« Les Œuvres et les Hommes/Les Philosophes et les Écrivains religieux (1860)/Eugène Pelletan » : différence entre les versions
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C’est que, pour un livre pareil, il ne suffit pas d’en avoir l’audace. Écrire la profession de foi d’un siècle qui semblait ne plus en avoir ; proclamer la seule croyance restée debout sur toutes les autres, la seule religion qui convienne à des Titans intellectuels de notre force ; proclamer la foi au progrès, la foi scientifique au progrès, imposée à tout ce qui pense, de par l’autorité même de l’histoire ; en trois mots, reprendre en sous-œuvre et refaire l’histoire des civilisations successives, de l’homme et de la création, était n’importe pour quel esprit une tentative dangereusement grandiose. M. Pelletan, qui a l’esprit ardent des hommes faits pour la vérité, a mesuré la difficulté avec son courage. Mais l’audace ne fait pas toujours la puissance, et le malheur est que, quand elle ne la fait pas, l’audace est déconsidérée.
Qu’on nous permette de l’affirmer, il n’y avait que deux manières de traiter l’immense et difficile sujet qui a tenté M. Pelletan. Et nous disons deux seules manières et non pas trois ! Ou bien il fallait l’aborder comme nous l’aurions abordé, nous chrétiens, pour qui nul mouvement de civilisation n’a dépassé le christianisme ; comme nous qui avons une révélation religieuse, primitive, écrite, inébranlable dans ses textes, une histoire, un enchaînement de faits, des sources nombreuses, toute une exégèse, toute une critique et une autorité souveraine pour empêcher tous ces dévergondages d’examen qui ont fini, en Allemagne, par le suicide de la Critique sur les
Il n’a été ni assez historien, ni assez philosophe, et il a voulu être l’un et l’autre ; il n’a pas vu que ce double rôle était incompatible ; que sur cette question mystérieuse, mais non impénétrable, de la destinée de l’humanité, l’histoire tuait la philosophie ou que la philosophie tuait l’histoire ! Il n’a pas été assez historien : quoi d’étonnant à cela ? mais il n’a pas été non plus assez philosophe, et ceci étonne davantage ! Sur cette question que le panthéisme moderne a posée et qu’à plusieurs reprises il a essayé de résoudre, M. Pelletan, démocrate, protestant, hégélien plus ou moins, le sachant ou sans le savoir, a trahi la philosophie, la seule puissance dont il relève, car si M. Pelletan n’est pas philosophe, qu’est-il donc ? En quelle classe d’esprits le rangerons-nous ?
Cependant la théorie de la connaissance doit forcément s’élever derrière toute philosophie. Il n’y a que nous, les enfants d’une révélation positive, qui puissions nous passer de construire une théorie de la connaissance pour donner de l’autorité à nos assertions. Nous, nous commençons par Dieu l’histoire de toutes choses, et cette vue-là simplifie tout. Mais ce dont nous sommes dispensés, nous les hommes du passé et les mystiques, comme nous appellent nos ennemis, M. Pelletan y est tenu. Eh bien ! de cette obligation philosophique il ne se préoccupe même pas. Il affirme et va. II raconte à sa manière ce que la Genèse raconte mieux que lui ; mais arrivé à l’homme, il brise la Genèse, et l’erreur monstrueuse monte sur les débris de l’hypothèse. La Chute, ce cataclysme de l’âme, qui a laissé sa trace dans la mémoire de tous les peuples, comme le Déluge, ce cataclysme de la matière, a laissé la sienne à tous les points, à toutes les fissures de ce globe, est niée d’un mot, au mépris de toutes les traditions connues. Le premier homme, cet Adam qui avait la lumière d’une innocence sortie fraîchement, comme un lis, des mains du Seigneur, Adam dans l’Éden, pour M. Pelletan, est un ''peu'' ''plus'' ''que'' ''les'' ''bêtes'', mais ce.n’est encore qu’une organisation imbécile dans les rudiments du progrès. — Et Ève ? — ''Ève'' ''eut'' ''besoin'' ''de'' ''sortir'' ''du'' ''Paradis'' ''pour'' ''conquérir'' ''sa'' ''première'' ''vertu''.
Nous
Et quand on est sorti de la Genèse, le roman continue ou du moins une histoire que rien n’affermit ni ne prouve ; qui, lorsqu’elle n’est pas entièrement fausse, quand les faits et les textes ne la démentent pas, n’a pour elle que des inductions et des analogies, assez peut-être pour donner le doute, pas assez pour donner la. foi ! Ainsi, — pour ne prendre qu’un détail entre tous, — où M. Pelletan a-t-il vu ailleurs que dans les arrangements de sa pensée, ou sur l’échiquier idéal dans lequel il encastre les événements et ploie l’histoire du monde à sa fantaisie, que l’homme fut chasseur avant d’être pasteur, que ce fut le troupeau qui lui donna l’idée de la famille ; la chasse et les partages de la proie, l’idée de la propriété ?
En nous tenant en dehors des livres qui sont pour nous la vérité, les premiers développements humains des sociétés, comme M. Pelletan les raconte, ne seraient encore que des probabilités de simple bon sens, et malgré notre respect pour le bon sens, il faut plus que cela pour expliquer l’homme. Des probabilités, quand il s’agit de l’écheveau brouillé des origines ! La philosophie en a beaucoup accumulé, mais à sa honte, elle y a rongé son frein, cassé sa sangle, bu son écume. Elle y a épuisé son effort. Nous avons d’elle toute une bibliothèque bleue de systèmes que l’Histoire a balayés de son pied tranquille, comme une poussière qui ne devait pas monter jusqu’à son front. M. Pelletan nous les rappelle. Mais franchement et pour parler comme lui, est-ce avoir progressé que de nous donner sur l’origine du langage le fonds d’idée de Condillac ? sur la question du feu, d’être au-dessous de Bory de Saint-Vincent, dans un dictionnaire des sciences naturelles ? Et ainsi de toutes les questions, car nous ne pouvons qu’indiquer. Certes, c’est ici le cas ou jamais de citer le beau mot du philosophe Jacobi, qui savait, comme Pascal, ce que vaut, sur les questions premières, la philosophie réduite à elle seule : « La philosophie, comme telle seulement, disait-il, est un jeu que l’esprit humain a imaginé pour se désennuyer, mais en l’imaginant, l’esprit n’a pas fait autre chose que d’organiser son ignorance. »
Et encore y a-t-il moyen de l’organiser plus ou moins solidement, cette ignorance !
Ainsi donc, même pour ceux qui pensent comme M. Pelletan (et que d’esprits pensent comme lui à cette heure, ou du moins inclinent à penser comme lui !), le livre qu’il vient de publier est à refaire. C’est un coup manqué dans l’ordre de la pensée. Un symbole de foi s’arrête dans une forme nette, au travers de laquelle on voit l’idée jusque dans ses racines. Une profession de foi — de foi scientifique, de foi rationnelle, la seule foi possible aux facultés mûries du dix-neuvième siècle — doit reposer sur un enchaînement de réalités incontestables et n’avoir rien de vague, rien d’incertain, rien d’obscur. M. Pelletan cache plus d’une obscurité sous la couleur de son style, oriental d’éclat, brillant comme les escarboucles du diadème de Salomon, dont il n’a malheureusement pas la sagesse. Pour prouver aux hommes, même les plus perméables aux influences de la philosophie panthéistique de notre époque, que la solution du problème de l’humanité, c’est son progrès incessant, éternel, sans point d’arrêt et sans défaillance, il faut plus que la conviction éloquemment enflammée du plus brillant des sectaires, ou l’enthousiasme ivre d’un Thériaki.
Nous sommes dupes des mots qu’on répète. Le progrès incessant et éternel de l’humanité ! On entend cela partout, et on l’accepte, comme on accepte tout, à condition de n’y pas trop regarder et de n’y pas trop comprendre. Et pourquoi ne l’accepterait-on pas ? Cela paraît si simple à l’esprit et cela est si doux à l’orgueil ! Mais, allez ! quand on veut élever ce mot à la hauteur d’une démonstration qui force la foi et en moule énergiquement l’expression dans un symbole, il se trouve des difficultés embarrassantes auxquelles tout d’abord on ne pensait
Telle est pour nous cette ''Profession'' ''de'' ''foi'' ''du'' ''XIXe'' ''siècle''. M. Pelletan nous pardonnera la rigueur de notre critique. C’est un noble esprit, — on le sent bien quand on le lit, — un de ces esprits « qui ne veulent pas être les créateurs, mais les créatures de la Vérité », et c’est pourquoi nous avons dit avec franchise ce que son livre nous a inspiré en le lisant. Quant au talent d’écrivain dont ce livre éclate, il est presque aussi grand que les erreurs dont il est plein. Il est juste de le reconnaître. Mais qu’importera peut-être à l’auteur ? Hélas ! nous savons trop ce que, dans les préoccupations presque religieuses du penseur, devient ce Génie de la forme, qui vous aime et que l’on n’aime plus ! Ingratitude de l’intelligence, éprise de l’abstraction et de la découverte ! elle reste insouciante pour la forme qui la fera vivre et qui emporte l’idée vers l’avenir, sur ses ailes ! Peut-être le style de M. Pelletan est moins pour lui, en ce moment, que sa philosophie, et pour nous, au contraire, le style dans son ouvrage est tout. Certes ! on peut regretter l’emploi de cette plume d’une coloration si ardente que l’on dirait un pinceau, mais on n’en saurait contester l’éclat. II y a plus : avec la sécheresse des âmes de nos jours froids et ternis, nous disons qu’il est impossible à ceux-là qui n’ont point aboli en eux la faculté de l’enthousiasme de ne pas regretter de voir M. Pelletan fourvoyer le sien dans de misérables théories, comme on regretterait de voir la graine de l’encens tomber par terre, au lieu d’aller s’embraser sur les trépieds d’or des tabernacles. M. Pelletan est de cette race d’âmes qui ont le sens mystique en elles, et selon nous, c’est là une supériorité. Assurément on peut abuser de cette supériorité-là comme de toutes les autres ; car c’est une observation qui n’a pas été assez faite, que plus les facultés sont rares et grandes, plus l’usage en peut tourner vite à l’abus, apparemment par la raison qu’il est plus aisé de tomber, à mesure qu’on s’élève. Mais quoi qu’il en puisse être, l’auteur de la ''Profession'' ''de'' ''foi'' ''du'' ''dix''-''neuvième'' ''siècle'' est un mystique ; c’est un mystique dans l’erreur comme il y a des mystiques dans la vérité. Dépravé par la philosophie qui a remplacé pour le dix-neuvième siècle le matérialisme du dix-huitième, c’est une espèce de Saint-Martin du Panthéisme. Il veut, comme tous les illuminés de la philosophie, réaliser une foi scientifique, et il n’y a pas d’âme mieux créée pour la foi intuitive que son âme. Il y a en lui des tendresses de cœur, des forces de sentiment qui ne savent plus que devenir dans ce système, sans Dieu personnel, de l’humanité progressive ! En vain transpose-t-il Dieu et s’efforce-t-il d’en remplacer l’amour par l’amour de l’humanité ; en vain s’enferme-t-il dans cette prison des siècles dont il a beau reculer les murs, il n’a jamais l’espace qui conviendrait à. l’énergie de son âme immortelle. Et si, par impossible, il pouvait réussir dans sa tentative de philosophie, il soulèverait encore, pour respirer, ce ciel qu’il croirait avoir abattu sur
Destinée singulière et moins rare qu’on ne pense que ce contre-sens suprême entre les idées et les facultés ! C’est la seule explication qu’on puisse donner de ce triste phénomène : un homme si bien doué, produisant un système qui répond si peu aux ambitions de sa pensée ! L’esprit, qu’on a méconnu en soi, s’est vengé.
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