« Les Aventures de Télémaque/Douzième livre » : différence entre les versions

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Cependant Télémaque montrait son courage dans les périls de la guerre. En partant de Salente, il s'appliqua à gagner l'affection des vieux capitaines, dont la réputation et l'expérience étaient au comble. Nestor, qui l'avait déjà vu à Pylos, et qui avait toujours aimé Ulysse, le traitait comme s'il eût été son propre fils. Il lui donnait des instructions qu'il appuyait de divers exemples; il lui racontait toutes les aventures de sa jeunesse, et tout ce qu'il avait vu faire de plus remarquable aux héros de l'âge passé. La mémoire de ce sage vieillard, qui avait vécu trois âges d'hommes, était comme une histoire des anciens temps gravée sur le marbre ou sur l'airain.
 
Philoctète n'eut pas d'abord la même inclination que Nestor pour Télémaque: la haine qu'il avait nourrie si longtemps dans son coeurcœur contre Ulysse l'éloignait de son fils, et il ne pouvait voir qu'avec peine tout ce qu'il semblait que les dieux préparaient en faveur de ce jeune homme, pour le rendre égal aux héros qui avaient renversé la ville de Troie. Mais enfin la modération de Télémaque vainquit tous les ressentiments de Philoctète; il ne put se défendre d'aimer cette vertu douce et modeste. Il prenait souvent Télémaque, et lui disait:
 
Mon fils (car je ne crains plus de vous nommer ainsi), votre père et moi, je l'avoue, nous avons été longtemps ennemis l'un de l'autre: j'avoue même qu'après que nous eûmes fait tomber la superbe ville de Troie, mon coeurcœur n'était point encore apaisé, et, quand je vous ai vu, j'ai senti de la peine à aimer la vertu dans le fils d'Ulysse. Je me le suis souvent reproché. Mais enfin la vertu, quand elle est douce, simple, ingénue et modeste, surmonte tout.
 
Ensuite Philoctète s'engagea insensiblement à lui raconter ce qui avait allumé dans son coeurcœur tant de haine contre Ulysse.
 
"Il faut - dit-il - reprendre mon histoire de plus haut. Je suivais partout le grand Hercule, qui a délivré la terre de tant de monstres et devant qui les autres héros n'étaient que comme sont les faibles roseaux auprès d'un grand chêne, ou comme les moindres oiseaux en présence de l'aigle. Ses malheurs et les miens vinrent d'une passion qui cause tous les désastres les plus affreux, c'est l'amour. Hercule, qui avait vaincu tant de monstres, ne pouvait vaincre cette passion honteuse, et le cruel enfant Cupidon se jouait de lui. Il ne pouvait se ressouvenir sans rougir de honte qu'il avait autrefois oublié sa gloire jusqu'à filer auprès d'Omphale, reine de Lydie, comme le plus lâche et le plus efféminé de tous les hommes, tant il avait été entraîné par un amour aveugle. Cent fois il m'a avoué que cet endroit de sa vie avait terni sa vertu et presque effacé la gloire de tous ses travaux.
 
Cependant, ô Dieux! telle est la faiblesse et l'inconstance des hommes: ils se promettent tout d'eux-mêmes et ne résistent à rien. Hélas! le grand Hercule retomba dans les pièges de l'amour, qu'il avait si souvent détesté: il aima Déjanire. Trop heureux, s'il eût été constant dans cette passion pour une femme qui fut son épouse! Mais bientôt la jeunesse d'Iole, sur le visage de laquelle les grâces étaient peintes, ravirent son coeurcœur. Déjanire brûla de jalousie; elle se ressouvint de cette fatale tunique que le Centaure Nessus lui avait laissée en mourant, comme un moyen assuré de réveiller l'amour d'Hercule, toutes les fois qu'il paraîtrait la négliger pour en aimer quelque autre. Cette tunique, pleine du sang venimeux du Centaure, renfermait le poison des flèches dont ce monstre avait été percé: vous savez que les flèches d'Hercule, qui tua ce perfide Centaure, avaient été trempées dans le sang de l'hydre de Lerne et que ce sang empoisonnait ces flèches, en sorte que toutes les blessures qu'elles faisaient étaient incurables.
 
Hercule, s'étant revêtu de cette tunique, sentit bientôt le feu dévorant qui se glissait jusque dans la moelle de ses os: il poussait des cris horribles, dont le mont Oeta résonnait, et faisait retentir toutes les profondes vallées; la mer même en paraissait émue; les taureaux les plus furieux qui auraient mugi dans leurs combats n'auraient pas fait un bruit aussi affreux. Le malheureux Lichas, qui lui avait apporté de la part de Déjanire cette tunique, ayant osé s'approcher de lui, Hercule, dans le transport de sa douleur, le prit, le fit pirouetter comme un frondeur fait avec sa fronde tourner la pierre qu'il veut jeter loin de lui. Ainsi Lichas, lancé du haut de la montagne par la puissante main d'Hercule, tombait dans les flots de la mer, où il fut changé tout à coup en un rocher qui garde encore la figure humaine et qui, étant toujours battu par les vagues irritées, épouvante de loin les sages pilotes.
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Ulysse votre père, qui était toujours le plus éclairé et le plus industrieux dans tous les conseils, se chargea de me persuader d'aller avec eux au siège de Troie et d'y apporter ces flèches qu'il croyait que j'avais. Il y avait déjà longtemps qu'Hercule ne paraissait plus sur la terre: on n'entendait plus parler d'aucun nouvel exploit de ce héros; les monstres et les scélérats recommençaient à paraître impunément. Les Grecs ne savaient que croire de lui: les uns disaient qu'il était mort; d'autres soutenaient qu'il était allé jusque sous l'Ourse glacée dompter les Scythes. Mais Ulysse soutint qu'il était mort et entreprit de me le faire avouer.
 
il me vint trouver dans un temps où je ne pouvais encore me consoler d'avoir perdu le grand Alcide. Il eut une extrême peine à m'aborder; car je ne pouvais plus voir les hommes: je ne pouvais souffrir qu'on m'arrachât de ces déserts du mont Oeta, où j'avais vu périr mon ami; je ne songeais qu'à me repeindre l'image de ce héros et qu'à pleurer à la vue de ces tristes lieux. Mais la douce et puissante persuasion était sur les lèvres de votre père: il parut presque aussi affligé que moi: il versa des larmes; il sut gagner insensiblement mon coeurcœur et attirer ma confiance; il m'attendrit pour les rois grecs, qui allaient combattre pour une juste cause et qui ne pouvaient réussir sans moi. Il ne put jamais néanmoins m'arracher le secret de la mort d'Hercule, que j'avais juré de ne dire jamais; mais il ne doutait point qu'il ne fût mort, et il me pressait de lui découvrir le lieu où j'avais caché ses cendres.
 
Hélas! j'eus horreur de faire un parjure en lui disant un secret que j'avais promis aux dieux de ne dire jamais; mais j'eus la faiblesse d'éluder mon serment, n'osant le violer; les dieux m'en ont puni: je frappai du pied la terre à l'endroit où j'avais mis les cendres d'Hercule. Ensuite j'allai joindre les rois ligués, qui me reçurent avec la même joie qu'ils auraient reçu Hercule même. Comme je passais dans l'île de Lemnos, je voulus montrer à tous les Grecs ce que mes flèches pouvaient faire. Me préparant à percer un daim qui s'élançait dans un bois, je laissai, par mégarde, tomber la flèche de l'arc sur mon pied, et elle me fit une blessure que je ressens encore. Aussitôt j'éprouvai les mêmes douleurs qu'Hercule avait souffertes; je remplissais nuit et jour l'île de mes cris: un sang noir et corrompu, coulant de ma plaie, infectait l'air et répandait dans le camp des Grecs une puanteur capable de suffoquer les hommes les plus vigoureux. Toute l'armée eut horreur de me voir dans cette extrémité; chacun conclut que c'était un supplice qui m'était envoyé par les justes dieux.
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Car ce fut pendant mon sommeil que les Grecs partirent. Jugez quelle fut ma surprise et combien je versai de larmes à mon réveil, quand je vis les vaisseaux fendre les ondes. Hélas! cherchant de tous côtés dans cette île sauvage et horrible, je ne trouvai que la douleur. Dans cette île, il n'y a ni port, ni commerce, ni hospitalité, ni hommes qui y abordent volontairement. On n'y voit que les malheureux que les tempêtes y ont jetés, et on n'y peut espérer de société que par des naufrages: encore même ceux qui venaient en ce lieu n'osaient me prendre pour me ramener; ils craignaient la colère des dieux et celle des Grecs.
 
Depuis dix ans je souffrais la honte, la douleur, la faim; je nourrissais une plaie qui me dévorait; l'espérance même était éteinte dans mon coeurcœur. Tout à coup, revenant de chercher des plantes médicinales pour ma plaie, j'aperçus dans mon antre un jeune homme beau et gracieux, mais fier, et d'une taille de héros. Il me sembla que je voyais Achille, tant il en avait les traits, les regards et la démarche; son âge seul me fit comprendre que ce ne pouvait être lui. Je remarquai sur son visage tout ensemble la compassion et l'embarras: il fut touché de voir avec quelle peine et quelle lenteur je me traînais; les cris perçants et douloureux dont je faisais retentir les échos de tout ce rivage attendrirent son coeurcœur.
 
"O étranger! - lui dis-je d'assez loin - quel malheur t'a conduit dans cette île inhabitée? Je reconnais l'habit grec, cet habit qui m'est encore si cher. O qu'il me tarde d'entendre ta voix et de trouver sur tes lèvres cette langue que j'ai apprise dès l'enfance et que je ne puis plus parler à personne depuis si longtemps dans cette solitude! Ne sois point effrayé de voir un homme si malheureux: tu dois en avoir pitié."
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"Loin de l'armée grecque, où le mal prévaut sur le bien, je vais vivre content dans la sauvage île de Scyros. Adieu: je pars. Que les dieux vous guérissent!"
 
Aussitôt je lui dis: "O mon fils, je te conjure par les mânes de ton père, par ta mère, par tout ce que tu as de plus cher sur la terre, de ne me laisser pas seul dans ces maux que tu vois. Je n'ignore pas combien je te serai à charge; mais il y aurait de la honte à m'abandonner: jette-moi à la proue, à la poupe, dans la sentine même, partout où je t'incommoderai le moins. Il n'y a que les grands coeurscœurs qui sachent combien il y a de gloire à être bon. Ne me laisse point en un désert où il n'y a aucun vestige d'homme; mène-moi dans ta patrie, ou dans l'Eubée, qui n'est pas loin du mont Oeta, de Trachine et des bords agréables du fleuve Sperchius: rends-moi à mon père. Hélas! je crains qu'il ne soit mort. Je lui avais mandé de m'envoyer un vaisseau: ou il est mort, ou bien ceux qui m'avaient promis de le lui dire ne l'ont pas fait. J'ai recours à toi, ô mon fils!
 
Souviens-toi de la fragilité des choses humaines. Celui qui est dans la prospérité doit craindre d'en abuser et secourir les malheureux."
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"O mort tant désirée, que ne viens-tu? O jeune homme, brûle-moi tout à l'heure comme je brûlai le fils de Jupiter. O terre! ô terre! reçois un mourant qui ne peut plus se relever."
 
De ce transport de douleur, je tombe soudainement, selon ma coutume, dans un assoupissement profond; une grande sueur commença à me soulager; un sang noir et corrompu coula de ma plaie. Pendant mon sommeil, il eût été facile à Néoptolème d'emporter mes armes et de partir; mais il était fils d'Achille et n'était pas né pour tromper. En m'éveillant, je reconnus son embarras: il soupirait comme un homme qui ne sait pas dissimuler, et qui agit contre son coeurcœur.
 
"Me veux-tu surprendre! - lui dis-je - qu'y a-t-il donc?"
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Cependant Néoptolème me disait: "Sachez que le divin Hélénus, fils de Priam, étant sorti de la ville de Troie par l'ordre et par l'inspiration des dieux, nous a dévoilé l'avenir. La malheureuse Troie tombera - a-t-il dit - mais elle ne peut tomber qu'après qu'elle aura été attaquée par celui qui tient les flèches d'Hercule; cet homme ne peut guérir que quand il sera devant les murailles de Troie; les enfants d'Esculape le guériront."
 
En ce moment je sentis mon coeurcœur partagé: j'étais touché de la naïveté de Néoptolème et de la bonne foi avec laquelle il m'avait rendu mon arc; mais je ne pouvais me résoudre à voir encore le jour, s'il fallait céder à Ulysse, et une mauvaise honte me tenait en suspens.
 
"Me verra-t-on - disais-je en moi-même - avec Ulysse et avec les Atrides? Que croira-t-on de moi?"
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Après avoir entendu ces paroles, je m'écriai: "O heureux jour, douce lumière, tu te montres enfin après tant d'années! Je t'obéis, je pars après avoir salué ces lieux. Adieu, cher antre. Adieu, nymphes de ces prés humides. Je n'entendrai plus le bruit sourd des vagues de cette mer. Adieu, rivage où tant de fois j'ai souffert les injures de l'air. Adieu, promontoire, où Echo répéta tant de fois mes gémissements. Adieu, douces fontaines qui me fûtes si amères. Adieu, ô terre de Lemnos: laisse-moi partir heureusement, puisque je vais où m'appelle la volonté des dieux et de mes amis."
 
Ainsi nous partîmes: nous arrivâmes au siège de Troie. Machaon et Podalire, par la divine science de leur père Esculape, me guérirent, ou du moins me mirent dans l'état où vous me voyez. Je ne souffre plus; j'ai retrouvé toute ma vigueur: mais je suis un peu boiteux. Je fis tomber Pâris comme un timide faon de biche qu'un chasseur perce de ses traits. Bientôt Ilion fut réduite en cendres; vous savez le reste. J'avais néanmoins encore je ne sais quelle aversion pour le sage Ulysse, par le ressouvenir de mes maux, et sa vertu ne pouvait apaiser ce ressentiment: mais la vue d'un fils qui lui ressemble, et que je ne puis m'empêcher d'aimer, m'attendrit le coeurcœur pour le père même."
 
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