« Nostromo/Première partie/Chapitre V » : différence entre les versions

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La seule dame de la société était madame Gould, femme de don Carlos, l’Administrateur de la mine d’argent de San-Tomé. Les dames de Sulaco n’avaient pas assez de hardiesse pour se mêler, à ce point, à la vie publique. Elles étaient venues en nombre, la veille au soir, au grand bal de l’Intendancia, mais seule madame Gould était montée sur l’estrade officielle, point clair dans la masse sombre des habits noirs rangés derrière le Président Dictateur. Tendue de rouge, cette estrade s’élevait à l’ombre d’un arbre, sur le quai du port, d’où l’on avait enlevé la première motte de terre. Dans la chaloupe chargée de personnages de marque, la jeune femme s’était assise à la place d’honneur, sous les faisceaux joyeux de drapeaux frémissants, à côté du capitaine Mitchell qui tenait la barre. Et dans le vaste salon somptueux de la ''Junon'', sa robe légère mettait la seule note de vraie joie parmi la terne assemblée.
 
Le président londonien du Conseil d’Administra-tiond’Administration du chemin de fer, penchait vers madame Gould un visage pâle et fin, sous la blanche auréole de ses cheveux d’argent et la barbe courte ; sur ses traits jouait un sourire attentif et las. Le voyage en paquebot, de Londres à Santa Marta et les wagons spéciaux de la ligne côtière de Santa Marta, la seule existant alors dans le pays, avaient été acceptables, très acceptables, agréables même. Mais l’expédition à travers les montagnes, et la vieille diligence de Sulaco, lancée sur d’impraticables routes, côtoyant des précipices affreux, lui avaient valu des souvenirs d’une toute autre nature.
 
— Nous avons versé deux fois en un seul jour, au bord même de ravins très profonds, disait-il à mi-voix à la jeune femme. Et, en arrivant ici, je ne sais pas ce que nous aurions fait, sans votre hospitalité. Quel trou perdu que ce Sulaco ! Et quel port aussi ! Singulier !
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— Très vieille, vraiment ? murmura son voisin, en la regardant avec un sourire. La mobilité ardente de ses traits donnait à madame Gould un grand air de jeunesse. Nous ne pouvons pas vous rendre une cour ecclésiastique, mais vous aurez plus de bateaux, un chemin de fer, un câble sous-marin, un avenir dans le vaste monde qui vaudra cent fois mieux que tout votre passé ecclésiastique. Nous vous mettrons en contact avec quelque chose de plus grand que les vice-royautés ! Moi, je ne croyais pas qu’au bord de la mer, une ville pût rester si bien isolée du monde ! Si encore elle était à des centaines de milles dans les terres… Singulier ! Est-il rien arrivé ici, depuis un siècle ?
 
La jeune femme continuait à sourire, en écoutant parler son voisin sur ce ton de persiflage aimable. Elle abonda ironiquement dans son sens pour lui affirmer que, certainement, il n’arrivait jamais rien à Sulaco. Les révolutions mêmes, dont elle avait déjà vu deux, respectaient le calme de la ville. Elles se déchaînaient dans les parties méridionales, plus peuplées, de la République et dans la grande vallée de Santa Marta, étemeléternel champ de bataille qui promettait aux partis en présence la capitale convoitée et l’accès facile à un autre océan. On était plus avancé, là-bas. Ici, à Sulaco, ne parvenaient que les échos affaiblis de ces grandes querelles, suivis des obligatoires mutations dans le monde officiel ; des fonctionnaires nouveaux franchissaient le rempart des montagnes qu’il avait, lui-même, dans la vieille diligence, traversées au péril de sa vie, et au grand dam de ses membres.
 
Le président du Conseil d’Administration avait joui, pendant plusieurs jours, de l’hospitalité de madame Gould, et lui en gardait une vraie gratitude. C’est seulement après son départ de Santa Marta que l’exotisme de l’ambiance lui avait fait perdre toute impression de vie européenne. Hôte de la Légation dans la capitale, il s’était surtout occupé de négocier avec les membres du gouvernement de don Vincente, hommes cultivés, qui n’ignoraient rien des conditions de la vie civilisée.
 
Ce qui le préoccupait le plus, pour l’instant, c’était l’acquisition de terrains pour le chemin de fer. Dans la vallée de Santa Marta, où courait déjà une ligne, les habitants se montraient accommodants, et il n’y avait qu’à débattre les prix. On avait nommé une Commission, pour déterminer la valeur des terrains, et la question se réduisait à savoir exercer sur les commissaires une influence judicieuse. Mais à Sulaco, dans cette Province Occidentale, dont le chemin de fer même devait hâter le développement, des difficultés s’étaient élevées. La région était restée assoupie, pendant des siècles, derrière ses barrières naturelles, protégée contre toute entreprise moderne par les précipices de sa Cordillère, par son port sans profondeur ouvert sur le calme éternel d’un golfe plein de nuages, par l’esprit rétrograde surtout des propriétaires de son sol fertile, don Alonzo et don Fernandos des vieilles familles espagnoles, qui accueillaient avec répugnance et ennui l’idée du passage d’un chemin de fer sur leurs domaines. Les ingénieurs chargés de lever les premiers plans avaient été, en divers points de la province, l’objet de menaces violentes. En d’autres cas, les propriétaires affichaient, pour la vente de leurs terrains, des prétentions absurdes. Mais l’homme des chemins de fer se vantait de savoir s’élever à la hauteur de toutes les circonstances. Puisqu’il se heurtait, à Sulaco, à l’aveugle hostilité d’un esprit rétrograde, c’est au sentiment aussi qu’il saurait faire appel, avant d’avoir recours à son droit légitime. Il savait le gouvernement tenu d’exécuter sa part du contrat passé avec la nouvelle compagnie, dût-il pour cela user de violence. Mais il redoutait pardessuspar-dessus tout une contrainte armée pour la réalisation de ses plans, plans trop vastes, trop pleins de promesses et de vues lointaines, pour négliger la moindre chance de succès. C’est cette idée qui l’avait conduit à amener à Sulaco le Président Dictateur, et à faire avec lui une expédition dont discours et cérémonies trouvaient leur couronnement dans cette inauguration et ce premier coup de pioche donné sur la rive du port. Après tout, c’était leur créature, ce don Vincente, qui personnifiait le triomphe des meilleurs éléments de l’État. C’était là un fait, et si les faits avaient une signification, se disait sir John, un tel homme devait posséder une influence réelle, et son action personnelle devait amener les effets de conciliation nécessaires. Il avait réussi à mettre sur pied l’expédition, grâce au concours d’un très habile avocat, bien connu à Santa Marta comme conseil de la mine d’argent Gould, la plus grosse entreprise de Sulaco, et même de toute la République. C’était, en effet, une mine fabuleusement riche. Le prétendu conseil, homme manifestement cultivé et intelligent, semblait, en dehors de toute situation officielle, jouir d’une influence extraordinaire dans les hautes sphères gouvernementales. Il put affirmer à sir John que le Président Dictateur ferait le voyage, mais déplora, au cours de la même conversation, l’insistance du général Montero à en faire partie, lui aussi.
 
Le général Montero, que le début de la guerre civile avait trouvé capitaine obscur dans un poste désert de la frontière orientale, avait apporté son appui au parti Ribiera, en un temps où des circonstances spéciales donnaient à ce faible concours une importance particulière. La fortune de la guerre l’avait merveilleusement servi, et la victoire de Rio Seco, remportée après un jour de lutte acharnée, avait mis le sceau à sa renommée. Il avait fini par se voir général, ministre de la Guerre et chef militaire du parti Blanco, bien qu’il ne pût se targuer d’une origine aristocratique. On disait même qu’orphelins tous deux, son frère et lui avaient dû leur éducation à la générosité d’un célèbre voyageur européen, au service de qui leur père avait perdu la vie. Ce père, simple charbonnier, selon une autre version, aurait vécu dans les bois avec leur mère, une Indienne baptisée de l’intérieur.