« Ferragus » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Phe (discussion | contributions)
mAucun résumé des modifications
Phe-bot (discussion | contributions)
m Phe: match
Ligne 8 :
<br>
 
 
==__MATCH__:[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/87]]==
 
Le lendemain, vers neuf heures, Jules s’échappa de chez lui, courut à la rue des Enfants-Rouges, monta, et sonna chez la veuve Gruget.
Ligne 18 ⟶ 19 :
— Bien, bien, mon cher monsieur. Venez par ici.
 
La veuve conduisit Jules dans une chambre située au-dessus de la sienne, et où elle lui montra, triomphalement, une ouverture grande comme une pièce de quarante sous, pratiquée pendant la nuit à une place correspondant aux rosaces les plus hautes et les plus obscures du papier tendu dans la chambre de Ferragus. Cette ouverture se trouvait, dans l’une et l’autre pièce, au-dessus d’une armoire. Les légers dégâts faits par le serrurier n’avaient donc laissé de traces d’aucun côté du mur, et il était fort difficile d’apercevoir dans l’ombre cette espèce de meurtrière. Aussi Jules fut-
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/88]]==
il obligé, pour se maintenir là, et pour y bien voir, de rester dans une position assez fatigante, en se perchant sur un marchepied que la veuve Gruget avait eu soin d’apporter.
 
— Il est avec un monsieur, dit la vieille en se retirant.
Ligne 51 ⟶ 54 :
 
— Eh ! bien, mon père, dit Clémence. Pauvre père, comment allez-vous ? Quel courage !
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/89]]==
 
— Viens, mon enfant, répondit Ferragus en lui tendant la main.
Ligne 68 ⟶ 72 :
— Mon Dieu, de semblables paroles me font trop de bien ! Vous vous faites aimer davantage, et il me semble que c’est voler quelque chose à Jules. Mais, mon bon père, songez donc qu’il est au désespoir. Que lui dire dans deux heures ?
 
— Enfant, ai-je donc attendu ta lettre pour te sauver du malheur qui te menace ? Et que deviennent ceux qui s’avisent de toucher à ton bonheur, ou de se mettre entre nous ? N’as-tu donc jamais reconnu la seconde providence qui veille sur toi ? Tu ne sais pas que douze hommes pleins de force et d’intelligence forment un cortège autour de ton amour et de ta vie, prêts à tout pour votre conservation ? Est-ce un père qui risquait la mort en allant te voir aux promenades, ou en venant t’admirer dans ton petit lit chez ta mère, pendant la nuit ? est-ce le père auquel un souvenir de tes caresses d’enfant a seul donné la force de vivre, au moment où un homme d’honneur devait se tuer pour échapper à l’infamie ? Est-ce MOI enfin, moi qui ne respire que par ta bouche, moi qui ne vois
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/90]]==
que par tes yeux, moi qui ne sens que par ton cœur, est-ce moi qui ne saurais pas défendre avec des ongles de lion, avec l’âme d’un père, mon seul bien, ma vie, ma fille ?… Mais, depuis la mort de cet ange qui fut ta mère, je n’ai rêvé qu’à une seule chose, au bonheur de t’avouer pour ma fille, de te serrer dans mes bras à la face du ciel et de la terre, à tuer le forçat… Il y eut là une légère pause…… A te donner un père, reprit-il, à pouvoir presser sans honte la main de ton mari, à vivre sans crainte dans vos cœurs, à dire à tout le monde en te voyant : — " Voilà mon enfant ! " enfin, à être père à mon aise !
 
— O mon père, mon père !
Ligne 87 ⟶ 93 :
 
— Et monsieur de Maulincour qui lui a parlé de Ferragus ? Mon Dieu, mon père, tromper, tromper, quel supplice !
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/91]]==
 
— A qui le dis-tu ? Mais encore quelques jours, et il n’existera pas un homme qui puisse me démentir. D’ailleurs, monsieur de Maulincour doit être hors d’état de se souvenir… Voyons, folle, sèche tes larmes, et songe…
Ligne 110 ⟶ 117 :
— Lisez, monsieur, cria la vieille en fondant en larmes. Y a-t-il des rentes qui puissent consoler de cela !
 
" Adieu, ma mère ! je le lege tout ce que j’é. Je te demande pardon de mes fotes et du dernié chagrin que je te donne en mettant fain à mes jours. Henry, que j’aime plus que moi-même, m’a dit que je faisai son malheure, et puisqu’il m’a repoussé de lui, et que j’ai perdu toutes mes espairence d’établiceman, je vai me noyer. J’irai au-dessous de Neuilly pour n’être point mise à la Morgue. Si Henry ne me hait plus après que je m’ai puni par la mor, prie le de faire enterrer une povre fille dont le cœur n’a battu que pour lui, et qu’il me pardonne, car j’ai eu tort de me
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/92]]==
mélair de ce qui ne me regardai pas. Panse-lui bien ses moqca. Comme il a souffert ce povre cha. Mais j’orai pour me détruir le couraje qu’il a eu pour se faire brulai. Fais porter les corsets finis, chez mes pratiques. Et prie Dieu pour votre fille.
 
IDA. "
Ligne 117 ⟶ 126 :
 
Et Jules disparut en se sauvant comme un homme qui aurait commis un crime. Ses jambes tremblaient. Son cœur élargi recevait des flots de sang plus chauds, plus copieux qu’en aucun moment de sa vie, et les renvoyait avec une force inaccoutumée. Les idées les plus contradictoires se combattaient dans son esprit, et cependant une pensée les dominait toutes. Il n’avait pas été loyal avec la personne qu’il aimait le plus, et il lui était impossible de transiger avec sa conscience dont la voix, grossissant en raison du forfait, correspondait aux cris intimes de sa passion, pendant les plus cruelles heures de doute qui l’avaient agité précédemment. Il resta durant une grande partie de la journée errant dans Paris et n’osant pas rentrer chez lui. Cet homme probe tremblait de rencontrer le front irréprochable de cette femme méconnue. Les crimes sont en raison de la pureté des consciences, et le fait qui, pour tel cœur, est à peine une faute dans la vie, prend les proportions d’un crime pour certaines âmes candides. Le mot de candeur n’a-t-il pas en effet une céleste portée ? Et la plus légère souillure empreinte au blanc vêtement d’une vierge n’en fait-elle pas quelque chose d’ignoble, autant que le sont les haillons d’un mendiant ? Entre ces deux choses, la seule différence n’est que celle du malheur à la faute. Dieu ne mesure jamais le repentir, il ne le scinde pas, et il en faut autant pour effacer une tache que pour lui faire oublier toute une vie. Ces réflexions pesaient de tout leur poids sur Jules, car les passions ne pardonnent pas plus que les lois humaines, et elles raisonnent plus juste : ne s’appuient-elles pas sur une conscience à elles, infaillible comme l’est un instinct ? Désespéré, Jules rentra chez lui, pâle, écrasé sous le sentiment de ses torts, mais exprimant, malgré lui, la joie que lui causait l’innocence de sa femme. Il entra chez elle tout palpitant, il la vit couchée, elle avait la fièvre, il vint s’asseoir près du lit, lui prit la main, la baisa, la couvrit de ses larmes.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/93]]==
 
— Cher ange, lui dit il, quand ils furent seuls, c’est du repentir.
Ligne 139 ⟶ 149 :
 
La soirée était avancée, le docteur Haudry vint, et pria le mari de se retirer pendant sa visite. Quand il sortit, Jules ne lui fit pas une seule question, il n’eut besoin que d’un geste.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/94]]==
 
— Appelez en consultation ceux de mes confrères en qui vous aurez le plus de confiance, je puis avoir tort.
Ligne 151 ⟶ 162 :
 
Jules, ne pouvant soutenir ce spectacle, était en ce moment dans le salon voisin, et n’entendit pas des vœux auxquels il eût obéi.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/95]]==
 
Quand la crise fut passée, madame Jules retrouva des forces. Le lendemain, elle redevint belle, tranquille ; elle causa, elle avait de l’espoir, elle se para comme se parent les malades. Puis elle voulut être seule pendant toute la journée, et renvoya son mari par une de ces prières faites avec tant d’instances, qu’elles sont exaucées comme on exauce les prières des enfants. D’ailleurs, monsieur Jules avait besoin de cette journée. Il alla chez monsieur de Maulincour, afin de réclamer de lui le duel à mort convenu naguère entre eux. Il ne parvint pas sans de grandes difficultés jusqu’à l’auteur de cette infortune ; mais, en apprenant qu’il s’agissait d’une affaire d’honneur, le vidame obéit aux préjugés qui avaient toujours gouverné sa vie, et introduisit Jules auprès du baron. Monsieur Desmarets chercha le baron de Maulincour.
Ligne 166 ⟶ 178 :
— Et des personnes bien chères, ajouta le vieillard. Sa grand’mère meurt de chagrin, et je la suivrai peut-être dans la tombe.
 
Le lendemain de cette visite, madame Jules empira d’heure en
Le lendemain de cette visite, madame Jules empira d’heure en heure. Elle profita d’un moment de force pour prendre une lettre sous son chevet, la présenta vivement à Jules, et lui fit un signe facile à comprendre. Elle voulait lui donner dans un baiser son dernier souffle de vie, il le prit, et elle mourut. Jules tomba demi-mort et fut emporté chez son frère. Là, comme il déplorait, au milieu de ses larmes et de son délire, l’absence qu’il avait faite la veille, son frère lui apprit que cette séparation était vivement désirée par Clémence, qui n’avait pas voulu le rendre témoin de l’appareil religieux, si terrible aux imaginations tendres, et que l’Église déploie en conférant aux moribonds les derniers sacrements.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/96]]==
Le lendemain de cette visite, madame Jules empira d’heure en heure. Elle profita d’un moment de force pour prendre une lettre sous son chevet, la présenta vivement à Jules, et lui fit un signe facile à comprendre. Elle voulait lui donner dans un baiser son dernier souffle de vie, il le prit, et elle mourut. Jules tomba demi-mort et fut emporté chez son frère. Là, comme il déplorait, au milieu de ses larmes et de son délire, l’absence qu’il avait faite la veille, son frère lui apprit que cette séparation était vivement désirée par Clémence, qui n’avait pas voulu le rendre témoin de l’appareil religieux, si terrible aux imaginations tendres, et que l’Église déploie en conférant aux moribonds les derniers sacrements.
 
— Tu n’y aurais pas résisté, lui dit son frère. Je n’ai pu moi-même soutenir ce spectacle et tous tes gens fondaient en larmes. Clémence était comme une sainte. Elle avait pris de la force pour nous faire ses adieux, et cette voix, entendue pour la dernière fois, déchirait le cœur. Quand elle a demandé pardon des chagrins involontaires qu’elle pouvait avoir donnés à ceux qui l’avaient servie, il y a eu un cri mêlé de sanglots, un cri…
Ligne 176 ⟶ 190 :
" Mon bien aimé, ceci est mon testament. Pourquoi ne ferait-on pas des testaments pour les trésors du cœur, comme pour les autres biens ? Mon amour, n’était-ce pas tout mon bien ? je veux ici ne m’occuper que de mon amour : il fut toute la fortune de ta Clémence, et tout ce qu’elle peut te laisser en mourant. Jules, je suis encore aimée, je meurs heureuse. Les médecins expliquent ma mort à leur manière, moi seule en connais la véritable cause. Je te la dirai, quelque peine qu’elle puisse te faire. Je ne voudrais pas emporter dans un cœur tout à toi quelque secret qui ne te fût pas dit, alors que je meurs victime d’une discrétion nécessaire.
 
Jules, j’ai été nourrie, élevée dans la plus profonde solitude, loin des vices et des mensonges du monde, par l’aimable femme que tu as connue. La société rendait justice à ses qualités de convention, par lesquelles une femme plaît à la société ; mais moi, j’ai secrètement joui d’une âme céleste, et j’ai pu chérir la mère qui
Jules, j’ai été nourrie, élevée dans la plus profonde solitude, loin des vices et des mensonges du monde, par l’aimable femme que tu as connue. La société rendait justice à ses qualités de convention, par lesquelles une femme plaît à la société ; mais moi, j’ai secrètement joui d’une âme céleste, et j’ai pu chérir la mère qui faisait de mon enfance une joie sans amertume, en sachant bien pourquoi je la chérissais. N’était ce pas aimer doublement ? Oui, je l’aimais, je la craignais, je la respectais, et rien ne me pesait au cœur, ni le respect, ni la crainte. J’étais tout pour elle, elle était tout pour moi. Pendant dix-neuf années, heureuses, insouciantes, mon âme, solitaire au milieu du monde qui grondait autour de moi, n’a réfléchi que la plus pure image, celle de ma mère, et mon cœur n’a battu que par elle ou pour elle. J’étais scrupuleusement pieuse, et me plaisais à demeurer pure devant Dieu. Ma mère cultivait en moi tous les sentiments nobles et fiers. Ah ! j’ai plaisir à te l’avouer, Jules, je sais maintenant que j’ai été jeune fille, que je suis venue à toi vierge de cœur. Quand je suis sortie de cette profonde solitude ; quand, pour la première fois, j’ai lissé mes cheveux en les ornant d’une couronne de fleurs d’amandier ; quand j’ai complaisamment ajouté quelques nœuds de satin à ma robe blanche, en songeant au monde que j’allais voir, et que j’étais curieuse de voir ; eh ! bien, cette innocente et modeste coquetterie a été faite pour toi, car, à mon entrée dans le monde, je t’ai vu, toi, le premier. Ta figure, je l’ai remarquée, elle tranchait sur toutes les autres ; ta personne m’a plu ; ta voix et tes manières m’ont inspiré de favorables pressentiments ; et, quand tu es venu, que tu m’as parlé, la rougeur sur le front, que ta voix a tremblé, ce moment m’a donné des souvenirs dont je palpite encore en l’écrivant aujourd’hui, que j’y songe pour la dernière fois. Notre amour a été d’abord la plus vive des sympathies, mais il fut bientôt mutuellement deviné ; puis, aussitôt partagé, comme depuis nous en avons également ressenti les innombrables plaisirs. Dès lors, ma mère ne fut plus qu’en second dans mon cœur. Je le lui disais, et elle souriait, l’adorable femme ! Puis, j’ai été à toi, toute à toi. Voilà ma vie, toute ma vie, mon cher époux. Et voici ce qui me reste à te dire. Un soir, quelques jours avant sa mort, ma mère m’a révélé le secret de sa vie, non sans verser des larmes brûlantes. Je t’ai bien mieux aimé, quand j’appris, avant le prêtre chargé d’absoudre ma mère, qu’il existait des passions condamnées par le monde et par l’Église. Mais, certes, Dieu ne doit pas être sévère quand elles sont le péché d’âmes aussi tendres que l’était celle de ma mère ; seulement, cet ange ne pouvait se résoudre au repentir. Elle aimait bien, Jules, elle était tout amour. Aussi ai-je prié tous les jours pour elle, sans la juger. Alors je connus la cause de sa vive tendresse maternelle ; alors je sus qu’il y avait dans Paris un homme de qui j’étais toute la vie, tout l’amour ; que ta fortune était son ouvrage et qu’il t’aimait ; qu’il était exilé de la société, qu’il portait un nom flétri, qu’il en était plus malheureux pour moi, pour nous, que pour lui-même. Ma mère était toute sa consolation, et ma mère mourait, je promis de la remplacer. Dans toute l’ardeur d’une âme dont rien n’avait faussé les sentiments, je ne vis que le bonheur d’adoucir l’amertume qui chagrinait les derniers moments de ma mère, et je m’engageai donc à continuer cette œuvre de charité secrète, la charité du cœur. La première fois que j’aperçus mon père, ce fut auprès du lit où ma mère venait d’expirer ; quand il releva ses yeux pleins de larmes, ce fut pour retrouver en moi toutes ses espérances mortes. J’avais juré, non pas de mentir, mais de garder le silence, et ce silence, quelle femme l’aurait rompu ? Là est ma faute, Jules, une faute expiée par la mort. J’ai douté de toi. Mais la crainte est si naturelle à la femme, et surtout à la femme qui sait tout ce qu’elle peut perdre. J’ai tremblé pour mon amour. Le secret de mon père me parut être la mort de mon bonheur, et plus j’aimais, plus j’avais peur. Je n’osais avouer ce sentiment à mon père ; c’eût été le blesser, et dans sa situation, toute blessure était vive. Mais lui, sans me le dire, il partageait mes craintes. Ce cœur tout paternel tremblait pour mon bonheur autant que je tremblais moi-même, et n’osait parler, obéissant à la même délicatesse qui me rendait muette. Oui, Jules, j’ai cru que tu pourrais un jour ne plus aimer la fille de Gratien, autant que tu aimais ta Clémence. Sans cette profonde terreur, t’aurais-je caché quelque chose, à toi qui étais même tout entier dans ce repli de mon cœur ? Le jour où cet odieux, ce malheureux officier t’a parlé, j’ai été forcée de mentir. Ce jour j’ai pour la seconde fois de ma vie connu la douleur, et cette douleur a été croissante jusqu’en ce moment où je t’entretiens pour la dernière fois. Qu’importe maintenant la situation de mon père ? Tu sais tout. J’aurais, à l’aide de mon amour, vaincu la maladie, supporté toutes les souffrances, mais je ne saurais étouffer la voix du doute. N’est-il pas possible que mon origine altère la pureté de ton amour, l’affaiblisse, le diminue ? Cette crainte, rien ne peut la détruire en moi. Telle est, Jules, la cause de ma mort. Je ne saurais vivre en redoutant un mot, un regard ; un mot que tu ne diras peut-être jamais, un regard qui ne t’échappera point ; mais que veux-tu ? je les crains. Je meurs aimée, voilà ma consolation. J’ai su que, depuis quatre ans, mon père et ses amis ont presque remué le monde, pour mentir au monde. Afin de me donner un état, ils ont acheté un mort, une réputation, une fortune, tout cela pour faire revivre un vivant, tout cela pour toi, pour nous. Nous ne devions rien en savoir. Eh ! bien, ma mort épargnera sans doute ce mensonge à mon père, il mourra de ma mort. Adieu donc, Jules, mon cœur est ici tout entier. T’exprimer mon amour dans l’innocence de sa terreur, n’est-ce pas te laisser toute mon âme ? Je n’aurais pas eu la force de te parler, j’ai eu celle de t’écrire. Je viens de confesser à Dieu les fautes de ma vie ; j’ai bien promis de ne plus m’occuper que du roi des cieux ; mais je n’ai pu résister au plaisir de me confesser aussi à celui qui, pour moi, est tout sur la terre. Hélas ! qui ne me le pardonnerait, ce dernier soupir, entre la vie qui fut et la vie qui va être ? Adieu donc, mon Jules aimé ; je vais à Dieu, près de qui l’amour est toujours sans nuages, près de qui tu viendras un jour. Là, sous son trône, réunis à jamais, nous pourrons nous aimer pendant les siècles. Cet espoir peut seul me consoler. Si je suis digne d’être là par avance, de là, je te suivrai dans ta vie, mon âme t’accompagnera, t’enveloppera, car tu resteras encore ici-bas, toi. Mène donc une vie sainte pour venir sûrement près de moi. Tu peux faire tant de bien sur cette terre ! N’est-ce pas une mission angélique pour un être souffrant que de répandre la joie autour de lui, de donner ce qu’il n’a pas ? Je te laisse aux malheureux. Il n’y a que leurs sourires et leurs larmes dont je ne serai point jalouse. Nous trouverons un grand charme à ces douces bienfaisances. Ne pourrons-nous pas vivre encore ensemble, si tu veux mêler mon nom, ta Clémence, à ces belles œuvres ? Après avoir aimé comme nous aimions, il n’y a plus que Dieu, Jules. Dieu ne ment pas, Dieu ne trompe pas. N’adore plus que lui, je le veux. Cultive-le bien dans tous ceux qui souffrent, soulage les membres endoloris de son église. Adieu, chère âme que j’ai remplie, je te connais : tu n’aimeras pas deux fois. Je vais donc expirer heureuse par la pensée qui rend toutes les femmes heureuses. Oui, ma tombe sera ton cœur. Après cette enfance que je t’ai contée, ma vie ne s’est-elle pas écoulée dans ton cœur ? Morte, tu ne m’en chasseras jamais. Je suis fière de cette vie unique ! Tu ne m’auras connue que dans la fleur de la jeunesse, je te laisse des regrets sans désenchantement. Jules, c’est une mort bien heureuse.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/97]]==
faisait de mon enfance une joie sans amertume, en sachant bien pourquoi je la chérissais. N’était ce pas aimer doublement ? Oui, je l’aimais, je la craignais, je la respectais, et rien ne me pesait au cœur, ni le respect, ni la crainte. J’étais tout pour elle, elle était tout pour moi. Pendant dix-neuf années, heureuses, insouciantes, mon âme, solitaire au milieu du monde qui grondait autour de moi, n’a réfléchi que la plus pure image, celle de ma mère, et mon cœur n’a battu que par elle ou pour elle. J’étais scrupuleusement pieuse, et me plaisais à demeurer pure devant Dieu. Ma mère cultivait en moi tous les sentiments nobles et fiers. Ah ! j’ai plaisir à te l’avouer, Jules, je sais maintenant que j’ai été jeune fille, que je suis venue à toi vierge de cœur. Quand je suis sortie de cette profonde solitude ; quand, pour la première fois, j’ai lissé mes cheveux en les ornant d’une couronne de fleurs d’amandier ; quand j’ai complaisamment ajouté quelques nœuds de satin à ma robe blanche, en songeant au monde que j’allais voir, et que j’étais curieuse de voir ; eh ! bien, cette innocente et modeste coquetterie a été faite pour toi, car, à mon entrée dans le monde, je t’ai vu, toi, le premier. Ta figure, je l’ai remarquée, elle tranchait sur toutes les autres ; ta personne m’a plu ; ta voix et tes manières m’ont inspiré de favorables pressentiments ; et, quand tu es venu, que tu m’as parlé, la rougeur sur le front, que ta voix a tremblé, ce moment m’a donné des souvenirs dont je palpite encore en l’écrivant aujourd’hui, que j’y songe pour la dernière fois. Notre amour a été d’abord la plus vive des sympathies, mais il fut bientôt mutuellement deviné ; puis, aussitôt partagé, comme depuis nous en avons également ressenti les innombrables plaisirs. Dès lors, ma mère ne fut plus qu’en second dans mon cœur. Je le lui disais, et elle souriait, l’adorable femme ! Puis, j’ai été à toi, toute à toi. Voilà ma vie, toute ma vie, mon cher époux. Et voici ce qui me reste à te dire. Un soir, quelques jours avant sa mort, ma mère m’a révélé le secret de sa vie, non sans verser des larmes brûlantes. Je t’ai bien mieux aimé, quand j’appris, avant le prêtre chargé d’absoudre ma mère, qu’il existait des passions condamnées par le monde et par l’Église. Mais, certes, Dieu ne doit pas être sévère quand elles sont le péché d’âmes aussi tendres que l’était celle de ma mère ; seulement, cet ange ne pouvait se résoudre au repentir. Elle aimait bien, Jules, elle était tout amour. Aussi ai-je prié tous les jours pour elle, sans la
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/98]]==
juger. Alors je connus la cause de sa vive tendresse maternelle ; alors je sus qu’il y avait dans Paris un homme de qui j’étais toute la vie, tout l’amour ; que ta fortune était son ouvrage et qu’il t’aimait ; qu’il était exilé de la société, qu’il portait un nom flétri, qu’il en était plus malheureux pour moi, pour nous, que pour lui-même. Ma mère était toute sa consolation, et ma mère mourait, je promis de la remplacer. Dans toute l’ardeur d’une âme dont rien n’avait faussé les sentiments, je ne vis que le bonheur d’adoucir l’amertume qui chagrinait les derniers moments de ma mère, et je m’engageai donc à continuer cette œuvre de charité secrète, la charité du cœur. La première fois que j’aperçus mon père, ce fut auprès du lit où ma mère venait d’expirer ; quand il releva ses yeux pleins de larmes, ce fut pour retrouver en moi toutes ses espérances mortes. J’avais juré, non pas de mentir, mais de garder le silence, et ce silence, quelle femme l’aurait rompu ? Là est ma faute, Jules, une faute expiée par la mort. J’ai douté de toi. Mais la crainte est si naturelle à la femme, et surtout à la femme qui sait tout ce qu’elle peut perdre. J’ai tremblé pour mon amour. Le secret de mon père me parut être la mort de mon bonheur, et plus j’aimais, plus j’avais peur. Je n’osais avouer ce sentiment à mon père ; c’eût été le blesser, et dans sa situation, toute blessure était vive. Mais lui, sans me le dire, il partageait mes craintes. Ce cœur tout paternel tremblait pour mon bonheur autant que je tremblais moi-même, et n’osait parler, obéissant à la même délicatesse qui me rendait muette. Oui, Jules, j’ai cru que tu pourrais un jour ne plus aimer la fille de Gratien, autant que tu aimais ta Clémence. Sans cette profonde terreur, t’aurais-je caché quelque chose, à toi qui étais même tout entier dans ce repli de mon cœur ? Le jour où cet odieux, ce malheureux officier t’a parlé, j’ai été forcée de mentir. Ce jour j’ai pour la seconde fois de ma vie connu la douleur, et cette douleur a été croissante jusqu’en ce moment où je t’entretiens pour la dernière fois. Qu’importe maintenant la situation de mon père ? Tu sais tout. J’aurais, à l’aide de mon amour, vaincu la maladie, supporté toutes les souffrances, mais je ne saurais étouffer la voix du doute. N’est-il pas possible que mon origine altère la pureté de ton amour, l’affaiblisse, le diminue ? Cette crainte, rien ne peut la détruire en moi. Telle est, Jules, la cause de ma mort. Je ne saurais vivre en redoutant un mot, un regard ; un mot que tu ne diras peut-être
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/99]]==
jamais, un regard qui ne t’échappera point ; mais que veux-tu ? je les crains. Je meurs aimée, voilà ma consolation. J’ai su que, depuis quatre ans, mon père et ses amis ont presque remué le monde, pour mentir au monde. Afin de me donner un état, ils ont acheté un mort, une réputation, une fortune, tout cela pour faire revivre un vivant, tout cela pour toi, pour nous. Nous ne devions rien en savoir. Eh ! bien, ma mort épargnera sans doute ce mensonge à mon père, il mourra de ma mort. Adieu donc, Jules, mon cœur est ici tout entier. T’exprimer mon amour dans l’innocence de sa terreur, n’est-ce pas te laisser toute mon âme ? Je n’aurais pas eu la force de te parler, j’ai eu celle de t’écrire. Je viens de confesser à Dieu les fautes de ma vie ; j’ai bien promis de ne plus m’occuper que du roi des cieux ; mais je n’ai pu résister au plaisir de me confesser aussi à celui qui, pour moi, est tout sur la terre. Hélas ! qui ne me le pardonnerait, ce dernier soupir, entre la vie qui fut et la vie qui va être ? Adieu donc, mon Jules aimé ; je vais à Dieu, près de qui l’amour est toujours sans nuages, près de qui tu viendras un jour. Là, sous son trône, réunis à jamais, nous pourrons nous aimer pendant les siècles. Cet espoir peut seul me consoler. Si je suis digne d’être là par avance, de là, je te suivrai dans ta vie, mon âme t’accompagnera, t’enveloppera, car tu resteras encore ici-bas, toi. Mène donc une vie sainte pour venir sûrement près de moi. Tu peux faire tant de bien sur cette terre ! N’est-ce pas une mission angélique pour un être souffrant que de répandre la joie autour de lui, de donner ce qu’il n’a pas ? Je te laisse aux malheureux. Il n’y a que leurs sourires et leurs larmes dont je ne serai point jalouse. Nous trouverons un grand charme à ces douces bienfaisances. Ne pourrons-nous pas vivre encore ensemble, si tu veux mêler mon nom, ta Clémence, à ces belles œuvres ? Après avoir aimé comme nous aimions, il n’y a plus que Dieu, Jules. Dieu ne ment pas, Dieu ne trompe pas. N’adore plus que lui, je le veux. Cultive-le bien dans tous ceux qui souffrent, soulage les membres endoloris de son église. Adieu, chère âme que j’ai remplie, je te connais : tu n’aimeras pas deux fois. Je vais donc expirer heureuse par la pensée qui rend toutes les femmes heureuses. Oui, ma tombe sera ton cœur. Après cette enfance que je t’ai contée, ma vie ne s’est-elle pas écoulée dans ton cœur ? Morte, tu ne m’en chasseras jamais. Je suis fière de cette vie unique ! Tu ne m’auras connue que dans
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/100]]==
la fleur de la jeunesse, je te laisse des regrets sans désenchantement. Jules, c’est une mort bien heureuse.
 
Toi qui m’as si bien comprise, permets-moi de te recommander, chose superflue sans doute, l’accomplissement d’une fantaisie de femme, le vœu d’une jalousie dont nous sommes l’objet. Je te prie de brûler tout ce qui nous aura appartenu, de détruire notre chambre, d’anéantir tout ce qui peut être un souvenir de notre amour.
Ligne 182 ⟶ 204 :
Encore une fois, adieu, le dernier adieu, plein d’amour, comme le sera ma dernière pensée et mon dernier souffle. "
 
Quand Jules eut achevé cette lettre, il lui vint au cœur une de ces frénésies dont il est impossible de rendre les effroyables crises. Toutes les douleurs sont individuelles, leurs effets ne sont soumis à aucune règle fixe : certains hommes se bouchent les oreilles pour ne plus rien entendre ; quelques femmes ferment les yeux pour ne plus rien voir ; puis, il se rencontre de grandes et magnifiques âmes qui se jettent dans la douleur comme dans un abîme. En fait de désespoir, tout est vrai. Jules s’échappa de chez son frère, revint chez lui, voulant passer la nuit près de sa femme, et voir jusqu’au dernier moment cette créature céleste. Tout en marchant avec l’insouciance de la vie que connaissent les gens arrivés au dernier degré de malheur, il concevait comment, dans l’Asie, les lois ordonnaient aux époux de ne point se survivre. Il voulait mourir. Il n’était pas encore accablé, il était dans la fièvre de la douleur. Il arriva sans obstacles, monta dans cette chambre sacrée ; il y vit sa Clémence sur le lit de mort, belle comme une sainte, les cheveux en bandeau, les mains jointes, ensevelie déjà dans son linceul. Des cierges éclairaient un prêtre en prières, Joséphine pleurant dans un coin, agenouillée, puis, près du lit, deux hommes. L’un était Ferragus. Il se tenait debout, immobile, et contemplait sa fille d’un œil sec ; sa tête, vous l’eussiez prise pour du bronze : il ne vit pas Jules. L’autre était Jacquet, Jacquet pour lequel madame Jules avait été constamment bonne. Jacquet avait pour elle une de ces respectueuses amitiés qui réjouissent le cœur sans troubles, qui sont une passion douce, l’amour moins ses désirs et ses orages ; et il était venu religieusement payer sa dette de larmes, dire de longs adieux à la femme de son ami, baiser pour la première fois le front glacé d’une créature dont il avait tacitement fait sa sœur. Là tout était silencieux.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/101]]==
Ce n’était ni la Mort terrible comme elle l’est dans l’Église, ni la pompeuse Mort qui traverse les rues ; non, c’était la mort se glissant sous le toit domestique, la mort touchante ; c’était les pompes du cœur, les pleurs dérobés à tous les yeux. Jules s’assit près de Jacquet dont il pressa la main, et, sans se dire un mot, tous les personnages de cette scène restèrent ainsi jusqu’au matin. Quand le jour fit pâlir les cierges, Jacquet, prévoyant les scènes douloureuses qui allaient se succéder, emmena Jules dans la chambre voisine. En ce moment le mari regarda le père, et Ferragus regarda Jules. Ces deux douleurs s’interrogèrent, se sondèrent, s’entendirent par ce regard. Un éclair de fureur brilla passagèrement dans les yeux de Ferragus.
 
— C’est toi qui l’as tuée, pensait-il.
Ligne 200 ⟶ 224 :
— Jacquet, dit-il, il m’est resté de cette nuit terrible une idée, une seule, mais une idée que je veux réaliser à tout prix. Je ne veux pas que Clémence demeure dans un cimetière de Paris. Je veux la brûler, recueillir ses cendres et la garder. Ne me dis pas un mot sur cette affaire, mais arrange-toi pour qu’elle réussisse. Je vais me renfermer dans sa chambre, et j’y resterai jusqu’au moment de mon départ. Toi seul entreras ici pour me rendre compte de tes démarches… Va, n’épargne rien.
 
Pendant cette matinée, madame Jules, après avoir été exposée dans une chapelle ardente, à la porte de son hôtel, fut amenée à Saint-Roch. L’église était entièrement tendue de noir. L’espèce de luxe déployé pour ce service avait attiré du monde ; car, à Paris,
Pendant cette matinée, madame Jules, après avoir été exposée dans une chapelle ardente, à la porte de son hôtel, fut amenée à Saint-Roch. L’église était entièrement tendue de noir. L’espèce de luxe déployé pour ce service avait attiré du monde ; car, à Paris, tout fait spectacle, même la douleur la plus vraie. Il y a des gens qui se mettent aux fenêtres pour voir comment pleure un fils en suivant le corps de sa mère, comme il y en a qui veulent être commodément placés pour voir comment tombe une tête. Aucun peuple du monde n’a eu des yeux plus voraces. Mais les curieux furent particulièrement surpris en apercevant les six chapelles latérales de Saint-Roch également tendues de noir. Deux hommes en deuil assistaient à une messe mortuaire dans chacune de ces chapelles. On ne vit au chœur, pour toute assistance, que monsieur Desmarets le notaire, et Jacquet ; puis, en dehors de l’enceinte, les domestiques. Il y avait, pour les flâneurs ecclésiastiques, quelque chose d’inexplicable dans une telle pompe et si peu de parenté. Jules n’avait voulu d’aucun indifférent à cette cérémonie. La grand’messe fut célébrée avec la sombre magnificence des messes funèbres. Outre les desservants ordinaires de Saint-Roch, il s’y trouvait treize prêtres venus de diverses paroisses. Aussi jamais peut-être le Dies irae ne produisit-il sur des chrétiens de hasard, fortuitement rassemblés par la curiosité, mais avides d’émotions, un effet plus profond, plus nerveusement glacial que le fut l’impression produite par cette hymne, au moment ou huit voix de chantres accompagnées par celles des prêtres et les voix des enfants de chœur l’entonnèrent alternativement. Des six chapelles latérales, douze autres voix d’enfants s’élevèrent aigres de douleur, et s’y mêlèrent lamentablement. De toutes les parties de l’église, l’effroi sourdait ; partout, les cris d’angoisse répondaient aux cris de terreur. Cette effrayante musique accusait des douleurs inconnues au monde, et des amitiés secrètes qui pleuraient la morte. Jamais, en aucune religion humaine, les frayeurs de l’âme, violemment arrachée du corps et tempêtueusement agitée en présence de la foudroyante majesté de Dieu, n’ont été rendues avec autant de vigueur. Devant cette clameur des clameurs, doivent s’humilier les artistes et leurs compositions les plus passionnées. Non, rien ne peut lutter avec ce chant qui résume les passions humaines et leur donne une vie galvanique au delà du cercueil, en les amenant palpitantes encore devant le Dieu vivant et vengeur. Ces cris de l’enfance, unis aux sons de voix graves, et qui comprennent alors, dans ce cantique de la mort, la vie humaine avec tous ses développements, en rappelant les souffrances du berceau, en se grossissant de toutes les peines des autres âges avec les larges accents des hommes, avec les chevrotements des vieillards et des prêtres ; toute cette stridente harmonie pleine de foudres et d’éclairs ne parle-t-elle pas aux imaginations les plus intrépides, aux cœurs les plus glacés, et même aux philosophes ! En l’entendant, il semble que Dieu tonne. Les voûtes d’aucune église ne sont froides ; elles tremblent, elles parlent, elles versent la peur par toute la puissance de leurs échos. Vous croyez voir d’innombrables morts se levant et tendant les mains. Ce n’est plus ni un père, ni une femme, ni un enfant qui sont sous le drap noir, c’est l’humanité sortant de sa poudre. Il est impossible de juger la religion catholique, apostolique et romaine, tant que l’on n’a pas éprouvé la plus profonde des douleurs, en pleurant la personne adorée qui gît sous le cénotaphe, tant que l’on n’a pas senti toutes les émotions qui vous emplissent alors le cœur, traduites par cette hymne du désespoir, par ces cris qui écrasent les âmes, par cet effroi religieux qui grandit de strophe en strophe, qui tournoie vers le ciel, et qui épouvante, qui rapetisse, qui élève l’âme et vous laisse un sentiment de l’éternité dans la conscience, au moment où le dernier vers s’achève. Vous avez été aux prises avec la grande idée de l’infini, et alors tout se tait dans l’Église. Il ne s’y dit pas une parole ; les incrédules eux-mêmes ne savent pas ce qu’ils ont. Le génie espagnol a pu seul inventer ces majestés inouïes pour la plus inouïe des douleurs. Quand la suprême cérémonie fut achevée, douze hommes en deuil sortirent des six chapelles, et vinrent écouter autour du cercueil le chant d’espérance que l’Église fait entendre à l’âme chrétienne avant d’aller en ensevelir la forme humaine. Puis chacun de ces hommes monta dans une voiture drapée ; Jacquet et monsieur Desmarets prirent la treizième ; les serviteurs suivirent à pied. Une heure après, les douze inconnus étaient au sommet du cimetière nommé populairement le Père-Lachaise, tous en cercle autour d’une fosse où le cercueil avait été descendu, devant une foule curieuse accourue de tous les points de ce jardin public. Puis après de courtes prières, le prêtre jeta quelques grains de terre sur la dépouille de cette femme ; et les fossoyeurs, ayant demandé leur pourboire, s’empressèrent de combler la fosse pour aller à une autre.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/102]]==
Pendant cette matinée, madame Jules, après avoir été exposée dans une chapelle ardente, à la porte de son hôtel, fut amenée à Saint-Roch. L’église était entièrement tendue de noir. L’espèce de luxe déployé pour ce service avait attiré du monde ; car, à Paris, tout fait spectacle, même la douleur la plus vraie. Il y a des gens qui se mettent aux fenêtres pour voir comment pleure un fils en suivant le corps de sa mère, comme il y en a qui veulent être commodément placés pour voir comment tombe une tête. Aucun peuple du monde n’a eu des yeux plus voraces. Mais les curieux furent particulièrement surpris en apercevant les six chapelles latérales de Saint-Roch également tendues de noir. Deux hommes en deuil assistaient à une messe mortuaire dans chacune de ces chapelles. On ne vit au chœur, pour toute assistance, que monsieur Desmarets le notaire, et Jacquet ; puis, en dehors de l’enceinte, les domestiques. Il y avait, pour les flâneurs ecclésiastiques, quelque chose d’inexplicable dans une telle pompe et si peu de parenté. Jules n’avait voulu d’aucun indifférent à cette cérémonie. La grand’messe fut célébrée avec la sombre magnificence des messes funèbres. Outre les desservants ordinaires de Saint-Roch, il s’y trouvait treize prêtres venus de diverses paroisses. Aussi jamais peut-être le Dies irae ne produisit-il sur des chrétiens de hasard, fortuitement rassemblés par la curiosité, mais avides d’émotions, un effet plus profond, plus nerveusement glacial que le fut l’impression produite par cette hymne, au moment ou huit voix de chantres accompagnées par celles des prêtres et les voix des enfants de chœur l’entonnèrent alternativement. Des six chapelles latérales, douze autres voix d’enfants s’élevèrent aigres de douleur, et s’y mêlèrent lamentablement. De toutes les parties de l’église, l’effroi sourdait ; partout, les cris d’angoisse répondaient aux cris de terreur. Cette effrayante musique accusait des douleurs inconnues au monde, et des amitiés secrètes qui pleuraient la morte. Jamais, en aucune religion humaine, les frayeurs de l’âme, violemment arrachée du corps et tempêtueusement agitée en présence de la foudroyante majesté de Dieu, n’ont été rendues avec autant de vigueur. Devant cette clameur des clameurs, doivent s’humilier les artistes et leurs compositions les plus passionnées. Non, rien ne peut lutter avec ce chant qui résume les passions humaines et leur donne une vie galvanique au delà du cercueil, en les amenant palpitantes encore devant le Dieu vivant et vengeur. Ces cris de l’enfance, unis aux sons de voix graves, et qui comprennent alors, dans ce cantique de la mort, la vie humaine avec tous ses développements, en rappelant les souffrances du berceau, en se grossissant de toutes les peines des autres âges avec les larges accents des hommes, avec les chevrotements des vieillards et des prêtres ; toute cette stridente harmonie pleine de foudres et d’éclairs ne parle-t-elle pas aux imaginations les plus intrépides, aux cœurs les plus glacés, et même aux philosophes ! En l’entendant, il semble que Dieu tonne. Les voûtes d’aucune église ne sont froides ; elles tremblent, elles parlent, elles versent la peur par toute la puissance de leurs échos. Vous croyez voir d’innombrables morts se levant et tendant les mains. Ce n’est plus ni un père, ni une femme, ni un enfant qui sont sous le drap noir, c’est l’humanité sortant de sa poudre. Il est impossible de juger la religion catholique, apostolique et romaine, tant que l’on n’a pas éprouvé la plus profonde des douleurs, en pleurant la personne adorée qui gît sous le cénotaphe, tant que l’on n’a pas senti toutes les émotions qui vous emplissent alors le cœur, traduites par cette hymne du désespoir, par ces cris qui écrasent les âmes, par cet effroi religieux qui grandit de strophe en strophe, qui tournoie vers le ciel, et qui épouvante, qui rapetisse, qui élève l’âme et vous laisse un sentiment de l’éternité dans la conscience, au moment où le dernier vers s’achève. Vous avez été aux prises avec la grande idée de l’infini, et alors tout se tait dans l’Église. Il ne s’y dit pas une parole ; les incrédules eux-mêmes ne savent pas ce qu’ils ont. Le génie espagnol a pu seul inventer ces majestés inouïes pour la plus inouïe des douleurs. Quand la suprême cérémonie fut achevée, douze hommes en deuil sortirent des six chapelles, et vinrent écouter autour du cercueil le chant d’espérance que l’Église fait entendre à l’âme chrétienne avant d’aller en ensevelir la forme humaine. Puis chacun de ces hommes monta dans une voiture drapée ; Jacquet et monsieur Desmarets prirent la treizième ; les serviteurs suivirent à pied. Une heure après, les douze inconnus étaient au sommet du cimetière nommé populairement le Père-Lachaise, tous en cercle autour d’une fosse où le cercueil avait été descendu, devant une foule curieuse accourue de tous les points de ce jardin public. Puis après de courtes prières, le prêtre jeta quelques grains de terre sur la dépouille de cette femme ; et les fossoyeurs, ayant demandé leur pourboire, s’empressèrent de combler la fosse pour aller à une autre.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/103]]==
des vieillards et des prêtres ; toute cette stridente harmonie pleine de foudres et d’éclairs ne parle-t-elle pas aux imaginations les plus intrépides, aux cœurs les plus glacés, et même aux philosophes ! En l’entendant, il semble que Dieu tonne. Les voûtes d’aucune église ne sont froides ; elles tremblent, elles parlent, elles versent la peur par toute la puissance de leurs échos. Vous croyez voir d’innombrables morts se levant et tendant les mains. Ce n’est plus ni un père, ni une femme, ni un enfant qui sont sous le drap noir, c’est l’humanité sortant de sa poudre. Il est impossible de juger la religion catholique, apostolique et romaine, tant que l’on n’a pas éprouvé la plus profonde des douleurs, en pleurant la personne adorée qui gît sous le cénotaphe, tant que l’on n’a pas senti toutes les émotions qui vous emplissent alors le cœur, traduites par cette hymne du désespoir, par ces cris qui écrasent les âmes, par cet effroi religieux qui grandit de strophe en strophe, qui tournoie vers le ciel, et qui épouvante, qui rapetisse, qui élève l’âme et vous laisse un sentiment de l’éternité dans la conscience, au moment où le dernier vers s’achève. Vous avez été aux prises avec la grande idée de l’infini, et alors tout se tait dans l’Église. Il ne s’y dit pas une parole ; les incrédules eux-mêmes ne savent pas ce qu’ils ont. Le génie espagnol a pu seul inventer ces majestés inouïes pour la plus inouïe des douleurs. Quand la suprême cérémonie fut achevée, douze hommes en deuil sortirent des six chapelles, et vinrent écouter autour du cercueil le chant d’espérance que l’Église fait entendre à l’âme chrétienne avant d’aller en ensevelir la forme humaine. Puis chacun de ces hommes monta dans une voiture drapée ; Jacquet et monsieur Desmarets prirent la treizième ; les serviteurs suivirent à pied. Une heure après, les douze inconnus étaient au sommet du cimetière nommé populairement le Père-Lachaise, tous en cercle autour d’une fosse où le cercueil avait été descendu, devant une foule curieuse accourue de tous les points de ce jardin public. Puis après de courtes prières, le prêtre jeta quelques grains de terre sur la dépouille de cette femme ; et les fossoyeurs, ayant demandé leur pourboire, s’empressèrent de combler la fosse pour aller à une autre.
 
Ici semble finir le récit de cette histoire ; mais peut-être serait-elle incomplète si, après avoir donné un léger croquis de la vie parisienne, si, après en avoir suivi les capricieuses ondulations, les effets de la mort y étaient oubliés. La mort, dans Paris, ne ressemble
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/104]]==
à la mort dans aucune capitale, et peu de personnes connaissent les débats d’une douleur vraie aux prises avec la civilisation, avec l’administration parisienne. D’ailleurs, peut-être monsieur Jules et Ferragus XXIII intéressent-ils assez pour que le dénoûment de leur vie soit dénué de froideur. Enfin beaucoup de gens aiment à se rendre compte de tout, et voudraient, ainsi que l’a dit le plus ingénieux de nos critiques, savoir par quel procédé chimique l’huile brûle dans la lampe d’Aladin. Jacquet, homme administratif, s’adressa naturellement à l’autorité pour en obtenir la permission d’exhumer le corps de madame Jules et de le brûler. Il alla parler au Préfet de police, sous la protection de qui dorment les morts. Ce fonctionnaire voulut une pétition. Il fallut acheter une feuille de papier timbré, donner à la douleur une forme administrative ; il fallut se servir de l’argot bureaucratique pour exprimer les vœux d’un homme accablé, auquel les paroles manquaient ; il fallut traduire froidement et mettre en marge l’objet de la demande :
 
Le pétitionnaire
Ligne 216 ⟶ 246 :
— Mais, dit-il à Jacquet, il faut aller au Ministre de l’Intérieur, et lui faire parler par ton Ministre.
 
Jacquet se rendit au Ministère de l’Intérieur, y demanda une audience qu’il obtint, mais à quinze jours de date. Jacquet était un homme persistant. Il chemina donc de bureau en bureau, et parvint au secrétaire particulier du Ministre auquel il fit parler par le secrétaire particulier du Ministre des Affaires Etrangères. Ces hautes protections aidant, il eut pour le lendemain, une audience furtive, pour laquelle s’étant précautionné d’un mot de l’autocrate des Affaires Etrangères, écrit au pacha de l’Intérieur, Jacquet espéra enlever l’affaire d’assaut. Il prépara des raisonnements,
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/105]]==
des réponses péremptoires, des en cas ; mais tout échoua.
 
— Cela ne me regarde pas, dit le Ministre. La chose concerne le Préfet de police. D’ailleurs il n’y a pas de loi qui donne aux maris la propriété des corps de leurs femmes, ni aux pères celle de leurs enfants. C’est grave ! Puis il y a des considérations d’utilité publique qui veulent que ceci soit examiné. Les intérêts de la ville de Paris peuvent en souffrir. Enfin, si l’affaire dépendait immédiatement de moi, je ne pourrais pas me décider hic et nunc, il me faudrait un rapport.
 
Le Rapport est dans l’administration actuelle ce que sont les limbes dans le christianisme. Jacquet connaissait la manie du rapport, et il n’avait pas attendu cette occasion pour gémir sur ce ridicule bureaucratique. Il savait que, depuis l’envahissement des affaires par le rapport, révolution administrative consommée en 1804, il ne s’était pas rencontré de ministre qui eût pris sur lui d’avoir une opinion, de décider la moindre chose, sans que cette opinion, cette chose eût été vannée, criblée, épluchée par les gâte-papier, les porte-grattoir et les sublimes intelligences de ses bureaux. Jacquet (il était un de ces hommes digne d’avoir Plutarque pour biographe) reconnut qu’il s’était trompé dans la marche de cette affaire, et l’avait rendue impossible en voulant procéder légalement. Il fallait simplement transporter madame Jules à l’une des terres de Desmarets ; et, là, sous la complaisante autorité d’un maire de village, satisfaire la douleur de son ami. La légalité constitutionnelle et administrative n’enfante rien ; c’est un monstre infécond pour les peuples, pour les rois et pour les intérêts privés ; mais les peuples ne savent épeler que les principes écrits avec du sang ; or, les malheurs de la légalité seront toujours pacifiques ; elle aplatit une nation, voilà tout. Jacquet, homme de liberté, revint alors en songeant aux bienfaits de l’arbitraire, car l’homme ne juge les lois qu’à la lueur de ses passions. Puis, quand Jacquet se vit en présence de Jules, force lui fut de le tromper, et le malheureux, saisi par une fièvre violente, resta pendant deux jours au lit. Le ministre parla, le soir même, dans un dîner ministériel, de la fantaisie qu’avait un Parisien de faire brûler sa femme à la manière des Romains. Les cercles de Paris s’occupèrent alors pour un moment des funérailles antiques. Les choses anciennes devenant à la mode, quelques personnes trouvèrent qu’il serait beau de rétablir, pour les grands personnages, le bûcher funéraire. Cette opinion eut ses détracteurs et
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/106]]==
ses défenseurs. Les uns disaient qu’il y avait trop de grands hommes, et que cette coutume ferait renchérir le bois de chauffage, que chez un peuple aussi ambulatoire dans ses volontés que l’était le Français, il serait ridicule de voir à chaque terme un Longchamp d’ancêtres promenés dans leurs urnes ; puis, que, si les urnes avaient de la valeur, il y avait chance de les trouver à l’encan, saisies, pleine de respectables cendres, par les créanciers, gens habitués à ne rien respecter. Les autres répondaient qu’il y aurait plus de sécurité qu’au Père-Lachaise pour les aïeux à être ainsi casés, car, dans un temps donné, la ville de Paris serait contrainte d’ordonner une Saint-Barthélemi contre ses morts qui envahissaient la campagne et menaçaient d’entreprendre un jour sur les terres de la Brie. Ce fut enfin une de ces futiles et spirituelles discussions de Paris, qui trop souvent creusent des plaies bien profondes. Heureusement pour Jules, il ignora les conversations, les bons mots, les pointes que sa douleur fournissait à Paris. Le préfet de Police fut choqué de ce que monsieur Jacquet avait employé le Ministre pour éviter les lenteurs, la sagesse de la haute voirie. L’exhumation de madame Jules était une question de voirie. Donc le Bureau de police travaillait à répondre vertement à la pétition, car il suffit d’une demande pour que l’Administration soit saisie ; or, une fois saisie, les choses vont loin, avec elle. L’Administration peut mener toutes les questions jusqu’au Conseil d’État, autre machine difficile à remuer. Le second jour, Jacquet fit comprendre à son ami qu’il fallait renoncer à son projet ; que, dans une ville où le nombre des larmes brodées sur les draps noirs était tarifé, où les lois admettaient sept classes d’enterrements, où l’on vendait au poids de l’argent la terre des morts, où la douleur était exploitée, tenue en partie double, où les prières de l’église se payaient cher, où la Fabrique intervenait pour réclamer le prix de quelques filets de voix ajoutées au Dies irae, tout ce qui sortait de l’ornière administrativement tracée à la douleur était impossible.
 
— C’eût été, dit Jules, un bonheur dans ma misère, j’avais formé le projet de mourir loin d’ici, et désirais tenir Clémence entre mes bras dans la tombe ! Je ne savais pas que la bureaucratie pût alonger ses ongles jusque dans nos cercueils.
 
Puis il voulut aller voir s’il y avait près de sa femme un peu de place pour lui. Les deux amis se rendirent donc au cimetière. Arrivés là, ils trouvèrent, comme à la porte des spectacles ou à l’entrée
Puis il voulut aller voir s’il y avait près de sa femme un peu de place pour lui. Les deux amis se rendirent donc au cimetière. Arrivés là, ils trouvèrent, comme à la porte des spectacles ou à l’entrée des musées, comme dans la cour des diligences, des ciceroni qui s’offrirent à les guider dans le dédale du Père-Lachaise. Il leur était impossible, à l’un comme à l’autre, de savoir où gisait Clémence. Affreuse angoisse ! Ils allèrent consulter le portier du cimetière. Les morts ont un concierge, et il y a des heures auxquelles les morts ne sont pas visibles. Il faudrait remuer tous les règlements de haute et basse police pour obtenir le droit de venir pleurer à la nuit, dans le silence et la solitude, sur la tombe où gît un être aimé. Il y a consigne pour l’hiver, consigne pour l’été. Certes, de tous les portiers de Paris, celui du Père-Lachaise est le plus heureux. D’abord, il n’a point de cordon à tirer ; puis, au lieu d’une loge, il a une maison, un établissement qui n’est pas tout à fait un ministère, quoiqu’il y ait un très-grand nombre d’administrés et plusieurs employés, que ce gouverneur des morts ait un traitement et dispose d’un pouvoir immense dont personne ne peut se plaindre : il fait de l’arbitraire à son aise. Sa loge n’est pas non plus une maison de commerce, quoiqu’il ait des bureaux, une comptabilité, des recettes, des dépenses et des profits. Cet homme n’est ni un suisse, ni un concierge, ni un portier ; la porte qui reçoit les morts est toujours béante ; puis, quoiqu’il ait des monuments à conserver, ce n’est pas un conservateur, enfin c’est une indéfinissable anomalie, autorité qui participe de tout et qui n’est rien, autorité placée, comme la mort dont elle vit, en dehors de tout. Néanmoins cet homme exceptionnel relève de la ville de Paris, être chimérique comme le vaisseau qui lui sert d’emblème, créature de raison mue par mille pattes rarement unanimes dans leurs mouvements, en sorte que ses employés sont presque inamovibles. Ce gardien du cimetière est donc le concierge arrivé à l’état de fonctionnaire, non soluble par la dissolution. Sa place n’est d’ailleurs pas une sinécure : il ne laisse inhumer personne sans un permis, il doit compte de ses morts, il indique dans ce vaste champ les six pieds carrés où vous mettrez quelque jour tout ce que vous aimez, tout ce que vous haïssez, une maîtresse, un cousin. Oui, sachez-le bien, tous les sentiments de Paris viennent aboutir à cette loge, et s’y administrationalisent. Cet homme a des registres pour coucher ses morts, ils sont dans leur tombe et dans ses cartons. Il a sous lui des gardiens, des jardiniers, des fossoyeurs, des aides. Il est un personnage. Les gens en pleurs ne lui parlent pas tout d’abord. Il ne comparaît que dans les cas graves : un mort pris pour un autre, un mort assassiné, une exhumation, un mort qui renaît. Le buste du roi régnant est dans sa salle, et il garde peut-être les anciens bustes royaux, impériaux, quasi-royaux dans quelque armoire, espèce de petit Père-Lachaise pour les révolutions. Enfin, c’est un homme public, un excellent homme, bon père et bon époux, épitaphe à part. Mais tant de sentiments divers ont passé devant lui sous forme de corbillard ; mais il a tant vu de larmes, les vraies, les fausses ; mais il a vu la douleur sous tant de faces, et sur tant de faces, il a vu six millions de douleurs éternelles ! Pour lui, la douleur n’est plus qu’une pierre de onze lignes d’épaisseur et de quatre pieds de haut sur vingt-deux pouces de large. Quant aux regrets, ce sont les ennuis de sa charge, il ne déjeune ni ne dîne jamais sans essuyer la pluie d’une inconsolable affliction. Il est bon et tendre pour toutes les autres affections : il pleurera sur quelque héros de drame, sur monsieur Germeuil de l’Auberge des Adrets, l’homme à la culotte beurre frais, assassiné par Macaire ; mais son cœur s’est ossifié à l’endroit des véritables morts. Les morts sont des chiffres pour lui ; son état est d’organiser la mort. Puis enfin, il se rencontre, trois fois par siècle, une situation où son rôle devient sublime, et alors il est sublime à toute heure… en temps de peste.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/107]]==
Puis il voulut aller voir s’il y avait près de sa femme un peu de place pour lui. Les deux amis se rendirent donc au cimetière. Arrivés là, ils trouvèrent, comme à la porte des spectacles ou à l’entrée des musées, comme dans la cour des diligences, des ciceroni qui s’offrirent à les guider dans le dédale du Père-Lachaise. Il leur était impossible, à l’un comme à l’autre, de savoir où gisait Clémence. Affreuse angoisse ! Ils allèrent consulter le portier du cimetière. Les morts ont un concierge, et il y a des heures auxquelles les morts ne sont pas visibles. Il faudrait remuer tous les règlements de haute et basse police pour obtenir le droit de venir pleurer à la nuit, dans le silence et la solitude, sur la tombe où gît un être aimé. Il y a consigne pour l’hiver, consigne pour l’été. Certes, de tous les portiers de Paris, celui du Père-Lachaise est le plus heureux. D’abord, il n’a point de cordon à tirer ; puis, au lieu d’une loge, il a une maison, un établissement qui n’est pas tout à fait un ministère, quoiqu’il y ait un très-grand nombre d’administrés et plusieurs employés, que ce gouverneur des morts ait un traitement et dispose d’un pouvoir immense dont personne ne peut se plaindre : il fait de l’arbitraire à son aise. Sa loge n’est pas non plus une maison de commerce, quoiqu’il ait des bureaux, une comptabilité, des recettes, des dépenses et des profits. Cet homme n’est ni un suisse, ni un concierge, ni un portier ; la porte qui reçoit les morts est toujours béante ; puis, quoiqu’il ait des monuments à conserver, ce n’est pas un conservateur, enfin c’est une indéfinissable anomalie, autorité qui participe de tout et qui n’est rien, autorité placée, comme la mort dont elle vit, en dehors de tout. Néanmoins cet homme exceptionnel relève de la ville de Paris, être chimérique comme le vaisseau qui lui sert d’emblème, créature de raison mue par mille pattes rarement unanimes dans leurs mouvements, en sorte que ses employés sont presque inamovibles. Ce gardien du cimetière est donc le concierge arrivé à l’état de fonctionnaire, non soluble par la dissolution. Sa place n’est d’ailleurs pas une sinécure : il ne laisse inhumer personne sans un permis, il doit compte de ses morts, il indique dans ce vaste champ les six pieds carrés où vous mettrez quelque jour tout ce que vous aimez, tout ce que vous haïssez, une maîtresse, un cousin. Oui, sachez-le bien, tous les sentiments de Paris viennent aboutir à cette loge, et s’y administrationalisent. Cet homme a des registres pour coucher ses morts, ils sont dans leur tombe et dans ses cartons. Il a sous lui des gardiens, des jardiniers, des fossoyeurs, des aides. Il est un personnage. Les gens en pleurs ne lui parlent pas tout d’abord. Il ne comparaît que dans les cas graves : un mort pris pour un autre, un mort assassiné, une exhumation, un mort qui renaît. Le buste du roi régnant est dans sa salle, et il garde peut-être les anciens bustes royaux, impériaux, quasi-royaux dans quelque armoire, espèce de petit Père-Lachaise pour les révolutions. Enfin, c’est un homme public, un excellent homme, bon père et bon époux, épitaphe à part. Mais tant de sentiments divers ont passé devant lui sous forme de corbillard ; mais il a tant vu de larmes, les vraies, les fausses ; mais il a vu la douleur sous tant de faces, et sur tant de faces, il a vu six millions de douleurs éternelles ! Pour lui, la douleur n’est plus qu’une pierre de onze lignes d’épaisseur et de quatre pieds de haut sur vingt-deux pouces de large. Quant aux regrets, ce sont les ennuis de sa charge, il ne déjeune ni ne dîne jamais sans essuyer la pluie d’une inconsolable affliction. Il est bon et tendre pour toutes les autres affections : il pleurera sur quelque héros de drame, sur monsieur Germeuil de l’Auberge des Adrets, l’homme à la culotte beurre frais, assassiné par Macaire ; mais son cœur s’est ossifié à l’endroit des véritables morts. Les morts sont des chiffres pour lui ; son état est d’organiser la mort. Puis enfin, il se rencontre, trois fois par siècle, une situation où son rôle devient sublime, et alors il est sublime à toute heure… en temps de peste.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/108]]==
un mort pris pour un autre, un mort assassiné, une exhumation, un mort qui renaît. Le buste du roi régnant est dans sa salle, et il garde peut-être les anciens bustes royaux, impériaux, quasi-royaux dans quelque armoire, espèce de petit Père-Lachaise pour les révolutions. Enfin, c’est un homme public, un excellent homme, bon père et bon époux, épitaphe à part. Mais tant de sentiments divers ont passé devant lui sous forme de corbillard ; mais il a tant vu de larmes, les vraies, les fausses ; mais il a vu la douleur sous tant de faces, et sur tant de faces, il a vu six millions de douleurs éternelles ! Pour lui, la douleur n’est plus qu’une pierre de onze lignes d’épaisseur et de quatre pieds de haut sur vingt-deux pouces de large. Quant aux regrets, ce sont les ennuis de sa charge, il ne déjeune ni ne dîne jamais sans essuyer la pluie d’une inconsolable affliction. Il est bon et tendre pour toutes les autres affections : il pleurera sur quelque héros de drame, sur monsieur Germeuil de l’Auberge des Adrets, l’homme à la culotte beurre frais, assassiné par Macaire ; mais son cœur s’est ossifié à l’endroit des véritables morts. Les morts sont des chiffres pour lui ; son état est d’organiser la mort. Puis enfin, il se rencontre, trois fois par siècle, une situation où son rôle devient sublime, et alors il est sublime à toute heure… en temps de peste.
 
Quand Jacquet l’aborda, ce monarque absolu rentrait assez en colère.
Ligne 236 ⟶ 274 :
— Ah ! dit-il en s’interrompant et regardant à la porte, voici le convoi du colonel de Maulincour, allez chercher le permis… Un beau convoi, ma foi ! reprit-il. Il a suivi de près sa grand’mère. Il y a des familles où ils dégringolent comme par gageure. Ça vous a un si mauvais sang, ces Parisiens.
 
— Monsieur, lui dit Jacquet en lui frappant sur le bras, la personne
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/109]]==
dont je vous parle est madame Jules Desmarets, la femme de l’Agent de change.
 
— Ah ! je sais, répondit-il en regardant Jacquet. N’était-ce pas un convoi où il y avait treize voitures de deuil, et un seul parent dans chacune des douze premières ? C’était si drôle que ça nous a frappés…
Ligne 259 ⟶ 299 :
 
— Comme elle est mal là ! dit-il.
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/110]]==
 
— Mais elle n’est pas là, lui répondit Jacquet, elle est dans ta mémoire. Allons, viens, quitte cet odieux cimetière, où les morts sont parés comme des femmes au bal.
Ligne 272 ⟶ 313 :
Jacquet réussit à l’emmener de cette enceinte divisée comme un damier par des grilles en bronze, par d’élégants compartiments où étaient enfermés des tombeaux tous enrichis de palmes, d’inscriptions, de larmes aussi froides que les pierres dont s’étaient servis des gens désolés pour faire sculpter leurs regrets et leurs armes. Il y a là de bons mots gravés en noir, des épigrammes contre les curieux, des concetti, des adieux spirituels, des rendez-vous pris où il ne se trouve jamais qu’une personne, des biographies prétentieuses, du clinquant, des guenilles, des paillettes. Ici des thyrses ; là, des fers de lance ; plus loin, des urnes égyptiennes ; çà et là, quelques canons ; partout, les emblèmes de mille professions ; enfin tous les styles : du mauresque, du grec, du gothique, des frises, des oves, des peintures, des urnes, des génies, des temples, beaucoup d’immortelles fanées et de rosiers morts. C’est une infâme comédie ! c’est encore tout Paris avec ses rues, ses enseignes, ses industries, ses hôtels ; mais vu par le verre dégrossissant de la lorgnette, un Paris microscopique, réduit aux petites dimensions des ombres, des larves, des morts, un genre humain qui n’a plus rien de grand que sa vanité. Puis Jules aperçut à ses pieds, dans la longue vallée de la Seine, entre les coteaux de Vaugirard, de Meudon, entre ceux de Belleville et de Montmartre, le véritable Paris, enveloppé d’un voile bleuâtre, produit par ses fumées, et que la lumière du soleil rendait alors diaphane. Il embrassa d’un coup d’œil furtif ces quarante mille maisons, et dit, en montrant l’espace compris entre la colonne de la place Vendôme et la coupole d’or des Invalides : — Elle m’a été enlevée là, par la funeste curiosité de ce monde qui s’agite et se presse, pour se presser et s’agiter.
 
A quatre lieues de là, sur les bords de la Seine, dans un modeste village assis au penchant de l’une des collines qui dépendent de cette longue enceinte montueuse au milieu de laquelle le grand Paris se remue, comme un enfant dans son berceau, il se passait
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/111]]==
une scène de mort et de deuil, mais dégagée de toutes les pompes parisiennes, sans accompagnements de torches ni de cierges, ni de voitures drapées, sans prières catholiques, la mort toute simple. Voici le fait. Le corps d’une jeune fille était venu matinalement échouer sur la berge, dans la vase et les joncs de la Seine. Des tireurs de sable, qui allaient à l’ouvrage, l’aperçurent en montant dans leur frêle bateau. — Tiens ! cinquante francs de gagnés, dit l’un d’eux. — C’est vrai, dit l’autre. Et ils abordèrent auprès de la morte. — C’est une bien belle fille. — Allons faire notre déclaration. Et les deux tireurs de sable, après avoir couvert le corps de leurs vestes, allèrent chez le maire du village, qui fut assez embarrassé d’avoir à faire le procès-verbal nécessité par cette trouvaille.
 
Le bruit de cet événement se répandit avec la promptitude télégraphique particulière aux pays où les communications sociales n’ont aucune interruption, et où les médisances, les bavardages, les calomnies, le conte social dont se repaît le monde ne laisse point de lacune d’une borne à une autre. Aussitôt des gens qui vinrent à la Mairie tirèrent le maire de tout embarras. Ils convertirent le procès-verbal en un simple acte de décès. Par leurs soins, le corps de la fille fut reconnu pour être celui de la demoiselle Ida Gruget, couturière en corsets, demeurant rue de la Corderie-du-Temple, n o 14. La police judiciaire intervint, la veuve Gruget, mère de la défunte, arriva, munie de la dernière lettre de sa fille. Au milieu des gémissements de la mère, un médecin constata l’asphyxie par l’invasion du sang noir dans le système pulmonaire, et tout fut dit. Les enquêtes faites, les renseignements donnés, le soir, à six heures, l’autorité permit d’inhumer la grisette. Le curé du lieu refusa de la recevoir à l’église et de prier pour elle. Ida Gruget fut alors ensevelie dans un linceul par une vieille paysanne, et mise dans cette bière vulgaire, faite en planches de sapin, puis portée au cimetière par quatre hommes, et suivie de quelques paysannes curieuses, qui se racontaient cette mort en la commentant avec une surprise mêlée de commisération. La veuve Gruget fut charitablement retenue par une vieille dame, qui l’empêcha de se joindre au triste convoi de sa fille. Un homme à triples fonctions, sonneur, bedeau, fossoyeur de la paroisse, avait fait une fosse dans le cimetière du village, cimetière d’un demi-arpent, situé derrière l’église ; une église bien connue, église classique, ornée d’une tour carrée à toit pointu couvert en ardoise,
==[[Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/112]]==
soutenue à l’extérieur par des contreforts anguleux. Derrière le rond décrit par le chœur, se trouvait le cimetière, entouré de murs en ruines, champ plein de monticules ; ni marbres, ni visiteurs, mais certes sur chaque sillon des pleurs et des regrets véritables qui manquèrent à Ida Gruget. Elle fut jetée dans un coin parmi des ronces et de hautes herbes. Quand la bière fut descendue dans ce champ si poétique par sa simplicité, le fossoyeur se trouva bientôt seul, à la nuit tombante. En comblant cette fosse, il s’arrêtait par intervalles pour regarder dans le chemin, par-dessus le mur ; il y eut un moment où, la main appuyée sur sa pioche, il examina la Seine, qui lui avait amené ce corps.
 
— Pauvre fille ! s’écria un homme survenu là tout à coup.