« L’Ensorcelée/V » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Phe-bot (discussion | contributions)
m Correction des redirects après renommage
Phe-bot (discussion | contributions)
m Typographie
Ligne 27 :
Jeanne-Madelaine de Feuardent, le dernier rejeton du vieux chêne normand déraciné, orpheline à la merci du sort, fut recueillie par la famille des Aveline, qui avait de grandes obligations aux Feuardent, et qui l’éleva avec ses autres enfants comme un enfant de plus. Sans cela, elle aurait pu aller rejoindre dans leur misère ces marquis de Pottigny, « que j’ai vus aux portes, Monsieur ! » me disait maître Louis Tainnebouy avec une espèce d’horreur religieuse, mourant éclat de cette flamme divine du respect des races, éteinte maintenant dans tous les cœurs et qui brillait encore dans ce dernier peut-être des paysans d’autrefois !
 
Les Aveline (Aveline de la Saussaye, comme ils se faisaient appeler) étaient de ces bourgeois d’un honneur antique, qui, sous l’ancienne monarchie française, étaient les nobles du lendemain, car la noblesse finissait toujours par leur ouvrir son sein, en les invertissant de certaines charges, grave initiation à la vie publique, qu’on ne définissait point comme aujourd’hui : le gouvernement de tous par tous, – ce qui est impossible et absurde, – mais le gouvernement de tous par quelques-uns, ce qui est possible, moral et intelligent. Jeanne-Madelaine de Feuardent prit sa part d’une éducation aussi cultivée qu’elle pouvait l’être à la campagne et à cette époque, mais qui l’était trop encore pour la vie qui devait lui échoir. Ce qui eût convenu à la file des Feuardent ne devenait-il pas un danger pour une femme dont la destinée n’était pas au niveau du nom !... Quand elle atteignit l’âge nubile, la Révolution était finie, et les enfants des Aveline, élevés avec elle, mariés et dispersés dans les environs, la laissèrent seule avec leurs vieux parents, qui, se voyant au bord de leurs tombes, songèrent aussi à l’établir. Maître Le Hardouey se présenta, et, comme il n’avait pas encore taché sa réputation d’honnête homme en achetant du bien d’émigré, les Aveline appuyèrent sa recherche auprès de leur fille d’adoption. Cependant Jeanne-Madelaine n’aimait guères son prétendu. Le sang des Feuardent bouillonnait dans ce cœur vierge à l’idée d’épouser un paysan et un homme comme maître Thomas Le Hardouey, beaucoup plus âgé qu’elle et d’une rudesse de mœurs et de caractère qui choquait ses instincts délicats de jeune fille. Elle ne l’agréa donc point tout d’abord. Il fallut même le cruel empire des circonstances pour la décider, non pas à donner sa main, mais à se la laisser prendre par cet homme pour qui elle n’éprouvait que de l’éloignement. La prévoyance, cette sévère conseillère, la prévoyance, ce sentiment si profondément normand, lui montra l’avenir dans toute sa sombre et inquiétante réalité. Les Aveline pouvaient mourir d’un instant à l’autre, et alors que deviendrait-elle ? La Révolution avait détruit ces couvents, asiles naturels des filles nobles sans fortune, dont la fierté ne voulait pas souffrir la honte forcée d’une mésalliance.
 
Quelle ressource devait lui rester ? Serait-elle obligée d’aller comme ouvrière ''à'' ''la'' ''journée'', ou, ce qui serait pire encore, d’entrer quelque part en condition ?... Une telle pensée navrait son courage. Elle se souvenait aussi de sa mère, qui était une plébéienne, et voilà comment, les dernières fiertés de son cœur vaincues, elle détourna la tête et se laissa épouser.
 
Car sa mère, cette ''Louisine''-''à''-''la''-''hache'', comme l’avait appelée Nônon Cocouan, était la première mésalliance de ces Feuardent dont elle portait le nom et qui devaient à jamais s’éteindre en elle. Elle, Jeanne-Madelaine, serait la seconde, mais ce serait la dernière.