« Mouvement philosophique en province » : différence entre les versions

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Lorsqu'à la suite de la révolution française les coutumes locales et les privilèges des diverses provinces firent place à cette organisation régulière et uniforme qui réunit toute la France sous une même administration et dans une même hiérarchie, Paris devint l'unique centre de tous les pouvoirs et de tous les intérêts, et, par une conséquence presque nécessaire, de tout le mouvement littéraire et scientifique du pays. Les communautés religieuses vouées à la culture des lettres furent proscrites; avec elles disparurent les cours, les bibliothèques, les collections, et, ce qui n'est pas moins nécessaire pour susciter et entretenir le zèle des études, les conseils, les encouragemens et l'exemple d'hommes éclairés qui mettent en commun leurs lumières et leurs espérances. Par suite de cette concentration, tandis que l'Angleterre a deux universités florissantes, et qu'en Allemagne on rencontre partout des universités, des académies, des hommes d'étude, en France, l'activité intellectuelle n'a, à vrai dire, qu'un seul foyer pour suffire à tous les besoins. De là, l'appauvrissement des provinces, qui, n'étant pas encouragées et ne recevant pas l'impulsion d'assez près, se détournent de la culture des lettres et font refluer sur la capitale, qu'ils encombrent, tous les esprits ardens et ambitieux. Le talent ne se révèle pas toujours de lui-même à celui qui le possède; le plus souvent l'étincelle vient du dehors. Si l'on veut que la lumière se répande également dans toute la France, il faut donner des alimens aux esprits, éveiller la curiosité, faire naître le goût de la science et des fortes études par le spectacle, rendu plus présent, de l'activité intellectuelle et de la vie littéraire et scientifique. Une riche nature peut rester endormie si rien ne la sollicite, et ignorer toujours les dons qu'elle avait reçus. L'amour de la vérité a aussi sa contagion, et, selon la belle parole d'un père de l'église, « les ames s'allument l'une à l'autre comme des flambeaux. » Croit-on que Paris s'accroisse de ce que l'on ôte aux provinces? Tout ce mouvement qui se fait autour des pouvoirs politiques dans une grande capitale, est-ce donc un auxiliaire pour la science? Avec cette publicité chaque jour croissante qui met la célébrité à la portée de tout le monde, assure cent mille lecteurs à un article frivole et n'en laisse pas aux œuvres les plus sérieuses, que devient la littérature sans croyance, sans culte de l'art, vendue au plus offrant et trans�formée en appeau pour prendre des dupes? Quelle indépendance, quelle dignité peut conserver la philosophie, traînée à la remorque des partis, flattant les passions qu'elle devrait dompter, et exploitée seulement au profit des philosophes? Les querelles envenimées, les ambitions, les intrigues qui occupent l'opinion et la faveur populaires, ne permettent pas à la philosophie de faire entendre sa voix au milieu de ces cris de haine. Il faut qu'elle s'avilisse jusqu'à devenir l'instrument d'un parti et à porter ses couleurs. Elle est la bien-venue sous cette livrée, pourvu encore qu'elle ne se rende pas importune! Ne sommes-nous pas les témoins de cette prévari�cation et de cette honte? Mais, s'il est vrai que la vérité ne se découvre qu'à ceux qui l'aiment et ne se donne qu'à ceux qui la recherchent pour elle-même, ne faut-il pas ouvrir des asiles aux méditations calmes, aux études persévérantes; fournir des issues à ces ambi�tions qui se nuisent, qui s'étouffent, et détourner au profit de la science cette impatiente activité qui se dépense sans but ou s'exerce pour le mal?
 
Notre pays peut être fier de cette unité qu'il a conquise au prix de tant de sang et de sacrifices, et qui n'est pas seulement dans le gouvernement et dans les lois, mais dans l'esprit, dans les mœurs de la nation. Et cependant, sous ce niveau, l'originalité de nos provinces a-t-elle disparu tout entière? Parce que nous ne formons plus qu'un peuple et que nous avons tout mis en commun, nos intérêts et nos souvenirs, n'y a-t-il pas dans la diversité de nos origines un caractère qui devrait et pourrait encore se retrouver dans la littérature de chaque province? Nous touchons à la fois au nord et au midi de l'Europe; ne faut-il pas cultiver et développer ce double génie? L'Alsace, si éminemment française par l'esprit et par le coeurcœur, placée en face de l'Allemagne, ne reçoit-elle pas l'impression de deux littératures, et presque de deux civilisations différentes? N'y a-t-il pas dans le midi de la France une population ardente, spirituelle, poétique, pleine d'invention et d'imagination, gardant les souvenirs de la gloire littéraire de Toulouse, et toute prête à rendre de nouveaux trésors si l'on vient à son secours? L'école de Montpellier, avec ses traditions spiritualistes, long-temps la première du monde, ne garde-t-elle pas encore aujourd'hui un rang à part dans l'enseignement de la médecine, et ne vient-on pas, par un coup de fortune, d'établir une chaire de philosophie à côté de la chaire de Lordat? Et cette vieille et poétique Bretagne, remota Britannia, tout isolée dans sa presqu’île, avec sa langue nationale, ses anciennes moeursmœurs que les progrès de la civilisation ont tant de peine à entamer, ses préjugés, ses croyances naïves, son génie indomptable et persévérant, n'y a-t-il rien à en espérer? ne rallumera-t-on pas le feu sacré des études philosophiques dans la patrie de Descartes?
 
Il y a déjà quelques années que, dans l'espoir de diminuer l'encombrement des écoles de la capitale, de raviver le goût des lettres, et de donner un centre au développement original de chacune de nos grandes provinces, on a fondé à la fois plusieurs universités complètes. Caen, Strasbourg, Dijon et Toulouse possédaient seules presque toutes les facultés réunies; d'autres villes importantes ou n'avaient pas de haut enseignement, comme Lyon et Bordeaux, ou rien avaient qu'un très incomplet, comme Rennes et Montpellier. Il était contraire à l'intérêt des bonnes études de laisser ainsi des facultés isolées. Une faculté des lettres, sans une école de droit, n'a pas son auditoire naturel; ni une faculté des sciences sans une école de médecine. Et d'autre part, quoi de plus nécessaire que d'ouvrir, à côté d'une école de droit ou de médecine, des cours de philosophie et de littérature? Ce que l'on appelle une éducation spéciale peut faire de bons praticiens; mais il n'y a pas d'homme véritablement éclairé sans une culture générale de l'intelligence. Les professeurs eux-mêmes gagnent à ce rapprochement, ils s'instruisent mutuellement, ils s'aident, ils se piquent d'émulation, ils forment de concert des entreprises qui tournent au profit de la science. Qui ne voit que l'enseignement du droit appelle un professeur de morale, que la psychologie dirige, complète, rectifie les recherches anatomiques et physiologiques, tandis que le philosophe, à son tour, apprend des docteurs de la loi écrite à mieux comprendre la loi naturelle, et puise dans l'étude des conditions de la vie organique de nouvelles lumières sur les phénomènes du moi? La mesure qui fut prise comblait une grande lacune, et fut conçue dans les plus sages principes. Strasbourg, Dijon, Besançon, Lyon, Toulouse, Bordeaux, Rennes et Caen, possèdent aujourd'hui une école de droit, une école de médecine du premier ou du second degré, une faculté des lettres et une faculté des sciences.
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Prenez tous ces philosophes qui rêvent une même folie, le christianisme sans mystères : tous leurs systèmes roulent toujours sur deux points, en Dieu la trinité, au-dessous de Dieu l'opposition et la lutte de deux principes. Que d'efforts pour retrouver ensuite dans le monde, au moyen des deux principes qui le gouvernent, l'image et en quelque sorte la continuation des trois personnes divines! Une sorte de panthéisme confus et mystique est ordinairement le résultat de ces étranges tentatives. M. Blanc Saint-Bonnet n'a pas échappé à la loi commune. « La causalité, dit-il, est le principe qui individualise, et l'amour est le principe qui divinise le monde. » Où en serions-nous d'abord si l'on prenait au sérieux cette apothéose? Il n'y a pas en philosophie de métaphores vaines. «Dieu, dit-il encore, donna le nom d'ame à l'essence qu'il avait abstraite de lui-même. » Le monde, sorti de Dieu par cette abstraction, y rentre par l'amour qui le divinise. Philosopher ainsi, ce n'est pas philosopher, c'est jouer impru�demment avec les doctrines philosophiques. Pour bien apprécier le rôle des deux principes de la puissance et de l'amour, il faut voir comment M. Saint-Bonnet explique par leur moyen les rapports de l'homme et de la femme entre eux et avec le créateur. L'homme est la puissance, et la femme est l'amour. M. Saint-Bonnet va même plus loin, car il nous dit que la femme est créée pour être l'amour de la puissance de l'homme, et l'homme pour être la puissance de l'amour de la femme. Cet amour de la puissance, et cette puissance de l'amour, ne faisaient d'abord qu'un seul être et un seul principe; car M. Blanc Saint-Bonnet n'a pas échappé à cette pitoyable idylle de tous nos aventuriers philosophes, toujours empressés de coudre à leurs vaines et superficielles théories ce lambeau de vieille légende « D'une ame, dit-il, le créateur en fit deux.... Lorsque ces deux ames se retrouvent, chacune ne s'unit pas à quelque chose d'étranger à elle; elle s'unit au contraire à quelque chose qui lui est intime et qu'elle possédait déjà par son origine. Chacune incomplète en soi possède ce qui compléterait l'autre. » Que l'on construise le monde physique, ainsi que le veut M. de La Mennais, à l'image du monde moral, que l'amour se transforme en affinité, et cette union de l'homme et de la femme devient le signe mystique, le symbole de l'union de toutes les forces de la nature. Si M. Blanc Saint-Bonnet veut ouvrir le Banquet de Platon, il y trouvera cet homme et cette femme qui se fondent en un ange. Mais, que M. Saint-Bonnet y prenne garde, Platon, avec son art infini, a mis ce récit dans la bouche d'Aristophane. « Tous les hommes généralement étaient d'une figure ronde, avaient des épaules et des côtes attachées ensemble, quatre bras, quatre jambes, deux visages opposés l'un à l'autre, et le reste à proportion... Quand ils voulaient aller plus vite, ils s'appuyaient de leurs huit membres, par un mouvement circulaire, comme ceux qui, les pieds en l'air, imitent la roue. » Mais poursuivons le mythe de M. Blanc Saint-Bonnet. «L'homme a été créé puis�sance par le père; la femme a été créée amour par l'esprit, et l'enfant a été créé sagesse par le verbe. » Ici M. Saint-Bonnet est de sa propre école et ne peut être rapproché de personne. De bonne foi, qu'est-ce que tout cela? Est-ce de la science? Est-ce seulement du sens commun? Une dernière citation. M. Saint-Bonnet annonce en ces termes les titres des cinq livres qui doivent composer ses trois derniers volumes qui n'ont pas encore paru : « De l'origine chrono�logique de la société. - L'origine chronologique de la société en est la genèse, c'est-à-dire l'histoire (9). De l'origine logique de la société. - L'origine logique de la société en est la théorie, c'est-à-dire la science. Du lien spirituel de la société. - Le lien spirituel de la société est l'amour, c'est-à-dire la religion, etc. » On a besoin de le répéter, après de telles citations, le livre de l'Unité spirituelle est l'ouvrage d'un homme de mérite qui n'a pas su attendre. A-t-on le droit de s'étonner de ces extravagances, quand on sait qu'il s'en rencontre de toutes semblables dans des écrivains et des penseurs tels que M. de Bonald et M. de La Mennais? Ce qui les a conduits là, c'est le désir de ne pas s'écarter de ce que M. Blanc Saint-Bonnet appelle « la tradition. » Ces rêveries trouvent des partisans et des enthousiastes. Qu'on ne s'y trompe pas, les disciples de M. de La Mennais, par exemple, ne subissent pas ces bizarres théories par respect pour l'incontestable talent de leur maître; ils les aiment et les adoptent pour elles-mêmes, et croient fermement que la raison et la philosophie sont perdues si l'on ne regarde comme une proposition démontrée, que Dieu est à la fois un seul Dieu et trois per�sonnes. En vérité, si les théologiens peuvent se plaindre que l'invasion de la raison dans le domaine de la foi ait produit les hérésies et porté le trouble dans l'église, nous avons le droit de gémir à notre tour de cette importation et de ce travestissement des dogmes religieux. C'est un scandale pour la foi; c'est une décadence pour la raison.
 
Une nouvelle théologie, un nouveau système du monde, un plan, nouveau de la nature humaine, voilà ce que M. Saint-Bonnet nous apporte, et il n'a que vingt-cinq ans! Rien n'effraie ces jeunes ames que ni l'expérience de l'histoire ni celle du monde p'a encore effleurées. Toutes les richesses qui leur poussent de leur propre fonds les enchantent elles-mêmes elles ne voient ni les difficultés ni les conséquences fatales. Elles ne savent pas que ces mêmes principes qui leur semblent si nouveaux ont déjà vécu des siècles, qu'ils font partie de notre héritage philosophique, ou que, la discussion les a réfutés et détruits. M. Blanc Saint-Bonnet, dans son ouvrage qui n'aura pas moins de six énormes volumes, parcourt le monde entier de la science avec une bonne foi sans exemple, portant partout la main, refaisant toutes choses, n'hésitant jamais, ayant un parti pris sur tous les points. Il ignore ces grandes luttes des systèmes philosophiques dont le spectacle, en attristant quelquefois l'ame du philosophe, mûrit et éclaire toujours sa pensée, en tempère les hardiesses, en règle, en assure l'élan. Il oublie ces grands esprits qui ont perdu la raison pour avoir envisagé de trop près de tels problèmes, tant d'autres qui ont perdu la foi et sont devenus sceptiques; les guerres allumées, les persécutions souffertes, et tout ce martyrologe philosophique qui nous étale pendant tant de siècles une si lamentable histoire. Le publie même n'existe pas pour lui, ou du moins il ne soupçonne guère ce public indifférent, blasé, grand seigneur, faisant de la philosophie ou un objet de dédain, ou, ce qui est encore pis, un passe-temps; ni cet autre publie plus instruit, initié aux secrets de la science, mais dévoué à ses propres idées, ayant fait de son côté son siège et disposé tout son ordre de bataille, et considérant comme un ennemi quiconque, avec des idées nouvelles, entreprend de porter le désordre dans des rangs si bien alignés. Le lecteur de M. Blanc Saint-Bonnet n'est pas un ennemi, c'est un disciple; ce n'est pas un indifférent, c'est un esprit jeune, ardent, passionné, que l'auteur a fait à son image. Il aime son lecteur, il le prend pour confident, il ne lui déguise rien; il fait avec lui des digressions interminables; il ne soigne pas son style pour lui plaire; si ce style est ordinairement chaleureux et élevé, c'est que cela se trouve ainsi, sans qu'il y songe, par le bénéfice de sa nature; il ne recherche ni les agrémens ni la concision; un écrivain exercé ferait deux chapitres de chacun de ses volumes, et ne supprimerait rien d'important. On a si vite aujourd'hui deviné celui qui parle, sur son premier mot ! Quand M. Saint-Bonnet, dont l'érudition est presque nulle, rencontre dans un philosophe de second ordre une opinion qu'il adopte, il le cite naïvement, sans s'excuser de mettre en scène pour si peu un personnage de cette importance. M. Buchez, M. Leroux, et d'autres qui n'ont pas même l'excuse d'une célébrité bien ou mal acquise, deviennent des autorités pour M. Blanc Saint-Bonnet, qui ne s'aperçoit pas que sa propre autorité aurait plus de poids pour tout homme de sens qui aura parcouru son livre. S'il lui arrive de lire un ouvrage médiocre, justement ignoré de tous, et que la presse dédaigne de réfuter, il le prend à partie et le discute comme s'il s'agissait de l'opinion la plus considérable. Un chapitre est intitulé : Ch. Comte et Aristote; un autre est consacré à la discussion des systèmes métaphysiques de M. Granier de Cassagnac. L'auteur écrit sans sourciller : Opinion de Fénelon, de M. Cousin et de M. Noirot, sur la fonction et le caractère de la raison. Cette habitude d'étudier et de citer de petits hommes et de petits écrits est un travers commun à beaucoup de nos philosophes. Ils liront Aristote dans quelque méchant sommaire rédigé par un moine à demi barbare, ils étudieront Platon dans je ne sais quel dictionnaire soi-disant philosophique; mais qu'il paraisse quelque brochure humanitaire sans idées, sans style, sans érudition, pourvu qu'on y fasse la guerre à l'éclectisme et à la psychologie, qu'on y vante le christianisme tout en proclamant les plus grossières hérésies, et qu'il y soit question à chaque page du progrès et de l'avenir de l'humanité, ils la dévoreront d'un bout à l'autre et la citeront à tout propos et hors de propos. C'est fort. bien pour nos docteurs sexagénaires, qui ont publié leurs oeuvresœuvres, fondé leur école, donné leur mesure, et dont par conséquent nous n'avons plus rien à attendre ni à craindre. Pour M. Saint-Bonnet, qui a du talent et de l'avenir, pour lui qui fait de la science parce qu'il l'aime et qu'il la comprend, si nous avions à lui donner des conseils, ce serait de laisser là tout ce bagage, d'abandonner aux partis politiques, à la suite desquels ils se traînent, ces ignorans présomptueux dont tous les travaux n'ont abouti qu'à porter le désordre et le trouble dans quelques ames, de vivre dans la compagnie de Platon et d'Aristote, de Descartes, de Kant, de Malebranche, de Leibnitz; de n'avoir pas regret à cette ardeur, à cet emportement de jeunesse dont il veut profiter, dit-il, et qu'il sent s'éteindre en lui chaque jour. Qu'il ne le craigne pas, son inspiration est trop vraie pour ne pas être durable : il n'a nul besoin de s'emparer de l'occasion et de jeter tout son feu du premier coup. Avec l'élévation de son coeurcœur et de sa pensée, qu'il étudie les maîtres, qu'il s'étudie lui-même, qu'il attende, et, au lieu de ces épisodes sans fin, de ces lieux communs, de ces discussions contre des adversaires qui n'existent pas, il nous donnera un ouvrage digne de lui, où il embrassera moins de sujets, mais où il aura su choisir et approfondir.
 
Le livre de M. Saint-Bonnet est le coup d'essai d'un jeune homme plein d'ardeur qui n'a guère vécu qu'en province. M. Bautain nous donne dans sa Psychologie et sa Morale les fruits d'une expérience que de graves études et une destinée agitée ont dès long-temps mûrie. Tout le monde sait que M. Bautain est un élève de l'école normale, et qu'il y a été le condisciple de M. Damiron et de M. Jouffroy. Envoyé à Strasbourg au sortir de l'école, c'est-à-dire, si je ne me trompe, en 1815 ou 1816, M. Bautain y est resté jusqu'à l'année dernière, et il est encore en ce moment le titulaire de la chaire qui a été quelque temps occupée par M. Ferrari. Pendant ce long intervalle, M. Bautain a constamment refusé de quitter Strasbourg pour venir enseigner la philosophie à Paris, à côté de son premier maître et de ses anciens condisciples. Mais, si sa vie extérieure ne présente aucun évènement, il n'en est pas de même de l'histoire de sa pensée. Arrivé à Strasbourg avec des doctrines spiritualistes, au moment où il vient à Paris se livrer à la prédication, M. Bautain est prêtre, et chef d'une école mystique.
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Pendant que de tous côtés on fait appel au génie original de nos provinces, la société des antiquaires de Normandie entrant tout-à-fait dans la voie qu'il faut suivre pour servir utilement les études philosophiques, propose pour sujet de prix de faire l'histoire de la philosophie en Normandie au XIe siècle, c'est-à-dire d'exposer la doctrine des deux grands docteurs de l'abbaye du Bec, Lanfranc de Pavie et saint Anselme.
 
Pour que les doctrines philosophiques se répandent et élèvent peu à peu le niveau des idées dans toute la France, il faut que ce mouvement et cette activité s'accroissent et se développent encore. Il le faut pour la propagation de la philosophie, il le faut aussi pour aider à ses progrès, pour éveiller le talent, inspirer le goût et l'ardeur du travail, séparer, la science de la politique, faire revivre les traditions locales, et tourner au profit de la philosophie française le génie particulier de chaque population. Jusqu'ici le mouvement philosophique de la province lui est à peine propre, elle n'a pu répondre encore à l'appel qui lui est fait, et les livres qu'elle nous envoie ne peuvent point donner lieu à des conclusions générales. On publie à Paris plus de philosophie que d'histoire, en province plus d'histoire que de philosophie. La plupart des mémoires sur la philosophie ancienne qui ont été faits dans ces derniers temps ont été faits en province. Ce résultat était facile à prévoir; le besoin d'innover, et aussi peut-être la facilité de réussir par de puériles innovations, se rencontre plutôt à Paris que partout ailleurs; c'est le propre pays de l'improvisation, et la vie littéraire y est ainsi faite que les esprits les plus réservés y sont souvent condamnés à écrire et à dogmatiser prématurément. Pour choisir dans quelque doctrine de l'antiquité l'objet d'une longue et persévérante étude, il faut aimer la science avec désintéressement, et préférer la solidité à l'éclat. Ces mémoires, ces discussions savantes, sont, pour la plupart, des productions presque irréprochables. On doit en faire honneur à cette école de philosophie qui, réclamant avant tout l'indépendance de la pensée, s'efforce en même temps de ramener les esprits à l'histoire, pour éclairer la liberté et non pour l'entraver ou la détruire. Nous ne connaissons pas toutes nos ressources; combien de manuscrits restent enfouis, qui mériteraient d'être publiés, ou qui du moins fourniraient des matériaux pour l'histoire et peut-être des lumières pour la science! Combien d'abbayes célèbres dans le moyen-âge n'ont pas encore eu d'historiens! La spéculation offre plus d'attraits que l'histoire, mais c'est l'histoire qui est la véritable école de la spéculation, c'est en étudiant avec sincérité, avec fidélité, la pensée d‘un homme célèbre, qu'on apprend à approfondir les questions, à en apercevoir les phases et les conséquences diverses, à les juger impartialement en cessant de se préoccuper des intérêts de son temps et du point de vue particulier à son pays et à son siècle. L'impartialité ne s'acquiert que par les études historiques : elles donnent à l'esprit cette paix et cette sérénité sans laquelle le caractère propre de la philosophie ne se retrouve plus. On parle tant aujourd’hui d'avenir et de progrès, que tout le monde aspire à renouveler et à changer; mais il n’y a de table rase que dans la pensée des utopistes, et le véritable progrès, c'est celui qui s'appuie sur les traditions et jette ses fondemens dans l'histoire. Commencez par respecter le passé si vous voulez avoir confiance dans l'avenir. Ce que l'on peut souhaiter de plus heureux, c'est que le goût de l'érudition saine, de la critique sévère, continue à se développer en province et à produire des matériaux pour l'histoire approfondie des systèmes. Rien ne peut contribuer davantage à restituer à la philosophie toute son austérité, toute sa dignité. Cette forte école, cette mâle discipline de l'histoire crée des logiciens et des penseurs. Une intelligence, quelque puissante qu'on la suppose, a besoin de s'être long�temps exercée et d'avoir long-temps fréquenté les maîtres pour donner des oeuvresœuvres durables.
 
Il faut donc se féliciter du progrès que font en province les études historiques. La philosophie qui s'y enseigne peut différer suivant les professeurs, et on ne saurait leur demander cette uniformité absolue que ne comporte pas la nature de la science; mais ils ont entre eux du moins les rapports communs que doivent produire la même direction et les mêmes maîtres. Quelle que soit la haine qui transporte quelques esprits contre ce qu'ils appellent non sans raison l'école régnante, ils doivent convenir du moins que ceux qui en sont les chefs ont toujours été les premiers à se proclamer les disciples de Descartes, de Malebranche et de Leibnitz. Sauf quelques exceptions honteuses, c'est dans cette voie que marche, à l'heure qu'il est, toute la philosophie française, et les belles théories qui ont honoré sous la restauration le renouvellement du spiritualisme en France, loin de nuire au cartésianisme, n'ont fait au contraire que le confirmer, le développer et l'agrandir.