« La Maison Nucingen » : différence entre les versions

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— Godefroid séjourna dans les quatre capitales de l’Italie, reprit Bixiou. Il vit l’Allemagne et l’Angleterre, un peu Saint-Pétersbourg, parcourut la Hollande ; mais il se sépara desdits trente mille francs en vivant comme s’il avait trente mille livres de rente. Il trouva partout le suprême de volaille, l’aspic, et les vins de France, entendit parler français à tout le monde, enfin il ne sut pas sortir de Paris. Il aurait bien voulu se dépraver le cœur, se le cuirasser, perdre ses illusions, apprendre à tout écouter sans rougir, à parler sans rien dire, à pénétrer les secrets intérêts des puissances…. Bah ! il eut bien de la peine à se munir de quatre langues, c’est-à-dire à s’approvisionner de quatre mots contre une idée. Il revint veuf de plusieurs douairières ennuyeuses, appelées bonnes fortunes à l’étranger, timide et peu formé, bon garçon, plein de confiance, incapable de dire du mal des gens qui lui faisaient l’honneur de l’admettre chez eux, ayant trop de bonne foi pour être diplomate, enfin ce que nous appelons un loyal garçon.— Bref un moutard qui tenait ses dix-huit mille livres de rente à la disposition des premières actions venues, dit Couture.
 
— Ce diable de Couture a tellement l’habitude d’anticiper les dividendes, qu’il anticipe le dénoûment de mon histoire. Où en étais-je ? Au retour de Beaudenord. Quand il fut installé quai Malaquais, il arriva que mille francs au-dessus de ses besoins furent insuffisants pour sa part de loge aux Italiens et à l’Opéra. Quand il perdait vingt-cinq ou trente louis au jeu dans un pari, naturellement il payait ; puis il les dépensait en cas de gain, ce qui nous arriverait si nous étions assez bêtes pour nous laisser prendre à parier. Beaudenord, gêné dans ses dix-huit mille livres de rente sentit la nécessité de créer ce que nous appelons aujourd’hui le fond de roulement. Il tenait beaucoup à ne pas s’enfoncer lui-même. Il alla consulter son tuteur : « Mon cher enfant, lui dit d’Aiglemont, les rentes arrivent au pair, vends tes rentes, j’ai vendu les miennes et celles de ma femme. Nucingen a tous mes capitaux et m’en donne six pour cent ; fais comme moi, tu auras un pour cent de plus, et ce un pour cent te permettra d’être tout à fait à ton aise. » En trois jours, notre Godefroid fut à son aise. Ses revenus étant dans un équilibre parfait avec son superflu, son bonheur matériel fut complet. S’il était possible d’interroger tous les jeunes gens de Paris d’un seul regard, comme il parait que la chose se fera lors du jugement dernier pour les milliards de générations qui auront pataugé sur tous les globes, en gardes nationaux ou en sauvages, et de leur demander si le bonheur d’un jeune homme de vingt-six ans ne consiste pas : à pouvoir sortir à cheval, en tilbury, ou en cabriolet avec un tigre gros comme le poing, frais et rose comme Toby, Joby, Paddy ; à avoir, le soir, pour douze francs, un coupé de louage très-convenable ; à se montrer élégamment tenu suivant les lois vestimentales qui régissent huit heures, midi, quatre heures et le soir ; à être bien reçu dans toutes les ambassades, et y recueillir les fleurs éphémères d’amitiés cosmopolites et superficielles ; à être d’une beauté supportable, et à bien porter son nom, son habit et sa tête ; à loger dans un charmant petit entresol arrangé comme je vous ai dit que l’était l’entresol du quai Malaquais ; à pouvoir inviter des amis à vous accompagner au Rocher de Cancale sans avoir interrogé préalablement son gousset, et n’être arrêté dans aucun de ses mouvements raisonnables par ce mot : Ah ! et de l’argent ? à pouvoir renouveler les bouffettes roses qui embellissent les oreilles de ses trois chevaux pur sang, et à avoir toujours une coiffe neuve à son chapeau. Tous, nous-mêmes, gens supérieurs, tous répondraient que ce bonheur est incomplet, que c’est la Magdeleine sans autel, qu’il faut aimer et être aimé, ou aimer sans être aimé, ou être aimé sans aimer, ou pouvoir aimer à tort et à travers. Arrivons au bonheur moral. Quand, en janvier 1823, il se trouva bien assis dans ses jouissances, après avoir pris pied et langue dans les différentes sociétés parisiennes où il lui plut d’aller, il sentit la nécessité de se mettre à l’abri d’une ombrelle, d’avoir à se plaindre d’une femme comme il faut, de ne pas mâchonner la queue d’une rose achetée dix sous à madame Prévost, à l’instar des petits jeunes gens qui gloussent dans les corridors de l’Opéra, comme des poulets en épinette. Enfin il résolut de rapporter ses sentiments, ses idées, ses affections à une femme, une femme ! La PHAMME ! AH ! Il conçut d’abord la pensée saugrenue d’avoir une passion malheureuse, il tourna pendant quelque temps autour de sa belle cousine, madame d’Aiglemont, sans s’apercevoir qu’un diplomate avait déjà dansé la valse de Faust avec elle. L’année 25 se passa en essais, en recherches, en coquetteries inutiles. L’objet aimant demandé ne se trouva pas. Les passions sont extrêmement rares. Dans cette époque, il s’est élevé tout autant de barricades dans les mœurs que dans les rues ! En vérité, mes frères, je vous le dis, l’improper nous gagne ! Comme on nous fait le reproche d’aller sur les brisées des peintres en portraits, des commissaires-priseurs et des marchandes de modes, je ne vous ferai pas subir la description de la personne en laquelle Godefroid reconnut sa femelle. Age, dix-neuf ans ; taille, un mètre cinquante centimètres ; cheveux blonds, sourcils idem ; yeux bleus, front moyen, nez courbé, bouche petite, menton court et relevé, visage ovale ; signes particuliers, néant. Tel, le passe-port de l’objet aimé. Ne soyez pas plus difficiles que la Police, que messieurs les Maires de toutes les villes et communes de France, que les gendarmes et autres autorités constituées. D’ailleurs, c’est le bloc de la Vénus de Médicis, parole d’honneur. La première fois que Godefroid alla chez madame de Nucingen, qui l’avait invité à l’un de ces bals par lesquels elle acquit, à bon compte, une certaine réputation, il y aperçut, dans un quadrille, la personne à aimer et fut émerveillé par cette taille d’un mètre cinquante centimètres. Ces cheveux blonds ruisselaient en cascades bouillonnantes sur une petite tête ingénue et fraîche comme celle d’une naïade qui aurait mis le nez à la fenêtre cristalline de sa source, pour voir les fleurs du printemps (Ceci est notre nouveau style, des phrases qui filent comme notre macaroni tout à l’heure.) L’idem des sourcils, n’en déplaise à la Préfecture de Police, aurait pu demander six vers à l’aimable Parny, ce poète badin les eût fort agréablement comparés à l’arc de Cupidon, en faisant observer que le trait était au-dessous, mais un trait sans force, épointé, car il y règne encore aujourd’hui la moutonne douceur que les devants de cheminée attribuent à madame de la Vallière, au moment où elle signe sa tendresse par-devant Dieu, faute d’avoir pu la signer par-devant notaire. Vous connaissez l’effet des cheveux blonds et des yeux bleus, combinés avec une danse molle, voluptueuse et décente ? Une jeune personne ne vous frappe pas alors audacieusement au cœur, comme ces brunes qui par leur regard ont l’air de vous dire, en mendiant espagnol : La bourse ou la vie ! cinq francs, ou je te méprise. Ces beautés insolentes (et quelque peu dangereuses ! ) peuvent plaire à beaucoup d’hommes ; mais, selon moi, la blonde qui a le bonheur de paraître excessivement tendre et complaisante, sans perdre ses droits de remontrance, de taquinage, de discours immodérés, de jalousie à faux et tout ce qui rend la femme adorable, sera toujours plus sûre de se marier que la brune ardente. Le bois est cher, Isaure, blanche comme une Alsacienne (elle avait vu le jour à Strasbourg et parlait l’allemand avec un petit accent français fort agréable), dansait à merveille Ses pieds, que l’employé de la police n’avait pas mentionnés, et qui cependant pouvaient trouver leur place sous la rubrique signes particuliers, étaient remarquables par leur petitesse, par ce jeu particulier que les vieux maîtres ont nommé flic-flac, et comparable au débit agréable de mademoiselle Mars, car toutes les muses sont sœurs, le danseur et le poète ont également les pieds sur terre. Les pieds d’Isaure conversaient avec une netteté, une précision, une légèreté, une rapidité de très-bon augure pour les choses du cœur. —— « Elle a du flic-flac ! » était le suprême éloge de Marcel, le seul maître de danse qui ait mérité le nom de grand. On a dit le grand Marcel comme le grand Frédéric, et du temps de Frédéric.
 
— A-t-il composé des ballets, demanda Finot.
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— Allons, j’ai tort, continue ? dit Blondet.
 
— Je reprends, dit Bixiou. « N’est-ce pas joli à épouser ? » dit Rastignac à Beaudenord en lui montrant la petite aux camélias blancs, purs et sans une feuille de moins. Rastignac était un des intimes de Godefroid. —— « Eh ! bien, j’y pensais, lui répondit à l’oreille Godefroid. J’étais occupé à me dire qu’au lieu de trembler à tout moment dans son bonheur, de jeter à grand’peine un mot dans une oreille inattentive, de regarder aux Italiens s’il y a une fleur rouge ou blanche dans une coiffure, s’il y a au Bois une main gantée sur le panneau d’une voiture, comme cela se fait à Milan, au Corso ; qu’au lieu de voler une bouchée de baba derrière une porte, comme un laquais qui achève une bouteille, d’user son intelligence pour donner et recevoir une lettre, comme un facteur ; qu’au lieu de recevoir des tendresses infinies en deux lignes, avoir cinq volumes in-folio à lire aujourd’hui, demain une livraison de deux feuilles, ce qui est fatigant ; qu’au lieu de se traîner dans les ornières et derrière les haies, il vaudrait mieux se laisser aller à l’adorable passion enviée par J.-J. Rousseau, aimer tout bonnement une jeune personne comme Isaure, avec l’intention d’en faire sa femme si, durant l’échange des sentiments, les cœurs se conviennent, enfin être Werther heureux ! » —— « C’est un ridicule tout comme un autre, dit Rastignac sans rire. A ta place, peut-être me plongerais-je dans les délices infinies de cet ascétisme, il est neuf, original et peu coûteux. Ta monna Lisa est suave, mais sotte comme une musique de ballet, je t’en préviens. » La manière dont Rastignac dit cette dernière phrase fit croire à Beaudenord que son ami avait intérêt à le désenchanter, et il le crut son rival en sa qualité d’ancien diplomate. Les vocations manquées déteignent sur toute l’existence. Godefroid s’amouracha si bien de mademoiselle Isaure d’Aldrigger, que Rastignac alla trouver une grande fille qui causait dans un salon de jeu, et lui dit à l’oreille : « Malvina, votre sœur vient de ramener dans son filet un poisson qui pèse dix-huit mille livres de rentes, il a un nom, une certaine assiette dans le monde et de la tenue ; surveillez-les ; s’ils filent le parfait amour, ayez soin d’être la confidente d’Isaure pour ne pas lui laisser répondre un mot sans l’avoir corrigé. » Vers deux heures du matin, le valet-de-chambre vint dire à une petite bergère des Alpes, dequarante ans, coquette comme la Zerline de l’opéra de Don Juan, et auprès de laquelle se tenait Isaure : « La voiture de madame la baronne est avancée. » Godefroid vit alors sa beauté de ballade allemande entraînant sa mère fantastique dans le salon de partance, où ces deux dames furent suivies par Malvina. Godefroid, qui feignit (l’enfant ! ) d’aller savoir dans quel pot de confitures s’était blotti Joby, eut le bonheur d’apercevoir Isaure et Malvina embobelinant leur sémillante maman dans sa pelisse, et se rendant ces petits soins de toilette exigés par un voyage nocturne dans Paris. Les deux sœurs l’examinèrent du coin de l’oeil en chattes bien apprises, qui lorgnent une souris sans avoir l’air d’y faire attention. Il éprouva quelque satisfaction en voyant le ton, la mise, les manières du grand Alsacien en livrée, bien ganté, qui vint apporter de gros souliers fourrés à ses trois maîtresses. Jamais deux sœurs ne furent plus dissemblables que l’étaient Isaure et Malvina. L’aînée, grande et brune, Isaure petite et mince ; celle-ci les traits fins et délicats ; l’autre des formes vigoureuses et prononcées ; Isaure était la femme qui règne par son défaut de force, et qu’un lycéen se croit obligé de protéger ; Malvina était la femme « d’Avez-vous vu dans Barcelone ? » A côté de sa sœur, Isaure faisait l’effet d’une miniature auprès d’un portrait à l’huile. « Elle est riche ! dit Godefroid à Rastignac en rentrant dans le bal. —— Qui ? —— Cette jeune personne. —— Ah ! Isaure d’Aldrigger. Mais oui. La mère est veuve, son mari a en Nucingen dans ses bureaux à Strasbourg. Veux-tu la revoir, tourne un compliment à madame de Restaud, qui donne un bal après-demain, la baronne d’Aldrigger et ses deux filles y seront, tu seras invité ! » Pendant trois jours dans la chambre obscure de son cerveau, Godefroid vit son Isaure et les camélias blancs, et les airs de tête, comme lorsqu’après avoir contemplé long-temps un objet fortement éclairé, nous le retrouvons les yeux fermés sous une forme moindre, radieux et coloré, qui pétille au centre des ténèbres.
 
— Bixiou, tu tombes dans le phénomène, masse-nous des tableaux ? dit Couture.
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— Ce que je trouve de beau dans Bixiou, dit Blondet, c’est qu’il est complet : quand il ne raille pas les autres, il se moque de lui-même.
 
— Blondet, je te revaudrai cela, dit Bixiou d’un ton fin. Si cette petite baronne était évaporée, insouciante, égoïste, incapable de calcul, la responsabilité de ses défauts revenait à la maison Adolphus et compagnie de Manheim, à l’amour aveugle du baron d’Aldrigger. Douce comme un agneau, cette baronne avait le cœur tendre, facile à émouvoir, mais malheureusement l’émotion durait peu et conséquemment se renouvelait souvent. Quand le baron mourut, cette bergère faillit le suivre, tant sa douleur fut violente et vraie ; mais.. le lendemain, à déjeuner, on lui servit des petits pois qu’elle aimait, et ces délicieux petits pois calmèrent la crise. Elle était si aveuglément aimée par ses deux filles, par ses gens, que toute la maison fut heureuse d’une circonstance qui leur permit de dérober à la baronne le spectacle douloureux du convoi. Isaure et Malvina cachèrent leurs larmes à cette mère adorée, et l’occupèrent à choisir ses habits de deuil, à les commander pendant que l’on chantait le Requiem. Quand un cercueil est placé sous ce grand catafalque noir et blanc, taché de cire, qui a servi à trois mille cadavres de gens comme il faut avant d’être réformé, selon l’estimation d’un croquemort philosophe que j’ai consulté sur ce point, entre deux verres de petit blanc ; quand un bas clergé très-indifférent braille le Dies irae, quand le haut clergé non moins indifférent dit l’office, savez-vous ce que disent les amis vêtus de noir, assis ou debout dans l’église ? (Voilà le tableau demandé). Tenez, les voyez-vous ? —— Combien croyez-vous que laisse le papa d’Aldrigger ? disait Desroches à Taillefer, qui nous a fait faire avant sa mort la plus belle orgie connue…..
 
— Est-ce que Desroches était avoué dans ce temps-là ?
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— A Paris, dit Blondet, l’avoué n’a que deux nuances : il y a l’avoué honnête homme qui demeure dans les termes de la loi, pousse les procès, ne court pas les affaires, ne néglige rien, conseille ses clients avec loyauté, les fait transiger sur les points douteux, un Derville enfin. Puis il y a l’avoué famélique à qui tout est bon pourvu que les frais soient assurés ; qui ferait battre, non pas des montagnes, il les vend, mais des planètes ; qui se charge du triomphe d’un coquin sur un honnête homme, quand par hasard l’honnête homme ne s’est pas mis en règle. Quand un de ces avoués-là fait un tour de maître Gonin un peu trop fort, la Chambre le force à vendre. Desroches, notre ami Desrocbes, a compris ce métier assez pauvrement fait par de pauvres hères : il a acheté des causes aux gens qui tremblaient de les perdre, il s’est rué sur la chicane en homme déterminé à sortir de la misère. Il a eu raison, il a fait très-honnêtement son métier. Il a trouvé des protecteurs dans les hommes politiques en sauvant leurs affaires embarrassées, comme pour notre cher des Lupeaulx, dont la position était si compromise. Il lui fallait cela pour se tirer de peine, car Desroches a commencé par être très-mal vu du Tribunal ! lui qui rectifiait avec tant de peine les erreurs de ses clients !… Voyons, Bixiou, revenons ?… Pourquoi Desroches se trouvait-il dans l’église ?
 
« —— D’Aldrigger laisse sept ou huit cent mille francs ! répondit Taillefer à Desroches. —— Ah ! bah ! il n’y a qu’une personne qui connaisse leur fortune, dit Werbrust, un ami du défunt. —— Qui ? —— Ce gros matin de Nucingen, il ira jusqu’au cimetière, d’Aldrigger a été son patron, et par reconnaissance il faisait valoir les fonds du bonhomme. —— Sa veuve va trouver une bien grande différence ! —— Comment l’entendez-vous ? —— Mais d’Aldrigger aimait tant sa femme ! Ne riez donc pas, on nous regarde. —— Tiens, voilà du Tillet, il est bien en retard, il arrive à l’Epitre. —— Il épousera sans doute l’aînée. —— Est-ce possible ? dit Desroches, il est plus que jamais engagé avec madame Roguin. —— Lui ! engagé ?… vous ne le connaissez pas. —— Savez-vous la position de Nucingen et de du Tillet ? demanda Desroches. —— La voici, dit Taillefer : Nucingen est homme à dévorer le capital de son ancien patron et à le lui rendre… —— Heu ! heu ! fit Werbrust. Il fait diablement humide dans les églises, heu ! heu ! —— Comment le rendre ?.. —— Hé ! bien, Nucingen sait que du Tillet a une grande fortune, il veut le marier à Malvina ; mais du Tillet se défie de Nucingen. Pour qui voit le jeu, cette partie est amusante. —— Comment, dit Werbrust, déjà bonne à marier ?… Comme nous vieillissons vite ! —— Malvina d’Aldrigger a vingt ans, mon cher. Le bonhomme d’Aldrigger s’estmarié en 1800 ! Il nous a donné d’assez belles fêtes à Strasbourg pour son mariage et pour la naissance de Malvina. C’était en 1801, à la paix d’Amiens, et nous sommes en 1823, papa Werbrust. Dans ce temps-là, on ossianisait tout, il a nommé sa fille, Malvina. Six ans après, sous l’Empire, il y a eu pendant quelque temps une fureur pour les choses chevaleresques, c’était : Partant pour la Syrie, un tas de bêtises. Il a nommé sa seconde fille Isaure, elle a dix-sept ans. Voilà deux filles à marier. —— Ces femmes n’auront pas un sou dans dix ans, dit Werbrust confidentiellement à Desroches. —— Il y a, répondit Taillefer, le valet de chambre de d’Aldrigger, ce vieux qui beugle au fond de l’église, il a vu élever ces deux demoiselles, il est capable de tout pour leur conserver de quoi vivre. (Les chantres : Dies irae ! ) Les enfants de chœurs : dies illa ! (Taillefer : —— Adieu, Werbrust, en entendant le Dies irae, je pense trop à mon pauvre fils. —— Je m’en vais aussi, il fait trop humide, dit Werbrust. (in favilla.) (Les pauvres à la porte : Quelques sous, mes chers messieurs ! ) (Le suisse : Pan ! pan ! pour les besoins de l’église. Les chantres : Amen ! Un ami : De quoi est-il mort ? Un curieux farceur : D’un vaisseau rompu dans le talon. Un passant : Savez-vous quel est le personnage qui s’est laissé mourir ? Un parent : Le président de Montesquieu. Le sacristain aux pauvres : Allez-vous-en donc, on nous a donné pour vous, ne demandez plus rien ! )
 
— Quelle verve ! dit Couture.
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— Heu ! heu ! fit Blondet. Il n’y a rien de moins respecté que la mort, peut-être est-ce ce qu’il y a de moins respectable ?…
 
— C’est si commun ! reprit Bixiou. Quand le service fut fini, Nucingen et du Tillet accompagnèrent le défunt au cimetière. Le vieux valet de chambre allait à pied. Le cocher menait la voiture derrière celle du Clergé. —— Hé pien ! ma ponne ami, dit Nucingen à du Tillet en tournant le boulevard, location est pelle bire ebiser Malfina : fous serez le brodecdir teu zette baufre vamile han plires, visse aurez eine vamile, ine indérière ; fous drouferez eine mison doute mondée, et Malfina cerdes esd eine frai dressor.
 
— Il me semble entendre parler ce vieux Robert Macaire de Nucingen ! dit Finot.
 
« —— Une charmante personne, reprit Ferdinand du Tillet avec feu et sans s’échauffer, » reprit Bixiou.
 
— Tout du Tillet dans un mot ! s’écria Couture.
 
« —— Elle peut paraître laide à ceux qui ne la connaissent pas, mais, je l’avoue, elle a de l’âme, disait du Tillet. —— Ed tu quir, c’esd le pon te l’iffire, mon cher, il aura ti téfuement et te l’indelligence. Tans nodre chin te médier, on ne said ni ki fit, ni ki mire ; c’esd eine crant ponhire ki te pufoir se gonvier au quir te sa femme. Che droguerais bienne Telvine qui, fous le safez, m’a abordé plis d’eine million gondre Malfina qui n’a pas ine taude si crante. —— Mais qu’a-t-elle ? —— Che ne sais bas au chiste, dit le baron de Nucingen, mais il a keke chausse. —— Elle a une mère qui aime bien le rose ! » dit du Tillet. Ce mot mit fin aux tentatives de Nucingen. Après le dîner, le baron apprit alors à la Wilhelmine-Adolphus qu’il lui restait à peine quatre cent mille francs chez lui. La fille des Adolphus de Manheim, réduite à vingt-quatre mille livres de rente, se perdit dans des calculs qui se brouillaient dans sa tête. « —— Comment ! disait-elle à Malvina, comment ! j’ai toujours eu six mille francs pour nous chez la couturière ! mais où ton père prenait-il de l’argent ? Nous n’aurons rien avec vingt-quatre mille francs, nous sommes dans la misère. Ah ! si mon père me voyait ainsi déchue, il en mourrait, s’il n’était pas mort déjà ! Pauvre Wilhelmine ! » Et elle se mit à pleurer. Malvina, ne sachant comment consoler sa mère, lui représenta qu’elle était encore jeune et jolie, le rose lui seyait toujours, elle irait à l’Opéra, aux Bouffons dans la loge de madame de Nucingen. Elle endormit sa mère dans un rêve de fêtes, de bals, de musique, de belles toilettes et de succès, qui commença sous les rideaux d’un lit en soie bleue, dansune chambre élégante, contiguë à celle où, deux nuits auparavant, avait expiré monsieur Jean-Baptiste baron d’Aldrigger, dont voici l’histoire en trois mots. En son vivant, ce respectable Alsacien, banquier à Strasbourg, s’était enrichi d’environ trois millions. En 1800, à l’âge de trente-six ans, à l’apogée d’une fortune faite pendant la Révolution, il avait épousé, par ambition et par inclination, l’héritière des Adolphus de Manheim, jeune fille adorée de toute une famille et naturellement elle en recueillit la fortune dans l’espace de dix années. D’Aldrigger fut alors baronifié par S. M. l’Empereur et Roi, car sa fortune se doubla ; mais il se passionna pour le grand homme qui l’avait titré. Donc, entre 1814 et 1815, il se ruina pour avoir pris au sérieux le soleil d’Austerlitz. L’honnête Alsacien ne suspendit pas ses paiements, ne désintéressa pas ses créanciers avec les valeurs qu’il regardait comme mauvaises ; il paya tout à bureau ouvert, se retira de la Banque, et mérita le mot de son ancien premier commis, Nucingen : « Honnête homme, mais bête ! » Tout compte fait, il lui resta cinq cent mille francs et des recouvrements sur l’Empire qui n’existait plus. —— Foilà ze gue z’est gué t’afoir drop cri anne Nappolion, dit-il en voyant le résultat de sa liquidation. Lorsqu’on a été les premiers d’une ville, le moyen d’y rester amoindri ?… Le banquier de l’Alsace fit comme font tous les provinciaux ruinés : il vint à Paris, il y porta courageusement des bretelles tricolores sur lesquelles étaient brodées les aigles impériales et s’y concentra dans la société bonapartiste. Il remit ses valeurs au baron de Nucingen qui lui donna huit pour cent de tout, en acceptant ses créances impériales à soixante pour cent seulement de perte, ce qui fut cause que d’Aldrigger serra la main de Nucingen en lui disant : —— Ch’édais pien sir te de droufer le quir d’in Elsacien ! Nucingen se fit intégralement payer par notre ami des Lupeaulx. Quoique bien étrillé, l’Alsacien eut un revenu industriel de quarante-quatre mille francs. Son chagrin se compliqua du spleen dont sont saisis les gens habitués à vivre par le jeu des affaires quand ils en sont sevrés. Le banquier se donna pour tâche de se sacrifier, noble cœur ! à sa femme, dont la fortune venait d’être dévorée, et qu’elle avait laissé prendre avec la facilité d’une fille à qui les affaires d’argent étaient tout à fait inconnues. La baronne d’Aldrigger retrouva donc les jouissances auxquelles elle était habituée, le vide que pouvait lui causer la société de Strasbourg fut comblé par les plaisirs de Paris.La maison Nucingen tenait déjà comme elle tient encore le haut bout de la société financière, et le baron habile mit son honneur à bien traiter le baron honnête. Cette belle vertu faisait bien dans le salon Nucingen. Chaque hiver écornait le capital de d’Aldrigger ; mais il n’osait faire le moindre reproche à la perle des Adolphus ; sa tendresse fut la plus ingénieuse et la plus inintelligente qu’il y eût en ce monde. Brave homme, mais bête ! Il mourut en se demandant : « Que deviendront-elles sans moi ? » Puis, dans un moment où il fut seul avec son vieux valet de chambre Wirth, le bonhomme, entre deux étouffements, lui recommanda sa femme et ses deux filles, comme si ce Caleb d’Alsace était le seul être raisonnable qu’il y eût dans la maison. Trois ans après, en 1826, Isaure était âgée de vingt ans et Malvina n’était pas mariée. En allant dans le monde Malvina avait fini par remarquer combien les relations y sont superficielles, combien tout y est examiné, défini. Semblable à la plupart des filles dites bien élevées, Malvina ignorait le mécanisme de la vie, l’importance de la fortune, la difficulté d’acquérir la moindre monnaie, le prix des choses. Aussi, pendant ces six années, chaque enseignement avait-il été une blessure pour elle. Les quatre cent mille francs laissés par feu d’Aldrigger à la maison Nucingen furent portés au crédit de la baronne, car la succession de son mari lui redevait douze cent mille francs ; et dans les moments de gêne, la bergère des Alpes y puisait comme dans une caisse inépuisable. Au moment où notre pigeon s’avançait vers sa colombe, Nucingen, connaissant le caractère de son ancienne patronne, avait dû s’ouvrir à Malvina sur la situation financière où la veuve se trouvait : il n’y avait plus que trois cent mille francs chez lui, les vingt-quatre mille livres de rente se trouvaient donc réduites à dix-huit mille. Wirth avait maintenu la position pendant trois ans ! Après la confidence du banquier, les chevaux furent réformés, la voiture fut vendue et le cocher congédié par Malvina, à l’insu de sa mère. Le mobilier de l’hôtel, qui comptait dix années d’existence, ne put être renouvelé, mais tout s’était fané en même temps Pour ceux qui aiment l’harmonie, il n’y avait que demi-mal. La baronne, cette fleur si bien conservée, avait pris l’aspect d’une rose froide et grippée qui reste unique dans un buisson au milieu de novembre. Moi qui vous parle, j’ai vu cette opulence se dégradant par teintes, par demi-tons ! Effroyable ! parole d’honneur. Ç’a été mon dernier chagrin. Après je me suis dit : C’est bête de prendre tantd’intérêt aux autres ! Pendant que j’étais employé, j’avais la sottise de m’intéresser à toutes les maisons où je dînais, je les défendais en cas de médisance, je ne les calomniais pas, je… Oh ! j’étais un enfant. Quand sa fille lui eut expliqué sa position, la ci-devant perle s’écria : —— Mes pauvres enfants ! qui donc me fera mes robes ? Je ne pourrai donc plus avoir de bonnets frais, ni recevoir, ni aller dans le monde ! —— A quoi pensez-vous que se reconnaisse l’amour chez un homme ? dit Bixiou en s’interrompant, il s’agit de savoir si Beaudenord était vraiment amoureux de cette petite blonde.
 
— Il néglige ses affaires, répondit Couture.
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— Et pourquoi Finot est-il riche ? reprit Blondet, je te le dirai, va, mon fils, nous nous entendons. Allons, voilà Finot qui me verse à boire comme si j’avais monté son bois. Mais à la fin d’un dîner, on doit siroter le vin. Eh ! bien ?
 
— Tu l’as dit, l’absorbé Godefroid fit ample connaissance avec la grande Malvina, la légère baronne et la petite danseuse. Il tomba dans le servantisme le plus minutieux et le plus astringent. Ces restes d’une opulence cadavéreuse ne l’effrayèrent pas. Ah !… bah ! il s’habitua par degrés à toutes ces guenilles. Jamais le lampasse vert à ornements blancs du salon ne devait paraître à ce garçon ni passé, ni vieux, ni taché, ni bon à remplacer. Les rideaux, la table à thé, les chinoiseries étalées sur la cheminée, le lustre rococo, le tapis façon cachemire qui montrait la corde, le piano, le petit service fleureté, les serviettes frangées et aussi trouées à l’espagnole, le salon de Perse qui précédait la chambre à coucher bleue de la baronne, avec ses accessoires, tout lui fut saint et sacré. Les femmes stupides et chez qui la beauté brille de manière à laisser dans l’ombre l’esprit, le cœur, l’âme, peuvent seules inspirer de pareils oublis, car une femme d’esprit n’abuse jamais de ses avantages, il faut être petite et sotte pour s’emparer d’un homme. Beaudenord, il me l’a dit, aimait le vieux et solennel Wirth ! Ce vieux drôle avait pour son futur maître le respect d’un croyant catholique pour l’Eucharistie. Cet honnête Wirth était un Gaspard allemand, un de ces buveurs de bière qui enveloppent leur finesse de bonhomie, comme un cardinal Moyen-Age, son poignard dans sa manche. Wirth, voyant un mari pour Isaure, entourait Godefroid des ambages et circonlocutions arabesques de sa bonhomie alsacienne, la glu la plus adhérente de toutes les matières collantes. Madame d’Aldrigger était profondément improper, elle trouvait l’amour la chose la plus naturelle. Quand Isaure et Malvina sortaient ensemble et allaient aux Tuileries ou aux Champs-Elysées, où elles devaient rencontrer des jeunes gens de leur société, la mère leur disait : —— « Amusez-vous bien, mes chères filles ! » Leurs amis, les seuls qui pussent calomnier les deux sœurs, les défendaient ; car l’excessive liberté que chacun avait dans le salon des d’Aldrigger, en faisait un endroit unique à Paris. Avec des millions on aurait obtenu difficilement de pareilles soirées où l’on parlait de tout avec esprit, où la mise soignée n’était pas de rigueur, où l’on était à son aise au point d’y demander à souper. Les deux sœurs écrivaient à qui leur plaisait, recevaient tranquillement des lettres, à côté de leur mère, sans que jamais la baronne eût l’idée de leur demander de quoi il s’agissait. Cette adorable mère donnait à ses filles tous les bénéfices de son égoïsme, la passion la plus aimable du monde, en ce sens que les égoïstes, ne voulant pas être gênés, ne gênent personne, et n’embarrassent point la vie de ceux qui les entourent par les ronces du conseil, par les épines de la remontrance, ni par les taquinages de guêpe que se permettent les amitiés excessives qui veulent tout savoir, tout contrôler…
 
— Tu me vas au cœur, dit Blondet. Mais, mon cher, tu ne racontes pas, tu blagues…
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— Va ton train, dit Finot.
 
— J’ai voulu vous expliquer en quoi consiste le bonheur d’un homme qui n’est pas actionnaire (une politesse à Couture ! ). Eh ! bien, ne voyez-vous pas maintenant à quel prix Godefroid se procura le bonheur le plus étendu que puisse rêver un jeune homme ?… Il étudiait Isaure pour être sûr d’être compris !… Les choses qui se comprennent les unes les autres doivent être similaires. Or, il n’y a de pareils à eux-mêmes que le néant et l’infini : le néant est la bêtise, le génie est l’infini. Ces deux amants s’écrivaient les plus stupides lettres du monde, en se renvoyant sur du papier parfumé des mots à la mode : ange ! harpe éolienne ! avec toi je serai complet ! il y a un cœur dans ma poitrine d’homme ! faible femme ! pauvre moi ! toute la friperie du cœur moderne. Godefroid restait à peine dix minutes dans un salon, il causait sans aucune prétention avec les femmes, elles le trouvèrent alors très-spirituel. Il était de ceux qui n’ont d’autre esprit que celui qu’on leur prête. Enfin, jugez de son absorption : Joby, ses chevaux, ses voitures devinrent des choses secondaires dans son existence. Il n’était heureux qu’enfoncé dans sa bonne bergère en face de la baronne, au coin de cette cheminée de marbre vert antique, occupé à voir Isaure, à prendre du thé en causant avec le petit cercle d’amis qui venaient tous les soirs entre onze heures et minuit, rue Joubert, et où on pouvait toujours jouer à la bouillotte sans crainte : j’y ai toujours gagné. Quand Isaure avait avancé son joli petit pied chaussé d’un soulier de satin noir et que Godefroid l’avait longtemps regardé, il restait le dernier et disait à Isaure : —— Donne-moi ton soulier… Isaure levait le pied, le posait sur une chaise, ôtait son soulier, le lui donnait en lui jetant un regard, un de ces regards ? enfin, vous comprenez ! Godefroid finit par découvrir un grand mystère chez Malvina. Quand du Tillet frappait à la porte, la rougeur vive qui colorait les joues de Malvina, disait : Ferdinand ! En regardant ce tigre à deux pattes, les yeux de la pauvre fille s’allumaient comme un brasier sur lequel afflue un courant d’air ; elle trahissait un plaisir infini quand Ferdinand l’emmenait pour faire un a parte près d’une console ou d’une croisée. Comme c’est rare et beau, une femme assez amoureuse pour devenir naïve et laisser lire dans son cœur ! Mon Dieu, c’est aussi rare à Paris, que la fleur qui chante l’est aux Indes. Malgré cette amitié commencée depuis le jour où les d’Aldrigger apparurent chez les Nucingen, Ferdinand n’épousait pas Malvina. Notre féroce ami du Tillet n’avait pas paru jaloux de la cour assidue que Desroches faisait à Malvina, car pour achever de payer sa Charge avec une dot qui ne paraissait pas être moindre de cinquante mille écus, il avait feint l’amour, lui homme de Palais ! Quoique profondément humiliée de l’insouciance de du Tillet, Malvina l’aimait trop pour lui fermer la porte. Chez cette fille, tout âme, tout sentiment, tout expansion, tantôt la fierté cédait à l’amour, tantôt l’amour offensé laissait la fierté prendre le dessus. Calme et froid, notre ami Ferdinand acceptait cette tendresse, il la respirait avec les tranquilles délices du tigre léchant le sang qui lui teint la gueule ; il en venait chercher les preuves, il ne passait pas deux jours sans se montrer rue Joubert. Le drôle possédait alors environ dix-huit cent mille francs, la question de fortune devait être peu de chose à ses yeux et il avait résisté non-seulement à Malvina, mais aux barons de Nucingen et de Rastignac, qui, tous deux, lui avaient fait faire soixante-quinze lieues par jour, à quatre francs de guides, postillon en avant, et sans fil ! dans les labyrinthes de leur finesse. Godefroid ne put s’empêcher de parler à sa future belle-sœur de la situation ridicule où elle se trouvait entre un banquier et un avoué. —— Vous voulez me sermonner au sujet de Ferdinand, savoir le secretqu’il y a entre nous, dit-elle avec franchise. Cher Godefroid, n’y revenez jamais. La naissance de Ferdinand, ses antécédents, sa fortune n’y sont pour rien, ainsi croyez à quelque chose d’extraordinaire. Cependant, à quelques jours de là, Malvina prit Beaudenord à part, et lui dit : —— Je ne crois pas monsieur Desroches honnête homme (ce que c’est que l’instinct de l’amour ! ), il voudrait m’épouser, et fait la cour à la fille d’un épicier. Je voudrais bien savoir si je suis un pis-aller, si le mariage est pour lui une affaire d’argent. Malgré la profondeur de son esprit, Desroches ne pouvait deviner du Tillet, et il craignait de lui voir épouser Malvina. Donc, le gars s’était ménagé une retraite, sa position était intolérable, il gagnait à peine, tous frais faits, les intérêts de sa dette. Les femmes ne comprennent rien à ces situations-là. Pour elles, le cœur est toujours millionnaire !
 
— Mais comme ni Desroches ni du Tillet n’ont épousé Malvina, dit Finot, explique-nous le secret de Ferdinand ?
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— Curative des coffres pleins, et par les végétaux ! dit Bixiou, les carottes !
 
— Voyons ? dit Couture enflammé. Vous avez dix mille francs, vous prenez dix actions de chacune mille dans dix entreprises différentes. Vous êtes volé neuf fois… (Cela n’est pas ! le public est plus fort que qui que ce soit ! mais je le suppose) une seule affaire réussit ! (par hasard ! —— D’accord ! —— On ne l’a pas fait exprès ! —— Allez ! blaguez ? ) Eh ! bien, le ponte assez sage pour diviser ainsi ses masses, rencontre un superbe placement, comme l’ont trouvé ceux qui ont pris les actions des mines de Wortschin. Messieurs, avouons entre nous que les gens qui crient sont des hypocrites au désespoir de n’avoir ni l’idée d’une affaire, ni la puissance de la proclamer, ni l’adresse de l’exploiter. La preuve ne se fera pas attendre. Avant peu vous verrez l’Aristocratie, les gens de cour, les Ministériels descendant en colonnes serrées dans la Spéculation, et avançant des mains plus crochues et trouvant des idées plus tortueuses que les nôtres, sans avoir notre supériorité. Quelle tête il faut pour fonder une affaire à une époque où l’avidité de l’actionnaire est égale à celle de l’inventeur ? Quel grand magnétiseur doit être l’homme qui crée un Claparon, qui trouve des expédients nouveaux ! Savez-vous la morale de ceci ? Notre temps vaut mieux que nous ! nous vivons à une époque d’avidité où l’on ne s’inquiète pas de la valeur de la chose, si l’on peut y gagner en la repassant au voisin : on la repasse au voisin parce que l’avidité de l’Actionnaire qui croit à un gain, est égale à celle du Fondateur qui le lui propose ! — Est-il beau, Couture, est-il beau ! dit Bixiou à Blondet, il va demander qu’on lui élève des statues comme à un bienfaiteur de l’Humanité.
 
— Il faudrait l’amener à conclure que l’argent des sots est de droit divin le patrimoine des gens d’esprit, dit Blondet.
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— Ce singe de Bixiou, dit Blondet, il a presque du talent.
 
— Ah ! je ne marivaude donc plus, dit Bixiou jouissant de son succès et regardant ses auditeurs surpris. —— Depuis deux mois, reprit-il après cette interruption, Godefroid se livrait àtous les petits bonheurs d’un homme qui se marie. On ressemble alors à ces oiseaux qui font leurs nids au printemps, vont et viennent, ramassent des brins de paille, les portent dans leur bec, et cotonnent le domicile de leurs œufs. Le futur d’Isaure avait loué rue de la Planche un petit hôtel de mille écus, commode, convenable, ni trop grand, ni trop petit. Il allait tous les matins voir les ouvriers travaillant, et y surveiller les peintures. Il y avait introduit le comfort, la seule bonne chose qu’il y ait en Angleterre : calorifère pour maintenir une température égale dans la maison ; mobilier bien choisi, ni trop brillant, ni trop élégant ; couleurs fraîches et douces à l’oeil, stores intérieurs et extérieurs à toutes les croisées ; argenterie, voitures neuves. Il avait fait arranger l’écurie, la sellerie, les remises où Toby, Joby, Paddy se démenait et frétillait comme une marmotte déchaînée, en paraissant très-heureux de savoir qu’il y aurait des femmes au logis et une lady ! Cette passion de l’homme qui se met en ménage, qui choisit des pendules, qui vient chez sa future les poches pleines d’échantillons d’étoffes, la consulte sur l’ameublement de la chambre à coucher, qui va, vient, trotte, quand il va, vient et trotte animé par l’amour, est une des choses qui réjouissent le plus un cœur honnête et surtout les fournisseurs. Et comme rien ne plaît plus au monde que le mariage d’un joli jeune homme de vingt-sept ans avec une charmante personne de vingt ans qui danse bien, Godefroid, embarrassé pour la corbeille, invita Rastignac et madame de Nucingen à déjeuner, pour les consulter sur cette affaire majeure. Il eut l’excellente idée de prier son cousin d’Aiglemont et sa femme, ainsi que madame de Serisy. Les femmes du monde aiment assez à se dissiper une fois par hasard chez les garçons, à y déjeuner.
 
— C’est leur école buissonnière, dit Blondet.
 
— On devait aller voir rue de la Planche le petit hôtel des futurs époux, reprit Bixiou. Les femmes sont pour ces petites expéditions comme les ogres pour la chair fraîche, elles rafraîchissent leur présent de cette jeune joie qui n’est pas encore flétrie par la jouissance. Le couvert fut mis dans le petit salon qui, pour l’enterrement de la vie de garçon, fut paré comme un cheval de cortége. Le déjeuner fut commandé de manière à offrir ces jolis petits plats que les femmes aiment à manger, croquer, sucer le matin, temps où elles ont un effroyable appétit, sans vouloir l’avouer, caril semble qu’elles se compromettent en disant : J’ai faim ! —— Et pourquoi tout seul, dit Godefroid en voyant arriver Rastignac. —— Madame de Nucingen est triste, je te conterai tout cela, répondit Rastignac qui avait une tenue d’homme contrarié. —— De la brouille ?… s’écria Godefroid. —— Non, dit Rastignac. A quatre heures, les femmes envolées au bois de Boulogne, Rastignac resta dans le salon, et il regarda mélancoliquement par la fenêtre Toby, Joby, Paddy, qui se tenait audacieusement devant le cheval attelé au tilbury, les bras croisés comme Napoléon, il ne pouvait pas le tenir en bride autrement que par sa voix clairette, et le cheval craignait Joby, Toby. —— Hé ! bien, qu’as-tu, mon cher ami, dit Godefroid à Rastignac, tu es sombre, inquiet, ta gaieté n’est pas franche. Le bonheur incomplet te tiraille l’âme ! Il est en effet bien triste de ne pas être marié à la Mairie et à l’Eglise avec la femme que l’on aime. —— As-tu du courage, mon cher, pour entendre ce que j’ai à te dire, et sauras tu reconnaître à quel point il faut s’attacher à quelqu’un pour commettre l’indiscrétion dont je vais me rendre coupable ? lui dit Rastignac de ce ton qui ressemble à un coup de fouet. —— Quoi, dit Godefroid en pâlissant. —— J’étais triste de ta joie, et je n’ai pas le cœur, en voyant tous ces apprêts, ce bonheur en fleur, de garder un secret pareil. —— Dis donc en trois mots. —— Jure-moi sur l’honneur que tu seras en ceci muet comme une tombe. —— Comme une tombe. —— Que si l’un de tes proches était intéressé dans ce secret, il ne le saurait pas. —— Pas. —— Hé ! bien, Nucingen est parti cette nuit pour Bruxelles, il faut déposer si l’on ne peut pas liquider. Delphine vient de demander ce matin même au Palais sa séparation de biens. Tu peux encore sauver ta fortune. —— Comment ? dit Godefroid en se sentant un sang de glace dans les veines. —— Ecris tout simplement au baron de Nucingen une lettre antidatée de quinze jours, par laquelle tu lui donnes l’ordre de t’employer tous tes fonds en actions (et il lui nomma la société Claparon). Tu as quinze jours, un mois, trois mois peut-être pour les vendre au-dessus du prix actuel, elles gagneront encore. —— Mais d’Aiglemont qui déjeunait avec nous, d’Aiglemont qui a chez Nucingen un million. —— Ecoute, je ne sais pas s’il se trouve assez de ces actions pour le couvrir, et puis, je ne suis pas son ami, je ne puis pas trahir les secrets de Nucingen, tu ne dois pas lui en parler. Si tu dis un mot, tu me réponds des conséquences. Godefroid resta pendant dix minutes dans la plus parfaite immobilité. —— Acceptes-tu, oui ou non, lui dit impitoyablement Rastignac. Godefroid prit une plume et de l’encre, il écrivit et signa la lettre que lui dicta Rastignac. —— Mon pauvre cousin ! s’écria-t-il. —— Chacun pour soi, dit Rastignac. Et d’un de chambré ! ajouta-t-il en quittant Godefroid. Pendant que Rastignac manœuvrait dans Paris, voilà quel aspect présentait la Bourse. J’ai un ami de province, une bête qui me demandait en passant à la Bourse, entre quatre et cinq heures, pourquoi ce rassemblement de causeurs qui vont et viennent, ce qu’ils peuvent se dire, et pourquoi se promener après l’irrévocable fixation du cours des Effets publics. —- « Mon ami, lui dis-je, ils ont mangé, ils digèrent ; pendant la digestion, ils font des cancans sur le voisin, sans cela pas de sécurité commerciale à Paris. Là se lancent les affaires, et il y a tel homme, Palma, par exemple, dont l’autorité est semblable à celle d’Arago à l’Académie royale des Sciences. Il dit que la spéculation se fasse, et la spéculation est faite ! »
 
— Quel homme, messieurs, dit Blondet, que ce juif qui possède une instruction non pas universitaire, mais universelle. Chez lui, l’universalité n’exclut pas la profondeur ; ce qu’il sait, il le sait à fond ; son génie est intuitif en affaires ; c’est le grand-référendaire des loups-cerviers qui dominent la place de Paris, et qui ne font une entreprise que quand Palma l’a examinée. Il est grave, il écoute, il étudie, il réfléchit, et dit à son interlocuteur qui, vu son attention, le croit empaumé : —— Cela ne me va pas. Ce que je trouve de plus extraordinaire, c’est qu’après avoir été dix ans l’associé de Werbrust, il ne s’est jamais élevé de nuages entre eux.
 
— Ça n’arrive qu’entre gens très-forts et très-faibles ; tout ce qui est entre les deux se dispute et ne tarde pas à se séparer ennemis, dit Couture.
 
— Vous comprenez, dit Bixiou, que Nucingen avait savemment et d’une main habile, lancé sous les colonnes de la Bourse un petit obus qui éclata sur les quatre heures. —— Savez-vous une nouvelle grave, dit du Tillet à Werbrust en l’attirant dans un coin, Nucingen est à Bruxelles, sa femme a présenté au Tribunal une demande en séparation de biens. —— Etes-vous son compère pour une liquidation ? dit Werbrust en souriant. —— Pas de bêtises, Werbrust, dit du Tillet, vous connaissez les gens qui ont de son papier, écoutez-moi, nous avons une affaire à combiner. Les actions de notre nouvelle société gagnent vingt pour cent, ellesgagneront vingt-cinq fin du trimestre, vous savez pourquoi, on distribue un magnifique dividende. —— Finaud, dit Werbrust, allez, allez votre train, vous êtes un diable qui avez les griffes longues, pointues, et vous les plongez dans du beurre. —— Mais laissez-moi donc dire, ou nous n’aurons pas le temps d’opérer. Je viens de trouver mon idée en apprenant la nouvelle, et j’ai positivement vu madame de Nucingen dans les larmes, elle a peur pour sa fortune. —— Pauvre petite ! dit Werbrust d’un air ironique. Hé ! bien ? reprit l’ancien juif d’Alsace en interrogeant du Tillet qui se taisait. —— Hé ! bien, il y a chez moi mille actions de mille francs que Nucingen m’a remises à placer, comprenez-vous ? —— Bon ! —— Achetons à dix, à vingt pour cent de remise, du papier de la maison Nucingen pour un million, nous gagnerons une belle prime sur ce million, car nous serons créanciers et débiteurs, la confusion s’opérera ! mais agissons finement, les détenteurs pourraient croire que nous manœuvrons dans les intérêts de Nucingen. Werbrust comprit alors le tour à faire et serra la main de du Tillet en lui jetant le regard d’une femme qui fait une niche à sa voisine. —— Hé ! bien, vous savez la nouvelle, leur dit Martin Falleix, la maison Nucingen suspend ? —— Bah ! répondit Werbrust, n’ébruitez donc pas cela, laissez les gens qui ont de son papier faire leurs affaires. —— Savez-vous la cause du désastre ?.. dit Claparon en intervenant. —— Toi, tu ne sais rien, lui dit du Tillet, il n’y aura pas le moindre désastre, il y aura un paiement intégral. Nucingen recommencera les affaires et trouvera des fonds tant qu’il en voudra chez moi. Je sais la cause de la suspension : il a disposé de tous ses capitaux en faveur du Mexique qui lui retourne des métaux, des canons espagnols si sottement fondus qu’il s’y trouve de l’or, des cloches, des argenteries d’église, toutes les démolitions de la monarchie espagnole dans les Indes. Le retour de ces valeurs tarde. Le cher baron est gêné, voilà tout. —— C’est vrai, dit Werbrust, je prends son papier à vingt pour cent d’escompte. La nouvelle circula dès lors avec la rapidité du feu sur une meule de paille. Les choses les plus contradictoires se disaient. Mais il y avait une telle confiance en la maison Nucingen, toujours à cause des deux précédentes liquidations, que tout le monde gardait le papier Nucingen. —— Il faut que Palma nous donne un coup de main, dit Werbrust. Palma était l’oracle des Keller, gorgés de valeurs Nucingen. Un mot d’alarme dit par lui suffisait. Werbrust obtint de Palma qu’il sonnât un coup de cloche. Le lendemain, l’alarme régnait à la Bourse. Les Keller conseillés par Palma cédèrent leurs valeurs à dix pour cent de remise, et firent autorité à la Bourse : on les savait très-fins. Taillefer donna dès lors trois cent mille francs à vingt pour cent, Martin Faleix deux cent mille à quinze pour cent. Gigonnet devina le coup ! Il chauffa la panique afin de se procurer du papier Nucingen pour gagner quelques deux ou trois pour cent en le cédant à Werbrust. Il avise, dans un coin de la Bourse, le pauvre Matifat, qui avait trois cent mille francs chez Nucingen. Le droguiste, pâle et blême, ne vit pas sans frémir le terrible Gigonnet, l’escompteur de son ancien quartier, venant à lui pour le scier en deux. —— Ça va mal, la crise se dessine, Nucingen arrange ! mais ça ne vous regarde pas, père Matifat, vous êtes retiré des affaires. —— Hé ! bien, vous vous trompez, Gigonnet, je suis pincé de trois cent mille francs avec lesquels je voulais opérer sur les rentes d’Espagne. —— Ils sont sauvés, les rentes d’Espagne vous auraient tout dévoré, tandis que je vous donnerai quelque chose de votre compte chez Nucingen, comme cinquante pour cent. —— J’aime mieux voir venir la liquidation, répondit Matifat, jamais un banquier n’a donné moins de cinquante pour cent. Ah ! s’il ne s’agissait que de dix pour cent de perte, dit l’ancien droguiste. —— Hé ! bien, voulez-vous à quinze ? dit Gigonnet. —— Vous me paraissez bien pressé, dit Matifat. —— Bonsoir, dit Gigonnet. —— Voulez-vous à douze ? —— Soit, dit Gigonnet. Deux millions furent rachetés le soir et balancés chez Nucingen par du Tillet, pour le compte de ces trois associés fortuits, qui le lendemain touchèrent leur prime. La vieille, jolie, petite baronne d’Aldrigger déjeunait avec ses deux filles et Godefroid, lorsque Rastignac vint d’un air diplomatique engager la conversation sur la crise financière. Le baron de Nucingen avait une vive affection pour la famille d’Aldrigger, il s’était arrangé, en cas de malheur, pour couvrir le compte de la baronne par ses meilleures valeurs, des actions dans les mines de plomb argentifère ; mais pour la sûreté de la baronne, elle devait le prier d’employer ainsi les fonds. —— Ce pauvre Nucingen, dit la baronne, et que lui arrive-t-il donc ? —— Il est en Belgique, sa femme demande une séparation de biens ; mais il est allé chercher des ressources chez des banquiers. —— Mon Dieu, cela me rappelle mon pauvre mari ! Cher monsieur de Rastignac, comme cela doit vous faire mal, à vous si attaché à cette maison-là. —Pourvu que tous les indifférents soient à l’abri, ses amis seront récompensés plus tard, il s’en tirera, c’est un homme habile. —— Un honnête homme, surtout, dit la baronne. Au bout d’un mois, la liquidation du passif de la maison Nucingen était opérée, sans autres procédés que les lettres par lesquelles chacun demandait l’emploi de son argent en valeurs désignées et sans autres formalités de la part des maisons de banque que la remise des valeurs Nucingen contre les actions qui prenaient faveur. Pendant que du Tillet, Werbrust, Claparon, Gigonnet et quelques gens, qui se croyaient fins, faisaient revenir de l’Etranger avec un pour cent de prime le papier de la maison Nucingen, car ils gagnaient encore à l’échanger contre les actions en hausse, la rumeur était d’autant plus grande sur la place de Paris, que personne n’avait plus rien à craindre. On babillait sur Nucingen, on l’examinait, on le jugeait, on trouvait moyen de le calomnier ! Son luxe, ses entreprises ! Quand un homme en fait autant, il se coule, etc. Au plus fort de ce tutti, quelques personnes furent très-étonnées de recevoir des lettres de Genève, de Bâle, de Milan, de Naples, de Gênes, de Marseille, de Londres, dans lesquelles leurs correspondants annonçaient, non sans étonnement, qu’on leur offrait un pour cent de prime du papier de Nucingen de qui elles leur mandaient la faillite. —— Il se passe quelque chose, dirent les Loups-Cerviers. Le Tribunal avait prononcé la séparation de biens entre Nucingen et sa femme. La question se compliqua bien plus encore : les journaux annoncèrent le retour de monsieur le baron de Nucingen, lequel était allé s’entendre avec un célèbre industriel de la Belgique, pour l’exploitation d’anciennes mines de charbon de terre, alors en souffrance, les fosses des bois de Bossut. Le baron reparut à la Bourse, sans seulement prendre la peine de démentir les rumeurs calomnieuses qui avaient circulé sur sa maison, il dédaigna de réclamer par la voie des journaux, il acheta pour deux millions un magnifique domaine aux portes de Paris. Six semaines après, le journal de Bordeaux annonça l’entrée en rivière de deux vaisseaux chargés, pour le compte de la maison Nucingen, de métaux dont la valeur était de sept millions. Palma, Werbrust et du Tillet comprirent que le tour était fait, mais ils furent les seuls à le comprendre. Ces écoliers étudièrent la mise en scène de ce puff financier, reconnurent qu’il était préparé depuis onze mois, et proclamèrent Nucingen le plus grand financier européen. Rastignacn’y comprit rien, mais il y avait gagné quatre cent mille francs que Nucingen lui avait laissé tondre sur les brebis parisiennes, et avec lesquels il a doté ses deux sœurs. D’Aiglemont, averti par son cousin Baudenord, était venu supplier Rastignac d’accepter dix pour cent de son million, s’il lui faisait obtenir l’emploi du million en actions sur un canal qui est encore à faire, car Nucingen a si bien roulé le Gouvernement dans cette affaire-là que les concessionnaires du canal ont intérêt à ne pas le finir. Charles Grandet a imploré l’amant de Delphine de lui faire échanger son argent contre des actions. Enfin, Rastignac a joué pendant dix jours le rôle de Law supplié par les plus jolies duchesses de leur donner des actions, et aujourd’hui le gars peut avoir quarante mille livres de rente dont l’origine vient des actions dans les mines de plomb argentifère.
 
— Si tout le monde gagne, qui donc a perdu ? dit Finot.
 
— Conclusion, reprit Bixiou. Alléchés par le pseudo-dividende qu’ils touchèrent quelques mois après l’échange de leur argent contre les actions, le marquis d’Aiglemont et Beaudenord les gardèrent (je vous les pose pour tous les autres), ils avaient trois pour cent de plus de leurs capitaux, ils chantèrent les louanges de Nucingen, et le défendirent au moment même où il fut soupçonné de suspendre ses paiements. Godefroid épousa sa chère Isaure, et reçut pour cent mille francs d’actions dans les mines. A l’occasion de ce mariage, les Nucingen donnèrent un bal dont la magnificence surpassa l’idée qu’on s’en faisait. Delphine offrit à la jeune mariée une charmante parure en rubis. Isaure dansa, non plus en jeune fille, mais en femme heureuse. La petite baronne fut plus que jamais bergère des Alpes. Malvina, la femme d’Avez-vous vu dans Barcelone ? entendit au milieu de ce bal du Tillet lui conseillant sèchement d’être madame Desroches. Desroches, chauffé par les Nucingen, par Rastignac, essaya de traiter les affaires d’intérêt ; mais aux premiers mots d’actions des mines données en dot, il rompit, et se retourna vers les Matifat. Rue du Cherche-Midi, l’avoué trouva les damnées actions sur les canaux que Gigonnet avait fourrées à Matifat au lieu de lui donner de l’argent. Vois-tu Desroches rencontrant le râteau de Nucingen sur les deux dots qu’il avait couchées en joue. Les catastrophes ne se firent pas attendre. La société Claparon fit trop d’affaires, il y eut engorgement, elle cessa de servir les intérêts et de donner des dividendes, quoique ses opérations fussent excellentes. Ce malheur se combina avec les événements de1827. En 1829, Claparon était trop connu pour être l’homme de paille de ces deux colosses, et il roula de son piédestal à terre. De douze cent cinquante francs, les actions tombèrent à quatre cents francs, quoiqu’elles valussent intrinsèquement sis cents francs. Nucingen, qui connaissait leur prix intrinsèque, racheta. La petite baronne d’Aldrigger avait vendu ses actions dans les mines qui ne rapportaient rien, et Godefroid vendit celles de sa femme par la même raison. De même que la baronne, Beaudenord avait échangé ses actions de mines contre les actions de ta société Claparon. Leurs dettes les forcèrent à vendre en pleine baisse. De ce qui leur représentait sept cent mille francs, ils eurent deux cent trente mille francs. Ils firent leur lessive, et le reste fut prudemment placé dans le trois pour cent à 75. Godefroid, si heureux garçon, sans soucis, qui n’avait qu’à se laisser vivre, se vit chargé d’une petite femme bête comme une oie, incapable de supporter l’infortune, car au bout de six mois il s’était aperçu du changement de l’objet aimé en volatile ; et, de plus, il est chargé d’une belle-mère sans pain qui rêve toilettes. Les deux familles se sont réunies pour pouvoir exister. Godefroid fut obligé d’en venir à faire agir toutes ses protections refroidies pour avoir une place de mille écus au Ministère des Finances. Les amis ?… aux Eaux. Les parents ?… étonnés, promettant : « Comment, mon cher, mais comptez sur moi ! Pauvre garçon ! » Oublié net un quart d’heure après. Beaudenord dut sa place à l’influence de Nucingen et de Vandenesse. Ces gens si estimables et si malheureux logent aujourd’hui, rue du Mont-Thabor, à un troisième étage au-dessus de l’entresol. L’arrière-petite perle des Adolphus, Malvina, ne possède rien, elle donne des leçons de piano pour ne pas être à charge à son beau-frère. Noire, grande, mince, sèche, elle ressemble à une momie échappée de chez Passalacqua qui court à pied dans Paris. En 1830, Beaudenord a perdu sa place, et sa femme lui a donné un quatrième enfant. Huit maîtres et deux domestiques (Wirth et sa femme) ! argent : huit mille livres de rentes. Les mines donnent aujourd’hui des dividendes si considérables que l’action de mille francs vaut mille francs de rente. Rastignac et madame de Nucingen ont acheté les actions vendues par Godefroid et par la baronne. Nucingen a été créé pair de France par la Révolution de Juillet, et grand-officier de la Légion-d’Honneur. Quoiqu’il n’ait pas liquidé après 1830, il a, dit-on, seize à dix-huit millions de fortune. Sûr des Ordonnances de juillet, il avait vendutous ses fonds et replacé hardiment quand le trois pour cent fut à 45, il a fait croire au Château que c’était par dévouement, et il a dans ce temps avalé, de concert avec du Tillet, trois millions à ce grand drôle de Philippe Bridau ! Dernièrement, en passant rue de Rivoli pour aller au bois de Boulogne, notre baron aperçut sous les arcades la baronne d’Aldrigger. La petite vieille avait une capote verte doublée de rose, une robe à fleurs, une mantille, enfin elle était toujours et plus que jamais bergère des Alpes, car elle n’a pas plus compris les causes de son malheur que les causes de son opulence. Elle s’appuyait sur la pauvre Malvina, modèle des dévouements héroïques, qui avait l’air d’être la vieille mère, tandis que la baronne avait l’air d’être la jeune fille ; et Wirth les suivait un parapluie à la main. —— « Foilà tes chens, dit le baron à monsieur Cointet, un ministre avec lequel il allait se promener, dont il m’a ité imbossiple te vaire la vordeine. La pourrasque à brincibes esd bassée, reblacez tonc ce baufre Peautenord. » Beaudenord est rentré aux Finances par les soins de Nucingen, que les d’Aldrigger vantent comme un héros d’amitié, car il invite toujours la petite bergère des Alpes et ses filles à ses bals. Il est impossible à qui que ce soit au monde de démontrer comment cet homme a, par trois fois et sans effraction, voulu voler le public enrichi par lui, malgré lui. Personne n’a de reproches à lui faire. Qui viendrait dire que la haute Banque est souvent un coupe-gorge commettrait la plus insigne calomnie. Si les Effets haussent et baissent, si les valeurs augmentent et se détériorent, ce flux et reflux est produit par un mouvement naturel, atmosphérique, en rapport avec l’influence de la lune, et le grand Arago est coupable de ne donner aucune théorie scientifique sur cet important phénomène. Il résulte seulement de ceci une vérité pécuniaire que je n’ai vue écrite nulle part…
 
— Laquelle.