« Un prêtre marié/III » : différence entre les versions

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L’étang dépassé, Sombreval gagna le château, dont il ouvrit la grille sans sonner. Il était chez lui déjà ! Il y arrivait mystérieusement et tranquillement comme un maître qu’on n’attendait pas… Et de fait on n’attendait pas celui-là chez le fermier, Jacques Herpin, dont il poussa la porte sans que les chiens eussent seulement grogné.
 
Et il se trouva de plain-pied dans la cuisine de Jacques Herpin, grande pièce noire et ''terrée'' que la fumée avait bistrée aux vitres et aux murs, autrefois blanchis à la chaux, et qui n’était alors éclairée — mais qui l’était vigoureusement de bas en haut — que par un vaste feu de pommier et de fagot allumé sous une grosse marmite où bouillait le souper des gens.
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Il n’y avait autour de ce feu que le vieux Herpin, assis ou plutôt accroupi sur un tabouret — une chaise dont on avait coupé les pieds — lequel Herpin ressemblait, pour la gravité, à un vieux hibou qui rêvait, et, comme le hibou, clignait ses yeux ronds à cette vive lumière qui lui venait du feu.
 
Sa femme, la jupe relevée et nouée derrière elle, allait et venait et ''sabotait'' autour de sa marmite, qu’elle écumait de minute en minute, et sous laquelle elle rapprochait les tisons croulés. A genoux dans un coin, une servante, au chignon défait et aux bras rouges comme de l’écarlate, frottait le cuivre d’une poêle à bouillie.
 
Une autre, plus jeune et moins robuste, coupait le pain de la soupe, au bord de la table. Les deux fils qu’on attendait pour la tremper étaient l’un à l’écurie, l’autre à l’étable. Un vieux scieur de long, qui s’appelait Giot, et le couvreur en paille Livois, connu comme Giot de toute la contrée, étaient assis, genou à genou, sur la bancelle de la table.
 
Ils dirent, à quelques jours de là, qu’ils furent les premiers à reconnaître Jean Sombreval quand il entra, car ils avaient joué bien des fois avec lui à la ''quillebote'' <ref>C’est le jeu du bouchon, en patois normand.</ref> dans leur jeunesse,
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et avant qu’il fût au séminaire : mais ils ne soufflèrent mot. Sa seule vue fit sur eux l’effet de la vue du Démon.
 
Du reste, Sombreval dit ce qu’il était sans barguigner — racontèrent-ils — et il tendit à Jacques Herpin la lettre du notaire de S… qui lui mandait que le Quesnay était vendu. Or, si le petit Tizonnet avait été presque effrayé en voyant tomber chez lui, à la brune, ce sinistre acquéreur d’une terre qui semblait devoir passer en de pires mains que celles qui jusque-là l’avaient possédée, Jacques Herpin ne fut pas moins désagréablement surpris en voyant le maître avec lequel il allait avoir à compter.
 
Depuis que la terre était affichée, et même sous le dernier Du Quesnay, lequel avait l’apathie des gens ruinés, qui se sentent perdus, Jacques Herpin, dit la Main-Crochue, régnait au château et sur la terre et y faisait royalement ses orges : mais avec l’homme qui venait d’entrer tout à coup sous les poutres de sa cuisine et qui s’annonçait comme le maître de céans désormais, il comprit fort bien qu’il aurait un houblon plus amer à brasser qu’avec le bonhomme du Quesnay, le dernier Roi Fainéant de sa triste race, cloué et roulé par sa goutte et par la paresse dans son fauteuil de basane et sa redingote de molleton blanc.
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Quoique maître Jacques Herpin fût, comme tout paysan bas-normand, un esprit lent et à pas de bœuf, cette pensée-là ne mit pas grand temps à faire le tour de sa caboche. Dès qu’il eut jeté deux ou trois regards obliques à Sombreval, il sentit tout de suite quel homme c’était.
 
Jean Sombreval, en effet, quoiqu’il approchât de la soixantaine, suait encore cette force que les gens du peuple respectent. Sa figure osseuse, labourée de rides, où l’endurcissement de l’âme avait mis le calus d’une volonté de fer, forgée à froid ; ses yeux — deux vrais coups de hache qui tombaient sur vous, en brillant — ses sourcils grisonnants et touffus dans lesquels se cachait un monde de pensées, toutes ces choses faisaient de sa personne un ensemble difficile à braver et même à regarder avec indifférence.
 
Appuyé sur son bâton de houx à nœuds, revêtu de cette espèce de redingote de voyage, croisée sur la poitrine et à col droit, que l’on appelait en ce temps-là une redingote à la saxonne, avec son charivari de coutil à mille raies blanches et vertes et à gros boutons d’os blanc qu’il n’avait pas défait, en descendant de cheval à S…, il ne rappelait guère l’ancien et jeune abbé qui avait fait autrefois l’édification du canton de S… et de ses dix-sept paroisses !
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Et qui même aurait dit que cet homme-là eût été jamais un prêtre ?
 
Lorsque la lampe fut allumée et que Jacques Herpin se fut mis à lire la lettre de maître Tizonnet, Livois et Giot se montrèrent du coin de l’œil leur ancien camarade de quillebote. Il venait d’ôter son chapeau, couvert d’une toile cirée contre la pluie, et il passait sa main musclée sur son grand front soucieux.
 
Les cheveux boulus qui l’ombrageaient étaient plus noirs que gris encore, mais le temps, cet atroce railleur, avait dégarni le sommet de cette tête, et y avait exactement dessiné une tonsure que Giot montra tout bas à Livois, en le poussant du coude : « En v’là une, du moins, dit le scieur de long, qu’il ne pourra pas effacer ! »
 
La lettre de maître Tizonnet à Jacques Herpin était positive. Le Quesnay était acquis par Jean Gourgue, dit Sombreval, qui l’avait acheté à prix débattu et qui voulait ce soir-là juger par lui-même des réparations intérieures qu’il y avait à faire au château.
 
« Nous avons du cidre et du jambon sur la tuile, monsieur Sombreval, dit Jacques Herpin, qui prit enfin le parti de faire bonne mine à mauvais jeu. Ma femme mettra des draps dans la chambre au lit rouge. Vous ne retournerez pas ce soir au bourg, et puisque vous êtes chez
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vous, vous ferez comme chez vous. »
 
Sombreval dit en effet qu’il coucherait au Quesnay cette nuit-là, son intention étant seulement de voir l’état des appartements et de repartir à la pointe du jour, le lendemain.
 
Jacques Herpin prit donc une chandelle dans un flambeau de cuivre et conduisit Sombreval partout où ce dernier lui dit d’aller. Il le pilota à travers les escaliers et les corridors du château. Tous les deux marchant l’un devant l’autre, ils visitèrent les appartements étage par étage, le fermier donnant au nouveau maître les détails et les explications qu’il lui demandait.
 
Sombreval semblait prendre un cruel plaisir à voir l’état de délabrement de ce château dans lequel il s’était senti si écrasé et si petit pendant son enfance, quand il y venait avec son père vendre le gibier tué sur son clos.
 
Ce délabrement était affreux. Les tapisseries déchirées pendaient le long de leurs lambris comme des drapeaux qui semblaient pleurer leur défaite. Les glaces encrassées de poussière et tachées ignoblement par les mouches avaient, du fond de leurs toiles d’araignée, des reflets verdâtres et faux. Les plafonds s’écaillaient.
 
L’air humide de l’étang avait pénétré dans les appartements dont les fenêtres surplombaient la pièce d’eau et y pourrissait les boiseries.
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Le vent jouait dans les ferrures des fenêtres et faisait, par intervalles égaux, grincer, en les agaçant, les persiennes. C’était enfin la poésie de la ruine et de l’abandon !
 
« Il était temps que cela fût vendu, monsieur Sombreval, dit Jacques Herpin, fort peu sensible à cette poésie, en lui montrant tout un panneau qui s’effondrait. Rien ne tient plus ni à clou ni à cheville, et vous en aurez pour de l’argent, des réparations ! »
 
Sombreval ne répondait pas. Il cognait contre les vieilles boiseries sculptées, de son bâton de houx, et les bois vermoulus croulaient en poussière impalpable. Il pensait que, sans cet abandon, sans cette ruine, le château du Quesnay ne fût pas tombé de la main de ses anciens maîtres, comme un nid brisé, dans sa main.
 
Quand Jacques Herpin revint à la ferme, on remarqua avec étonnement que le nouvel acquéreur de la terre ne le suivait pas. « Il est resté dans la chambre au lit rouge, fit le fermier. Il a dit qu’il n’en descendrait pas et qu’il n’avait besoin de rien — pas plus de souper que de se coucher, car il paraît qu’il ne mange ni ne dort, ce rechigné-là.
 
« Un singulier seigneur que nous allons avoir au Quesnay, garçons ! Par la sainte Messe qu’il a dite autrefois ! il vous a un ton de commandement aussi fier que l’ancien grand bailli
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Ango, notre lieutenant général de justice ! Et c’est pourtant comme nous un fils de l’ornière, et un plus pécheur que nous, puisque c’est un défroqué.
 
« Quand, sur son ordre, j’ai dévalé de la chambre par les escaliers, je l’ai entendu qui tirait les verrous derrière moi, et il ne vous rouvrirait pas, Blandine ! Gardez donc votre jambon et vos draps, ma fille ! Je l’ai laissé assis à la table où le vieux M. du Quesnay nous libellait ses quittances, dans les temps ; mais ce qui m’a surpris plus que tout, c’est qu’il a tiré de sa poche un cassetier <ref> Un étui.</ref> plus gros que celui d’une ménagère, et, du cassetier, une fiole dans laquelle il y avait quelque chose d’épais comme de l’huile et de rouge comme du sang, et il l’a bu tout à même la fiole en disant qu’il n’avait besoin que de ça…
 
« — Pas grand’chose, monsieur Sombreval (que je lui ai dit), pour vous rafaler ! — Mais il m’a jeté un regard qui m’a ôté l’envie de rire, car, après tout, le v’là le maître, et il ne paraît pas commode, le vieux renégat ! et j’ai descendu les escaliers lestement et la bouche cousue. »
 
Tel fut le récit de Jacques Herpin. Au fond, rien n’était plus simple que cette conduite dont
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le paysan s’étonnait. Sombreval avait résolu de passer la nuit à écrire à sa Calixte, à sa fille bien-aimée, pour lui apprendre son acquisition du Quesnay.
 
Cette huile rouge qu’il avait bue était une essence composée par lui et qui avait les propriétés d’un cordial chaleureusement tonique, lequel tout à la fois réconfortait et empêchait de s’endormir : mais la réputation de Sombreval était si atroce, que son atrocité créait, du coup, l’incroyable et le merveilleux…, et que ce fut de ce soir-là et de la ferme de Herpin que partirent, avec Giot et Livois, les premiers bruits qui commencèrent de circuler du bourg de B… au bourg de S…, à savoir : que les crimes de l’abbé Sombreval, le prêtre marié, l’empêchaient de dormir, et qu’il ne vivait plus — soit pour le boire, soit pour le manger — que de la cuisine du diable, depuis qu’il avait si publiquement et si scandaleusement apostasié Dieu.