« Les Œuvres et les Hommes/Les Philosophes et les Écrivains religieux (1860)/L’abbé Mitraud » : différence entre les versions
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Le livre de M. l’abbé Mitraud a été l’occasion d’un véritable phénomène. Ce livre d’un prêtre qui pose là nécessité d’une théocratie a été salué par tous les ennemis de la théocratie et des prêtres. Ils l’ont exalté presque à l’égal d’une découverte. N’est-ce pas singulier ?
Car M. l’abbé Mitraud, — quel que soit son talent, qui est réel, et sa charité, qui doit être ardente, — n’a pas converti ces messieurs. Il leur a plu. Il a ému leurs sympathies, mais il ne les a pas changées. Des philosophes ne se convertissent pas par la vertu des brochures. Quand cela leur arrive, il leur faut, comme à La Harpe, le coup de tonnerre dans le sang de la place Louis XV et le chemin de Damas de la guillotine ! Mais quant à des livres, ils en font trop pour que le ''Prends'' ''et'' ''lis'' du figuier d’Augustin se renouvelle. C’est donc du haut de leurs idées et de leur orgueil que les ennemis de l’Église ont fait tomber l’éloge sur le front épanoui de M. l’abbé Mitraud et qu’ils ont tendu leur main de Grec (''Timeo'' ''Danaos'' ''et'' ''dona'' ''ferentes'' !) à son catholicisme romain. Certainement la Montagne n’est pas venue à lui. Faut-il donc conclure qu’il soit allé à la Montagne ?
Mais, si ce n’est pas le même malheur et le même sentiment d’impuissance qui unissent si tendrement, pour le quart d’heure, les écrivains philosophiques de ce temps et M. l’abbé Mitraud, il faut donc qu’il y ait dans le livre de ce dernier un fonds de choses qui soit un terrain commun où ils se rencontrent et s’embrassent, une petite île des Faisans quelconque où le prêtre et le philosophe passent leur traité des Pyrénées. Voilà ce que nous nous disions et ce que nous avons vainement cherché pourtant dans le livre qui nous occupe. Le croira-t-on ? dans ce traité qui s’intitule somptueusement de la ''Nature'' ''des'' ''Sociétés'' ''humaines'', le fond des choses, s’il en est un, n’est pas visible. Il n’est pas mis en lumière une seule fois. Ce livre qui nous promet un système ne le donne point : il nous l’annonce, et après des réfutations tardives de doctrines épuisées, réfutations qui ne peuvent pas passer décemment pour des prolégomènes, il nous renvoie au ''numéro'' ''prochain'', c’est-à-dire à un second volume qu’il nous faut attendre pour juger la valeur philosophique de M. Mitraud. Certes, pour notre compte, nous attendrons très volontiers. Mais M. l’abbé Mitraud aurait tout aussi bien pu s’attendre lui-même : car « c’est souvent une force que de savoir s’attendre », — a dit Mme de Staël. L’auteur des ''Sociétés'' ''humaines'' a mieux aimé envoyer devant lui ses premiers bagages. Littérairement, il a eu tort. Il a eu tort aussi dans l’intérêt de ses
Mais, ''sans'' ''prévoir'' ''les'' ''malheurs'' ''de'' ''si'' ''loin'', jusqu’ici, il faut bien le dire, tout a réussi à M. Mitraud. Cette absence de théorie, — nous ne disons pas absolument ! d’idées, — ce renvoi aux calendes grecques d’un second volume, cette discrétion d’un homme qui sait gouverner sa philosophie intérieure, car, s’il y avait un prix Montyon de la réticence, il serait gagné par M. l’abbé Mitraud, tout cela, qui aurait perdu un autre homme devant la Critique, ne s’est pas retourné contre lui. La Critique a été pour l’heureux auteur une dame Mécène, — au lieu d’être une dame Xantippe, comme elle l’est, hélas ! presque toujours. Assurément, il devait y avoir un mot caché à cette énigme. Nous croyons l’avoir deviné.
En effet, si, philosophiquement, le fond des choses manque au livre des ''Sociétés'' ''humaines'', si la théorie n’y bâtit même pas la première arche du pont sur lequel elle doit passer, il y a néanmoins, dans cette œuvre d’expectative, des opinions qui font prendre patience aux plus pressés et qui préviennent sur ce qui doit suivre. Il est sûr qu’il n’est en retard qu’en faveur du Mouvement. Il y a des affirmations parfois, mais bien plus souvent des tendances qui sont comme une aurore d’idées, un peu brumeuse encore, il est vrai, mais à travers laquelle les philosophes, qui ont la vue bonne, voient très clair. Si enveloppées et si drapées qu’elles soient, si ingénieuses de réserves et d’explications qu’elles puissent être, il s’échappe des doctrines des hommes, il suinte, pour ainsi parler, de leur pensée et de leur expression, de ces vapeurs intellectuelles qui pénètrent et qui avertissent. Impossible de s’y tromper ! La sonnette du lépreux s’entendait avant qu’on ne vît le pauvre
Oui, il en est
Tête que j’oserai appeler anti-historique, cervelle rechercheuse d’abstractions, M. l’abbé Mitraud n’a ni le sens de l’histoire, ni le sens de la nature humaine. Toute profonde réalité lui échappe. Comme l’homme au projet de ''paix'' ''perpétuelle'' et comme beaucoup d’autres rêveurs d’une date moins ancienne et qu’il vante dans son livre, il ne comprend rien à ce grand fait de la guerre qui, à lui seul, est toute une philosophie. Il ne le comprend ni dans l’ordre politique, ni dans l’ordre moral, ni dans l’ordre domestique. Il le méconnaît. D’un autre côté, vainement l’Église lui a-t-elle appris cette charité chrétienne qui a suffi au monde depuis l’Évangile, il ne s’en est pas moins laissé mordre par la brebis enragée de la Philanthropie moderne, et comme l’école tout entière du dix-huitième siècle qu’il essaie de combattre, mais qui le tient sous elle comme un vaincu, il se préoccupe, à toute page de son livre philanthropique, du droit ''de'' ''chaque'' ''homme'' vis-à-vis de la société, et il va chercher ce ''droit'' ''individuel'' dans des notions incomplètes ou fausses, pour l’exprimer dans de nuageuses définitions que le dix-huitième siècle n’aurait certes pas repoussées ! « ''Le'' ''droit'', nous dit-il assez grossièrement quelque part, ''est'' ''la'' ''résultante'' ''des'' ''droits'' ''de'' ''la'' ''nature''. » Est-ce que le dix-huitième siècle n’aurait pas signé cette phrase-là ? M. l’abbé Mitraud est un de ces esprits qui croient au développement futur ou possible sur la terre d’une justice et d’une liberté absolues, et qui commencent par oublier les conditions de la nature de l’homme et les idées qu’il faut avoir de la liberté et de la justice, car la liberté a ses trois limites de nombre, de mesure et de poids qu’aucune théorie ne saurait briser, et la Justice a son glaive à côté de sa balance, le glaive qui, par la rigueur du retranchement, rétablit l’égalité des proportions ! Révolutionnaire, quoiqu’il dise pour s’en défendre, l’auteur de la ''Nature'' ''des'' ''Sociétés'' ''humaines'' a écrit « ''que'' ''les'' ''révolutions'' ''sont'' ''les'' ''suprêmes'' ''efforts'' ''du'' ''genre'' ''humain'' ''pour'' ''découvrir'' ''les'' ''vraies'' ''conditions'' ''de'' ''sa'' ''vie'', ''pour'' ''les'' ''définir'' ''exactement'' ''et'' ''s’y'' ''soumettre'' » ; ce qui revient positivement à dire que toutes les ivrogneries de la colère doivent servir à clarifier la vue ; singulier collyre, il faut en convenir ! Enfin, comme tous les utopistes de ce temps et de tous les temps, qui ont renversé le grand aperçu chrétien, M. l’abbé Mitraud semble prendre la société pour un état définitif, au lieu de la concevoir comme un état de passage, et alors la question devient pour lui ce qu’elle fut, par exemple, pour Fourier, Saint-Simon et tant d’autres réformateurs, c’est-à-dire — qu’elle consiste à trouver des institutions qui établissent le ciel sur la terre, — ce qu’on cherchera probablement longtemps encore, — au lieu de faire monter la terre dans le ciel, comme la Religion nous l’enseigne, et, dans son affranchissement des âmes, sait l’exécuter tous les jours !
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Telles sont les idées qui circulent, à l’état plus ou moins confus, dans le livre de M. Mitraud, et qui créent une parenté d’erreur profonde entre son ouvrage et tant d’autres écrits fades et dangereux. Le danger des livres est relatif. Il tient autant à ceux qui les lisent qu’à ceux qui les composent. Les peuples vigoureux et purs ont des livres sévères comme de fermes législations. Mais quand ils s’énervent, l’utopie de leurs penseurs s’énerve aussi et tombe au niveau de la moralité générale. C’est ce qui est arrivé à M. l’abbé Mitraud. La théologie qu’il a étudiée et qui aurait dû donner de la trempe à son esprit n’a pu l’empêcher d’être et de rester un métaphysicien d’un ordre inférieur, qu’attire un problème qui échappe à sa portée. Il est évident, en effet, qu’au-dessous de toute cette battologie philosophique, l’auteur de la ''Nature'' ''des'' ''sociétés'' ''humaines'' ne sait pas ce qu’on doit entendre par ce mot de société dont il se sert, et qu’il en confond la notion métaphysique avec la notion historique des différents peuples qui se sont agités sur la terre et se sont efforcés de réaliser cet idéal de société qui, pour l’incrédule, n’est qu’une ironie et pour le chrétien qu’une aspiration ? Il a vu, à la vérité, passer à travers l’histoire des masses d’hommes, sous la lance de leurs conducteurs. Mais cet état des multitudes dans l’univers donne-t-il le droit d’affirmer à un penseur rigoureux que l’idéal social existe réellement sur la terre, en dehors de cette société, qu’on nous passe le mot : crépusculaire, créée par le christianisme entre les ténèbres de l’ancien monde et la lumière du Jour Divin ?
Car voilà la question qu’un esprit plus méthodique et plus creusant que M. l’abbé Mitraud aurait posée à la première page de son livre, et qui, résolue, aurait éclairé toutes les autres. Hors le christianisme, y a-t-il un idéal de société, en d’autres termes, une société digne de ce nom, dans son sens absolu et métaphysique, et, s’il n’y en a pas d’autre, cette ''unique'' société est-elle soumise ou ne l’est-elle pas à la loi du progrès indéfini, comme les philosophes la comprennent ?
Oui, pourquoi ce livre où on cherche en vain ces idées fortes, sensées, pratiques, allant au cœur de la réalité, les idées enfin d’un prêtre catholique qui vient, après les philosophes, parler ''société'' à son tour ? Pourquoi M. l’abbé Mitraud, resté prêtre (nous en convenons) dans la lettre de son livre, ne l’est-il pas resté dans son esprit ? Pourquoi les premiers mots qui vous frappent dans un écrit, ayant la prétention d’être une solution chrétienne à la grande question du temps présent, sont-ils une définition orde et païenne de la notion de Droit : « Le Droit est la résultante des besoins de la nature » ? Pour un homme qui, comme M. l’abbé Mitraud, doit avoir de la théologie et de la tradition dans la tête, le Droit a-t-il son expression ailleurs que dans les relations de la Famille ? Or, l’auteur des ''Sociétés'' ''humaines'' touche-t-il une seule fois à cette question de la famille, type et pierre angulaire de toute société, et à l’aide de laquelle un penseur énergique aurait tout expliqué, car Bonald n’a pas tout dit et il a même interverti les termes de sa Trinité domestique ?
M. Mitraud, qui parle de société et d’analyse comme il parle de tout, sans rigueur, sans serrer la voile d’une expression qui l’emporte à la dérive de toute pensée et le noie à la fin dans une écume de mots brillants, a-t-il analysé les éléments constitutifs de toute société ? A-t-il vu quelles en étaient les institutions essentielles, nécessaires, et au sein desquelles les familles doivent se grouper et se mouvoir ? S’il l’avait vu, est-ce une théorie après laquelle il aurait couru (et court encore) ? Au lieu d’une théorie, n’aurait-il pas fait une histoire, l’histoire de la constitution catholique qui n’est au fond que le jeu harmonieux des constellations de la famille dans le zodiaque de l’ordre et qu’il aurait opposée, comme une suprême réponse, à tous ces essais de société mécanique, rêvés par les philosophes du dix-neuvième siècle, en dehors du sociisme humain ? M. l’abbé Mitraud nous dit bien, il est vrai, « que le catholicisme renferme toute vérité », qu’il est « l’affirmation universelle », qu’il n’y a pas « une loi qu’il ne contienne. » Généralités assez vulgaires qui ne signifient que quand on les explique ou quand on les féconde ! Il fallait les dégager, ces lois dont on parle, et c’est ce que M. Mitraud n’a pas fait. Le caractère de son ouvrage est un vague immense sur toutes choses. Sorte de harpe éolienne philosophique, qui donne des notes et ne joue pas d’airs ! C’est peut- être l’explication de son succès parmi les esprits les plus différents d’opinion. Chacun voit ce qu’il veut dans des nuages. M. l’abbé Mitraud a charmé également beaucoup d’esprits, inexacts et innocents, et beaucoup d’autres, cruellement logiciens et qui ne bougent pas à cette heure, mais dont il connaîtra peut-être plus tard la logique et la perversité.
Et qu’il ne s’y trompe pas ! l’éloge que font ces derniers de son livre n’a été combiné que pour cela. Pousser un esprit de bonne foi et de bonne volonté, mais sans connaissance de la profondeur des partis et de leurs desseins, sur la voie dangereuse où il s’est imprudemment avancé, lui retourner un jour ses idées contre ses intentions, compromettre un prêtre, compromettre Dieu, dans cette question du socialisme contre laquelle un gouvernement d’énergie ferait plus que tous les écrivains réunis, voilà ce que M. l’abbé Mitraud, dans les illusions de sa charité, ne voit pas au fond des éloges donnés à son livre par tous ceux-là qui devraient le plus le repousser. Nous l’avons dit déjà, mais il faut le crier ! le livre de M. Mitraud pose la nécessité d’une théocratie, et les ennemis jurés de toute théocratie l’acclament ! Et ce n’est pas tout ! Le même livre s’inscrit en faux contre la souveraineté politique de l’homme et contre la souveraineté philosophique de la Raison, et tous ceux qui veulent et posent dans leurs théories que les gouvernements personnels et hiérarchiques doivent être remplacés par des mécaniques sociales dont ils ont le devis tout fait dans leur poche, et les rationalistes de toute nuance, protestants, hégéliens, sceptiques, l’acceptent comme la dernière et la plus heureuse interprétation de l’Évangile des temps futurs ! Évidemment il y a une raison à cette anomalie dont M. l’abbé Mitraud ne se doute pas. Évidemment il y a pour les philosophes, dans cette théocratie que M. l’abbé Mitraud appelle et qu’il justifie, je ne sais quoi qui n’est pas la théocratie du moyen âge et du cardinal Bellarmin, mais quelque chose qu’ils flairent avec plaisir et qui odore, comme la théocratie de Gioberti, par exemple, de Gioberti, cet autre abbé cher à cette Ogresse d’abbés, la Révolution ! Il y a enfin dans toute cette dilatation des entrailles catholiques de M. Mitraud, qu’il ne faudrait pas cependant dilater au point de le perdre, ce christianisme de l’Utopie, que la Philosophie aime à embusquer partout dans l’intérêt de son service et qui, sur les débris des institutions monarchiques, ferait volontiers descendre, — et toujours sous la forme d’une colombe, — un Saint-Esprit par trop désarmé !
Que M. l’abbé Théobald Mitraud se tienne donc pour averti, — et, s’il a réellement un système, un second volume dans la pensée, qu’il en surveille l’expression et qu’il ne le lance dans le monde qu’après y avoir regardé ! La Circé des partis lui verse le philtre de l’Éloge pour faire de lui un compagnon
La Critique, cette ''dissection'' ''sur'' ''le'' ''vif'', comme disait Rivarol, nous a trop appris la physiologie littéraire pour que nous ne voyions pas très bien, sous les lignes de la composition, quel a dû être le procédé de l’auteur. Or, nous ne serions pas étonné que M. Mitraud, au lieu de faire un livre dans sa complexe et forte unité, n’eût utilisé d’anciennes notes, des fragments épars, en les rapprochant. Cependant, nous l’avons dit au commencement de cet article, M. l’abbé Mitraud a du talent, et un talent dans lequel il entre du cœur. Il est écrivain, il est nerveux, il est ému, il est éloquent. Mais cela ne suffit pas, sans l’intuition première, sans le point de départ bien arrêté et dominateur. La logique même, qui conduit l’esprit du point de départ au point d’arrivée, ne suffirait pas davantage, et M. Mitraud, nous le reconnaissons, en a une très déliée et très forte contre les sophistes contemporains. Ce qui lui manque, c’est donc le plus important, c’est l’intuition, l’observation, le principe net et subjuguant qui empêche de se méprendre sur la pensée d’un livre et d’un homme, et à la lueur duquel les amis se reconnaissent, — et les ennemis aussi, malgré la ruse de guerre de leurs perfides applaudissements !
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