« Les Œuvres et les Hommes/Les Philosophes et les Écrivains religieux (1860)/Saint-Bonnet » : différence entre les versions
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{{c|SAINT-BONNET<
▲<small>''De'' ''l’affaiblissement'' ''de'' ''la'' ''Raison'' ''en'' ''Europe'', par M. Blanc Saint-Bonnet. — ''Des'' ''Études'' ''classiques'' ''dans'' ''la'' ''Société'' ''chrétienne'', par le R. P. Daniel, de la Compagnie de Jésus.</small>
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Il est une question qui brûlait hier, et qui, tiède aujourd’hui, pourrait, d’un jour à l’autre, reprendre sa chaleur première, car elle n’a pas été résolue. C’est cette question des classiques grecs et latins, en apparence toute littéraire, mais dont le sens profond n’a frappé personne quand on l’a agitée, puisqu’elle cache, — et tout le monde l’a senti, — sous son intitulé modeste, cet énorme problème politique et social de l’éducation, qui déjà faisait sourciller le vaste et serein génie de Leibnitz bien avant que l’Europe n’eût vu le dix-huitième siècle et la Révolution française. Rendu par ce double événement bien plus difficile à résoudre, un tel problème, malgré tout ce qu’il a inspiré dernièrement aux esprits les plus opposés, n’était cependant pas arrivé à ce point de démonstration qu’il pût imposer sa solution, comme une loi, à l’État lui-même, après l’avoir imposée à l’Opinion, comme une vérité. Et il y avait plus. Sur cette question de l’enseignement si grave, si pressante, si peu faite pour attendre, puisqu’elle implique l’avenir et le compromet, c’était surtout l’Opinion qui était restée indécise. Elle s’était émue, il est vrai, mais elle ne s’était pas prononcée. Les hommes qui devraient la conduire et ceux qui pourraient l’égarer s’étaient passionnés. On avait bataillé de part et d’autre, mais d’aucun côté on n’avait vaincu. D’aucun côté (jusqu’ici du moins) ne s’était levée, pour en finir, une de ces intelligences supérieures qui ferment les débats sur une question, comme Cromwell ferma la porte du parlement et en mit la clef dans sa poche ; et la Critique attendait toujours le mot concluant et définitif qui devient, au bout d’un certain temps, la pensée de tout le monde, ce mot qui est le coup de canon de lumière après lequel il peut y avoir des ennemis encore, mais après lequel il n’y a plus de combattants.
Eh bien ! ce que la critique attendait, elle ne l’attend plus. Le mot dictatorial dont nous parlons a été dit, et comme nous ne le prévoyions bien, du reste, il vient d’être dit par une intelligence chrétienne. M. Saint-Bonnet ne serait pas chrétien que de nature et de physiologie intellectuelle il irait au fond des choses et creuserait les questions jusqu’au tuf. Il se tient si loin de la forge aux réputations, il fait si peu antichambre dans les boutiques où nous brassons la renommée ; moitié aigle et moitié colombe, c’est un esprit si haut et si chaste dans la solitude de sa province, qu’on est obligé de rappeler qu’à vingt-trois ans il achevait son ouvrage de l’Unité ''spirituelle'', trois volumes, étonnants d’aperçus, malgré leurs erreurs, et qui donnaient du moins la puissance de jet et le plein cintre de cet esprit qui s’élançait, et que plus tard il s’élevait d’un adorable ''Traité
Et quel qu’ait été le renfort de l’idée chrétienne, il y est arrivé pourtant par sa voie propre d’études habituelles et de facultés profondes, intuitives et réfléchies tour à tour. On n’a pas oublié sans doute que les prétentions en présence sur cette question de l’enseignement, c’étaient, d’une part, l’inocuité morale, des classiques et leur convenance littéraire, et de l’autre, le danger auquel ils exposent de jeunes esprits qui prennent leurs premiers plis et reçoivent les terribles premières impressions de la vie, — terribles, car ce sont peut-être les seules qui doivent leur rester ! — Comme les autres écrivains qui ont discuté l’influence de la littérature ancienne sur l’intelligence des générations modernes, M. Saint-Bonnet ne s’est pas contenté de poser une question d’histoire et d’établir superficiellement un rapport de cause à effet entre la moralité des auteurs païens, dont les œuvres sont livrées trop tôt à de sympathiques admirations, et la moralité des hommes nés dans le sein du christianisme et qu’a lavés, même intellectuellement, le baptême. M. Saint-Bonnet a voulu davantage. Habitué à la méditation philosophique, à ce reploiement de la pensée qui s’aiguise en se pénétrant, il a entrepris de dégager cette loi de déduction qui, chez les autres écrivains, n’avait encore été qu’indiquée, et de la faire toucher par tant de côtés et à tant de reprises à ses lecteurs, qu’il fût impossible de la nier. A notre sens, il a réussi. Il a traversé rapidement les faits d’expérience que de part et d’autre on s’opposait ; puis, enfonçant la griffe de sa toute-puissante analyse dans les flancs mêmes de la question psychologique, il a substitué une question de nature humaine et d’inévitabilité logique à un rapprochement décevant dont on pourrait également dire ; Cela est-il ou cela n’est-il pas ? Conséquent à la manière des grands observateurs, qui généralisent quand ils concluent, anatomiste de la pensée comme Bichat et Cuvier l’étaient des organes, il a pris la tête humaine dans sa main et il a dit : Cette tête étant conformée comme elle est, il est évident que telles idées ou tels sentiments qu’on y infiltre, quand elle est vierge encore doivent produire tel effet funeste, — absolument comme le chimiste dit : Tel liquide versé dans un autre liquide doit produire tel précipitée coup sûr ; — et par là il a donné à une argumentation épuisée le degré de solidité qui devait la rendre invincible.
Certes ! à ne voir en bloc qu’un tel résultat, ce serait déjà une chose grande et belle que de l’avoir atteint, et la Critique, qui sait la profondeur et la difficulté des idées simples, ne pourrait oublier de le signaler avec éclat. Mais là ne se borne point le mérite du livre dont il est question aujourd’hui. Il faut entrer dans les détails de ce nouvel ouvrage de M. Saint-Bonnet, pour être frappé comme il convient de toutes les qualités d’exécution de sa pensée. Alors seulement on comprendra le magnifique titre qui surprend d’abord : ''De
En effet, l’horizon de l’auteur de l’Affaiblissement ''de
Et c’est ici que l’originalité du livre commence ; c’est ici qu’on sent à quel métaphysicien on a affaire… Nous avons nommé la Raison. Mais, comme tous les grands esprits philosophiques qui savent que les mots représentent la pensée, qui poinçonnent la langue et donnent le vocabulaire de leurs conceptions, M. Saint-Bonnet nous explique ce qu’il entend par cette faculté, d’ordinaire si vaguement définie. Indépendamment de sa justesse, nous, chez qui bat le cœur de l’artiste, nous ne savons rien de plus beau que cette définition de la Raison, qui a les proportions d’une analyse. Selon M. Saint-Bonnet, la Raison, c’est la faculté divine, impersonnelle, qui nous met en rapport avec l’infini. Une des confusions les plus fréquentes et les plus déplorables d’une fausse philosophie, c’est la confusion de la Raison et de l’Intelligence, qu’il faut si sévèrement distinguer. La Raison, c’est ce qui nous est resté du rayon divin après la grande rupture de la Chute ; l’intelligence, c’est la puissance de l’homme, le résultat, soit du hasard, soit du mystère de sa contingente organisation. Comme la Sensation est en l’homme le représentant et la voix de la nature, la Raison est dans sa conscience le représentant et la voix de Dieu.
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« La fonction psychologique de la Raison, dit M. Saint-Bonnet, est de placer continuellement la notion de l’être, la notion de la loi, du nécessaire, de l’unité, du juste, du bien en soi, en un mot, du Divin, sous les perceptions innombrables du phénomène, du variable, du relatif, du fini, que lui transmet sans cesse l’Intelligence recueillant le produit des sens, et d’empêcher que nous ne restions de simples animaux. La fonction de la Raison, en un mot, est de rappeler constamment l’homme des perceptions contingentes et personnelles aux perceptions impersonnelles et immuables ; de la nature physique où le retient le corps, à la Raison éternelle d’où lui descend la vérité. » Une telle faculté, qui soude presque l’homme à Dieu, s’il est permis de parler ainsi, devait être la première que la philosophie du dix-huitième siècle, la philosophie du ''moi'' et de la chose exclusivement humaine, dût fausser. Et elle n’y manqua pas. Elle la brisa. Pour cela, la philosophie pesa sur l’esprit de l’homme de deux manières, par les sciences qui ne s’adressent qu’à l’esprit et qui finissent par lui donner le vertige de sa force, et par l’effet du paganisme sur l’âme, influence — il faut le reconnaître — que le dix-huitième siècle n’avait pas créée ; qui existait depuis la Renaissance, mais qui, grossie chaque jour, avait fait avalanche sur la pente escarpée de ce siècle, où toutes les erreurs entassées avaient fini par se précipiter.
Tel est le chemin que l’auteur de l’Affaiblissement ''de
Et ces conclusions ne sont pas nouvelles. Elles ont été exprimées déjà par beaucoup d’esprits dans la discussion dont nous parlions plus haut au commencement de ce chapitre. Ce sont les conclusions, pour ainsi dire, ''catholiques'', de la question. Mais ce qui est neuf, ce qui appartient en propre à l’auteur de l’Affaiblissement ''de
===II===
Si nous avons uni sous un titre commun l’Affaiblissement ''de
Le P. Daniel a les entrailles de son Ordre pour un genre d’enseignement qui en a fait la gloire. Rien donc de plus naturel à un homme comme lui que de défendre cet enseignement et de vouloir le justifier. Il y parviendrait presque, si l’on ne s’en rapportait qu’aux faits qu’il cite, si l’on oubliait que ces faits recueillis et morts dans l’histoire sont séparés de leur racine, c’est-à-dire de l’époque à laquelle ils se sont produits, et de l’esprit qui l’animait. Membre de cette illustre compagnie de Jésus pour laquelle on ne saurait avoir une trop profonde vénération, le P. Daniel a opposé la tradition scholaire d’un temps où l’Europe et la France étaient chrétiennes, comme, hélas ! elles ne le sont plus, aux esprits sévères qui croient aujourd’hui la foi et la civilisation perdues, si on ne refait pas l’homme dans son germe, c’est-à-dire dans son existence intellectuelle. Le docte historien nous raconte, avec un détail qui honore sa science et son talent d’exposition, ce que fut l’enseignement classique depuis le quatrième siècle jusqu’à Charlemagne et Alcuin, depuis Raban Maur jusqu’à Alexandre de Villedieu. et depuis le douzième siècle jusqu’à la Renaissance. Or, dans cette longue période, il le montre partout admis par l’autorité religieuse, qui n’avait qu’à dire un seul mot pour le supprimer. Il cite même à ce sujet les décisions du concile de Trente. Mais, selon nous, si les faits cités sont incontestables, nous croyons que le savant jésuite en a tiré de fausses conclusions ; et c’est surtout quand on a lu cette histoire des ''Études
Et nous le répétons en finissant : il n’y a que là en effet qu’on puisse trouver la raison sans réplique qui domine tout le débat rappelé par nous aujourd’hui. Partout ailleurs tous les arguments sont entachés de faiblesse. Ils plient quand on les presse un peu. Même le grand argument invoqué par le P. Daniel, et le meilleur de toute sa thèse : « Que l’homme qui enseigne est plus que l’enseignement, et que là où le maître est excellent, les mauvaises doctrines deviennent innocentes », cet argument n’est pas au fond beaucoup plus solide que les autres, et l’histoire elle-même ne s’est-elle pas chargée de le réfuter ? Certes, s’il fut jamais des hommes dignes de porter dans leurs saintes mains le cœur et le cerveau de l’enfant, ces délicats et purs calices que la vérité doit remplir et qui restent fêlés ou ternis pour toujours, dès qu’un peu de poison de l’erreur y coule, ne sont-ce pas les Jésuites, les pères de la foi, les pères aussi de la pensée, ces premiers éducateurs du monde ?… Eh bien ! Voltaire et le dix-huitième siècle sont pourtant sortis de chez eux ! Nous ne dirons pas qu’ils en soient sortis comme l’enfant sort complet, organisé, achevé, du sein de la mère. Cela ne serait pas vrai et nous n’avons pas besoin d’exagérer la vérité dans l’intérêt de la vérité même. Mais, enfin, l’éducation qui avait suffi jusque-là ne suffisait donc plus pour que Voltaire devînt… ce qu’il est devenu, malgré ses maîtres, et que le dix-huitième siècle fût possible ?…
Nous prions ceux qui séparent la question de l’éducation des besoins et des périls du dix-neuvième siècle, pour ne la considérer que dans la tradition de temps moins menacés et moins à plaindre, de vouloir bien songer à cela.
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