« Shakespeare - Œuvres complètes, Hugo, tome 1 - Préface » : différence entre les versions

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==[[Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/4]]==
 
<pages index="Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu" from=4 to=29 />
Préface de la nouvelle traduction des œuvres de Shakespeare <ref>Ce texte fut écrit pour servir de préface à la nouvelle traduction de Shakespeare par François-Victor Hugo. Daté de mai 1864, il ne parut qu’avec le tome XV et dernier en 1865. <small>(Note Wikisource)</small></ref>
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<references/>
 
==[[Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/5]]==
 
===I===
 
Une traduction est presque toujours regardée tout d’abord par le
peuple à qui on la donne comme une violence qu’on lui fait. Le goût
bourgeois résiste à l’esprit universel.
 
Traduire un poëte étranger, c’est accroître la poésie nationale ; cet
accroissement déplaît à ceux auxquels il profite. C’est du moins le
commencement ; le premier mouvement est la révolte. Une langue dans
laquelle on transvase de la sorte un autre idiome fait ce qu’elle peut
pour refuser. Elle en sera fortifiée plus tard, en attendant elle s’indigne.
Cette saveur
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nouvelle lui répugne. Ces locutions insolites, ces tours
inattendus, cette irruption sauvage de figures inconnues, tout cela, c’est
de l’invasion. Que va devenir sa littérature à elle ? Quelle idée a-t-on
de venir lui mêler dans le sang cette substance des autres peuples ?
C’est de la poésie en excès. Il y a là abus d’images, profusion de
métaphores, violation des frontières, introduction forcée du goût
cosmopolite dans le goût local. Est-ce grec ? c’est grossier. Est-ce
anglais ? c’est barbare. Apreté ici, âcreté là. Et, si intelligente que soit
la nation qu’on veut enrichir, elle s’indigne. Elle hait cette nourriture.
Elle boit de force, avec colère, Jupiter enfant recrachait le lait de la
chèvre divine.
 
Ceci a été vrai en France pour Homère, et encore plus vrai pour
Shakespeare.
 
Au dix-septième siècle, à propos de madame Dacier, on posa la
question : Faut-il traduire Homère ? L’abbé Terrasson, tout net,
répondit non. La Mothe fit mieux ; il refit ''l’Iliade''. Ce La Mothe était
un homme d’esp
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rit qui était idiot. De nos jours, nous avons eu en ce
genre M. Beyle, dit Stendhal, qui écrivait : ''Je'' ''préfère'' ''à'' ''Homère'' ''les''
''mémoires'' ''du'' ''maréchal'' ''Gouvion'' ''Saint''-''Cyr''.
 
— Faut-il traduire Homère ? — fut la question littéraire du dix-
septième siècle. La question littéraire du dix-huitième fut celle-ci :
— Faut-il traduire Shakespeare ?
 
===II===
 
« Il faut que je vous dise combien je suis fâché contre un nommé
Letourneur, qu’on dit secrétaire de la librairie, et qui ne me paraît
pas le secrétaire du bon goût. Auriez-vous lu les deux volumes de ce
misérable ? il sacrifie tous les Français sans exception à son idole
(Shakespeare), comme on sacrifiait autrefois des cochons à Cérès ; il
ne daigne
==[[Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/8]]==
pas même nommer Corneille et Racine. Ces deux grands
hommes sont seulement enveloppés dans la proscription générale, sans
que leurs noms soient prononcés. Il y a déjà deux tomes imprimés de
ce ''Shakespear'', qu’on prendrait pour des pièces de la foire, faites il y
a deux cents ans. Il y aura encore cinq volumes. Avez-vous une haine
assez vigoureuse contre cet impudent imbécile ? Souffrirez-vous l’affront
qu’il fait à la France ? Il n’y a point en France assez de camouflets,
assez de bonnets d’âne, assez de piloris pour un pareil faquin. Le sang
pétille dans mes vieilles veines en vous parlant de lui. Ce qu’il y a
d’affreux, c’est que le monstre a un parti en France, et pour comble
de calamité et d’horreur, c’est moi qui autrefois parlai le premier de
ce ''Shakespear'' ; c’est moi qui le premier montrai aux Français quelques
perles que j’avais trouvées dans son énorme fumier. Je ne m’attendais
pas que je servirais un jour à fouler aux pieds les couronnes de Racine
et de Corneille pour en orner le front d’un histrion barbare. »
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A qui est adressée cette lettre ? à La Harpe. Par qui ? par Voltaire.
On le voit, il faut de la bravoure pour être Letourneur.
 
Ah ! vous traduisez Shakespeare ? Eh bien, vous êtes un faquin ;
mieux que cela, vous êtes un impudent imbécile ; mieux encore, vous
êtes un misérable. Vous faites un affront à la France. Vous méritez
toutes les formes de l’opprobre public, depuis le bonnet d’âne, comme
les cancres, jusqu’au pilori, comme les voleurs. Vous êtes peut-être un
« monstre. » Je dis peut-être, car dans la lettre de Voltaire ''monstre''
est amphibologique ; la syntaxe l’adjuge à Letourneur, mais la haine
le donne à Shakespeare.
 
Ce digne Letourneur, couronné à Montauban et à Besançon, lauréat
académique de province, uniquement occupé d’émousser Shakespeare,
de lui ôter les reliefs et les angles et de le faire passer, c’est-à-dire
de le rendre passable, ce bonhomme, travailleur consciencieux, ayant
pour tout horizon les quatre murs
==[[Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/10]]==
de son cabinet, doux comme une
fille, incapable de fiel et de représailles, poli, timide, honnête, parlant
bas, vécut toute sa vie sous cette épithete, ''misérable'', que lui avait
jetée l’éclatante voix de Voltaire, et mourut à cinquante-deux ans,
étonné.
 
===III===
 
Letourneur, chose curieuse à dire, n’était pas moins bafoué par les
Anglais que par les Français. Nous ne savons plus quel lord, faisant
autorité, disait de Letourneur : ''pour'' ''traduire'' ''un'' ''fou'', ''il'' ''faut'' ''être'' ''un''
''sot''. Dans le livre intitulé ''William'' ''Shakespeare'', publié récemment, on
peut lire, réunis et groupés, tous ces étranges textes anglais qui ont
insulté Shakespeare pendant deux siècles. Au verdict des gens de lettres,
ajoutez le verdict
==[[Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/11]]==
des princes. Georges Ier, sous le règne duquel, vers
1726, Shakespeare parut poindre un peu, n’en voulut jamais écouter
un vers. Ce Georges était « un homme grave et sage » (Millot), qui
aima une jolie femme jusqu’à la faire grand-écuyer. Georges II pensa
comme Georges Ier. Il s’écriait : — Je ne pourrais pas lire Shakespeare.
Et il ajoutait, c’est Hume qui le raconte : — C’est un garçon si ampoulé !
— (''He'' ''was'' ''such'' ''a'' ''bombast'' ''fellow'' '' ! '') L’abbé Millot, historien qui prêchait
l’Avent à Versailles et le Carême à Lunéville, et que Querlon préfère
à Hénault, raconte l’influence de Pope sur Georges II au sujet de
Shakespeare. Pope s’indignait de ''l’orgueil'' ''de'' ''Shakespeare'', et comparait
Shakespeare à ''un'' ''mulet'' ''qui'' ''ne'' ''porte'' ''rien'' ''et'' ''qui'' ''écoute'' ''le'' ''bruit'' ''de'' ''ses''
''grelots''. Le dédain littéraire justifiait le dédain royal. Georges III
continua la tradition. Georges III, qui commença de bonne heure, à
ce qu’il paraît, l’état d’esprit, par lequel il devait finir, jugeait
Shakespeare et disait à miss Burney : — Quoi ! n’est-ce pas là un
==[[Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/12]]==
triste
galimatias ? quoi ! quoi ! — (''What'' ! ''is'' ''there'' ''not'' ''sad'' ''stuff'' ? ''what'' ! ''what'' '' ! '')
 
On dira : ce ne sont là que des opinions de roi. Qu’on ne s’y trompe
point, la mode en Angleterre suit le roi. L’opinion de la majesté royale
en matière de goût est grave de l’autre côté du détroit. Le roi
d’Angleterre est le ''leader'' suprême des salons de Londres. Témoin le
''poëte'' ''lauréat'', presque toujours accepté par le public. Le roi ne gouverne
pas, mais il règne. Le livre qu’il lit et la cravate qu’il met, font loi.
Il plaît à un roi de rejeter le génie, l’Angleterre méconnaît Shakespeare ;
il plaît à un roi d’admirer la niaiserie, l’Angleterre adore Brummel.
 
Disons-le, la France de 1814 tombait plus bas encore quand elle
permettait aux Bourbons de jeter Voltaire à la voirie.
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===IV===
 
Le danger de traduire Shakespeare a disparu aujourd’hui.
 
On n’est plus un ennemi public pour cela.
 
Mais si le danger n’existe plus, la difficulté reste.
 
Letourneur n’a pas traduit Shakespeare ; il l’a, candidement, sans
le vouloir, obéissant à son insu au goût hostile de son époque, parodié.
 
Traduire Shakespeare, le traduire réellement, le traduire avec
confiance, le traduire en s’abandonnant à lui, le traduire avec la
simplicité honnête et fière de l’enthousiasme, ne rien éluder, ne rien
omettre, ne rien amortir, ne rien cacher, ne pas lui mettre de voile là
où il est nu, ne pas lui mettre de masque
==[[Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/14]]==
là où il est sincère, ne pas
lui prendre sa peau pour mentir dessous, le traduire sans recourir à
la périphrase, cette restriction mentale, le traduire sans complaisance
puriste pour la France ou puritaine pour l’Angleterre, dire la vérité,
toute la vérité, rien que la vérité, le traduire comme on témoigne, ne
point le trahir, l’introduire à Paris de plain-pied, ne pas prendre de
précautions insolentes pour ce génie, proposer à la moyenne des
intelligences, qui a la prétention de s’appeler le goût, l’acceptation de
ce géant, le voilà ! en voulez-vous ? ne pas crier gare, ne pas être honteux
du grand homme, l’avouer, l’afficher, le proclamer, le promulguer, être
sa chair et ses os, prendre son empreinte, mouler sa forme, penser sa
pensée, parler sa parole, répercuter Shakespeare de l’anglais en français,
quelle entreprise !
 
==[[Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/15]]==
 
===V===
 
Shakespeare est un des poètes qui se défendent le plus contre le
traducteur.
 
La vieille violence faite à Protée symbolise l’effort des traducteurs.
Saisir le génie, rude besogne. Shakespeare résiste, il faut l’étreindre ;
Shakespeare échappe, il faut le poursuivre.
 
Il échappe par l’idée, il échappe par l’expression. Rappelez-vous le
''unsex'', cette lugubre déclaration de neutralité d’un monstre entre le bien
et le mal, cet écriteau posé sur une conscience eunuque. Quelle
intrépidité il faut pour reproduire nettement en français certaines
beautés insolentes de ce poëte, par exemple le ''buttock'' ''of the'' ''night'', où
l’on entrevoit les parties honteuses de l’omb
==[[Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/16]]==
re. D’autres expressions
semblent sans équivalents possibles ; ainsi ''green'' ''girl'', ''fille'' ''verte'', n’a
aucun sens en français. On pourrait dire de certains mots qu’ils sont
imprenables. Shakespeare a un ''sunt'' ''lacrymœ'' ''rerum''. Dans le ''we'' ''have''
''kissed'' ''away'' ''kingdoms'' ''and'' ''provinces'', aussi bien que dans le profond
soupir de Virgile, l’indicible est dit. Cette gigantesque dépense d’avenir
faite dans un lit, ces provinces s’en allant en baisers, ces royaumes
possibles s’évanouissant sur les bouches jointes d’Antoine et de
Cléopâtre, ces empires dissous en caresses et ajoutant inexprimablement
leur grandeur à la volupté, néant comme eux, toutes ces sublimités sont
dans ce mot ''kissed'' ''away'' ''kingdoms''.
 
Shakespeare échappe au traducteur par le style, il échappe aussi par
la langue. L’anglais se dérobe le plus qu’il peut au français. Les deux
idiomes sont composés en sens inverse. Leur pôle n’est pas le même ;
l’anglais est saxon, le français est latin. L’anglais actuel est presque de l’allemand du quinzième siècle à l’orthographe
==[[Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/17]]==
près. L’antipathie
immémoriale des deux idiomes a été telle, qu’en 1095 les normands
déposèrent Wolstan, évêque de Worcester, pour le seul crime d’être
''une'' ''vieille'' ''brute'' ''d’anglais'' ''ne'' ''sachant'' ''pas'' ''parler'' ''français''. En revanche
on a parlé danois à Bayeux. Duponceau estime qu’il y a dans l’anglais
trois racines saxonnes sur quatre. Presque tous les verbes, toutes les
particules, les mots qui font la charpente de la langue, sont du Nord.
La langue anglaise a en elle une si dangereuse force isolante que
l’Angleterre, instinctivement, et pour faciliter ses communications avec
l’Europe, a pris ses termes de guerre aux Français, ses termes de
navigation aux Hollandais, et ses termes de musique aux Italiens. Charles
Duret écrivait en 1613, à propos de la langue anglaise : « Peu
d’étrangers veulent se peiner de l’apprendre. » A l’heure qu’il est, elle
est encore saxonne à ce point que l’usage n’a frappé de désuétude qu’à
peine un septième des mots de l’Orosius du roi Alfred. De là une
perpétuelle
==[[Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/18]]==
lutte sourde entre l’anglais et le français quand on les met
en contact. Rien n’est plus laborieux que de faire coïncider ces deux
idiomes. Ils semblent destinés à exprimer des choses opposées. L’un
est septentrional, l’autre est méridional. L’un confine aux lieux
cimmériens, aux bruyères, aux steppes, aux neiges, aux solitudes froides,
aux espaces nocturnes, pleins de silhouettes indéterminées, aux régions
blêmes ; l’autre confine aux régions claires. Il y a plus de lune dans
celui-ci, et plus de soleil dans celui-là. Sud contre Nord, jour contre
nuit, rayon contre spleen. Un nuage flotte toujours dans la phrase
anglaise. Ce nuage est une beauté. Il est partout dans Shakespeare. Il
faut que la clarté française pénètre ce nuage sans le dissoudre.
Quelquefois la traduction doit se dilater. Un certain vague ajoute du
trouble à la mélancolie et caractérise le Nord. Hamlet, en particulier,
a pour air respirable ce vague. Le lui ôter, le tuerait. Une profonde
brume diffuse l’enveloppe. Fixer Hamlet, c’est le supprimer.
==[[Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/19]]==
Il importe
que la traduction n’ait pas plus de densité que l’original. Shakespeare
ne veut pas être traduit comme Tacite.
 
Shakespeare résiste par le style ; Shakespeare résiste par la langue.
Est-ce là tout ? non. Il résiste par le sens métaphysique ; il résiste par
le sens historique ; il résiste par le sens légendaire. Il a beaucoup
d’ignorance, ceci est convenu ; mais, ce qui est moins connu, il a
beaucoup de science. Parfois tel détail qui surprend, où l’on croit voir
sa grossièreté, atteste précisément sa particularité et sa finesse ;
très-souvent ce que les critiques négateurs dénoncent dans Shakespeare
comme l’invention ridicule d’un esprit sans culture et sans lettres,
prouve, tout au contraire, sa bonne information. Il est sagace et singulier
dans l’histoire. Il est on ne peut mieux renseigné dans la tradition et
dans le conte. Quant à sa philosophie, elle est étrange ; elle tient de
Montaigne par le doute, et d’Ézéchiel par la vision.
==[[Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/20]]==
 
===VI===
 
Il y a des problèmes dans la Bible ; il y en a dans Homère ; on connaît
ceux de Dante ; il existe en Italie des chaires publiques d’interprétation
de la ''Divine'' ''Comédie''. Les obscurités propres à Shakespeare, aux divers
points de vue que nous venons d’indiquer, ne sont pas moins abstruses.
Comme la question biblique, comme la question homérique, comme
la question dantesque, la question shakespearienne existe.
 
L’étude de cette question est préalable à la traduction. Il faut d’abord
se mettre au fait de Shakespeare.
 
Pour pénétrer la question shakespearienne et, dans la mesure du
possible, la résoudre, toute une bibliothèque est nécessaire. Historiens
à consulter, depuis Hérodote jusqu’à Hume, poètes,
==[[Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/21]]==
depuis Chaucer
jusqu’à Coleridge, critiques, éditeurs, commentateurs, nouvelles,
romans, chroniques, drames, comédies, ouvrages en toutes langues,
documents de toutes sortes, pièces justificatives de ce génie. On l’a fort
accusé ; il importe d’examiner son dossier. Au British Museum, un
compartiment est exclusivement réservé aux ouvrages qui ont un
rapport quelconque avec Shakespeare. Ces ouvrages veulent être les
uns vérifiés, les autres approfondis. Labeur âpre et sérieux, et plein de
complications. Sans compter les registres du Stationers’ Hall, sans
compter les registres du chef de troupe Henslowe, sans compter les
registres de Stratford, sans compter les archives de Bridgewater House,
sans compter le journal de Symon Forman. Il n’est pas inutile de
confronter les dires de tous ceux qui ont essayé d’analyser Shakespeare,
à commencer par Addison dans le ''Spectateur'', et à finir par Jaucourt
dans ''l’Encyclopédie''. Shakespeare a été, en France, en Allemagne, en
Angleterre, très-souvent jugé, très-souvent
==[[Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/22]]==
condamné, très-souvent
exécuté ; il faut savoir par qui et comment. Où il s’inspire, ne le cherchez
pas, c’est en lui-même ; mais où il puise, tâchez de le découvrir. Le
vrai traducteur doit faire effort pour lire tout ce que Shakespeare a
lu. Il y a là pour le songeur des sources, et pour le piocheur des
trouvailles. Les lectures de Shakespeare étaient variées et profondes.
Cet inspiré était un étudiant. Faites donc ses études si vous voulez le
connaître. Avoir lu Belleforest ne suffit pas, il faut lire Plutarque ; avoir
lu Montaigne ne suffit pas, il faut lire Saxo Grammaticus ; avoir lu
Érasme ne suffit pas, il faut lire Agrippa ; avoir lu Froissard ne suffit
pas, il faut lire Plaute ; avoir lu Boccace ne suffit pas, il faut lire saint
Augustin. Il faut lire tous les cancioneros et tous les fabliaux, Huon
de Bordeaux, la belle Jehanne, le comte de Poitiers, le miracle de
Notre-Dame, la légende du Renard, le roman de la Violette, la romance
du Vieux-Manteau. Il faut lire Robert Wace, il faut lire Thomas le
Rimeur. Il faut lire Boèce, Laneham, Spenser,
==[[Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/23]]==
Marlowe, Geoffroy de
Monmouth, Gilbert de Montreuil, Holinshed, Amyot, Giraldi Cinthio, Pierre Boisteau, Arthur Brooke, Bandello, Luigi da Porto. Il faut lire
Benoist de Saint-Maur, sir Nicholas Lestrange, Paynter, Comines,
Monstrelet, Grove, Stubbes, Strype, Thomas Morus et Ovide. Il faut
lire Graham d’Aberfoyle et Straparole. J’en passe. On aurait tort de
laisser de côté Webster, Cavendish, Gower, Tarleton, Georges
Whetstone, Reginald Scot, Nichols et sir Thomas North. Alexandre
Silvayn veut être feuilleté. Les ''Papiers'' ''de'' ''Sidney'' sont utiles, Un livre
contrôle l’autre. Les textes s’entr’éclairent. Rien à négliger dans ce
travail. Figurez-vous une lecture dont le diamètre va du ''Gesta''
''romanorum'' à la ''Démonologie'' ''de'' ''Jacques'' ''VI''.
 
Arriver à comprendre Shakespeare, telle est la tâche. Toute cette
érudition a ce but : parvenir à un poëte. C’est le chemin de pierres
de ce paradis.
 
Forgez-vous une clef de science pour ouvrir cette poésie.
 
==[[Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/24]]==
 
===VII===
 
Et de la sorte, vous saurez de qui est contemporain le Thésée du
''Songe'' ''d’une'' ''nuit'' ''d’été'' ; vous saurez comment les prodiges de la mort
de César se répercutent dans ''Macbeth'' ; vous saurez quelle quantité
d’Oreste il y a dans Hamlet. Vous connaîtrez le vrai Timon d’Athènes,
le vrai Shylock, le vrai Falstaff.
 
Shakespeare était un puissant assimilateur. Il s’amalgamait le passé.
Il cherchait, puis trouvait ; il trouvait, puis inventait ; il inventait, puis
créait. Une insufflation sortait pour lui du lourd tas des chroniques.
De ces in-folios il dégageait des fantômes.
 
Fantômes éternels. Les uns terribles, les autres adorables. Richard
III, Glocester, Jean sans Terre, Marguerite, lady Macbeth, Regane
==[[Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/25]]==
et
Goneril, Claudius, Lear, Roméo et Juliette, Jessica, Perdita, Miranda,
Pauline, Constance, Ophélia, Cordélia, tous ces monstres, toutes ces
fées. Les deux pôles du cœur humain et les deux extrémités de l’art
représentés par des figures à jamais vivantes d’une vie mystérieuse,
impalpables comme le nuage, immortelles comme le souffle. La
difformité intérieure, Iago ; la difformité extérieure, Caliban ; et près
d’Iago le charme, Desdemona, et en regard de Caliban la grâce, Titania.
 
Quand on a lu les innombrables livres lus par Shakespeare, quand
on a bu aux mêmes sources, quand on s’est imprégné de tout ce dont
il était pénétré, quand on s’est fait en soi un fac-similé du passé tel
qu’il le voyait, quand on a appris tout ce qu’il savait, moyen d’en venir
à rêver tout ce qu’il rêvait, quand on a digéré tous ces faits, toute cette
histoire, toutes ces fables, toute cette philosophie, quand on a gravi
cet escalier de volumes, on a pour récompense cette nuée d’ombres
divines au-dessus de sa tête.
==[[Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/26]]==
 
===VIII===
 
Un jeune homme s’est dévoué à ce vaste travail. A côté de cette
première tâche, reproduire Shakespeare, il y en avait une deuxième,
le commenter. L’une, on vient de le voir, exige un poëte, l’autre un
bénédictin. Ce traducteur a accepté l’une et l’autre. Parallèlement à
la traduction de chaque drame, il a placé, sous le titre ''d’introduction'',
une étude spéciale, où toutes les questions relatives au drame traduit
sont discutées et débattues, et où, pièces en mains, le pour et contre
est plaidé. Ces trente-six introductions aux trente-six drames de
Shakespeare, divisés en quinze livres portant chacun un titre spécial,
sont dans leur ensemble une œuvre considérable. Œuvre de critique,
œuvre de philologie, œuvre de philosophie,
==[[Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/27]]==
œuvre d’histoire, qui côtoie
et corrobore la traduction ; quant à la traduction en elle-même, elle
est fidèle, sincère, opiniâtre dans la résolution d’obéir au texte ; elle
est modeste et fière ; elle ne tâche pas d’être supérieure à Shakespeare.
 
Le commentaire couche Shakespeare sur la table d’autopsie, la
traduction le remet debout ; et après l’avoir vu disséqué, nous le
retrouvons en vie.
 
Pour ceux qui, dans Shakespeare, veulent tout Shakespeare, cette
traduction manquait. On l’a maintenant. Désormais il n’y a plus de
bibliothèque bien faite sans Shakespeare. Une bibliothèque est aussi
incomplète sans Shakespeare que sans Molière.
 
L’ouvrage a paru volume par volume et a eu d’un bout à l’autre
ce grand collaborateur, le succès.
 
Le peu que vaut notre approbation, nous le donnons sans réserve
à cet ouvrage, traduction au point de vue philologique, création au point
de vue critique et historique. C’est une
==[[Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/28]]==
œuvre de solitude. Ces œuvres-là
sont consciencieuses et saines. La vie sévère conseille le travail austère.
Le traducteur actuel sera, nous le croyons et toute la haute critique
de France, d’Angleterre et d’Allemagne l’a proclamé déjà, le traducteur
définitif. Première raison, il est exact ; deuxième raison, il est complet.
Les difficultés que nous venons d’indiquer, et une foule d’autres, il les
a franchement abordées, et, selon nous, résolues. Faisant cette tentative,
il s’y est dépensé tout entier. Il a senti, en accomplissant cette tâche,
la religion de construire un monument. Il y a consacré douze des plus
belles années de la vie. Nous trouvons bon qu’un jeune homme ait eu
cette gravité. La besogne était malaisée, presque effrayante ; recherches,
confrontations de textes, peines, labeurs sans relâche. Il a eu pendant
douze années la fièvre de cette grande audace et de cette grande
responsabilité. Cela est bien à lui d’avoir voulu cette œuvre et de l’avoir
terminée. Il a de cette façon marqué sa reconnaissance envers deux
nations, envers
==[[Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/29]]==
celle dont il est l’hôte et envers celle dont il est le fils.
Cette traduction de Shakespeare, c’est, en quelque sorte, le portrait de l’Angleterre envoyé à la France. A une époque où l’on sent approcher
l’heure auguste de l’embrassement des peuples, c’est presque un acte,
et c’est plus qu’un fait littéraire. Il y a quelque chose de pieux et de
touchant dans ce don qu’un Français offre à la patrie, d’où nous sommes
absents, lui et moi, par notre volonté et avec douleur.
 
VICTOR HUGO.
 
<small>Hauteville-House. Avril 1865.</small>