« Les Œuvres et les Hommes/Les Philosophes et les Écrivains religieux (1860)/Flourens » : différence entre les versions

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===I===
 
Si M. Flourens n’avait qu’une seule importance, — s’il n’était qu’un savant d’un ordre supérieur, enfermé dans la carapace d’une grande spécialité, impénétrable à tout ce qui ne serait pas savant, sinon du même niveau que lui, au moins du même courant d’études, — nous ne nous hasarderions point à vous en parler...parler…. Nous laisserions aux livres purement scientifiques ou aux Mémoires de l’Académie, dont il est le secrétaire perpétuel, à vous entretenir de ses découvertes en anatomie et de ses travaux en physiologie et en histoire naturelle. M. Flourens, heureusement pour lui, — encore plus heureusement pour nous, — n’est pas qu’un savant considérable et officiel. C’est aussi un lettré, un lettré autant qu’un de nous. C’est un lettré qui reporte sur la science, pour en adoucir l’austérité et sans rien diminuer de sa beauté profonde, tout ce que le Génie littéraire peut donner à la pensée d’un homme, de clair, d’élégant et de doux. Et ces trois mots caractérisent très-bien, je vous assure, le genre de talent de M. Flourens, — de cet homme qui aurait pu, ma foi ! être pesant, sans se compromettre, tant il savait de choses ! et qui s’en est si bien gardé !
 
Mon Dieu ! oui, il aurait pu être pesant tout comme un autre. Il est savant. Il a donné à la science toute sa vie, et, vous le verrez tout à l’heure, la science a très-bien agréé ses hommages. Elle l’a rendu heureux. Elle ne l’a point traité comme un de ses ''patiti'' inféconds qu’elle traîne quelquefois après elle, et cependant il n’a pas eu la fatuité de son bonheur, car la fatuité des savants heureux, c’est la lourdeur...lourdeur… une lourdeur gourmée, épatée, infinie. C’est leur ''turcarétisme'', à eux ! Au contraire, il a été léger, mais léger comme un ignorant charmant qui n’a pas autre chose à faire que d’avoir de la grâce, de temps à autre, et de se montrer spirituel ! M. Flourens n’est point un érudit à l’allemande, quoiqu’il soit de l’Académie de Munich et de bien d’autres Académies. C’est un érudit des plus français, qui n’a pas perdu, comme tant d’autres, en cultivant la science, sa qualité de Français. Originalité mi-partie dont chaque moitié vaut presque un tout. Savez-vous comment il procède ? il enlève la science, cette puissante personne, — à la Rubens, — moins la couleur, il l’enlève dans les bras très-fins de sa littérature, et lui ouvre ainsi dans le monde un chemin que, sans cette enlevante littérature, la science peut-être ne ferait pas. Il la vulgarise et la popularise. Il lui fait faire son tour...tour… d’esprits ! Artiste délicat, il lui attache des ailes transparentes qui ne fondent point comme celles d’Icare et qui l’emportent bien loin de tous les malheureux culs-de-plomb qui peuplent les Académies !
 
Voilà M. Flourens ! et voilà pourquoi aussi les œuvres d’un homme aussi savant que lui attirent notre attention, malgré tout ce qu’on rencontre dans ces œuvres, de particulier, de spécial, de technique, d’effrayant pour nous. La fleur littéraire, qui n’est parfois qu’un brin de muguet, insinue son parfum dans ces livres de nomenclatures et de descriptions anatomiques qui devraient être si secs et parfois si nauséabonds pour tout ce qui n’a pas l’ardente et féroce curiosité du savoir, et cette petite odeur qui surprend là, mais qui plaît partout, invite les esprits les moins enclins à la science à prendre ces livres et à les ouvrir. Le langage facile, pur, agréable, qu’on parle ici, ne rappelle en rien le langage rude, incorrect et parfois opaque que la science, soucieuse seulement de l’exactitude des faits, est accoutumée de parler. Non que la science ne puisse avoir son éloquence, une éloquence à elle, brusque ou calme, mais carrée, didactique, imperturbable, ne craignant d’appuyer sur rien quand elle croit, en appuyant, préciser davantage. Seulement, ce n’est pas là la langue de M. Flourens. La sienne n’a rien de cette substance épaisse et forte. Elle ne ressemble pas au bloc de cristal qui absorbe le jour qu’il renverra plus tard quand il sera taillé et mis sous son arc de lumière. Elle est taillée, elle, mais mince et lumineuse comme la vitre à travers laquelle vous regardez les étagères d’un Muséum, et il faut bien le dire, depuis Fontenelle, — ce léger dans la consistance, comme M. Flourens, — rien de pareil en fait de style scientifique ne s’est vu pour la transparence presque aérienne de la phrase et cette précision, sûre d’elle-même, qui n’a pas besoin d’appuyer.
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Quand nous avons rendu compte, dans ce volume, de l’Histoire ''des'' ''manuscrits'' ''de'' ''Buffon'', que M. Flourens a dernièrement publiée, nous avons dit que nous reviendrions sur les services, rendus, par l’éminent commentateur du grand naturaliste, à la philosophie générale. Eh bien ! c’est ce livre ''de'' ''la'' ''Vie'' ''et'' ''de'' ''l’Intelligence'' qui fait le mieux mention de ces services. Philosophiquement, M. Flourens, ce rayon intellectuel qui glisse plus sur la métaphysique qu’il ne la pénètre, M. Flourens est cartésien. A toute page il vante la ''Méthode'' de Descartes, et trop, selon nous. Il admire l’axiome assez vulgaire de cette méthode « qu’il ne faut admettre pour vrai que ce qu’on connaît évidemment pour tel. » Comme si ce moyen de connaître évidemment le vrai, la méthode de Descartes l’avait donné jamais à personne ! Il est vrai que M. Flourens dit que Descartes oublie sa méthode en physique. En est-elle donc meilleure pour cela ?
 
Descartes a toujours fait des efforts enragés pour sortir du ''moi'' et il y est resté. Moins heureux que le renard de la fable, il n’a pas trouvé d’échine de bouc pour s’aider a sortir du puits dans lequel il était descendu et qui n’est pas le puits de la vérité. M. Flourens, fils de Buffon, est le petit-fils de Descartes. Il a grandi entre deux hypothèses, mais l’observation et l’expérimentation l’ont parfois arraché aux influences de sa naissance et de son éducation, et de l’aperçu il est monté jusqu’à la découverte. Or il a fait deux découvertes surtout, qui seront ses deux meilleurs titres d’honneur, dans la tradition scientifique. La première est celle de la formation des os démontrée à l’aide d’expériences très-ingénieuses et très-concluantes, et la seconde, c’est la localisation de l’intelligence dans le cerveau, dont il prouva ''physiologiquement'' l’unité. Avec sa théorie expérimentale sur les os, M. Flourens jetait aux Bichats de l’avenir, pour le développer, le germe d’une nouvelle chirurgie, et ce n’était là qu’un profit de la physiologie ; mais la théorie posant l’axiome superbe : « la matière passe et les forces restent », frappait le matérialisme, d’un premier coup, au ventre même. ''Ventrem'' ''feri'' ! Seulement, au second, la bête s’abattait, et ce second coup mortel et qui en finissait, fut la localisation de l’intelligence dans le cerveau !
 
Rien de plus curieux que la démonstration de M. Flourens, rapportée avec beaucoup de détails dans le livre ''de'' ''la'' ''Vie'' ''et'' ''de'' ''l’Intelligence'', et avec cette clarté qui est le don de son talent. C’est là qu’il faudrait la chercher. Lui, l’anatomiste cartésien, il n’invoqua pas la pensée, la spiritualité, la conscience, cette ligne solitaire et impossible à joindre de l’asymptote éternelle ! Non, il prit tout simplement et tout brutalement le cerveau, le découvrit, le disséqua, et, sous la pointe de ce scalpel, qui est le seul instrument de vérité pour les matérialistes, il montra que le cerveau était le siège exclusif de l’intelligence ; que l’ablation d’un de ses tubercules déterminait la perte du sens de la vue, mais que l’ablation d’un lobe laissait la sensation et détruisait seulement la perception. Il établit que l’un était un fait ''sensorial'', l’autre un fait ''cérébral'', et que la sensibilité n’était et ne pouvait jamais être l’intelligence, pas plus que l’idée, la sensation.