« Pierre Grassou » : différence entre les versions

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LA TOILETTE D’UN CHOUAN, CONDAMNE A MORT EN 1801.
 
Quoique médiocre, le tableau eut un prodigieux succès. La foule se forma tous les jours devant la toile à la mode, et Charles X s’y arrêta. MADAME, instruite de la vie patiente de ce pauvre Breton, s’enthousiasma pour le Breton. Le duc d’Orléans marchanda la toile. Les ecclésiastiques dirent à madame la Dauphine que le sujet était plein de bonnes pensées : il y régnait en effet un air religieux très-satisfaisant. Monseigneur le Dauphin admira la poussière des carreaux, une grosse lourde faute, car Fougères avait répandu des teintes verdâtres qui annonçaient de l’humidité au bas des murs. MADAME acheta le tableau mille francs, le Dauphin en commanda un autre. Charles X donna la croix au fils du paysan qui s’était jadis battu pour la cause royale en 1799. Joseph Bridau, le grand peintre, ne fut pas décoré. Le Ministre de l’Intérieur commanda deux tableaux d’église à Fougère. Ce salon fut pour Pierre Grassou toute sa fortune, sa gloire, son avenir, sa vie. Inventer en toute chose, c’est vouloir mourir à petit feu ; copier, c’est vivre. Après avoir enfin découvert un filon plein d’or, Grassou de Fougères pratiqua la partie de cette cruelle maxime à laquelle la société doit ces infâmes médiocrités chargées d’élire aujourd’hui les supériorités dans toutes les classes sociales ; mais qui naturellement s’élisent elles-mêmes, et font une guerre acharnée aux vrais talents. Le principe de l’Election, appliqué à tout, est faux, la France en reviendra. Néanmoins, la modestie, la simplicité, la surprise du bon et doux Fougères, firent taire les récriminations et l’envie. D’ailleurs il eut pour lui les Grassou parvenus, solidaires des Grassou à venir. Quelques gens, émus par l’énergie d’un homme que rien n’avait découragé, parlaient du Dominiquin, et disaient : « Il faut récompenser la volonté dans les Arts ! Grassou n’a pas volé son succès ! voilà dix ans qu’il pioche, pauvre bonhomme ! » Cette exclamation de pauvre bonhomme ! était pour la moitié dans les adhésions et les félicitations que recevait le peintre. La pitié élève autant de médiocrités que l’envie rabaisse de grands artistes. Les journaux n’avaient pas épargné les critiques, mais lechevalier Fougères les digéra comme il digérait les conseils de ses amis, avec une patience angélique. Riche alors d’une quinzaine de mille francs bien péniblement gagnés, il meubla son appartement et son atelier rue de Navarin, il y fit le tableau demandé par monseigneur le Dauphin, et les deux tableaux d’église commandés par le Ministère, à jour fixe, avec une régularité désespérante pour la caisse du Ministère, habituée à d’autres façons. Mais admirez le bonheur des gens qui ont de l’ordre ? S’il avait tardé, Grassou, surpris par la Révolution de Juillet, n’eût pas été payé. A trente-sept ans, Fougères avait fabriqué pour Elias Magus environ deux cents tableaux complétement inconnus, mais à l’aide desquels il était parvenu à cette manière satisfaisante, à ce point d’exécution qui fait hausser les épaules à l’artiste, et que chérit la bourgeoisie. Fougères était cher à ses amis par une rectitude d’idées, par une sécurité de sentiments, une obligeance parfaite, une grande loyauté ; s’ils n’avaient aucune estime pour la palette, ils aimaient l’homme qui la tenait. —— Quel malheur que Fougères ait le vice de la peinture ! se disaient ses camarades. Néanmoins Grassou donnait des conseils excellents, semblable à ces feuilletonistes incapables d’écrire un livre, et qui savent très-bien par où pèchent les livres ; mais il y avait entre les critiques littéraires et Fougères une différence : il était éminemment sensible aux beautés, il les reconnaissait, et ses conseils étaient empreints d’un sentiment de justice qui faisait accepter la justesse de ses remarques. Depuis la Révolution de Juillet, Fougères présentait à chaque Exposition une dizaine de tableaux, parmi lesquels le Jury en admettait quatre ou cinq. Il vivait avec la plus rigide économie, et tout son domestique consistait dans une femme de ménage. Pour toute distraction, il visitait ses amis, il allait voir les objets d’arts, il se permettait quelques petits voyages en France, il projetait d’aller chercher des inspirations en Suisse. Ce détestable artiste était un excellent citoyen : il montait sa garde, allait aux revues, payait son loyer et ses consommations avec l’exactitude la plus bourgeoise. Ayant vécu dans le travail et dans la misère, il n’avait jamais eu le temps d’aimer. Jusqu’alors garçon et pauvre, il ne se souciait point de compliquer son existence si simple. Incapable d’inventer une manière d’augmenter sa fortune, il portait tous les trois mois chez son notaire, Cardot, ses économies et ses gains du trimestre. Quand le notaire avait à Grassou mille écus, il les plaçait par première hypothèque, avec subrogation dans lesdroits de la femme, si l’emprunteur marié, ou subrogation dans les droits du vendeur, si l’emprunteur avait un prix à payer. Le notaire touchait lui-même les intérêts et les joignait aux remises partielles faites par Grassou de Fougères. Le peintre attendait le fortuné moment où ses contrats arriveraient au chiffre imposant de deux mille francs de rente, pour se donner l’otium cum dignitate de l’artiste et faire des tableaux, oh ! mais des tableaux ! enfin de vrais tableaux ! des tableaux finis, chouettes, kox-noffs et chocnosoffs. Son avenir, ses rêves de bonheur, le superlatif de ses espérances, voulez-vous le savoir ? c’était d’entrer à l’Institut et d’avoir la rosette des officiers de la Légion-d’Honneur ! S’asseoir à côté de Schinner et de Léon de Lora, arriver à l’Académie avant Bridau ! avoir une rosette à sa boutonnière ! Quel rêve ! Il n’y a que les gens médiocres pour penser à tout.
 
En entendant le bruit de plusieurs pas dans l’escalier, Fougères se rehaussa le toupet, boutonna sa veste de velours vert-bouteille, et ne fut pas médiocrement surpris de voir entrer une figure vulgairement appelée un melon dans les ateliers.Ce fruit surmontait une citrouille, vêtue de drap bleu, ornée d’un paquet de breloques tintinnabulant. Le melon soufflait comme un marsouin, la citrouille marchait sur des navets, improprement appelés des jambes. Un vrai peintre aurait fait ainsi la charge du petit marchand de bouteilles, et l’eût mis immédiatement à la porte en lui disant qu’il ne peignait pas les légumes. Fougères regarda la pratique sans rire, car monsieur Vervelle présentait un diamant de mille écus à sa chemise.
 
Fougères regarda Magus et dit : —— Il y a gras ! en employant un mot d’argot, alors à la mode dans les ateliers.
 
En entendant ce mot, monsieur Vervelle fronça les sourcils. Ce bourgeois attirait à lui une autre complication de légumes dans la personne de sa femme et de sa fille. La femme avait sur la figure un acajou répandu, elle ressemblait à une noix de coco surmontée d’une tête et serrée par une ceinture. Elle pivotait sur ses pieds, sa robe était jaune, à raies noires. Elle produisait orgueilleusement des mitaines extravagantes sur des mains enflées comme les gants d’une enseigne. Les plumes du convoi de première classe flottaient sur un chapeau extravasé. Des dentelles paraient des épaules aussi bombées par derrière que par devant : ainsi la forme sphérique du coco était parfaite. Les pieds, du genre de ceux que les peintres appellent des abatis, étaient ornés d’un bourrelet de six lignes audessus du cuir verni des souliers. Comment les pieds y étaient-ils entrés ? on ne sait.
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— Tiens, dit Fougères, prends ma place pendant que je vais écrire.
 
Vervelle roula jusqu’à la table et s’approcha de l’oreille de Grassou. —— Mais ce pacant-là va tout gâter, dit le marchand.— S’il voulait faire le portrait de votre Virginie, il vaudrait mille fois le mien, répondit Fougères indigné.
 
En entendant ce mot, le bourgeois opéra doucement sa retraite vers sa femme stupéfaite de l’invasion de la bête féroce, et assez peu rassurée de la voir coopérant au portrait de sa fille.