« Les Œuvres et les Hommes/Les Philosophes et les Écrivains religieux (1860)/Saint-Bonnet » : différence entre les versions
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Certes ! à ne voir en bloc qu’un tel résultat, ce serait déjà une chose grande et belle que de l’avoir atteint, et la Critique, qui sait la profondeur et la difficulté des idées simples, ne pourrait oublier de le signaler avec éclat. Mais là ne se borne point le mérite du livre dont il est question aujourd’hui. Il faut entrer dans les détails de ce nouvel ouvrage de M. Saint-Bonnet, pour être frappé comme il convient de toutes les qualités d’exécution de sa pensée. Alors seulement on comprendra le magnifique titre qui surprend d’abord : ''De'' ''l’Affaiblissement'' ''de'' ''la'' ''Raison'' ''en'' ''Europe'', donné à une brochure sur la question des classiques ; et ce titre, si plein de choses, sera complètement justifié.
En effet, l’horizon de l’auteur de l’Affaiblissement ''de'' ''la'' ''Raison'' ne se circonscrit pas dans les limites, si agrandies et si fouillées qu’elles soient, d’une question de psychologie. Il est assez indifférent pour le quart d’heure de savoir si c’est le métaphysicien qui éveille en lui l’esprit politique ou si c’est l’esprit politique, effrayé des tempêtes qui dorment sous nos pieds à fleur de sol, qui a repoussé le métaphysicien sur lui-même ; mais ce qui est visible jusqu’à la splendeur, c’est que le métaphysicien et l’esprit politique, dont l’union fait un homme presque aussi merveilleux qu’une Chimère, forment en M. Saint-Bonnet une exceptionnelle harmonie. Aux yeux de ce double penseur, l’Anarchie, fille de la Révolution française, née dans le sang affreusement fécond qu’avait essuyé pourtant un grand homme, l’Anarchie, vaincue une seconde fois dans l’État, se réfugie actuellement dans la pensée, dans la philosophie, dans cette partie immatérielle et abstraite de l’homme, d’où, au premier jour, elle redescendra dans les faits, plus forte que jamais, plus armée et plus menaçante ! « On croit éteinte la Révolution, — dit M. Saint-Bonnet au commencement de son livre, dans des lignes qui, pour être un tocsin, n’en sonnent pas moins aussi tristement qu’une agonie ; — c’est croire éteinte l’antique Envie que la Foi comprimait autrefois dans les
Et c’est ici que l’originalité du livre commence ; c’est ici qu’on sent à quel métaphysicien on a
« La fonction psychologique de la Raison, dit M. Saint-Bonnet, est de placer continuellement la notion de l’être, la notion de la loi, du nécessaire, de l’unité, du juste, du bien en soi, en un mot, du Divin, sous les perceptions innombrables du phénomène, du variable, du relatif, du fini, que lui transmet sans cesse l’Intelligence recueillant le produit des sens, et d’empêcher que nous ne restions de simples animaux. La fonction de la Raison, en un mot, est de rappeler constamment l’homme des perceptions contingentes et personnelles aux perceptions impersonnelles et immuables ; de la nature physique où le retient le corps, à la Raison éternelle d’où lui descend la vérité. » Une telle faculté, qui soude presque l’homme à Dieu, s’il est permis de parler ainsi, devait être la première que la philosophie du dix-huitième siècle, la philosophie du ''moi'' et de la chose exclusivement humaine, dût fausser. Et elle n’y manqua pas. Elle la brisa. Pour cela, la philosophie pesa sur l’esprit de l’homme de deux manières, par les sciences qui ne s’adressent qu’à l’esprit et qui finissent par lui donner le vertige de sa force, et par l’effet du paganisme sur l’âme, influence — il faut le reconnaître — que le dix-huitième siècle n’avait pas créée ; qui existait depuis la Renaissance, mais qui, grossie chaque jour, avait fait avalanche sur la pente escarpée de ce siècle, où toutes les erreurs entassées avaient fini par se précipiter.
Tel est le chemin que l’auteur de l’Affaiblissement ''de'' ''la'' ''Raison'' parcourt, après l’avoir creusé, pour arriver à cette question de l’influence du paganisme sur de jeunes âmes, qui ne semble être qu’une question de rhétorique aux esprits superficiels, mais qui est, pour les esprits profonds, une question de philosophie, de gouvernement, d’avenir du monde. Les esprits
Et ces conclusions ne sont pas nouvelles. Elles ont été exprimées déjà par beaucoup d’esprits dans la discussion dont nous parlions plus haut au commencement de ce chapitre. Ce sont les conclusions, pour ainsi dire, ''catholiques'', de la question. Mais ce qui est neuf, ce qui appartient en propre à l’auteur de l’Affaiblissement ''de'' ''la'' ''Raison'', c’est la manière dont il aboutit à ces conclusions et dont il les impose. Livre de circonstance pensé par un esprit d’une originalité perçante, l’Affaiblissement, nous le répétons, dit avec ascendant le mot décisif qui doit influer sur les destinées d’une question posée et en litige encore. Il ralliera les intelligences fortes. Il fera la lumière par en haut. Seulement, comme tous les livres d’un talent très-élevé ou très-profond, il a besoin du temps pour son succès. Il ne peut pas l’avoir immédiatement, et voici pourquoi : il faut aux livres comme aux talents destinés au succès rapide, au succès à l’heure même, un côté de médiocrité, soit dans la forme, soit dans le fond, lequel ne déconcerte pas trop la masse des esprits qui se mêlent de les juger. Quand on n’a pas ce bienheureux côté de médiocrité dans le talent qui nous vaut la sympathie vulgaire, on a besoin du temps pour la renommée de son nom ou la vérité qu’on annonce. Or, le livre de M. Saint-Bonnet est aussi grandement et artistement écrit qu’il est fermement pensé. L’auteur le sait, du reste. Il sait que les gloires les plus pures et les plus solides, espèces de diamants douloureux, se forment comme les plus lentes et les plus belles cristallisations. Quel que soit le retentissement ou le silence du nouvel écrit qu’il publie, il ne s’en étonnera pas ; il est trop métaphysicien pour s’en étonner. Seulement, applaudi ou délaissé du public, ce livre n’en formule pas moins, sur la question de l’enseignement classique, les grandes considérations qui doivent rester et auxquelles il faudra bien revenir. Et ce n’est pas tout. En dehors de la question pratique de l’enseignement, l’ouvrage de M. Saint-Bonnet se distingue par une chose d’un mérite absolu et impérissable comme la métaphysique elle-même, et cette chose, fût-elle seule, suffirait pour classer très-haut l’écrit où elle paraît pour la première fois. Nous voulons parler de cette analyse de la Raison, avec les huit facultés qui la composent, et qui sera peut-être pour la gloire philosophique de M. Saint-Bonnet ce que fut pour Kant le remaniement des catégories d’Aristote. En philosophie, une bonne distinction a quelquefois l’importance d’une découverte ; mais ici il y a plus qu’une distinction, il y a une systématisation tout entière, avec laquelle on répondra désormais au Rationalisme sur cette question de la Raison, qu’il a si cruellement et si machiavéliquement troublée en la séparant de la Foi. Ajoutons qu’un autre bienfait de la théorie de M. Saint-Bonnet sera de mettre fin à la thèse du traditionalisme exclusif.
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Le P. Daniel a les entrailles de son Ordre pour un genre d’enseignement qui en a fait la gloire. Rien donc de plus naturel à un homme comme lui que de défendre cet enseignement et de vouloir le justifier. Il y parviendrait presque, si l’on ne s’en rapportait qu’aux faits qu’il cite, si l’on oubliait que ces faits recueillis et morts dans l’histoire sont séparés de leur racine, c’est-à-dire de l’époque à laquelle ils se sont produits, et de l’esprit qui l’animait. Membre de cette illustre compagnie de Jésus pour laquelle on ne saurait avoir une trop profonde vénération, le P. Daniel a opposé la tradition scholaire d’un temps où l’Europe et la France étaient chrétiennes, comme, hélas ! elles ne le sont plus, aux esprits sévères qui croient aujourd’hui la foi et la civilisation perdues, si on ne refait pas l’homme dans son germe, c’est-à-dire dans son existence intellectuelle. Le docte historien nous raconte, avec un détail qui honore sa science et son talent d’exposition, ce que fut l’enseignement classique depuis le quatrième siècle jusqu’à Charlemagne et Alcuin, depuis Raban Maur jusqu’à Alexandre de Villedieu. et depuis le douzième siècle jusqu’à la Renaissance. Or, dans cette longue période, il le montre partout admis par l’autorité religieuse, qui n’avait qu’à dire un seul mot pour le supprimer. Il cite même à ce sujet les décisions du concile de Trente. Mais, selon nous, si les faits cités sont incontestables, nous croyons que le savant jésuite en a tiré de fausses conclusions ; et c’est surtout quand on a lu cette histoire des ''Études'' ''classiques'' que M. Saint-Bonnet paraît seul avoir saisi la question là où elle est réellement, c’est-à-dire dans l’état effrayant de la pensée européenne et dans la nature de l’esprit humain.
Et nous le répétons en finissant : il n’y a que là en effet qu’on puisse trouver la raison sans réplique qui domine tout le débat rappelé par nous aujourd’hui. Partout ailleurs tous les arguments sont entachés de faiblesse. Ils plient quand on les presse un peu. Même le grand argument invoqué par le P. Daniel, et le meilleur de toute sa thèse : « Que l’homme qui enseigne est plus que l’enseignement, et que là où le maître est excellent, les mauvaises doctrines deviennent innocentes », cet argument n’est pas au fond beaucoup plus solide que les autres, et l’histoire elle-même ne s’est-elle pas chargée de le réfuter ? Certes, s’il fut jamais des hommes dignes de porter dans leurs saintes mains le cœur et le cerveau de l’enfant, ces délicats et purs calices que la vérité doit remplir et qui restent fêlés ou ternis pour toujours, dès qu’un peu de poison de l’erreur y coule, ne sont-ce pas les Jésuites, les pères de la foi, les pères aussi de la pensée, ces premiers éducateurs du monde ?
Nous prions ceux qui séparent la question de l’éducation des besoins et des périls du dix-neuvième siècle, pour ne la considérer que dans la tradition de temps moins menacés et moins à plaindre, de vouloir bien songer à cela.
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