« Un prince de la bohème » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
ThomasBot (discussion | contributions)
m Yann Category:XIXe : replace
MarcBot (discussion | contributions)
m Bot : Remplacement de texte automatisé (-oeu +œu)
Ligne 16 :
-- Mon cher ami, dit madame de la Baudraye en tirant un manuscrit de dessous l'oreiller de sa causeuse, me pardonnerez-vous, dans la détresse où nous sommes, d'avoir fait une nouvelle de ce que vous nous avez dit, il y a quelques jours.
 
-- Tout est de bonne prise dans le temps où nous sommes ; n'avez-vous pas vu des auteurs qui, faute d'inventions, servent leurs propres coeurscœurs et souvent celui de leurs maîtresses au public ! On en viendra, ma chère, à chercher des aventures moins pour le plaisir d'en être les héros, que pour les raconter.
 
-- Enfin la marquise de Rochefide et vous vous aurez payé notre loyer, et je ne crois pas, à la manière dont vont ici les choses, que je vous paye jamais le vôtre.
Ligne 40 :
 
 
dans ses conseils, dans l'administration générale, dans des négociations hérissées de difficultés ou pleines de périls, dans le gouvernement des pays conquis, et partout elle répondait à son attente ! Les jeunes gens étaient pour lui les missi dominici de Charlemagne. » Ce mot de Bohême vous dit tout. La Bohême n'a rien et vit de ce qu'elle a. L'Espérance est sa religion, la Foi en soi-même est son code, la Charité passe pour être son budget. Tous ces jeunes gens sont plus grands que leur malheur, au-dessous de la fortune, mais au-dessus du destin. Toujours à cheval sur un si, spirituels comme des feuilletons, gais comme des gens qui doivent, oh ! ils doivent autant qu'ils boivent ! enfin, et c'est là où j'en veux venir, ils sont tous amoureux, mais amoureux ?... figurez-vous Lovelace, Henri IV, le Régent, Werther, Saint-Preux, René, le maréchal de Richelieu réunis dans un seul homme, et vous aurez une idée de leur amour ! Et quels amoureux ? Eclectiques par excellence en amour, ils vous servent une passion comme une femme peut la vouloir ; leur coeurcœur ressemble à une carte de restaurant, ils ont mis en pratique, sans le savoir et sans l'avoir lu peut-être, le livre de l'Amour par Stendahl ; ils ont la section de l'amour-goût, celle de l'amour-passion, l'amour-caprice, l'amour cristallisé, et surtout l'amour passager. Tout leur est bon, ils ont créé ce burlesque axiome : Toutes les femmes sont égales devant l'homme. Le texte de cet article est plus vigoureux ; mais comme, selon moi, l'esprit en est faux, je ne tiens pas à la lettre. Madame, mon ami se nomme Gabriel-Jean-Anne-Victor-Benjamin-Georges-Ferdinand-Charles-Edouard Rusticoli, comte de la Palferine. Les Rusticoli, arrivés en France avec Catherine de Médicis, venaient alors d'être dépossédés d'une souveraineté minime en Toscane. Un peu parents des d'Est, ils se sont alliés aux Guise. Ils ont tué beaucoup de Protestants à la Saint-Barthélemy, et Charles IX leur a donné l'héritière du comté de la Palferine, confisqué sur le duc de Savoie, et que Henri IV leur a racheté tout en leur en laissant le titre. Ce grand Roi fit la sottise de rendre ce fief au duc de Savoie. En échange, les comtes de la Palferine qui portaient avant que les Medici eussent des armes, d'argent à la croix fleurdelysée d'azur (la croix fut fleurdelysée par lettres patentes de Charles IX), sommé d'une couronne de comte et deux paysans pour supports, avec IN HOC SIGNO VINCIMUS pour devise, ont eu deux Charges de la Couronne et un gouvernement. Ils ont joué le plus beau rôle sous
 
 
Ligne 90 :
« Madame,
 
« Votre conduite m'étonne autant qu'elle m'afflige. Non contente de me déchirer le coeurcœur par vos dédains, vous avez l'indélicatesse de me retenir une brosse à dents, que mes moyens ne me permettent pas de remplacer, mes propriétés étant grevées d'hypothèques au delà de leur valeur.
 
Adieu, trop belle et trop ingrate amie ! Puissions-nous nous revoir dans un monde meilleur !
Ligne 108 :
 
 
vez, vous plaît toujours, entraînée par ce regard vainqueur, par cet air profond et candide à la fois que sait prendre Charles-Edouard, elle se lève, accepte le bras de son cavalier forcé, descend et lui dit sur le seuil de la porte : -- « Monsieur, j'aime la plaisanterie... -- Et moi donc ! » dit-il. Elle rit. -- « Mais il ne tient qu'à vous que cela ne devienne sérieux, reprit-il. Je suis le comte de la Palferine, et je suis enchanté de pouvoir mettre à vos pieds et mon coeurcœur et ma fortune ! » La Palferine avait alors vingt-deux ans. Ceci se passait en 1834. Par bonheur, ce jour-là, le comte était mis avec élégance. Je vais vous le peindre en deux mots. C'est le vivant portrait de Louis XIII, il en a le front pâle, gracieux aux tempes, le teint olivâtre, ce teint italien qui devient blanc aux lumières, les cheveux bruns, portés longs, et la royale noire ; il en a l'air sérieux et mélancolique, car sa personne et son caractère forment un contraste étonnant. En entendant le nom et voyant le personnage, Claudine éprouve comme un frémissement. La Palferine s'en aperçoit, il lui lance un regard de ses yeux noirs profonds, fendus en amande aux paupières légèrement ridées et bistrées qui révèlent des joies égales à d'horribles fatigues. Sous ce coup d'oeil elle lui dit : -- « Votre adresse ! -- Quelle maladresse ! répondit-il. -- Ah ! bah ! fit-elle en souriant. Oiseau sur la branche ? -- Adieu, madame ; vous êtes une femme comme il m'en faut, mais ma fortune est loin de ressembler à mon désir... » Il salue et la quitte net, sans se retourner. Le surlendemain, par une de ces fatalités qui ne sont possibles que dans Paris, il alla chez un de ces marchands d'habits qui prêtent sur gages lui vendre le superflu de sa garde-robe, il recevait d'un air inquiet le prix, après l'avoir long-temps débattu, quand l'inconnue passe et le reconnaît. -- « Décidément, crie-t-il au marchand stupéfait, je ne prends pas votre trompe ! » Et il indiquait une énorme trompe bosselée, accrochée en dehors et qui se dessinait sur des habits de chasseurs d'ambassade et de généraux de l'empire. Puis, fier et impétueux, il resuivit la jeune femme. Depuis cette grande journée de la trompe, ils s'entendirent à merveille. Charles-Edouard a sur l'amour les idées les plus justes. Il n'y a pas, selon lui, deux amours dans la vie de l'homme ; il n'y en a qu'un seul, profond comme la mer, mais sans rivages. A tout âge, cet amour fond sur vous comme la grâce fondit sur saint Paul. Un homme peut vivre jusqu'à soixante ans sans l'avoir ressenti. Cet amour, selon une superbe expression de Heine, est peut-être la maladie secrète
 
 
 
du coeurcœur, une combinaison du sentiment de l'infini qui est en nous et du beau idéal qui se révèle sous une forme visible. Enfin cet amour embrasse à la fois la créature et la création. Tant qu'il ne s'agit pas de ce grand poème, on ne peut traiter qu'en plaisantant des amours qui doivent finir, en faire ce que sont en littérature les poésies légères comparées au poème épique. Charles-Edouard n'éprouva dans cette liaison ni ce coup de foudre qui annonce ce véritable amour ni la lente révélation des attraits, la reconnaissance des qualités secrètes qui attachent deux êtres par une puissance croissante. L'amour vrai n'a que ces deux modes. Ou la première vue, qui sans doute est un effet de la seconde vue écossaise, ou la graduelle fusion des deux natures, qui réalise l'androgyne platonique. Mais Charles-Edouard fut aimé follement. Cette femme éprouvait l'amour complet, idéal et physique, enfin la Palferine fut sa vraie passion à elle. Pour lui, Claudine n'était qu'une délicieuse maîtresse. Le diable avec son enfer, qui certes est un puissant magicien, n'aurait jamais pu changer le système de ces deux caloriques inégaux. J'ose affirmer que Claudine ennuyait souvent Charles-Edouard. -- « Au bout de trois jours, la femme qu'on n'aime pas et le poisson gardé sont bons à jeter par la fenêtre, » nous disait-il. En Bohême, le secret s'observe peu sur les amours légères. La Palferine nous parla souvent de Claudine, néanmoins personne de nous ne la vit et jamais son nom de femme ne fut prononcé. Claudine était presque un personnage mythique. Nous en agissions tous de même, conciliant ainsi les exigences de notre vie en commun et les lois du bon goût. Claudine, Hortense, la Baronne, la Bourgeoise, l'impératrice, la Lionne, l'Espagnole étaient des rubriques qui permettaient à chacun d'épancher ses joies, ses soucis, ses chagrins, ses espérances, et de communiquer ses découvertes. On n'allait pas au delà. Il y a exemple, en Bohême, d'une révélation faite par hasard de la personne dont il était question ; aussitôt, par un accord unanime, aucun de nous ne parla plus d'elle. Ce fait peut indiquer combien la jeunesse a le sens des vraies délicatesses. Quelle admirable connaissance ont les gens de choix des limites où doivent s'arrêter la raillerie et ce monde de choses françaises désigné sous le mot soldatesque de blague, mot qui sera repoussé de la langue, espérons-le, mais qui seul peut faire comprendre l'esprit de la Bohême ! Nous plaisantions donc souvent sur Claudine et sur le comte. C'était des : -- « Que fais-tu de Claudine ?
 
 
Ligne 120 :
« Lundi, minuit.
 
« Eh ! bien, mon ami, êtes-vous content de moi ? Je ne vous ai pas demandé cette main, qu'il vous eût été facile de me donner et que je désirais tant de presser sur mon coeurcœur, sur mes lèvres.
 
Non, je ne vous l'ai pas demandée, je crains trop de vous déplaire. Savez-vous une chose ? Bien que je sache cruellement que mes actions vous sont parfaitement indifférentes, je n'en deviens pas moins d'une extrême timidité dans ma conduite. La femme qui vous appartient, à quelque titre que ce soit et bien que très-secrètement, doit éviter d'encourir le plus léger blâme. En ce qui est des anges du ciel, pour lesquels il n'y a pas de secret, mon amour est égal aux plus purs amours ; mais partout
Ligne 136 :
« Mercredi.
 
« Oh ! comme la tristesse est entrée noire dans mon coeurcœur lorsque j'ai su qu'il fallait renoncer au bonheur de te voir hier ! Une seule idée m'a empêchée de me laisser aller dans les bras de la mort : tu le voulais ! Ne pas venir, c'était exécuter ta volonté, obéir à l'un de tes ordres. Ah ! Charles, j'étais si jolie ! tu aurais eu en moi mieux que cette belle princesse allemande que tu m'avais donnée en exemple, et que j'avais étudiée à l'Opéra. Mais tu m'aurais peut-être trouvée hors de ma nature. Tiens, tu m'as ôté toute confiance en moi, je suis peut-être laide. Oh ! je me fais horreur, je deviens imbécile en songeant à mon radieux Charles-Edouard. Je deviendrai folle, c'est sûr. Ne ris pas, ne me parle pas de la mobilité des femmes. Si nous sommes mobiles, vous êtes bien bizarres, vous ! Oter à une pauvre créature les heures d'amour qui la faisaient heureuse depuis dix jours, qui la rendaient bonne et charmante pour tous ceux qui la venaient voir ! Enfin tu étais cause de ma douceur avec lui, tu ne sais pas le mal que tu lui fais. Je me suis demandé ce que je dois inventer pour te conserver, ou pour avoir seulement le droit d'être quelquefois à toi... Quand je pense que tu n'as jamais voulu venir ici ! Avec quelle délicieuse émotion je te servirais ! Il y en a de plus favorisées que moi. Il y a des femmes à qui tu dis : Je vous aime. A moi, tu n'as jamais dit que : Tu es une bonne fille. Sans que tu le saches, il est certains mots de toi qui me rongent le coeurcœur. Il y a des gens d'esprit qui me demandent quelquefois à quoi je pense : je pense à mon abjection, qui est celle de la plus pauvre pécheresse en présence du Sauveur. »
 
Il y a, vous le voyez, encore trois pages. Il me laissa prendre
Ligne 152 :
-- « Mon ami, dit-elle avec un son de voix qui trahissait un tremblement intérieur et universel, c'est bien ! Tout cela sera fait, ou je mourrai... » Elle lui baisa la main et y mit quelques larmes de bonheur. -- « Je suis heureuse, ajouta-t-elle, que tu m'aies expliqué ce que je dois être pour rester ta maîtresse. -- Et, nous disait la Palferine, elle est sortie en me faisant un petit geste coquet de femme contente. Elle était sur le seuil de ma mansarde, grandie, fière, à la hauteur d'une sibylle antique. »
 
-- Tout ceci doit vous expliquer assez les moeursmœurs de la Bohême dont une des plus brillantes figures est ce jeune condottiere, reprit Nathan après une pause. Maintenant voici comme je découvris qui était Claudine, et comment je pus comprendre tout ce qu'il y avait d'épouvantablement vrai dans un mot de la lettre de Claudine auquel vous n'avez peut-être pas pris garde.
 
La marquise, trop pensive pour rire, dit à Nathan un « Continuez ! » qui lui prouva combien elle était frappée de ces étrangetés, combien surtout la Palferine la préoccupait.
 
-- Parmi tous les auteurs dramatiques de Paris, un des mieux posés, des plus rangés, des plus entendus, était, en 1829, du Bruel, dont le nom est inconnu du public, il s'appelle de Cursy sur les affiches. Sous la Restauration, il avait une place de Chef de Bureau dans un Ministère. Attaché de coeurcœur à la branche aînée, il donna bravement sa démission, et fit depuis ce temps deux fois plus de pièces de théâtre pour compenser le déficit que sa belle conduite occasionnait dans son budget des recettes. Du Bruel avait alors quarante ans, sa vie vous est connue. A l'exemple de quelques auteurs, il portait à une femme de théâtre une de ces affections qui ne s'expliquent pas, et qui cependant existent au vu et au su du monde littéraire. Cette femme, vous le savez, est Tullia, l'un des anciens premiers sujets de l'Académie royale de musique. Tullia n'est pour elle qu'un surnom, comme celui de Cursy pour du Bruel. Pendant dix ans, de 1817 à 1827, cette fille a brillé sur les illustres planches de l'Opéra. Plus belle que savante, médiocre sujet, mais un peu plus spirituelle que ne le sont les danseuses, elle ne donna pas dans la réforme vertueuse qui perdit le corps de ballet, elle continua la dynastie des Guimard. Aussi dut-elle son ascendant à plusieurs protecteurs connus, au duc de Réthoré, fils du duc de Chaulieu, à l'influence d'un célèbre directeur des Beaux-Arts, à des diplomates, à de riches étrangers. Elle eut, durant son
 
 
Ligne 172 :
 
 
siècle. Sans moi, jamais il n'y aurait pensé, reprit-elle en s'enfonçant dans ses coussins au coin de son feu. » Elle nous disait cette parole au retour d'une première représentation d'une pièce de du Bruel qui avait réussi et contre laquelle elle prévoyait une avalanche de feuilletons. Tullia recevait. Tous les lundis elle donnait un thé ; sa société était aussi bien choisie qu'elle le pouvait, elle ne négligeait rien pour rendre sa maison agréable, On y jouait la bouillotte dans un salon, on causait dans un autre ; quelquefois, dans le plus grand, dans un troisième salon, elle donnait des concerts, toujours courts, et auxquels elle n'admettait jamais que les plus éminents artistes. Elle avait tant de bon sens qu'elle arrivait au tact le plus exquis, qualité qui lui donna sans doute un grand ascendant sur du Bruel ; le vaudevilliste, d'ailleurs, l'aimait de cet amour que l'habitude finit par rendre indispensable à l'existence. Chaque jour met un fil de plus à cette trame forte, irrésistible, fine dont le réseau tient les plus délicates velléités, enserre les plus fugitives passions, les réunit, et garde un homme lié, pieds et poings, coeurcœur et tête. Tullia connaissait bien Cursy, elle savait où le blesser, elle savait comment le guérir. Pour tout observateur, même pour un homme qui se pique autant que moi d'un certain usage, tout est abîme dans ces sortes de passions, les profondeurs sont là plus ténébreuses que partout ailleurs ; enfin les endroits les plus éclairés ont aussi des teintes brouillées. Cursy, vieil auteur usé par la vie des coulisses, aimait ses aises, il aimait la vie luxueuse, abondante, facile ; il était heureux d'être roi chez lui, de recevoir une partie des hommes littéraires dans un hôtel où éclatait un luxe royal, où brillaient les oeuvresœuvres choisies de l'Art moderne. Tullia laissait trôner du Bruel parmi cette gent où se trouvaient des journalistes assez faciles à prendre et à embucquer. Grâce à ses soirées, à des prêts bien placés, Cursy n'était pas trop attaqué, ses pièces réussissaient. Aussi ne se serait-il pas séparé de Tullia pour un empire. Il eût fait bon marché d'une infidélité, peut-être à la condition de n'éprouver aucun retranchement dans ses jouissances accoutumées ; mais, chose étrange ! Tullia ne lui causait aucune crainte en ce genre. On ne connaissait pas de fantaisie à l'ancien Premier Sujet ; et si elle en avait eu, certes elle aurait gardé toutes les apparences. -- « Mon cher, nous disait doctoralement sur le boulevard du Bruel, il n'y a rien de tel que de vivre avec une de ces femmes qui, par l'abus, sont revenues des passions. Les femmes comme Claudine
 
 
Ligne 192 :
 
 
gnée de deux grappes de cheveux blonds avait une grâce triste. Ses yeux gris étincelants étaient noyés dans la vapeur des larmes. Son nez mince, digne du plus beau camée romain, et dont les ailes battaient, sa petite bouche enfantine encore, son long col de reine à veines un peu gonflées, son menton rougi pour un moment par quelque désespoir secret, ses oreilles bordées de rouge, ses mains tremblantes sous le gant, tout accusait des émotions violentes. Ses sourcils agités par des mouvements fébriles trahissaient une douleur. Elle était sublime. Son mot écrasa du Bruel. Elle nous jeta ce regard de chatte, pénétrant et impénétrable qui n'appartient qu'aux femmes du grand monde et aux femmes du théâtre ; puis elle tendit la main à du Bruel. -- « Mon pauvre ami, dès que tu as été parti je me suis fait mille reproches. Je me suis accusée d'une effroyable ingratitude et je me suis dit que j'avais été mauvaise. Ai-je été bien mauvaise ? me demanda-t-elle. Pourquoi ne pas recevoir tes amis ? n'es-tu pas chez toi ? veux-tu savoir le mot de tout cela ? Eh ! bien, j'ai peur de ne pas être aimée. Enfin j'étais entre le repentir et la honte de revenir, quand j'ai lu les journaux, j'ai vu une première représentation aux Variétés, j'ai cru que tu voulais traiter un collaborateur. Seule, j'ai été faible, je me suis habillée pour courir après toi... pauvre chat ! » Du Bruel me regarda d'un air victorieux, il ne se souvenait pas de la moindre de ses oraisons contra Tullia. -- « Eh ! bien ! cher ange, je ne suis allé chez personne, lui dit-il. -- Comme nous nous entendons ! » s'écria-t-elle. Au moment où elle disait cette ravissante parole, je vis à sa ceinture un petit billet passé en travers, mais je n'avais pas besoin de cet indice pour deviner que les fantaisies de Tullia se rapportaient à des causes occultes. La femme est, selon moi, l'être le plus logique, après l'enfant. Tous deux, ils offrent le sublime phénomène du triomphe constant de la pensée unique. Chez l'enfant, la pensée change à tout moment, mais il ne s'agite que pour cette pensée et avec une telle ardeur que chacun lui cède, fasciné par l'ingénuité, par la persistance du désir. La femme change moins souvent ;mais l'appeler fantasque est une injure d'ignorant. En agissant, elle est toujours sous l'empire d'une passion, et c'est merveille de voir comme elle fait de cette passion le centre de la nature et de la société. Tullia fut chatte, elle entortilla du Bruel, la journée redevint bleue et le soir fut magnifique. Ce spirituel vaudevilliste ne s'apercevait pas de la douleur enterrée dans le coeurcœur de sa femme. -- « Mon
 
 
 
cher, me dit-il, voilà la vie : des oppositions, des contrastes ! -- Surtout quand ce n'est pas joué ! répondis-je. -- Je l'entends bien ainsi, reprit-il. Mais sans ces violentes émotions, on mourrait d'ennui ! Ah ! cette femme a le don de m'émouvoir ! » Après le dîner nous allâmes aux Variétés ; mais, avant le départ, je me glissai dans l'appartement de du Bruel, j'y pris sur une planche, parmi des papiers sacrifiés, le numéro des Petites Affiches où se trouvait la notification du contrat de l'hôtel acheté par du Bruel, exigée pour la purge légale. En lisant ces mots qui me sautèrent aux yeux comme une lueur : A la requête de Jean-François du Bruel et de Claudine Chaffaroux, son épouse, tout fut expliqué pour moi. Je pris le bras de Claudine et j'affectai de laisser descendre tout le monde avant nous. Quand nous fûmes seuls : -- « Si j'étais la Palferine, lui dis-je, je ne ferais jamais manquer de rendez-vous ! » Elle se posa gravement un doigt sur les lèvres, et descendit en me pressant le bras, elle me regardait avec une sorte de plaisir en pensant que je connaissais la Palferine. Savez-vous quelle fut sa première idée ? Elle voulut faire de moi son espion ; mais elle rencontra le badinage de la Bohême. Un mois après, au sortir d'une première représentation d'une pièce de du Bruel, il pleuvait, nous étions ensemble, j'allai chercher un fiacre. Nous étions restés, pendant quelques instants, sur le théâtre, et il ne se trouvait plus de voitures à l'entrée. Claudine gronda fort du Bruel ; et quand nous roulâmes, car elle me reconduisit chez Florine, elle continua la querelle en lui disant les choses les plus mortifiantes. -- « Eh ! bien, qu'y a-t-il ? demandai-je. -- Mon cher, elle me reproche de vous avoir laissé courir après le fiacre, et part de là pour vouloir désormais un équipage. -- Je n'ai jamais, étant Premier Sujet, fait usage de mes pieds que sur les planches, dit-elle. Si vous avez du coeurcœur, vous inventerez quatre pièces de plus par an, vous songerez qu'elles doivent réussir en songeant à la destination de leur produit, et votre femme n'ira pas dans la crotte. C'est une honte que j'aie à le demander. Vous auriez dû deviner mes perpétuelles souffrances depuis cinq ans que me voici mariée ! -- Je le veux bien, répondit du Bruel, mais nous nous ruinerons. -- Si vous faites des dettes, répondit-elle, la succession de mon oncle les paiera. -- Vous êtes bien capable de me laisser les dettes et de garder la succession. -- Ah ! vous le prenez ainsi, répondit-elle. Je ne vous dis plus rien. Un pareil mot me ferme la bouche. » Aussitôt du Bruel
 
 
 
se répandit en excuses et en protestations d'amour, elle ne répondit pas ; il lui prit les mains, elle les lui laissa prendre, elles étaient comme glacées, comme des mains de morte. Tullia, vous comprenez, jouait admirablement ce rôle de cadavre que jouent les femmes, afin de vous prouver qu'elles vous refusent leur consentement à tout, qu'elles vous suppriment leur âme, leur esprit, leur vie, et se regardent elles-mêmes comme une bête de somme. Il n'y a rien qui pique plus les gens de coeurcœur que ce manége. Elles ne peuvent cependant employer ce moyen qu'avec ceux qui les adorent. -- « Croyez-vous, me dit-elle de l'air le plus méprisant, qu'un comte aurait proféré pareille injure, quand même il l'aurait pensée ? Pour mon malheur, j'ai vécu avec des ducs, avec des ambassadeurs, avec des grands seigneurs, et je connais leurs manières. Comme cela rend la vie bourgeoise insupportable ! Après tout un vaudevilliste n'est ni un Rastignac, ni un Réthoré... » Du Bruel était blême. Deux jours après, du Bruel et moi nous nous rencontrâmes au foyer de l'Opéra ; nous fîmes quelques tours ensemble, et la conversation tomba sur Tullia. -- « Ne prenez pas au sérieux, me dit-il, mes folies sur le boulevard, je suis violent. » Pendant deux hivers, je fus assez assidu chez du Bruel, et je suivis attentivement les manéges de Claudine. Elle eut un brillant équipage et du Bruel se lança dans la politique, elle lui fit abjurer ses opinions royalistes. Il se rallia, fut replacé dans l'administration de laquelle il faisait autrefois partie, elle lui fit briguer les suffrages de la garde nationale, il y fut élu chef de bataillon ; il se montra si valeureusement dans une émeute, qu'il eut la rosette d'officier de la Légion-d'Honneur, il fut nommé maître des requêtes, et chef de division. L'oncle Chaffaroux mourut, laissant quarante mille livres de rente à sa nièce, les trois quarts de sa fortune environ. Du Bruel fut nommé député, mais auparavant, pour n'être pas soumis à la réélection, il se fit nommer Conseiller-d'Etat et directeur. Il réimprima des traités d'archéologie, des oeuvresœuvres de statistique, et deux brochures politiques qui devinrent le prétexte de sa nomination à l'une des complaisantes Académies de l'Institut. En ce moment, il est commandeur de la Légion, et s'est tant remué dans les intrigues de la Chambre qu'il vient d'être nommé pair de France et comte. Notre ami n'ose pas encore porter ce titre, sa femme seule met sur ses cartes : la comtesse du Bruel. L'ancien vaudevilliste a l'ordre de Léopold, l'ordre d'Isabelle, la croix de Saint Wladimir, deuxième classe, l'ordre du Mérite civil de Bavière, l'ordre papal
 
 
 
de l'Éperon d'Or ; enfin, il porte toutes les petites croix, outre sa grande. Il y a trois mois, Claudine est venue à la porte de la Palferine, dans son brillant équipage armorié. Du Bruel est petit-fils d'un traitant anobli sur la fin du règne de Louis XIV, ses armes ont été composées par Chérin et la couronne Comtale ne messied pas à ce blason, qui n'offre aucune des ridiculités impériales. Ainsi Claudine avait exécuté, dans l'espace de trois années, les conditions du programme que lui avait imposé le charmant, le joyeux la Palferine. Un jour, il y a de cela un mois, elle monte l'escalier du méchant hôtel où loge son amant, et grimpe dans sa gloire, mise comme une vraie comtesse du faubourg Saint-Germain, à la mansarde de notre ami. La Palferine voit Claudine et lui dit : -- « Je sais que tu t'es fait nommer pair. Mais il est trop tard, Claudine, tout le monde me parle de la Croix du Sud, je veux la voir. -- Je te l'aurai, » dit-elle. Là-dessus, la Palferine partit d'un rire homérique. -- « Décidément, reprit-il, je ne veux pas, pour maîtresse, d'une femme ignorante comme un brochet, et qui fait de tels sauts de carpe qu'elle va des coulisses de l'Opéra à la Cour, car je te veux voir à la cour citoyenne. -- Qu'est-ce que la croix du Sud ? » me dit-elle d'une voix triste et humiliée. Saisi d'admiration pour cette intrépidité de l'amour vrai qui, dans la vie réelle comme dans les fables les plus ingénues de la féerie, s'élance dans des précipices pour y conquérir la fleur qui chante ou l'oeufœuf du Rok, je lui expliquai que la Croix du Sud était un amas de nébuleuses, disposé en forme de croix, plus brillant que la voix Lactée, et qui ne se voyait que dans les mers du Sud. -- « Eh ! bien, lui dit-elle, Charles, allons-y ? » Malgré la férocité de son esprit, la Palferine eut une larme aux yeux ; mais quel regard et quel accent chez Claudine ! je n'ai rien vu de comparable, dans ce que les efforts des grands acteurs ont eu de plus extraordinaire, au mouvement par lequel en voyant ces yeux, si durs pour elle, mouillés de larmes ; Claudine tomba sur ses deux genoux, et baisa la main de cet impitoyable la Palferine ; il la releva, prit son grand air, ce qu'il nomme l'air Rusticoli, et lui dit : -- « Allons, mon enfant, je ferai quelque chose pour toi. Je te mettrai dans... mon testament ! »
 
-- Eh ! bien, dit en finissant Nathan à madame de Rochefide, je me demande si du Bruel est joué. Certes, il n'y a rien de plus comique, de plus étrange que de voir les plaisanteries d'un jeune homme insouciant faisant la loi d'un ménage, d'une famille, ses
Ligne 218 :
-- Et le dénoûment ? demanda Lousteau qui revint au moment où madame de la Baudraye achevait la lecture de sa nouvelle.
 
-- Je ne crois pas aux dénoûments, dit madame de la Baudraye, il faut en faire quelques-uns de beaux pour montrer que l'art est aussi fort que le hasard ; mais, mon cher, on ne relit une oeuvreœuvre que pour ses détails.
 
-- Mais il y a un dénoûment, dit Nathan.