« Les Aventures de Télémaque/Septième livre » : différence entre les versions

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Sommaire de l'édition dite de Versailles (1824) '' - Mentor et Télémaque s'avancent vers le vaisseau phénicien arrêté auprès de l'île de Calypso: ils sont accueillis favorablement par Adoam, frère de Narbal, commandant de ce vaisseau. Adoam, reconnaissant Télémaque, lui promet aussitôt de le conduire à Ithaque. Il lui raconte la mort tragique de Pygmalion, roi de Tyr, et d'Astarbé, son épouse; puis l'élévation de Baléazar, que le tyran son père avait disgracié à la persuasion de cette femme. Télémaque, à son tour, fait le récit de ses aventures depuis son départ de Tyr. Pendant un repas qu'Adoam donne à Télémaque et à Mentor, Achitoas, par les doux accords de sa voix et de sa lyre, assemble autour du vaisseau les Tritons, les Néréides, toutes autres divinités de la mer, et les monstres marins eux-mêmes. Mentor, prenant une lyre, en joue avec tant d'art, qu'Achitoas, jaloux, laisse tomber la sienne de dépit. Adoam raconte ensuite les merveilles de la ''
Bétique'' . Il décrit la douce température de l'air et toutes les richesses de ce pays, dont les peuples mènent la vie la plus heureuse dans une parfaite simplicité de moeursmœurs.''
 
Le vaisseau qui était arrêté, et vers lequel ils s'avançaient, était un vaisseau phénicien, qui allait dans l'Epire. Ces Phéniciens avaient vu Télémaque au voyage d'Egypte; mais ils n'avaient garde de le reconnaître au milieu des flots. Quand Mentor fut assez près du vaisseau pour faire entendre sa voix, il s'écria d'une voix forte, en élevant sa tête au-dessus de l'eau:
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"Je vais - lui dit-il - regardant Télémaque, satisfaire votre curiosité. Pygmalion n'est plus: les justes dieux en ont délivré la terre. Comme il ne se fiait à personne, personne ne pouvait se fier à lui. Les bons se contentaient de gémir et de fuir ses cruautés, sans pouvoir se résoudre à lui faire aucun mal; les méchants ne croyaient pouvoir assurer leurs vies qu'en finissant la sienne; il n'y avait point de Tyrien qui ne fût chaque jour en danger d'être l'objet de ses défiances. Ses gardes mêmes étaient plus exposés que les autres: comme sa vie était entre leurs mains, il les craignait plus que tout le reste des hommes; sur le moindre soupçon, il les sacrifiait à sa sûreté. Ainsi, à force de chercher sa sûreté, il ne pouvait plus la trouver. Ceux qui étaient les dépositaires de sa vie étaient dans un péril continuel par sa défiance, et ils ne pouvaient se tirer d'un état si horrible qu'en prévenant, par la mort du tyran, ses cruels soupçons.
 
L'impie Astarbé, dont vous avez ouï parler si souvent, fut la première à résoudre la perte du roi. Elle aima passionnément un jeune Tyrien fort riche nommé Joazar; elle espéra de le mettre sur le trône. Pour réussir dans ce dessein, elle persuada au roi que l'aîné de ses deux fils, nommé Phadaël, impatient de succéder à son père, avait conspiré contre lui: elle trouva de faux témoins pour prouver la conspiration. Le malheureux roi fit mourir son fils innocent. Le second, nommé Baléazar, fut envoyé à Samos, sous prétexte d'apprendre les moeursmœurs et les sciences de la Grèce, mais en effet parce qu'Astarbé fit entendre au roi qu'il fallait l'éloigner, de peur qu'il ne prît des liaisons avec les mécontents. A peine fut-il parti, que ceux qui conduisaient le vaisseau, ayant été corrompus par cette femme cruelle, prirent leurs mesures pour faire naufrage pendant la nuit; ils se sauvèrent en nageant jusqu'à des barques étrangères qui les attendaient, et ils jetèrent le jeune prince au fond de la mer.
 
Cependant les amours d'Astarbé n'étaient ignorées que de Pygmalion, et il s'imaginait qu'elle n'aimerait jamais que lui seul. Ce prince si défiant était ainsi plein d'une aveugle confiance pour cette méchante femme: c'était l'amour qui l'aveuglait jusqu'à cet excès. En même temps l'avarice lui fit chercher des prétextes pour faire mourir Joazar, dont Astarbé était si passionnée: il ne songeait qu'à ravir les richesses de ce jeune homme.
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On força le palais: ces scélérats n'osèrent pas résister longtemps et ne songèrent qu'à s'enfuir. Astarbé, déguisée en esclave, voulut se sauver dans la foule; mais un soldat la reconnut: elle fut prise, et on eut bien de la peine à empêcher qu'elle ne fût déchirée par le peuple en fureur. Déjà on avait commencé à la traîner dans la boue; mais Narbal la tira des mains de la populace.
 
Alors elle demanda à parler à Baléazar, espérant de l'éblouir par ses charmes et de lui faire espérer qu'elle lui découvrirait des secrets importants. Baléazar ne put refuser de l'écouter. D'abord elle montra, avec sa beauté, une douceur et une modestie capable de toucher les coeurscœurs les plus irrités. Elle flatta Baléazar par les louanges les plus délicates et les plus insinuantes; elle lui représenta combien Pygmalion l'avait aimée; elle le conjura par ses cendres d'avoir pitié d'elle; elle invoqua les dieux, comme si elle les eût sincèrement adorés; elle versa des torrents de larmes; elle se jeta aux genoux du nouveau roi: mais ensuite elle n'oublia rien pour lui rendre suspects et odieux tous ses serviteurs les plus affectionnés. Elle accusa Narbal d'être entré dans une conjuration contre Pygmalion et d'avoir essayé de suborner les peuples pour se faire roi au préjudice de Baléazar: elle ajouta qu'il voulait empoisonner ce jeune prince. Elle inventa de semblables calomnies contre tous les autres Tyriens qui aiment la vertu; elle espérait de trouver dans le coeurcœur de Baléazar la même défiance et les mêmes soupçons qu'elle avait vus dans celui du roi son père. Mais Baléazar, ne pouvant plus souffrir la noire malignité de cette femme, l'interrompit et appela des gardes. On la mit en prison; les plus sages vieillards furent commis pour examiner toutes ses actions.
 
On découvrit avec horreur qu'elle avait empoisonné et étouffé Pygmalion; toute la suite de sa vie parut un enchaînement continuel de crimes monstrueux. On allait la condamner au supplice qui est destiné à punir les grands crimes dans la Phénicie: c'est d'être brûlé à petit feu; mais quand elle comprit qu'il ne lui restait plus aucune espérance, elle devint semblable à une Furie sortie de l'enfer; elle avala du poison qu'elle portait toujours sur elle pour se faire mourir, en cas qu'on voulût lui faire souffrir de longs tourments. Ceux qui la gardèrent aperçurent qu'elle souffrait une violente douleur: ils voulurent la secourir; mais elle ne voulut jamais leur répondre, et elle fit signe qu'elle ne voulait aucun soulagement.
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On lui parla des justes dieux, qu'elle avait irrités: au lieu de témoigner la confusion et le repentir que ses fautes méritaient, elle regarda le ciel avec mépris et arrogance, comme pour insulter aux dieux. La rage et l'impiété étaient peintes sur son visage mourant: on ne voyait plus aucun reste de cette beauté qui avait fait le malheur de tant d'hommes. Toutes ses grâces étaient effacées: ses yeux éteints roulaient dans sa tête et jetaient des regards farouches; un mouvement convulsif agitait ses lèvres et tenait sa bouche ouverte d'une horrible grandeur; tout son visage, tiré et rétréci, faisait des grimaces hideuses; une pâleur livide et une froideur mortelle avait saisi tout son corps. Quelquefois elle semblait se ranimer, mais ce n'était que pour pousser des hurlements. Enfin elle expira, laissant remplis d'horreur et d'effroi tous ceux qui la virent. Ses mânes impies descendirent sans doute dans ces tristes lieux où les cruelles Danaïdes puisent éternellement de l'eau dans des vases percés, où Ixion tourne à jamais sa roue, où Tantale, brûlant de soif, ne peut avaler l'eau qui s'enfuit de ses lèvres, où Sisyphe roule inutilement un rocher qui retombe sans cesse, et où Titye sentira éternellement, dans ses entrailles toujours renaissantes, un vautour qui les ronge.
 
Baléazar, délivré de ce monstre, rendit grâces aux dieux par d'innombrables sacrifices. Il a commencé son règne par une conduite tout opposée à celle de Pygmalion. Il s'est appliqué à faire refleurir le commerce, qui languissait tous les jours de plus en plus: il a pris les conseils de Narbal pour les principales affaires, et n'est pourtant point gouverné par lui; car il veut tout voir par lui-même. Il écoute tous les différents avis qu'on veut lui donner et décide ensuite sur ce qui lui paraît le meilleur. Il est aimé des peuples. En possédant les coeurscœurs, il possède plus de trésors que son père n'en avait amassé par son avarice cruelle; car il n'y a aucune famille qui ne lui donnât tout ce qu'elle a de bien, s'il se trouvait dans une pressante nécessité: ainsi, ce qu'il leur laisse est plus à lui que s'il le leur ôtait. Il n'a pas besoin de se précautionner pour la sûreté de sa vie; car il a toujours autour de lui la plus sûre garde, qui est l'amour des peuples. Il n'y a aucun de ses sujets qui ne craigne de le perdre et qui ne hasardât sa propre vie pour conserver celle d'un si bon roi. Il vit heureux, et tout son peuple est heureux avec lui: il craint de charger trop ses peuples; ses peuples craignent de ne lui offrir pas une assez grande partie de leurs biens. Il les laisse dans l'abondance, et cette abondance ne les rend ni indociles ni insolents: car ils sont laborieux, adonnés au commerce, fermes à conserver la pureté des anciennes lois. La Phénicie est remontée au plus haut point de sa grandeur et de sa gloire. C'est à son jeune roi qu'elle doit tant de prospérités.
 
Narbal gouverne sous lui. O Télémaque, s'il vous voyait maintenant, avec quelle joie vous comblerait-il de présents! Quel plaisir serait-ce pour lui de vous renvoyer magnifiquement dans votre patrie! Ne suis-je pas heureux de faire ce qu'il voudrait pouvoir faire lui-même et d'aller dans l'île d'Ithaque mettre sur le trône le fils d'Ulysse, afin qu'il y règne aussi sagement que Baléazar règne à Tyr?"
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Après ces entretiens, Adoam fit servir un magnifique repas, et, pour témoigner une plus grande joie, il rassembla tous les plaisirs dont on pouvait jouir. Pendant le repas, qui fut servi par de jeunes Phéniciens vêtus de blanc et couronnés de fleurs, on brûla les plus exquis parfums de l'Orient. Tous les bancs de rameurs étaient pleins de joueurs de flûte. Achitoas les interrompait de temps en temps par les doux accords de sa voix et de sa lyre, dignes d'être entendus à la table des dieux et de ravir les oreilles d'Apollon même: Les Tritons, les Néréides, toutes les divinités qui obéissent à Neptune, les monstres marins mêmes sortaient de leurs grottes humides et profondes pour venir en foule autour du vaisseau, charmés par cette mélodie. Une troupe de jeunes Phéniciens d'une rare beauté, et vêtus de fin lin plus blanc que la neige, dansèrent longtemps les danses de leurs pays, puis celles d'Egypte et enfin celles de la Grèce. De temps en temps des trompettes faisaient retentir l'onde jusqu'aux rivages éloignés. Le silence de la nuit, le calme de la mer, la lumière tremblante de la lune répandue sur la face des ondes, le sombre azur du ciel semé de brillantes étoiles, servaient à rendre ce spectacle encore plus beau.
 
Télémaque, d'un naturel vif et sensible, goûtait tous ces plaisirs, mais il n'osait y livrer son coeurcœur. Depuis qu'il avait éprouvé avec tant de honte, dans l'île de Calypso, combien la jeunesse est prompte à s'enflammer, tous les plaisirs, même les plus innocents, lui faisaient peur; tout lui était suspect. Il regardait Mentor; il cherchait sur son visage et dans ses yeux ce qu'il devait penser de tous ces plaisirs.
 
Mentor était bien aise de le voir dans cet embarras, et ne faisait pas semblant de le remarquer. Enfin, touché de la modération de Télémaque, il lui dit en souriant:
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Les femmes filent cette belle laine, et en font des étoffes fines d'une merveilleuse blancheur; elles font le pain, apprêtent à manger, et ce travail leur est facile, car on vit en ce pays de fruits ou de lait, et rarement de viande. Elles emploient le cuir de leurs moutons à faire une légère chaussure pour elles, pour leurs maris et pour leurs enfants; elles font des tentes, dont les unes sont de peaux cirées et les autres d'écorce d'arbres; elles font, elles lavent tous les habits de la famille, et tiennent les maisons dans un ordre et une propreté admirable. Leurs habits sont aisés à faire: car, en ce doux climat, on ne porte qu'une pièce d'étoffe fine et légère, qui n'est point taillée, et que chacun met à longs plis autour de son corps pour la modestie, lui donnant la forme qu'il veut.
 
Les hommes n'ont d'autres arts à exercer, outre la culture des terres et la conduite des troupeaux, que l'art de mettre le bois et le fer en oeuvreœuvre; encore même ne se servent-ils guère du fer, excepté pour les instruments nécessaires au labourage. Tous les arts qui regardent l'architecture leur sont inutiles; car ils ne bâtissent jamais de maison. "C'est - disent-ils - s'attacher trop à la terre, que de s'y faire une demeure qui dure beaucoup plus que nous; il suffit de se défendre des injures de l'air." Pour tous les autres arts estimés chez les Grecs, chez les Egyptiens et chez tous les autres peuples bien policés, ils les détestent, comme des inventions de la vanité et de la mollesse."
 
Quand on leur parle des peuples qui ont l'art de faire des bâtiments superbes, des meubles d'or et d'argent, des étoffes ornées de broderies et de pierres précieuses, des parfums exquis, des mets délicieux, des instruments dont l'harmonie charme, ils répondent en ces termes: "Ces peuples sont bien malheureux d'avoir employé tant de travail et d'industrie à se corrompre eux-mêmes! Ce superflu amollit, enivre, tourmente ceux qui le possèdent: il tente ceux qui en sont privés de vouloir l'acquérir par l'injustice et par la violence. Peut-on nommer bien un superflu qui ne sert qu'à rendre les hommes mauvais? Les hommes de ces pays sont-ils plus sains et plus robustes que nous? Vivent-ils plus longtemps? Sont-ils plus unis entre eux? Mènent-ils une vie plus libre, plus tranquille, plus gaie? Au contraire, ils doivent être jaloux les uns des autres, rongés par une lâche et noire envie, toujours agités par l'ambition, par la crainte, par l'avarice, incapables des plaisirs purs et simples, puisqu'ils sont esclaves de tant de fausses nécessités dont ils font dépendre tout leur bonheur."
 
C'est ainsi, continuait Adoam, que parlent ces hommes sages, qui n'ont appris la sagesse qu'en étudiant la simple nature. Ils ont horreur de notre politesse; et il faut avouer que la leur est grande dans leur aimable simplicité. Ils vivent tous ensemble sans partager les terres; chaque famille est gouvernée par son chef, qui en est le véritable roi. Le père de famille est en droit de punir chacun de ses enfants ou petits-enfants qui fait une mauvaise action; mais, avant que de le punir, il prend les avis du reste de la famille. Ces punitions n'arrivent presque jamais; car l'innocence des moeursmœurs, la bonne foi, l'obéissance et l'horreur du vice habitent dans cette heureuse terre. Il semble qu'Astrée, qu'on dit qui est retirée dans le ciel, est encore ici-bas cachée parmi ces hommes. Il ne faut point de juges parmi eux, car leur propre conscience les juge. Tous les biens sont communs: les fruits des arbres, les légumes de la terre, le lait des troupeaux sont des richesses si abondantes, que des peuples si sobres et si modérés n'ont pas besoin de les partager. Chaque famille, errante dans ce beau pays, transporte ses tentes d'un lieu en un autre, quand elle a consumé les fruits et épuisé les pâturages de l'endroit où elle s'était mise. Ainsi, ils n'ont point d'intérêts à soutenir les uns contre les autres, et ils s'aiment tous d'une amour fraternelle que rien ne trouble. C'est le retranchement des vaines richesses et des plaisirs trompeurs qui leur conserve cette paix, cette union et cette liberté. Ils sont tous libres et tous égaux. On ne voit parmi eux aucune distinction que celle qui vient de l'expérience des sages vieillards ou de la sagesse extraordinaire de quelques jeunes hommes qui égalent les vieillards consommés en vertu. La fraude, la violence, le parjure, les procès, les guerres ne font jamais entendre leur voix cruelle et empestée dans ce pays chéri des dieux. Jamais le sang humain n'a rougi cette terre; à peine y voit-on couler celui des agneaux. Quand on parle à ces peuples de batailles sanglantes, des rapides conquêtes, des renversements d'Etats qu'on voit dans les autres nations, ils ne peuvent assez s'étonner. "Quoi! disent-ils, les hommes ne sont-ils pas assez mortels, sans se donner encore les uns aux autres une mort précipitée? La vie est si courte! Et il semble qu'elle leur paraisse trop longue! Sont-ils sur la terre pour se déchirer les uns les autres et pour se rendre mutuellement malheureux?"
 
Au reste, ces peuples de la Bétique ne peuvent comprendre qu'on admire tant les conquérants qui subjuguent les grands empires. "Quelle folie - disent-ils - de mettre son bonheur à gouverner les autres hommes, dont le gouvernement donne tant de peine, si on veut les gouverner avec raison et suivant la justice! Mais pourquoi prendre plaisir à les gouverner malgré eux? C'est tout ce qu'un homme sage peut faire, que de vouloir s'assujettir à gouverner un peuple docile dont les dieux l'ont chargé, ou un peuple qui le prie d'être comme son père et son pasteur. Mais gouverner les peuples contre leur volonté, c'est se rendre très misérable, pour avoir le faux honneur de les tenir dans l'esclavage. Un conquérant est un homme que les dieux, irrités contre le genre humain, ont donné à la terre dans leur colère, pour ravager les royaumes, pour répandre partout l'effroi, la misère, le désespoir, et pour faire autant d'esclaves qu'il y a d'hommes libres. Un homme qui cherche la gloire ne la trouve-t-il pas assez en conduisant avec sagesse ce que les dieux ont mis dans ses mains! Croit-il ne pouvoir mériter des louanges qu'en devenant violent, injuste, hautain, usurpateur, tyrannique sur tous ses voisins? Il ne faut jamais songer à la guerre que pour défendre sa liberté. Heureux celui qui, n'étant point esclave d'autrui, n'a point la folle ambition de faire d'autrui son esclave! Ces grands conquérants, qu'on nous dépeint avec tant de gloire, ressemblent à ces fleuves débordés qui paraissent majestueux, mais qui ravagent toutes les fertiles campagnes qu'ils devraient seulement arroser."
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- Ces peuples - lui dit-il - boivent-ils du vin?
 
- Ils n'ont garde d'en boire - reprit Adoam - car ils n'ont jamais voulu en faire. Ce n'est pas qu'ils manquent de raisins: aucune terre n'en porte de plus délicieux; mais ils se contentent de manger le raisin comme les autres fruits, et ils craignent le vin comme le corrupteur des hommes. "C'est une espèce de poison - disent-ils - qui met en fureur; il ne fait pas mourir l'homme, mais il le rend bête. Les hommes peuvent conserver leur santé et leur force sans vin; avec le vin, ils courent risque de ruiner leur santé et de perdre les bonnes moeursmœurs."
 
Télémaque disait ensuite:
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- Je voudrais bien savoir quelles lois règlent les mariages dans cette nation.
 
- Chaque homme - répondit Adoam - ne peut avoir qu'une femme, et il faut qu'il la garde tant qu'elle vit. L'honneur des hommes, en ce pays, dépend autant de leur fidélité à l'égard de leurs femmes, que l'honneur des femmes dépend, chez les autres peuples, de leur fidélité pour leurs maris. Jamais peuple ne fut si honnête, ni si jaloux de la pureté. Les femmes y sont belles et agréables, mais simples, modestes et laborieuses. Les mariages y sont paisibles, féconds, sans tache. Le mari et la femme semblent n'être plus qu'une seule personne en deux corps différents. Le mari et la femme partagent ensemble tous les soins domestiques: le mari règle toutes les affaires du dehors; la femme se renferme dans son ménage; elle soulage son mari; elle paraît n'être faite que pour lui plaire; elle gagne sa confiance et le charme moins par sa beauté que par sa vertu. Ce vrai charme de leur société dure autant que leur vie. La sobriété, la modération et les moeursmœurs pures de ce peuple lui donnent une vie longue et exempte de maladies. On y voit des vieillards de cent et de six vingt ans, qui ont encore de la gaieté et de la vigueur.
 
- Il me reste - ajoutait Télémaque - à savoir comment ils font pour éviter la guerre avec les autres peuples voisins.
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Nous avons souvent voulu leur apprendre la navigation et mener les jeunes hommes de leur pays dans la Phénicie; mais ils n'ont jamais voulu que leurs enfants apprissent à vivre comme nous. "Ils apprendraient - nous disaient-ils - à avoir besoin de toutes les choses qui vous sont devenues nécessaires: ils voudraient les avoir; ils abandonneraient la vertu pour les obtenir par de mauvaises industries. Ils deviendraient comme un homme qui a de bonnes jambes, et qui, perdant l'habitude de marcher, s'accoutume enfin au besoin d'être toujours porté comme un malade." Pour la navigation, ils l'admirent à cause de l'industrie de cet art; mais ils croient que c'est un art pernicieux. "Si ces gens-là - disent-ils - ont suffisamment en leur pays ce qui est nécessaire à la vie, que vont-ils chercher en un autre? Ce qui suffit aux besoins de la nature ne leur suffit-il pas? Ils mériteraient de faire naufrage, puisqu'ils cherchent la mort au milieu des tempêtes, pour assouvir l'avarice des marchands et pour flatter les passions des autres hommes."
 
Télémaque était ravi d'entendre ces discours d'Adoam, et il se réjouissait qu'il y eût encore au monde un peuple qui, suivant la droite nature, fût si sage et si heureux tout ensemble. "O combien ces moeursmœurs - disait-il - sont-elles éloignées des moeursmœurs vaines et ambitieuses des peuples qu'on croit les plus sages! Nous sommes tellement gâtés, qu'à peine pouvons-nous croire que cette simplicité si naturelle puisse être véritable. Nous regardons les moeursmœurs de ce peuple comme une belle fable, et il doit regarder les nôtres comme un songe monstrueux."
 
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