« Les Œuvres et les Hommes/Les Philosophes et les Écrivains religieux (1860)/L’abbé Mitraud » : différence entre les versions
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{{c|L’ABBÉ MITRAUD<
▲<small>''De'' ''la'' ''Nature'' ''des'' ''Sociétés'' ''humaines'', par M. l’abbé Théobald Mitraud.</small>
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Le livre de M. l’abbé Mitraud a été l’occasion d’un véritable phénomène. Ce livre d’un prêtre qui pose là nécessité d’une théocratie a été salué par tous les ennemis de la théocratie et des prêtres. Ils l’ont exalté presque à l’égal d’une découverte. N’est-ce pas singulier ?… Tous ces haïsseurs de la vieille Église romaine se sont pris de je ne sais quel goût, — ou plutôt d’un goût que je m’explique très bien, — pour un livre qui a la prétention d’être un livre de science sociale en restant du christianisme. Tous les critiques de notre temps, qui nous disent avec des variantes que Joseph de Maistre n’est qu’un sublime brise-raison, et Bonald un antiquaire d’idées, ont vanté M. l’abbé Mitraud et en ont fait un colosse, portable encore, il est vrai, mais un de ces jours trop lourd, même pour le triomphe. La chose est devenue si forte que ce ne sont plus les lauriers de Miltiade qui doivent empêcher de dormir ce nouveau Thémistocle : ce sont les siens. L’autre jour, un journal le comparait à saint Paul… Tant de gloire est bien compromettante. Pour un prêtre, c’est une gloire à faire peur.
Car M. l’abbé Mitraud, — quel que soit son talent, qui est réel, et sa charité, qui doit être ardente, — n’a pas converti ces messieurs. Il leur a plu. Il a ému leurs sympathies, mais il ne les a pas changées. Des philosophes ne se convertissent pas par la vertu des brochures. Quand cela leur arrive, il leur faut, comme à La Harpe, le coup de tonnerre dans le sang de la place Louis XV et le chemin de Damas de la guillotine ! Mais quant à des livres, ils en font trop pour que le ''Prends
Mais, si ce n’est pas le même malheur et le même sentiment d’impuissance qui unissent si tendrement, pour le quart d’heure, les écrivains philosophiques de ce temps et M. l’abbé Mitraud, il faut donc qu’il y ait dans le livre de ce dernier un fonds de choses qui soit un terrain commun où ils se rencontrent et s’embrassent, une petite île des Faisans quelconque où le prêtre et le philosophe passent leur traité des Pyrénées. Voilà ce que nous nous disions et ce que nous avons vainement cherché pourtant dans le livre qui nous occupe. Le croira-t-on ? dans ce traité qui s’intitule somptueusement de la ''Nature
Mais, ''sans
En effet, si, philosophiquement, le fond des choses manque au livre des ''Sociétés
Oui, il en est un… C’est un philosophe. Sa fonction de prêtre ne l’a point préservé. Il a bu à cette coupe de la Philosophie, comme le siècle dernier l’a faite, de cette philosophie qui est devenue l’abreuvoir de tous les esprits et même des plus médiocres, et il s’y est enivré ! M. l’abbé Mitraud, avec ses tendances générales et son manque provisoire de théorie carrée et résolue, nous fait l’effet d’une espèce d’abbé de Saint-Pierre, mais renouvelé, rajeuni, rajusté par les formes et le langage de la discussion au dix-neuvième siècle. C’est un utopiste du même genre, resté utopiste, malgré des expériences qui auraient corrigé l’abbé de Saint-Pierre s’il avait vécu dans notre temps, et si les prêtres tombés de plus haut que les autres hommes dans l’ordre spirituel, pouvaient se relever et n’étaient pas presque toujours incorrigibles !
Tête que j’oserai appeler anti-historique, cervelle rechercheuse d’abstractions, M. l’abbé Mitraud n’a ni le sens de l’histoire, ni le sens de la nature humaine. Toute profonde réalité lui échappe. Comme l’homme au projet de ''paix
Telles sont les idées qui circulent, à l’état plus ou moins confus, dans le livre de M. Mitraud, et qui créent une parenté d’erreur profonde entre son ouvrage et tant d’autres écrits fades et dangereux. Le danger des livres est relatif. Il tient autant à ceux qui les lisent qu’à ceux qui les composent. Les peuples vigoureux et purs ont des livres sévères comme de fermes législations. Mais quand ils s’énervent, l’utopie de leurs penseurs s’énerve aussi et tombe au niveau de la moralité générale. C’est ce qui est arrivé à M. l’abbé Mitraud. La théologie qu’il a étudiée et qui aurait dû donner de la trempe à son esprit n’a pu l’empêcher d’être et de rester un métaphysicien d’un ordre inférieur, qu’attire un problème qui échappe à sa portée. Il est évident, en effet, qu’au-dessous de toute cette battologie philosophique, l’auteur de la ''Nature
Car voilà la question qu’un esprit plus méthodique et plus creusant que M. l’abbé Mitraud aurait posée à la première page de son livre, et qui, résolue, aurait éclairé toutes les autres. Hors le christianisme, y a-t-il un idéal de société, en d’autres termes, une société digne de ce nom, dans son sens absolu et métaphysique, et, s’il n’y en a pas d’autre, cette ''unique'' société est-elle soumise ou ne l’est-elle pas à la loi du progrès indéfini, comme les philosophes la comprennent ?… M. Mitraud ne s’est pas expliqué sur ce point fondamental avec une netteté suffisante. Il tourne et patine autour de la question en effaçant sa personne et sa pensée, mais en le lisant on ne voit pas clairement (quoiqu’on ait peur de le deviner) vers quelle opinion il se range, en matière de perfectibilité ou d’imperfectibilité sociale. Cependant, sur ce point-là, il n’est pas loisible de balancer ou de se voiler. Certainement, nous ne croyons pas que M. l’abbé Mitraud puisse méconnaître l’unité de la tradition sociale, plus ou moins violée chez tous les peuples, moins un, qui ont précédé le christianisme, et qu’il ne sache pas tirer la conclusion forcée, inévitable, de ce fait immense, qu’avant J.-C. toutes les sociétés, excepté la société juive, étaient en dehors de l’ordre moral. Seulement, s’il la tire, comme nous, cette conclusion ; si, pour lui comme pour nous, la vérité sociale a été révélée à Moïse pour être complétée par Jésus-Christ, nous demanderons à M. Mitraud s’il y a et s’il peut y avoir des ''interprétations'' ou des ''développements'' ultérieurs à cette vérité sociale et au christianisme, tels que l’Église les enseigne et les a toujours enseignés. Nous lui demanderons, enfin, s’il y a un christianisme transcendant, supérieur ; un christianisme de l’avenir, qui réalisera en ce monde une société parfaite, ainsi que l’ont cru tous les hérétiques, tous les illuminés et tous les utopistes de la terre ; et, s’il nous répond qu’il n’y en a pas, nous lui demanderons alors pourquoi le livre de M. l’abbé Mitraud ?…
Oui, pourquoi ce livre où on cherche en vain ces idées fortes, sensées, pratiques, allant au cœur de la réalité, les idées enfin d’un prêtre catholique qui vient, après les philosophes, parler ''société'' à son tour ? Pourquoi M. l’abbé Mitraud, resté prêtre (nous en convenons) dans la lettre de son livre, ne l’est-il pas resté dans son esprit ? Pourquoi les premiers mots qui vous frappent dans un écrit, ayant la prétention d’être une solution chrétienne à la grande question du temps présent, sont-ils une définition orde et païenne de la notion de Droit : « Le Droit est la résultante des besoins de la nature » ? Pour un homme qui, comme M. l’abbé Mitraud, doit avoir de la théologie et de la tradition dans la tête, le Droit a-t-il son expression ailleurs que dans les relations de la Famille ? Or, l’auteur des ''Sociétés
M. Mitraud, qui parle de société et d’analyse comme il parle de tout, sans rigueur, sans serrer la voile d’une expression qui l’emporte à la dérive de toute pensée et le noie à la fin dans une écume de mots brillants, a-t-il analysé les éléments constitutifs de toute société ? A-t-il vu quelles en étaient les institutions essentielles, nécessaires, et au sein desquelles les familles doivent se grouper et se mouvoir ? S’il l’avait vu, est-ce une théorie après laquelle il aurait couru (et court encore) ? Au lieu d’une théorie, n’aurait-il pas fait une histoire, l’histoire de la constitution catholique qui n’est au fond que le jeu harmonieux des constellations de la famille dans le zodiaque de l’ordre et qu’il aurait opposée, comme une suprême réponse, à tous ces essais de société mécanique, rêvés par les philosophes du dix-neuvième siècle, en dehors du sociisme humain ? M. l’abbé Mitraud nous dit bien, il est vrai, « que le catholicisme renferme toute vérité », qu’il est « l’affirmation universelle », qu’il n’y a pas « une loi qu’il ne contienne. » Généralités assez vulgaires qui ne signifient que quand on les explique ou quand on les féconde ! Il fallait les dégager, ces lois dont on parle, et c’est ce que M. Mitraud n’a pas fait. Le caractère de son ouvrage est un vague immense sur toutes choses. Sorte de harpe éolienne philosophique, qui donne des notes et ne joue pas d’airs ! C’est peut- être l’explication de son succès parmi les esprits les plus différents d’opinion. Chacun voit ce qu’il veut dans des nuages. M. l’abbé Mitraud a charmé également beaucoup d’esprits, inexacts et innocents, et beaucoup d’autres, cruellement logiciens et qui ne bougent pas à cette heure, mais dont il connaîtra peut-être plus tard la logique et la perversité.
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Et qu’il ne s’y trompe pas ! l’éloge que font ces derniers de son livre n’a été combiné que pour cela. Pousser un esprit de bonne foi et de bonne volonté, mais sans connaissance de la profondeur des partis et de leurs desseins, sur la voie dangereuse où il s’est imprudemment avancé, lui retourner un jour ses idées contre ses intentions, compromettre un prêtre, compromettre Dieu, dans cette question du socialisme contre laquelle un gouvernement d’énergie ferait plus que tous les écrivains réunis, voilà ce que M. l’abbé Mitraud, dans les illusions de sa charité, ne voit pas au fond des éloges donnés à son livre par tous ceux-là qui devraient le plus le repousser. Nous l’avons dit déjà, mais il faut le crier ! le livre de M. Mitraud pose la nécessité d’une théocratie, et les ennemis jurés de toute théocratie l’acclament ! Et ce n’est pas tout ! Le même livre s’inscrit en faux contre la souveraineté politique de l’homme et contre la souveraineté philosophique de la Raison, et tous ceux qui veulent et posent dans leurs théories que les gouvernements personnels et hiérarchiques doivent être remplacés par des mécaniques sociales dont ils ont le devis tout fait dans leur poche, et les rationalistes de toute nuance, protestants, hégéliens, sceptiques, l’acceptent comme la dernière et la plus heureuse interprétation de l’Évangile des temps futurs ! Évidemment il y a une raison à cette anomalie dont M. l’abbé Mitraud ne se doute pas. Évidemment il y a pour les philosophes, dans cette théocratie que M. l’abbé Mitraud appelle et qu’il justifie, je ne sais quoi qui n’est pas la théocratie du moyen âge et du cardinal Bellarmin, mais quelque chose qu’ils flairent avec plaisir et qui odore, comme la théocratie de Gioberti, par exemple, de Gioberti, cet autre abbé cher à cette Ogresse d’abbés, la Révolution ! Il y a enfin dans toute cette dilatation des entrailles catholiques de M. Mitraud, qu’il ne faudrait pas cependant dilater au point de le perdre, ce christianisme de l’Utopie, que la Philosophie aime à embusquer partout dans l’intérêt de son service et qui, sur les débris des institutions monarchiques, ferait volontiers descendre, — et toujours sous la forme d’une colombe, — un Saint-Esprit par trop désarmé !
Que M. l’abbé Théobald Mitraud se tienne donc pour averti, — et, s’il a réellement un système, un second volume dans la pensée, qu’il en surveille l’expression et qu’il ne le lance dans le monde qu’après y avoir regardé ! La Circé des partis lui verse le philtre de l’Éloge pour faire de lui un compagnon d’Ulysse… ce qui n’irait pas mal à ce jurisconsulte des ''besoins
La Critique, cette ''dissection'' ''sur'' ''le'' ''vif'', comme disait Rivarol, nous a trop appris la physiologie littéraire pour que nous ne voyions pas très bien, sous les lignes de la composition, quel a dû être le procédé de l’auteur. Or, nous ne serions pas étonné que M. Mitraud, au lieu de faire un livre dans sa complexe et forte unité, n’eût utilisé d’anciennes notes, des fragments épars, en les rapprochant. Cependant, nous l’avons dit au commencement de cet article, M. l’abbé Mitraud a du talent, et un talent dans lequel il entre du cœur. Il est écrivain, il est nerveux, il est ému, il est éloquent. Mais cela ne suffit pas, sans l’intuition première, sans le point de départ bien arrêté et dominateur. La logique même, qui conduit l’esprit du point de départ au point d’arrivée, ne suffirait pas davantage, et M. Mitraud, nous le reconnaissons, en a une très déliée et très forte contre les sophistes contemporains. Ce qui lui manque, c’est donc le plus important, c’est l’intuition, l’observation, le principe net et subjuguant qui empêche de se méprendre sur la pensée d’un livre et d’un homme, et à la lueur duquel les amis se reconnaissent, — et les ennemis aussi, malgré la ruse de guerre de leurs perfides applaudissements !▼
▲La Critique, cette ''dissection
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