom de Leroy, dans une petite boîte enrichie de turquoises, et une montre à la marque de Bréguet, couverte de perles et tout au plus grande comme une demi-couronne. Le général Tufto et George Osborne lui avaient aussi fait semblable cadeau. Mistress Osborne n’avait point de montre, mais son mari lui en aurait certainement donné une si elle en avait seulement exprimé le désir. L’honorable mistress Tufto, alors en Angleterre, traînait à son côté, pour savoir l’heure, une vieille mécanique, héritage de famille qui aurait remplacé avec avantage la bassinoire d’argent dont Rawdon parlait plus haut. Si la plupart des bijoux que vendent les joailliers allaient aux femmes, aux filles des acquéreurs, combien ne verrait-on pas, dans les maisons les plus honnêtes, de parures qui, hélas ! prennent une tout autre route !
 
Son compte fait, Rebecca put constater, avec un vif sentiment de plaisir, qu’en définitive elle avait au moins à sa disposition de six à sept cents livres sterling pour assurer sa rentrée dans le monde. Elle fut trop occupée toute la matinée à ranger ses petits trésors pour avoir un moment d’ennui. Parmi les papiers renfermés dans le portefeuille de Rawdon était un billet de vingt livres, souscrit par Osborne ; ce fut pour Rebecca une occasion de penser à mistress Osborne.
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Si notre roman manque de héros, il possède du moins une héroïne. Dans les rangs de l’armée anglaise, y compris le grand Duc lui-même, on n’aurait pu trouver un homme aussi impassible, aussi maître de lui à l’approche de la bataille que l’intrépide petite femme de l’aide de camp.
 
Il est une dernière personne de notre connaissance qui, n’étant point un des acteurs du drame sanglant qui va se passer à quelques heures de Bruxelles, tombe à ce titre sous notre juridiction et sur les émotions duquel nous avons des droits imprescriptibles : nous voulons parler de notre ami l’ex-collecteur de Boggley-Wollah, dont le sommeil, comme celui de tout le monde, avait été troublé à une heure matinale par le bruit aigu des clairons. Notre ami était, pour le sommeil, de la famille des marmottes ; son lit avait pour lui des charmes indicibles. Peut-être, en dépit des tambours, des clairons et des fifres de toute l’armée anglaise, ses ronflements se seraient-ils prolongés jusqu’àjusqu’
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à l’heure ordinaire de son lever, si une interruption, à laquelle George était tout à fait étranger, n’était venue le tirer de sa léthargie.
 
George occupait le même appartement de moitié avec son beau-frère, mais ses préparatifs et le chagrin de quitter sa femme ne lui laissèrent pas le temps de songer à maître Jos, profondément enfoncé dans ses draps. George n’entra donc pour rien dans l’attentat dirigé contre le sommeil de son beau-frère : le capitaine Dobbin fut le seul coupable. Le capitaine vint le secouer rudement dans son lit, ne pouvant, disait-il, partir sans lui avoir serré la main.
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— Qu’y a-t-il pour votre service, capitaine Dobbin ? demanda-t-il d’un ton railleur.
 
— Je vais vous le dire, répondit le capitaine en s’approchant de son lit. Le régiment part dans une heure, Sedley, et qui sait le sort qui nous est réservé, à George et à moi ! Comprenez bien ceci, vous ne quitterez cette ville que lorsque vous serez bien renseigné sur l’état des choses. Votre place, Jos, est marquée à côté de votre sœur, pour veiller sur elle, lui donner du courage
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et la protéger contre tout danger. Si quelque malheur arrivait à George, c’est à vous qu’appartiendrait le soin de la défendre ; en cas de défaite pour l’armée, vous aurez à ramener votre sœur en Angleterre. Eh bien ! donnez-moi votre parole de ne point l’abandonner. Mais je n’ai pas besoin de vous demander cette promesse. Quant à l’argent, comme vous ne l’avez guère ménagé, si vous en avez besoin, je vous en offre, parlez sans détour, avez-vous encore assez d’or pour effectuer votre retour en Angleterre en cas de désastre ?
 
— Monsieur, dit Jos avec un air majestueux, quand j’ai besoin d’argent, je sais où en prendre ; et quant à ma sœur, je n’ai point à apprendre de vous mes devoirs à son endroit.
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Si le capitaine Dobbin avait espéré, avant son départ, puiser dans la vue d’Amélia un nouveau courage, une dernière consolation, ce mouvement d’égoïsme trouva sa punition dans la satisfaction même du désir qu’il avait inspiré.
 
Un salon commun à la famille séparait la chambre de Jos de celle d’Amélia. C’était dans cette pièce que le domestique de George procédait à l’emballage, à mesure que son maître lui apportait les objets dont il pensait avoir besoin pour l’expédition. À travers les portes à demi entr’ouvertes, Dobbin put contempler encore une fois les traits d’Amélia. Mais, hélas ! la pâleur, l’abattement,
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le désespoir, étaient peints sur sa figure. Ce souvenir tortura longtemps l’âme de Dobbin ; cette image lui apparaissait comme un remords à travers les douloureuses angoisses d’une tendresse inquiète et compatissante.
 
Elle avait jeté à la hâte sur ses épaules son peignoir du matin, ses cheveux tombaient en désordre, ses grands yeux étaient ternes et fixes. Comme pour aider aux préparatifs de départ et montrer qu’en ces circonstances critiques elle aussi pouvait être utile, elle avait pris dans la commode le ceinturon de George, et le tenant toujours à la main, suivait son mari pas à pas et en silence. Elle entra dans le salon, et là, appuyée contre le mur, elle pressait ce ceinturon sur son sein d’où l’écharpe cramoisie descendait comme une longue traînée de sang. À ce pénible spectacle, notre bon et sensible capitaine entendit une voix accusatrice s’élever dans sa conscience.
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George, répondant ainsi au premier appel de la trompette guerrière, s’était élancé des bras de sa femme pour se soustraire à des pensées qui auraient pu amollir son courage. Il rougissait presque de cette faiblesse de cœur, de ce mouvement de tendresse. Ce reproche, hélas ! il n’avait eu, jusqu’ici, que trop rarement à se l’adresser. Du reste, le même sentiment d’anxiété et d’exaltation régnait dans tout le régiment, depuis le gros-major, qui conduisait ses hommes au feu, jusqu’à l’enseigne Stubble, qui ce jour-là portait le drapeau.
 
Le soleil se montrait à peine à l’horizon, lorsque le 2e régiment
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commença à s’ébranler ; il faisait beau à voir l’air martial de toutes ces figures avec la musique en tête jouant une marche guerrière. Le major venait ensuite sur Pyrame, son cheval de bataille, puis les grenadiers commandés par leur capitaine, et au centre le drapeau porté par de jeunes et vieux enseignes. Enfin George à la tête de sa compagnie.
 
Il leva les yeux, sourit à Amélia en passant sous sa fenêtre, puis disparut avec ses hommes, et bientôt le son même de la musique se perdit dans le lointain.
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En l’absence de George, Jos Sedley se sentait beaucoup plus à son aise. Peut-être même au fond du cœur n’était-il pas fâché du départ d’Osborne ; car, en présence de ce dernier, son rôle dans la maison était fort secondaire, et George ne se faisait aucun scrupule de témoigner un mépris marqué pour ce gros et gras personnage. Emmy, au contraire, avait toujours été pleine de prévenances pour l’ex-receveur ; c’était elle qui veillait au confortable de sa vie, qui lui préparait mille petites friandises, qui l’accompagnait dans ses promenades en voiture.
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Elle encore, qui par de doux sourires, savait lui faire oublier les colères et le mépris de son mari. Combien de timides remontrances n’avait-elle pas, à ce sujet, hasardées à l’oreille de George, et combien de fois n’avait-il pas, d’un ton tranchant, coupé court à ses boutades.
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Madame, hélas ! n’était point en état de venir déjeuner, de couper à Jos des tartines comme il les aimait. Madame se sentait beaucoup trop indisposée pour cela ; depuis le départ de son mari, suivant la réponse de sa bonne, elle n’avait cessé d’être dans un état d’agitation déplorable. La plus grande marque de sympathie que son frère pût imaginer à son endroit, fut de verser pour elle une immense tasse de thé : chacun a sa manière d’exprimer sa tendresse, c’était celle de Jos. Non content de lui avoir envoyé son déjeuner, il pensa aux friandises qui, au dîner, pourraient le plus flatter son goût.
 
M. Isidore avait regardé d’un air sournois le domestique d’
M. Isidore avait regardé d’un air sournois le domestique d’Osborne faire les préparatifs du départ de son maître. Il en voulait d’abord beaucoup à M. Osborne pour ses airs méprisants avec lui ; les domestiques du continent sont en général d’une nature peu endurante. En second lieu, il était tout contristé de voir tant d’objets de prix soustraits à sa convoitise pour passer en des mains autres que les siennes après la déroute des Anglais. La défaite des alliés paraissait inévitable à la plupart de ceux qui se trouvaient alors en Belgique. L’opinion générale était que l’empereur, passant sur le ventre des Prussiens et des Anglais, serait dans trois jours à Bruxelles. En conséquence, M. Isidore s’attribuait déjà en esprit toute la garde-robe et tous les meubles de ses maîtres actuels auxquels il ne restait qu’à choisir entre être pris, tués, ou mis en fuite.
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Osborne faire les préparatifs du départ de son maître. Il en voulait d’abord beaucoup à M. Osborne pour ses airs méprisants avec lui ; les domestiques du continent sont en général d’une nature peu endurante. En second lieu, il était tout contristé de voir tant d’objets de prix soustraits à sa convoitise pour passer en des mains autres que les siennes après la déroute des Anglais. La défaite des alliés paraissait inévitable à la plupart de ceux qui se trouvaient alors en Belgique. L’opinion générale était que l’empereur, passant sur le ventre des Prussiens et des Anglais, serait dans trois jours à Bruxelles. En conséquence, M. Isidore s’attribuait déjà en esprit toute la garde-robe et tous les meubles de ses maîtres actuels auxquels il ne restait qu’à choisir entre être pris, tués, ou mis en fuite.
 
Au milieu des soins que ce fidèle serviteur donnait chaque matin à Jos pour la confection de sa toilette, il calculait, à mesure que chaque objet lui passait dans les mains, le parti qu’il en pourrait tirer pour son usage ou son avantage personnel. Il destinait les flacons en argent et autres objets de même nature à une jeune personne, pour laquelle il nourrissait de très-tendres sentiments. Il s’adjugeait les rasoirs anglais avec une superbe épingle montée en rubis. Il se voyait déjà se prélassant avec les chemises à jabots, le chapeau galonné d’or, la redingote à brandebourgs, qu’on pourrait facilement rajuster à sa taille, la canne à pomme d’or du capitaine, sa grosse bague à double rangée de rubis, dont on lui ferait deux superbes boucles d’oreille ; comment Mlle Reine pourrait-elle alors résister aux charmes fascinateurs de ce nouvel Adonis ?
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Tandis que M. Isidore, saisissant d’une main hardie l’extrémité du nez de son maître, lui rasait la partie inférieure de la figure, il se voyait déjà en imagination s’avançant majestueusement dans l’allée Verte, Mlle Reine au bras et l’habit à brandebourgs sur le dos, ou bien encore, en face d’une cruche de faro, dans le cabaret qui se trouve sur la route de Lacken.
 
Mais, heureusement pour son repos, M. Jos Sedley n’avait nulle
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notion des opérations intellectuelles qui s’accomplissaient dans le cerveau de son domestique, pas plus que nous n’en savons en général sur ce qu’on pense de nous à l’office. Le pauvre Jos ne se doutait pas plus des funestes projets médités contre lui que les poulets qui figurant sur la carte du traiteur n’ont eu la prescience de leur sort.
 
La domestique d’Amélia était loin de se livrer à ces vues intéressées et cupides. Il était dit que personne, et jusqu’aux subordonnés eux-mêmes, ne pouvait approcher de cette aimable et douce créature sans se sentir épris pour elle de dévouement et d’affection. Pauline la cuisinière, pendant cette longue matinée, chercha à consoler de son mieux sa jeune maîtresse. En voyant Amélia rester des heures entières immobile et silencieuse à la fenêtre d’où elle avait vu disparaître la dernière baïonnette du régiment, cette honnête fille, lui prenant la main, lui dit d’un accent pénétré :
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« Soldats !
 
« C’est aujourd’hui l’anniversaire de Marengo et de Friedland, qui décidèrent deux fois du destin de l’Europe. Alors comme après Austerlitz, comme après Wagram, nous fûmes trop généreux, nous crûmes aux protestations et auxau
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x serments des princes que nous laissâmes sur le trône ; aujourd’hui cependant, coalisés entre eux, ils en veulent à l’indépendance et aux droits les plus sacrés de la France. Ils ont commencé la plus injuste des agressions ; marchons à leur rencontre : eux et nous ne sommes plus les mêmes hommes !
 
« Soldats, à Iéna contre ces mêmes Prussiens, aujourd’hui si arrogants, vous étiez un contre trois, et à Montmirail un contre six !
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Tous ces bruits répandus dans la ville étaient rapportés à M. Sedley avec une minutieuse exactitude. On avait bien soin de lui dire que le duc de Wellington, après avoir rallié son avant-garde, qui, la nuit précédente, avait été complétement écrasée, s’était mis en marche et commençait sa retraite.
 
« Écrasée ! allons donc, disait Jos toujours fort courageux au sortir
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de table. Oui, le duc est en marche, mais pour battre l’empereur comme il a battu ses généraux.
 
— Il a fait brûler ses papiers, partir ses bagages, et l’on prépare le logement qu’il occupait pour le duc de Dalmatie, lui répondit son empressé donneur de nouvelles. Ces renseignements, je les tiens de son maître d’hôtel en personne. Les gens de milord le duc de Richemont font les paquets en toute hâte et achèvent d’emballer son argenterie ; quant à Sa Grâce, elle a pris les devants et est allée rejoindre le roi de France à Ostende.
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Jos, comme nous l’avons dit, sortait de table, et ces récits, tout en ébranlant sa confiance, ne l’alarmaient pas encore très-vivement.
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« Mon habit, mon chapeau, monsieur, dit-il, et suivez-moi. Je veux aller aux informations, et juger par moi-même de la vérité de tous ces bruits. »
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— Déchirante ! dit Jos.
 
— Vous autres hommes, vous êtes tous de roc ; les séparations, les dangers, rien ne vous émeut. Allons, vous vous disposez
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à rejoindre l’armée, n’est-ce pas ? vous voulez donc nous abandonner à notre malheureux sort. Je savais bien que je devinais juste ! j’en avais comme un pressentiment. Cette pensée que vous alliez nous quitter m’a mise tout en émoi, c’est que je pense souvent à vous quand je suis seule, monsieur Jos, et alors je suis vite accourue pour vous supplier de n’en rien faire, de ne point nous abandonner. »
 
Voici maintenant de quelle manière on pouvait interpréter ces paroles :
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« Il est vrai, dit-il, que je ne serais pas fâché d’assister à une bataille rangée ; c’est une pensée, d’ailleurs, que tout homme de cœur aurait à ma place, n’est-ce pas ? J’ai bien vu comme une guerre en miniature dans les Indes, je voudrais voir maintenant de la haute stratégie.
 
— En vérité, messieurs, vous sacrifieriez tout à un plaisir, continua Rebecca du même ton. Le capitaine Crawley m’a quittée ce matin aussi gai que s’il allait à une partie de chasse. Que lui importaient, que vous importent à vous les angoisses et les tortures de la femme que vous abandonnez ? Je viens, mon cher monsieur Sedley, je viens chercher auprès de vous refuge
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et consolation. J’ai passé ma matinée dans les larmes et la prière dans l’appréhension des périls qui menacent nos maris, nos troupes, nos alliés. Et venant ici dans l’espoir d’y trouver asile et protection auprès du seul ami qui me reste pour me défendre au milieu de ces scènes de sang et de carnage, devais-je m’attendre à vous voir partir, vous aussi ?
 
— Ah ! chère madame, répondit Jos oubliant toutes les anciennes rancunes, il ne faut pas vous tourmenter ainsi ; je dis seulement que j’aurais du plaisir à aller voir cela ! c’est un langage que tiendrait tout Anglais à ma place ; mais mon devoir, à moi, m’enchaîne ici, et je ne puis laisser cette pauvre sœur qui est là enfermée dans sa chambre. »
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« Je sais que vous me croyez ingrate, reprit Rebecca. » Et quittant la fenêtre, elle se mit à le regarder de nouveau ; puis elle continua d’une voix émue et tremblante :
 
« Votre froideur, vos regards dédaigneux, tout dans vos manières, lorsque nous nous sommes retrouvés dernièrement, tout m’a prouvé votre indifférence et votre oubli. Quant à moi, n’avais-je pas des motifs pour vous éviter ? Cherchez dans votre cœur la réponse à cette question. Pensez-vous que mon mari
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fût d’humeur à vous voir avec plaisir ? Les seuls mots un peu durs qu’il m’ait adressés, je dois cette justice au capitaine Crawley, me sont venus à votre occasion. Quelle blessure, hélas ! ne rouvraient-ils pas dans mon cœur !
 
— Juste ciel ! grands dieux ! disait Joseph dans un transport de joie et d’inquiétude ; qu’ai-je fait pour… pour…
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« Voilà un vêtement qui doit gêner monsieur, » se risqua à dire Isidore, les yeux fixés sur la redingote de Jos.
 
Son maître n’entendit point ; il pensait bien à son habit ! Tantôt la vision trop fugitive de son enchanteresse le plongeait dans une folle extase, et tantôt il se laissait aller aux défaillances d’une conscience coupable, croyant voir déjà le jaloux Rawdon,
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ses moustaches fièrement retroussées et posant le doigt sur la détente de ses terribles pistolets de duel.
 
À la vue de Rebecca le cœur d’Emmy tressaillit d’effroi, et la pauvre enfant fit un bond en arrière. La soirée de la veille lui revint tout entière à l’esprit. Elle l’avait oubliée sous le poids de ses terribles préoccupations ; elle avait oublié Rebecca, sa jalousie et le reste en présence du départ et des périls de son mari. Nous-mêmes n’avons point voulu troubler le mystère de ses larmes et de sa douleur jusqu’au moment où cette effrontée coquette rompit le charme et tourna le bouton. Qui pourra dire les angoisses de ces longues heures passées par cette pauvre enfant prosternée dans une prière muette au milieu d’amères rêveries ! Ceux qui racontent les batailles et chantent le triomphe parlent rarement de ces pénibles détails. Au milieu des hymnes de la victoire, le conquérant n’a jamais voulu entendre les gémissements des veuves et les cris des mères ! Jamais cependant plus légitime et plus douloureuse protestation ne s’éleva contre les joies lugubres et ensanglantées du triomphateur.
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Ce regard fit naître quelque inquiétude dans l’esprit de la visiteuse.
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« Elle l’a vu au bal glisser la lettre dans le bouquet, pensa Rebecca. Voyons, chère Amélia, reprit-elle tout haut et en baissant les yeux, soyez plus calme, je viens voir si je puis… si vous vous sentez mieux.
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La pauvre enfant prononça ces paroles avec une vivacité et une effusion dont Rebecca ne l’avait jamais crue capable, et qui la laissèrent muette. Amélia poursuivit d’une voix attendrie :
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« Vous ai-je jamais fait aucun mal pour chercher ainsi à m’enlever celui que j’aime ? Il est à moi depuis six semaines au plus. Vous auriez dû, par pudeur au moins, respecter les premiers jours de notre mariage ; et vous semblez, au contraire, n’avoir rien eu de plus pressé que de corrompre mon bonheur. Et vous venez sans doute maintenant pour jouir du spectacle de mon affliction. Ah ! quinze jours des plus cruelles souffrances auraient dû m’épargner cette dernière insulte !
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Après quoi elle partit toute sérieuse, malgré les vives instances de Jos, qui la pressait d’accepter son dîner.
 
En quittant Amélia, mistress Crawley rencontra la major O’Dowd, dans l’âme de laquelle les sermons du Doyen n’avaient pu réussir à ramener le calme. Peu habituée aux politesses de mistress Rawdon, elle fut toute surprise de se voir abordée par elle.
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Rebecca lui apprit que cette pauvre petite mistress Osborne était dans un état pitoyable, et que le chagrin l’avait rendue presque folle. Qu’enfin ce serait une bonne action à mistress O’Dowd d’aller consoler sa jeune amie.
 
« J’ai déjà beaucoup de ma propre affliction, dit mistress O’Dowd avec gravité, et cette pauvre Amélia doit fort peu désirer les visites ; toutefois, si elle est aussi souffrante que vous le dites, et si vos occupations ne vous laissent pas le temps de rester auprès d’elle, après toutes vos belles protestations de tendresse à son égard, je vais voir ce que je pourrais faire pour elle. J’ai bien l’honneur d’être la vôtre, madame. »
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— Hélas ! fit Amélia, la force et le courage m’ont abandonnée. »
 
Elle avait le sentiment de sa faiblesse ; toutefois la présence d’une personne plus énergique releva son moral, et elle se retint par la crainte de donner à son amie le spectacle de ses défaillances. Pendant le temps que ces deux femmes passèrent ensemble, leur cœur avait rejoint le régiment, et en suivait la marche lointaine. Des craintes, des prières et des vœux, tel est
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le triste lot des femmes dans la guerre. Car la guerre lève son tribut sur les deux sexes : aux hommes elle demande leur sang, aux femmes elle prend leurs larmes.
 
Vers les deux heures et demie vint se placer un événement d’une haute importance pour M. Joseph ; il s’agissait de dîner. La mort pouvait à quelques lieues de là faire sa terrible moisson, pour lui il n’en perdait pas un coup de dent. Il se rendit lui-même auprès d’Amélia, espérant la décider à prendre quelque nourriture, il eut recours dans ce but à toute son éloquence culinaire.
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Tout à coup Isidore tressaillit, la femme du major laissa tomber son couteau et sa fourchette, et, à travers les fenêtres toutes grandes ouvertes, on put distinguer dans le lointain un roulement sourd et continu.
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« Qu’avez-vous, drôle ? demanda Jos en apostrophant son domestique. Allons, versez-nous à boire.
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— En un tour de main il aura raison des Anglais, disait M. Isidore à son maître, et il arrivera ici ce soir. »
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Le pauvre Jos était toujours par voie et par chemin, s’informant à tous ceux qu’il rencontrait du désastre de ses compatriotes. À chaque nouveau détail, sa figure pâlissait davantage et ce pacifique héros commençait à céder à la panique générale ; le champagne ne pouvait plus suffire à remonter son courage. Avant la nuit, il en était arrivé à un tel degré d’abattement et de faiblesse, qu’Isidore, au comble de la joie, se voyait déjà propriétaire de la redingote à brandebourgs.
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— Voulez-vous donc la mener prendre l’air ? demanda la femme du major ; elle n’est pas de force à cela.
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— C’est que… j’ai demandé ma voiture, dit-il, et… des chevaux de poste. Isidore est allé les chercher.
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Les moindres quadrupèdes avaient été mis en réquisition, car Jos n’était pas le seul à écouter les inspirations de la peur.
 
Mais les terreurs de Jos, déjà si cruelles et si poignantes, devaient atteindre avant peu aux dernières limites. Pauline, la femme
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de chambre, avait, comme on l’a vu, son homme à elle dans les rangs de l’armée envoyée contre Napoléon. Cet homme, originaire de Bruxelles, servait dans les hussards belges. Ses concitoyens se signalèrent, dans cette lutte mémorable, par tout autre chose que la valeur, et le jeune Régulus Van Cutsum, l’amant de Pauline, connaissait trop bien le devoir du soldat pour ne pas obéir à l’ordre de sauve qui peut donné par son colonel.
 
Le jeune Régulus, ainsi nommé pour avoir eu un sans-culotte pour parrain, venait passer tous les loisirs que lui laissait son état dans la cuisine de sa Pauline, et les joies de son existence se partageaient entre les faveurs et le bouillon de sa belle. Lorsqu’il fallut partir avec le régiment, la sensible Pauline, tout en versant des torrents de larmes, avait garni les poches et les fontes de son hussard d’un choix de comestibles destinés à lui adoucir les ennuis du bivouac.
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Ney, s’étant porté aux avant-postes des ennemis, avait successivement enlevé leurs positions. Tout semblait perdu pour les alliés, lorsque la division anglaise, débouchant aux Quatre-Bras, changea à elle seule la face de la lutte. Les escadrons parmi lesquels se trouvait Régulus avaient été admirables dans leur ardeur à battre en retraite devant les Français. Par politesse, sans doute, et pour laisser aux Anglais le champ plus libre, ainsi que tous les honneurs de la guerre, nos héros prirent la fuite dans toutes les directions. En un clin d’œil le régiment avait cessé d’exister ; il n’était plus nulle part, et quant à se rallier, il n’en sentait nul besoin. Ce fut ainsi que Régulus se trouva galopant à plusieurs milles du lieu de l’action, sans autre escorte que lui-même. Et maintenant pour lui quel refuge plus sûr que la cuisine de sa Pauline, toujours si hospitalière, toujours présente à sa mémoire, à son cœur, à son estomac reconnaissant ?
 
Vers dix heures environ, dans la maison qu’habitaient les Osborne, on entendit le cliquetis d’un sabre retentir sur les marches
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de l’escalier. On poussa discrètement la porte de la cuisine, et la pauvre Pauline pensa s’évanouir de terreur, quand, à son retour de l’église, elle vit se dresser devant elle son hussard aux yeux effarés. Il était aussi pâle que l’amant de Lénore dans la légende allemande. Pauline pensa bien à crier ; mais ses cris auraient fait venir ses maîtres, et que serait alors devenu son bien-aimé ? Elle préféra donc étouffer toute exclamation. Après s’être assurée que son héros n’était point un vain fantôme, elle lui servit de la bière et les restes du dîner que Jos, dans l’excès de ses terreurs, avait renvoyé presque intact. Entre chaque bouchée, le hussard faisait à sa belle le récit de la déroute.
 
Son régiment avait fait des prodiges de valeur et, un moment, avait soutenu à lui seul l’effort de toute l’armée française ; mais force avait été de plier devant le nombre. Toute l’armée anglaise était maintenant taillée en pièces, tous les régiments avaient été détruits l’un après l’autre. En vain les Belges avaient tenté d’en sauver quelques-uns du carnage ; les soldats du duc de Brunswick, prenant la fuite avaient laissé tuer leur duc, en un mot, la débâcle était générale. Quant à Régulus, il ne désirait qu’une chose, c’était de noyer dans des flots de bière la douleur de la défaite.
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« Et le ***e ? » balbutia Jos.
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— Taillé en pièces, » répondit imperturbablement le hussard.
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Son français se pressait avec assez de rapidité sur ses lèvres, mais il était en révolte constante avec la grammaire.
 
D’un coup de rasoir, les moustaches disparurent. À la suite de cette opération, Isidore éprouva une satisfaction ineffable, lorsqu’illorsqu’
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il entendit son maître lui concéder tous ses droits de propriété sur le chapeau et l’habit si longtemps désirés.
 
« Moé ne porté plou le habit militaire, le bonné… donné à vou, vou le prené dehors. »
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Au dire de Régulus il était le seul de son régiment, peut-être même de toute l’armée alliée qui eût échappé à la boucherie générale. Cependant bon nombre de ces prétendues victimes n’étaient pas aussi mortes qu’il voulait bien l’affirmer, et déjà beaucoup d’autres hussards commençaient à rentrer de toutes parts dans Bruxelles, tous répétaient qu’ils n’avaient cédé qu’à la dernière extrémité et ainsi s’accréditaient dans la ville les bruits d’une défaite pour les alliés. D’un moment à l’autre on s’attendait à voir arriver les Français, la panique était à son comble, et partout on se préparait au départ. — Point de chevaux ! pensait Jos au comble de l’effroi. Il envoya Isidore en vingt endroits différents en demander, soit à vendre soit à louer. La réponse était partout la même, tous les chevaux étaient partis et à chaque fois le cœur de Jos était prêt à défaillir. Faudrait-il donc entreprendre le voyage à pied ? sous l’influence de la peur, cette masse pesante aurait trouvé des ailes.
 
Les hôtels donnant sur le parc étaient presque tous occupés par les Anglais. Jos se mit à errer à l’aventure dans ce quartier, il allait écoutant de groupe en groupe, il trouvait les esprits agités comme lui par la crainte et la curiosité. Quelques familles assez heureuses pour se procurer des chevaux se hâtaient de sortir de la ville. Le plus grand nombre, aussi à plaindre que Jos, n’avait pu à aucun prix s’assurer des moyens de retraite. Parmi les fuyards de cette catégorie, Jos remarqua
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lady Bareacres et sa fille, qui étaient assises toutes deux dans leur voiture, sous la porte cochère de leur hôtel, leurs malles chargées sur l’impériale ; elles n’avaient comme Jos d’autre obstacle à leur fuite que le manque de chevaux.
 
Mistress Rebecca Crawley habitait le même hôtel que ces dames, et, jusqu’à cette époque, elles s’étaient efforcées de part et d’autre à se prouver, dans leurs moindres rapports, combien elles se détestaient. Si, par hasard, milady Bareacres rencontrait mistress Crawley dans l’escalier, aussitôt elle détournait la tête avec affectation. Toutes les fois qu’on prononçait devant elle le nom de sa voisine, elle avait mille petites infamies à raconter sur sa conduite. La comtesse ne pouvait digérer les familiarités du général Tufto avec la femme de l’aide de camp, et lady Blanche la fuyait comme si c’eût été la peste ou la vermine. Le comte seul échangeait volontiers quelques paroles avec elle toutes les fois qu’il pouvait échapper à la surveillance de ces dames.
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Telles furent les seules paroles que le comte put arracher à mistress Crawley, et qu’il alla reporter à la comtesse.
 
Mais à quoi la nécessité ne peut-elle nous réduire ? Après ce second échec, la comtesse alla trouver elle-même mistress Crawley ; elle la supplia de lui céder ses chevaux, lui promit de les payer ce qu’elle voudrait, s’engageant même à recevoir Becky à
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l’hôtel Bareacres si celle-ci consentait à lui procurer tel moyens d’y rentrer.
 
Mistress Crawley partit d’un éclat de rire.
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Mistress Crawley se livrait ainsi tout haut à ses réflexions devant le maître d’hôtel, les domestiques, les autres voyageurs et les flâneurs amassés dans la cour, et si les yeux de lady Bareacres eussent été alors des pistolets, Rebecca n’aurait plus eu longtemps à figurer parmi les personnages de cette histoire.
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Joe apercevant Rebecca toute rayonnante de son triomphe sur son ennemie humiliée, se dirigea aussitôt de son côté. Sa grosse figure pâle et effarée trahissait assez le secret de son âme. Lui aussi voulait fuir, et cherchait à s’assurer les moyens de retraite.
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— Croyez-vous qu’il soit assez fort pour me porter ? » dit Joe.
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Il se voyait déjà galopant sur Tintamarre à plusieurs milles de Bruxelles, et ne pensait plus à la pauvre Amélia. Pour une personne qui savait s’en servir l’occasion était magnifique.
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« En admettant que les Français nous arrivent, pensa Becky, que pourront-ils faire à la femme d’un pauvre officier ? Allons ! nous ne sommes plus dans des temps de sac et de pillage ; on nous laissera tranquillement retourner chez nous ; ou je pourrai encore me fixer sur le continent avec un revenu assez honnête. »
 
Joe, accompagné d’Isidore, descendit à l’écurie sans plus de retard
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pour examiner les chevaux ; puis il dit à son valet de les seller sur-le-champ. Il voulait partir le soir même, à la minute. Il laissa à son valet le soin de préparer les montures, et lui-même se dirigea vers sa demeure pour y prendre ses dernières dispositions. Il voulait s’entourer du plus grand mystère, ne se sentant pas le courage de se présenter devant mistress O’Dowd et Amélia et de leur révéler ses projets de fuite.
 
Tandis que Joe achevait son marché avec Rebecca et faisait sa visite à l’écurie, l’horizon commençait à s’éclairer des premières lumières du jour. Cette nuit s’était passée sans repos pour la cité ; tout le monde était resté sur pied, toutes les fenêtres avaient de la lumière, à toutes les portes il se formait des groupes, et une agitation inquiète régnait dans toutes les rues. Les bruits les plus contradictoires circulaient de bouche en bouche. L’un annonçait la défaite complète des Prussiens, un autre la déroute des Anglais après une lutte acharnée, un troisième affirmait au contraire qu’ils étaient maîtres du champ de bataille. Peu à peu, ce dernier bruit finit par prendre une certaine consistance. En effet, les Français ne paraissaient point. Quelques traînards apportèrent de l’armée des nouvelles plus favorables. Enfin, un aide de camp arriva avec des dépêches pour le commandant de la place, et l’on put lire bientôt sur les murs de la ville l’annonce officielle du succès des alliés aux Quatre-Bras. La colonne, commandée par le maréchal Ney, avait battu en retraite après un combat de six heures.
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Joe trouva, en rentrant, sur la porte de l’hôtel, une vingtaine de personnes occupées à commenter les dernières nouvelles, auxquelles on ajoutait une foi complète. Il monta aussitôt pour les communiquer aux deux femmes placées sous sa garde. Il pensa qu’il était inutile de les informer de ses projets de retraite, de son marché, et de l’argent qu’il lui en coûtait.
 
Le succès ou la défaite préoccupait moins ces deux femmes que le sort de ceux qui leur étaient chers. À la nouvelle de la victoire, Amélia se sentit prise d’une inquiétude plus vive encore que par le passé. Elle voulait rejoindre l’armée, et tout en
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larmes suppliait son frère de l’y conduire. L’anxiété et la terreur étaient arrivées chez elle au dernier degré. La pauvre femme qui depuis plusieurs heures paraissait en proie à une léthargie profonde courait maintenant de côté et d’autre avec tous les symptômes de la folie : elle sanglotait, pleurait et criait.
 
Joe avait l’âme trop sensible pour supporter longtemps le spectacle d’une telle douleur. Il laissa sa sœur aux mains de son énergique compagne et redescendit à la porte de l’hôtel où l’on était encore réuni à causer en attendant de plus amples informations.
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À cet appel, Joe tressaillit d’abord ; puis s’avança tout effrayé. Le pauvre Stubble lui tendait une main brûlante et affaiblie.
 
« C’est ici qu’on doit me déposer, ajouta-t-il, Osborne et Dobbin l’ont
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dit, et vous donnerez deux napoléons à l’homme de la charrette, ma mère vous les rendra. »
 
Pendant les longues heures passées dans la charrette, en proie aux souffrances de la fièvre, le jeune enseigne s’était transporté en imagination à la cure de son père, qu’il avait quittée quelques mois auparavant, et par instant ses souvenirs l’avaient aidé à oublier sa douleur.
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Notre jeune ami racontait avec la simplicité du soldat les événements de la journée et les faits d’armes de ses vaillants compagnons du ***e. Ils avaient eu beaucoup à souffrir. Ils avaient perdu beaucoup de monde. Le cheval du major avait été tué sous lui pendant une charge du régiment, et on avait d’abord cru que c’en était fait d’O’Dowd et que Dobbin allait lui succéder. Mais en revenant à leur point de ralliement ils avaient trouvé le major assis sur le flanc de Pyrame et demandant des consolations à la bouteille d’osier. Le capitaine Osborne avait sabré le lancier qui avait blessé l’enseigne.
 
À ce récit, une telle pâleur se répandit sur la figure d’Amélia, que mistress O’Dowd interrompit bien vite le jeune enseigne. À la fin de la journée, le capitaine Dobbin, bien que blessé lui-même,
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avait pris son jeune camarade dans ses bras pour le porter aux chirurgiens ; la charrette l’avait ensuite ramené à Bruxelles.
 
Le capitaine avait promis deux louis au conducteur pour transporter l’enseigne à l’hôtel de M. Sedley, et annoncer à mistress la capitaine Osborne que le feu avait cessé et que son mari n’avait pas la plus légère blessure.
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Le jeune Stubble déclara que Dobbin n’avait pas son pareil dans toute l’armée. C’étaient des éloges sans fin sur les qualités de l’excellent capitaine, sur sa modestie, sur sa bonté, sur son sang-froid au feu. À toutes ces paroles, Amélia ne prêtait qu’une oreille fort distraite ; elle n’écoutait que lorsqu’on parlait de George, et lorsqu’on n’en parlait plus, ses pensées étaient encore pour lui.
 
La journée s’écoula assez rapide pour Amélia, au milieu des soins qu’elle donnait au malade et des récits merveilleux de la bataille. Pour elle, toutefois, il n’y avait qu’un homme dans l’armée britannique, et son salut l’inquiétait bien plus que tous les mouvements des alliés et les attaques de l’ennemi. Les nouvelles que Joe lui rapportait de la rue faisaient à ses oreilles l’effet d’un vague bourdonnement. Notre craintif ami ne s’y montrait pas toutefois aussi indifférent que sa sœur, et il était en proie aux inquiétudes les plus sérieuses. Les Français avaient été repoussés ; mais, après une lutte acharnée et indécise, soutenue par une seule division de l’armée française. L’empereur, avec le corps principal, se trouvait à Ligny, où il avait culbuté les Prussiens sur toute la ligne, et débarrassé de ce premier obstacle, il se disposait à concentrer toutes ses forces contre les alliés. Le duc de Wellington se repliait sur Bruxelles. Toutes les éventualités étaient pour une grande bataille à livrer sous les murs de la capitale, et dont l’issue paraissait fort douteuse. Le duc de Wellington n’avait que vingt mille hommes de troupes anglaises sur lesquelles il pût compter. Les troupes allemandes se composaient de nouvelles recrues, et les Belges ne suivaient le reste de l’armée qu’à contre cœur. Avec cette poignée d’hommes le duc devait résister aux cinquante mille hommes qui envahissaient la Belgique sous les ordres de Napoléon, jusqu’alors invincible et avec lequel aucun
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capitaine ne semblait pouvoir se mesurer avec chance de succès.
 
En présence de ces réflexions qui se pressaient dans son esprit, Joe ne trouvait d’autre ressource que de trembler de tous ses membres. Du reste, tout le monde en était là à Bruxelles, car chacun comprenait que le combat de la veille n’était que le prélude d’une bataille inévitable et plus terrible encore. Déjà l’empereur avait fait subir un échec à l’armée qu’il avait trouvée sur son chemin. Il lui en coûterait à peine un effort pour passer sur le corps de quelques Anglais qui le séparaient de Bruxelles. Malheur alors à ceux qu’il y trouverait ! On rédigeait d’avance les discours ; les autorités s’étaient réunies pour discuter en secret le cérémonial à observer. On préparait les appartements, les drapeaux tricolores, les emblèmes de triomphe pour l’entrée de Sa Majesté l’Empereur et Roi.
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Après l’accueil de la veille, Rebecca n’était pas fort pressée de venir auprès de sa chère Amélia ; mais la femme la fit penser au mari et elle rafraîchit les queues du bouquet de George, en changea l’eau et relut sa lettre.
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« L’infortunée, dit-elle en roulant entre l’index et le pouce le coupable billet, avec cela je pourrais la rendre bien malheureuse ! Dire qu’elle a la bonté de se torturer le cœur pour un être pareil, un sot, un fat, qui la néglige et la dédaigne ! Mon pauvre Rawdon, tout bête qu’il est, vaut dix fois plus. »
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Elle rapporta avec elle son livre de prières et le fameux recueil des sermons de son oncle le doyen ; elle n’y comprenait trop rien à la vérité, et ne prononçait même pas très-correctement tous ces mots barbares et abstraits, mais elle n’aurait pour rien au monde manqué à sa lecture des dimanches.
 
« Que de fois, mon cher Mick, pensait-elle, a écouté avec recueillement
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ces sermons que je lisais dans le calme de la traversée. »
 
Ce jour-là elle comptait bien avoir pour auditeurs de cette lecture intéressante Amélia et l’enseigne commis à ses soins. Le même jour, le même office se lisait à la même heure dans plus de vingt mille églises, et des millions d’hommes et de femmes imploraient à genoux, de l’autre côté du détroit, la protection du Tout-Puissant.
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Cette saillie fit éclater de rire le jeune malade, et provoqua même un sourire de la part d’Amélia.
 
« Est-ce qu’on la demande ? murmurait Joe ; est-ce qu’on lui parle,
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seulement ? Voyons, Amélia, une fois pour toutes, oui ou non, voulez-vous venir ?
 
— Sans mon mari, Joseph, » fit Amélia avec un regard de surprise, et en même temps elle tendit la main à la femme du major.
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Nous connaissons tous par des ouï-dire ou par nos lectures le choc terrible qui, pendant ce temps, avait lieu à quelques heures de Bruxelles. Le souvenir de cette fameuse journée est resté gravé dans le cœur de tous les braves soldats qui, vainqueurs ou vaincus, prirent part à cette grande bataille. Faudra-t-il qu’une nouvelle lutte donnant la victoire à ceux qui pleurent encore leur défaite, fasse succéder nos enfants à un héritage maudit de haine et de vengeance ? Faudra-t-il ne voir jamais terminer ces massacres dans lesquels deux nations généreuses arrosent les champs de bataille du plus pur de leur sang ? Depuis tant de siècles de lutte et d’égorgement, Anglais et Français n’ont-ils pas payé assez chèrement leur tribut à ce qu’on appelle le code de l’honneur.
 
Tous nos amis se conduisirent en hommes de cœur dans cette grande journée. Tandis que les femmes agenouillées priaient loin du champ de bataille, les lignes inébranlables d’infanterie anglaises essuyaient et repoussaient les charges furieuses des régiments
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français. La fusillade, dont les roulements arrivaient jusqu’à Bruxelles, portait la mort au milieu des rangs ennemis ; ceux qui tombaient étaient aussitôt remplacés par d’autres aussi résolus à faire leur devoir. Vers le soir, l’attaque des Français, si bravement conduite, si énergiquement repoussée, sembla se ralentir un peu. Ils semblaient délibérer pour savoir s’ils tourneraient leurs efforts d’un autre côté, ou s’ils réuniraient leurs forces pour un suprême assaut. À un signal donné, les colonnes de la garde impériale gravissent les hauteurs du mont Saint-Jean pour débusquer les Anglais qui, tout le jour, s’étaient maintenus dans leur position. Cette imposante colonne, déployant ses mouvants anneaux dans la plaine, commença à escalader la colline sans paraître entamée par l’artillerie anglaise qui vomissait la mort du sein de nos bataillons. Déjà elle attaquait le sommet du mamelon occupé par les Anglais, quand soudain elle se ralentit et hésita dans sa marche. Elle s’arrêta alors faisant toujours face au feu, mais enfin les Anglais repoussèrent leurs agresseurs et conservèrent le poste d’où nul ennemi n’avait pu les déloger.
 
Aucun bruit n’arrivait plus à Bruxelles, la lutte s’était engagée à quelques milles plus loin. D’épaisses ténèbres couvraient de leurs voiles la ville et le champ de bataille. Amélia adressait au ciel de ferventes prières pour son bien-aimé, et George, couché sur la face, gisait sans vie broyé par un boulet.
=== no match ===
 
 
FIN DU PREMIER VOLUME.