« Massimilla Doni » : différence entre les versions
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A JACQUES STRUNZ.
Mon cher Strunz, il y aurait de l'ingratitude à ne pas attacher votre nom à l'une des deux
Comme le savent les connaisseurs, la noblesse vénitienne est la première de l'Europe. Son Livre d'or a précédé les Croisades, temps où Venise, débris de la Rome impériale et chrétienne qui se plongea dans les eaux pour échapper aux Barbares, déjà puissante, illustre déjà, dominait le monde politique et commercial. A quelques exceptions près, aujourd'hui cette noblesse est entièrement ruinée. Parmi les gondoliers qui conduisent les Anglais à qui l'Histoire montre là leur avenir, il se trouve des fils d'anciens doges dont la race est plus ancienne que celle des souverains. Sur un pont par où passera votre gondole, si vous allez à Venise, vous admirerez une sublime jeune fille mal vêtue, pauvre enfant qui appartiendra peut-être à l'une des plus illustres races patriciennes. Quand un peuple de rois en est là, nécessairement il s'y rencontre des caractères bizarres. Il n'y a rien d'extraordinaire à ce qu'il jaillisse des étincelles parmi les cendres. Destinées à justifier l'étrangeté des personnages en action dans cette histoire, ces réflexions n'iront pas plus loin, car il n'est rien de plus insupportable que les redites de ceux qui parlent de Venise après tant de grands poètes et tant de petits voyageurs. L'intérêt du récit exigeait seulement de constater l'opposition la plus vive de l'existence humaine : cette grandeur et cette misère qui se voient là chez certains hommes comme dans la plupart des habitations. Les nobles de Venise et ceux de Gênes, comme autrefois ceux de Pologne, ne prenaient point de titres. S'appeler Quirini, Doria, Brignole, Morosini, Sauli, Mocenigo, Fieschi (Fiesque), Cornaro, Spinola, suffisait à l'orgueil le plus haut. Tout se corrompt, quelques familles sont titrées aujourd'hui. Néanmoins, dans le temps où les nobles des républiques aristocratiques étaient égaux, il existait à Gênes un titre de prince pour la famille Doria qui possédait Amalfi en toute souveraineté, et un titre semblable à Venise, légitimé par une ancienne possession des Facino Cane, princes de Varèse. Les Grimaldi, qui devinrent souverains, s'emparèrent de Monaco beaucoup plus tard. Le dernier des Cane de la branche aînée disparut de Venise trente ans avant la chute de la république, condamné pour des crimes plus ou moins criminels. Ceux à qui revenait cette principauté nominale, les Cane Memmi, tombèrent dans l'indigence pendant la fatale période de 1796 à 1814. Dans la vingtième année de ce siècle, ils n'étaient plus représentés que par un jeune homme ayant nom Emilio, et par un palais qui passe pour un des plus beaux ornements du Canale Grande. Cet enfant de la belle Venise avait pour toute fortune cet inutile palais et quinze cents livres de rente provenant d'une maison de campagne située sur la Brenta, le dernier bien de ceux que sa famille posséda jadis en Terre-Ferme, et vendue au gouvernement autrichien. Cette rente viagère sauvait au bel Emilio la honte de recevoir, comme beaucoup de nobles, l'indemnité de vingt sous par jour, due à tous les patriciens indigents, stipulée dans le traité de cession à l'Autriche.
Au commencement de la saison d'hiver, ce jeune seigneur était encore dans une campagne située au pied des Alpes Tyroliennes, et achetée au printemps dernier par la duchesse Cataneo. La maison bâtie par Palladio pour les Tiepolo consiste en un pavillon carré du style le plus pur. C'est un escalier grandiose, des portiques en marbre sur chaque face, des péristyles à voûtes couvertes de fresques et rendues légères par l'outremer du ciel où volent de délicieuses figures, des ornements gras d'exécution, mais si bien proportionnés que l'édifice les porte comme une femme porte sa coiffure, avec une facilité qui réjouit l'oeil ; enfin cette gracieuse noblesse qui distingue à Venise les procuraties de la Piazetta. Des stucs admirablement dessinés entretiennent dans les appartements un froid qui rend l'atmosphère aimable. Les galeries extérieures peintes à fresque forment abat-jour. Partout règne ce frais pavé vénitien où les marbres découpés se changent en d'inaltérables fleurs. L'ameublement, comme celui des palais italiens, offrait les plus belles soieries richement employées, et de précieux tableaux bien placés : quelques-uns du prêtre génois dit il Capucino, plusieurs de Léonard de Vinci, de Carlo Dolci, de Tintoretto et de Titien. Les jardins étagés présentent ces merveilles où l'or a été métamorphosé en grottes de rocailles, en cailloutages qui sont comme la folie du travail, en terrasses bâties par les fées, en bosquets sévères de ton, où les cyprès hauts sur patte, les pins triangulaires, le triste olivier, sont déjà habilement mélangés aux orangers, aux lauriers, aux myrtes ; en bassins clairs où nagent des poissons d'azur et de cinabre. Quoi que l'on puisse dire à l'avantage des jardins anglais, ces arbres en parasols, ces ifs taillés, ce luxe des productions de l'art marié si finement à celui d'une nature habillée ; ces cascades à gradins de marbre où l'eau se glisse timidement et semble comme une écharpe enlevée par le vent, mais toujours renouvelée ; ces personnages en plomb doré qui meublent discrètement de silencieux asiles : enfin ce palais hardi qui fait point de vue de toutes parts en élevant sa dentelle au pied des Alpes ; ces vives pensées qui animent la pierre, le bronze et les végétaux, ou se dessinent en parterres, cette poétique prodigalité seyait à l'amour d'une duchesse et d'un joli jeune homme, lequel est une
Etendue sur un sopha, vers onze heures du matin, au retour d'une promenade, et devant une table où se voyaient les restes d'un élégant déjeuner, la duchesse Cataneo laissait son amant maître de cette mousseline sans lui dire : chut ! au moindre geste. Sur une bergère à ses côtés, Emilio tenait une des mains de la duchesse entre ses deux mains, et la regardait avec un entier abandon. Ne demandez pas s'ils s'aimaient ; ils s'aimaient trop. Ils n'en étaient pas à lire dans le livre comme Paul et Françoise ; loin de là, Emilio n'osait dire : lisons ! A la lueur de ces yeux où brillaient deux prunelles vertes tigrées par des fils d'or qui partaient du centre comme les éclats d'une fêlure, et communiquaient au regard un doux scintillement d'étoile, il sentait en lui-même une volupté nerveuse qui le faisait arriver au spasme. Par moments, il lui suffisait de voir les beaux cheveux noirs de cette tête adorée serrés par un simple cercle d'or, s'échappant en tresses luisantes de chaque côté d'un front volumineux, pour écouter dans ses oreilles les battements précipités de son sang soulevé par vagues, et menaçant de faire éclater les vaisseaux du
Par quel phénomène moral l'âme s'emparait-elle si bien de son corps qu'il ne se sentait plus en lui-même, mais tout en cette femme à la moindre parole qu'elle disait d'une voix qui troublait en lui les sources de la vie ? Si, dans la solitude, une femme de beauté médiocre sans cesse étudiée devient sublime et imposante, peut-être une femme aussi magnifiquement belle que l'était la duchesse arrivait-elle à stupéfier un jeune homme chez qui l'exaltation trouvait des ressorts neufs, car elle absorbait réellement cette jeune âme.
Héritière des Doni de Florence, Massimilla avait épousé le duc sicilien Cataneo. En moyennant ce mariage, sa vieille mère, morte depuis, avait voulu la rendre riche et heureuse selon les coutumes de la vie florentine. Elle avait pensé que, sortie du couvent pour entrer dans la vie, sa fille accomplirait selon les lois de l'amour ce second mariage de
A vingt ans, Massimilla n'avait pas, sans de grands remords, immolé ses scrupules religieux à l'amour ; mais elle s'était lentement désarmée et souhaitait accomplir ce mariage de
Marco Vendramini, nom qui dans le dialecte vénitien, où se suppriment certaines finales, se prononce également Vendramin, son seul ami lui apprenait que Marco Facino Cane, prince de Varèse, était mort dans un hôpital de Paris. La preuve du décès était arrivée. Ainsi les Cane Memmi devenaient princes de Varèse. Aux yeux des deux amis, un titre sans argent ne signifiant rien, Vendramin annonçait à Emilio comme une nouvelle beaucoup plus importante, l'engagement à la Fenice du fameux ténor Genovese, et de la célèbre signora Tinti. Sans achever la lettre, qu'il mit dans sa poche en la froissant, Emilio courut annoncer à la duchesse Cataneo la grande nouvelle, en oubliant son héritage héraldique. La duchesse ignorait la singulière histoire qui recommandait la Tinti à la curiosité de l'Italie, le prince la lui dit en quelques mots. Cette illustre cantatrice était une simple servante d'auberge, dont la voix merveilleuse avait surpris un grand seigneur sicilien en voyage. La beauté de cette enfant, qui avait alors douze ans, s'étant trouvée digne de la voix, le grand seigneur avait eu la constance de faire élever cette petite personne comme Louis XV fit jadis élever mademoiselle de Romans. Il avait attendu patiemment que la voix de Clara fût exercée par un fameux professeur, et qu'elle eût seize ans pour jouir de tous les trésors si laborieusement cultivés. En débutant l'année dernière, la Tinti avait ravi les trois capitales de l'Italie les plus difficiles à satisfaire.
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-- Et je suis prince ! En se disant ce dernier mot, Emilio Memmi jeta, sans l'achever, la lettre de Marco Vendramini dans la lagune, où elle flotta comme un esquif de papier lancé par un enfant. -- Mais Emilio, reprit-il, n'a que vingt-trois ans. Il vaut mieux ainsi que lord Wellington goutteux, que le régent paralytique, que la famille impériale d'Autriche attaquée du haut mal, que le roi de France...Mais en pensant au roi de France, le front d'Emilio se plissa, son teint d'ivoire jaunit, des larmes roulèrent dans ses yeux noirs, humectèrent ses longs cils ; il souleva d'une main digne d'être peinte par Titien son épaisse chevelure brune, et reporta son regard sur la gondole de la Cataneo.
-- La raillerie que se permet le sort envers moi se rencontre encore dans mon amour, se dit-il. Mon
Le prince prit un nouveau cigare et contempla les arabesques de sa fumée livrée au vent, comme pour voir dans leurs caprices une répétition de sa dernière pensée. De loin, il distinguait déjà les pointes mauresques des ornements qui couronnaient son palais ; il redevint triste. La gondole de la duchesse avait disparu dans le Canareggio. Les fantaisies d'une vie romanesque et périlleuse, prise comme dénoûment de son amour, s'éteignirent avec son cigare, et la gondole de son amie ne lui marqua plus son chemin. Il vit alors le présent tel qu'il était : un palais sans âme, une âme sans action sur le corps, une principauté sans argent, un corps vide et un
Jugez quel dut être l'étonnement d'un jeune homme absorbé par de telles pensées, au moment où Carmagnola s'écria : -- Sérénissime altesse, le palais brûle, ou les anciens doges y sont revenus. Voici des lumières aux croisées de la galerie haute !
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En ce moment, une femme de chambre entra folâtrement en chantonnant un air du Barbier de Séville. Elle jeta sur une chaise des vêtements de femme, toute une toilette de nuit, en se disant : -- Les voici qui rentrent !
Quelques instants après vint en effet une jeune femme habillée à la française, et qui pouvait être prise pour l'original de quelque fantastique gravure anglaise inventée pour un Forget me not, une Belle assemblée, ou pour un Book of Beauty. Le prince frissonna de peur et de plaisir, car il aimait Massimilla, comme vous savez. Or, malgré cette foi d'amour qui l'embrasait, et qui jadis inspira des tableaux à l'Espagne, des madones à l'Italie, des statues à Michel-Ange, les portes du Baptistère à Ghiberti, la Volupté l'enserrait de ses rets, et le désir l'agitait sans répandre en son
Le prince aperçut un de ces personnages à qui personne ne veut croire dès qu'on les fait passer de l'état réel où nous les admirons, à l'état fantastique d'une description plus ou moins littéraire. Comme celui des Napolitains, l'habillement de l'inconnu comportait cinq couleurs, si l'on veut admettre le noir du chapeau comme une couleur : le pantalon était olive, le gilet rouge étincelait de boutons dorés, l'habit tirait au vert et le linge arrivait au jaune. Cet homme semblait avoir pris à tâche de justifier le Napolitain que Gerolamo met toujours en scène sur son théâtre de marionnettes. Les yeux semblaient être de verre. Le nez en as de trèfle saillait horriblement. Le nez couvrait d'ailleurs avec pudeur un trou qu'il serait injurieux pour l'homme de nommer une bouche, et où se montraient trois ou quatre défenses blanches douées de mouvement, qui se plaçaient d'elles-mêmes les unes entre les autres. Les oreilles fléchissaient sous leur propre poids, et donnaient à cet homme une bizarre ressemblance avec un chien. Le teint, soupçonné de contenir plusieurs métaux infusés dans le sang par l'ordonnance de quelque Hippocrate, était poussé au noir. Le front pointu, mal caché par des cheveux plats, rares, et qui tombaient comme des filaments de verre soufflé, couronnait par des rugosités rougeâtres une face grimaude. Enfin, quoique maigre et de taille ordinaire, ce monsieur avait les bras longs et les épaules larges ; malgré ces horreurs, et quoique vous lui eussiez donné soixante-dix ans, il ne manquait pas d'une certaine majesté cyclopéenne ; il possédait des manières aristocratiques et dans le regard la sécurité du riche. Pour quiconque aurait eu le
-- Jouerez-vous du violon ce soir, mon cher duc ? dit la femme en détachant l'embrasse et laissant retomber une magnifique portière sur la porte.
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-- Prince, pauvre, jeune et beau, mais c'est un conte de fée !... dit-elle.
La Sicilienne se posa sur le lit avec une grâce qui rappelait le naïf laissez-aller de l'animal, l'abandon de la plante vers le soleil, ou le plaisant mouvement de valse par lequel les rameaux se donnent au vent. En détachant les poignets de sa robe, elle se mit à chanter, non plus avec la voix destinée aux applaudissements de la Fenice, mais d'une voix troublée par le désir. Son chant fut une brise qui apportait au
Voici ce qu'il s'était dit en reprenant ses vêtements : « -- Massimilla, chère fille des Doni chez lesquels la beauté de l'Italie s'est héréditairement conservée, toi qui ne démens pas le portrait de Margherita, l'une des rares toiles entièrement peintes par Raphaël pour sa gloire ! ma belle et sainte maîtresse, ne sera-ce pas te mériter que de me sauver de ce gouffre de fleurs ? serais-je digne de toi si je profanais un
-- M'expliqueras-tu, dit-il en secouant son pied pour le retirer de cette fille, comment tu te trouves dans mon palais ? Comment le pauvre Emilio Memmi...
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Il s'en ouvrit à Clara Tinti.
-- Cher enfant... (elle avait reconnu que le prince était un enfant) cher enfant, lui dit-elle, cet homme qui a cent dix-huit ans à la paroisse du Vice et quarante-sept ans sur les registres de l'Eglise, n'a plus au monde qu'une seule et dernière jouissance par laquelle il sente la vie. Oui, toutes les cordes sont brisées, tout est ruine ou haillon chez lui. L'âme, l'intelligence, le
Vers le matin, le prince Emilio sortit doucement de la chambre et trouva Carmagnola couché en travers de la porte.
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-- Où tu voudras.
Le gondolier devina son maître et le mena par mille détours dans le Canareggio devant la porte d'un merveilleux palais que vous admirerez quand vous irez à Venise ; car aucun étranger n'a manqué de faire arrêter sa gondole à l'aspect de ces fenêtres toutes diverses d'ornement, luttant toutes de fantaisies, à balcons travaillés comme les plus folles dentelles, en voyant les encoignures de ce palais terminées par de longues colonnettes sveltes et tordues, en remarquant ces assises fouillées par un ciseau si capricieux, qu'on ne trouve aucune figure semblable dans les arabesques de chaque pierre. Combien est jolie la porte, et combien mystérieuse est la longue voûte en arcades qui mène à l'escalier ! Et qui n'admirerait ces marches où l'art intelligent a cloué, pour le temps que vivra Venise, un tapis riche comme un tapis de Turquie, mais composé de pierres aux mille couleurs incrustées dans un marbre blanc ! Vous aimerez les délicieuses fantaisies qui parent les berceaux, dorés comme ceux du palais ducal, et qui rampent au-dessus de vous, en sorte que les merveilles de l'art sont sous vos pieds et sur vos têtes. Quelles ombres douces, quel silence, quelle fraîcheur ! Mais quelle gravité dans ce vieux palais, où, pour plaire à Emilio comme à Vendramini, son ami, la duchesse avait rassemblé d'anciens meubles vénitiens, et où des mains habiles avaient restauré les plafonds ! Venise revivait là tout entière. Non seulement le luxe était noble, mais il était instructif. L'archéologue eût retrouvé là les modèles du beau comme le produisit le Moyen age, qui prit ses exemples à Venise. On voyait et les premiers plafonds à planches couvertes de dessins fleuretés en or sur des fonds colorés, ou en couleurs sur un fond d'or, et les plafonds en stucs dorés qui, dans chaque coin, offraient une scène à plusieurs personnages, et dans leur milieu les plus belles fresques ; genre si ruineux que le Louvre n'en possède pas deux, et que le faste de Louis XIV recula devant de telles profusions pour Versailles. Partout le marbre, le bois et les étoffes avaient servi de matière à des
-- Gianbattista ne vous a donc pas rencontré hier ? lui dit-elle.
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-- Hé ! bien, chère idole, que veux-tu ? reprit-elle.
A ces paroles, toute la vie d'Emilio se retira dans son
-- Emilio, quelle lettre as-tu donc jetée dans la lagune.
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-- Reste avec moi toute la journée, nous irons au théâtre ensemble, ne partons pas pour le Frioul, ta présence m'aidera sans doute à supporter celle de Cataneo, reprit-elle.
Quoique ce dût être une continuelle torture d'âme pour l'amant, il consentit avec une joie apparente. Si quelque chose peut donner une idée de ce que ressentiront les damnés en se voyant si indignes de Dieu, n'est-ce pas l'état d'un jeune homme encore pur devant une révérée maîtresse quand il se sent sur les lèvres le goût d'une infidélité, quand il apporte dans le sanctuaire de la divinité chérie l'atmosphère empestée d'une courtisane ? Baader, qui expliquait dans ses leçons les choses célestes par des comparaisons érotiques, avait sans doute remarqué, comme les écrivains catholiques, la grande ressemblance qui existe entre l'amour humain et l'amour du ciel. Ces souffrances répandirent une teinte de mélancolie sur les plaisirs que goûta le Vénitien auprès de sa maîtresse. L'âme d'une femme a d'incroyables aptitudes pour s'harmonier aux sentiments ; elle se colore de la couleur, elle vibre de la note qu'apporte un amant ; la duchesse devint donc songeuse. Les saveurs irritantes qu'allume le sel de la coquetterie sont loin d'activer l'amour autant que cette douce conformité d'émotions. Les efforts de la coquetterie indiquent trop une séparation, et quoique momentanée, elle déplaît ; tandis que ce partage sympathique annonce la constante fusion des âmes. Aussi le pauvre Emilio fut-il attendri par la silencieuse divination qui faisait pleurer la duchesse sur une faute inconnue. Se sentant plus forte en se voyant inattaquée du côté sensuel de l'amour, la duchesse pouvait être caressante ; elle déployait avec hardiesse et confiance son âme angélique, elle la mettait à nu, comme pendant cette nuit diabolique la véhémente Tinti avait montré son corps aux moelleux contours, à la chair souple et drue. Aux yeux d'Emilio, il y avait comme une joute entre l'amour saint de cette âme blanche, et l'amour de la nerveuse et colère Sicilienne. Cette journée fut donc employée en longs regards échangés après de profondes réflexions. Chacun d'eux sondait sa propre tendresse et la trouvait infinie, sécurité qui leur suggérait de douces paroles. La Pudeur, cette divinité qui, dans un moment d'oubli avec l'Amour, enfanta la Coquetterie, n'aurait pas eu besoin de mettre la main sur ses yeux en voyant ces deux amants. Pour toute volupté, pour extrême plaisir, Massimilla tenait la tête d'Emilio sur son sein et se hasardait par moments à imprimer ses lèvres sur les siennes, mais comme un oiseau trempe son bec dans l'eau pure d'une source, en regardant avec timidité s'il est vu. Leur pensée développait ce baiser comme un musicien développe un thème par les modes infinis de la musique, et il produisait en eux des retentissements tumultueux, ondoyants, qui les enfiévraient. Certes, l'idée sera toujours plus violente que le fait ; autrement, le désir serait moins beau que le plaisir, et il est plus puissant, il l'engendre. Aussi étaient-ils pleinement heureux, car la jouissance du bonheur amoindrira toujours le bonheur. Mariés dans le ciel seulement, ces deux amants s'admiraient sous leur forme la plus pure, celle de deux âmes enflammées et conjointes dans la lumière céleste, spectacles radieux pour les yeux qu'a touchés la Foi, fertiles surtout en délices infinies que le pinceau des Raphaël, des Titien, des Murillo a su rendre, et que retrouvent à la vue de leurs compositions ceux qui les ont éprouvées. Les grossiers plaisirs prodigués par la Sicilienne, preuve matérielle de cette angélique union, ne doivent-ils pas être dédaignés par les esprits supérieurs ? Le prince se disait ces belles pensées en se trouvant abattu dans une langueur divine sur la fraîche, blanche et souple poitrine de Massimilla, sous les tièdes rayons de ses yeux à longs cils brillants, et il se perdait dans l'infini de ce libertinage idéal. En ces moments, Massimilla devenait une de ces vierges célestes entrevues dans les rêves, que le chant du coq fait disparaître, mais que vous reconnaissez au sein de leur sphère lumineuse dans quelques
Le soir les deux amants se rendirent au théâtre. Ainsi va la vie italienne : le matin l'amour, le soir la musique, la nuit le sommeil. Combien cette existence est préférable à celle des pays où chacun emploie ses poumons et ses forces à politiquer, sans plus pouvoir changer à soi seul la marche des choses qu'un grain de sable ne peut faire la poussière. La liberté, dans ces singuliers pays, consiste à disputailler sur la chose publique, à se garder soi-même, se dissiper en mille occupations patriotiques plus sottes les unes que les autres, en ce qu'elles dérogent au noble et saint égoïsme qui engendre toutes les grandes choses humaines. A Venise, au contraire, l'amour et ses mille liens, une douce occupation des joies réelles prend et enveloppe le temps. Dans ce pays l'amour est chose si naturelle que la duchesse était regardée comme une femme extraordinaire, car chacun avait la conviction de sa pureté, malgré la violence de la passion d'Emilio. Aussi les femmes plaignaient-elles sincèrement ce pauvre jeune homme qui passait pour victime de la sainteté de celle qu'il aimait. Personne n'osait d'ailleurs blâmer la duchesse : la religion est une puissance aussi vénérée que l'amour. Tous les soirs, au théâtre, la loge de la Cataneo était lorgnée la première, et chaque femme disait à son ami, en montrant la duchesse et son amant : -- Où en sont-ils ?
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-- Pourquoi donc n'a-t-il pas l'air heureux ?
La duchesse répondait par un petit mouvement d'épaule. Nous ne concevrions pas, dans la France comme nous l'a faite la manie des
L'ouverture d'une saison est un événement à Venise comme dans toutes les autres capitales de l'Italie ; aussi la Fenice était-elle pleine ce soir-là.
Les cinq heures de nuit que l'on passe au théâtre jouent un si grand rôle dans la vie italienne, qu'il n'est pas inutile d'expliquer les habitudes créées par cette manière d'employer le temps. En Italie, les loges diffèrent de celles des autres pays, en ce sens que partout ailleurs les femmes veulent être vues, et que les Italiennes se soucient fort peu de se donner en spectacle. Leurs loges forment un carré long également coupé en biais et sur le théâtre et sur le corridor. A droite et à gauche sont deux canapés, à l'extrémité desquels se trouvent deux fauteuils, l'un pour la maîtresse de la loge, l'autre pour sa compagne, quand elle en amène une. Ce cas est assez rare. Chaque femme est trop occupée chez elle pour faire des visites ou pour aimer à en recevoir ; aucune d'ailleurs ne se soucie de se procurer une rivale. Ainsi, une Italienne règne presque toujours sans partage dans sa loge : là, les mères ne sont point esclaves de leurs filles, les filles ne sont point embarrassées de leurs mères ; en sorte que les femmes n'ont avec elles ni enfants ni parents qui les censurent, les espionnent, les ennuient ou se jettent au travers de leurs conversations. Sur le devant, toutes les loges sont drapées en soie d'une couleur et d'une façon uniformes. De cette draperie pendent des rideaux de même couleur qui restent fermés quand la famille à laquelle la loge appartient est en deuil. A quelques exceptions près, et à Milan seulement, les loges ne sont point éclairées intérieurement ; elles ne tirent leur jour que de la scène ou d'un lustre peu lumineux, que, malgré de vives protestations, quelques villes ont laissé mettre dans la salle ; mais, à la faveur des rideaux, elles sont encore assez obscures, et, par la manière dont elles sont disposées, le fond est assez ténébreux pour qu'il soit très-difficile de savoir ce qui s'y passe. Ces loges, qui peuvent contenir environ huit à dix personnes, sont tendues en riches étoffes de soie, les plafonds sont agréablement peints et allégis par des couleurs claires, enfin les boiseries sont dorées. On y prend des glaces et des sorbets, on y croque des sucreries, car il n'y a plus que les gens de la classe moyenne qui y mangent. Chaque loge est une propriété immobilière d'un haut prix, il en est d'une valeur de trente mille livres ; à Milan, la famille Litta en possède trois qui se suivent. Ces faits indiquent la haute importance attachée à ce détail de la vie oisive. La causerie est souveraine absolue dans cet espace, qu'un des écrivains les plus ingénieux de ce temps, et l'un de ceux qui ont le mieux observé l'Italie, Stendhal, a nommé un petit salon dont la fenêtre donne sur un parterre. En effet, la musique et les enchantements de la scène sont purement accessoires, le grand intérêt est dans les conversations qui s'y tiennent, dans les grandes petites affaires de
Les hommes admis dans la loge se mettent les uns après les autres, dans l'ordre de leur arrivée, sur l'un ou l'autre sofa. Le premier venu se trouve naturellement auprès de la maîtresse de la loge ; mais quand les deux sofas sont occupés, s'il arrive une nouvelle visite, le plus ancien brise la conversation, se lève et s'en va. Chacun avance alors d'une place, et passe à son tour auprès de la souveraine. Ces causeries futiles, ces entretiens sérieux, cet élégant badinage de la vie italienne, ne sauraient avoir lieu sans un laissez-aller général. Aussi les femmes sont-elles libres d'être ou de n'être pas parées, elles sont si bien chez elle qu'un étranger admis dans leur loge peut les aller voir le lendemain dans leur maison. Le voyageur ne comprend pas de prime abord cette vie de spirituelle oisiveté, ce dolce far niente embelli par la musique. Un long séjour, une habile observation, peuvent seuls révéler à un étranger le sens de la vie italienne qui ressemble au ciel pur du pays, et où le riche ne veut pas un nuage. Le noble se soucie peu du maniement de sa fortune ; il laisse l'administration de ses biens à des intendants (ragionati) qui le volent et le ruinent ; il n'a pas l'élément politique qui l'ennuierait bientôt, il vit donc uniquement par la passion, et il en remplit ses heures. De là, le besoin qu'éprouvent l'ami et l'amie d'être toujours en présence pour se satisfaire ou pour se garder, car le grand secret de cette vie est l'amant tenu sous le regard pendant cinq heures par une femme qui l'a occupé durant la matinée. Les
La loge de la duchesse était au rez-de-chaussée, qui s'appelle à Venise pepiano ; elle s'y plaçait toujours de manière à recevoir la lueur de la rampe, en sorte que sa belle tête, doucement éclairée, se détachait bien sur le clair-obscur. La Florentine attirait le regard par son front volumineux d'un blanc de neige, et couronné de ses nattes de cheveux noirs qui lui donnaient un air vraiment royal, par la finesse calme de ses traits qui rappelaient la tendre noblesse des têtes d'Andrea del Sarto, par la coupe de son visage et l'encadrement des yeux, par ses yeux de velours qui communiquaient le ravissement de la femme rêvant au bonheur, pure encore dans l'amour, à la fois majestueuse et jolie.
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-- Inutiles ! s'écria le médecin.
-- Hé ! monsieur, reprit la duchesse, que trouve-t-on dans un livre qui soit meilleur que ce que nous avons au
-- Je ne vois pas qu'un peuple soit fou de vouloir être son maître, dit le médecin,
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-- Ainsi, vous n'êtes pas libérale ? dit-il.
-- Dieu m'en préserve ! fit-elle. Je ne sais rien de plus mauvais goût pour une femme que d'avoir une semblable opinion. Aimeriez-vous une femme qui porterait l'Humanité dans son
-- Les personnes qui aiment sont naturellement aristocrates, dit en souriant le général autrichien.
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En ce moment, le général sortit. Vendramin, le prince et deux autres Italiens échangèrent alors un regard et un sourire en se montrant le médecin français. Chose rare chez un Français, il douta de lui-même en croyant avoir dit ou fait une incongruité, mais il eut bientôt le mot de l'énigme.
-- Croyez-vous, lui dit Emilio, que nous serions prudents en parlant à
-- Vous êtes dans un pays esclave, dit la duchesse d'un son de voix et avec une attitude de tête qui lui rendirent tout à coup l'expression que lui déniait naguère le médecin. -- Vendramin, dit-elle en parlant de manière à n'être entendue que de l'étranger, s'est mis à fumer de l'opium, maudite inspiration due à un Anglais qui, par d'autres raisons que les siennes, cherchait une mort voluptueuse ; non cette mort vulgaire à laquelle vous avez donné la forme d'un squelette, mais la mort parée des chiffons que vous nommez en France des drapeaux, et qui est une jeune fille couronnée de fleurs ou de lauriers ; elle arrive au sein d'un nuage de poudre, portée sur le vent d'un boulet, ou couchée sur un lit entre deux courtisanes ; elle s'élève encore de la fumée d'un bol de punch, ou des lutines vapeurs du diamant qui n'est encore qu'à l'état de charbon. Quand Vendramin le veut, pour trois livres autrichiennes, il se fait général vénitien, il monte les galères de la république, et va conquérir les coupoles dorées de Constantinople ; il se roule alors sur les divans du sérail, au milieu des femmes du sultan devenu le serviteur de sa Venise triomphante. Puis il revient, rapportant pour restaurer son palais les dépouilles de l'empire turc. Il passe des femmes de l'Orient aux intrigues doublement masquées de ses chères Vénitiennes, en redoutant les effets d'une jalousie qui n'existe plus. Pour trois swansiks, il se transporte au conseil des Dix, il en exerce la terrible judicature, s'occupe des plus graves affaires, et sort du palais ducal pour aller dans une gondole se coucher sous deux yeux de flamme, ou pour aller escalader un balcon auquel une main blanche a suspendu l'échelle de soie ; il aime une femme à qui l'opium donne une poésie que nous autres femmes de chair et d'os ne pouvons lui offrir. Tout à coup, en se retournant, il se trouve face à face avec le terrible visage du sénateur armé d'un poignard ; il entend le poignard glissant dans le
-- Quel opéra qu'une cervelle d'homme, quel abîme peu compris, par ceux mêmes qui en ont fait le tour, comme Gall, s'écria le médecin.
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-- Pauvre Italie ! elle est à mes yeux comme une belle femme à qui la France devrait servir de défenseur, en la prenant pour maîtresse, s'écria le médecin.
-- Vous ne sauriez pas nous aimer à notre fantaisie, dit la duchesse en souriant. Nous voulons être libres, mais la liberté que je veux n'est pas votre ignoble et bourgeois libéralisme qui tuerait les Arts. Je veux, dit-elle d'un son de voix qui fit tressaillir toute la loge, c'est-à-dire, je voudrais que chaque république italienne renaquît avec ses nobles, avec son peuple et ses libertés spéciales pour chaque caste. Je voudrais les anciennes républiques aristocratiques avec leurs luttes intestines, avec leurs rivalités qui produisirent les plus belles
-- Les républiques suisses, dit le médecin, étaient de bonnes femmes de ménage occupées de leurs petites affaires, et qui n'avaient rien à s'envier ; tandis que vos républiques étaient des souveraines orgueilleuses qui se sont vendues pour ne pas saluer leurs voisines ; elles sont tombées trop bas pour jamais se relever. Les Guelfes triomphent !
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-- Il n'y a que la musique pour exprimer l'amour, dit la duchesse émue par ce chant de deux rossignols heureux.
Une larme mouilla les yeux d'Emilio, Massimilla, sublime de la beauté qui reluit dans la sainte Cécile de Raphaël, lui pressait la main, leurs genoux se touchaient, elle avait comme un baiser en fleur sur les lèvres. Le prince voyait sur les joues éclatantes de sa maîtresse un flamboiement joyeux pareil à celui qui s'élève par un jour d'été au-dessus des moissons dorées, il avait le
-- Carino, dit-elle à l'oreille d'Emilio, n'es-tu pas au-dessus des expressions amoureuses autant que la cause est supérieure à l'effet ?
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C'était Capraja, le noble de qui la duchesse avait dit quelques mots au médecin français. Ce Vénitien appartenait à cette classe de rêveurs qui devinent tout par la puissance de leur pensée. Théoricien fantasque, il se souciait autant de renommée que d'une pipe cassée. Sa vie était en harmonie avec ses opinions. Capraja se montrait sous les procuraties vers dix heures du matin, sans qu'on sût d'où il vînt, il flânait dans Venise et s'y promenait en fumant des cigares. Il allait régulièrement à la Fenice, s'asseyait au parterre, et dans les entr'actes venait à Florian, où il prenait trois ou quatre tasses de café par jour ; le reste de sa soirée s'achevait dans ce salon, qu'il quittait vers deux heures du matin. Douze cents francs satisfaisaient à tous ses besoins, il ne faisait qu'un seul repas chez un pâtissier de la Merceria qui lui tenait son dîner prêt à une certaine heure sur une petite table au fond de sa boutique ; la fille du pâtissier lui accommodait elle-même des huîtres farcies, l'approvisionnait de cigares, et avait soin de son argent. D'après son conseil, cette pâtissière, quoique très-belle, n'écoutait aucun amoureux, vivait sagement, et conservait l'ancien costume des Vénitiennes. Cette Vénitienne pur-sang avait douze ans quand Capraja s'y intéressa, et vingt-six ans quand il mourut ; elle l'aimait beaucoup, quoiqu'il ne lui eût jamais baisé la main, ni le front, et qu'elle ignorât complétement les intentions de ce pauvre vieux noble. Cette fille avait fini par prendre sur le patricien l'empire absolu d'une mère sur son enfant : elle l'avertissait de changer de linge ; le lendemain, Capraja venait sans chemise, elle lui en donnait une blanche qu'il emportait et mettait le jour suivant. Il ne regardait jamais une femme, soit au théâtre, soit en se promenant. Quoique issu d'une vieille famille patricienne, sa noblesse ne lui paraissait pas valoir une parole ; le soir après minuit, il se réveillait de son apathie, causait et montrait qu'il avait tout observé, tout écouté. Ce Diogène passif et incapable d'expliquer sa doctrine, moitié Turc, moitié Vénitien, était gros, court et gras ; il avait le nez pointu d'un doge, le regard satirique d'un inquisiteur, une bouche prudente quoique rieuse. A sa mort, on apprit qu'il demeurait, proche San-Benedetto, dans un bouge. Riche de deux millions dans les fonds publics de l'Europe, il en laissa les intérêts dus depuis le placement primitif fait en 1814, ce qui produisait une somme énorme tant par l'augmentation du capital que par l'accumulation des intérêts. Cette fortune fut léguée à la jeune pâtissière.
-- Genovese, disait-il, ira fort loin. Je ne sais s'il comprend la destination de la musique ou s'il agit par instinct, mais voici le premier chanteur qui m'ait satisfait. Je ne mourrai donc pas sans avoir entendu des roulades exécutées comme j'en ai souvent écouté dans certains songes au réveil desquels il me semblait voir voltiger les sons dans les airs. La roulade est la plus haute expression de l'art, c'est l'arabesque qui orne le plus bel appartement du logis : un peu moins, il n'y a rien ; un peu plus, tout est confus. Chargée de réveiller dans votre âme mille idées endormies, elle s'élance, elle traverse l'espace en semant dans l'air ses germes qui, ramassés par les oreilles, fleurissent au fond du
-- Vous vous trompez, caro Capraja, dit le duc. Il existe en musique un pouvoir plus magique que celui de la roulade.
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-- L'accord de deux voix ou d'une voix et du violon, l'instrument dont l'effet se rapproche le plus de la voix humaine, répondit le duc. Cet accord parfait nous mène plus avant dans le centre de la vie sur le fleuve d'éléments qui ranime les voluptés et qui porte l'homme au milieu de la sphère lumineuse où sa pensée peut convoquer le monde entier. Il te faut encore un thème, Capraja, mais à moi le principe pur suffit ; tu veux que l'eau passe par les mille canaux du machiniste pour retomber en gerbes éblouissantes ; tandis que je me contente d'une eau calme et pure, mon oeil parcourt une mer sans rides, je sais embrasser l'infini !
-- Tais-toi, Cataneo, dit orgueilleusement Capraja. Comment, ne vois-tu pas la fée qui, dans sa course agile à travers une lumineuse atmosphère, y rassemble, avec le fil d'or de l'harmonie, les mélodieux trésors qu'elle nous jette en souriant ? N'as-tu jamais senti le coup de baguette magique avec laquelle elle dit à la Curiosité : Lève-toi ! La déesse se dresse radieuse du fond des abîmes du cerveau, elle court à ses cases merveilleuses, les effleure comme un organiste frappe ses touches. Soudain s'élancent les Souvenirs ; ils apportent les roses du passé, conservées divinement et toujours fraîches. Notre jeune maîtresse revient et caresse de ses mains blanches des cheveux de jeune homme ; le
-- Et toi, répondit Cataneo, n'as-tu donc jamais vu la lueur directe d'une étoile t'ouvrir les abîmes supérieurs, et n'as-tu jamais monté sur ce rayon qui vous emporte dans le ciel au milieu des principes qui meuvent les mondes ?
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-- Et celle de la Tinti s'attaque au sang, répondit le duc.
-- Quelle paraphrase de l'amour heureux dans cette cavatine ! reprit Capraja. Ah ! il était jeune, Rossini, quand il écrivit ce thème pour le plaisir qui bouillonne ! Mon
-- Demain, mon vieil ami, répondit le duc, tu monteras sur le dos d'un cygne éblouissant qui te montrera la plus riche terre, tu verras le printemps comme le voient les enfants. Ton
Chacun laissa causer le duc et Capraja, ne voulant pas être la dupe d'une mystification ; Vendramin seul et le médecin français les écoutèrent pendant quelques instants. Le fumeur d'opium entendait cette poésie, il avait la clef du palais où se promenaient ces deux imaginations voluptueuses. Le médecin cherchait à comprendre et comprit ; car il appartenait à cette pléiade de beaux génies de l'Ecole de Paris, d'où le vrai médecin sort aussi profond métaphysicien que puissant analyste.
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-- Mais quel singulier système Capraja voulait-il expliquer à Cataneo ? demanda le prince. Toi qui comprends tout, l'as-tu compris ?
-- Oui, dit Vendramin. Capraja s'est lié avec un musicien de Crémone, logé au palais Capello, lequel musicien croit que les sons rencontrent en nous-mêmes une substance analogue à celle qui engendre les phénomènes de la lumière, et qui chez nous produit les idées. Selon lui, l'homme a des touches intérieures que les sons affectent, et qui correspondent à nos centres nerveux d'où s'élancent nos sensations et nos idées ! Capraja, qui voit dans les arts la collection des moyens par lesquels l'homme peut mettre en lui-même la nature extérieure d'accord avec une merveilleuse nature, qu'il nomme la vie intérieure, a partagé les idées de ce facteur d'instruments qui fait en ce moment un opéra. Imagine une création sublime où les merveilles de la création visible sont reproduites avec un grandiose, une légèreté, une rapidité, une étendue incommensurables, où les sensations sont infinies, et où peuvent pénétrer certaines organisations privilégiées qui possèdent une divine puissance, tu auras alors une idée des jouissances extatiques dont parlaient Cataneo et Capraja, poètes pour eux seuls. Mais aussi, dès que, dans les choses de la nature morale, un homme vient à dépasser la sphère où s'enfantent les
-- Tu viens d'expliquer mon amour pour la Massimilla, dit Emilio. Cher, il est en moi-même une puissance qui se réveille au feu de ses regards, à son moindre contact, et me jette en un monde de lumière où se développent des effets dont je n'osais te parler. Il m'a souvent semblé que le tissu délicat de sa peau empreignît des fleurs sur la mienne quand sa main se pose sur ma main. Ses paroles répondent en moi à ces touches intérieures dont tu parles. Le désir soulève mon crâne en y remuant ce monde invisible au lieu de soulever mon corps inerte ; et l'air devient alors rouge et pétille, des parfums inconnus et d'une force inexprimable détendent mes nerfs, des roses me tapissent les parois de la tête, et il me semble que mon sang s'écoule par toutes mes artères ouvertes, tant ma langueur est complète.
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Ramenée par cette demande à ses obligations de maîtresse de loge, la duchesse essaya de chasser les nuages qui pesaient sur son front, et répondit en saisissant avec empressement un sujet de conversation où elle pût déverser son irritation intérieure.
-- Ce n'est pas un opéra, monsieur, répondit-elle, mais un oratorio,
Elle se pencha vers le médecin afin de pouvoir lui parler et de n'être entendue que de lui.
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-- Moïse est le libérateur d'un peuple esclave ! lui dit-elle, souvenez-vous de cette pensée, et vous verrez avec quel religieux espoir la Fenice tout entière écoutera la prière des Hébreux délivrés, et par quel tonnerre d'applaudissements elle y répondra !
Emilio se jeta dans le fond de la loge au moment où le chef d'orchestre leva son archet. La duchesse indiqua du doigt au médecin la place abandonnée par le prince pour qu'il la prît. Mais le Français était plus intrigué de connaître ce qui s'était passé entre les deux amants que d'entrer dans le palais musical élevé par l'homme que l'Italie entière applaudissait alors, car alors Rossini triomphait dans son propre pays. Le Français observa la duchesse, qui parla sous l'empire d'une agitation nerveuse et lui rappela la Niobé qu'il venait d'admirer à Florence : même noblesse dans la douleur, même impassibilité physique ; cependant l'âme jetait un reflet dans le chaud coloris de son teint, et ses yeux, où s'éteignit la langueur sous une expression fière, séchaient leurs larmes par un feu violent. Ses douleurs contenues se calmaient quand elle regardait Emilio, qui la tenait sous un regard fixe. Certes, il était facile de voir qu'elle voulait attendrir un désespoir farouche. La situation de son
Quand l'orchestre eut fait entendre les trois accords en ut majeur que le maître a placés en tête de son
-- Comme ces trois accords vous glacent ! dit-elle. On s'attend à de la douleur. Ecoutez attentivement cette introduction, qui a pour sujet la terrible élégie d'un peuple frappé par la main de Dieu. Quels gémissements ! Le roi, la reine, leur fils aîné, les grands, tout le peuple soupire ; ils sont atteints dans leur orgueil, dans leurs conquêtes, arrêtés dans leur avidité. Cher Rossini, tu as bien fait de jeter cet os à ronger aux tedeschi, qui nous refusaient le don de l'harmonie et la science ! Vous allez entendre la sinistre mélodie que le maître a fait rendre à cette profonde composition harmonique, comparable à ce que les Allemands ont de plus compliqué, mais d'où il ne résulte ni fatigue ni ennui pour nos âmes. Vous autres Français, qui avez accompli naguère la plus sanglante des révolutions, chez qui l'aristocratie fut écrasée sous la patte du lion populaire, le jour où cet oratorio sera exécuté chez vous, vous comprendrez cette magnifique plainte des victimes d'un Dieu qui venge son peuple. Un Italien pouvait seul écrire ce thème fécond, inépuisable et tout dantesque. Croyez-vous que ce ne soit rien que de rêver la vengeance pendant un moment ? Vieux maîtres allemands, Haendel, Sébastien Bach, et toi-même Beethoven, à genoux, voici la reine des arts, voici l'Italie triomphante !
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Moïse agita sa baguette, le jour parut.
-- Ici, monsieur, la musique ne lutte-t-elle pas avec le soleil dont elle a emprunté l'éclat, avec la nature entière dont elle rend les phénomènes dans les plus légers détails ? reprit la duchesse à voix basse. Ici, l'art atteint à son apogée, aucun musicien n'ira plus loin. Entendez-vous l'Egypte se réveillant après ce long engourdissement ? Le bonheur se glisse partout avec le jour. Dans quelle
Le médecin, surpris par ce contraste, un des plus magnifiques de la musique moderne, battit des mains, emporté par son admiration.
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-- Bravo la Doni ! fit Vendramin qui avait écouté.
-- L'introduction est finie, reprit la duchesse. Vous venez d'éprouver une sensation violente, dit-elle au médecin ; le
-- C'est vrai, dit le Français.
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(Que des cris d'allégresse retentissent autour de nous, l'astre de la paix répand pour nous sa clarté.)
-- Avec quel art le compositeur n'a-t-il pas construit ce morceau ?... reprit-elle après une pause pendant laquelle elle attendit une réponse, il l'a commencé par un solo de cor d'une suavité divine, soutenu par des arpèges de harpes, car les premières voix qui s'élèvent dans ce grand concert sont celles de Moïse et d'Aaron qui remercient le vrai Dieu ; leur chant doux et grave rappelle les idées sublimes de l'invocation et s'unit néanmoins à la joie du peuple profane. Cette transition a quelque chose de céleste et de terrestre à la fois que le génie seul sait trouver, et qui donne à l'andante du quintetto une couleur que je comparerais à celle que Titien met autour de ses personnages divins. Avez-vous remarqué le ravissant enchâssement des voix ? Par quelles habiles entrées le compositeur ne les a-t-il pas groupées sur les charmants motifs chantés par l'orchestre ?Avec quelle science il a préparé les fêtes de son allégro. N'avez-vous pas entrevu les
-- Oui, cela ferait un charmant air de contredanse ! dit le médecin.
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-- Vous ai-je fâchée ? dit le médecin à la duchesse, j'en serais au désespoir. Votre parole est comme une baguette magique, elle ouvre des cases dans mon cerveau et en fait sortir des idées nouvelles, animées par ces chants sublimes.
-- Non, dit-elle. Vous avez loué notre grand musicien à votre manière. Rossini réussira chez vous, je le vois, par ses côtés spirituels et sensuels. Espérons en quelques âmes nobles et amoureuses de l'idéal qui doivent se trouver dans votre fécond pays et qui apprécieront l'élévation, le grandiose d'une telle musique. Ah ! voici le fameux duo entre Elcia et Osiride, reprit-elle en profitant du temps que lui donna la triple salve d'applaudissements par laquelle le parterre salua la Tinti qui faisait sa première entrée. Si la Tinti a bien compris le rôle d'Elcia, vous allez entendre les chants sublimes d'une femme à la fois déchirée par l'amour de la patrie et par un amour pour un de ses oppresseurs, tandis qu'Osiride, possédé d'une passion frénétique pour sa belle conquête, s'efforce de la conserver. L'opéra repose autant sur cette grande idée, que sur la résistance des Pharaons à la puissance de Dieu et de la liberté, vous devez vous y associer sous peine de ne rien comprendre à cette
Ah ! se puoi cosi lasciarmi.
(Si tu as le courage de me quitter, brise-moi le
d'Osiride, et dans la réponse d'Elcia :
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(Pourquoi me tourmenter ainsi, quand ma douleur est affreuse ?)
-- Non, deux
La duchesse eut ses yeux mouillés en entendant le magnifique motif qui domine en effet l'opéra.
-- Dov'è mai quel core amante (Quel
-- Genovese brame comme un cerf, dit le prince.
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Le médecin regarda tour à tour et attentivement le prince et la duchesse, sans pouvoir deviner la raison qui les séparait et qui avait rendu ce duo déchirant pour eux. Massimilla baissa la voix et s'approcha de l'oreille du médecin.
-- Vous allez entendre une magnifique chose, la conspiration du Pharaon contre les Hébreux. L'air majestueux de A rispettar mi apprenda (qu'il apprenne à me respecter) est le triomphe de Carthagenova qui va vous rendre à merveille l'orgueil blessé, la duplicité des cours. Le trône va parler : les concessions faites, il les retire, il arme sa colère. Pharaon va se dresser sur ses pieds pour s'élancer sur une proie qui lui échappe. Jamais Rossini n'a rien écrit d'un si beau caractère, ni qui soit empreint d'une si abondante, d'une si forte verve ! C'est une
Les applaudissements de toute la salle couronnèrent cette belle conception, qui fut admirablement rendue par le chanteur et surtout bien comprise par les Vénitiens.
-- Voici le finale, reprit la duchesse. Vous entendez de nouveau cette marche inspirée par le bonheur de la délivrance, et par la foi en Dieu qui permet à tout un peuple de s'enfoncer joyeusement dans le désert ! Quels poumons ne seraient rafraîchis par les élans célestes de ce peuple au sortir de l'esclavage. Ah ! chères et vivantes mélodies ! Gloire au beau génie qui a su rendre tant de sentiments. Il y a je ne sais quoi de guerrier dans cette marche qui dit que ce peuple a pour lui le dieu des armées ! quelle profondeur dans ces chants pleins d'actions de grâce ! Les images de la Bible s'émeuvent dans notre âme, et cette divine scène musicale nous fait assister réellement à l'une des plus grandes scènes d'un monde antique et solennel. La coupe religieuse de certaines parties vocales, la manière dont les voix s'ajoutent les unes aux autres et se groupent, expriment tout ce que nous concevons des saintes merveilles de ce premier âge de l'humanité. Ce beau concert n'est cependant qu'un développement du thème de la marche dans toutes ses conséquences musicales. Ce motif est le principe fécondant pour l'orchestre et les voix, pour le chant et la brillante instrumentation qui l'accompagne. Voici Elcia qui se réunit à la horde et à qui Rossini a fait exprimer des regrets pour nuancer la joie de ce morceau. Ecoutez son duettino avec Aménofi. Jamais amour blessé a-t-il fait entendre de pareils chants ? la grâce des nocturnes y respire, il y a là le deuil secret de l'amour blessé. Quelle mélancolie ! Ah ! le désert sera deus fois désert pour elle ! Enfin voici la lutte terrible de l'Egypte et des Hébreux ! cette allégresse, cette marche, tout est troublé par l'arrivée des Egyptiens. La promulgation des ordres du Pharaon s'accomplit par une idée musicale qui domine le finale, une phrase sourde et grave, il semble qu'on entende le pas des puissantes armées de l'Egypte entourant la phalange sacrée de Dieu, l'enveloppant lentement comme un long serpent d'Afrique enveloppe sa proie. Quelle grâce dans les plaintes de ce peuple abusé ! n'est-il pas un peu plus Italien qu'Hébreu ? Quel mouvement magnifique jusqu'à l'arrivée du Pharaon qui achève de mettre en présence les chefs des deux peuples et toutes les passions du drame. Quel admirable mélange de sentiments dans le sublime ottetto, où la colère de Moïse et celle des deux Pharaons se trouvent aux prises ! quelle lutte de voix et de colères déchaînées ! Jamais sujet plus vaste ne s'était offert à un compositeur. Le fameux finale de Don Juan ne présente après tout qu'un libertin aux prises avec ses victimes qui invoquent la vengeance céleste ; tandis qu'ici la terre et ses puissances essaient de combattre contre Dieu. Deux peuples, l'un faible, l'autre fort, sont en présence. Aussi, comme il avait à sa disposition tous les moyens, Rossini les a-t-il savamment employés. Il a pu sans être ridicule vous exprimer les mouvements d'une tempête furieuse sur laquelle se détachent d'horribles imprécations. Il a procédé par accords plaqués sur un rhythme en trois temps avec une sombre énergie musicale, avec une persistance qui finit par vous gagner. La fureur des Egyptiens surpris par une pluie de feu, les cris de vengeance des Hébreux voulaient des masses savamment calculées ; aussi voyez comme il a fait marcher le développement de l'orchestre avec les
-- Elle a gagné le parterre, dit le Français.
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Le prince répondit par un signe de tête plein d'une horrible mélancolie.
-- Ton amour n'a pas déserté les cimes éthérées où tu planes, reprit Vendramin excité par son opium, il ne s'est pas matérialisé. Ce matin, comme depuis six mois, tu as senti des fleurs déployant leurs calices embaumés sous les voûtes de ton crâne démesurément agrandi. Ton
-- Ton ivresse, cher Vendramin, dit avec calme Emilio, est au-dessous de la réalité. Qui pourrait dépeindre cette langueur purement corporelle où nous plonge l'abus des plaisirs rêvés, et qui laisse à l'âme son éternel désir, à l'esprit ses facultés pures ? Mais je suis las de ce supplice qui m'explique celui de Tantale. Cette nuit est la dernière de mes nuits. Après avoir tenté mon dernier effort, je rendrai son enfant à notre mère, l'Adriatique recevra mon dernier soupir !...
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Le ballet était fini depuis longtemps, le second acte de Mosè commençait, le parterre se montrait très attentif. Le bruit s'était répandu que le duc Cataneo avait sermonné Genovese en lui représentant combien il faisait de tort à Clarina, la diva du jour. On s'attendait à un sublime second acte.
-- Le prince et son père ouvrent la scène, dit la duchesse, ils ont cédé de nouveau, tout en insultant aux Hébreux ; mais ils frémissent de rage. Le père est consolé par le prochain mariage de son fils, et le fils est désolé de cet obstacle qui augmente encore son amour, contrarié de tous côtés. Genovese et Carthagenova chantent admirablement. Vous le voyez, le ténor fait sa paix avec le parterre. Comme il met bien en
-- C'est de la musique sublime ! dit le Français.
-- L'air de la Pace mia smarrita, que va chanter la reine, est un de ces airs de bravoure et de facture auxquels tous les compositeurs sont condamnés et qui nuisent au dessin général du poème, mais leur opéra n'existerait souvent point s'ils ne satisfaisaient l'amour-propre de la prima donna. Néanmoins cette tartine musicale est si largement traitée qu'elle est textuellement exécutée sur tous les théâtres. Elle est si brillante que les cantatrices n'y substituent point leur air favori, comme cela se pratique dans la plupart des opéras. Enfin voici le point brillant de la partition, le duo d'Osiride et d'Elcia dans le souterrain où il veut la cacher pour l'enlever aux Hébreux qui partent, et s'enfuir avec elle de l'Egypte. Les deux amants sont troublés par l'arrivée d'Aaron qui est allé prévenir Amalthée, et nous allons entendre le roi des quatuors : Mi manca la voce, mi sento morire. Ce Mi manca la voce est un de ces chefs-d'
Genovese, qui avait si bien chanté son duo avec Carthagenova, faisait sa propre charge auprès de la Tinti. De grand chanteur, il devenait le plus mauvais de tous les choristes. Il s'éleva le plus effroyable tumulte qui ait oncques troublé les voûtes de la Fenice. Le tumulte ne céda qu'à la voix de la Tinti qui, enragée de l'obstacle apporté par l'entêtement de Genovese, chanta Mi manca la voce, comme nulle cantatrice ne le chantera. L'enthousiasme fut au comble, les spectateurs passèrent de l'indignation et de la furent aux jouissances les plus aiguës.
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La Tinti fut rappelée et reparut seule, elle fut saluée par des acclamations, elle reçut mille baisers que chacun lui envoyait du bout des doigts ; on lui jeta des roses, et une couronne pour laquelle des femmes donnèrent les fleurs de leurs bonnets, presque tous envoyés par les modistes de Paris. On redemanda la cavatine.
-- Avec quelle impatience Capraja, l'amant de la roulade, n'attendait-il pas ce morceau qui ne tire sa valeur que de l'exécution, dit alors la duchesse. Là, Rossini a mis, pour ainsi dire, la bride sur le cou à la fantaisie de la cantatrice. La roulade et l'âme de la cantatrice y sont tout. Avec une voix ou une exécution médiocre, ce ne serait rien. Le gosier doit mettre en
Le Français, stupéfait de cette furie amoureuse de toute une salle pour la cause de ses jouissances, entrevit un peu la véritable Italie ; mais ni la duchesse, ni Vendramin, ni Emilio ne firent la moindre attention à l'ovation de la Tinti qui recommença. La duchesse avait peur de voir son Emilio pour la dernière fois ; quant au prince, devant la duchesse, cette imposante divinité qui l'enlevait au ciel, il ignorait où il se trouvait, il n'entendait pas la voix voluptueuse de celle qui l'avait initié aux voluptés terrestres, car une horrible mélancolie faisait entendre à ses oreilles un concert de voix plaintives accompagnées d'un bruissement semblable à celui d'une pluie abondante. Vendramin, habillé en procurateur, voyait alors la cérémonie du Bucentaure. Le Français, qui avait fini par deviner un étrange et douloureux mystère entre le prince et la duchesse, entassait les plus spirituelles conjectures pour se l'expliquer. La scène avait changé. Au milieu d'une belle décoration représentant le désert et la mer Rouge, les évolutions des Egyptiens et des Hébreux se firent, sans que les pensées auxquelles les quatre personnages de cette loge étaient en proie eussent été troublées. Mais quand les premiers accords des harpes annoncèrent la prière des Hébreux délivrés, le prince et Vendramin se levèrent et s'appuyèrent chacun à l'une des cloisons de la loge, la duchesse mit son coude sur l'appui de velours, et se tint la tête dans sa main gauche.
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-- Il me semble avoir assisté à la libération de l'Italie, pensait un Milanais.
-- Cette musique relève les têtes courbées, et donne de l'espérance aux
-- Ici, dit la duchesse au Français dont l'émotion fut visible, la science a disparu, l'inspiration seule a dicté ce chef-d'
Ce dernier mot fut dit d'un accent qui fit tressaillir le médecin ; et pour arracher la duchesse à son amère pensée, il lui fit, pendant le tumulte excité par les rappels de la Tinti, une de ces querelles auxquelles les Français excellent.
-- Madame, dit-il, en m'expliquant ce chef-d'
-- Dans la langue musicale, répondit la duchesse, peindre, c'est réveiller par des sons certains souvenirs dans notre
Deux larmes que la duchesse essuya en sortant de sa loge disaient assez qu'elle songeait à la Venise qui n'était plus ; aussi Vendramin lui baisa-t-il la main.
La représentation finissait par un concert des malédictions les plus originales, par les sifflets prodigués à Genovese, et par un accès de folie en faveur de la Tinti. Depuis longtemps les Vénitiens n'avaient eu de théâtre plus animé, leur vie était enfin réchauffée par cet antagonisme qui n'a jamais failli en Italie, où la moindre ville a toujours vécu par les intérêts opposés de deux factions : les Gibelins et les Guelfes partout, les Capulets et les Montaigu à Vérone, les Geremeï et les Lomelli à Bologne, les Fieschi et les Doria à Gênes, les patriciens et le peuple, le sénat et les tribuns de la république romaine, les Pazzi et les Medici à Florence, les Sforza et les Visconti à Milan, les Orsini et les Colonna à Rome ; enfin partout et en tous lieux le même mouvement. Dans les rues, il y avait déjà des Genovesiens et des Tintistes. Le prince reconduisit la duchesse, que l'amour d'Osiride avait plus qu'attristée ; elle croyait pour elle-même à quelque catastrophe semblable, et ne pouvait que presser Emilio sur son
-- Songe à ta promesse, lui dit Vendramin, je t'attends sur la place.
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-- Moi, dit le virtuose, moi devenu mauvais chanteur, moi qui égale les plus grands maîtres !
En ce moment, le médecin français, Vendramin, Capraja, Cataneo et Genovese avaient marché jusqu'à la Piazzeta. Il était minuit. Le golfe brillant que dessinent les églises de Saint-Georges et de Saint-Paul au bout de la Giudecca, et le commencement du canal Grande, si glorieusement ouvert par la dogana, et par l'église dédiée à la Maria della Salute, ce magnifique golfe était paisible. La lune éclairait les vaisseaux devant la rive des Esclavons. L'eau de Venise, qui ne subit aucune des agitations de la mer, semblait vivante, tant ses millions de paillettes frissonnaient. Jamais chanteur ne se trouva sur un plus magnifique théâtre. Genovese prit le ciel et la mer à témoin par un mouvement d'emphase ; puis, sans autre accompagnement que le murmure de la mer, il chanta l'air d'ombra adorata, le chef-d'
-- Suis-je un mauvais chanteur ? dit Genovese après avoir terminé l'air.
Tous regrettèrent que l'instrument ne fût pas une chose céleste. Cette musique angélique était donc due à un sentiment d'amour-propre blessé. Le chanteur ne sentait rien, il ne pensait pas plus aux pieux sentiments, aux divines images qu'il soulevait dans les
-- Devinez-vous le sens d'un pareil phénomène ? demanda le médecin à Capraja en désirant faire causer l'homme que la duchesse lui avait signalé comme un profond penseur.
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-- Genovese, excellent quand la Tinti n'est pas là, devient auprès d'elle un âne qui brait, dit le Français.
-- Il obéit à une loi secrète dont la démonstration mathématique sera peut-être donnée par un de vos chimistes, et que le siècle suivant trouvera dans une formule pleine d'X, d'A et de B entremêlés de petites fantaisies algébriques, de barres, de signes et de lignes qui me donnent la colique, en ce que les plus belles inventions de la Mathématique n'ajoutent pas grand'chose à la somme de nos jouissances. Quand un artiste a le malheur d'être plein de la passion qu'il veut exprimer, il ne saurait la peindre, car il est la chose même au lieu d'en être l'image. L'art procède du cerveau et non du
-- Ne devrions-nous pas nous convaincre de ceci par un nouvel essai, demanda le médecin.
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-- Per dio santo, s'écria Capraja, m'expliqueras-tu quelle est la partition que tu lis en ce moment, assassin de Rossini ! Par grâce, dis-nous ce qui se passe en toi, quel démon se débat dans ton gosier.
-- Le démon ? reprit Genovese, dites le dieu de la musique. Mes yeux, comme ceux de sainte Cécile, aperçoivent des anges qui, du doigt, me font suivre une à une les notes de la partition écrite en traits de feu, et j'essaie de lutter avec eux. Per dio, ne me comprenez-vous pas ? le sentiment qui m'anime a passé dans tout mon être ; dans mon
-- Depuis une demi-heure, dit Vendramin.
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-- Etes-vous bonne fille ? lui dit à l'oreille le médecin qui avait la dureté de l'opérateur.
Ce mot entra dans l'entendement de la pauvre fille comme un coup de poignard dans le
-- Il s'agit de sauver la vie à Emilio ! ajouta Vendramin,
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La duchesse était grosse !
Les péris, les ondines, les fées, les sylphides du vieux temps, les muses de la Grèce, les vierges de marbre de la Certosa da Pavia, le Jour et la Nuit de Michel-Ange, les petits anges que Bellini le premier mit au bas des tableaux d'église, et que Raphaël a faits si divinement au bas de la Vierge au donataire, et de la madone qui gèle à Dresde, les délicieuses filles d'Orcagna, dans l'église de San-Michele à Florence, les
Paris, 25 mai 1839.
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