« Curiosités esthétiques/Salon de 1846 » : différence entre les versions

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Un désir plus brûlant, une rêverie plus active, vous délasseraient alors de l'action quotidienne.
 
Mais les accapareurs ont voulu vous éloigner des pommes de la science, parce que la science est leur comptoir et leur boutique, dont ils sont infiniment jaloux. S'ils vous avaient nié la puissance de fabriquer des oeuvresœuvres d'art ou de comprendre les procédés d'après lesquels on les fabrique, ils eussent affirmé une vérité dont vous ne vous seriez pas offensés, parce que les affaires publiques et le commerce absorbent les trois quarts de votre journée. Quant aux loisirs, ils doivent donc être employés à la jouissance et à la volupté.Mais les accapareurs vous ont défendu de jouir, parce que vous n'avez pas l'intelligence de la technique des arts, comme des lois et des affaires.Cependant il est juste, si les deux tiers de votre temps sont remplis par la science, que le troisième soit occupé par le sentiment, et c'est par le sentiment seul que vous devez comprendre l'art; - et c'est ainsi que l'équilibre des forces de votre âme sera constitué.
 
La vérité, pour être multiple, n'est pas double; et comme vous avez dans votre politique élargi les droits et les bienfaits, vous avez établi dans les arts une plus grande et plus abondante communion.
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Car se laisser devancer en art et en politique, c'est se suicider, et une majorité ne peut pas se suicider.
 
Ce que vous avez fait pour la France, vous l'avez fait pour d'autres pays. Le Musée Espagnol est venu augmenter le volume des idées générales que vous devez posséder sur l'art; car vous savez parfaitement que, comme un musée national est une communion dont la douce influence attendrit les coeurscœurs et assouplit les volontés, de même un musée étranger est une communion internationale, où deux peuples, s'observant et s'étudiant plus à l'aise, se pénètrent mutuellement, et fraternisent sans discussion.
 
Vous êtes les amis naturels des arts, parce que vous êtes, les uns riches, les autres savants.
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Qu'on se rappelle les troubles de ces derniers temps, et l'on verra que, s'il est resté peu de romantiques, c'est que peu d'entre eux ont trouvé le romantisme; mais tous l'ont cherché sincèrement et loyalement.
 
Quelques-uns ne se sont appliqués qu'au choix des sujets; ils n'avaient pas le tempérament de leurs sujets. - D'autres, croyant encore à une société catholique, ont cherché à refléter le catholicisme dans leurs oeuvresœuvres. - S'appeler romantique et regarder systématiquement le passé, c'est se contredire. - Ceux-ci, au nom du romantisme, ont blasphémé les Grecs et les Romains: or on peut faire des Romains et des Grecs romantiques, quand on l'est soi-même. - La vérité dans l'art et la couleur locale en ont égaré beaucoup d'autres. Le réalisme avait existé longtemps avant cette grande bataille, et d'ailleurs, composer une tragédie ou un tableau pour M. Raoul Rochette, c'est s'exposer à recevoir un démenti du premier venu, s'il est plus savant que M. Raoul Rochette.
 
Le romantisme n'est précisément ni dans le choix des sujets ni dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir.
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Qui dit romantisme dit art moderne, - c'est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l'infini, exprimées par tous les moyens que contiennent les arts.
 
Il suit de là qu'il y a une contradiction évidente entre le romantisme et les oeuvresœuvres de ses principaux sectaires.
 
Que la couleur joue un rôle très important dans l'art moderne, quoi d'étonnant? Le romantisme est fils du Nord, et le Nord est coloriste; les rêves et les féeries sont enfants de la brume. L'Angleterre, cette patrie des coloristes exaspérés, la Flandre, la moitié de la France, sont plongées dans les brouillards; Venise elle-même trempe dans les lagunes. Quant aux peintres espagnols, ils sont plutôt contrastés que coloristes.
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Le romantisme et la couleur me conduisent droit à Eugène Delacroix. J'ignore s'il est fier de sa qualité de romantique; mais sa place est ici, parce que la majorité du public l'a depuis longtemps, et même dès sa première oeuvreœuvre, constitué le chef de l'école moderne.
 
En entrant dans cette partie, mon coeurcœur est plein d'une joie sereine, et je choisis à dessein mes plumes les plus neuves, tant je veux être clair et limpide, et tant je me sens aise d'aborder mon sujet le plus cher et le plus sympathique. Il faut, pour faire bien comprendre les conclusions de ce chapitre, que je remonte un peu haut dans l'histoire de ce temps-ci, et que je remette sous les yeux du public quelques pièces du procès déjà citées par les critiques et les historiens précédents, mais nécessaires pour l'ensemble de la démonstration. Du reste, ce n'est pas sans un vif plaisir que les purs enthousiastes d'Eugène Delacroix reliront un article du Constitutionnel de 1822, tiré du Salon de M. Thiers, journaliste.
 
"Aucun tableau ne révèle mieux à mon avis l'avenir d'un grand peintre, que celui de M. Delacroix, représentant le Dante et Virgile aux enfers. C'est là surtout qu'on peut remarquer ce jet de talent, cet élan de la supériorité naissante qui ranime les espérances un peu découragées par le mérite trop modéré de tout le reste.
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M. Victor Hugo, dont je ne veux certainement pas diminuer la noblesse et la majesté, est un ouvrier beaucoup plus adroit qu'inventif, un travailleur bien plus correct que créateur. Delacroix est quelquefois maladroit, mais essentiellement créateur. M. Victor Hugo laisse voir dans tous ses tableaux, lyriques et dramatiques, un système d'alignement et de contrastes uniformes. L'excentricité elle-même prend chez lui des formes symétriques. Il possède à fond et emploie froidement tous les tons de la rime, toutes les ressources de l'antithèse, toutes les tricheries de l'apposition. C'est un compositeur de décadence ou de transition, qui se sert de ses outils avec une dextérité véritablement admirable et curieuse. M. Hugo était naturellement académicien avant que de naître, et si nous étions encore au temps des merveilles fabuleuses, je croirais volontiers que les lions verts de l'Institut, quand il passait devant le sanctuaire courroucé, lui ont souvent murmuré d'une voix prophétique: "Tu seras de l'Académie!"
 
Pour Delacroix, la justice est plus tardive. Ses oeuvresœuvres, au contraire, sont des poèmes, et de grands poèmes naïvement conçus, exécutés avec l'insolence accoutumée du génie. - Dans ceux du premier, il n'y a rien à deviner; car il prend tant de plaisir à montrer son adresse, qu'il n'omet pas un brin d'herbe ni un reflet de réverbère. - Le second ouvre dans les siens de profondes avenues à l'imagination la plus voyageuse. - Le premier jouit d'une certaine tranquillité, disons mieux, d'un certain égoïsme de spectateur, qui fait planer sur toute sa poésie je ne sais quelle froideur et quelle modération, - que la passion tenace et bilieuse du second, aux prises avec les patiences du métier, ne lui permet pas toujours de garder. - L'un commence par le détail, l'autre par l'intelligence intime du sujet; d'où il arrive que celui-ci n'en prend que la peau, et que l'autre en arrache les entrailles. Trop matériel, trop attentif aux superficies de la nature, M. Victor Hugo est devenu un peintre en poésie; Delacroix, toujours respectueux de son idéal, est souvent, à son insu, un poète en peinture.
 
Quant au second préjugé, le préjugé du hasard, il n'a pas plus de valeur que le premier. - Rien n'est plus impertinent ni plus bête que de parler à un grand artiste, érudit et penseur comme Delacroix, des obligations qu'il peut avoir au dieu du hasard. Cela fait tout simplement hausser les épaules de pitié. Il n'y a pas de hasard dans l'art, non plus qu'en mécanique. Une chose heureusement trouvée est la simple conséquence d'un bon raisonnement, dont on a quelquefois sauté les déductions intermédiaires, comme une faute est la conséquence d'un faux principe. Un tableau est une machine dont tous les systèmes sont intelligibles pour un oeil exercé; où tout a sa raison d'être, si le tableau est bon; où un ton est toujours destiné à en faire valoir un autre; où une faute occasionnelle de dessin est quelquefois nécessaire pour ne pas sacrifier quelque chose de plus important.
 
Cette intervention du hasard dans les affaires de peinture de Delacroix est d'autant plus invraisemblable qu'il est un des rares hommes qui restent originaux après avoir puisé à toutes les vraies sources, et dont l'individualité indomptable a passé alternativement sous le joug secoué de tous les grands maîtres. Plus d'un serait assez étonné de voir une étude de lui d'après Raphaël, chef-d'oeuvreœuvre patient et laborieux d'imitation, et peu de personnes se souviennent aujourd'hui des lithographies qu'il a faites d'après des médailles et des pierres gravées.
 
Voici quelques lignes de M. Henri Heine qui expliquent assez bien la méthode de Delacroix, méthode qui est, comme chez tous les hommes vigoureusement constitués, le résultat de son tempérament: "En fait d'art, je suis surnaturaliste. Je crois que l'artiste ne peut trouver dans la nature tous ses types, mais que les plus remarquables lui sont révélés dans son âme, comme la symbolique innée d'idées innées, et au même instant. Un moderne professeur d'esthétique, qui a écrit des Recherches sur l'Italie, a voulu remettre en honneur le vieux principe de l'imitation de la nature, et soutenir que l'artiste plastique devait trouver dans la nature tous ses types. Ce professeur, en étalant ainsi son principe suprême des arts plastiques, avait seulement oublié un de ces arts, l'un des plus primitifs, je veux dire l'architecture, dont on a essayé de retrouver après coup les types dans les feuillages des forêts, dans les grottes des rochers: ces types n'étaient point dans la nature extérieure, mais bien dans l'âme humaine."
 
Delacroix part donc de ce principe, qu'un tableau doit avant tout reproduire la pensée intime de l'artiste, qui domine le modèle, comme le créateur la création; et de ce principe il en sort un second qui semble le contredire à première vue, - à savoir, qu'il faut être très soigneux des moyens matériels d'exécution. - Il professe une estime fanatique pour la propreté des outils et la préparation des éléments de l'oeuvreœuvre. - En effet, la peinture étant un art d'un raisonnement profond et qui demande la concurrence immédiate d'une foule de qualités, il est important que la main rencontre, quand elle se met à la besogne, le moins d'obstacles possible, et accomplisse avec une rapidité servile les ordres divins du cerveau: autrement l'idéal s'envole.
 
Aussi lente, sérieuse, consciencieuse est la conception du grand artiste, aussi preste est son exécution. C'est du reste une qualité qu'il partage avec celui dont l'opinion publique a fait son antipode, M. Ingres. L'accouchement n'est point l'enfantement, et ces grands seigneurs de la peinture, doués d'une paresse apparente, déploient une agilité merveilleuse à couvrir une toile. Le Saint Symphorien a été refait entièrement plusieurs fois, et dans le principe il contenait beaucoup moins de figures.
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Pour E. Delacroix, la nature est un vaste dictionnaire dont il roule et consulte les feuilles avec un oeil sûr et profond; et cette peinture, qui procède surtout du souvenir, parle surtout au souvenir. L'effet produit sur l'âme du spectateur est analogue aux moyens de l'artiste. Un tableau de Delacroix, Dante et Virgile, par exemple, laisse toujours une impression profonde, dont l'intensité s'accroît par la distance. Sacrifiant sans cesse le détail à l'ensemble, et craignant d'affaiblir la vitalité de sa pensée par la fatigue d'une exécution plus nette et plus calligraphique, il jouit pleinement d'une originalité insaisissable, qui est l'intimité du sujet.
 
L'exercice d'une dominante n'a légitimement lieu qu'au détriment du reste. Un goût excessif nécessite les sacrifices, et les chefs-d'oeuvreœuvre ne sont jamais que des extraits divers de la nature. C'est pourquoi il faut subir les conséquences d'une grande passion, quelle qu'elle soit, accepter la fatalité d'un talent, et ne pas marchander avec le génie. C'est à quoi n'ont pas songé les gens qui ont tant raillé le dessin de Delacroix; en particulier les sculpteurs, gens partiaux et borgnes plus qu'il n'est permis, et dont le jugement vaut tout au plus la moitié d'un jugement d'architecte. - La sculpture, à qui la couleur est impossible et le mouvement difficile, n'a rien à démêler avec un artiste que préoccupent surtout le mouvement, la couleur et l'atmosphère. Ces trois éléments demandent nécessairement un contour un peu indécis, des lignes légères et flottantes, et l'audace de la touche. - Delacroix est le seul aujourd'hui dont l'originalité n'ait pas été envahie par le système des lignes droites; ses personnages sont toujours agités, et ses draperies voltigeantes. Au point de vue de Delacroix, la ligne n'est pas; car, si ténue qu'elle soit, un géomètre taquin peut toujours la supposer assez épaisse pour en contenir mille autres; et pour les coloristes, qui veulent imiter les palpitations éternelles de la nature, les lignes ne sont jamais, comme dans l'arc-en-ciel, que la fusion intime de deux couleurs.
 
D'ailleurs il y a plusieurs dessins, comme plusieurs couleurs: - exacts ou bêtes, physionomiques et imaginés.
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De même Rubens, s'il peint des fruits, peindra des fruits plus beaux qu'un spécialiste quelconque.
 
E. Delacroix est universel; il a fait des tableaux de genre pleins d'intimité, des tableaux d'histoire pleins de grandeur. Lui seul, peut-être, dans notre siècle incrédule, a conçu des tableaux de religion qui n'étaient ni vides et froids comme des oeuvresœuvres de concours, ni pédants, mystiques ou néo-chrétiens, comme ceux de tous ces philosophes de l'art qui font de la religion une science d'archaïsme, et croient nécessaire de posséder avant tout la symbolique et le traditions primitives pour remuer et faire chanter la corde religieuse.
 
Cela se comprend facilement, si l'on veut considérer que Delacroix est, comme tous les grands maîtres, un mélange admirable de science, - c'est-à-dire un peintre complet, - et de naïveté, c'est-à-dire un homme complet. Allez voir à Saint-Louis au Marais cette Pietà, où la majestueuse reine des douleurs tient sur ses genoux le corps de son enfant mort, les deux bras étendus horizontalement dans un accès de désespoir, une attaque de nerfs maternelle. L'un des deux personnages qui soutient et modère sa douleur est éploré comme les figures les plus lamentables de l'Hamlet, avec laquelle oeuvreœuvre celle-ci a du reste plus d'un rapport. - Des deux saintes femmes, la première rampe convulsivement à terre, encore revêtue des bijoux et des insignes du luxe; l'autre, blonde et dorée, s'affaisse plus mollement sous le poids énorme de son désespoir.
 
Le groupe est échelonné et disposé tout entier sur un fond d'un vert sombre et uniforme, qui ressemble autant à des amas de rochers qu'à une mer bouleversée par l'orage. Ce fond est d'une simplicité fantastique, et E. Delacroix a sans doute, comme Michel-Ange, supprimé l'accessoire pour ne pas nuire à la clarté de son idée. Ce chef-d'oeuvreœuvre laisse dans l'esprit un sillon profond de mélancolie. - Ce n'était pas, du reste, la première fois qu'il attaquait les sujets religieux. Le Christ aux Oliviers, le Saint Sébastien, avaient déjà témoigné de la gravité et de la sincérité profonde dont il sait les empreindre.
 
Mais pour expliquer ce que j'affirmais tout à l'heure, - que Delacroix seul sait faire de la religion, - je ferai remarquer à l'observateur que, si ses tableaux les plus intéressants sont presque toujours ceux dont il choisit les sujets, c'est-à-dire ceux de fantaisie, - néanmoins la tristesse sérieuse de son talent convient parfaitement à notre religion, religion profondément triste, religion de la douleur universelle, et qui, à cause de sa catholicité même, laisse une pleine liberté à l'individu et ne demande pas mieux que d'être célébrée dans le langage de chacun, - s'il connaît la douleur et s'il est peintre.
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Ainsi, universalité de sentiment, - et maintenant universalité de science!
 
Depuis longtemps les peintres avaient, pour ainsi dire, désappris le genre dit de décoration. L'hémicycle des Beaux-Arts est une oeuvreœuvre puérile et maladroite, où les intentions se contredisent, et qui ressemble à une collection de portraits historiques. Le Plafond d'Homère est un beau tableau qui plafonne mal. La plupart des chapelles exécutées dans ces derniers temps, et distribuées aux élèves de M. Ingres, sont faites dans le système des Italiens primitifs, c'est-à-dire qu'elles veulent arriver à l'unité par la suppression des effets lumineux et par un vaste système de coloriages mitigés. Ce système, plus raisonnable sans doute, esquive les difficultés. Sous Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, les peintres firent des décorations à grand fracas, mais qui manquaient d'unité dans la couleur et dans la composition.
 
E. Delacroix eut des décorations à faire, et il résolut le grand problème. Il trouva l'unité dans l'aspect sans nuire à son métier de coloriste.
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La Chambre des députés est là qui témoigne de ce singulier tour de force. La lumière, économiquement dispensée, circule à travers toutes ces figures, sans intriguer l'oeil d'une manière tyrannique.
 
Le plafond circulaire de la bibliothèque du Luxembourg est une oeuvreœuvre plus étonnante encore, où le peintre est arrivé, - non seulement à un effet encore plus doux et plus uni, sans rien supprimer des qualités de couleur et de lumière, qui sont le propre de tous ses tableaux, - mais encore s'est révélé sous un aspect tout nouveau: Delacroix paysagiste!
 
Au lieu de peindre Apollon et les Muses, décoration invariable des bibliothèques, E. Delacroix a cédé à son goût irrésistible pour Dante, que Shakspeare seul balance peut-être dans son esprit, et il a choisi le passage où Dante et Virgile rencontrent dans un lieu mystérieux les principaux poètes de l'antiquité:
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Je ne ferai pas à E. Delacroix l'injure d'un éloge exagéré pour avoir si bien vaincu la concavité de sa toile et y avoir placé des figures droites. Son talent est au-dessus de ces choses-là. Je m'attache surtout à l'esprit de cette peinture. Il est impossible d'exprimer avec la prose tout le calme bienheureux qu'elle respire, et la profonde harmonie qui nage dans cette atmosphère. Cela fait penser aux pages les plus verdoyantes du Télémaque, et rend tous les souvenirs que l'esprit a emportés des récits élyséens. Le paysage, qui néanmoins n'est qu'un accessoire, est, au point de vue où je me plaçais tout à l'heure, - l'universalité des grands maîtres, - une chose des plus importantes. Ce paysage circulaire, qui embrasse un espace énorme, est peint avec l'aplomb d'un peintre d'histoire, et la finesse et l'amour d'un paysagiste. Des bouquets de lauriers, des ombrages considérables le coupent harmonieusement; des nappes de soleil doux et uniforme dorment sur les gazons; des montagnes bleues ou ceintes de bois font un horizon à souhait pour le plaisir des yeux. Quant au ciel, il est bleu et blanc, chose étonnante chez Delacroix; les nuages, délayés et tirés en sens divers comme une gaze qui se déchire, sont d'une grande légèreté; et cette voûte d'azur, profonde et lumineuse, fuit à une prodigieuse hauteur. Les aquarelles de Bonington sont moins transparentes.
 
Ce chef-d'oeuvreœuvre, qui, selon moi, est supérieur aux meilleurs Véronèse, a besoin, pour être bien compris, d'une grande quiétude d'esprit et d'un jour très doux. Malheureusement, le jour éclatant qui se précipitera par la grande fenêtre de la façade, sitôt qu'elle sera délivrée des toiles et des échafauds, rendra ce travail plus difficile.
 
Cette année-ci, les tableaux de Delacroix sont l'Enlèvement de Rébecca, tiré d'Ivanhoé, les Adieux de Roméo et de Juliette, Marguerite à l'église, et un Lion, à l'aquarelle.
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Ce qu'il y a d'admirable dans l'Enlèvement de Rébecca, c'est une parfaite ordonnance de tons, tons intenses, pressés, serrés et logiques, d'où résulte un aspect saisissant. Dans presque tous les peintres qui ne sont pas coloristes, on remarque toujours des vides, c'est-à-dire de grands trous produits par des tons qui ne sont pas de niveau, pour ainsi dire; la peinture de Delacroix est comme la nature, elle a horreur du vide.
 
Roméo et Juliette, - sur le balcon, - dans les froides clartés du matin, se tiennent religieusement embrassés par le milieu du corps. Dans cette étreinte violente de l'adieu, Juliette, les mains posées sur les épaules de son amant, rejette la tête en arrière, comme pour respirer, ou par un mouvement d'orgueil et de passion joyeuse. Cette attitude insolite, - car presque tous les peintres collent les bouches des amoureux l'une contre l'autre, - est néanmoins fort naturelle; - ce mouvement vigoureux de la nuque est particulier aux chiens et aux chats heureux d'être caressés. - Les vapeurs violacées du crépuscule enveloppent cette scène et le paysage romantique qui la complète.Le succès général qu'obtient ce tableau et la curiosité qu'il inspire prouvent bien ce que j'ai déjà dit ailleurs, - que Delacroix est populaire, quoi qu'en disent les peintres, et qu'il suffira de ne pas éloigner le public de ses oeuvresœuvres, pour qu'il le soit autant que les peintres inférieurs.Marguerite à l'église appartient à cette classe déjà nombreuse de charmants tableaux de genre, par lesquels Delacroix semble vouloir expliquer au public ses lithographies si amèrement critiquées.Ce lion peint à l'aquarelle a pour moi un grand mérite, outre la beauté du dessin et de l'attitude: c'est qu'il est fait avec une grande bonhomie. L'aquarelle est réduite à son rôle modeste, et ne veut pas se faire aussi grosse que l'huile.Il me reste, pour compléter cette analyse, à noter une dernière qualité chez Delacroix, la plus remarquable de toutes, et qui fait de lui le vrai peintre du XIXe siècle: c'est cette mélancolie singulière et opiniâtre qui s'exhale de toutes ses oeuvresœuvres, et qui s'exprime et par le choix des sujets, et par l'expression des figures, et par le geste et par le style de la couleur. Delacroix affectionne Dante et Shakspeare, deux autres grands peintres de la douleur humaine; il les connaît à fond, et il sait les traduire librement. En contemplant la série de ses tableaux, on dirait qu'on assiste à la célébration de quelque mystère douloureux: Dante et Virgile, le Massacre de Scio, le Sardanapale, le Christ aux Oliviers; le Saint Sébastien, la Médée, les Naufragés, et l'Hamlet si raillé et si peu compris. Dans plusieurs on trouve, par je ne sais quel constant hasard, une figure plus désolée, plus affaissée que les autres, en qui se résument toutes les douleurs environnantes; ainsi la femme agenouillée, à la chevelure pendante, sur le premier plan des Croisés à Constantinople; la vieille, si morne et si ridée, dans le Massacre de Scio. Cette mélancolie respire jusque dans les Femmes d'Alger, son tableau le plus coquet et le plus fleuri. Ce petit poème d'intérieur, plein de repos et de silence, encombré de riches étoffes et de brimborions de toilette, exhale je ne sais quel haut parfum de mauvais lieu qui nous guide assez vite vers les limbes insondés de la tristesse. En général, il ne peint pas de jolies femmes, au point de vue des gens du monde toutefois. Presque toutes sont malades, et resplendissent d'une certaine beauté intérieure. Il n'exprime point la force par la grosseur des muscles, mais par la tension des nerfs. C'est non seulement la douleur qu'il sait le mieux exprimer, mais surtout, - prodigieux mystère de sa peinture, - la douleur morale! Cette haute et sérieuse mélancolie brille d'un éclat morne, même dans sa couleur, large, simple, abondante en masses harmoniques, comme celle de tous les grands coloristes, mais plaintive et profonde comme une mélodie de Weber.
 
Chacun des anciens maîtres a son royaume, son apanage, - qu'il est souvent contraint de partager avec des rivaux illustres. Raphaël a la forme, Rubens et Véronèse la couleur, Rubens et Michel-Ange l'imagination du dessin. Une portion de l'empire restait, où Rembrandt seul avait fait quelques excursions, - le drame, - le drame naturel et vivant, le drame terrible et mélancolique, exprimé souvent par la couleur, mais toujours par le geste.
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Cet artiste, doué d'une merveilleuse faculté d'analyse, arrivait souvent, par une heureuse concurrence de petits moyens, à des résultats d'un effet puissant. - S'il esquivait trop le détail de la ligne, et se contentait souvent du mouvement ou du contour général, si parfois ce dessin frisait le chic, - le goût minutieux de la nature, étudiée surtout dans ses effets lumineux, l'avait toujours sauvé et maintenu dans une région supérieure.
 
Si M. Decamps n'était pas précisément un dessinateur, dans le sens du mot généralement accepté, néanmoins il l'était à sa manière et d'une façon particulière. Personne n'a vu de grandes figures dessinées par lui; mais certainement le dessin, c'est-à-dire la tournure de ses petits bonshommes, était accusé et trouvé avec une hardiesse et un bonheur remarquables. Le caractère et les habitudes de leurs corps étaient toujours visibles; car M. Decamps sait faire comprendre un personnage avec quelques lignes. Ses croquis étaient amusants et profondément plaisants. C'était un dessin d'homme d'esprit, presque de caricaturiste; car il possédait je ne sais quelle bonne humeur ou fantaisie moqueuse, qui s'attaquait parfaitement aux ironies de la nature: aussi ses personnages étaient-ils toujours posés, drapés ou habillés selon la vérité et les convenances et coutumes éternelles de leur individu. Seulement il y avait dans ce dessin une certaine immobilité, mais qui n'était pas déplaisante et complétait son orientalisme. Il prenait d'habitude ses modèles au repos, et quand ils couraient ils ressemblaient souvent à des ombres suspendues ou à des silhouettes arrêtées subitement dans leur course; ils couraient comme dans un bas-relief. - Mais la couleur était son beau côté, sa grande et unique affaire. Sans doute M. Delacroix est un grand coloriste, mais non pas enragé. Il a bien d'autres préoccupations, et la dimension de ses toiles le veut; pour M. Decamps, la couleur était la grande chose, c'était pour ainsi dire sa pensée favorite. Sa couleur splendide et rayonnante avait de plus un style très particulier. Elle était, pour me servir de mots empruntés à l'ordre moral, sanguinaire et mordante. Les mets les plus appétissants, les drôleries cuisinées avec le plus de réflexion, les produits culinaires le plus âprement assaisonnés avaient moins de ragoût et de montant, exhalaient moins de volupté sauvage pour le nez et le palais d'un gourmand, que les tableaux de M. Decamps pour un amateur de peinture. L'étrangeté de leur aspect vous arrêtait, vous enchaînait et vous inspirait une invincible curiosité. Cela tenait peut-être aux procédés singuliers et minutieux dont use souvent l'artiste, qui élucubre, dit-on, sa peinture avec la volonté infatigable d'un alchimiste. L'impression qu'elle produisait alors sur l'âme du spectateur était si soudaine et si nouvelle, qu'il était difficile de se figurer de qui elle est fille, quel avait été le parrain de ce singulier artiste, et de quel atelier était sorti ce talent solitaire et original. - Certes, dans cent ans, les historiens auront du mal à découvrir le maître de M. Decamps. - Tantôt il relevait des anciens maître les plus hardiment colorés de l'Ecole flamande; mais il avait plus de style qu'eux et il groupait ses figures avec plus d'harmonie; tantôt la pompe et la trivialité de Rembrandt le préoccupaient vivement; d'autres fois on retrouvait dans ses ciels un souvenir amoureux des ciels du Lorrain. Car M. Decamps était paysagiste aussi, et paysagiste du plus grand mérite: ses paysages et ses figures ne faisaient qu'un et se servaient réciproquement. Les uns n'avaient pas plus d'importance que les autres, et rien chez lui n'était accessoire; tant chaque partie de la toile était travaillée avec curiosité, tant chaque détail était destiné à concourir à l'effet de l'ensemble! - Rien n'était inutile, ni le rat qui traversait un bassin à la nage dans je ne sais quel tableau turc, plein de paresse et de fatalisme, ni les oiseaux de proie qui planaient dans le fond de ce chef-d'oeuvreœuvre intitulé: le Supplice des crochets.
 
Le soleil et la lumière jouaient alors un grand rôle dans la peinture de M. Decamps. Nul n'étudiait avec autant de soin les effets de l'atmosphère. Les jeux les plus bizarres et les plus invraisemblables de l'ombre et de la lumière lui plaisaient avant tout. Dans un tableau de M. Decamps, le soleil brûlait véritablement les murs blancs et les sables crayeux; tous les objets colorés avaient une transparence vive et animée. Les eaux étaient d'une profondeur inouïe; les grandes ombres qui coupent les pans des maisons et dorment étirées sur le sol ou sur l'eau avaient une indolence et un farniente d'ombres indéfinissables. Au milieu de cette nature saisissante, s'agitaient ou rêvaient de petites gens, tout un petit monde avec sa vérité native et comique.
 
Les tableaux de M. Decamps étaient donc pleins de poésie, et souvent de rêverie; mais là où d'autres, comme Delacroix, arriveraient par un grand dessin, un choix de modèle original ou une large et facile couleur, M. Decamps arrivait par l'intimité du détail. Le seul reproche, en effet, qu'on lui pouvait faire, était de trop s'occuper de l'exécution matérielle des objets; ses maisons étaient en vrai plâtre, en vrai bois, ses murs en vrai mortier de chaux; et devant ces chefs-d'oeuvreœuvre l'esprit était souvent attristé par l'idée douloureuse du temps et de la peine consacrés à les faire. Combien n'eussent-ils pas été plus beaux, exécutés avec plus de bonhomie!
 
L'an passé, quand M. Decamps, armé d'un crayon, voulut lutter avec Raphaël et Poussin, - les flâneurs enthousiastes de la plaine et de la montagne, ceux-là qui ont un coeurcœur grand comme le monde, mais qui ne veulent pas pendre les citrouilles aux branches des chênes, et qui adoraient tous M. Decamps comme un des produits les plus curieux de la création, se dirent entre eux: "Si Raphaël empêche Decamps de dormir, adieu nos Decamps! Qui les fera désormais? - Hélas! MM. GUIGNET et CHACATON."
 
Et cependant M. Decamps a reparu cette année avec des choses turques, des paysages, des tableaux de genre et un Effet de pluie; mais il a fallu les chercher: ils ne sautaient plus aux yeux.
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M. Diaz de la Peña, qui est en petit l'expression hyperbolique de cette petite école, part de ce principe qu'une palette est un tableau. Quant à l'harmonie générale, M. Diaz pense qu'on la rencontre toujours. Pour le dessin, - le dessin du mouvement, le dessin des coloristes, - il n'en est pas question; les membres de toutes ces petites figures se tiennent à peu près comme des paquets de chiffons ou comme des bras et des jambes dispersés par l'explosion d'une locomotive. - Je préfère le kaléidoscope, parce qu'il ne fait pas les Délaissées ou le Jardin des Amours; il fournit des dessins de châle ou de tapis, et son rôle est modeste. - M. Diaz est coloriste, il est vrai; mais élargissez le cadre d'un pied, et les forces lui manquent, parce qu'il ne connaît pas la nécessité d'une couleur générale. C'est pourquoi ses tableaux ne laissent pas de souvenir.
 
Chacun a son rôle, dites-vous. La grande peinture n'est point faite pour tout le monde. Un beau dîner contient des pièces de résistance et des hors-d'oeuvreœuvre. Oserez-vous être ingrat envers les saucissons d'Arles, les piments, les anchois, l'aïoli, etc.? - Hors-d'oeuvreœuvre appétissants, dites-vous? - Non pas, mais bonbons et sucreries écoeurantesécœurantes. - Qui voudrait se nourrir de dessert? C'est à peine si on l'effleure, quand on est content de son dîner.M. Célestin Nanteuil sait poser une touche, mais ne sait pas établir les proportions et l'harmonie d'un tableau.M. Verdier peint raisonnablement, mais je le crois foncièrement ennemi de la pensée.M. Muller, l'homme aux Sylphes, le grand amateur des sujets poétiques, - des sujets ruisselants de poésie, - a fait un tableau qui s'appelle Primavera. Les gens qui ne savent pas l'italien croiront que cela veut dire Décaméron.La couleur de M. Faustin Besson perd beaucoup à n'être plus troublée et miroitée par les vitres de la boutique Deforge.Quant à M. Fontaine, c'est évidemment un homme sérieux; il nous a fait M. de Béranger entouré de marmots des deux sexes, et initiant la jeunesse aux mystères de la peinture Couture.
 
Grands mystères, ma foi! - Une lumière rose ou couleur de pêche et une ombre verte, c'est là que gît toute la difficulté. - Ce qu'il y a de terrible dans cette peinture, c'est qu'elle se fait voir; on l'aperçoit de très loin.
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Si M. Ingres occupe après E. Delacroix la place la plus importante, c'est à cause de ce dessin tout particulier, dont j'analysais tout à l'heure les mystères, et qui résume le mieux jusqu'à présent l'idéal et le modèle. M. Ingres dessine admirablement bien, et il dessine vite. Dans ses croquis il fait naturellement de l'idéal; son dessin, souvent peu chargé, ne contient pas beaucoup de traits; mais chacun rend un contour important. Voyez à côté les dessins de tous ces ouvriers en peintures, - souvent ses élèves; - ils rendent d'abord les minuties, et c'est pour cela qu'ils enchantent le vulgaire, dont l'oeil dans tous les genres ne s'ouvre que pour ce qui est petit.
 
Dans un certain sens, M. Ingres dessine mieux que Raphaël, le roi populaire des dessinateurs. Raphaël a décoré des murs immenses; mais il n'eût pas fait si bien que lui le portrait de votre mère, de votre ami, de votre maîtresse. L'audace de celui-ci est toute particulière, et combinée avec une telle ruse, qu'il ne recule devant aucune laideur et aucune bizarrerie: il a fait la redingote de M. Molé; il a fait le carrick de Cherubini; il a mis dans le plafond d'Homère, - oeuvreœuvre qui vise à l'idéal plus qu'aucune autre, - un aveugle, un borgne, un manchot et un bossu. La nature le récompense largement de cette adoration païenne. Il pourrait faire de Mayeux une chose sublime.
 
La belle Muse de Cherubini est encore un portrait. Il est juste de dire que si M. Ingres, privé de l'imagination du dessin, ne sait pas faire de tableaux, au moins dans de grandes proportions, ses portraits sont presque des tableaux, c'est-à-dire des poèmes intimes.
 
Talent avare, cruel, coléreux et souffrant, mélange singulier de qualités contraires, toutes mises au profit de la nature, et dont l'étrangeté n'est pas un des moindres charmes; - flamand dans l'exécution, individualiste et naturaliste dans le dessin, antique par ses sympathies et idéaliste par raison.Accorder tant de contraires n'est pas une mince besogne: aussi n'est-ce pas sans raison qu'il a choisi pour étaler les mystères religieux de son dessin un jour artificiel et qui sert à rendre sa pensée plus claire, - semblable à ce crépuscule où la nature mal éveillée nous apparaît blafarde et crue, où la campagne se révèle sous un aspect fantastique et saisissant.Un fait assez particulier et que je crois inobservé dans le talent de M. Ingres, c'est qu'il s'applique plus volontiers aux femmes; il les fait telles qu'il les voit, car on dirait qu'il les aime trop pour les vouloir changer; il s'attache à leurs moindres beautés avec une âpreté de chirurgien; il suit les plus légères ondulations de leurs lignes avec une servité d'amoureux. L'Angélique, les deux Odalisques, le Portrait de Mme d'Haussonville, sont des oeuvresœuvres d'une volupté profonde. Mais toutes ces choses ne nous apparaissent que dans un jour presque effrayant; car ce n'est ni l'atmosphère dorée qui baigne les champs de l'idéal, ni la lumière tranquille et mesurée des régions sublunaires.
 
Les oeuvresœuvres de M. Ingres, qui sont le résultat d'une attention excessive, veulent une attention égale pour être comprises. Filles de la douleur, elles engendrent la douleur. Cela tient, comme je l'ai expliqué plus haut, à ce que sa méthode n'est pas une et simple, mais bien plutôt l'emploi de méthodes successives.
 
Autour de M. Ingres, dont l'enseignement a je ne sais quelle autorité fanatisante, se sont groupés quelques hommes dont les plus connus sont MM. Flandrin, Lehmann et Amaury Duval.
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Je crois que Mme Calamatta est aussi du parti des ennemis du soleil; mais elle compose parfois ses tableaux assez heureusement, et ils ont un peu de cet air magistral que les femmes, même les plus littéraires et les plus artistes, empruntent aux hommes moins facilement que leurs ridicules.
 
M. Janmot a fait une Station, - le Christ portant sa croix, - dont la composition a du caractère et du sérieux, mais dont la couleur, non plus mystérieuse ou plutôt mystique, comme dans ses dernières oeuvresœuvres, rappelle malheureusement la couleur de toutes les stations possibles. On devine trop, en regardant ce tableau cru et luisant, que M. Janmot est de Lyon. En effet, c'est bien là la peinture qui convient à cette ville de comptoirs, ville bigote et méticuleuse, où tout, jusqu'à la religion, doit avoir la netteté calligraphique d'un registre.
 
L'esprit du public a déjà associé souvent les noms de M. Curzon et de M. Brillouin: seulement, leurs débuts promettaient plus d'originalité. Cette année, M. Brillouin, - A quoi rêvent les jeunes filles, - a été différent de lui-même, et M. Curzon s'est contenté de faire des Brillouin. Leur façon rappelle l'école de Metz, école littéraire, mystique et allemande. M. Curzon, qui fait souvent de beaux paysages d'une généreuse couleur, pourrait exprimer Hoffmann d'une manière moins érudite, - moins convenue. Bien qu'il soit évidemment un homme d'esprit, - le choix de ses sujets suffit pour le prouver, - on sent que le souffle hoffmannesque n'a point passé par là. L'ancienne façon des artistes allemands ne ressemble nullement à la façon de ce grand poète, dont les compositions ont un caractère bien plus moderne et bien plus romantique. C'est en vain que l'artiste, pour obvier à ce défaut capital, a choisi, parmi les contes les moins fantastiques de tous, Maître Martin et ses apprentis, dont Hoffmann lui-même disait: "C'est le plus médiocre de mes ouvrages; il n'y a ni terrible ni grotesque, qui sont les deux choses par où je vaux le plus!" Et malgré cela, jusque dans Maître Martin, les lignes sont plus flottantes et l'atmosphère plus chargée d'esprits que ne les a faites M. Curzon.
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Le préjugé Vidal a commencé, je crois, il y a trois ou quatre ans. A cette époque toutefois ses dessins étaient moins pédants et moins maniérés qu'aujourd'hui.
 
Je lisais ce matin un feuilleton de M. Théophile Gautier, où il fait à M. Vidal un grand éloge de savoir rendre la beauté moderne. - Je ne sais pourquoi M. Théophile Gautier a endossé cette année le carrick et la pèlerine de l'homme bienfaisant; car il a loué tout le monde, et il n'est si malheureux barbouilleur dont il n'ait catalogué les tableaux. Est-ce que par hasard l'heure de l'Académie, heure solennelle et soporifique, aurait sonné pour lui, qu'il est déjà si bon homme? et la prospérité littéraire a-t-elle de si funestes conséquences qu'elle contraigne le public à nous rappeler à l'ordre et à nous remettre sous les yeux nos anciens certificats de romantisme? La nature a doué M. Gautier d'un esprit excellent, large et poétique. Tout le monde sait quelle sauvage admiration il a toujours témoignée pour les oeuvresœuvres franches et abondantes. Quel breuvage MM. les peintres ont-ils versé cette année dans son vin, ou quelle lorgnette a-t-il choisie pour aller à sa tâche?
 
M. Vidal connaît la beauté moderne! Allons donc! Grâce à la nature, nos femmes n'ont pas tant d'esprit et ne sont pas si précieuses; mais elle sont bien autrement romantiques. - Regardez la nature, monsieur; ce n'est pas avec de l'esprit et des crayons minutieusement apointés qu'on fait de la peinture; car quelques-uns vous rangent, je ne sais trop pourquoi, dans la noble famille des peintres. Vous avez beau appeler vos femmes Fatinitza, Stella, Vanessa, Saison des roses, - un tas de noms de pommades! - tout cela ne fait pas des femmes poétiques. Une fois vous avez voulu faire l'Amour de soi-même, - une grande et belle idée, une idée souverainement féminine, - vous n'avez pas su rendre cette âpreté gourmande et ce magnifique égoïsme. Vous n'avez été que puéril et obscur.
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La distinction dans le dessin consiste à partager les préjugés de certaines mijaurées, frottées de littératures malsaines, qui ont en horreur les petits yeux, les grands pieds, les grandes mains, les petits fronts et les joues allumées par la joie et la santé, - toutes choses qui peuvent être fort belles.
 
Cette pédanterie dans la couleur et le dessin nuit toujours aux oeuvresœuvres de ces messieurs, quelque recommandables qu'elles soient d'ailleurs. Ainsi, devant le portrait bleu de M. Amaury-Duval et bien d'autres portraits de femmes ingristes ou ingrisées, j'ai senti passer dans mon esprit, amenées par je ne sais quelle association d'idées, ces sages paroles du chien Berganza, qui fuyait les bas-bleus aussi ardemment que ces messieurs les recherchent: "Corinne ne t'a-t-elle jamais paru insupportable?...
 
A l'idée de la voir s'approcher de moi, animée d'une vie véritable, je me sentais comme oppressé par une sensation pénible, et incapable de conserver auprès d'elle ma sérénité et ma liberté d'esprit...
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Tout ce qui est conventionnel et traditionnel relève du chic et du poncif.
 
Quand un chanteur met la main sur son coeurcœur, cela veut dire d'ordinaire: je l'aimerai toujours! - Serre-t-il les poings en regardant le souffleur ou les planches, cela signifie: il mourra, le traître! - Voilà le poncif.
 
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Un éclectique est un navire qui voudrait marcher avec quatre vents.
 
Une oeuvreœuvre faite à un point de vue exclusif, quelque grands que soient ses défauts, a toujours un grand charme pour les tempéraments analogues à celui de l'artiste.
 
L'oeuvreœuvre d'un éclectique ne laisse pas de souvenir.
 
Un éclectique ignore que la première affaire d'un artiste est de substituer l'homme à la nature et de protester contre elle. Cette protestation ne se fait pas de parti pris, froidement, comme un code ou une rhétorique; elle est emportée et naïve, comme le vice, comme la passion, comme l'appétit. Un éclectique n'est donc pas un homme.
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Après avoir imité Delacroix, après avoir singé les coloristes, les dessinateurs français et l'école néo-chrétienne d'Owerbeck, M. Ary Scheffer s'est aperçu, - un peu tard sans doute, - qu'il n'était pas né peintre. Dès lors il fallut recourir à d'autres moyens; et il demanda aide et protection à la poésie.
 
Faute ridicule pour deux raisons: d'abord la poésie n'est pas le but immédiat du peintre; quand elle se trouve mêlée à la peinture, l'oeuvreœuvre n'en vaut que mieux, mais elle ne peut pas en déguiser les faiblesses. Chercher la poésie de parti pris dans la conception d'un tableau est le plus sûr moyen de ne pas la trouver. Elle doit venir à l'insu de l'artiste. Elle est le résultat de la peinture elle-même; car elle gît dans l'âme du spectateur, et le génie consiste à l'y réveiller. La peinture n'est intéressante que par la couleur et par la forme; elle ne ressemble à la poésie qu'autant que celle-ci éveille dans le lecteur des idées de peinture.
 
En second lieu, et ceci est une conséquence de ces dernières lignes, il est à remarquer que les grands artistes, que leur instinct conduit toujours bien, n'ont pris dans les poètes que des sujets très colorés et très visibles. Ainsi ils préfèrent Shakspeare à Arioste.
 
Or, pour choisir un exemple éclatant de la sottise de M. Ary Scheffer, examinons le sujet du tableau intitulé Saint Augustin et sainte Monique. Un brave peintre espagnol eût naïvement, avec la double piété de l'art de la religion, peint de son mieux l'idée générale qu'il se faisait de saint Augustin et de sainte Monique. Mais il ne s'agit pas de cela; il faut surtout exprimer le passage suivant, - avec des pinceaux et de la couleur: - "Nous cherchions entre nous quelle sera cette vie éternelle que l'oeil n'a pas vue, que l'oreille n'a pas entendue, et où n'atteint pas le coeurcœur de l'homme!" C'est le comble de l'absurdité. Il me semble voir un danseur exécutant un pas de mathématiques!
 
Autrefois le public était bienveillant pour M. Ary Scheffer; il retrouvait devant ces tableaux poétiques les plus chers souvenirs des grands poètes, et cela lui suffisait. La vogue passagère de M. Ary Scheffer fut un hommage à la mémoire de Goethe. Mais les artistes, même ceux qui n'ont qu'une originalité médiocre, ont montré depuis longtemps au public de la vraie peinture, exécutée avec une main sûre et d'après les règles les plus simples de l'art: aussi s'est-il dégoûté peu à peu de la peinture invisible, et il est aujourd'hui, à l'endroit de M. Ary Scheffer, cruel et ingrat, comme tous les publics. Ma foi! il fait bien.
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Celui-ci rentre dans la classe des tableaux de sentiment Louis XV, qui se sont, je crois, glissés au Salon à la suite de la Permission de dix heures. C'est, comme on le voit, un tout autre ordre de sentiments: ceux-ci sont moins mystiques.
 
En général, les tableaux de sentiment sont tirés des dernières poésies d'un bas-bleu quelconque, genre mélancolique et voilé; ou bien ils sont une traduction picturale des criailleries du pauvre contre le riche, genre protestant; ou bien empruntés à la sagesse des nations, genre spirituel; quelquefois aux oeuvresœuvres de M. Bouilly ou de Bernardin de Saint-Pierre, genre moraliste.
 
Voici encore quelques exemples de tableaux de sentiment: l'Amour à la campagne, bonheur, calme, repos, et l'Amour à la ville, cris, désordre, chaises et livres renversés: c'est une métaphysique à la portée des simples.
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Voilà deux ans de suite que M. Papety donne, dans le même Salon, des tableaux d'un aspect tout différent.
 
M. Glaize compromet ses débuts par des oeuvresœuvres d'un style commun et d'une composition embrouillée. Toutes les fois qu'il lui faut faire autre chose qu'une étude de femme, il se perd. M. Glaize croit qu'on devient coloriste par le choix exclusif de certains tons. Les commis étalagistes et les habilleurs de théâtre ont aussi le goût des tons riches; mais cela ne fait pas le goût de l'harmonie.
 
Dans le Sang de Vénus, la Vénus est jolie, délicate et dans un bon mouvement; mais la nymphe accroupie en face d'elle est d'un poncif affreux.
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M. A. Guignet porte toujours deux hommes dans son cerveau, Salvator et M. Decamps. M. Salvator Guignet peint avec de la sépia. M. Guignet Decamps est une entité diminuée par la dualité. - Les Condottières après un pillage sont faits dans la première manière; Xerxès se rapproche de la seconde. - Du reste, ce tableau est assez bien composé, n'était le goût de l'érudition et de la curiosité, qui intrigue et amuse le spectateur et le détourne de la pensée principale; c'est aussi le défaut des Pharaons.
 
MM. Brune et Gigoux sont déjà de vieilles réputations. Même dans son bon temps, M Gigoux n'a guère fait que de vastes vignettes. Après de nombreux échecs, il nous a montré enfin un tableau qui, s'il n'est pas très original, a du moins une assez belle tournure. Le Mariage de la sainte Vierge semble être l'oeuvreœuvre d'un de ces maîtres nombreux de la décadence florentine, que la couleur aurait subitement préoccupé.
 
M. Brune rappelle les Carrache et les peintres éclectiques de la seconde époque: manière solide, mais d'âme peu ou point; - nulle grande faute, mais nulle grande qualité.
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Dans le paysage, comme dans le portrait et le tableau d'histoire, on peut établir des classifications basées sur les méthodes différentes: ainsi il y a des paysagistes coloristes, des paysagistes dessinateurs et des imaginatifs; des naturalistes idéalisant à leur insu, et des sectaires du poncif, qui s'adonnent à un genre particulier et étrange, qui s'appelle le Paysage historique.
 
Lors de la révolution romantique, les paysagistes, à l'exemple des plus célèbres Flamands, s'adonnèrent exclusivement à l'étude de la nature; ce fut ce qui les sauva et donna un éclat particulier à l'école du paysage moderne. Leur talent consista surtout dans une adoration éternelle de l'oeuvreœuvre visible, sous tous ses aspects et dans tous ses détails.
 
D'autres, plus philosophes et plus raisonneurs, s'occupèrent surtout du style, c'est-à-dire de l'harmonie des lignes principales, de l'architecture de la nature.
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Quelle contradiction et quelle monstruosité! La nature n'a d'autre morale que le fait, parce qu'elle est la morale elle-même: et néanmoins il s'agit de la reconstruire et de l'ordonner d'après des règles plus saines et plus pures, règles qui ne se trouvent pas dans le pur enthousiasme de l'idéal, mais dans des codes bizarres que les adeptes ne montrent à personne.
 
Ainsi la tragédie, - ce genre oublié des hommes, et dont on ne retrouve quelques échantillons qu'à la Comédie-Française, le théâtre le plus désert de l'univers, - la tragédie consiste à découper certains patrons éternels, qui sont l'amour, la haine, l'amour filial, l'ambition, etc., et, suspendus à des fils, de les faire marcher, saluer, s'asseoir et parler d'après une étiquette mystérieuse et sacrée. Jamais, même à grand renfort de coins et de maillets, vous ne ferez entrer dans la cervelle d'un poète tragique l'idée de l'infinie variété, et même en le frappant ou en le tuant, vous ne lui persuaderez pas qu'il faut différentes morales. Avez-vous jamais vu boire et manger des personnes tragiques? Il est évident que ces gens-là se sont fait la morale à l'endroit des besoins naturels et qu'ils ont créé leur tempérament, au lieu que la plupart des hommes subissent le leur. J'ai entendu dire à un poète ordinaire de la Comédie-Française que les romans de Balzac lui serraient le coeurcœur et lui inspiraient du dégoût; que, pour son compte, il ne concevait pas que des amoureux vécussent d'autre chose que du parfum des fleurs et des pleurs de l'aurore. Il serait temps, ce me semble, que le gouvernement s'en mêlât; car si les hommes de lettres, qui ont chacun leur rêve et leur labeur, et pour qui le dimanche n'existe pas, échappent naturellement à la tragédie, il est un certain nombre de gens à qui l'on a persuadé que la Comédie-Française était le sanctuaire de l'art, et dont l'admirable bonne volonté est filoutée un jour sur sept. Est-il raisonnable de permettre à quelques citoyens de s'abrutir et de contracter des idées fausses? Mais il paraît que la tragédie et le paysage historique sont plus forts que les Dieux.
 
Vous comprenez maintenant ce que c'est qu'un bon paysage tragique. C'est un arrangement de patrons d'arbres, de fontaines, de tombeaux et d'urnes cinéraires. Les chiens sont taillés sur un certain patron de chien historique; un berger historique ne peut pas, sous peine de déshonneur, s'en permettre d'autres. Tout arbre immoral qui s'est permis de pousser tout seul et à sa manière est nécessairement abattu; toute mare à crapauds ou à têtards est impitoyablement enterrée. Les paysagistes historiques, qui ont des remords par suite de quelques peccadilles naturelles, se figurent l'enfer sous l'aspect d'un vrai paysage, d'un ciel pur et d'une nature libre et riche: par exemple une savane ou une forêt vierge.
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J'ignore quelle est l'origine du paysage historique. A coup sûr, ce n'est pas dans Poussin qu'il a pris naissance; car auprès de ces messieurs, c'est un esprit perverti et débauché.
 
MM. Aligny, Corot et Cabat se préoccupent beaucoup du style. Mais ce qui, chez M. Aligny, est un parti pris violent et philosophique, est chez M. Corot une habitude naïve et une tournure d'esprit naturel. Il n'a malheureusement donné cette année qu'un seul paysage: ce sont des vaches qui viennent boire à une mare dans la forêt de Fontainebleau, M. Corot est plutôt un harmoniste qu'un coloriste; et ses compositions, toujours dénuées de pédanterie, ont un aspect séduisant par la simplicité même de la couleur. Presque toutes ses oeuvresœuvres ont le don particulier de l'unité, qui est un des besoins de la mémoire.
 
M. Aligny a fait à l'eau-forte de très belles vues de Corinthe et d'Athènes; elles expriment parfaitement bien l'idée préconçue de ces choses. Du reste, ces harmonieux poèmes de pierre allaient très bien au talent sérieux et idéaliste de M. Aligny, ainsi que la méthode employée pour les traduire.
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Il n'en est pas de même de M. Arondel, dont le mérite principal est une bonhomie réelle. Aussi sa peinture contient-elle quelques défauts évidents; mais les parties heureuses sont tout à fait bien réussies; quelques autres sont trop noires, et l'on dirait que l'auteur ne se rend pas compte en peignant de tous les accidents nécessaires du Salon, de la peinture environnante, de l'éloignement du spectateur, et de la modification dans l'effet réciproque des tons causée par la distance. En outre, il ne suffit pas de bien peindre. Tous ces Flamands si célèbres savaient disposer le gibier et le tourmenter longtemps comme on tourmente un modèle; il fallait trouver des lignes heureuses et des harmonies de tons riches et claires.
 
M. P. Rousseau, dont chacun a souvent remarqué les tableaux pleins de couleur et d'éclat, est dans un progrès sérieux. C'était un excellent peintre, il est vrai; mais maintenant il regarde la nature avec plus d'attention, et il s'applique à rendre les physionomies. J'ai vu dernièrement, chez Durand-Ruel, des canards de M. Rousseau qui étaient d'une beauté merveilleuse, et qui avaient bien les moeursmœurs et les gestes des canards.
 
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C'est pourquoi il est aussi difficile de se connaître en sculpture que d'en faire de mauvaise. J'ai entendu dire au sculpteur Préault. "Je me connais en Michel-Ange, en Jean Goujon, en Germain Pilon; mais en sculpture je ne m'y connais pas." - Il est évident qu'il voulait parler de la sculpture des sculptiers, autrement dite des Caraïbes.
 
Sortie de l'époque sauvage, la sculpture, dans son plus magnifique développement, n'est autre chose qu'un art complémentaire. Il ne s'agit plus de tailler industrieusement des figures portatives, mais de s'associer humblement à la peinture et à l'architecture, et de servir leurs intentions. Les cathédrales montent vers le ciel, et comblent les mille profondeurs de leurs abîmes avec des sculptures qui ne font qu'une chair et qu'un corps avec le monument; - sculptures peintes, - notez bien ceci, - et dont les couleurs pures et simples, mais disposées dans une gamme particulière, s'harmonisent avec le reste et complètent l'effet poétique de la grande oeuvreœuvre. Versailles abrite son peuple de statues sous des ombrages qui leur servent de fond, ou sous des bosquets d'eaux vives qui déversent sur elles les mille diamants de la lumière. A toutes les grandes époques, la sculpture est un complément; au commencement et à la fin, c'est un art isolé.
 
Sitôt que la sculpture consent à être vue de près, il n'est pas de minuties et de puérilités que n'ose le sculpteur, et qui dépassent victorieusement tous les calumets et les fétiches. Quand elle est devenue un art de salon ou de chambre à coucher, on voit apparaître les Caraïbes de la dentelle, comme M. Gayrard, et les Caraïbes de la ride, du poil et de la verrue, comme M. David.
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Puis les Caraïbes du chenet, de la pendule, de l'écritoire, etc., comme M. Cumberworth, dont la Marie est une femme à tout faire, au Louvre et chez Susse, statue ou candélabre; - comme M. Feuchère qui possède le don d'une universalité désespérante: figures colossales, porte-allumettes, motifs d'orfévrerie, bustes et bas-reliefs, il est capable de tout. - Le buste qu'il a fait cette année d'après un comédien fort connu n'est pas plus ressemblant que celui de l'an passé; ce ne sont jamais que des à peu près. Celui-là ressemblait à Jésus-Christ, et celui-ci, sec et mesquin, ne rend pas du tout la physionomie originale, anguleuse, moqueuse et flottante du modèle. - Du reste, il ne faut pas croire que ces gens-là manquent de science. Ils sont érudits comme des vaudevillistes et des académiciens; ils mettent à contribution toutes les époques et tous les genres; ils ont approfondi toutes les écoles. Ils transformeraient volontiers les tombeaux de Saint-Denis en boîtes à cigares ou à cachemires, et tous les bronzes florentins en pièces de deux sous. Pour avoir de plus amples renseignements sur les principes de cette école folâtre et papillonnante, il faudrait s'adresser à M. Klagmann, qui est, je crois, le maître de cet immense atelier.
 
Ce qui prouve bien l'état pitoyable de la sculpture, c'est que M. Pradier en est le roi. Au moins celui-ci sait faire de la chair, et il a des délicatesses particulières de ciseau; mais il ne possède ni l'imagination nécessaire aux grandes compositions, ni l'imagination du dessin. C'est un talent froid et académique. Il a passé sa vie à engraisser quelques torses antiques, et à ajuster sur leurs cous des coiffures de filles entretenues. La Poésie légère paraît d'autant plus froide qu'elle est plus maniérée; l'exécution n'en est pas aussi grasse que dans les anciennes oeuvresœuvres de M. Pradier, et, vue de dos, l'aspect en est affreux. Il a de plus fait deux figures de bronze, - Anacréon et la Sagesse, - qui sont des imitations impudentes de l'antique, et qui prouvent bien que sans cette noble béquille M. Pradier chancellerait à chaque pas.
 
Le buste est un genre qui demande moins d'imagination et des facultés moins hautes que la grande sculpture, mais non moins délicates. C'est un art plus intime et plus resserré dont les succès sont moins publics. Il faut, comme dans le portrait fait à la manière des naturalistes, parfaitement bien comprendre le caractère principal du modèle et en exprimer la poésie; car il est peu de modèles complètement dénués de poésie. Presque tous les bustes de M. Dantan sont faits selon les meilleures doctrines. Ils ont tous un cachet particulier, et le détail n'en exclut pas une exécution large et facile.
 
Le défaut principal de M. Lenglet, au contraire, est une certaine timidité, puérilité, sincérité excessive dans le travail, qui donne à son oeuvreœuvre une apparence de sécheresse; mais, en revanche, il est impossible de donner un caractère plus vrai et plus authentique à une figure humaine. Ce petit buste, ramassé, sérieux et froncé, a le magnifique caractère des bonnes oeuvresœuvres romaines, qui est l'idéalisation trouvée dans la nature elle-même. Je remarque, en outre, dans le buste de M. Lenglet un autre signe particulier aux figures antiques, qui est une attention profonde.
 
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<div class="Texte" id="paragraphe-31">
 
Avez-vous éprouvé, vous tous que la curiosité du flâneur a souvent fourrés dans une émeute, la même joie que moi à voir un gardien du sommeil public, - sergent de ville ou municipal, la véritable armée, - crosser un républicain? Et comme moi, vous avez dit dans votre coeurcœur: "Crosse, crosse un peu plus fort, crosse encore, municipal de mon coeurcœur; car en ce crossement suprême, je t'adore, et je te juge semblable à Jupiter, le grand justicier. L'homme que tu crosses est un ennemi des roses et des parfums, un fanatique des ustensiles; c'est un ennemi de Watteau, un ennemi de Raphaël, un ennemi acharné du luxe, des beaux-arts et des belles-lettres, iconoclaste juré, bourreau de Vénus et d'Apollon! Il ne veut plus travailler, humble et anonyme ouvrier, aux roses et aux parfums publics; il veut être libre, l'ignorant, et il est incapable de fonder un atelier de fleurs et de parfumeries nouvelles. Crosse religieusement les omoplates de l'anarchiste!"
 
Ainsi, les philosophes et les critiques doivent-ils impitoyablement crosser les singes artistiques, ouvriers émancipés qui haïssent la force et la souveraineté du génie.
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Mais, en dehors de ce cercle de famille, il est une vaste population de médiocrités, singes de races diverses et croisées, nation flottante de métis qui passent chaque jour d'un pays dans un autre, emportent de chacun les usages qui leur conviennent, et cherchent à se faire un caractère par un système d'emprunts contradictoires.
 
Il y a des gens qui voleront un morceau dans un tableau de Rembrandt, le mêleront à une oeuvreœuvre composée dans un sens différent sans le modifier, sans le digérer et sans trouver la colle pour le coller.
 
Il y en a qui changent en un jour du blanc au noir: hier, coloristes de chic, coloristes sans amour ni originalité; demain, imitateurs sacriléges de M. Ingres, sans y trouver plus de goût ni de foi.
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<div class="Texte" id="paragraphe-32">
 
Beaucoup de gens attribueront la décadence de la peinture à la décadence des moeursmœurs. Ce préjugé d'atelier, qui a circulé dans le public, est une mauvaise excuse des artistes. Car ils étaient intéressés à représenter sans cesse le passé; la tâche est plus facile, et la paresse y trouvait son compte.
 
Il est vrai que la grande tradition s'est perdue, et que la nouvelle n'est pas faite.