« Un prêtre marié/XVIII » : différence entre les versions
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Ces étranges huit jours demandés par Sombreval au curé de Néhou passèrent sans être marqués d’aucun événement. Calixte ignora que l’abbé Méautis fût monté au laboratoire de son père. Sombreval en descendait dans le salon, aux heures accoutumées. Il y trouvait Calixte et souvent Néel, qui n’était pas retourné à Lieusaint — qui ne voyait plus personne que les Sombreval et qui venait au Quesnay presque tous les jours. Il se ressentait trop de sa chute et de sa blessure pour franchir à pied même la courte distance qui sépare le Quesnay de la grêle tourelle de Néhou. Il venait donc à cheval.
La pente par laquelle son âme se précipitait plus encore que son cheval vers ces murs, aimantés par l’amour, était d’autant plus irrésistible que, dans cette âme, inextinguiblement ardente, le désir fou d’être aimé était avivé par le malheur de ne l’être pas. C’était fini ! Il sentait bien qu’il n’était pas
Et justement, depuis quelques jours, elle le lui prouvait un peu plus. Calixte voyait sur le front de son père, ce siège d’une pensée, d’ordinaire si sombre pour tous, mais si lucide pour elle, quelque chose de plus noir et de plus agité que de coutume et qui n’était pas l’éternelle anxiété de la science aux prises avec le problème dont elle, Calixte, devait être la solution !
« Ne trouvez-vous pas, Néel — lui dit-elle une après-midi — qu’il y a quelque chose d’inaccoutumé sur le visage de mon père ?
Ils étaient tous deux auprès de la cheminée du salon, et elle brodait un devant d’autel pour l’église de Néhou. Une chiffonnière de bois de rose la séparait de Néel, assis en face et qui séchait alors à un clair feu de pommier ses bottes à la russe plissées au cou-de-pied, selon l’élégante mode du temps, et éclaboussées par les mares que son cheval, en venant, avait traversées ; car les pluies de l’hiver, toujours humide en Normandie, détrempent, encore au printemps, les routes de ce gras pays de marais et de pâturages.
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— Non, dit Calixte, intuitive comme tous les sentiments profonds — ce n’est pas cela, Néel. Il y a autre chose dans cet air de mon père, et voilà pourquoi je m’en inquiète. »
Ce qu’elle croyait, elle ne le disait pas ! C’était d’être la cause de cette tristesse. Elle venait de relever les yeux sur Néel, tout en lui parlant, et elle remarquait sur ses traits affaissés la fatigue qui suit les longues
« Je les désespère tous les deux », pensait-elle. Et tout en brodant sur son devant d’autel la figure du Pélican, qui, pour ses petits, s’ouvre la poitrine, ce symbole de l’amour de Dieu pour les hommes et que
Ils étaient donc retombés dans le silence, ces deux cœurs, tous les deux si
Ce visage de neige, placé si près du sien, et qui enflammait l’air pour lui au lieu de le glacer, il n’en approcherait donc jamais ses lèvres altérées ! Et cette pensée ne le faisait pas bondir, l’impétueux Néel ! mais l’abattait plutôt ! Il était épuisé de violences vaines. Il était au moment où l’homme le plus fort, l’amour le macère et le détrempe dans des tendresses qui énervent même le désespoir. Toujours muet et la regardant, il avait pris sur la chiffonnière rose de la jeune fille, qui brodait avec son dé d’ivoire, son autre dé, le dé d’argent, dont elle se servait quand il fallait traverser quelque tissu plus dur à percer que cette vaporeuse mousseline qu’elle fleurissait alors (car d’ordinaire elle cousait et ourlait elle-même, de ses mains si mollement effilées, les chemises de grosse toile qu’elle donnait à l’abbé Méautis pour les pauvres de la contrée), et sans qu’elle le vît, l’amoureux et l’insensé, comme nous le fûmes tous, au moins une fois en notre vie, emplissait ce dé de baisers furtifs et cherchait de ses lèvres, folles comme son cœur, l’intérieur, poli par le doigt qui l’avait souvent tiédi pendant de longues heures de
« Je l’entends qui monte le perron — fit-elle tout à coup au bout d’un instant de silence, si préoccupée de son père qu’elle ne songeait même pas à le nommer ; seulement quelqu’un est avec lui. Et qui donc ? ajouta-t-elle avec le sentiment de la solitude qui les écrasait — puisque vous êtes ici, Néel ! »
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Tout cela avait été dit pendant que l’abbé Méautis saluait avec sa sérénité ordinaire Néel et Calixte, qui s’étaient levés pour le recevoir. Le visage de Sombreval attirait encore plus l’attention des jeunes gens que ses paroles brusquement joyeuses. Ce visage, en effet, ne portait plus l’empreinte de la tristesse qui l’avait offusqué tant de jours ! Il était animé et presque splendide. Cette espèce de splendeur, ils allaient la comprendre ! Mais ils la prirent d’abord pour le reflet de quelque joie scientifique, pour quelque flamboyant eurêka de cet Archimède de la chimie, devenu peut-être le maître de ses combinaisons !
Ils se
« Oui, mon enfant — dit ce père qui entendait ''physiquement'' dans son cœur la pensée de sa fille et qui y répondait — elle n’y est plus, la tristesse qui t’inquiétait ces jours derniers et que tu as vue si bien, toi, sur les vieux sourcils de ton père ; et la tienne va s’en aller aussi de ton cher visage. Ma pauvre suppliciée par moi, pardonne à ton bourreau de finir si tard ton supplice ! Mais il va finir ! Je veux enfin te faire heureuse !
— O père ! père ! je le suis autant que je puis l’être », fut-elle sur le point de répondre. Mais elle s’arrêta, envahie par une
« Oui — dit encore Sombreval, qui craignait l’émotion pour cet être nerveusement fragile, et qui aimait mieux en finir d’un coup — c’est la vérité, ce que tu n’oses croire, et tu peux le croire cependant, car c’est la vérité ! Tes prières ont été plus fortes que l’incrédulité de ton père, et ton Dieu est redevenu le sien ! »
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« Un peu de force, mon enfant ! dit-il. Prenez sur vous ! Ne vous laissez pas terrasser par la joie que Dieu vous envoie. Il vous a exaucée. Soyez forte pour le remercier. Si vous êtes malade, ô ma fille, vous ne pourrez pas venir à l’église demain. »
Il savait bien ce qu’il faisait, ce
« Oh ! je suis déjà mieux ! — murmura Calixte avec un faible sourire. Ce n’est pas ma crise, père ! C’est du bonheur ! C’est plus que de la vie. Vous ne m’aviez promis que de la vie, mais vous, avec votre fillette, vous faites toujours plus que vous n’aviez promis ! »
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Elle lui avait tendu la main. Attiré par cette petite main toute-puissante, cet homme, ce père était venu tomber à genoux auprès du lit sur lequel elle était couchée, et cette fille était si faible devant laquelle ce père si fort tombait à genoux, comme s’il avait été l’enfant, que d’un contraste si touchant les larmes vinrent aux yeux de Néel !
Oh ! il partageait le bonheur de Calixte ! Il espérait que lui aussi pourrait être heureux ! Il espérait qu’elle n’aurait plus besoin de rester consacrée à Dieu pour obtenir la conversion de son
Calixte avait cerclé, de son bras de lis, la grosse tête aux cheveux boulus de son père, et posait ses lèvres sur ce grand front où elle vivait, éternelle pensée ! Sombreval, trop ému pour parler, se concentrait sous cette étreinte et cette caresse ; mais quand il sentit le bras frais de sa fille s’ouvrir et couler sur sa large épaule où il s’arrêta :
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« Chère couronne de ma vieillesse, tu m’ôtes trop tôt mon diadème ! — lui dit-il avec la grâce de la tendresse, car il l’aimait tant qu’il trouvait pour lui parler la grâce d’un poète, ce rustaud de science et de génie, cet homme demeuré, malgré ses lumières, si profondément paysan !
— Oui, c’est le bonheur, Mademoiselle, répéta l’abbé Méautis, ému comme Néel, mais d’une autre émotion. — Il pensait, lui, à sa mère, accroupie et hagarde, contre son
Et alors l’abbé Méautis raconta qu’il y avait une semaine, Sombreval et lui s’étaient vus au laboratoire — et que là, Sombreval lui avait demandé le répit de huit jours, avant d’accomplir la résolution qu’il avait prise de revenir à Dieu et de rompre cette chaîne du péché qui finit par faire corps avec l’homme, si bien que l’homme n’en peut sortir qu’en rompant sa chair avec sa chaîne ! Il répéta ce que Sombreval venait de lui apprendre avant d’entrer dans le salon : c’est que son parti était pris, sa résolution irréfragable ; c’est que le prêtre, le caractère de prêtre effacé par vingt ans d’infidélité, d’orgueil, de science mondaine, reparaissait tout à coup par la vertu du Sacrement dans celui qui l’avait méprisé et foulé aux pieds, et que reparu, le prêtre avait soif de pénitence, de réconciliation complète ! Il dit enfin et avec enthousiasme, quelle joie pour
« Ah ! s’écriait-elle, serrant le grand front du coupable, repentant enfin ! contre sa virginale gorgerette — ah ! ce n’est pas à moi que Dieu accorde toutes ces grâces, monsieur le curé, mais c’est à ma pauvre mère qui le prie depuis si longtemps dans son Paradis ! Ma mère ! Nous pourrons donc, père, prier ensemble le Dieu de ma mère, à présent !
Et dans sa joie, presque en délire, elle détacha ce bandeau qui cachait le signe dont elle était marquée et elle fit voir cette croix mystérieuse qui s’élevait d’entre les sourcils, cette croix que Néel avait vue, un jour, mais que ne connaissait pas le prêtre, et elle l’offrit avec un mouvement irrésistible aux baisers de son père — intrépide devant ce signe pour la première fois.
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Ange déjà résigné, qui savait que la quitter était le plus amer du sacrifice de son père, et qui ne voulait pas y ajouter l’amertume du sien !
Ils en parlèrent donc, et ils s’y attardèrent. Seulement, le curé qui avait dit la vérité à Calixte en lui apprenant le retour à Dieu de son père, ne lui avait pas dit ''toute'' la vérité, puisqu’il lui avait caché le motif réel de ce retour ; le curé tut aussi ce motif à Néel de Néhou. Néel ignorait encore la mer d’infamies qui commençait alors à déferler sur la renommée de cette pauvre fille, aux vertus inutiles, d’un père maudit, et on comprend qu’il
« A présent, disait le bonhomme Herpin à qui voulait l’entendre, à présent que le v’là qui cloche comme le crochu Heurtevent, il ne va maisy <ref>Presque.</ref> plus ès villes voisines, ni à Lieusaint, chez sa promise, ni ès auberges et cafés des deux bourgs, où il pourrait ramasser quelques-uns des propos qui traînent sur les ordées du vieux monstre du Quesnay. Et même quand l’idée d’y aller le prendrait — ajoutait le judicieux Herpin — quel est le braque parmi les plus braques qui s’exposerait seulement à fringuer d’un quart de mot sur les Sombreval les oreilles à M. Néel, que le père a enqueraudé <ref>Ensorcelé.</ref> et la fille enhersé à sa jupe ?
Quand ils avaient dit « ce salpêtre de monsieur Néel ! », ils avaient tout dit de ce flave jeune homme, fin de reins et de poignets comme une femme, dont ils connaissaient la violence électrique et nerveuse, et devant la cravache duquel eux, ces paysans aussi forts que les bœufs de leurs charrettes, auraient certainement reculé comme les Cosaques devant la cravache de Murat. L’abbé Méautis, perspicace de sa nature et, par sa fonction de curé, placé au confluent de tous les bruits, savait l’amour de Néel pour Calixte ; mais, toujours prudent et sensible, il ne voulait pas faire saigner cet amour qu’il voyait en Néel et causer — en lui révélant ces abominations, qui probablement allaient cesser par le fait de la résolution et du départ de Sombreval — une commotion terrible à cette tête capable de tout. « Les motifs du changement de Sombreval ne sont pas aussi religieux que le croient ces deux enfants, mais Dieu se sert de tout pour l’accomplissement de ses desseins sur une âme », se disait-il, en quittant son compagnon de route, au tournant du chemin qui conduisait au presbytère.
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Tout à coup un souvenir le tira de sa rêverie :
« Et la Malgaigne ?
Et « toujours salpêtre », comme disaient les paysans, il tourna son cheval de tête à queue et partit du côté opposé à Néhou, dans un de ses meilleurs galops.
Il fila comme la flèche, tourna le bourg de
Quand Néel parvint à la bijude de la Grande Fileuse, la lune, cachée par le mont, se levait derrière et rendait plus noire sa masse sombre, semblable à un amas énorme de foin
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