« Portraits d'hier et d'aujourd'hui - Ambroise Thomas » : différence entre les versions

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{{journal|[[Revue des Deux Mondes]] tome 51, 1882|[[Henri Blaze de Bury]]|Portraits d’hier et d’aujourd’hui - M. Ambroise Thomas (Françoise de Rimini)}}
 
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<center>I</center>
 
''Mignon'' fut donné à l’Opéra-Comique pour la première fois le 19 novembre 1866 ; six mois plus tard, cet ouvrage atteignait sa centième représentation, et depuis il n’a pour ainsi dire jamais quitté l’affiche. C’est donc, avec ''la Dame blanche'' et ''le Pré aux Clercs'', le plus grand succès que l’Opéra-Comique ait rencontré, succès de pièce en même temps que de musique et témoignant, une fois de plus, en faveur de ce vieux genre national, si plaisanté, si décrié et cependant toujours vivace. ''La Dame blanche'' était née sous les auspices de Walter Scott, ''le Pré aux Clercs'' procédait directement de Mérimée, et ''Mignon'' empruntait à Goethe sa raison d’être : trois succès ayant fait époque dans la musique et dont la littérature réclame pour le moins moitié. Quels exemples plus démonstratifs que ceux-là ? Peut-être regretterez-vous que Scott, Mérimée et Goethe en personne n’y aient point mis la main ; pense-t-on que ce soit un mal ? Je croirais plutôt le contraire. Quelqu’un qui serait venu demander à Goethe de lui découper un poème d’opéra dans son ''Wilhelm Meister'' l’eût assurément fort embarrassé : cependant l’opéra comique y était, le poète l’y avait mis et ne s’en doutait
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pas ; l’eût-il même aperçu qu’il n’aurait point consenti à déranger l’économie de son œuvre. Il fallait à ce métier un abatteur de bois, un de ces librettistes experts habitués aux coupes sombres et dont le talent consiste à jeter par terre la forêt pour mettre en lumière un certain arbre. Ici, l’arbre ou plutôt l’arbuste, s’appelait Mignon et, le terrain déblayé des richesses qui l’encombraient, on n’avait qu’à tendre la main aux personnages. L’opéra s’offrait à vous, Mignon d’abord, la plaintive Mignon, aux cantilènes mélancoliques, le joueur de harpe aux ritournelles monotones, ayant pour contraste la coquette Philine avec ses cavatines à roulades, et le sentimental Wilhelm, ténor léger ; puis comme figures humoristiques de second plan, Frédéric, l’amoureux des onze mille vierges, Laërte, le comédien frivole et bon enfant, tous modelés par Goethe d’une main plastique et par cela seul, très faciles à reproduire, à grouper dans un paysage et des situations d’opéra. Et quelle variété dans les chœurs ! des bohémiens acrobates et des comédiens ambulans ; la danse des œufs et le théâtre de Shakspeare ! que de piquans détails psychologiques : les charmes impérieux de Philine, le dévoûment silencieux de Mignon, Wilhelm combattu entre les deux et cédant de plus en plus à l’attrait de la donzelle jusqu’au moment que la passion étouffée de Mignon et sa jalousie éclatent ! Mais n’en disons pas davantage, car nous touchons à la frontière où le musicien prend congé du romancier et poursuit sa route à ses risques et périls.
 
« Il y a dans ''Whilelm Meister'' plus de tragédie que l’esprit de votre œuvre n’en comporte. » Cette critique de Schiller, dans sa correspondance avec Goethe, devait naturellement sauter aux yeux d’un poète d’opéra comique. Mignon, cette première fois du moins, ne mourut pas et la chose finit comme d’habitude par un mariage. Il est vrai que, de l’autre côté des Vosges, les professeurs d’esthétique en poussèrent les hauts cris ; pour M. Ambroise Thomas, peut-être n’eût-il pas demandé mieux que de rester fidèle au texte de Goethe. Convaincu que le public de l’Opéra-Comique n’admettrait jamais un dénoûment de tragédie comme la mort de Mignon, il eut un moment l’idée d’aller au Théâtre-Lyrique, mais il fallut se résigner à l’évidence et reconnaître l’incompatibilité d’une catastrophe finale avec le ton général de l’ouvrage ; mieux valait donc ne pas se démentir, et persévérant dans la couleur claire, écrire une exquise partition, toute française, un de ces opéras de conversation et de concert où la chanson fleurit, la romance soupire et l’air de bravoure secoue ses grelots, où, quand il y a lieu d’assombrir la situation, une phrase de prose instrumentale suffit, où des fragmens d’inspiration, des bouffées mélodiques, tout un assortiment miraculeux de lieds, de plaintes, de complaintes, de styriennes et de polonaises remplacent l’unité de style.
 
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Heureux jours dont M. Ambroise Thomas doit se souvenir ! Ce n’était déjà plus la jeunesse, mais c’était le succès et la renommée, et quelle interprétation, disons mieux, quelle figuration : M. Achard, avenant, sympathique, bien mis, comédien adroit, chanteur parfait dans Wilhelm, la brillante Cabel dans Philine, — je la vois encore, au début du second acte, costumée en Titania du ''Songe d’une nuit d’été'' et minaudant à sa toilette avec Wilhelm qui, déjà sous le charme, oublie à la contempler la pauvre Mignon blottie au coin de la cheminée et se mourant de jalousie, — situation, musique, virtuoses, rien ne se pouvait de plus charmant, si l’on pense que la Galli-Marié faisait Mignon avec son grand œil noir intelligent, ses épais cheveux sur un front bas bruni au soleil d’Orient, maigre et chétive, physionomie étrange déjà connue de tous à celte époque, la vivante Mignon d’Ary Schefler ! Le premier acte est charmant ; le chœur des bourgeois endimanchés buvant et fumant sous la tonnelle, la marche annonçant l’arrivée des bohémiens, la valse dont la voix de Philine brode le thème, les questions de Wilhelm à Mignon, les réponses de la jeune fille en ''mélodrame'', la romance, tout cela respire la grâce et l’émotion. La note dominante est bien toujours celle de l’opéra comique, mais vous sentez un art plus relevé ; quelque chose comme un souille du pays de Mendelssohn et de Schumann, de la rêverie dans la chanson, beaucoup de rêverie et de plus un travail d’orchestre inusité, le fin et le surfin dans le tissage des filigranes ! Le second acte me plaît moins. En dehors de la scène citée plus haut je le trouve maniéré, tantôt faisant retour à l’ancien jeu avec la cavatine de Mignon devant la glace, tantôt d’un pathétique pleurard avec l’éternel bonhomme à la harpe, et quant au troisième, l’intérêt musical y manque absolument, soit que le compositeur ait dépensé tout son génie, soit qu’il ne s’embarrasse plus de son problème psychologique et dramatique. Sérénades et barcarolles, ne sommes-nous pas en Italie ? Mignon foule du pied le sol du palais natal : souvenirs du passé qui se réveillent comme dans ''la Dame blanche'', trio de la reconnaissance, duo d’amour qu’interrompt une fusée de trilles. C’est Philine qui se promenait là par hasard au clair de lune sur le lac de Garde ; elle entre au bras de Frédéric son futur, et Mignon un moment troublée se rassure, et tout le monde se marie, tout le monde chante et jubile. Ainsi, dans l’origine, l’ouvrage se terminait ; plus tard, il y eut l’autre version qu’on appela le dénoûment allemand ; ce fut, je crois, Mlle Nilsson qui, pour se ménager à l’étranger une sorte, de droit de ''création'' dans la ''création'' de Mme Galli-Marié, obtint des auteurs ce changement. On eut alors un ''Mignon'' d’un nouveau genre, le ''Mignon'' pour l’exportation. L’anecdote y tournait au tragique, notre héroïne, entendant revenir sa rivale, tombait en syncope et rendait l’âme. On profita aussi de l’occasion pour
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travestir en récitatifs le dialogue parlé. Peut-être M. Ambroise Thomas, cédant à cette influence, s’imaginait-il élargir son œuvre et mieux la mettre en rapport avec le roman de Goethe ? C’était se méprendre ; les jolies choses ne gagnent rien à se grandir hors de leurs proportions. Les scrupules d’ailleurs venaient trop tard ; l’intégrité de la composition du poète n’était plus à sauver, et l’on endommageait gravement un modèle d’opéra comique. Aussi l’erreur a-t-elle peu duré et voyons-nous que, sur les scènes étrangères, — même en Allemagne, — la forme primitive a prévalu.
 
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Un premier succès en amena d’autres : ''le Perruquier de la Régence, Raymond, le Caïd, le Songe d’une nuit d’été''. Je cite de mémoire sans trop me préoccuper d’ordre chronologique, mon dessein étant d’insister sur les deux ouvrages qui furent la dominante de cette première évolution : j’ai nommé ''le Caïd'' et ''le Songe d’une nuit d’été'' ? deux parutions très françaises et dont l’une a même une pointe spéciale d’esprit parisien. Vous me direz que cela touche à l’opérette. C’est une ''turquerie'', soit, mais d’un appétissant ragoût et qui se moquait fort agréablement d’un certain donizettisme de circonstance. Ces sortes d’épigrammes à l’adresse de la musique italienne, à force de se reproduire chez nous d’âge en âge, ont fini par devenir un poncif. Méhul dans ''l’Irato'', Halévy dans ''le Dilettante d’Avignon'', n’ont-ils pas voulu de même parodier Paisiello et Rossini ? De ''l’Irato'', il nous reste le quatuor ; du ''Dilettante d’Avignon'', rien
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n’a survécu, et quant au ''Caïd'', il nous aura valu l’opérette, titre qui suffît à sa gloire. Cette continuelle antithèse du sentimentalisme et du bouffon, ces cavatines surchargées d’ornemens ridicules, le pathos creux de ce finale, tout cela constituait dans le principe un très amusant persiflage dont il aurait fallu ne point s’évertuer ensuite à faire un genre, car les plus courtes parodies, — en musique surtout, — sont les meilleures, et l’imitation du mauvais goût trop prolongée risque souvent de dépasser comme ennui le mauvais goût en personne. Au naturalisme du ''Caïd'' je préfère de beaucoup l’idéalisme du Songe d’une nuit d’été, et je m’y arrête comme à la plus brillante étape avant ''Mignon''. Je laisse de côté ''Raymond'' et ''Psyché'', deux partitions qui mériteraient d’être étudiées, l’une pour l’habile mise en scène musicale des situations dramatiques, l’autre pour son orchestre d’un art si délicat, l’abondance des motifs et l’aspiration mythologique devançant M. Gounod et lui traçant la voie de main de maître ; mais on ne peut parler de tout, et je vais où m’appelle l’intérêt de ma discussion.
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Le temps crée les hommes de génie pour qu’à leur tour les hommes de génie aient à créer leur temps. Tout grand esprit est à la fois enfant et père, d’abord disciple de son temps, ensuite
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maître. Qui dit époque, dit culture, période de travail, de conquêtes et de transformations dont l’influence s’impose à nous et dont nous devenons partie plus ou moins active selon la mesure et la force de notre individualité. Cela s’appelle marcher avec son temps. M. Ambroise Thomas l’a toujours fait. Boïeldieu, Herold, Auber, Halévy furent ses premiers guides ; plus tard, de nouveaux élémens ayant accru son atmosphère, il écrivit Mignon sous l’invocation de Schumann, de Mendelssohn, pour en arriver finalement à prodiguer dans ''Hamlet'' et dans ''Françoise de Rimini'' de vastes richesses instrumentales et théâtrales acquises dans le commerce de Meyerbeer, de Verdi et de Richard Wagner. Il va sans dire que les noms que je prononce là ne sont point un reproche. M. Thomas, en écrivant son ''Hamlet'' et sa ''Françoise de Rimini'', ne fait pas plus acte de ''wagnérisme'' qu’il ne se montra jadis ''rossiniste'' ou ''webiriste'' en composant ''Raymond'' et ''le Songe d’une nuit d’été''. Talent expérimental, il applique tout simplement à sa manière et selon son droit les procédés d’un éclectisme qu’on n’a jamais critiqué chez les abeilles ; il prend son bien où il le trouve, et cela ne l’empêche pas d’avoir un style très personnel et de marcher d’un pas toujours plus sûr vers son idéal. S’il est un art qui ne s’adresse qu’aux salons, cet art n’est pas le sien ; s’il est des gens qui passent leur vie à piétiner sur place, lui, pousse en avant, vise aux sommets, et s’il n’atteint pas toujours les plus hauts, du moins l’effort mérite-t-il d’être cité. On a dit que le plus beau spectacle était de voir un honnête homme luttant avec l’adversité : la lutte virile, imperturbable, du talent avec son idéal, de Jacob avec l’ange, nous offre bien aussi quelque enseignement, quand on songe que cet acharné travailleur, au lieu de se donner tant de mal, aurait pu, comme tel autre, continuer à vivre aux dépens de son passé et mourir plein d’honneurs dans l’impénitence finale d’un vieux troubadour démodé.
 
Avez-vous jamais stationné devant le buste de Verdi ? Connaissez-vous M. Ambroise Thomas ? C’est le même caractère de physionomie : volonté, dignité, persévérance et persistance jusqu’à l’entêtement ; aucun attrait, la grâce manque, mais, en revanche, point de rictus satanique, d’ironie ; d’honnêtes gens faisant en conscience tout ce qu’ils font, des promeneurs solitaires plutôt que des misanthropes. Chez l’auteur de ''Françoise de Rimini'', la sombre humeur affecte une expression moins ingénue ; j’y crois surprendre un air de pose, tandis que, chez Verdi, la nature parle plus librement et prête d’avantage à l’interprétation héroïque, masque brutal où siège une invincible confiance, rusticité superbe, antique, d’un paysan du Latium qui a du génie et qui le sait. Constatons que cette ressemblance n’existe pas seulement au physique et que c’est au moral un égal
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besoin d’avancement, d’information, d’évolution, une fièvre de perpétuel devenir dont vous saisirez l’influence dans la ''Messe pour Manzoni'', dans ''Aïda'', tout aussi bien que dans ''Mignon'' et dans ''Hamlet'', représenté au printemps de 1867.
 
Je viens de relire à quinze ans de distance mon jugement sur cette partition, et je crains d’avoir été trop sévère. La musique de M. Ambroise Thomas avait alors à mes yeux un tort immense que le temps a, sinon entièrement effacé, du moins atténué ; elle me gâtait un de ces chefs-d’œuvre, qui sont dans leur forme exclusive et définitive la propriété du genre humain et qu’il n’est permis à personne de chercher à modifier. Depuis, les années ont marché, la réflexion a tempéré certaines flammes et je me suis aperçu que, puisqu’après tout Shakspeare n’en était pas mort, on pouvait user de plus d’indulgence à l’égard de la symphonie. Cessons donc d’envisager l’''Hamlet'' du poète, ses divagations philosophiques, sa procédure dialectique enrayant l’action, ses épigrammes, ses sarcasmes, ses monologues ; disons-nous une fois pour toutes qu’un tel sujet ne sera jamais du ressort de l’Opéra, et, ces réserves faites, tirons à part diverses scènes où se manifeste le tempérament d’un maître, la scène de l’esplanade, par exemple, d’une introduction orchestrée en toute-puissance, vraie musique de spectres, pleine d’angoisses, d’épouvante et de solennité. Hamlet, Marcellus, Horatio sont à leur poste ; le vent du nord qui hurle, les fanfares qui, de la salle du banquet bien éclairée et bien chauffée, répondent à ses gémissemens dans la solitude glacée, tout ce que Shakspeare a mis en son tableau de pittoresque septentrional, la musique le reproduit à larges traits ; vous avez la grandeur du spectacle, vous n’en avez pas le côté mystérieux. « Chut ! le voilà, tenez, » souffle à voix basse Marcellus, et, en effet, le fantôme est là devant vous sans que vous l’ayez vu venir ; niais le diable est qu’en musique les choses, ne vont point si simplement ; à l’Opéra, jamais un fantôme ne surprend son monde ; il vous télégraphie son arrivée un quart d’heure d’avance par des dissonances formidables succédant à des accords de septième non moins formidables. Le moyen, quand on a présente à l’esprit la scène de Shakspeare, quand on se souvient du frisson tragique ressenti à cette apparition instantanée du père d Hamlet, le moyen de ne pas s’insurger contre un appareil théâtral ennemi né de toute conception métaphysique, et spécialement d’''Hamlet'', la tragédie métaphysique par excellence ! Comme si ce n’était point assez des superbes résonances harmoniques de cet orchestre, il faut encore que le beffroi s’en mêle, que le jacquemart du donjon féodal frappe minuit comme dans un mélodrame et qu’au douzième coup le spectre effectue son entrée ; pourquoi, dès lors, s’arrêter en si beau chemin et ne pas compléter le cérémonial en faisant
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précéder l’ombre du feu roi par une escorte de valets et de pages portant flambeaux ? Ainsi l’ordonne la poétique, ainsi l’exige la pompe symphonique et décorative de l’Opéra, et vous voulez que nous autres, shakspeariens invétérés, nous n’enragions pas à voir profaner de la sorte des chefs-d’œuvre dont la substance nous a nourris depuis l’enfance ? — Cela dit, il ne m’en coûte rien de reconnaître que, musicalement, cette scène de l’esplanade est un morceau très fort où se concentrent et s’entre-choquent toutes les curiosités, toutes les audaces de l’art moderne : lignes de Wagner furtivement parcourues pendant les intervalles de travail, souvenirs du ''Vampire'' de Lindpaitner, rappels de la ''Neuvième symphonie'', — l’intérêt spécial ne vous quitte pas, mais l’idée shakspearienne s’en est allée en flûte. Que fait-on de l’adjuration du fantôme disparu, de ce cri suprême sortant des entrailles de la terre : « Jurez sur l’épée ! » De cette voix du châtiment, de cette récidive terrible dans les ténèbres, pas une trace, vous l’attendez, vous dressez l’oreille, pas un mot ; à la place d’un pareil trait de situation, une phrase pour baryton, une invocation au soleil, à l’amour, à la gloire terminant l’acte. Quand la musique n’apporte pas au drame une aide efficace, un surcroît, mieux lui sied de garder la chambre, et Stendhal avait grandement raison de ne vouloir comme sujets d’opéras que des thèmes originaux ou des pièces ’empruntées au répertoire du boulevard. Quelle meilleure preuve de cette vérité que la scène dont je parle ! La symphonie est magnifique, et l’action, au lieu d’en profiter, y trouve son abaissement ; et vous, qui ne pouvez cependant, en présence d’''Hamlet'', oublier Shakspeare, vous qui vous souvenez de l’effet de cette scène à la lecture, au théâtre, vous la guettez, vous la cherchez, et, ne la trouvant pas, vous reniez des beautés dont partout ailleurs l’éclat s’imposerait à votre estime.
 
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Vous me direz qu’une réticence psychologique ne fait pas un opéra. Non sans doute, mais pour un musicien de nos jours, pour un penseur, que d’élémens d’inspiration, quelle fin de récit qu’un tel vers ! Voltaire admettait qu’il y avait dans ''la Divine Comédie'' « une
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trentaine de beaux vers. » Il aurait pu tout aussi bien n’en reconnaître qu’un seul : celui-là. Car, en effet, après de pareilles beautés, il n’y a rien. En six mots, le drame est résumé : Comme ils se penchaient sur le livre, leurs bouches se joignirent toutes frémissantes, un long baiser, l’éclair d’une épée…
 
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Loin de nous les comparaisons disproportionnées. Il n’en demeure pas moins vrai que, chez M. Ambroise Thomas, comme chez l’auteur de ''la Divine Comédie'', l’esprit de culture et de science prime l’inspiration et que, s’il y a parmi nos musiciens quelqu’un qui soit fait pour traduire Dante, c’est celui dont nous parlons ; son philosophisme rêveur, son goût de la scolastique, son humeur sombre et monacale l’y porteraient. Les dieux d’Homère, lumineux, allègres, rayonnans, n’en veulent qu’à Mozart toujours et quelquefois à Rossini. Richard Wagner s’est attribué l’empire des Walkyries ; à nous, les commentateurs, les éplucheurs et les ruminans de la tradition latine, à nous de l’interpréter selon notre art. Comme programme de symphonie, la traversée aux enfers de Dante et de Virgile me représente l’odyssée de l’âme moderne, et pour le musicien, un hymne des ténèbres et de la mort, une sorte de ''cantus supra librum'', dont le point de rappel, le motif thématique, serait cette légende même de Françoise de Rimini. Égaré dans la profondeur de la forêt terrestre, le poète voit l’aube rougir la montagne où le Rédempteur est mort sur la croix. Son cœur tressaille et déjà s’élance, quand soudain, spectres menaçans, lui apparaissent la panthère, la louve et le lion, autrement dit, les trois péchés de luxure, d’avarice et d’orgueil qui dévorent l’humanité. Cependant Virgile se montre, messager de salut, envoyé du vestibule de l’enfer par la mystique
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dame, ''omnis beatitudo nostra'', et tous les deux descendent aux éternels abîmes. Ils s’embarquent sur l’Achéron, Caron les passe, Virgile debout, Dante endormi pour ne plus se réveiller que parmi les ombres qui désormais l’entourent, l’interrogent, l’implorent, lui, parmi ces ténèbres, seul être vivant ! Les visions se succèdent, vertigineuses ; les tableaux se précipitent, et si variés, — violens, atroces, pathétiques ! Farinata, dressant son buste hors du cercueil de flammes et narguant les démons de la fournaise ; Ugolin rongeant le crâne de l’évêque de Pise. Quels hommes que ces damnés-là, et comme, en dépit des crimes abominables qu’ils expient, vous lisez la grandeur sur leur front ! — Puis, sous le vent de la tempête, la colombe blessée, et son ramier tirant de l’aile :
 
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Quant aux pièces de théâtre sorties de ce motif, nous en sommes à ne les plus compter. En Italie, la tragédie de Silvio Pellico jouit
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encore d’un certain renom, et combien d’opéras depuis lors ! Les deux années qui viennent de s’écouler en ont vu fleurir et mourir jusqu’à trois. Même affluence de biens du côté de l’Allemagne. Nous parcourions dernièrement un volume d’essais dramatiques de Louis Uhland, publiés après sa mort, et qui contient aussi des fragmens d’une ''Françoise de Rimini''. L’œuvre, quoique restée à l’état d’ébauche, m’a semblé curieuse ; je l’ai lue et relue, moins peut-être à cause du sujet que l’opéra nouveau remet en discussion que par cet intérêt qui, pour moi, s’attache aux moindres conceptions d’un grand poète. La conception n’est guère ici qu’un plan entremêlé de quelques scènes. Mais, avant de le raconter, disons un mot du fait historique générateur qui devait, à travers les âges, fournir matière à tant de poésie, de peinture et de musique.
 
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Ses migrations à travers l’Europe, Boccace nous les a contées ; il avait exploré la Bretagne, connu Paris, champ de bataille de la
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scolastique. En Italie partout sa marque est imprimée : ''vestigia leonis''. Cités, châteaux, cavernes en leurs profondeurs, monastères perchés sur les cimes, nous l’ont conservée : ''Hic fuit Dantes''. Ce mot emplit tout le paysage et l’ennoblit. Où ne fut-il pas ? A Vérone, chez les seigneurs de la Scala, à Ravenne, chez les Polenta, dans les Marches trévisanes, chez Gherardo de Camino, au pied des Alpes juliennes, chez le patriarche Pagano della Torre. Tous l’accueillaient, l’hébergeaient, l’employaient à leur politique en attendant mieux, car ils avaient compris que ce vagabond pythien s’en allait vers la postérité et les y pourrait mettre en bonne ou en mauvaise odeur. C’est ainsi qu’en retour de son hospitalité, Can Grande reçut la dédicace du me chant et devint le lévrier symbolique qui chassera du sol italien la panthère, la louve et le lion. Avant de laisser ses os à Ravenne (1321) : — ''Hicclaudor Dantes patriis extorris ab oris'', — il avait séjourné à Rimini, chez le petit-neveu de Francesca, de même que dix-neuf ans plutôt (1302), se trouvant à la cour de Bartolommeo della Scala, grand-oncle du jeune prince que je viens de citer, il avait pu jouer son personnage de témoin dans la tragédie de ''Roméo et Juliette''.
C’est à ce point de vue de chose vécue qu’il faudrait envisager l’œuvre de Dante. On ne s’enflamme d’un si beau zèle que pour ou contre des contemporains. Chaque tercet de l’Inferno trahit la personnalité du poète ; ses colères, ses pitiés, ses désespérances. C’est l’histoire de son temps vue à travers ses propres animosités politiques. On dit bien que les sept premiers chants existaient déjà lorsqu’il résidait encore à Florence et que les gens du peuple — âniers et forgerons — les récitaient partout. La légende parle aussi d’une représentation donnée à l’occasion d’une fête publique et pendant laquelle le pont Caraja se serait écroulé sous le poids de la multitude. Nous inclinons à croire que ce livre est un chant de l’exil, un produit des longues années d’épreuves. On ne passe pas ainsi de l’action militante à la pure contemplation. Je le vois, sur le tard, assis à Ravenne, épuisé, délabré et s’y remettant de sa course aux enfers « cause de sa maigreur ! » C’en est fait des gibelins ; la partie qui se jouait pour lui sur la terre est désormais perdue, rêves de monarchie, appels à l’empereur Henri VII, choses finies. Il ne s’agissait donc plus que d’élever ses yeux vers la lumière et de s’y retremper ; de là ce mysticisme qui rayonne aux derniers chants du Paradis et qui, dès l’origine, était dans le plan du poème ; de là aussi l’immense compassion dont il se sent repris pour certains êtres qu’il a particulièrement connus et pratiqués de ce côté-ci de l’existence : Brunetto Latini, son maître, et vous aussi, divine Francesca, de qui la voix résonne en son âme et dans la nôtre longtemps après que vous avez passé ! Faut-il que cet homme-là soit de son siècle
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pour vous avoir logée ainsi parmi les flammes éternelles, lui qui, vous voyant, arrête son discours et renonce au charme de votre présence pour ne pas vous retenir sous les flocons de braise ! Homère eût fait de vous une déesse, la renaissance n’eût jamais consenti à vous placer plus mal qu’en purgatoire, mais cet horrible moyen âge n’a point d’entrailles et le grand Alighieri est son prophète. Quiconque a péché rôtira au feu d’enfer ; nos ennemis d’abord, cela va sans dite, puis nos amis : Farinata, Sordello, Brunetto et jusqu’à cette pauvre Francesca coupable de quoi ? D’avoir aimé ! Damner l’éternel féminin, ô barbarie !
 
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Malatesta, seigneur de Rimini, a deux fils : Lanciotto et Paolo ; l’un repoussant de corps et d’âme et cherchant dans les tavernes et les tripots l’oubli de sa difformité ; l’autre beau, sage et studieux. Un matin, au sortir d’une orgie, Lanciotto, de passage à Ravenne, aperçoit Francesca se rendant à la première messe. Rappelez-vous, dans ''Roméo et Juliette'', le coup d’insolation, c’est le même incident, seulement il n’y a d’atteint cette fois que le jeune homme. Lanciotto aime Francesca, et, sous l’action de cet amour, le sentiment de sa propre laideur s’exaspère, il se regarde et se fait horreur. N’importe, il faut que la belle créature soit à lui. La vérité le trahirait, le mensonge l’aidera. Comprenant d’avance que, s’il se présente lui-même, on reconduira sur sa mauvaise mine, Lanciotto s’adresse à son frère et par supplications, caresses, menaces, ruses, il réussit à s’en faire un complice. Paolo partira pour Ravenne et demandera, comme pour lui, la main de Francesca ; il plaira, le consentement sera enlevé, puis on s’expliquera plus lard. Au théâtre, une invraisemblance est toujours innocentée pourvu qu’elle accouche ;
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ici, l’invraisemblance est monstrueuse, mais l’effet qu’elle amène est puissant, l’intrigue où Paolo se laisse attirer va de piège en piège l’entraîner jusqu’au seuil de l’alcôve nuptiale, et Lanciotto y guette dans l’ombre la proie qu’une série de mensonges et de substitutions livre enfin à sa convoitise. Ce n’est qu’au lever du jour et quand le mariage est consommé que l’erreur se manifeste. Irrésistiblement on se reprend à penser à la tragédie de Shakspeare, on revoit la scène du réveil, mais poussée au noir et terrible : « Ce n’est pas le rossignol, c’est l’alouette, c’est le jour, Roméo ! » s’écriait Juliette : « C’est le jour ! » soupire Lanciotto épouvanté désormais de sa félonie et s’efforçant de retenir sa déesse, qui, frissonnante encore des ivresses de la nuit, s’échappe vers la fenêtre et l’ouvre à toutes les irradiations matinales. A la vue de Lanciotto, la jeune femme pousse un cri et tombe inanimée dans un fauteuil ; lui s’agenouille, cachant son visage, puis se relève.
 
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L’acte suivant nous les montre pourtant tous les deux dans cette chambre, où d’illusoires projets de mariage les avaient réunis. La scène est très belle et bien dans le ton de l’Alighieri, qui donne, comme on sait, l’initiative au personnage de la femme et maintient l’homme au second plan. Ayons présente la vision du poète : c’est Françoise qui mène le groupe, elle qui parle ; Paolo ne vient qu’à la suite : ombre d’une âme forte qui l’entraîne en son vol. Sur ce point, on ne peut que louer M. Paul Heyse, il a interprété, commenté Dante au sens dramatique ; son Paolo n’a que faiblesse et gracilité, il appartient à cette race d’amoureux passifs dont George Sand aime à caresser le type ; toute volonté le soumettra ; nous
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avons vu son frère l’enjôler aux scélératesses, voici grandir l’ascendant de Francesca, qui, lorsqu’il voudrait fuir, le force à rester, l’excusant même au besoin :
 
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L’alcôve était sombre !
 
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<center>PAOLO.</center>
 
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(Dante, Inf., cant. V. )</ref> !
 
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Il s’accuse ; Francesca prend sa défense contre lui-même, et, dans un superbe mouvement de révolte, se rappelant l’outrage qu’elle a subi et, s’amnistiant à son tour : « Ce baiser que tu nous reproches, s’écrie-t-elle, ce baiser, moi, je le bénis, car il a vengé les autres dont je fus souillée. Songe au souvenir que laisse au cœur d’une femme une nuit pareille à ma nuit de noces et quel arrière-goût empoisonné avaient gardé mes lèvres de la chose au monde la plus douce ! »
 
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Je me tais sur le poème et regrette une fois encore que le musicien n’ait pas traité son sujet en symphonie. En veut-on une preuve ? J’invoquerai tout de suite le prologue, une page hors ligne, la plus belle à mon sens que M. Ambroise Thomas ait jamais écrite. Combien de temps s’écoule-t-il des premiers accords de l’introduction
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à l’entrée de Dante ? Je ne l’ai pas compté, mais je sais que pendant ce long silence de la scène où l’orchestre seul a la parole, l’effet est surprenant. Virgile paraît et le dialogue qui s’engage alors sur un ton digne des deux héros se termine par une phrase que Gluck ne désavouerait pas. Tout cela grandiose, d’une majesté fière quoique procédant par juxtaposition des motifs plutôt que par tableau symphonique et d’un fantastique classique s’inspirant de l’acte des enfers dans ''Orphée''. En voyant de pareilles beautés n’émouvoir dans la salle que les artistes et les connaisseurs, on serait d’abord tenté d’invectiver le gros du public qui déjà semble languir et ne se réveillera que plus tard ; mais à mesure qu’on y réfléchit on devient moins sévère, et vous finissez par donner raison à ce tout le monde qui décidément a plus d’esprit que Voltaire. Nous autres, gens d’étude, notre amour pour la pensée nous entraîne, nous nous imaginons que toutes ces belles choses qui nous passionnent doivent également enflammer la foule, et de ce que nous avons très légitimement lié commerce avec Virgile et Dante, nous voulons à toute force les mettre en opéra. Erreur immense, dont jadis Berlioz avec ses ''Troyens'' subit la peine et qui porte préjudice aux endroits les plus remarquables de la nouvelle partition. Virgile et Dante sont des dieux, honorons-les, adorons-les, mais ne forçons point le public d’un théâtre où l’on chante à lire avec nous ''l’Enéide'' ou ''la Divine Comédie''. Qui voulez-vous qui s’intéresse dans cette salle aux rêveries philosophiques du ''lacrymœ rerum'' et de l’''omnis beatitudo nostra'' ! Passe encore pour l’anecdote de Françoise de Rimini si vous aviez eu sous la main un librettiste comme Scribe pour en tirer des personnages et des situations, mais ce Virgile joué en travesti, ce Dante qui prend les animaux symboliques pour de vrais tigres et de vrais lions, ces Trônes et ces Dominations qui surplombent, cette Béatrice à la cantonade avec son nimbe d’or et son lys de feu, ces nuages inventés pour rendre un peu plus inintelligible une action qui se déroule dans la confusion et dans les non-sens ; à quoi pensiez-vous d’aller supposer que le public de l’Opéra, le monde des ''premières'', s’intéresserait à votre fantasmagorie ? Votre pièce n’est pas une pièce, c’est une vision, quelque chose d’indécis, de flottant comme un spectacle d’ombres chinoises, les ombres chinoises des Séraphins ! Tout le monde y montre la lanterne magique ; dans le prologue, c’est Virgile qui tient la baguette, et dans les actes suivans, c’est le page Ascanio, un bien gracieux interprète du reste et que le musicien a comblé de ses trésors. On n’imagine pas un plus utile et plus aimable récitant ; il vous explique les allées et venues, vous raconte qui vit et qui meurt ; il a le gosier plein de raretés délicieuses qu’il déploie tantôt pour son propre compte, tantôt pour celui des autres comme dans l’épisode du ballet qu’il expose et
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commente du plus bel entrain, galant, spirituel, mêlant le persiflage à sa romance et vous faisant avaler cette gondole vénitienne. d’où sort une Espagnole avec son Espagnol ! Il n’y a pas à dire, c’est un petit chef-d’œuvre d’art tout moderne, que la musique de ce ballet, une suite d’orchestre : avec ''havanaises'' et ''sévillanes'' du pittoresque le plus délicat. Souvenez-vous de l’ancienne méthode, comparez à ce style chorégraphique les airs de danse d’Auber, qui n’en restent pourtant pas moins des modèles, et voyez le progrès ou plutôt l’évolution. Dans ''la Muette'', le motif est tout, le travail compte à peine ; dans ''Françoise de Rimini'', au contraire, le travail, la curiosité prédomine, les arabesques s’enroulent, se contournent et tandis que vous les suivez dans le mirage, tout à coup, de la farandole sonore se détache une phrase accentuée, nette et précise ; la ''Habañera'' par exemple. Vous préludiez avec Chopin, voici Bizet. Remarquez bien qu’il n’est point ici question d’emprunts vulgaires, je veux parler de la variété, de l’abondance des matières, d’une sorte de mainmise sur tous les styles fort à sa place dans un ballet, et vrai jeu de prince. Pendant que nous sommes au chapitre des divertissemens, signalons le joli chœur des pages au troisième acte. M. Ambroise Thomas est d’ailleurs tout à fait maître en ces badinages. Lui qui s’entend comme personne à faire grand n’a peut-être pas son pareil dans les minuties. A la scène de l’esplanade dans ''Hamlet'', à ce magnifique prologue que je viens de citer, opposez tant d’impromptus galans, vous serez émerveillé du contraste. On a beau grandir et vieillir, on n’abdique jamais complètement ses origines ; il y a de l’opéra comique et même de l’opérette dans ''Françoise de Rimini'' et j’avoue que cette note de ''Psyché'' et de ''Mignon'', très saisissable dans le rôle d’Ascanio et dans ce qui s’y rattache, ne me déplaît aucunement. L’art et la culture justifient tout. « Si c’est un crime d’aimer le vin d’Espagne, qu’on me pende, » disait Falstaff ; m’est avis que Mozart devait penser ainsi de l’opérette, puisqu’il en mettait jusque dans ''la Flûte enchantée''. J’ai dit les beaux côtés de la partition, j’en ai fait ressortir les urbanités et les délicatesses, abordons l’argument pathétique.
 
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::La bocca mi baciò tutto tremante.
 
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Le rideau se lève à peine et déjà le baiser tragique est donné, mais, alors, que devient le dénoûment ? Ce qu’il sera, nous le saurons plus tard : la répétition exacte de cette première scène : même décor, mêmes accessoires, encore le manuscrit et l’oratoire, — un oratoire où traînent des histoires de galanterie ! — les choses y sont à ce point qu’il semble que les deux amans « le font exprès. » Vous croyez qu’ils lisent ? Nullement, ce livre n’a plus rien à leur apprendre, ne l’ont-ils pas mis en action ? S’ils lisent, c’est pour se donner une contenance en attendant que Malatesta vienne les tuer, et leur malchance dramatique est telle que l’épée même de Malatesta, au lieu de les frapper au cœur, s’enfonce vaguement dans un nuage.
 
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Nous touchons au point délicat ; une chose manque, en effet, à cette partition : la couleur. En dehors de cette page de l’Enfer, qui, je ne me lasse point de le répéter, ouvre devant vos yeux le vestibule d’un chef-d’œuvre, rien, dans la musique, ne nous avertit ni du pays, ni de l’époque où l’action se joue. La note caractéristique et locale,
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quand elle se rencontre, n’est jamais que de convention. S’agit-il d’un triomphateur : les trompettes nous l’annoncent ; d’une apparition céleste ? voici les harpes ; mais c’est à peu près tout ce que le compositeur nous accorde. Je me demande s’il n’y aurait point là du parti-pris : M. Ambroise Thomas affectionne la demi-teinte, il aime à faire gris, et puis, que voulez-vous ? on a tant abusé de la couleur depuis Weber et Meyerbeer ! Quoi qu’il en soit, l’esprit du temps réclame davantage ; l’entrée de Malatesta, vers la fin du premier acte, est héroïque ; le chant nuptial, au troisième acte, est un morceau d’un art achevé ; mais tout cela compte surtout musicalement, et le beau musical, au théâtre, ne suffit pas. Les personnages marchent dans leurs ombres, Paolo et Malatesta pourraient, en les transposant, chanter les mêmes airs à tour de rôle. Quant à Francesca, nous attendrons, pour juger de sa physionomie, qu’une actrice digne de figurer à l’Opéra nous la révèle. Il n’y aurait donc que le page Ascanio, et l’on sait ce que vaut comme rendement psychologique et comme nouveauté un page d’opéra. La belle voix de Mlle Richard et le talent qu’elle montre font regretter que le personnage de Françoise ne lui soit pas échu ainsi qu’il en avait été question un moment. On réplique à cela que le rôle était écrit trop haut, qu’il aurait fallu transposer. Bienheureuse transposition qui eût amené à l’orchestre quelques dièses parmi tant de bémols dont la forêt est obscurcie ! Dénonçons aussi l’invasion de la plante dite : ''arioso''. Malatesta seul en a tout un bouquet à sa cuirasse ; trois ariosos pour un seul homme et pour voix grave, y songeait-on ? La faute en remonte à M. Massenet, dans ''le Roi de Lahore'', d’autres en accuseront Herold, dans ''Zampa'', et cette complicité pour le succès qui se reproduit toujours entre un auteur et son interprète. Cherchons l’effet, mais ne jouons pas au berger fidèle sous le harnois d’un condottiere du XIVe siècle ; ouvrons notre âme et notre voix aux grandes mélopées : « Je ne connais qu’un étendard ! » et laissons leur roucoulement aux pigeons. Pénétrer plus avant dans le détail de l’exécution nous conduirait trop loin, mais nous reviendrons sur cette interprétation, qui n’est, en somme, que de second ordre et ne saurait se comparer avec ce que fut l’interprétation d’''Hamlet'' sous l’administration de M. Perrin aux beaux jours de Christine Nilsson et de M. Faure. C’était, en vérité, bien la peine de tant se démener et d’aller jusqu’à Moscou recruter des virtuoses de fantaisie quand on avait sous la main la femme du rôle ; à la place de Gabrielle Krauss, je n’oublierais jamais un tel affront, et même j’en voudrais tirer la plus éclatante vengeance. Savez-vous ce que je ferais : j’irais demain trouver M. Ambroise Thomas et je lui dirais : « Maître, accordez-moi une grâce, confiez-moi le rôle de Virgile. » La voyez-vous apparaissant sur cette ritournelle
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enchanteresse des violons, l’entendez-vous attaquer l’allégro : « Va, je serai ton guide ! » Musique, geste, accent, ce serait sublime ; Gluck en tressaillerait de joie dans l’Elysée, Ingres aussi !
 
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Ceux-là se trompent qui l’accusent de se tourmenter vers l’effet ; son art, au contraire, est, ainsi que sa personne, d’une très grande
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probité. Nature ombrageuse et timorée, il cherche le vrai, mais avec le ferme propos de ne point franchir un certain au-delà ; tandis qu’il interroge l’avenir, la religion du passé l’attache au rivage ; il pourrait aller plus loin, ayant à part lui toute science et toute information ; il n’ose point, et ce double combat pour les grands principes de l’école et pour l’esprit de rénovation me semble fait pour le recommander à toutes nos sympathies. Notons, en outre, l’absence totale de charlatanisme ; tandis que d’autres jonglaient avec, la théorie, l’auteur de ''Mignon'' et de ''Françoise de Rimini'' s’évertuait à la pratique, dédaignant les vaines simagrées et procédant en philosophe qui sait que le vrai dans l’art, comme le beau, n’est qu’une affaire de relativité et que chaque nation a sa manière à elle de sentir et de comprendre. Jamais la conscience, chez lui, n’est en défaut ; il a ses erreurs et ses défaillances, mais sa probité d’artiste demeure hors de cause, trait distinctif de cette figure que d’illustres physionomistes, M. Ingres et Hippolyte Flandrin, avaient dès longtemps aperçu et ''documenté''. Ceci nous amène à des circonstances qui doivent être rappelées pour le plus grand honneur de M. Ambroise Thomas ; nous voulons parler de son séjour à Rome comme lauréat du prix de l’Institut et des sentimens qu’il sut, à cette époque, inspirer partout autour de lui. Les lettres de M. Ingres, celles d’Hippolyte Flandrin portent là-dessus un renseignement à ne pas négliger.
 
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''Don Juan'' ! excusez du peu ; mais ce sont là de ces licences qu’on
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se passe d’un art à l’autre et dont, en ce qui le concerne directement, un maître sait toujours s’abstenir. Je ne vois guère M. Ingres criant de Rome à tel jeune peintre, hier son pensionnaire à la villa Médicis et qui vient d’exposer au Salon : « Bravo, mon cher ! après cela, arrivons à ''la Transfiguration'' ! » Les lettres d’Hippolyte Flandrin ont moins de fougue et n’en valent que mieux comme témoignage :
 
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Que tout cela est ému, touchant, honnête ! S’il écrit à son frère
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Auguste, c’est le même zèle qui l’inspire, la noble flamme d’un grand cœur en propagande d’amitié.
 
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<center>VII</center>
 
De tous les musiciens de ma génération, M. Ambroise Thomas est peut-être le seul avec qui je n’aie jamais échangé une parole ; j’aurais donc ici mauvaise grâce à prétendre m’ériger en biographe. D’ailleurs, si j’en juge à vue de pays, l’auteur de ''Françoise de Rimini'' doit être un de ces hommes qui n’ont pas d’histoire. Il court sur Auber mille anecdotes, dont quelques-unes, — vraies ou fausses, — ont servi et continueront de servir d’appoint au signalement de l’individu ; avec M. Thomas, rien de pareil. Il « ne fait pas de mots, » on ne lui connaît pas d’aventures, et si, par son œuvre, il relève de la critique, sa vie échappe aux chroniqueurs. Jamais de lettres dans les journaux, de commentaires personnels, de préfaces aux publications posthumes et autres du prochain, point de gestes, ni de pantomimes pour maintenir le public en haleine pendant les entr’actes ! Tantôt à l’Opéra-Comique, tantôt à l’Opéra, ou dans son cabinet du Conservatoire, il ne sort pas de là, et c’est ainsi qu’il a conquis la première place parmi ceux de son pays et de son époque. Étant, en effet, admise la question de relativité que nous avons posée plus haut, M. Ambroise Thomas est bien décidément aujourd’hui le premier de tous, le chef d’école ; lui seul a fait œuvre organique. Le partie une fois engagée et les tâtonnemens du début surmontés, nous le voyons poursuivre un idéal. Du ''Songe d’une nuit d’été'' à ''Mignon'', de ''Mignon'' et d’''Hamlet'' à ''Françoise de Rimini'', l’esprit de tendance est incontestable. Il possède tout ce qui s’acquiert, et si l’invention était chez lui à la hauteur de l’érudition, sa gloire serait sans reproche. Le malheur veut que des deux principes d’où la musique tire ses effets, nous n’en reconnaissions plus aujourd’hui qu’un seul. Les dessins d’orchestre et le culte de l’enharmonique nous causent désormais un tel délire, que nous en oublions tout le reste à ce point que l’on se demande si des choses considérées jusqu’à ce jour comme des merveilles incomparables, le trio de ''Guillaume Tell'' par exemple, où le sentiment primordial tient tant de place, seraient encore possibles avec cet art de tête systématiquement absorbé par des préoccupations secondaires. Que devient l’âme dans ce jeu d’esprit ? Les Florentins n’ont-ils pas eu, vers 1600, une sorte d’esthétique semblable à la nôtre quand ils jetèrent par-dessus bord la mélodie et le contrepoint pour introniser une espèce de déclamation pathétique dont émane ce récitatif combiné, fouillé, ciselé, grouillant de vie instrumentale, en qui se résume l’art contemporain ? L’habileté dans l’arrangement, voilà surtout ce qui nous distingue. Le génie s’en est allé, mais, en revanche, le talent est à
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demeure, la main pleine de richesses et capable, comme cet oncle des anciennes comédies, de payer argent comptant les dettes du coquin de neveu toujours absent.