« Une fille d’Ève » : différence entre les versions
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Née Vimercati.
Si vous vous souvenez, Madame, du plaisir que votre conversation procurait à un voyageur en lui rappelant Paris à Milan, vous ne vous étonnerez pas de le voir vous témoignant sa reconnaissance pour tant de bonnes soirées passées auprès de vous, en apportant une de ses
Si ce livre peut sauter par-dessus les Alpes, il vous prouvera donc la vive reconnaissance et l'amitié respectueuse
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Dans ce boudoir froid, rangé, propre comme s'il eût été à vendre, vous n'eussiez pas trouvé ce malin et capricieux désordre qui révèle le bonheur. Là, tout était alors en harmonie, car les deux femmes y pleuraient. Tout y paraissait souffrant.
Le nom du propriétaire, Ferdinand du Tillet, un des plus riches banquiers de Paris, justifie le luxe effréné qui orne l'hôtel, et auquel ce boudoir peut servir de programme. Quoique sans famille, quoique parvenu, Dieu sait comment ! du Tillet avait épousé en 1831 la dernière fille du comte de Granville, l'un des plus célèbres noms de la magistrature française, et devenu pair de France après la révolution de juillet. Ce mariage d'ambition fut acheté. par la quittance an contrat d'une dot non touchée, aussi considérable que celle de la
Ramassée sur une de ces chaises basses appelées chauffeuses, dans la pose d'une femme attentive, madame du Tillet pressait sur sa poitrine avec une tendresse maternelle et baisait parfois la main de sa
Elevées dans un sombre hôtel du Marais par une femme dévote et d'une intelligence étroite qui pénétrée de ses devoirs, la phrase classique, avait accompli la première tâche d'une mère envers ses filles, Marie-Angélique et Marie-Eugénie atteignirent le moment de leur mariage, la première à vingt ans, la seconde à dix-sept, sans jamais être sorties de la zone domestique où planait le regard maternel. Jusqu'alors elles n'étaient allées à aucun spectacle, les églises de Paris furent leurs théâtres. Enfin leur éducation avait été aussi rigoureuse à l'hôtel de leur mère qu'elle aurait pu l'être dans un cloître. Depuis l'âge de raison, elles avaient toujours couché dans une chambre contiguë à celle de la comtesse de Granville, et dont la porte restait ouverte pendant la nuit. Le temps que ne prenaient pas les devoirs religieux ou les études indispensables à des filles bien nées et les soins de leur personne se passait en travaux à l'aiguille faits pour les pauvres en promenades accomplies dans le genre de celles que se permettent les anglais le dimanche, en disant : « N'allons pas si vite, nous aurions l'air de nous amuser. » Leur instruction ne dépassa point les limites imposées par des confesseurs élus parmi les ecclésiastiques les moins tolérants et les plus jansénistes. Jamais filles ne furent livrées à des maris ni plus pures ni plus vierges : leur mère semblait avoir vu dans ce point, assez essentiel d'ailleurs, l'accomplissement de tous ses devoirs envers le ciel et les hommes. Ces deux pauvres créatures n'avaient, avant leur mariage, ni lu des romans ni dessiné autre chose que des figures dont l'anatomie eût paru le chef-d'
Sur les ténèbres de cette vie se dessina vigoureusement une seule figure d'homme, celle d'un maître de musique. Les confesseurs avaient décidé que la musique était un art chrétien, né dans l'Eglise catholique et développé par elle. an permit donc aux deux petites filles d'apprendre la musique. Une demoiselle à lunettes, qui montrait le solfége et le piano dans un couvent voisin, les fatigua d'exercices. Mais quand l'aînée de ses filles atteignit dix ans, le compte de Granville démontra la nécessité de prendre un maître. Madame de Granville donna toute la valeur d'une conjugale obéissance à cette concession nécessaire : il est dans l'esprit des dévotes de se faire un mérite des devoirs accomplis. Le maître fut un Allemand catholique, un de ces hommes nés vieux, qui auront toujours cinquante ans, même à quatre-vingts. Sa figure creusée, ridée, brune, conservait quelque chose d'enfantin et de naïf dans ses fonds noirs. Le bleu de l'innocence animait ses yeux et le gai sourire du printemps habitait ses lèvres. Ses vieux cheveux gris, arrangés naturellement comme ceux de Jésus-Christ, ajoutaient à son air extatique je ne sais quoi de solennel qui trompait sur son caractère : il eût fait une sottise avec la plus exemplaire gravité. Ses habits étaient une enveloppe nécessaire à laquelle il ne prêtait aucune attention, car ses yeux allaient trop haut dans les nues pour jamais se commettre avec les matérialités. Aussi ce grand artiste inconnu tenait-il à la classe aimable des oublieurs, qui donnent leur temps et leur âme à autrui comme ils laissent leurs gants sur toutes les tables et leur parapluie à toutes les portes. Ses mains étaient de celles qui sont sales après les avoir été lavées. Enfin, son vieux corps, mal assis sur ses vieilles jambes nouées et qui démontrait jusqu'à quel point l'homme peut en faire l'accessoire de son âme, appartenait ces étranges créations qui n'ont été bien dépeintes que par un allemand, par Hoffmann le poète de ce qui n'a pas l'air d'exister et qui néanmoins a vie. Tel était Schmuke, ancien maître de chapelle du margrave d'Anspach, savant qui passa par un conseil de dévotion et à qui l'on demanda s'il faisait maigre. Le maître eut envie de répondre : « regardez-moi. » mais comment badiner avec des dévotes et des directeurs jansénistes ? Ce vieillard apocryphe tint tant de place dans la vie des deux Marie, elles prirent tant d'amitié pour ce candide et grand artiste qui se contentait de comprendre l'art, qu'après leur mariage, chacune lui constitua trois cents francs de rente viagère, somme qui suffisait pour son logement, sa bière, sa pipe et ses vêtements. Six cents francs de rente et ses leçons lui firent un Eden. Schmuke ne s'était senti le courage de confier sa misère et ses
Les deux Marie n'allèrent au bal qu'à l'âge de seize ans, et quatre fois seulement par année, dans quelques maisons choisies. Elles ne quittaient les côtés de leur mère que munies d'instructions sur la conduite à suivre avec leurs danseurs, et si sévères qu'elles ne pouvaient répondre que oui ou non à leurs partenaires. L'oeil de la comtesse n'abandonnait point ses filles et semblait deviner les paroles au seul mouvement des lèvres. Les pauvres petites avaient des toilettes de bal irréprochables, des robes de mousseline montant jusqu'au menton, avec une infinité de ruches excessivement fournies, et des manches longues. En tenant leurs grâce comprimées et leurs beautés voilées, cette toilette leur donnait une vague ressemblance avec les gaînes égyptiennes ; néanmoins il sortait de ces blocs de coton deux figures délicieuses de mélancolie. Elles enrageaient eu se voyant l'objet d'une pitié douce. Quelle est la femme, si candide qu'elle soit, qui ne souhaite faire envie ? Aucune idée dangereuse, malsaine ou seulement équivoque, ne souilla donc la pulpe blanche de leur cerveau : leurs
Pourquoi le père de ces deux filles, le comte de Granville, ce grand, savant et intègre magistrat, quoique parfois entraîné par la politique, ne protégeait-il pas ces deux petites créatures contre cet écrasant despotismes ? Hélas ! par une mémorable transaction, convenue après six ans de mariage, les époux vivaient séparés dans leur propre maison. Le père s'était réservé l'éducation de ses fils, en laissant à sa femme l'éducation des filles : Il vil beaucoup moins de danger pour des femmes que pour des hommes à l'application de ce système oppresseur. Les deux Marie, destinées à subir quelque tyrannie, celle de l'amour ou celle du mariage, y perdaient moins que des garçons chez qui l'intelligence devait rester libre, et dont les qualités se seraient détériorées sous la compression violente des idées religieuses poussées à toutes leurs conséquences. De quatre victimes, le comte en avait sauvé deux. La comtesse regardait ses deux fils, l'un voué à la magistrature assise, et l'autre à la magistrature amovible, comme trop mal élevés pour leur permettre la moindre intimité avec leurs
Au milieu de la profonde solitude où s'écoula leur jeunesse, Angélique et Eugénie virent rarement leur père, qui d'ailleurs apportait dans le grand appartement habité par sa femme au rez-de-chaussée de l'hôtel une figure attristée. Il gardait au logis la physionomie grave et solennelle du magistrat sur le siége. Quand les deux petites filles eurent dépassé l'âge des joujoux et des poupées, quand elles commencèrent à user de leur raison, vers douze ans, à l'époque où elles ne riaient déjà plus du vieux Schmuke, elles surprirent le secret des soucis qui sillonnaient le front du comte elles reconnurent sous son masque sévère les vestiges d'une bonne nature et d'un charmant caractère. Elles comprirent qu'il avait cédé la place à la Religion dans son ménage, trompé dans ses espérances de mari, comme il avait été blessé dans les fibres les plus délicates de la paternité, l'amour des pères pour leurs filles. De semblables douleurs émeuvent singulièrement des jeunes filles sevrées de tendresse. Quelquefois, en faisant le tour du jardin entre elles, chaque bras passé autour de chaque petite taille, se mettant à leur pas enfantin, le père les arrêtait dans un massif, et les baisait l'une après l'autre au front. Ses yeux, sa bouche et sa physionomie exprimaient alors la plus profonde compassion.
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Il n'achevait pas. Souvent ces deux filles sentaient une bien vive tendresse dans les adieux de leur père, ou dans ses regards quand, par hasard, il dînait au logis. Ce père si rarement vu, elles le plaignaient, et l'on aime ceux que l'on plaint.
Cette sévère et religieuse éducation fut la cause des mariages de ces deux
Les deux Marie, petites et minces, avaient la même taille, le même pied, la même main. Eugénie, la plus jeune, était blonde comme sa mère. Angélique était brune comme le père. Mais toutes deux avaient le même teint : une peau de ce blanc nacré qui annonce la richesse et la pureté du sang, jaspée par des couleurs vivement détachées sur un tissu nourri comme celui du jasmin, comme lui fin, lisse et tendre au toucher. Les yeux bleus d'Eugénie, les yeux bruns d'Angélique avaient une expression de naïve insouciance, d'étonnement non prémédité, bien rendue par la manière vague dont flottaient leurs prunelles sur le blanc fluide de l'oeil. Elles étaient bien faites : leurs épaules un peu maigres devaient se modeler plus tard. Leurs gorges, si long-temps voilées, étonnèrent le regard par leurs perfections quand leurs maris les prièrent de se décolleter pour le bal : l'un et l'autre jouirent alors de cette charmante honte qui fit rougir d'abord à huis-clos et pendant toute une soirée ces deux ignorantes créatures. Au moment où commence cette scène, où l'aînée pleurait et se laissait consoler par sa cadette, leurs mains et leurs bras étaient devenus d'une blancheur de lait. Toutes deux, elles avaient nourri, l'une un garçon, l'autre une fille. Eugénie avait paru très-espiègle à sa mère, qui pour elle avait redoublé d'attention et de sévérité. Aux yeux de cette mère redoutée, Angélique, noble et fière, semblait avoir une âme pleine d'exaltation qui se garderait toute seule, tandis que la lutine Eugénie paraissait avoir besoin d'être contenue. Il est de charmantes créature méconnues par le sort, à qui tout devrait réussir dans la vie, mais qui vivent et meurent malheureuses, tourmentées par mauvais génie, victimes de circonstances imprévues. Ainsi l'innocente, la gaie Eugénie était tombée sous le malicieux despotisme d'un parvenu au sortir de la prison maternelle. Angélique, disposée aux grandes luttes du sentiment, avait été jetée dans les plus hautes sphères de la société parisienne, la bride sur le cou.
Madame de Vandenesse, qui succombait évidemment sous le poids de peines trop lourdes pour son âme, encore naïve après six ans de mariage, était étendue, les jambes à demi fléchies, le corps plié, la tête comme égarée sur le dos de la causeuse. Accourue chez sa
-- Pauvre chérie, dit madame du Tillet, quelle fausse idée as-tu de mon mariage pour avoir imaginé de me demander du secours !
En entendant cette phrase arrachée au fond du
-- Es-tu donc aussi dans un abîme, mon ange ? dit-elle à voix basse.
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-- Mais nous souffrons séparés, répondit mélancoliquement la femme du banquier. Nous vivons dans deux sociétés ennemies. Je vais aux Tuileries quand tu n'y vas plus. Nos maris appartiennent à deux partis contraires. Je suis la femme d'un banquier ambitieux, d'un mauvais homme mon cher trésor ! toi, tu es celle d'un bon être, noble, généreux....
-- Oh ! pas de reproches, dit la comtesse. Pour m'en faire, une femme devrait avoir subi les ennuis d'une vie terne et décolorée, en être sortie pour entrer dans le paradis de l'amour il lui faudrait connaître le bonheur qu'on éprouve à sentir toute sa vie chez un autre, à épouser les émotions infinies d'une âme de poète, à vivre doublement : aller, venir avec lui dans ses courses à travers les espaces, dans le monde de l'ambition ; souffrir de ses chagrins, monter sur les ailes de ses immenses plaisirs, se déployer sur un vaste théâtre, et tout cela pendant que l'on est calme, froide, sereine devant un monde observateur. Oui, ma chère, on doit soutenir souvent tout un océan dans son
Madame du Tillet effrayée s'était voilé la figure avec ses mains en entendant cette horrible antienne.
-- Je n'ai pas eu la pensée de te faire le moindre reproche, ma bien-aimée, dit-elle enfin en voyant le visage de sa
A ce terrible aveu, la comtesse saisit à sou tour la main de sa
-- Comment puis-je t'aider ? dit Eugénie à voix basse à Angélique. S'il nous surprenait, il entrerait en défiance et voudrait savoir ce que tu m'as dit depuis une heure ; il faudrait lui mentir, chose difficile avec un homme fin et traître : il me tendrait des piéges. Mais laissons mes malheurs et pensons à toi. Tes quarante mille francs, ma chère, ne seraient rien pour Ferdinand qui remue des millions avec un autre gros banquier, le baron de Nucingen. Quelquefois j'assiste à des dîners où ils disent des choses à faire frémir. Du Tillet connaît ma discrétion, et l'on parle devant moi sans se gêner : on est sûr de mon silence. Hé ! bien, les assassinats sur la grande route me semblent des actes de charité comparés à certaines combinaisons financière. Nucingen et lui se soucient de ruiner les gens comme je me soucie de leurs profusions. Souvent je reçois de pauvres dupes de qui j'ai entendu faire le compte la veille, et qui se lancent dans des affaires où ils doivent laisser leur fortune : il me prend envie, comme à Léonarde dans la caverne des brigands, de leur dire : prenez garde ! Mais que deviendrais-je ? je me tais. Ce somptueux hôtel est un coupe-gorge. Et du Tillet, Nucingen jettent les billets de mille francs par poignées pour leurs caprices. Ferdinand achète au Tillet l'emplacement de l'ancien château pour le rebâtir, il veut y joindre une forêt et de magnifiques domaines. Il prétend que son fils sera comte, et qu'à la troisième génération il sera noble. Nucingen, las de son hôtel de la rue Saint-Lazare, construit un palais. Sa femme est une de mes amies... Ah ! s'écria-t-elle, elle peut nous être utile, elle est hardie avec son mari, elle a la disposition de sa fortune, elle te sauvera.
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-- Que complotez-vous donc là ? dit du Tillet en poussant la porte du boudoir.
Il montrait aux deux
-- Je croyais ma
-- Elle peut vous le rendre facilement, ma
-- Elle ne l'est que pour vous, mon frère, répliqua la comtesse en souriant avec amertume.
-- Que vous faut-il ? dit du Tillet qui n'était pas fâché d'enlacer sa belle-
-- Nigaud, ne vous aide pas dit que nous ne voulons pas nous commettre avec nos maris ? répondit sagement madame de Vandenesse en comprenant qu'elle se mettait à la merci de l'homme dont le portrait venait heureusement de lui être tracé par sa
-- Demain, répondit froidement le banquier, non. Madame du Tillet dîne demain chez un futur pair de France, le baron de Nucingen qui me laisse sa place à la Chambre des députés.
-- Ne lui permettrez-vous pas d'accepter ma loge à l'opéra ? dit la comtesse sans même échanger un regard avec sa
-- Elle a la sienne, Ma
-- Eh ! bien, je l'y verrai, répliqua la comtesse.
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-- Soyez tranquille, on ne vous fera rien payer cette fois-ci, dit elle. Adieu, ma chérie.
-- L'impertinente ! s'écria du Tillet en ramassant les fleurs tombées de la coiffure de la comtesse. Vous devriez, dit-il à sa femme, étudier madame de Vandenesse. Je voudrais vous voir dans le monde impertinente comme votre
Eugénie leva les yeux au ciel, pour toute réponse.
-- Ah çà ! madame, qu'avez-vous donc fait toutes deux ici ? dit le banquier après une pause en lui montrant les fleurs. Que se passe-t-il pour que votre
La pauvre ilote se rejeta sur une envie de dormir et sortit pour se faire déshabiller en craignant un interrogatoire. Du Tillet prit alors sa femme par le bras, la ramena devant lui sous le feu des bougies qui flambaient dans des bras de vermeil, entre deux délicieux bouquets de fleurs nouées, et il plongea son regard clair dans les yeux de sa femme.
-- Votre
La pauvre femme fut saisie par un tremblement nerveux qu'elle réprima.
-- Vous m'avez effrayée, dit-elle. Mais ma
-- Au contraire, répondit-il sèchement. Les filles élevées comme vous l'avez été, dans la contrainte et les pratiques religieuses, ont soif de la liberté, désirent le bonheur, et le bonheur dont elles jouissent n'est jamais aussi grand ni aussi beau que celui qu'elles ont rêvé. De pareilles filles font de mauvaises femmes.
-- Parlez pour moi, dit la pauvre Eugénie avec un ton de raillerie amère, mais respectez ma
-- Cela est, dit du Tillet. Je vous détends de faire quoi que ce soit dans cette affaire. Il est dans mes intérêts que cet homme aille en prison. Tenez-vous-le pour dit.
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Parmi les hommes remarquables qui durent leur destinée à la Restauration et que, malheureusement pour elle, elle mit avec Martignac en dehors des secrets du gouvernement, on comptait Félix de Vandenesse, déporté comme plusieurs autres à la chambre des pairs aux derniers jours de Charles X. Cette disgrâce, quoique momentanée à ses yeux, le fit songer au mariage, vers lequel il fut conduit, comme beaucoup d'hommes le sont, par une sorte de dégoût pour les aventures galantes, ces folles fleurs de la jeunesse. Il est un moment suprême où la vie sociale apparaît dans sa gravité. Félix de Vandenesse avait été tour à tour heureux et malheureux, plus souvent malheureux qu'heureux, comme les hommes qui, des leur début dans le monde, ont rencontré l'amour sous sa plus belle forme. Ces privilégiés deviennent difficiles. Puis, après avoir expérimenté la vie et comparé les caractères, ils arrivent à se contenter d'un à peu près et se réfugient dans une indulgence absolue. On ne les trompe point, car ils ne se détrompent plus ; mais ils mettent de la grâce à leur résignation ; en s'attendant à tout, ils souffrent moins. Cependant Félix pouvait encore passer pour un des plus jolis et des plus agréables hommes de Paris. Il avait été surtout recommandé auprès des femmes par une des plus nobles créatures de ce siècle, morte, disait-on, de douleur et d'amour pour lui ; mais il avait été formé spécialement par la belle lady Dudley. Aux yeux de beaucoup de Parisiennes, Félix, espèce de héros de roman, avait dû plusieurs conquêtes à tout le mal qu'on disait de lui. Madame de Manerville avait clos la carrière de ses aventures. Sans être un don Juan, il remportait du monde amoureux le désenchantement qu'il remportaient du monde politique. Cet idéal de la femme et de la passion, dont, pour son malheur, le type avait éclairé, dominé sa jeunesse, il désespérait de jamais pouvoir le rencontrer.
Vers trente ans, le comte Félix résolut d'en finir avec les ennuis de ses félicités par un mariage. Sur ce point, il était fixé : il voulait une jeune fille élevée dans les données les plus sévères du catholicisme. Il lui suffit d'apprendre comment la comtesse de Granville tenait ses filles pour rechercher la main de l'aînée. Il avait, lui aussi, subi le despotisme d'une mère ; il se souvenait encore assez de sa cruelle jeunesse pour reconnaître à travers les dissimulations de la pudeur féminine, en quel état le joug aurait mis le
Les recherches, les délices que ses habitudes d'homme à bonnes fortunes et d'homme élégant avaient apprises à Félix de Vandenesse, les enseignements de la haute politique, les observations de sa vie tour à tour occupée, pensive, littéraire, toutes ses forces furent employées à rendre sa femme heureuse, et il y appliqua son esprit. Au sortir du purgatoire maternel, Marie-Angélique monta tout à coup au paradis conjugal que lui avait élevé Félix, rue du Rocher, dans un hôtel où les moindres choses avaient un parfum d'aristocratie, mais où le vernis de la bonne compagnie ne gênait pas cet harmonieux laissez-aller que souhaitent les
Marie-Angélique éprouva précisément pour Félix le sentiment que Félix souhaitait de lui inspirer : une amitié vraie, une reconnaissance bien sentie, un amour fraternel qui se mélangeait à propos de tendresse noble et digne comme elle doit être entre mari et femme. Elle était mère, et bonne mère. Félix s'attachait donc sa femme par tous les liens possibles sans avoir l'air de la garrotter, comptant pour être heureux sans nuage sur les attraits de l'habitude. Il n'y a que les hommes rompus au manége de la vie et qui ont parcouru le cercle des désillusionnements politiques et amoureux, pour avoir cette science et se conduire ainsi. Félix trouvait d'ailleurs dans son
En 1833, l'édifice de bonheur par Félix fut près de crouler, miné dans ses bases sans qu'il s'en doutât. Le
La vie résulte du jeu de deux principes opposés : quand l'un manque, l'être soutire. Vandenesse, en satisfaisant à tout, avait supprimé le Désir, ce roi de la création, qui emploie une somme énorme des forces morales. L'extrême chaleur, l'extrême malheur, le bonheur complet, tous les principes absolus trônent sur des espaces dénués de productions : ils veulent être seuls, ils étouffent tout ce qui n'est pas eux. Vandenesse n'était pas femme, et les femmes seules connaissent l'art de varier la félicité : de là procèdent leur coquetterie, leurs refus, leurs craintes, leurs querelles, et les savantes, les spirituelles niaiseries par lesquelles elles mettent le lendemain en question ce qui n'offrait aucune difficulté la veille. Les hommes peuvent fatiguer de leur constance. les femmes jamais. Vandenesse était une nature trop complètement bonne pour tourmenter par parti pris une femme aimée ; il la jeta dans l'infini le plus bleu, le moins nuageux de l'amour. Le problème de la béatitude éternelle est un de ceux dont la solution n'est connue que de Dieu dans l'autre vie. Ici-bas, des poètes sublimes ont éternellement ennuyé leurs lecteurs en abordant la peinture du paradis. L'écueil de Dante fut aussi l'écueil de Vandenesse : honneur au courage malheureux ! Sa femme finit par trouver quelque monotonie dans un Eden si bien arrangé, le parfait bonheur que la première femme éprouva dans le Paradis terrestre lui donna les nausées que donne à la longue l'emploi des choses douces, et fit souhaiter à la comtesse, comme à Rivarol lisant Florian, de rencontrer quelque loup dans la bergerie. Ceci, de tout temps, à semblé le sens du serpent emblématique auquel Eve s'adressa probablement par ennui. Cette morale paraîtra peut-être hasardée aux veux des protestants qui prennent la Genèse plus au sérieux que ne la prennent les juifs eux-mêmes. Mais la situation de madame de Vandenesse peut s'expliquer sans figures bibliques : elle se sentait dans l'âme une force immense sans emploi, son bonheur ne la faisait pas souffrir, il allait sans soins ni inquiétudes, elle ne tremblait point de le perdre, il se produisait tous les matins avec le même bleu, le même sourire, la même parole charmante. Ce lac pur n'était ridé par aucun souffle, pas même par le zéphyr : elle aurait voulu voir moduler cette glace. Son désir comportait je ne sais quoi d'enfantin qui devrait la faire excuser ; mais la société n'est pas plus indulgente que ne le fut le dieu de la Genèse. Devenue spirituelle, la comtesse comprenait admirablement combien ce sentiment devait être offensant, et trouvait horrible de le confier à son cher petit mari. Dans sa simplicité, elle n'avait pas inventé d'autre mot d'amour, car on ne forge pas à froid la délicieuse langue d'exagération que l'amour apprend à ses victimes au milieu des flammes. Vandenesse, heureux de cette adorable réserve, maintenait par ses savants calculs sa femme dans les régions tempérées de l'amour conjugal. Ce mari-modèle trouvait, d'ailleurs, indignes d'âme âme noble les ressources du charlatanisme qui l'eussent grandi, qui lui eussent valu des récompenses de
-- Avez-vous été content de moi ce soir ? La comtesse excita quelques jalousies, entre autres celle de la
-- On vivotte avec son mari, ma chère, on ne vit qu'avec son amant, lui disait sa belle-
-- Le mariage, mon enfant, est notre purgatoire ; l'amour est le paradis, disait lady Dudley.
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-- Un amant, c'est le fruit défendu, mot qui pour moi résume tout, disait en riant la jolie Moïna de Saint-Hérem.
Quant elle n'allait pas à des raoûts diplomatiques ou au bal chez quelques riches étrangers, comme lady Dudley ou la princesse Galathionne, la comtesse allait presque tous les soirs dans le monde après les Italiens ou l'Opéra, soit chez la marquise d'Espard, soit chez madame de Listomère, mademoiselle des Touches, la comtesse de Montcornet ou la vicomtesse de Grandlieu, les seules maisons aristocratiques ouvertes, et jamais elle n'en sortait sans que de mauvaises graines n'eussent été semées dans son
La société la plus amusante, mais la plus mêlée, des salons où allait madame Félix de Vandenesse, se trouvait chez la comtesse de Montcornet, charmante petite femme qui recevait les artistes illustres, les sommités de la finance, les écrivains distingués, mais après les avoir soumis à un si sévère examen, que les plus difficiles en fait de bonne compagnie n'avaient pas à craindre d'y rencontrer qui que ce soit de la société secondaire. Les plus grandes prétentions y étaient en sûreté. Pendant l'hiver, où la société s'était ralliée, quelques salons, au nombre desquels étaient ceux de mesdames d'Espard et de Listomère, de mademoiselle des Touches et de la duchesse de Grandlieu, avaient recruté parmi les célébrités nouvelles de l'art, de la science, de la littérature et de la politique. La société ne perd jamais ses droits, elle veut toujours être amusée. A un concert donné par la comtesse vers la fin de l'hiver, apparut chez elle une des illustrations contemporaines de la littérature et de la politique, Raoul Nathan, présenté par un des écrivains les plus spirituels mais les plus paresseux de l'époque, Emile Blondet, autre homme célèbre, mais à huis-clos ; vanté par les journalistes, mais inconnu au delà des barrières : Blondet le savait ; d'ailleurs, il ne se faisait aucune illusion, et entre autres paroles de mépris, il a dit que la gloire est un poison bon à prendre petites choses. Depuis le moment où il s'était fait jour après avoir long-temps lutté, Raoul Nathan avait profité du subit engouement que manifestèrent pour la forme ces élégants sectaires du moyen âge, si plaisamment nommés Jeune-France. Il s'était donné les singularités d'un homme de génie en s'enrôlant parmi ces adorateurs de l'art dont les intentions furent d'ailleurs excellentes ; car rien de plus ridicule que le costume des Français au dix-neuvième siècle, il y avait du courage à le renouveler.
Raoul, rendons-lui cette justice, offre dans sa personne je ne sais quoi de grand, de fantasque et d'extraordinaire qui veut un cadre. Ses ennemis ou ses amis, les uns valent les autres, conviennent que rien au monde ne concorde mieux avec son esprit que sa forme. Raoul Nathan serait peut-être plus singulier au naturel qu'il ne l'est avec ses accompagnements. Sa figure ravagée, détruite, lui donne l'air de s'être battu avec les anges ou les démons, elle ressemble à celle que les peintres allemands attribuent au Christ mort : il y paraît mille signes d'une lutte constante entre la faible nature humaine et les puissances d'en haut. Mais les rides creuses de ses joues, les redans de son crâne tortueux et sillonné, les salières qui marquent ses yeux et ses tempes, n'indiquent rien de débile dans sa constitution. Ses membranes dures, ses os apparents ont une solidité remarquable ; et quoique sa peau, tannée par des excès, s'y colle comme si des feux intérieurs l'avaient desséchée, elle n'en couvre pas moins une formidable charpente. Il est maigre et grand. Sa chevelure longue et toujours en désordre vise à l'effet. Ce Byron mal peigné, mal construit, a des jambes de héron, des genoux engorgés, une cambrure exagérée, des mains cordées de muscles, fermes comme les pattes d'un crabe, à doigts maigres et nerveux. Raoul a des yeux napoléoniens, des yeux bleus dont le regard traverse l'âme ; un nez tourmenté, plein de finesse ; une charmante bouche, embellie par les dents les plus blanches que puisse souhaiter une femme. Il y a du mouvement et du feu dans cette têtes, et du génie sur ce front. Raoul appartient au petit nombre d'hommes qui vous frappent au passage, qui dans un salon forment aussitôt un point lumineux où vont tous les regards. Il se fait remarquer par son négligé, s'il est permis d'emprunter à Molière le mot employé par Eliante pour peindre le malpropre sur soi. Ses vêtements semblent toujours avoir été tordus, fripés, recroquevillés exprès pour s'harmonier à sa physionomie. Il tient habituellement l'une de ses mains dans soi gilet ouvert, dans une pose que le portrait de monsieur de Chateaubriand par Girodet a rendue célèbre ; mais il la prend moins pour lui ressembler, il ne veut ressembler à personne, que pour déflorer les plis réguliers de sa chemise. Sa cravate est en un moment roulée sous les convulsions de ses mouvements de tête, qu'il a remarquablement brusques et vifs, comme ceux des chevaux de race qui s'impatientent dans leurs harnais et relèvent constamment la tête pour se débarrasser de leur mors ou de leurs gourmettes. Sa barbe longue et pointue n'est ni peignée, ni parfumée, ni brossée, ni lissée comme le sont celles des élégants qui portent la barbe en éventail ou en pointe ; il la laisse comme elle est. Ses cheveux, mêlés entre le collet de son habit et sa cravate, luxuriants sur les épaules, graissent les places qu'ils caressent. Ses mains sèches et filandreuses ignorent les soins de la brosse à ongles et le luxe du citron. Plusieurs feuilletonistes prétendent que les eaux lustrales ne rafraîchissent pas souvent leur peau calcinée. Enfin le terrible Raoul est grotesque. Ses mouvements sont saccadés comme s'ils étaient produits par une mécanique imparfaite. Sa démarche froisse toute idée d'ordre par des zigzags enthousiastes, par des suspensions inattendues qui lui font heurter les bourgeois pacifiques en sur les boulevards de Paris. Sa conversation, pleine d'humeur caustique, d'épigrammes âpres, imite l'allure de son corps : elle quitte subitement le ton de la vengeance et devient suave, poétique, consolante, douce, hors de propos ; elle a des silences inexplicables, des soubresauts d'esprit qui fatiguent parfois. Il apporte dans le monde une gaucherie hardie, un dédain des conventions, un air de critique pour tout ce qu'on y respecte, qui le met mal avec les petits esprits comme avec ceux qui s'efforcent de conserver les doctrines de l'ancienne politesse ; mais c'est quelque chose d'original comme les créations chinoises et que les femmes ne haïssent pas. D'ailleurs, pour elles, il se montre souvent d'une amabilité recherchée, il semble se complaire à faire oublier ses formes bizarres, à remporter sur les antipathies une victoire qui flatte sa vanité, son amour-propre ou son orgueil. -- Pourquoi êtes-vous comme cela ? lui dit un jour la marquise de Vandenesse. -- Les perles ne sont-elles pas dans des écailles ? répondit-il fastueusement. A un autre qui lui adressait la même question, il répondit : -- Si j'étais bien pour tout le monde, comment pourrais-je paraître mieux à une personne choisie entre toutes ? Raoul Nathan porte dans sa vie intellectuelle le désordre qu'il prend pour enseigne. Son annonce n'est pas menteuses : son talent ressemble à celui de ces pauvres filles qui se présentent dans les maisons bourgeoises pour tout faire : il fut d'abord critique, et grand critique ; mais il trouva de la duperie à ce métier. Ses articles valaient des livres, disait-il. Les revenus du théâtre l'avaient séduit ; mais incapable du travail lent et soutenu que veut la mise en scène, il avait été obligé de s'associer à un vaudevilliste, à du Bruel, qui mettait en
Le caractère réel et soigneusement caché de Raoul concorde à son caractère public. Il est comédien de bonne foi, personnel comme si l'Etat était lui, et très-habile déclamateur. Nul ne sait mieux jouer les sentiments, se targuer de grandeurs fausses, se parer de beautés morales, se respecter en paroles, et se poser comme un Alceste en agissant comme Philinte. Son égoïsme trotte à couvert de cette armure en carton peint, et touche souvent au but caché qu'il se propose. Paresseux au superlatif, il rien fait que piqué par les hallebardes de la nécessité. La continuité du travail appliquée à la création d'un monument, il l'ignore ; mais dans le paroxysme de rage que lui ont causé ses vanités blessées, ou dans un moment de crise amené par le créancier, il saute l'Eurotas, il triomphe des plus difficiles escomptes de l'éprit. Puis, fatigué, surpris d'avoir créé quelque chose, il retombe dans le marasme des jouissances parisiennes. Le besoin se représente formidable : il est sans force, il descend alors et se compromet. Mu par une fausse idée de sa grandeur et de son avenir, dont il prend mesure sur la haute fortune d'un de ses anciens camarades, un des rares talents ministériels mis en lumière par la révolution de juillet, pour sortir d'embarras il se permet avec les personnes qui l'aiment des barbarismes de conscience enterrés dans les mystères de la vie privée, mais dont personne ne parle ni ne se plaint. La banalité de son
Jugé du point de vue littéraire, il manque à Nathan le style et l'instruction. Comme la plupart des jeunes ambitieux de la littérature, il dégorge aujourd'hui son instruction d'hier. Il n'a ni le temps ni la patience d'écrire ; il n'a pas observé, mais il écoute. Incapable de construire un plan vigoureusement charpenté, peut-être se sauve-t-il par la fougue de son dessin. Il faisait de la passion, selon un mot de l'argot littéraire, parce qu'en fait de passion tout est vrai ; tandis que le génie a pour mission de chercher, à travers les hasards du vrai, ce qui doit sembler probable à tout le monde. Au lieu de réveiller des idées, ses héros sont des individualités agrandies qui n'excitent que des sympathies fugitives ; ils ne se relient pas aux grands intérêts de la vie, et dès lors ne représentent rien ; mais il se soutient par la rapidité de son esprit, par ces bonheurs de rencontre que les joueurs de billard nomment des raccrocs. Il est le plus habile tireur au vol des idées qui s'abattent sur Paris, ou que Paris fait lever. Sa fécondité n'est pas à lui, mais à l'époque : il vit sur la circonstance, et, pour la dominer, il en outre la portée. Enfin, il n'est pas vrai, sa phrase est menteuse ; il y a chez lui, comme le disait le comte Félix, du joueur de gobelets. Cette plume prend son encre dans le cabinet d'une actrice, on le sent. Nathan offre une image de la jeunesse littéraire d'aujourd'hui, de ses fausses grandeurs et de ses misères réelles ; il la représente avec ses beautés incorrectes et ses chutes profondes, sa vie à cascades bouillonnantes, à revers soudains, à triomphes inespérés. C'est bien l'enfant de ce siècle dévoré de jalousie, où mille rivalités à couvert sous des systèmes nourrissent à leur profit l'hydre de l'anarchie de tous leurs mécomptes, qui veut la fortune sans le travail, la gloire sans le talent et le succès sans peine ; mais qu'après bien des rébellions, bien des escarmouches, ses vices amènent à émarger le Budget sous le bon plaisir du Pouvoir. Quand tant de jeunes ambitions sont parties à pied et se sont toutes donné rendez-vous au même point, il y a concurrence de volontés, misères inouïes, luttes acharnées. Dans cette bataille horrible, l'égoïsme le plus violent ou le plus adroit gagne la victoire. L'exemple est envié, justifié malgré les criailleries, dirait Molière : on le suit. Quand, en sa qualité d'ennemi de la nouvelle dynastie, Raoul fut introduit dans le salon de madame de Montcornet, ses apparentes grandeurs florissaient. Il était accepté comme le critique politique des de Marsay, des Rastignac, des La Roche-Hugon, arrivés au pouvoir. Victime de ses fatales hésitations, de sa répugnance pour l'action qui ne concernait que lui-même, Emile Blondet, l'introducteur de Nathan, continuait son métier de moqueur, ne prenait parti pour personne et tenait à tout le monde. Il était l'ami de Raoul, l'ami de Rastignac, l'ami de Montcornet.
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-- Tu es un triangle politique, lui disait en riant de Marsay quand il le rencontrait à l'Opéra, cette forme géométrique n'appartient qu'à Dieu qui n'a rien à faire ; mais les ambitions doivent aller en ligne courbe, le chemin le plus court en politique.
Vu à distance, Raoul Nathan était un très beau météore. La mode autorisait ses façons et sa tournure. Son républicanisme emprunté lui donnait momentanément cette âpreté janséniste que prennent les défenseurs de la cause populaire desquels il se moquait intérieurement, et qui n'est pas sans charme aux yeux des femmes. Les femmes aiment à faire des prodiges, à briser les rochers, à fondre les caractères qui paraissent être de bronze. La toilette du moral était donc alors chez Raoul en harmonie avec son vêtement. Il devait être et fut, pour l'Eve ennuyée de son paradis de la rue du Rocher, le serpent chatoyant, coloré, beau diseur, aux yeux magnétiques, aux mouvements harmonieux, qui perdit la première femme. Dès que la comtesse Marie aperçut Raoul, elle éprouva ce mouvement intérieur dont la violence cause une sorte d'effroi. Ce prétendu grand homme eut sur elle par son regard une influence physique qui rayonna jusque dans son
-- Prenez garde, ma chère, dit à l'oreille de Marie sa gracieuse et adorable compagne, allez-vous-en.
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Ainsi, pendant que la pauvre Eve de la rue du Rocher se couchait dans les langes de la honte, s'effrayait du plaisir avec lequel elle avait écouté ce prétendu grand poète, et flottait entre la voix sévère de sa reconnaissance pour Vandenesse et les paroles dorées du serpent, ces trois esprits effrontés marchaient sur les tendres et blanches fleurs de son amour naissant. Ah ! si les femmes connaissaient l'allure cynique que ces hommes si patients, si patelins près d'elles prennent loin d'elles ! combien ils se moquent de ce qu'ils adorent ! Fraîche, gracieuse et pudique créature, comme la plaisanterie bouffonne la déshabillait et l'analysait ! mais aussi quel triomphe ! Plus elle perdait de voiles, plus elle montrait de beautés.
Marie, en ce moment, comparait Raoul et Félix, sans se douter du danger que court le
-- Que dites-vous de Raoul Nathan, demanda-t-elle en déjeunant à son mari.
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-- Un joueur de gobelets, répondit le comte, un de ces volcans qui se calment avec un peu de poudre d'or. La comtesse de Montcornet a eu tort de l'admettre chez elle. Cette réponse froissa d'autant plus Marie que Félix, au fait du monde littéraire, appuya son jugement de preuves en racontant ce qu'il savait de la vie de Raoul Nathan, vie précaire, mêlée à celle de Florine, une actrice en renom. -- Si cet homme a du génie, dit-il en terminant, il n'a ni la constance ni la patience qui le consacrent et le rendent chose divine. Il veut en imposer au monde en se mettant sur un rang où il ne peut se soutenir. Les vrais talents, les gens studieux, honorables, n'agissent pas ainsi : ils marchent courageusement dans leur voie, ils acceptent leurs misères et ne les couvrent pas d'oripeaux.
La pensée d'une femme est douce d'une incroyable élasticité : quand elle reçoit un coup d'assommoir, elle plie, paraît écrasée, et reprend sa forme dans un temps donné. -- Félix a sans doute raison, se dit d'abord la comtesse. Mais trois jours après, elle pensait au serpent, ramenée par cette émotion à la fois douce et cruelle que lui avait donnée Raoul et que Vandenesse avait eu le tort de ne pas lui faire connaître. Le comte et la comtesse allèrent au grand bal de lady Dudley, où de Marsay parut pour la dernière fois dans le monde, car il mourut deux mois après en laissant la réputation d'un homme d'état immense, dont la portée fut, disait Blondet, incompréhensible. Vandenesse et sa femme retrouvèrent Raoul Nathan dans cette assemblée remarquable par la réunion de plusieurs personnages du drame politique très-étonnés de se trouver ensemble. Ce fut une des premières solennités du grand monde. Les salons offraient à l'oeil un spectacle magique : des fleurs, des diamants, des chevelures brillantes, tous les écrins vidés, toutes les ressources de la toilette mises à contribution. Le salon pouvait se comparer à l'une des serres coquettes où de riches horticulteurs rassemblent les plus magnifiques raretés. Même éclat, même finesse de tissus. L'industrie humaine semblait aussi vouloir lutter avec les créations animées. Partout des gazes blanches ou peintes comme les ailes des plus jolies libellules, des crêpes, des dentelles, des blondes, des tulles variés comme les fantaisies de la nature entomologique, découpés, ondés, dentelés, des fils d'aranéide en or, en argent, des brouillards de soie, des fleurs brodées par les fées ou fleuries par des génies emprisonnés, des plumes colorées par les feux du tropique, en saule pleureur au-dessus des têtes orgueilleuses, des perles tordues en nattes, des étoffes laminées, côtelées, déchiquetées, comme si le génie des arabesques avait conseillé l'industrie française. Ce luxe était en harmonie avec les beautés réunies là comme pour réaliser un keepsake. L'oeil embrassait les plus blanches épaules, les unes de couleur d'ambre, les autres d'un lustré qui faisait croire qu'elles avaient été cylindrées, celles-ci satinées, celles-là mates et grasses comme si Rubens en avait préparé la pâte, enfin toutes les nuances trouvées par l'homme dans le blanc. C'était des yeux étincelants comme des onyx ou des turquoises bordées de velours noir ou de franges blondes ; des coupes de figures variées qui rappelaient les types les plus gracieux des différents pays, des fronts sublimes et majestueux, ou doucement bombés comme si la pensée y abondait, ou plats comme si la résistance y siégeait invaincue ; puis ce qui donne tant d'attrait à ces fêtes préparées pour le regard, des gorges repliées comme les aimait Georges IV, ou séparées à la mode du dix-huitième siècle, ou tendant à se rapprocher, comme les voulait Louis XV ; mais montrées avec audace, sans voiles, ou sous ces jolies gorgerettes froncées des portraits de Raphaël, le triomphe de ses patients élèves. Les plus jolis pieds tendus pour la danse, les tailles abandonnées dans les bras de la valse, stimulaient l'attention des plus indifférents. Les bruissements des plus douces voix, le frôlement des robes, les murmures de la danse, les chocs de la valse accompagnaient fantastiquement la musique. La baguette d'une fée semblait avoir ordonné cette sorcellerie étouffante, cette mélodie de parfums, ces lumières irisées dans les cristaux où pétillaient les bougies, ces tableaux multipliés par les glaces. Cette assemblée des plus jolies femmes et des plus jolies toilettes se détachait sur la masse noire des hommes, où se remarquaient les profils élégants, fins, corrects des nobles, les moustaches fauves et les figures graves des Anglais, les visages gracieux de l'aristocratie française. Tous les ordres de l'Europe scintillaient sur les poitrines, pendus au cou, en sautoir, ou tombant à la hanche. En examinant ce monde, il ne présentait pas seulement les brillantes couleurs de la parure, il avait une âme, il vivait, il pensait, il sentait. Des passions cachées lui donnaient une physionomie : vous eussiez surpris des regards malicieux échangés, de blanches jeunes filles étourdies et curieuses trahissant un désir, des femmes jalouses se confiant des méchancetés dites sous l'éventail, ou se faisant des compliments exagérés. La Société parée, frisée, musquée, se laissait aller à une folie de fête qui portait au cerveau comme une fumée capiteuse. Il semblait que de tous les fronts, comme de tous les
A l'aspect de cette fête et des splendeurs d'un monde où il n'était pas encore venu, Nathan fut mordu au
Le dramaturge, qui connaissait son Shakespeare, déroula ses misères, raconta sa lutte avec les hommes et les choses, fit entrevoir ses grandeurs sans base, son génie politique inconnu, sa vie sans affection noble. Sans en dire un mot, il suggéra l'idée à cette charmante femme de jouer pour lui le rôle sublime que joue Rebecca dans Ivanhoë : l'aimer, le protéger. Tout se passa dans les régions éthérées du sentiment. Les myosotis ne sont pas plus bleus, les lis ne sont pas plus candides, les fronts des séraphins ne sont pas plus blancs que ne l'étaient les images, les choses et le front éclairci, radieux de cet artiste, qui pouvait envoyer sa conversation chez son libraire. Il s'acquitta bien de son rôle de reptile, il fit briller aux yeux de la comtesse les éclatantes couleurs de la fatale pomme. Marie quitta ce bal en proie à des remords qui ressemblaient à des espérances, chatouillée par des compliments qui flattaient sa vanité, émue dans les moindres replis du
Peut-être madame de Manerville avait-elle amené Vandenesse jusqu'au salon où sa femme causait avec Nathan ; peut-être y était-il venu de lui-même en cherchant Marie pour partir ; peut-être sa conversation avait-elle remué des chagrins assoupis. Quoi qu'il en fût, quand elle vint lui demander son bras, sa femme lui trouva le front attristé, l'air rêveur. La comtesse craignit d'avoir été vue. Dès qu'elle fut seule en voiture avec Félix, elle lui jeta le sourire le plus fin, et lui dit : -- Ne causiez-vous pas là, mon ami, avec madame de Manerville ?
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Félix n'était pas encore sorti des broussailles où sa femme l'avait promené par une charmante querelle au moment où la voiture entrait à l'hôtel. Ce fut la première ruse que dicta l'amour. Marie fut heureuse d'avoir triomphé d'un homme qui jusqu'alors lui semblait si supérieur. Elle goûta la première joie que donne un succès nécessaire.
Entre la rue Basse-du-Rempart et la rue Neuve-des-Mathurins, Raoul avait, dans un passage, au troisième étage d'une maison mince et laide, un petit appartement désert, nu, froid, où il demeurait pour le public des indifférents, pour les néophytes littéraires, pour ses créanciers, pour les importuns et les divers ennuyeux qui doivent rester sur le seuil de la vie intime. Son domicile réel, sa grande existence, sa représentation étaient chez mademoiselle Florine, comédienne de second ordre, mais que depuis dix ans les amis de Nathan, des journaux, quelques auteurs intronisaient parmi les illustres actrices. Depuis dix ans, Raoul s'était si bien attaché à cette femme qu'il passait la moitié de sa vie chez elle ; il y mangeait quand il n'avait ni ami à traiter, ni dîner en ville. A une corruption accomplie, Florine joignait un esprit exquis que le commerce des artistes avait développé et que l'usage aiguisait chaque jour. L'esprit passe pour une qualité rare chez les comédiens. Il est si naturel de supposer que les gens qui dépensent leur vie à tout mettre en dehors n'aient rien au dedans ! Mais si l'on pense au petit nombre d'acteurs et d'actrices qui vivent dans chaque siècle, et à la quantité d'auteurs dramatiques et de femmes séduisantes que cette population a fournis, il est pelais de réfuter cette opinion qui repose sur une éternelle critique faite aux artistes, accusés tous de perdre leurs sentiments personnels dans l'expression plastique des passions ; tandis qu'ils n'y emploient que les forces de l'esprit, de la mémoire et de l'imagination. Les grands artistes sont des êtres qui, suivant un mot de Napoléon, interceptent à volonté la communication que la nature a mise entre les sens et la pensée. Molière et Talma, dans leur vieillesse, ont été plus amoureux que ne le sont les hommes ordinaires. Forcée d'écouter des journalistes qui devinent et calculent tout, des écrivains qui prévoient et disent tout, d'observer certains hommes politiques qui profitaient chez elle des saillies de chacun, Florine offrait en elle un mélange de démon et d'ange qui la rendait digne de recevoir ces roués ; elle les ravissait par son sang-froid. Sa monstruosité d'esprit et de
Sophie Grignoult, qui s'était surnommée Florine par un baptême assez commun au théâtre, avait débuté sur les scènes inférieures, malgré sa beauté. Son succès et sa fortune, elle les devait à Raoul Nathan. L'association de ces deux destinées, assez commune dans le monde dramatique et littéraire, ne faisait aucun tort à Raoul, qui gardait les convenances en homme de haute portée. La fortune de Florine n'avait néanmoins rien de stable. Ses rentes aléatoires étaient fournies par ses engagements, par ses congés, et payaient à peine sa toilette et son ménage. Nathan lui donnait quelques contributions levées sur les entreprises nouvelles de l'industrie ; mais, quoique toujours galant et protecteur avec elle, cette protection n'avait rien de régulier ni de solide. Cette incertitude, cette vie en l'air n'effrayaient point Florine. Florine croyait en son talent, elle croyait en sa beauté. Sa foi robuste avait quelque chose de comique pour ceux qui l'entendaient hypothéquer son avenir là-dessus quand on lui faisait des remontrances.
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-- J'aurai des rentes lorsqu'il me plaira d'en avoir, disait-elle. J'ai déjà cinquante francs sur le grand-livre.
Personne ne comprenait comment elle avait pu rester sept ans oubliée, belle comme elle était ; mais, à la vérité, Florine fut enrôlée comme comparse à treize ans, et débutait deux ans après sur un obscur théâtre des boulevards. A quinze ans, ni la beauté ni le talent n'existent : une femme est tout promesse. Elle avait alors vingt-huit ans, le moment où les beautés des femmes françaises sont dans tout leur éclat. Les peintres voyaient avant tout dans Florine des épaules d'un blanc lustré, teintes de tons olivâtres aux environs de la nuque, mais fermes et polies ; la lumière glissait dessus comme sur une étoffe moirée. Quand elle tournait la tête, il se formait dans son cou des plis magnifiques, l'admiration des sculpteurs. Elle avait sur ce cou triomphant une petite tête. d'impératrice romaine, la tête élégante et fine, ronde et volontaire de Poppée, des traits d'une correction spirituelle, le front lisse des femelles qui chassent le souci et les réflexions, qui cèdent facilement, mais qui se butent aussi comme des mules et n'écoutent alors plus rien. Ce front taillé comme d'un seul coup de ciseau faisait valoir de beaux cheveux cendrés presque toujours relevés par-devant en deux masses égales, à la romaine, et mis en mamelon derrière la tête pour la prolonger et rehausser par leur couleur le blanc du col. Des sourcils noirs et fins, dessinés par quelque peintre chinois, encadraient des paupières molles où se voyait un réseau de fibrilles roses. Ses prunelles allumées par une vive lumière, mais tigrées par des rayures brunes, donnaient à son regard la cruelle fixité des bêtes fauves et révélaient la malice froide de la courtisane. Ses adorables yeux de gazelle étaient d'un beau gris et fangés de longs cils noirs, charmante opposition qui rendait encore plus sensible leur expression d'attentive et calme volupté ; le tour offrait des tons fatigués ; mais à la manière artiste dont elle savait couler sa prunelle dans le coin ou en haut de l'oeil, pour observer ou pour avoir l'air de méditer, la façon dont elle la tenait fixe en lui faisant jeter tout son éclat sans déranger la tête, sans ôter à son visage son immobilité,
-- Eh ! mon cher, vos insolences sont un intérêt assez cher de l'argent que je vous dois, lui disait-elle, je suis fatiguée de vous voir, envoyez-moi des huissiers, je les préfère à votre sotte figure.
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on a dû la Champmeslé à Racine, comme Mars à Monvel et à Andrieux. Floride ne pouvait rien pour Raoul, elle aurait bien voulu lui être utile ou nécessaire. Elle comptait sur les alléchements de l'habitude, elle était toujours prête à ouvrir ses salons, à déployer le luxe de sa table pour ses projets, pour ses amis. Enfin, elle aspirait à être pour lui ce qu'était madame Pompadour pour Louis XV. Les actrices enviaient la position de Florine, comme quelques journalistes enviaient celle de Raoul. Maintenant, ceux à qui la pente de l'esprit humain vers les oppositions et les contraires est connue concevront bien qu'après dix ans de cette vie débraillée, bohémienne, pleine de hauts et de bas, de fêtes et de saisies, de sobriétés et d'orgies, Raoul fût entraîné vers un amour chaste et pur, vers la maison douce et harmonieuse d'une grande dame, de même que la comtesse Félix désirait introduire les tourmentes de la passion dans sa vie monotone à force de bonheur. Cette loi de la vie est celle de tous les arts qui n'existent que par les contrastes. L'
En rentrant chez lui, Raoul trouva deux mots de Florine apportés par la femme de chambre, un sommeil invincible ne lui permit pas de les lire ; il se coucha dans les fraîches délices du suave amour qui manquait à sa vie. Quelques heures après, il lut dans cette lettre d'importantes nouvelles que ni Rastignac ni de Marsay n'avaient laissé transpirer. Une indiscrétion avait appris à l'actrice la dissolution de la chambre après la session. Raoul vint chez Florine aussitôt et envoya querir Blondet. Dans le boudoir de la comédienne, Emile et Raoul analysèrent, les pieds sur les chenets, la situation politique de la France en 1834. De quel côté se trouvaient les meilleures chances de fortune ? Ils passèrent en revue les républicains purs, républicains à présidence, républicains sans république, constitutionnels sans dynastie, constitutionnels dynastiques, ministériels conservateurs, ministériels absolutistes ; puis la droite à concessions, la droite aristocratique, la droite légitimiste, henriquinquiste, et la droite carliste. Quant au parti de la Résistance et à celui du Mouvement, il n'y avait pas à hésiter : autant aurait valu discuter la vie ou la mort.
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Pendant la soirée, la femme de chambre de Florine l'avait installée au passage Sandrié dans l'appartement de Raoul. Le journaliste devait camper dans la maison où les bureaux du journal furent établis.
Telle était la rivale de la candide madame de Vandenesse. La fantaisie de Raoul unissait comme par un anneau la comédienne à la comtesse ; horrible
Florine ne gêna pas les débuts de la passion de Raoul. Elle prévit des mécomptes d'argent dans la difficile entreprise où il se jetait, et voulut un congé de six mois. Raoul conduisit vivement la négociation, et la fit réussir de manière à se rendre encore plus cher à Florine. Avec le bon sens du paysan de la fable de La Fontaine, qui assure le dîner pendant que les patriciens devisent, l'actrice alla couper des fagots en province et à l'étranger, pour entretenir l'homme célèbre pendant qu'il donnait la chasse au pouvoir.
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Jusqu'à présent peu de peintres ont abordé le tableau de l'amour comme il est dans les hautes sphères sociales, plein de grandeurs et de misères secrètes, terrible en ses désirs réprimés par les plus sots, par les plus vulgaires accidents, rompu souvent par la lassitude. Peut-être le verra-t-on ici par quelques échappées. Dès le lendemain du bal donné par lady Dudley, sans avoir fait ni reçu la plus timide déclaration, Marie se croyait aimée de Raoul, selon le programme de ses rêves, et Raoul se savait choisi pour amant par Marie. Quoique ni l'un ni l'autre ne fussent arrivés à ce déclin où les hommes et les femmes abrègent les préliminaires, tous deux allèrent rapidement au but. Raoul, rassasié de jouissances, tendait au monde idéal, tandis que Marie, à qui la pensée d'une faute était loin de venir, n'imaginait pas qu'elle pût en sortir. Ainsi aucun amour ne fut, en fait, plus innocent ni plus pur que l'amour de Raoul et de Marie ; mais aucun ne fut plus emporté ni plus délicieux en pensée. La comtesse avait été prise par des idées dignes du temps de la chevalerie, mais complétement modernisées. Dans l'esprit de son rôle, la répugnance de son mari pour Nathan n'était plus un obstacle à son amour. Moins Raoul eût mérité d'estime, plus elle eût été grande. La conversation enflammée du poète avait eu plus de retentissement dans son sein que dans son
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morphoses. Tout changement est un aveu de servage. -- Elles avaient raison, il y a bien du bonheur à être comprise, se dit-elle en pensant à ses détestables institutrices. Quand les deux amants eurent embrassé la salle par ce rapide coup d'oeil qui voit tout, ils échangèrent un regard d'intelligence. Ce fut pour l'un et l'autre comme si quelque rosée céleste eût rafraîchi leurs
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-- Hé ! bien, dit Raoul, voyez comme est le monde, on vous disait méchante.
-- Moi ! dit-elle, je le suis à propos. Ne faut-il pas se défendre ? Mais votre comtesse, je l'adore, vous en serez content, elle est charmante. Vous allez être le premier dont le nom sera gravé dans son
Raoul comme tous les criminels, entra dans le système des dénégations ; mais c'était donner des armes à cette rude jouteuse. Empêtré bientôt dans les
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-- Tu y reviendras demain.
Blondet avait dit vrai. Les passions sont aussi lâches que cruelles. Le lendemain, après avoir long-temps flotté entre : J'irai, je n'irai pas, Raoul quitta ses associés au milieu d'une discussion importante, et courut au faubourg Saint-Honoré, chez madame d'Espard. En voyant entrer le brillant cabriolet de Rastignac, pendant qu'il payait son cocher à la porte, la vanité de Nathan fut blessée ; il résolut d'avoir un élégant cabriolet et le tigre obligé. L'équipage de la comtesse était dans la cour. A cette vue, le
-- Monsieur le ministre, dit madame d'Espard en s'adressant à Nathan et lui présentant de Marsay par un regard, soutenait, au moment où vous entriez, que les royalistes et les républicains s'entendent ; vous devez en savoir quelque chose, vous ?
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Nathan et Marie ne comprirent le mot que quand de Marsay fut parti. Rastignac le suivit, et madame d'Espard les accompagna jusqu'à la porte de son premier salon. Les deux amants ne pensèrent plus aux épigrammes du ministre, ils se voyaient riches de quelques minutes. Marie tendit sa main virement dégantée à Raoul, qui la prit et la baisa comme s'il n'avait eu que dix-huit ans. Les yeux de la comtesse exprimaient une noble tendresse si entière que Raoul eut aux yeux cette larme que trouvent toujours à leur service les hommes à tempérament nerveux.
Où vous voir, où pouvoir vous parler ? dit-il. Je mourrais s'il fallait toujours déguiser ma voix, mon regard, mon
Emue par cette larme, Marie promit d'aller se promener au bois toutes les fois que le temps ne serait pas détestable. Cette promesse causa plus de bonheur à Raoul que ne lui en avait donné Florine pendant cinq ans.
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che, mêlée aux affaires les plus compliquées, au travail le plus exigeant. Quand deux êtres unis par un éternel amour mènent une vie resserrée chaque jour par les
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-- Je vous boude, n'est-ce pas ? dit-elle en le regardant de cet air soumis par lequel les femmes se posent en victimes.
Nathan fit quelques pas dans une appréhension qui lui serrait le
-- Ce sera, dit-il après un moment de silence, quelques-unes de ces craintes frivoles, de ces soupçons nuageux que vous mettez au-dessus des plus grandes choses de la vie ; vous avez l'art de faire pencher le monde en y jetant un brin de paille, un fétu !
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-- Mais...
-- Le soir, à l'Opéra, mes yeux n'ont pas quitté le balcon. Chaque fois que la porte s'ouvrait, c'était des palpitations à me briser le
-- Mais...
-- Quelle soirée ! Vous ne vous doutez pas de ces tempêtes du
-- Mais...
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-- Je voudrais que vous n'eussiez jamais aimé que moi ! dit-elle.
-- Votre
Il disait vrai. En se posant devant ce jeune
-- Vous pouvez me jurer, dit Marie, que vous n'êtes et ne serez jamais à aucune femme ?
-- Il n'y aurait pas plus de temps dans ma vie pour une autre femme que de place dans mon
-- Je vous crois, dit-elle.
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-- Et défait des ministères, reprit madame de Manerville.
La comtesse garda le silence ; elle cherchait à répondre par des épigrammes acérées ; elle se sentait le
Toutes les femmes échangèrent un regard de mystérieuse intelligence. Quand Marie de Vandenesse partit, Moïna de Saint-Héeren s'écria : -- Mais elle adore Nathan !
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ment ministre, pendant quelque temps, comme tant d'autres. Les actrices disent rarement non à ce qui les flatte. Florine avait trop de talent dans le feuilleton pour se défier du journal et de ceux qui le faisaient. Elle connaissait trop peu le mécanisme de la presse pour s'inquiéter des moyens. Les filles de la trempe de Florine ne voient jamais que les résultats. Quant à Nathan, il crut, dès lors, qu'à la prochaine session il arriverait aux affaires, avec deux anciens journalistes dont l'un alors ministre cherchait à évincer ses collègues pour se consolider. Après six mois d'absence, Nathan retrouva Florine avec plaisir et retomba nonchalamment dans ses habitudes. La lourde trame de cette vie, il la broda secrètement des plus belles fleurs de sa passion idéale et des plaisirs qu'y semait Florine. Ses lettres à Marie étaient des chefs-d'
-- Comment se défier d'un ami ? disait-il quand en certains moments Blondet se laissait aller à des doutes, entraîné par son habitude de tout analyser.
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-- Qui te dit, mon petit, qu'il la conservera ? Quant à toi, qui le vaux mille fois, tu seras sans doute notre rédacteur en chef dans six mois.
En octobre, les lettres de change échurent, du Tillet les renouvela gracieusement, mais à deux mois, augmentées de l'escompte et d'un nouveau prêt. Sûr de la victoire, Raoul puisait à même les sacs. Madame Félix de Vandenesse devait revenir dans quelques jours, un mois plus tôt que de coutume, ramenée par un désir effréné de voir Nathan, qui ne voulut pas être à la merci d'un besoin et !argent au moment où il reprendrait sa vie militante. La correspondance, où la plume est toujours plus hardie que la parole, où la pensée revêtue de ses fleurs aborde tout et peut tout dire, avait fait arriver la comtesse au plus haut degré d'exaltation ; elle voyait en Raoul l'un des plus beaux génies de l'époque, un
litude à employer toutes ses forces, elle était heureuse d'avoir bien choisi : Nathan était un ange. Heureusement sa retraite à sa terre et les barrières qui existaient entre elle et Raoul avaient éteint les médisances du monde. Durant les derniers jours de l'automne, Marie et Raoul reprirent donc leurs promenades au bois de Boulogne, ils ne pouvaient se voir que là jusqu'au moment où les salons se rouvriraient. Raoul put savourer un peu plus à l'aise les pures, les exquises jouissances de sa vie idéale et la cacher à Florine : il travaillait un peu moins, les choses avaient pris leur train au journal, chaque rédacteur connaissait sa besogne. Il fit involontairement des comparaisons, toutes à l'avantage de l'actrice, sans que néanmoins la comtesse y perdît. Brisé de nouveau par les
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il fut saisi par des intérêts qui ne lui permirent pas de profiter de son bonheur. Néanmoins un malheur soudain arrivé à Nathan, des obstacles renouvelés, une impatience pouvaient précipiter la comtesse dans un abîme. Raoul entrevoyait ces dispositions chez Marie, quand vers la fin de décembre du Tillet voulut être payé. Le riche banquier, qui se disait gêné, donna le conseil à Raoul d'emprunter la somme pour quinze jours à un usurier, à Gigonnet, la providence à vingt-cinq pour cent de tous les jeunes gens embarrassés. Dans quelques jours le journal opérait son grand renouvellement de janvier, il y aurait des sommes en caisse, du Tillet verrait. D'ailleurs pourquoi Nathan ne ferait-il pas une pièce ? Par orgueil, Nathan voulut payer à tout prix. Du Tillet donna une lettre à Raoul pour l'usurier, d'après laquelle Gigonnet loi compta les sommes sur des lettres de change à vingt jours. Au lieu de chercher les raisons d'une semblable facilité, Raoul fut fâché de ne pas avoir demandé davantage. Ainsi se comportent les hommes les plus remarquables par la force de leur pensée ; ils voient matière à plaisanter dans un fait grave, ils semblent réserver leur esprit pour leurs
-- Il ne t'a pris que quinze pour cent, dit Blondet, tu lui devais des remerciements. A vingt-cinq pour cent on ne les salue plus ; l'usure commence à cinquante pour cent, à ce taux on les méprise.
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n'avait pour amis que des gens sans argent et sans crédit. Une arrestation tuait ses espérances de fortune politique. Pour comble de malheur, il se voyait engagé dans d'énormes travaux payés d'avance, il n'entrevoyait pas de fond au gouffre de misère où il allait rouler. En présence de tant de menaces, son audace l'abandonna. La comtesse Vandenesse s'attacherait-elle à lui, fuirait-elle au loin ? Les femmes ne sont jamais conduites à cet abîme que par un entier amour, et leur passion ne les avait pas noués l'un à l'autre par les liens mystérieux du bonheur. Mais la comtesse, le suivit-elle à l'étranger, elle viendrait sans fortune, nue et dépouillée, elle serait un embarras de plus. Un esprit de second ordre, un orgueilleux comme Nathan, devait voir et vit alors dans le suicide l'épée qui trancherait ces
Durant les derniers jours employés par la signification du jugement, par les commandements et la dénonciation de la contrainte par corps, Raoul porta partout malgré lui cet air froidement sinistre que les observateurs ont pu remarquer chez tous les gens destinés au suicide ou qui le méditent. Les idées funèbres qu'ils caressent impriment à leur front des teintes grises et nébuleuses ; leur sourire a je ne sais quoi de fatal, leurs mouvements sont solennels. Ces malheureux paraissent vouloir sucer jusqu'au zeste les fruits dorés de la vie ; leurs regards visent le
-- Qu'as-tu ? lui dit Marie en volant auprès de lui.
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-- Je quitte la France, tu apprendras demain pourquoi et comment par une lettre que t'apportera mon valet de chambre. Adieu, Marie.
Raoul sortit après avoir pressé la comtesse sur son
-- Qu'avez-vous donc, ma chère ? lui dit la marquise d'Espard en la venant chercher ; que vous a dit monsieur Nathan ? il nous a quittées d'un air mélodramatique. Vous êtes peut-être trop raisonnable ou trop déraisonnable....
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« Ma chère bien-aimée, quand tu tiendras ce papier, je ne serai plus. »
Elle n'acheva pas, elle froissa le papier par une contraction nerveuse, sonna sa femme de chambre, mit à la hâte un peignoir, chaussa les premiers souliers venus, s'enveloppa dans un châle, prit un chapeau ; puis elle sortit en recommandant à sa femme de chambre de dire au comte qu'elle était allée chez sa
-- Où avez-vous laissé votre maître ? demanda-t-elle au domestique de Raoul.
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-- Allons-y, dit-elle.
Au grand étonnement de sa maison, elle sortit à pied, avant neuf heures, en proie à une visible folie. Heureusement pour elle, la femme de chambre alla dire au comte que madame venait de recevoir une lettre de madame du Tillet qui l'avait mise hors d'elle, et venait de courir chez sa
-- Il est sans doute chez mademoiselle Florine, répondit-il en prenant la comtesse pour une rivale qui voulait faire une scène de jalousie.
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-- Enfoncez cette porte et taisez-vous, j'achèterai votre silence, dit-elle. Ne voyez-vous pas que monsieur Nathan se meurt ?
Le garçon alla chercher à l'imprimerie un châssis en fer avec lequel il put enfoncer la porte. Raoul s'asphyxiait, comme une simple couturière, au moyen d'un réchaud de charbon. Il venait d'achever une lettre à Blondet pour le prier de mettre son suicide sur le compte d'une apoplexie foudroyante. La comtesse arrivait à temps : elle fit transporter Raoul dans le fiacre, et ne sachant où lui donner des soins, elle entra dans un hôtel, y prit une chambre et envoya le garçon de bureau chercher un médecin. Raoul fut en quelques heures hors de danger, mais la comtesse ne quitta pas son chevet sans avoir obtenu sa confession générale. Après que l'ambitieux terrassé lui eut versé dans le
-- J'arrangerai tout, lui avait-elle dit pour le faire vivre.
-- Eh ! bien, qu'a donc ta
-- C'est une horrible histoire sur laquelle je dois garder le plus profond secret, répondit-elle en retrouvant sa force pour affecter le calme.
Afin d'être seule et de penser à son aise, elle était allée le soir aux Italiens, puis elle était venue décharger son
-- Il n'a que moi dans le monde, avait dit Marie à sa
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Ce mot contient le secret de toutes les femmes : elles sont héroïques alors qu'elles ont la certitude d'être tout pour un homme grand et irréprochable.
Du Tillet avait entendu parler de la passion plus ou moins probable de sa belle-
Chacune des deux
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ser à la baronne Delphine de Nucingen, chez laquelle elle dînait, et ne douta pas du succès. Généreuse comme toutes les personnes qui n'ont pas été pressées dans les rouages en acier poli de la société moderne, madame du Tillet résolut de prendre tout sur elle.
De son côté, la comtesse, heureuse d'avoir déjà sauvé la vie de Nathan, employa sa nuit à inventer des stratagèmes pour se procurer quarante mille francs. Dans ces crises, les femmes sont sublimes. Conduites par le sentiment, elles arrivent à des combinaisons qui surprendraient les voleurs, les gens d'affaires et les usuriers, si ces trois classes d'industriels, plus ou moins patentés, s'étonnaient de quelque chose. La comtesse vendait ses diamants en songeant à en porter de faux. Elle se décidait à demander la somme à Vandenesse pour sa
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-- Es-tu malade ? lui dit son mari qui vint dans sa chambre la chercher pour le déjeuner.
-- Je suis horriblement tourmentée du drame qui se joue chez ma
-- Elle est tombée en de bien mauvaises mains ; c'est une honte pour une famille que d'y avoir un du Tillet, un homme sans noblesse ; s'il arrivait quelque désastre à votre
-- Quelle est la femme qui s'accommode de la pitié ? dit la comtesse en faisant un mouvement convulsif. Impitoyables, votre rigueur est une grâce pour nous.
-- Ce n'est pas d'aujourd'hui que je vous sais noble de
-- Gardée ?... reprit-elle, autre honte qui retombe sur vous.
Félix sourit, mais Marie rougissait. Quand une femme est secrètement en faute, elle monte ostensiblement l'orgueil féminin au plus haut point. C'est une dissimulation d'esprit dont il faut leur savoir gré. La tromperie est alors pleine de dignité, sinon de grandeur. Marie écrivit deux lignes à Nathan sous le nom de monsieur Quillet, pour lui dire que tout allait bien, et les envoya par un commissionnaire à l'hôtel du Mail. Le soir, à l'Opéra, la comtesse eut les bénéfices de ses mensonges, car son mari trouva très-naturel qu'elle quittât sa loge pour aller voir sa
dans la loge de sa
-- Hé ! bien ? lui dit-elle.
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-- Schmuke demeure dans la petite rue de Nevers, sur le quai Conti ne l'oublie pas, vas-y toi-même.
-- Merci, dit la comtesse en serrant la main de sa
-- A prendre dans ta vieillesse.
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-- Pour faire à jamais cesser de pareilles angoisses, dit la comtesse en souriant de l'interruption.
Toutes les personnes qui lorgnaient en ce moment les deux
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-- Regarde-nous donc, pauvre grand homme, dit à voix basse madame du Tillet.
Quant à Marie, au risque de se compromettre, elle attacha sur lui ce regard violent et fixe par lequel la volonté jaillit de l'oeil, comme du soleil jaillissent les ondes lumineuses, et qui pénètre, selon les magnétiseurs, la personne sur lequel il est dirigé. Raoul sembla frappé par une baguette magique ; il leva la tête, et son oeil rencontra soudain les yeux des deux
-- N'est-ce donc rien, Eugénie, dit la comtesse à sa
-- Tu peux entrer dans la Société des Naufrages, répondit Eugénie en souriant.
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-- A quel propos ? dit Raoul.
-- Ma belle-
-- Vois, dit madame du Tillet à sa
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plein de boue séchée, de papiers déchirés, de cendres de pipe, de débris inexplicables, ressemblait au plancher des pensionnats quand il n'a pas été balayé depuis huit jours, et d'où les domestiques chassent des monceaux de choses qui sont entre le fumier et les guenilles. Un oeil plus exercé que celui de la comtesse y aurait trouvé des renseignements sur la vie de Schmuke, dans quelques épluchures de marrons, des pelures de pommes, des coquilles d'
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Il prit la main de la comtesse, la baisa et y mit une larme, car le bon homme était tous les jours au lendemain du bienfait. Sa joie lui avait ôté pendant un instant le souvenir, pour le lui rendre dans toute sa force. Aussitôt il prit la craie, sauta sur le fauteuil qui était devant le piano ; puis, avec une rapidité de jeune homme il écrivit sur le papier en grosses lettres : 17 février 1835. Ce mouvement si joli, si naïf, fut accompli avec une si furieuse reconnaissance, que la comtesse en fut tout émue.
-- Ma
-- L'audre auzi ! gand ? gand ? ke cé soid afant qu'il meure ! reprit-il.
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-- Frai ?
-- Je vous en prie, et ma
-- Ma ponhire zera tonc gomblete, dit-il, gar che ne vis foyais gaux Champes-Hailyssées gand vis y bassièze han foidire, pien raremente !
Cette idée sécha les larmes qui lui roulaient dans les yeux, et il offrit le bras à sa belle écolière, qui sentit battre démesurément le
-- Vous pensiez donc à nous ? lui dit-elle.
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Une fois l'ordre donné, la baronne prit des pantoufles fourrées, une pelisse, et conduisit la comtesse à la petite porte de son jardin.
Quand un homme a ourdi un plan comme celui qu'avait tramé du Tillet contre Nathan, il ne le confie à personne. Nucingen en savait quelque chose, mais sa femme était entièrement en dehors de ces calculs machiavéliques. Seulement la baronne, qui savait Raoul gêné, n'était pas la dupe des deux
-- Pourvu, dit-elle, que le caissier n'en parle pas à Nucingen.
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-- Les maris bien élevés ne questionnent pas leurs femmes, répondit-elle, et vous avez la prétention de vous conduire en gentilhomme.
-- Je ne vous reconnais plus depuis deux jours que vous avez vu deux fois votre impertinente
-- Vous m'avez ordonné d'être impertinente, dit-elle, je m'essaie sur vous.
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-- Que je ne suis plus une petite fille à qui vous ferez peur, reprit-elle. Je suis et serai toute ma vie une loyale et bonne femme pour vous ; vous pourrez être un maître si vous voulez, mais un tyran, non.
Du Tillet sortit. Après cet effort, Marie-Eugénie rentra chez elle abattue. -- Sans le danger que court ma
comtesse avait parlé de s'enfuir avec Nathan pour le consoler de son désastre si elle ne l'empêchait pas. Elle comprit que cet homme pourrait déterminer sa
-- Soyez tranquille, lui dit Vandenesse, je me conduirai de manière à ce que vous soyez bénie un jour par la comtesse. Quelle que soit votre répugnance à garder le silence vis-à-vis d'elle après m'avoir instruit, faites-moi crédit de quelques jours. Quelques jours me sont nécessaires pour pénétrer des mystères que vous n'apercevez pas, et surtout pour agir avec prudence. Peut-être saurai-je tout en un moment ! Il n'y a que moi de coupable, ma
Madame du Tillet sortit rassurée. Félix de Vandenesse alla prendre aussitôt quarante mille francs à la Banque de France, et courut chez madame de Nucingen : il la trouva, la remercia de la confiance qu'elle avait eue en sa femme, et lui rendit l'argent. Le comte expliqua ce mystérieux emprunt par les folies d'une bienfaisance à laquelle il avait voulu mettre des bornes.
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Assis au parterre, un voleur applaudit au triomphe de l'innocence et lui prendra ses bijoux en sortant. La Société refuse de calmer les maux qu'elle engendre ; elle décerne des honneurs aux habiles tromperies et n'a point de récompenses pour les dévouements ignorés. Je sais et vois tout cela ; mais si je ne puis réformer le monde, au moins est-il en mon pouvoir de te protéger contre toi-même. Il s'agit ici d'un homme qui ne t'apporte que des misères, et non d'un de ces amours saints et sacrés qui commandent parfois notre abnégation, qui portent avec eux des excuses. Peut-être ai-je eu le tort de ne pas diversifier ton bonheur, de ne pas opposer à de tranquilles plaisirs des plaisirs bouillants, des voyages, des distractions. Je puis d'ailleurs m'expliquer le désir qui t'a poussée vers un homme célèbre par l'envie que tu as causée à certaines femmes. Lady Dudley, madame d'Espard, madame de Manerville et ma belle-
En écoutant ces paroles empreintes de bonté, la comtesse fut eu proie à mille sentiments contraires ; mais cet ouragan fut dominé par une vive admiration pour Félix. Les âmes nobles et fières reconnaissent promptement la délicatesse avec laquelle on les manie. Ce tact est aux sentiments ce que la grâce est au corps. Marie apprécia cette grandeur empressée de s'abaisser aux pieds d'une femme en faute pour ne pas la voir rougissant. Elle s'enfuit comme une folle, et revint ramenée par l'idée de l'inquiétude que son mouvement pouvait causer à son mari.
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-- Marie !... dit alors par le conseil de son mari la comtesse à l'oreille de Raoul. Quelle est cette femme ? Laissez-la sur-le-champ, sortez et allez m'attendre au bas de l'escalier.
Dans cette horrible extrémité, Raoul donna une violente secousse au bras de Florine, qui ne s'attendait pas à cette
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-- Pour quoi prends-tu donc les quarante mille francs ? dit Vandenesse en la saluant.
Il est extrêmement rare que les jeunes gens, poussés à un suicide, le recommencent quand ils en ont subi les douleurs. Lorsque le suicide ne guérit pas de la vie, il guérit de la mort volontaire. Aussi Raoul n'eut-il plus envie de se tuer quand il se vit dans une position encore plus horrible que celle d'où il voulait sortir, en trouvant sa lettre de change à Schmuke dans les mains de Florine, qui la tenait évidemment du comte de Vandenesse. Il tenta de revoir la comtesse pour lui expliquer la nature de son amour, qui brillait dans son
Cependant il s'ouvrit à Blondet : il voulut, à propos de madame de Vandenesse, lui parler de Laure et de Béatrix. Il fit la paraphrase de ce beau passage dû à la plume de Théophile Gautier, un des plus remarquables poètes de ce temps :
« Idéal, fleur bleue à
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