« Les Œuvres et les Hommes/Les Philosophes et les Écrivains religieux (1860)/Gorini » : différence entre les versions

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===I===
 
Ce n’est point un livre réellement composé, que ces trois volumes, mais c’est un travail immense et très-étonnant de détail. L’auteur de ce travail, M. l’abbé Sauveur Gorini, ne peut pas passer pour un écrivain dans le sens littéraire du mot, quoiqu’il ait souvent ce qui fait le fond de l’écrivain, — une manière de dire personnelle, — mais c’est un érudit, et un érudit d’une nouvelle espèce, venu en pleine terre, à la campagne, comme une fleur sauvage ou comme un poète...poète… Jusqu’ici vous aviez cru, n’est-ce pas ? que les érudits fleurissaient à l’ombre des bibliothèques, sous ces couches de poussière savante, qui sont la terre végétale de ces sortes de fleurs. Vous aviez cru qu’il fallait la docte destination du Bénédictin pour qu’un prêtre, par exemple, avec les saintes occupations de son ministère, pût devenir, par la science, un Mabillon ou un Pitra ?
 
Eh bien ! c’était là une erreur, l’abbé Gorini va nous apprendre qu’on peut devenir, à force d’attention, de volonté, que dis-je ! de vocation, cette reine des miracles, un érudit sans bibliothèques, sans livres, ou avec peu de livres, au fond du plus modeste presbytère, dans une campagne perdue, et tout en remplissant les devoirs du pasteur qui a charge d’âmes, et qui sait porter son fardeau. Jamais la vocation, la force de la vocation, n’a touché de plus près au génie. Ce n’est donc pas un simple savant que M. l’abbé Gorini, c’est un savant exceptionnel, et, ma foi ! qu’il nous passe le mot, c’est presque un phénomène.
 
Mais rassurons-nous et rassurons-le : c’est un phénomène sans aucun air de phénomène, Dieu merci ! un phénomène bon enfant, sans charlatanisme, sans tromperie, sans trompe et sans trompette, qui, malgré la réputation qui lui vient de Paris, tout doucement, goutte par goutte, flot par flot, comme l’eau vient à l’écoute-s’il-pleut de sa paroisse, n’a pas cessé de vivre à l’écart, au fond de sa province, y continuant son petit train (un train silencieux) de savant, d’annotateur et de critique. M. l’abbé Gorini n’a pas fait tout d’abord le bruit éclatant et mérité que l’on doit, par exemple, à un de ces grands vaudevillistes, qui seront toujours les premiers hommes en France, et cela ne se pouvait pas. Qui pouvait l’exiger ?... Mais enfin, pour un provincial et un prêtre, livré à la duperie des travaux sévères, il faut en convenir, il n’a pas été trop malheureux ! Il n’a pas trop attendu à la barrière. Son nom a percé à Paris. On l’y a prononcé avec respect parmi ceux qui savent. Il est vrai que ce n’est pas chez beaucoup de gens !
 
Il y a plus, la modestie de l’ancien et pauvre curé de campagne est, dit-on, menacée d’une place à l’Institut, et je ne crois pas qu’elle s’en inquiète. Les honneurs et la gloire ne peuvent pas grand’chose, j’imagine, sur ce casanier de l’érudition qui, depuis qu’il n’est plus curé, s’est cloîtré dans la science, et qui doit joindre l’insouciante bonhomie du savant à l’indifférence du saint pour les choses du siècle. Qu’un jour l’Institut lui arrive (et l’on dit que c’est par M. Guizot qu’il doit lui arriver), l’Institut le trouvera comme Montaigne voulait que la mort nous trouvât tous, « nonchalant d’elle et de notre jardin inachevé. » Or, le jardin de M. l’abbé Gorini, que je tiens à ce qu’il achève, est le jardin public — trop public — de l’histoire contemporaine, un potager d’erreurs de toute sorte, et dans lequel précisément ce vigoureux sarcleur d’abbé Gorini a retourné plus d’une plate-bande pour le compte de M. Guizot.
 
C’est donc un procédé généreux à M. Guizot que de placer à l’Institut le savant abbé, son critique, car M. Guizot, le politique de la paix à tout prix, tout grand politique qu’il se contemple, n’a pas pu penser opérer un désarmement. Un homme, un champion de la vérité historique comme M. l’abbé Gorini, ne désarme que quand il n’y a plus le moindre petit mauvais texte à tuer. Nous n’en sommes pas là encore, L’abbé Gorini n’est pas un de ces savants, à patience d’insecte, qui pousse imperturbablement devant lui son petit trou dans sa poutre. S’il l’était, on l’arrêterait bien, ce savant-là. On lui jetterait, à cet insecte, une prise de bon tabac d’académicien sur la tôle, et tout serait dit ! on aurait la paix.
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===II===
 
Et ce serait une intéressante page de biographie à écrire et qui éclairerait la Critique...Critique… M. l’abbé Gorini, au doux nom italien, est un prêtre de Bourg qui a passé la plus longue partie de sa jeunesse et de sa vie dans un des plus tristes pays et une des plus pauvres paroisses du département de l’Ain, si pour les prêtres qui vivent, les yeux en haut et la pensée sur l’invisible, il y avait, comme pour nous, des pays tristes et de pauvres paroisses, et si même la plus pauvre de toutes n’était pas la plus riche pour eux ! En supposant que l’abbé Gorini n’eût pas été un prêtre, ayant l’esprit de son état, j’admettrais volontiers que ce milieu morne, désert, insalubre, dans lequel il fut obligé de vivre tout le temps qu’il fut l’humble curé de la Tranchère, l’aurait rejeté désespérément à la science pour l’arracher aux accablements de la solitude, mais de lui, je ne le crois pas. Les prêtres vraiment prêtres n’ont ni nos manières de juger, ni nos manières de sentir la vie ; ils ne se laissent pas conduire par l’influence de nos misérables sentimentalités, et d’ailleurs peut-il y avoir une solitude pour qui fait descendre son Dieu tous les matins dans sa poitrine ?...
 
Que M. l’abbé Gorini, dès cette époque, lût assidûment l’histoire de l’Église quand il était revenu de sa chapelle ou de chez ses pauvres, rien là qui fut plus que l’ordinaire occupation d’un prêtre intelligent et sensé ; mais, pour qu’il devînt un historien lui-même, comme il l’est devenu, dans cette solitude où les livres, sans lesquels il n’y a pas d’histoire, durent lui manquer, et où il ne dut s’en procurer que de très-rares, il fallait certainement plus que le sentiment vulgaire ou maladif de cette solitude. Il fallut deux choses et les deux choses les plus puissantes que je connaisse dans une âme humaine : la sensation d’une épouvante et le sentiment d’un devoir.
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===III===
 
En effet, le critique était prêtre, et jamais il ne l’oublia. Sa charité pour le moins égalait sa science. Ce ne fut point une polémique passionnée et personnelle qu’il commença avec les historiens du dix-neuvième siècle, qui ''s’étaient'' ''trompés'' ou ''avaient'' ''trompé'' sur l’Église ; ce fut une chasse, non aux hommes, mais une chasse implacable seulement aux textes faux, aux interprétations irréfléchies ou...ou… trop réfléchies, aux altérations imperceptibles. Il chassa tout, en fait d’erreurs, la grosse et la petite bête, et parfois même il préféra la petite, comme plus difficile à tirer ! Il fut incroyable d’adresse, de sagacité et d’acharnement, mais il respecta les personnes, et pour nous, qui n’avons pas ses vertus, il les respecta trop. Ce lynx de texte, qui déchiquetait si bien en détail les livres de ce temps, se fit myope, plus que myope pour les défauts et les délibilités de l’auteur ! Il se fourra les deux poings de sa charité dans les yeux !
 
Et cela fut quelquefois si fort qu’on put le croire un badaud en hommes, cet esprit si fin et si avisé en textes, ou bien, sous forme dissimulée, un moqueur. Les hommes qu’il a surfaits tout en vannant leurs œuvres, n’ont pas, eux, vu la moquerie, mais ils ont pris l’admiration, et cela les a consolés de la critique. Les hommes sont si petits ; ils tiennent si peu à la vérité et tant à leur personne, que, pour peu que vous leur disiez qu’ils ont du talent, ils vous pardonneront d’avoir dit qu’ils en ont mal usé, et pourtant, si on comprenait, c’est la chose mortelle ! Pour cette raison, apparemment, l’auteur de la ''Défense'' ''de'' ''l’Église'', livre déshonorant au fond, — car l’honneur des historiens, c’est l’exactitude ! — n’a soulevé aucun des ressentiments que la contradiction soulève d’ordinaire entre érudits. Ils avaient, je l’ai dit, senti les ailes du taon, mais ce ne fut point comme dans La Fontaine, où
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Le grand défaut, le seul défaut capital peut-être de l’ouvrage de M. l’abbé Gorini, qui l’empêchera d’être lu et goûté du public, nous l’avons signalé au commencement de ce chapitre, c’est de n’être pas un livre ayant son commencement, son milieu, sa fin, son organisme et son art. C’est plutôt une suite de dissertations bonnes pour le ''Journal'' ''des'' ''Savants'', et encore ces dissertations ont une exposition et des formes par trop ''scolaires''. Il est trop primitif, en vérité, de mettre en capitales au haut ou au bas d’une page, pour la réfuter, ''Opinion'' ''de'' ''M''. ''Guizot'', ''opinion'' ''de'' ''M''. ''Thierry'', ''opinion'' ''de'' ''M''. ''Fauriel'', et quand on l’a discutée, cette opinion, de recommencer avec une autre, présentée identiquement de la même manière.
 
On voudrait, sans être exigeant, quelque chose de. plus ingénieux dans la transition, — dans la transition, ''tout'' ''le'' ''style'', disait le sévère Boileau, qui condamnait La Bruyère ! Boileau avait trop de rigueur, mais s’il condamnait La Bruyère, que dirait-il de M. l’abbé Gorini, lequel a aussi son langage d’un alinéa à un autre, et un langage d’une correction pleine de clarté, où passent ça et là d’aimables sourires...sourires… ?
 
Je ne sais pas ce qu’il dirait, mais je dis, moi, que c’est dommage de n’avoir pas fait descendre avec un peu d’art dans la publicité, la grande et commune publicité, une érudition trop concentrée entre érudits par la forme même qu’elle a revêtue, une érudition qui ne fût allée à rien moins, sous une forme plus agréable ou plus habile, qu’à discréditer profondément et une fois pour toutes l’histoire contemporaine en tout ce qui touche à l’Église.
 
L’ouvrage de M. l’abbé Gorini, malgré son titre, est moins un plaidoyer et un jugement après plaidoyer sur les choses de l’Église qu’un long mémoire à consulter. C’est un livre pour faire d’autres livres, mais en France on n’avance une idée qu’avec des livres qui sont faits. L’idée que M. l’abbé Gorini était si apte à établir dans la majorité des têtes par un livre autrement tricoté que le sien, l’idée que l’Histoire a été faussée tant de fois et sur tant de questions, par les mains révérées de ceux qui l’ont maniée avec le plus de puissance, parerait au mal actuel de son enseignement...enseignement…
 
Et je dis actuel, car plus tard, il n’y a point à en douter, la critique de M. l’abbé Gorini portera ses fruits contre ceux qui l’ont suscitée. Cette critique, qui s’en prend aux textes et qui s’est faite aussi une aussi déliée, aussi imperceptible à l’œil nu ou inattentif, que ce tas d’erreurs, qui, pour peu qu’on les voie, nous aveuglent bien souvent comme la poussière, cette critique aiguë, suraiguë, à mille coups d’aiguille qui percent et déchiquètent à force de percer, l’Histoire contemporaine n’en a soufflé mot. Elle ne s’en est pas plus plainte que l’enfant qui avait le petit renard dans le ventre, il ne disait rien. Mais enfin il l’avait ! et elle qui, comme lui, en a souffert sans mot dire, plus tard, — dans l’avenir, — elle en souffrira bien davantage !