« Le Temps retrouvé/III » : différence entre les versions

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[Suite] La nouvelle maison de santé dans laquelle je me retirai alors ne me guérit pas plus que la première; et un long temps s'écoula avant que je la quittasse. Durant le trajet en chemin de fer que je fis pour rentrer à Paris, la pensée de mon absence de dons littéraires que j'avais cru découvrir jadis du côté de Guermantes, que j'avais reconnue avec plus de tristesse encore dans mes promenades quotidiennes, avec Gilberte, avant de rentrer dîner, fort avant dans la nuit, à Tansonville, et qu'à la veille de quitter cette propriété, j'avais à peu près identifiée, en lisant quelques pages du journal des Goncourt, à la vanité, au mensonge de la littérature, cette pensée moins douloureuse peut-être, plus morne encore, si je lui donnais comme objet non ma propre infirmité à moi particulière, mais l'inexistence de l'idéal auquel j'avais cru, cette pensée qui ne m'était pas depuis bien longtemps revenue à l'esprit, me frappa de nouveau et avec une force plus lamentable que jamais. C'était, je me le rappelle, à un arrêt du train en pleine campagne. Le soleil éclairait jusqu'à la moitié de leur tronc un ligne d'arbres qui suivait la voie du chemin de [vol I.221] fer. "Arbres, pensai-je, vous n'avez plus rien à me dire, mon coeurcœur refroidi ne vous entend plus. Je suis pourtant ici en pleine nature, eh bien, c'est avec froideur, avec ennui que mes yeux constatent la ligne qui sépare votre front lumineux de votre tronc d'ombre. Si jamais j'ai pu me croire poète, je sais maintenant que je ne le suis pas. Peut-être dans la nouvelle partie de ma vie si desséchée, qui s'ouvre, les hommes pourraient-ils m'inspirer ce que ne me dit plus la nature. Mais les années où j'aurais peut-être été capable de la chanter ne reviendront jamais". Mais en me donnant cette consolation d'une observation humaine possible venant prendre la place d'une inspiration impossible, je savais que je cherchais seulement à me donner une consolation et que je savais moi-même sans valeur. Si j'avais vraiment une âme d'artiste quel plaisir n'éprouverais-je pas devant ce rideau d'arbres éclairé par le soleil couchant, devant ces petites fleurs du talus qui se haussaient presque jusqu'au marchepied du wagon, dont je pourrais compter les pétales et dont je me garderais bien de décrire la couleur comme feraient tant de bons lettrés, car peut-on espérer transmettre au lecteur un plaisir qu'on n'a pas ressenti? Un peu plus tard j'avais vu avec la même indifférence les lentilles d'or et d'orange dont le même soleil couchant criblait les fenêtres d'une maison; et enfin, comme l'heure avait avancé, j'avais vu une autre maison qui semblait construite en une substance d'un rose assez étrange. Mais j'avais fait ces diverses constatations avec la même absolue indifférence que si, me promenant dans un jardin avec une dame, j'avais vu une feuille de verre et un peu plus loin un objet d'une matière analogue [vol I.222] à l'albâtre dont la couleur inaccoutumée ne m'aurait pas tiré du plus languissant ennui et que si, par politesse pour la dame, pour dire quelque chose, et pour montrer que j'avais remarqué cette couleur, j'avais désigné en passant le verre coloré et le morceau de stuc. De la même manière, par acquit de conscience, je me signalais à moi-même comme à quelqu'un qui m'eût accompagné et qui eût été capable d'en tirer plus de plaisir que moi les reflets du feu dans les vitres, et la transparence rose de la maison. Mais le compagnon à qui j'avais fait constater ces effets curieux était d'une nature sans doute moins enthousiaste que beaucoup de gens bien disposés qu'une telle vue ravit, car il avait pris connaissance de ces couleurs sans aucune espèce d'allégresse.
 
Ma longue absence de Paris n'avait pas empêché d'anciens amis à continuer, comme mon nom restait sur leurs listes, à m'envoyer fidèlement des invitations, et quand j'en trouvai en rentrant - avec une pour un goûter donné par la Berma en l'honneur de sa fille et de son gendre - une autre pour une matinée qui devait avoir lieu le lendemain chez le prince de Guermantes, les tristes réflexions que j'avais faites dans le train ne furent pas un des moindres motifs qui me conseillèrent de m'y rendre. Ce n'était vraiment pas la peine de me priver de mener la vie de l'homme du monde, m'étais-je dit, puisque, le fameux "travail" auquel depuis si longtemps j'espère chaque jour me mettre le lendemain, je ne suis pas ou plus fait pour lui, et que peut-être même il ne correspond à aucune réalité. A vrai dire, cette raison était toute négative et ôtait simplement leur valeur à celles qui auraient [vol I.223] pu me détourner de ce concert mondain. Mais celle qui m'y fit aller fut ce nom de Guermantes depuis assez longtemps sorti de mon esprit pour que, lu sur la carte d'invitation il réveillât un rayon de mon attention, allât prélever au fond de ma mémoire une coupe de leur passé, accompagné de toutes les images de forêt domaniale ou de hautes fleurs qui l'escortaient alors et pour qu'il reprît pour moi le charme et la signification que je lui trouvais à Combray quand passant avant de rentrer dans la rue de l'Oiseau, je voyais du dehors comme une laque obscure le vitrail de Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes. Pour un moment les Guermantes m'avaient semblé de nouveau entièrement différents des gens du monde incomparables avec eux, avec tout être vivant fût-il souverain, des êtres issus de la fécondation de cet air aigre et vertueux de cette sombre ville de Combray où s'était passée mon enfance et du passé qu'on y apercevait dans la petite rue, à la hauteur du vitrail. J'avais eu envie d'aller chez les Guermantes, comme si cela avait dû me rapprocher de mon enfance et des profondeurs de ma mémoire où je l'apercevais. Et j'avais continué à relire l'invitation jusqu'au moment où, révoltées, les lettres qui composaient ce nom si familier et si mystérieux, comme celui même de Combray, eussent repris leur indépendance et eussent dessiné devant mes yeux fatigués comme un nom que je ne connaissais pas.
 
Maman allant justement à un petit thé chez Mme Sazerat, je n'eus aucun scrupule à me rendre à la matinée de la princesse de Guermantes. Je pris une voiture pour y aller car le prince de Guermantes n'habitait plus son ancien hôtel mais un magnifique [vol I.224] qu'il s'était fait construire avenue du Bois. C'est un des torts des gens du monde de ne pas comprendre que s'ils veulent que nous croyions en eux, il faudrait d'abord qu'ils y crussent eux-mêmes, ou au moins qu'ils respectassent les éléments essentiels de notre croyance. Au temps où je croyais, même si je savais le contraire, que les Guermantes habitaient tel palais en vertu d'un droit héréditaire, pénétrer dans le palais du sorcier ou de la fée, faire s'ouvrir devant moi les portes qui ne cèdent pas tant qu'on n'a pas prononcé la formule magique, me semblait aussi malaisé que d'obtenir un entretien du sorcier ou de la fée eux-mêmes. Rien ne m'était plus facile que de me faire croire à moi-même que le vieux domestique engagé de la veille ou fourni par Potel et Chabot était fils, petit-fils, descendant de ceux qui servaient la famille bien avant la Révolution, et j'avais une bonne volonté infinie à appeler portrait d'ancêtre, le portrait qui avait été acheté le mois précédent chez Bernheim jeune. Mais un charme ne se transvase pas, les souvenirs ne peuvent se diviser et du prince de Guermantes maintenant qu'il avait percé lui-même à jour les illusions de ma croyance en étant allé habiter avenue du Bois, il ne restait plus grand'chose. Les plafonds que j'avais craint de voir s'écrouler quand on avait annoncé mon nom et sous lesquels eût flotté encore pour moi beaucoup de charme et des craintes de jadis couvraient les soirées d'une Américaine sans intérêt pour moi. Naturellement, les choses n'ont pas en elles-mêmes de pouvoir, et puisque c'est nous qui le leur confions, quelque jeune collégien bourgeois devait en ce moment avoir devant l'hôtel de l'avenue du Bois [vol I.225] les mêmes sentiments que moi jadis devant l'ancien hôtel du prince de Guermantes. C'était qu'il était encore à l'âge des croyances, mais je l'avais dépassé, et j'avais perdu ce privilège, comme après la première jeunesse on perd le pouvoir qu'ont les enfants de dissocier en fractions digérables le lait qu'ils ingèrent, ce qui force les adultes à prendre pour plus de prudence le lait par petites quantités, tandis que les enfants peuvent le téter indéfiniment sans reprendre haleine. Du moins le changement de résidence du prince de Guermantes eut cela de bon pour moi, que la voiture qui était venue me chercher pour me conduire et dans laquelle je faisais ces réflexions dut traverser les rues qui vont vers les Champs-Élysées. Elles étaient fort mal pavées à cette époque, mais dès le moment où j'y entrai, je n'en fus pas moins détaché de mes pensées par une sensation d'une extrême douceur; on eut dit que tout d'un coup la voiture roulait plus facilement, plus doucement, sans bruit comme quand les grilles d'un parc s'étant ouvertes on glisse sur les allées couvertes d'un sable fin ou de feuilles mortes; matériellement il n'en était rien, mais je sentais tout à coup la suppression des obstacles extérieurs comme s'il n'y avait plus eu pour moi d'effort d'adaptation ou d'attention tels que nous en faisons même sans nous en rendre compte devant les choses nouvelles; les rues par lesquelles je passais en ce moment étaient celles, oubliées depuis si longtemps, que je prenais jadis avec Françoise pour aller aux Champs-Élysées. Le sol de lui-même savait où il devait aller; sa résistance était vaincue. Et comme un aviateur qui a jusque-là péniblement roulé à terre, "décollant" [vol I.226] brusquement, je m'élevais lentement vers les hauteurs silencieuses du souvenir. Dans Paris, ces rues là se détacheront toujours pour moi, en une autre matière que les autres. Quand j'arrivai au coin de la rue Royale où était jadis le marchand en plein vent des photographies aimées de Françoise, il me sembla que la voiture, entraînée par des centaines de tours anciens, ne pourrait pas faire autrement que de tourner d'elle-même. Je ne traversais pas les mêmes rues que les promeneurs qui étaient dehors ce jour-là mais un passé glissant, triste et doux. Il était d'ailleurs fait de tant de passés différents qu'il m'était difficile de reconnaître la cause de ma mélancolie, si elle était due à ces marches au-devant de Gilberte et dans la crainte qu'elle ne vînt pas, à la proximité d'une certaine maison où on m'avait dit qu'Albertine était allée avec Andrée, à la signification philosophique que semble prendre un chemin qu'on a suivi mille fois, avec une passion qui ne dure plus et qui n'a pas porté de fruit, comme celui où après le déjeuner je faisais des courses si hâtives, si fiévreuses, pour regarder, toutes fraîches encore de colle, l'affiche de Phèdre et celle du Domino noir. Arrivé aux Champs-Élysées, comme je n'étais pas très désireux d'entendre tout le concert qui était donné chez les Guermantes, je fis arrêter la voiture et j'allais m'apprêter à descendre pour faire quelques pas à pied quand je fus frappé par le spectacle d'une voiture qui était en train de s'arrêter aussi. Un homme, les yeux fixes, la taille voûtée était plutôt posé qu'assis dans le fond, et faisait pour se tenir droit les efforts qu'aurait fait un enfant à qui on aurait recommandé d'être sage. Mais son chapeau [vol I.227] de paille laissait voir une forêt indomptée de cheveux entièrement blancs et une barbe blanche, comme celle que la neige fait aux statues des fleuves dans les jardins publics, coulait de son menton. C'était, à côté de Jupien qui se multipliait pour lui, M. de Charlus convalescent d'une attaque d'apoplexie que j'avais ignorée (on m'avait seulement dit qu'il avait perdu la vue; or il ne s'était agi que de troubles passagers, car il voyait de nouveau fort clair) et qui, à moins que jusque-là il se fût teint et qu'on lui eût interdit de continuer à en prendre la fatigue, avait plutôt comme en une sorte de précipité chimique rendu visible et brillant tout le métal dont étaient saturées et que lançaient comme autant de geysers les mèches maintenant de pur argent de sa chevelure et de sa barbe, cependant qu'elle avait imposé au vieux prince déchu la majesté shakespearienne d'un roi Lear. Les yeux n'étaient pas restés en dehors de cette convulsion totale, de cette altération métallurgique de la tête. Mais par un phénomène inverse, ils avaient perdu tout leur éclat. Mais le plus émouvant est qu'on sentait que cet éclat perdu était la fierté morale, et que par là la vie physique et même intellectuelle de M. de Charlus survivait à l'orgueil aristocratique qu'on avait pu croire un moment faire corps avec elles. Ainsi à ce moment, se rendant sans doute aussi chez le prince de Guermantes, passa en victoria, Madame de Sainte-Euverte, que le baron jadis ne trouvait pas assez chic pour lui. Jupien qui prenait soin de lui comme d'un enfant lui souffla à l'oreille que c'était une personne de connaissance, Mme de Sainte-Euverte. Et aussitôt, avec une peine infinie, et toute l'application d'un malade qui veut se [vol I.228] montrer capable de tous les mouvements qui lui sont encore difficiles, M. de Charlus se découvrit, s'inclina, et salua Mme de Sainte-Euverte avec le même respect que si elle avait été la Reine de France. Peut-être y avait-il dans la difficulté même que M. de Charlus avait à faire un tel salut une raison pour lui de le faire, sachant qu'il toucherait davantage par un acte qui douloureux pour un malade devenait doublement méritoire de la part de celui qui le faisait et flatteur pour celle à qui il s'adressait, les malades exagérant la politesse, comme les rois. Peut-être aussi y avait-il encore dans les mouvements du baron cette incoordination consécutive aux troubles de la moelle et du cerveau, et ses gestes dépassaient-ils l'intention qu'il avait. Pour moi, j'y vis plutôt une sorte de douceur quasi physique, de détachement des réalités de la vie, si frappants chez ceux que la mort a déjà fait entrer dans son ombre. La mise à nu des gisements argentés de la chevelure décelait un changement moins profond que cette inconsciente humilité mondaine qui intervertissait tous les rapports sociaux, humiliait devant Mme de Sainte-Euverte, eût humilié, - en montrant ce qu'il a de fragile - devant la dernière des Américaines (qui eût pu enfin s'offrir la politesse jusque-là inaccessible pour elle du baron) le snobisme qui semblait le plus fier. Car le baron vivait toujours, pensait toujours; son intelligence n'était pas atteinte. Et plus que n'eût fait tel choeurchœur de Sophocle sur l'orgueil abaissé d'oedipe, plus que la mort même, et toute oraison funèbre sur la mort, le salut empressé et humble du baron à Mme de Sainte-Euverte proclamait ce qu'a de périssable l'amour des grandeurs de la terre et tout l'orgueil humain. M. de [vol I.229] Charlus qui jusque-là n'eût pas consenti à dîner avec Mme de Sainte-Euverte, la saluait maintenant jusqu'à terre. Il saluait peut-être par ignorance du rang de la personne qu'il saluait (les articles du code social pouvant être emportés par une attaque comme toute autre partie de la mémoire) peut-être par une incoordination qui transposait dans le plan de l'humilité apparente l'incertitude - sans cela hautaine qu'il aurait eue - de l'identité de la dame qui passait. Il la salua enfin avec cette politesse des enfants venant timidement dire bonjour aux grandes personnes, sur l'appel de leur mère. Et un enfant, c'est, sans la fierté qu'ils ont, ce qu'il était devenu. Recevoir l'hommage de M. de Charlus, pour Mme de Sainte-Euverte c'était tout le snobisme, comme ç'avait été tout le snobisme du baron de le lui refuser. Or cette nature inaccessible et précieuse qu'il avait réussi à faire croire à Mme de Sainte-Euverte être essentielle à lui-même, M. de Charlus l'anéantit d'un seul coup par la timidité appliquée, le zèle peureux avec lequel il ôta son chapeau d'où les torrents de sa chevelure d'argent ruisselèrent, tout le temps qu'il laissa sa tête découverte par déférence, avec l'éloquence d'un Bossuet. Quand Jupien eut aidé le baron à descendre et que j'eus salué celui-ci il me parla très vite d'une voix si imperceptible que je ne pus distinguer ce qu'il me disait, ce qui lui arracha quand pour la troisième fois je le fis répéter un geste d'impatience qui m'étonna par l'impassibilité qu'avait d'abord montré le visage et qui était due sans doute à un reste de paralysie. Mais quand je fus arrivé à comprendre ces paroles susurrées, je m'aperçus que le malade gardait absolument intacte son intelligence. [vol I.230] Il y avait d'ailleurs deux M. de Charlus, sans compter les autres. Des deux, l'intellectuel passait son temps à se plaindre qu'il allait à l'aphasie, qu'il prononçait constamment un mot, une lettre pour une autre. Mais dès qu'en effet il lui arrivait de le faire, l'autre M. de Charlus, le subconscient, lequel voulait autant faire envie que l'autre pitié, arrêtait immédiatement, comme un chef d'orchestre dont les musiciens pataugent, la phrase commencée, et avec une ingéniosité infinie attachait ce qui venait ensuite au mot dit en réalité pour un autre mais qu'il semblait avoir choisi. Même sa mémoire était intacte; il mettait du reste une coquetterie qui n'allait pas sans la fatigue d'une application des plus ardues à faire sortir tel souvenir ancien, peu important se rapportant à moi et qui me montrerait qu'il avait gardé ou recouvré toute sa netteté d'esprit. Sans bouger la tête, ni les yeux, ni varier d'une seule inflexion son débit, il me dit par exemple: "Voici un poteau où il y a une affiche pareille à celle devant laquelle j'étais la première fois que je vous vis à Avranches, non je me trompe, à Balbec." Et c'était en effet une réclame pour le même produit. J'avais à peine au début distingué ce qu'il disait, de même qu'on commence par ne voir goutte dans une chambre dont tous les rideaux sont clos. Mais comme des yeux dans la pénombre, mes oreilles s'habituèrent bientôt à ce pianissimo. Je crois aussi qu'il s'était graduellement renforcé pendant que le baron parlait, soit que la faiblesse de sa voix provînt en partie d'une appréhension nerveuse qui se dissipait quand, distrait par un tiers, il ne pensait plus à elle; soit qu'au contraire cette faiblesse correspondît à son état véritable et que la [vol I.231] force momentanée avec laquelle il parlait dans la conversation fût provoquée par une excitation factice, passagère et plutôt funeste, qui faisait dire aux étrangers: "Il est déjà mieux, il ne faut pas qu'il pense à son mal", mais augmentait au contraire celui-ci qui ne tardait pas à reprendre. Quoi qu'il en soit, le baron à ce moment (et même en tenant compte de mon adaptation) jetait ses paroles plus fort, comme la marée, les jours de mauvais temps, ses petites vagues tordues. Et ce qui lui restait de sa récente attaque faisait entendre au fond de ses paroles comme un bruit de cailloux roulés. D'ailleurs, continuant à me parler du passé, sans doute pour bien me montrer qu'il n'avait pas perdu la mémoire, il l'évoquait d'une façon funèbre, mais sans tristesse. Il ne cessait d'énumérer tous les gens de sa famille ou de son monde qui n'étaient plus, moins semblait-il avec la tristesse qu'ils ne fussent plus en vie qu'avec la satisfaction de leur survivre. Il semblait en rappelant leur trépas prendre mieux conscience de son retour vers la santé. C'est avec une dureté presque triomphale qu'il répétait sur un ton uniforme, légèrement bégayant et aux sourdes résonnances sépulcrales: "Hannibal de Bréauté, mort! Antoine de Mouchy, mort! Charles Swann, mort! Adalbert de Montmorency, mort! Baron de Talleyrand, mort! Sosthène de Doudeauville, mort!" Et chaque fois, ce mot mort semblait tomber sur ces défunts comme une pelletée de terre plus lourde, lancée par un fossoyeur qui tenait à les river plus profondément à la tombe.
 
duchesse de Létourville, qui n'allait pas à la matinée de la princesse de Guermantes, parce qu'elle venait d'être longtemps malade, passa à ce moment [vol I.232] à pied à côté de nous et apercevant le baron dont elle ignorait la récente attaque, s'arrêta pour lui dire bonjour. Mais la maladie qu'elle venait d'avoir faisait qu'elle ne comprenait pas mieux, mais supportait plus impatiemment, avec une mauvaise humeur nerveuse où il y avait peut-être beaucoup de pitié, la maladie des autres. Entendant le baron prononcer difficilement et à faux certains mots, lui voyant bouger difficilement le bras, elle jeta les yeux tour à tour sur Jupien et sur moi comme pour nous demander l'explication d'un phénomène aussi choquant. Comme nous ne lui dîmes rien, ce fut à M. de Charlus lui-même qu'elle adressa un long regard plein de tristesse mais aussi de reproches. Elle avait l'air de lui faire grief d'être avec elle dehors dans une attitude aussi peu usuelle que s'il fut sorti sans cravate ou sans souliers. A une nouvelle faute de prononciation que commit le baron, la douleur et l'indignation de la duchesse augmentant ensemble, elle dit au baron: "Palamède!" sur le ton interrogatif et exaspéré des gens trop nerveux qui ne peuvent supporter d'attendre une minute et si on les fait entrer tout de suite en s'excusant d'achever sa toilette vous disent amèrement, non pour s'excuser mais pour s'accuser: "Mais alors, je vous dérange!" Comme si c'était un crime de la part de celui qu'on dérange. Finalement, elle nous quitta d'un air de plus en plus navré en disant au baron: "Vous feriez mieux de rentrer".
 
de Charlus demanda à s'asseoir sur un fauteuil pour se reposer pendant que Jupien et moi ferions quelques pas et tira péniblement de sa poche un livre qui me sembla être un livre de prières. Je [vol I.233] n'étais pas fâché de pouvoir apprendre par Jupien bien des détails sur l'état de santé du baron. "Je suis content de causer avec vous, Monsieur, me dit Jupien, mais nous n'irons pas plus loin que le rond-point. Dieu merci, le baron va bien maintenant, mais je n'ose pas le laisser longtemps seul, il est toujours le même, il a trop bon coeurcœur, il donnerait tout ce qu'il a aux autres, et puis ce n'est pas tout, il est resté coureur comme un jeune homme et je suis obligé d'ouvrir les yeux". "D'autant plus qu'il a retrouvé les siens, répondis-je; on m'avait beaucoup attristé en me disant qu'il avait perdu la vue". "Sa paralysie s'était en effet portée là, il ne voyait absolument plus. Pensez que pendant la cure qui lui a fait du reste tant de bien, il est resté plusieurs mois sans voir plus qu'un aveugle de naissance". "Cela devait au moins rendre inutile toute une partie de votre surveillance?" "Pas le moins du monde, à peine arrivé dans un hôtel, il me demandait comment était telle personne de service. Je l'assurais qu'il n'y avait que des horreurs. Mais il sentait bien que cela ne pouvait pas être universel, que je devais quelquefois mentir. Voyez-vous ce petit polisson. Et puis il avait une espèce de flair, d'après la voix peut-être, je ne sais pas. Alors il s'arrangeait pour m'envoyer faire d'urgence des courses. Un jour, - vous m'excuserez de vous dire cela, mais vous êtes venu une fois par hasard dans le Temple de l'Impudeur, je n'ai rien à vous cacher (d'ailleurs il avait toujours une satisfaction assez peu sympathique à faire étalage des secrets qu'il détenait) je rentrais d'une de ces courses soi-disant pressées, d'autant plus vite que je me figurais bien qu'elle avait été arrangée à dessein, quand au moment où j'approchais [vol I.234] de la chambre du baron, j'entendis une voix qui disait: "Quoi?" "Comment, répondit le baron, c'était donc la première fois". J'entrai sans frapper, et quelle ne fut pas ma frayeur. Le baron, trompé par la voix qui était en effet plus forte qu'elle n'est d'habitude à cet âge-là (et à cette époque-là le baron était complètement aveugle) était, lui qui aimait plutôt autrefois les personnes mûres, avec un enfant qui n'avait pas dix ans".
 
On m'a raconté qu'à cette époque-là il était en proie presque chaque jour à des crises de dépression mentale caractérisée non pas précisément par de la divagation, mais par la confession à haute voix, - devant des tiers dont il oubliait la présence ou la sévérité - d'opinions qu'il avait l'habitude de cacher, sa germanophilie par exemple. Ainsi, longtemps après la fin de la guerre, il gémissait de la défaite des Allemands parmi lesquels il se comptait et disait orgueilleusement: "Et pourtant il ne se peut pas que nous ne prenions pas notre revanche, car nous avons prouvé que c'est nous qui étions capables de la plus grande résistance, et qui avions la meilleure organisation". Ou bien ses confidences prenaient un autre ton, et il s'écriait rageusement: "Que Lord X ou le prince de X ne viennent pas redire ce qu'ils disaient hier car je me suis tenu à quatre pour ne pas leur répondre: "Vous savez bien que vous en êtes au moins autant que moi". Inutile d'ajouter que quand M. de Charlus faisait ainsi dans les moments ou comme on dit il n'était pas très "présent" des aveux germanophiles ou autres, les personnes de l'entourage qui se trouvaient là, que ce fût Jupien ou la duchesse de Guermantes, avaient l'habitude d'interrompre [vol I.235] les paroles imprudentes et d'en donner pour les tiers moins intimes et plus indiscrets une interprétation forcée mais honorable. "Mais mon Dieu! s'écria Jupien, j'avais bien raison de vouloir que nous ne nous éloignions pas, le voilà qui a trouvé déjà le moyen d'entrer en conversation avec un garçon jardinier. Adieu, Monsieur, il vaut mieux que je vous quitte et que je ne laisse pas un instant seul mon malade qui n'est plus qu'un grand enfant".
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(suite)
 
[Suite] En roulant les tristes pensées que je disais il y a un instant j'étais entré dans la cour de l'hôtel de Guermantes et dans ma distraction je n'avais pas vu une voiture qui s'avançait; au cri du wattman je n'eus que le temps de me ranger vivement de côté, et je reculai assez pour buter malgré moi contre des pavés assez mal équarris derrière lesquels était une remise. Mais au moment où me remettant d'aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s'évanouit devant la même félicité qu'à diverses époques de ma vie m'avaient donnée la vue d'arbres que j'avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d'une madeleine trempée dans une infusion, tant d'autres sensations dont j'ai parlé et que les dernières oeuvresœuvres de Vinteuil m'avaient paru synthétiser. Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l'avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. [vol II.8] Ceux qui m'assaillaient tout à l'heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires et même de la réalité de la littérature se trouvaient levés comme par enchantement. Cette fois je me promettais bien de ne pas me résigner à ignorer pourquoi, sans que j'eusse fait aucun raisonnement nouveau, trouvé aucun argument décisif, les difficultés insolubles tout à l'heure avaient perdu toute importance, comme je l'avais fait le jour où j'avais goûté d'une madeleine trempée dans une infusion. La félicité que je venais d'éprouver était bien en effet la même que celle que j'avais éprouvée en mangeant la madeleine et dont j'avais alors ajourné de rechercher les causes profondes. La différence purement matérielle était dans les images évoquées. Un azur profond enivrait mes yeux, des impressions de fraîcheur, d'éblouissante lumière tournoyaient près de moi et dans mon désir de les saisir, sans oser plus bouger que quand je goûtais la saveur de la madeleine en tâchant de faire parvenir jusqu'à moi ce qu'elle me rappelait, je restais, quitte à faire rire la foule innombrable des wattmen, à tituber comme j'avais fait tout à l'heure, un pied sur le pavé plus élevé, l'autre pied sur le pavé le plus bas. Chaque fois que je refaisais rien que matériellement ce même pas, il me restait inutile; mais si je réussissais, oubliant la matinée Guermantes, à retrouver ce que j'avais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m'avait dit: "Saisis-moi au passage si tu en as la force et tâche à résoudre l'énigme du bonheur que je te propose". Et presque tout de suite je le reconnus, c'était Venise dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés [vol II.9] pris par ma mémoire ne m'avaient jamais rien dit et que la sensation que j'avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc, m'avait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-là à cette sensations-là, et qui étaient restées dans l'attente, à leur rang, d'où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés. De même le goût de la petite madeleine m'avait rappelé Combray. Mais pourquoi les images de Combray et de Venise m'avaient-elles à l'un et à l'autre moments donné une joie pareille à une certitude et suffisante sans autres preuves à me rendre la mort indifférente. Tout en me le demandant et en étant résolu aujourd'hui à trouver la réponse, j'entrai dans l'hôtel de Guermantes, parce que nous faisons toujours passer avant la besogne intérieure que nous avons à faire le rôle apparent que nous jouons et qui ce jour là était celui d'un invité. Mais arrivé au premier étage, un maître d'hôtel me demanda d'entrer un instant dans un petit salon-bibliothèque attenant au buffet, jusqu'à ce que le morceau qu'on jouait fût achevé, la princesse ayant défendu qu'on ouvrît les portes pendant son exécution. Or, à ce moment même, un second avertissement vint renforcer celui que m'avaient donné les pavés inégaux et m'exhorter à persévérer dans ma tâche. Un domestique en effet venait dans ses efforts infructueux pour ne pas faire de bruit, de cogner une cuiller contre une assiette. Le même genre de félicité que m'avaient donné les dalles inégales m'envahit; les sensations étaient de grande chaleur encore mais toutes différentes, mêlée d'une odeur de fumée apaisée par la fraîche odeur d'un cadre forestier; et je reconnus [vol II.10] que ce qui me paraissait si agréable était la même rangée d'arbres que j'avais trouvée ennuyeuse à observer et à décrire, et devant laquelle, débouchant la canette de bière que j'avais dans le wagon, je venais de croire un instant, dans une sorte d'étourdissement, que je me trouvais, tant le bruit identique de la cuiller contre l'assiette m'avait donné, avant que j'eusse eu le temps de me ressaisir, l'illusion du bruit du marteau d'un employé qui avait arrangé quelque chose à une roue de train pendant que nous étions arrêtés devant ce petit bois. Alors on eût dit que les signes qui devaient ce jour-là me tirer de mon découragement et me rendre la foi dans les lettres, avaient à coeurcœur de se multiplier, car un maître d'hôtel depuis longtemps au service du prince de Guermantes m'ayant reconnu, et m'ayant apporté dans la bibliothèque où j'étais pour m'éviter d'aller au buffet, un choix de petits fours, un verre d'orangeade, je m'essuyai la bouche avec la serviette qu'il m'avait donnée; mais aussitôt, comme le personnage des Mille et une Nuits qui sans le savoir accomplit précisément le rite qui fait apparaître, visible pour lui seul, un docile génie prêt à le transporter au loin, une nouvelle vision d'azur passa devant mes yeux; mais il était pur et salin, il se gonfla en mamelles bleuâtres; l'impression fut si forte que le moment que je vivais me sembla être le moment actuel, plus hébété que le jour où je me demandais si j'allais vraiment être accueilli par la princesse de Guermantes ou si tout n'allait pas s'effondrer, je croyais que le domestique venait d'ouvrir la fenêtre sur la plage et que tout m'invitait à descendre me promener le long de la digue à marée haute; la serviette que [vol II.11] j'avais prise pour m'essuyer la bouche avait précisément le genre de raideur et d'empesé de celle avec laquelle j'avais eu tant de peine à me sécher devant la fenêtre le premier jour de mon arrivée à Balbec, et maintenant devant cette bibliothèque de l'hôtel de Guermantes, elle déployait, réparti dans ses plis et dans ses cassures, le plumage d'un océan vert et bleu comme la queue d'un paon. Et je ne jouissais pas que de ces couleurs, mais de tout un instant de ma vie qui les soulevait, qui avait été sans doute aspiration vers elle, dont quelque sentiment de fatigue ou de tristesse m'avait peut-être empêché de jouir à Balbec, et qui maintenant, débarrassé de ce qu'il y a d'imparfait dans la perception extérieure, pur et désincarné me gonflait d'allégresse. Le morceau qu'on jouait pouvait finir d'un moment à l'autre et je pouvais être obligé d'entrer au salon. Aussi je m'efforçais de tâcher de voir clair le plus vite possible dans la nature des plaisirs identiques que je venais par trois fois en quelques minutes de ressentir, et ensuite de dégager l'enseignement que je devais en tirer. Sur l'extrême différence qu'il y a entre l'impression vraie que nous avons eue d'une chose et l'impression factice que nous nous en donnons quand volontairement nous essayons de nous la représenter, je ne m'arrêtais pas; me rappelant trop avec quelle indifférence relative Swann avait pu parler autrefois des jours où il était aimé, parce que sous cette phrase il voyait autre chose qu'eux, et de la douleur subite que lui avait causée la petite phrase de Vinteuil en lui rendant ces jours eux-mêmes, tels qu'il les avait jadis sentis, je comprenais trop ce que la sensation des dalles inégales, la raideur de la serviette, le goût [vol II.12] de la madeleine avaient réveillé en moi n'avait aucun rapport avec ce que je cherchais souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de Combray, à l'aide d'une mémoire uniforme; et je comprenais que la vie pût être jugée médiocre bien qu'à certains moments elle parût si belle, parce que dans le premier cas c'est sur tout autre chose qu'elle-même, sur des images qui ne gardent rien d'elle qu'on la juge et qu'on la déprécie. Tout au plus notais-je accessoirement que la différence qu'il y a entre chacune des impressions réelles - différences qui expliquent qu'une peinture uniforme de la vie ne puisse être ressemblante - tenait probablement à cette cause: que la moindre parole que nous avons dite à une époque de notre vie, le geste le plus insignifiant que nous avons fait était entouré, portait sur lui le reflet, des choses qui logiquement ne tenaient pas à lui, en ont été séparées par l'intelligence qui n'avait rien à faire d'elles pour les besoins du raisonnement, mais au milieu desquelles - ici reflet rose du soir sur le mur fleuri d'un restaurant champêtre, sensation de faim, désir des femmes, plaisir du luxe - là volutes bleues de la mer matinale enveloppant des phrases musicales qui en émergent partiellement comme les épaules des ondines - le geste, l'acte le plus simple reste enfermé comme dans mille vases enclos dont chacun serait rempli de choses d'une couleur, d'une odeur, d'une température absolument différentes; sans compter que ces vases disposés sur toute la hauteur de nos années pendant lesquelles nous n'avons cessé de changer, fût-ce seulement de rêve et de pensée, sont situés à des altitudes bien diverses, et nous donnent la sensation d'atmosphères singulièrement [vol II.13] variées. Il est vrai que ces changements nous les avons accomplis insensiblement; mais entre le souvenir qui nous revient brusquement et notre état actuel, de même qu'entre deux souvenirs d'années, de lieux, d'heures différentes, la distance est telle que cela suffirait, en dehors même d'une originalité spécifique à les rendre incomparables les uns aux autres. Oui, si le souvenir grâce à l'oubli, n'a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s'il est resté à sa place, à sa date, s'il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d'une vallée, où à la pointe d'un sommet, il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c'est un air qu'on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s'il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu'on a perdus. Et au passage, je remarquais qu'il y aurait dans l'oeuvreœuvre d'art que je me sentais prêt déjà sans m'y être consciemment résolu, à entreprendre, de grandes difficultés. Car j'en devrais exécuter les parties successives dans une matière en quelque sorte différente. Elle serait bien différente, celle qui conviendrait aux souvenirs de matins au bord de la mer, de celle d'après-midi à Venise, une matière distincte, nouvelle, d'une transparence, d'une sonorité spéciale, compacte, fraîchissante et rose, et différente encore si je voulais décrire les soirs de Rivebelle où dans la salle à manger ouverte sur le jardin, la chaleur commençait à se décomposer, à retomber, à se déposer, où une dernière lueur éclairait encore les roses sur les murs du restaurant [vol II.14] tandis que les dernières aquarelles du jour étaient encore visibles au ciel. Je glissais rapidement sur tout cela, plus impérieusement sollicité que j'étais de chercher la cause de cette félicité, du caractère de certitude avec lequel elle s'imposait, recherche ajournée autrefois. Or cette cause, je la devinais en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné où le bruit de la cuiller sur l'assiette, l'inégalité des dalles, le goût de la madeleine allaient jusqu'à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais; au vrai, l'être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu'elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu'elle avait d'extra-temporel, un être qui n'apparaissait que quand par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il put vivre, jouir de l'essence, des choses, c'est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j'avais reconnu, inconsciemment, le goût de la petite madeleine puisqu'à ce moment-là l'être que j'avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l'avenir. Cet être-là n'était jamais venu à moi, ne s'était jamais manifesté, qu'en dehors de l'action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d'une analogie m'avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours. [vol II.15]
 
Et peut-être, si tout à l'heure je trouvais que Bergotte avait jadis dit faux en parlant des joies de la vie spirituelle, c'était parce que j'appelais vie spirituelle à ce moment-là des raisonnements logiques qui étaient sans rapport avec elle, avec ce qui existait en moi à ce moment - exactement comme j'avais pu trouver le monde et la vie ennuyeux parce que je les jugeais d'après des souvenirs sans vérité, alors que j'avais un tel appétit de vivre maintenant que venaient de renaître en moi, à trois reprises, un véritable moment du passé.
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Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m'avait déçu parce que au moment où je la percevais, mon imagination qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s'appliquer à elle en vertu de la loi inévitable qui veut qu'on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l'effet de cette dure loi, s'était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation - bruit de la fourchette et du marteau, même inégalité de pavés - à la fois dans le passé ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l'ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact avait ajouté aux rêves de l'imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l'idée d'existence - et grâce à ce subterfuge avait permis à mon être d'obtenir, d'isoler, d'immobiliser - la durée d'un éclair - ce qu'il n'appréhende jamais: un peu de temps à l'état pur. L'être qui était rené [vol II.16] en moi quand avec un tel frémissement de bonheur j'avais entendu le bruit commun à la fois à la cuiller qui touche l'assiette et au marteau qui frappe sur la roue, à l'inégalité pour les pas des pavés de la cour Guermantes et du baptistère de Saint-Marc, cet être-là ne se nourrit que de l'essence des choses, en elles seulement il trouve sa subsistance, ses délices. Il languit dans l'observation du présent où les sens ne peuvent la lui apporter, dans la considération d'un passé que l'intelligence lui dessèche, dans l'attente d'un avenir que la volonté construit avec des fragments du présent et du passé auxquels elle retire encore de leur réalité ne conservant d'eux que ce qui convient à la fin utilitaire, étroitement humaine qu'elle leur assigne. Mais qu'un bruit, qu'une odeur, déjà entendu et respirée jadis le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l'essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et notre vrai moi qui parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l'était pas autrement, s'éveille, s'anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l'ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l'homme affranchi de l'ordre du temps. Et celui-là on comprend qu'il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d'une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de mort n'ait pas de sens pour lui; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l'avenir? Mais ce trompe-l'oeil qui mettait près de moi un moment du passé, incompatible avec le présent, ce trompe-l'oeil ne durait pas. Certes, on peut [vol II.17] prolonger les spectacles de la mémoire volontaire qui n'engage pas plus de forces de nous-mêmes que feuilleter un livre d'images. Ainsi jadis par exemple, le jour où je devais aller pour la première fois chez la princesse de Guermantes, de la cour ensoleillée de notre maison de Paris, j'avais paresseusement regardé à mon choix, tantôt la place de l'Église à Combray, ou la plage de Balbec, comme j'aurais illustré le jour qu'il faisait en feuilletant un cahier d'aquarelles prises dans les divers lieux où j'avais été et où avec un plaisir égoïste de collectionneur je m'étais dit en cataloguant ainsi les illustrations de ma mémoire: "J'ai tout de même vu de belles choses dans ma vie". Alors ma mémoire affirmait sans doute la différence des sensations, mais elle ne faisait que combiner entre eux des éléments homogènes. Il n'en avait plus été de même dans les trois souvenirs que je venais d'avoir et où, au lieu de me faire une idée plus flatteuse de mon moi, j'avais au contraire, presque douté de la réalité actuelle de ce moi. De même que le jour où j'avais trempé la madeleine dans l'infusion chaude, au sein de l'endroit où je me trouvais (que cet endroit fût comme ce jour-là ma chambre de Paris, ou comme aujourd'hui en ce moment, la bibliothèque du prince de Guermantes, un peu avant la cour de son hôtel) il y avait eu en moi irradiant d'une petite zone, autour de moi, une sensation (goût de la madeleine trempée, bruit métallique, sensation de pas inégaux qui était commune à cet endroit (où je me trouvais) et aussi à un autre endroit (chambre de ma tante Léonie, wagon de chemin de fer, baptistère de Saint-Marc). Et au moment où je raisonnais ainsi le bruit strident [vol II.18] d'un conduit d'eau tout à fait pareil à ces longs cris que parfois l'été les navires de plaisance faisaient entendre le soir au large de Balbec, me fit éprouver (comme me l'avait déjà fait une fois à Paris, dans un grand restaurant la vue d'une luxueuse salle à manger à demi vide, estivale et chaude) bien plus qu'une sensation simplement analogue à celle que j'avais à la fin de l'après-midi à Balbec quand toutes les tables étant déjà couvertes de leur nappe et de leur argenterie, les vastes baies vitrées restant ouvertes tout en grand sur la digue, sans un seul intervalle, un seul "plein" de verre ou de pierre, tandis que le soleil descendait lentement sur la mer où commençaient à errer les navires, je n'avais pour rejoindre Albertine et ses amies qui se promenaient sur la digue, qu'à enjamber le cadre de bois à peine plus haut que ma cheville, dans la charnière duquel on avait fait pour l'aération de l'hôtel glisser toutes ensembles les vitres qui se continuaient. Ce n'était d'ailleurs pas seulement un écho, un double d'une sensation passée que venait de me faire éprouver le bruit de la conduite d'eau, mais cette sensation elle-même. Dans ce cas-là comme dans tous les précédents la sensation commune avait cherché à recréer autour d'elle le lieu ancien, cependant que le lieu actuel qui en tenait la place, s'opposait de toute la résistance de sa masse à cette immigration dans un hôtel de Paris, d'une plage normande ou d'un talus d'une voie de chemin de fer. La salle à manger marine de Balbec avec son linge damassé préparé comme des nappes d'autel pour recevoir le coucher du soleil, avait cherché à ébranler la solidité de l'hôtel de Guermantes, d'en forcer les portes et [vol II.19] avait fait vaciller un instant les canapés autour de moi, comme elle avait fait un autre jour pour les tables d'un restaurant de Paris. Toujours dans ces résurrections-là, le lieu lointain engendré autour de la sensation commune, s'était accouplé un instant comme un lutteur au lieu actuel. Toujours le lieu actuel avait été vainqueur; toujours c'était le vaincu qui m'avait paru le plus beau, si bien que j'étais resté en extase sur le pavé inégal comme devant la tasse de thé, cherchant à maintenir aux moments où ils apparaissaient, à faire réapparaître dès qu'ils m'avaient échappé, ce Combray, ce Venise, ce Balbec envahissants, et refoulés qui s'élevaient pour m'abandonner ensuite au sein de ces lieux nouveaux, mais perméables pour le passé. Et si le lieu actuel n'avait pas été aussitôt vainqueur, je crois que j'aurais perdu connaissance; car ces résurrections du passé, dans la seconde qu'elles durent, sont si totales qu'elles n'obligent pas seulement nos yeux à cesser de voir la chambre qui est près d'eux, pour regarder la voie bordée d'arbres ou la marée montante. Elles forcent nos narines à respirer l'air de lieux pourtant si lointains, notre volonté à choisir entre les divers projets qu'ils nous proposent, notre personne toute entière à se croire entourée par eux, ou du moins à trébucher entre eux et les lieux présents dans l'étourdissement d'une incertitude pareille à celle qu'on éprouve parfois devant une vision ineffable, au moment de s'endormir.
 
De sorte que ce que l'être par trois et quatre fois ressuscité en moi venait de goûter, c'était peut-être bien des fragments d'existence soustraits au temps, mais cette contemplation, quoique d'éternité, [vol II.20] était fugitive. Et pourtant je sentais que le plaisir qu'elle m'avait donné à de rares intervalles dans ma vie, était le seul qui fût fécond et véritable. Le signe de l'irréalité des autres ne se montre-t-il pas assez, soit dans leur impossibilité à nous satisfaire comme par exemple les plaisirs mondains qui causent tout au plus le malaise provoqué par l'ingestion d'une nourriture abjecte, ou l'amitié qui est une simulation puisque pour quelques raisons morales qu'il le fasse l'artiste qui renonce à une heure de travail pour une heure de causerie avec un ami sait qu'il sacrifie une réalité pour quelque chose qui n'existe pas (les amis n'étant des amis que dans cette douce folie que nous avons au cours de la vie, à laquelle nous nous prêtons, mais que du fond de notre intelligence nous savons l' erreur d'un fou qui croirait que les meubles vivent et causerait, avec eux), soit dans la tristesse qui suit leur satisfaction, comme celle que j'avais eue le jour où j'avais été présenté à Albertine de m'être donné un mal pourtant bien petit afin d'obtenir une chose - connaître cette jeune fille - qui ne me semblait petite que parce que je l'avais obtenue. Même un plaisir plus profond comme celui que j'aurais pu éprouver quand j'aimais Albertine, n'était en réalité perçu qu'inversement par l'angoisse que j'avais quand elle n'était pas là, car quand j'étais sûr qu'elle allait arriver comme le jour où elle était revenue du Trocadéro, je n'avais pas cru éprouver plus qu'un vague ennui tandis que je m'exaltais de plus en plus au fur et à mesure que j'approfondissais le bruit du couteau ou le goût de l'infusion avec une joie croissante pour moi qui avait fait entrer dans ma chambre, la chambre de ma tante [vol II.21] Léonie et à sa suite tout Combray et ses deux côtés. Aussi cette contemplation de l'essence des choses j'étais maintenant décidé à m'attacher à elle, à la fixer, mais comment, par quel moyen? Sans doute, au moment où la raideur de la serviette m'avait rendu Balbec et pendant un instant avait caressé mon imagination, non pas seulement de la vue de la mer telle qu'elle était ce matin-là, mais de l'odeur de la chambre, de la vitesse du vent, du désir de déjeuner, de l'incertitude entre les diverses promenades, tout cela attaché à la sensation du large comme les ailes des roues à auges dans leur course vertigineuse, sans doute au moment où l'inégalité des deux pavés avait prolongé les images desséchées et nues que j'avais de Venise et de Saint-Marc, dans tous les sens et toutes les dimensions, de toutes les sensations que j'y avais éprouvées, raccordant la place à l'église, l'embarcadère à la place, le canal à l'embarcadère, et à tout ce que les yeux voient, le monde de désirs qui n'est vu que de l'esprit, j'avais été tenté sinon à cause de la saison, d'aller me promener sur les eaux pour moi surtout printanières de Venise, du moins de retourner à Balbec. Mais je ne m'arrêtai pas un instant à cette pensée; non seulement je savais que les pays n'étaient pas tels que leur nom me les peignait, et qui avait été leur quand je me les représentais. Il n'y avait plus guère que dans mes rêves, en dormant, qu'un lieu s'étendait devant moi, fait de la pure matière, entièrement distincte des choses communes qu'on voit, qu'on touche. Mais même en ce qui concernait ces images d'un autre genre encore, celles du souvenir, je savais que la beauté de Balbec je ne l'avais pas trouvée quand j'y étais allé, [vol II.22] et celle même qu'il m'avait laissée, celle du souvenir, ce n'était pas plus celle que j'avais retrouvée à mon second séjour. J'avais trop expérimenté l'impossibilité d'atteindre dans la réalité ce qui était au fond de moi-même. Ce n'était pas plus sur la place Saint-Marc, ce que n'avait été à mon second voyage à Balbec, ou à mon retour à Tansonville, pour voir Gilberte, que je retrouverais le Temps perdu, et le voyage que ne faisait que me proposer une fois de plus l'illusion que ces impressions anciennes existaient hors de moi-même, au coin d'une certaine place, ne pouvait être le moyen que je cherchais. Je ne voulais pas me laisser leurrer une fois de plus, car il s'agissait pour moi de savoir enfin s'il était vraiment possible d'atteindre ce que, toujours déçu comme je l'avais été en présence des lieux et des êtres, j'avais (bien qu'une fois la pièce pour concert de Vinteuil eût semblé me dire le contraire) cru irréalisable. Je n'allais donc pas tenter une expérience de plus dans la voie que je savais depuis longtemps ne mener à rien. Des impressions telles que celles que je cherchais à fixer ne pouvaient que s'évanouir au contact d'une jouissance directe qui a été impuissante à les faire naître. La seule manière de les goûter davantage c'était de tâcher de les connaître plus complètement, là où elles se trouvaient, c'est-à-dire en moi-même, de les rendre claires jusque dans leurs profondeurs. Je n'avais pu connaître le plaisir à Balbec, pas plus que celui de vivre avec Albertine, lequel ne m'avait été perceptible qu'après coup. Et si je faisais la récapitulation des déceptions de ma vie, en tant que vécue, qui me faisaient croire que sa réalité devait résider ailleurs qu'en l'action, et ne rapprochait [vol II.23] pas d'une manière purement fortuite et en suivant les vicissitudes de mon existence, des désappointements différents, je sentais bien que la déception du voyage, la déception de l'amour n'étaient pas des déceptions différentes, mais l'aspect varié que prend selon le fait auquel il s'applique, l'impuissance que nous avons à nous réaliser dans la jouissance matérielle, dans l'action effective. Et repensant à cette joie extra temporelle causée, soit par le bruit de la cuiller, soit par le goût de la madeleine, je me disais: "Était-ce cela ce bonheur proposé par la petite phrase de la sonate à Swann qui s'était trompé en l'assimilant au plaisir de l'amour et n'avait pas su le trouver dans la création artistique; ce bonheur que m'avait fait pressentir comme plus supra-terrestre encore que n'avait fait la petite phrase de la sonate, l'appel rouge et mystérieux de ce septuor que Swann n'avait pu connaître, étant mort comme tant d'autres avant que la vérité faite pour eux eût été révélée. D'ailleurs elle n'eût pu lui servir car cette phrase pouvait bien symboliser un appel mais non créer des forces et faire de Swann l'écrivain qu'il n'était pas. Cependant, je m'avisai au bout d'un moment et après avoir pensé à ces résurrections de la mémoire que, d'une autre façon, des impressions obscures avaient quelquefois et déjà à Combray, du côté de Guermantes, sollicité ma pensée, à la façon de ces réminiscences, mais qui cachaient non une sensation d'autrefois, mais une vérité nouvelle, une image précieuse que je cherchais à découvrir par des efforts du même genre que ceux qu'on fait pour se rappeler quelque chose comme si nos plus belles idées étaient comme des airs de musique qui nous [vol II.24] reviendraient sans que nous les eussions jamais entendus, et que nous nous efforcerions d'écouter, de transcrire. Je me souvins avec plaisir parce que cela me montrait que j'étais déjà le même alors et que cela recouvrait un trait fondamental de ma nature, avec tristesse aussi en pensant que depuis lors je n'avais jamais progressé, que déjà à Combray je fixais avec attention devant mon esprit quelque image qui m'avait forcé à la regarder, un nuage, un triangle, un clocher, une fleur, un caillou, en sentant qu'il y avait peut-être sous ces signes quelque chose de tout autre que je devais tâcher de découvrir, une pensée qu'ils traduisaient à la façon de ces caractères hiéroglyphes qu'on croirait représenter seulement des objets matériels. Sans doute, ce déchiffrage était difficile, mais seul il donnait quelque vérité à lire. Car les vérités que l'intelligence saisit directement à claire-voie dans le monde de la pleine lumière ont quelque chose de moins profond, de moins nécessaire que celles que la vie nous a malgré nous communiquées en une impression, matérielle parce qu'elle est entrée par nos sens, mais dont nous pouvons dégager l'esprit. En somme, dans ce cas comme dans l'autre, qu'il s'agisse d'impressions comme celles que m'avait données la vue des clochers de Martinville, ou de réminiscences comme celle de l'inégalité des deux marches ou le goût de la madeleine, il fallait tâcher d'interpréter les sensations comme les signes d'autant de lois et d'idées, en essayant de penser, c'est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j'avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel. Or, ce moyen qui me paraissait le seul, qu'était-ce autre chose que faire une oeuvreœuvre d'art? [vol II.25] Et déjà les conséquences se pressaient dans mon esprit; car qu'il s'agît de réminiscences dans le genre du bruit de la fourchette, ou du goût de la madeleine, ou de ces vérités écrites à l'aide de figures dont j'essayais de chercher le sens dans ma tête, où, clochers, herbes folles, elles composaient un grimoire compliqué et fleuri, leur premier caractère était que je n'étais pas libre de les choisir qu'elles m'étaient données telles quelles. Et je sentais que ce devait être la griffe de leur authenticité. Je n'avais pas été chercher les deux pavés de la cour où j'avais buté. Mais justement la façon fortuite, inévitable, dont la sensation avait été rencontrée, contrôlait la vérité d'un passé qu'elle ressuscitait, des images qu'elle déclenchait, puisque nous sentons son effort pour remonter vers la lumière, que nous sentons la joie du réel retrouvé. Elle est le contrôle de la vérité de tout le tableau fait d'impressions contemporaines qu'elle ramène à sa suite, avec cette infaillible proportion de lumière et d'ombre, de relief et d'omission, de souvenir et d'oubli, que la mémoire ou l'observation conscientes ignoreront toujours.
 
Le livre intérieur de ces signes inconnus (de signes en relief, semblait-il, que mon attention explorant mon inconscient allait chercher, heurtait, contournait, comme un plongeur qui sonde), pour sa lecture, personne ne pouvait m'aider d'aucune règle, cette lecture consistant en un acte de création où nul ne peut nous suppléer, ni même collaborer avec nous. Aussi combien se détournent de l'écrire, que de tâches n'assume-t-on pas pour éviter celle-là. Chaque événement, que ce fût l'affaire Dreyfus, que ce fût la guerre, avait fourni d'autres excuses [vol II.26] aux écrivains pour ne pas déchiffrer ce livre-là; ils voulaient assurer le triomphe du droit, refaire l'unité morale de la nation, n'avaient pas le temps de penser à la littérature. Mais ce n'étaient que des excuses parce qu'ils n'avaient pas ou plus, de génie, c'est-à-dire d'instinct. Car l'instinct dicte le devoir et l'intelligence fournit les prétextes pour l'éluder. Seulement les excuses ne figurent point dans l'art, les intentions n'y sont pas comptées, à tout moment l'artiste doit écouter son instinct, ce qui fait que l'art est ce qu'il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai Jugement dernier. Ce livre, le plus pénible de tous à déchiffrer, est aussi le seul que nous ait dicté la réalité, le seul dont "l'impression" ait été faite en nous par la réalité même. De quelque idée laissée en nous par la vie qu'il s'agisse, sa figure matérielle, trace de l'impression qu'elle nous a faite, est encore le gage de sa vérité nécessaire. Les idées formées par l'intelligence pure n'ont qu'une vérité logique, une vérité possible, leur élection est arbitraire. Le livre aux caractères figurés, non tracés par nous est notre seul livre. Non que les idées que nous formons ne puissent être justes logiquement, mais nous ne savons pas si elles sont vraies. Seule l'impression, si chétive qu'en semble la matière, si invraisemblable la trace, est un critérium de vérité et à cause de cela mérite seule d'être appréhendée par l'esprit car elle est seule capable, s'il sait en dégager cette vérité, de l'amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie. L'impression est pour l'écrivain ce qu'est l'expérimentation pour le savant avec cette différence que chez le savant, le travail de l'intelligence précède et chez l'écrivain vient [vol II.27] après. Ce que nous n'avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n'est pas à nous. Ne vient de nous-mêmes que ce que nous tirons de l'obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres. Et comme l'art recompose exactement la vie, autour de ces vérités qu'on a atteintes en soi-même flotte une atmosphère de poésie, la douceur d'un mystère qui n'est que la pénombre que nous avons traversée. Un rayon oblique du couchant me rappelle instantanément un temps auquel je n'avais jamais repensé et où dans ma petite enfance, comme ma tante Léonie avait une fièvre que le Dr Percepied avait craint typhoïde, on m'avait fait habiter une semaine la petite chambre qu'Eulalie avait sur la place de l'Église, où il n'y avait qu'une sparterie par terre et à la fenêtre un rideau de percale, bourdonnant toujours d'un soleil auquel je n'étais pas habitué. Et en voyant comme le souvenir de cette petite chambre d'ancienne domestique ajoutait tout d'un coup à ma vie passée, une longue étendue si différente du reste et si délicieuse, je pensai par contraste au néant d'impressions qu'avaient apporté dans ma vie les fêtes les plus somptueuses dans les hôtels les plus princiers. La seule chose un peu triste dans cette chambre d'Eulalie était qu'on y entendait le soir à cause de la proximité du viaduc les hululements des trains. Mais comme je savais que ces beuglements émanaient de machines réglées, ils ne m'épouvantaient pas comme aurait pu faire à une époque de la préhistoire, les cris poussés par un mammouth voisin dans sa promenade libre et désordonnée.
 
Ainsi j'étais déjà arrivé à cette conclusion que nous [vol II.28] ne sommes nullement libres devant l'oeuvreœuvre d'art, que nous ne la faisons pas à notre gré, mais, que, préexistant à nous, nous devons, à la fois parce qu'elle est nécessaire et cachée, et comme nous ferions pour une loi de la nature, la découvrir. Mais cette découverte que l'art pouvait nous faire faire n'était-elle pas au fond celle de ce qui devrait nous être le plus précieux, et de ce qui nous reste d'habitude à jamais inconnu, notre vraie vie, la réalité telle que nous l'avons sentie et qui diffère tellement de ce que nous croyons que nous sommes emplis d'un tel bonheur, quand le hasard nous en apporte le souvenir véritable. Je m'en assurais, par la fausseté même de l'art prétendu réaliste et qui ne serait pas si mensonger si nous n'avions pris dans la vie l'habitude de donner à ce que nous sentons une expression qui en diffère tellement et que nous prenons au bout de peu de temps pour la réalité même. Je sentais que je n'aurais pas à m'embarrasser des diverses théories littéraires qui m'avaient un moment troublé - notamment celles que la critique avait développées au moment de l'Affaire Dreyfus et avait reprises pendant la guerre et qui tendaient à "faire sortir l'artiste de sa tour d'ivoire", à traiter de sujets non frivoles ni sentimentaux, à peindre de grands mouvements ouvriers, et à défaut de foules à tout le moins non plus d'insignifiants oisifs - "j'avoue que la peinture de ces inutiles m'indiffère assez" disait Bloch - mais de nobles intellectuels ou des héros. même avant de discuter leur contenu logique, ces théories me paraissaient dénoter chez ceux qui les soutenaient une preuve d'infériorité, comme un enfant vraiment bien élevé qui entend des gens chez qui on l'a envoyé déjeuner dire: "nous [vol II.29] avouons tout, nous sommes francs", sent que cela dénote une qualité morale inférieure à la bonne action pure et simple qui ne dit rien. L'art véritable n'a que faire de tant de proclamations et s'accomplit dans le silence. D'ailleurs ceux qui théorisaient ainsi employaient des expressions toutes faites qui ressemblaient singulièrement à celles d'imbéciles qu'ils flétrissaient. Et peut-être est-ce plutôt à la qualité du langage qu'au genre d'esthétique qu'on peut juger du degré auquel a été porté le travail intellectuel et moral. Mais inversement cette qualité du langage (et même pour étudier les lois du caractère on le peut aussi bien en prenant un sujet sérieux ou frivole, comme un prosecteur peut aussi bien étudier celles de l'anatomie sur le corps d'un imbécile que sur celui d'un homme de talent: les grandes lois morales, aussi bien que celles de la circulation du sang ou de l'élimination rénale diffèrent peu selon la valeur intellectuelle des individus) dont croient pouvoir se passer les théoriciens, ceux qui admirent les théoriciens, croient facilement qu'elle ne prouve pas une grande valeur intellectuelle, valeur qu'ils ont besoin pour la discerner de voir exprimer directement et qu'ils n'induisent pas de la beauté d'une image. D'où la grossière tentation pour l'écrivain d'écrire des oeuvresœuvres intellectuelles. Grande indélicatesse. Une oeuvreœuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. Encore cette dernière ne fait-elle qu'exprimer une valeur qu'au contraire en littérature le raisonnement logique diminue. On raisonne, c'est-à-dire on vagabonde chaque fois qu'on n'a pas la force de s'astreindre à faire passer une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation, à l'expression [vol II.30] de sa réalité. La réalité à exprimer résidait, je le comprenais maintenant non dans l'apparence du sujet mais dans le degré de pénétration de cette impression à une profondeur où cette apparence importait peu, comme le symbolisaient ce bruit de cuiller sur une assiette, cette raideur empesée de la serviette qui m'avaient été plus précieux pour mon renouvellement spirituel que tant de conversations humanitaires, patriotiques, internationalistes. Plus de style avais-je entendu dire alors, plus de littérature, de la vie. On peut penser combien même les simples théories de M. de Norpois "contre les joueurs de flûtes" avaient refleuri depuis la guerre. Car tous ceux qui n'ayant pas le sens artistique, c'est-à-dire la soumission à la réalité intérieure, peuvent être pourvus de la faculté de raisonner à perte de vue sur l'art, pour peu qu'ils soient par surcroît diplomates ou financiers, mêlés aux "réalités" du temps présent, croient volontiers que la littérature est un jeu de l'esprit destiné à être éliminé de plus en plus dans l'avenir. Quelques-uns voulaient que le roman fût une sorte de défilé cinématographique des choses. Cette conception était absurde. Rien ne s'éloigne plus de ce que nous avons perçu en réalité qu'une telle vue cinématographique. Justement, comme en entrant dans cette bibliothèque, je m'étais souvenu de ce que les Goncourt disent des belles éditions originales qu'elle contient, je m'étais promis de les regarder, tant que j'étais enfermé ici. Et tout en poursuivant mon raisonnement, je tirais un à un, sans trop y faire attention du reste, les précieux volumes, quand au moment où j'ouvrais distraitement l'un d'eux: François le Champi de George Sand, je me sentis désagréablement [vol II.31] frappé comme par quelque impression trop en désaccord avec mes pensées actuelles, jusqu'au moment où, avec une émotion qui alla jusqu'à me faire pleurer, je reconnus combien cette impression était d'accord avec elles. Tel à l'instant que dans la chambre mortuaire les employés des pompes funèbres se préparent à descendre la bière, le fils d'un homme qui a rendu des services à la patrie serrant la main aux derniers amis qui défilent, si tout à coup retentit sous les fenêtres une fanfare, se révolte, croyant à quelque moquerie dont on insulte son chagrin, puis lui qui est resté maître de soi jusque-là ne peut plus retenir ses larmes, lorsqu'il vient à comprendre que ce qu'il entend c'est la musique d'un régiment qui s'associe à son deuil et rend honneur à la dépouille de son père. Tel, je venais de reconnaître la douloureuse impression que j'avais éprouvée en lisant le titre d'un livre dans la bibliothèque du Prince de Guermantes, titre qui m'avait donné l'idée que la littérature nous offrait vraiment ce monde du mystère que je ne trouvais plus en elle. Et pourtant ce n'était pas un livre bien extraordinaire, c'était François le Champi, mais ce nom-là comme le nom des Guermantes n'était pas pour moi comme ceux que j'avais connus depuis. Le souvenir de ce qui m'avait semblé inexplicable dans le sujet de François de Champi, tandis que maman me lisait le livre de George Sand, était réveillé par ce titre, aussi bien que le nom de Guermantes (quand je n'avais pas vu les Guermantes depuis longtemps), contenait pour moi tant de féodalité - comme François le Champi l'essence du roman - et se substituait pour un instant à l'idée fort commune de ce que sont les romans berrichons de GeorgeSand. [vol II.32] Dans un dîner quand la pensée reste toujours à la surface, j'aurais pu sans doute parler de François le Champi et des Guermantes, sans que ni l'un ni l'autre fussent ceux de Combray. Mais quand j'étais seul, comme en ce moment, c'est à une profondeur plus grande que j'avais plongé. A ce moment-là l'idée que telle personne dont j'avais fait la connaissance dans le monde était la cousine de Mme de Guermantes, c'est-à-dire d'un personnage de lanterne magique me semblait incompréhensible, et tout autant que les plus beaux livres que j'avais lus fussent - je ne dis pas même supérieurs ce qu'ils étaient pourtant - mais égaux à cet extraordinaire François le Champi. C'était une impression d'enfance bien ancienne où mes souvenirs d'enfance et de famille étaient tendrement mêlés et que je n'avais pas reconnue tout de suite. Je m'étais au premier instant demandé avec colère quel était l'étranger qui venait me faire mal et l'étranger c'était moi-même, c'était l'enfant que j'étais alors, que le livre venait de susciter en moi, car de moi ne connaissant que cet enfant, c'est cet enfant que le livre avait appelé tout de suite, ne voulant être regardé que par ses yeux, aimé que par son coeurcœur et ne parler qu'à lui. Aussi ce livre que ma mère m'avait lu haut à Combray presque jusqu'au matin avait-il gardé pour moi tout le charme de cette nuit-là. Certes la "plume" de George Sand, pour prendre une expression de Brichot qui aimait tant dire qu'un livre était écrit d'une plume alerte, ne me semblait pas du tout comme elle avait paru si longtemps à ma mère avant qu'elle modelât lentement ses goûts littéraires sur les miens, une plume magique. Mais c'était une plume que sans le vouloir j'avais électrisée [vol II.33] comme s'amusent souvent à faire les collégiens, et voici que mille riens de Combray, et que je n'apercevais plus depuis longtemps, sautaient légèrement d'eux-mêmes et venaient à la queue-leu leu se suspendre au bec aimanté, en une chaîne interminable et tremblante de souvenirs. Certains esprits qui aiment le mystère veulent croire que les objets conservent quelque chose des yeux qui les regardèrent, que les monuments et les tableaux ne nous apparaissent que sous le voile sensible que leur ont tissé l'amour et la contemplation de tant d'adorateurs, pendant des siècles. Cette chimère deviendrait vraie s'ils la transposaient dans le domaine de la seule réalité pour chacun, dans le domaine de sa propre sensibilité.
 
Oui, en ce sens-là, en ce sens-là seulement; mais il est bien plus grand, une chose que nous avons regardée autrefois, si nous la revoyons, nous rapporte avec le regard que nous yavons posé, toutes les images qui le remplissaient alors. C'est que les choses - un livre sous sa couverture rouge comme les autres - sitôt qu'elles sont perçues par nous, deviennent en nous quelque chose d'immatériel, de même nature que toutes nos préoccupations ou nos sensations de ce temps-là et se mêlent indissolublement à elles. Tel nom lu dans un livre autrefois, contient entre ses syllabes le vent rapide et le soleil brillant qu'il faisait quand nous le lisions. Dans la moindre sensation apportée par le plus humble aliment, l'odeur du café au lait, nous retrouvons cette vague espérance d'un beau temps qui, si souvent, nous sourit, quand la journée était encore intacte et pleine, dans l'incertitude du ciel matinal; une lueur est un vase rempli de parfum, de sons, de [vol II.34] moments, d'humeurs variées, de climats. De sorte que la littérature qui se contente de "décimer les choses", d'en donner seulement un misérable relevé de lignes et de surfaces, est celle qui tout en s'appelant réaliste est la plus éloignée de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus, car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé dont les choses gardaient l'essence et l'avenir, où elles nous incitent à le goûter de nouveau. C'est elle que l'art digne de ce nom doit exprimer et s'il y échoue, on peut encore tirer de son impuissance un enseignement (tandis qu'on n'en tire aucun des réussites du réalisme) à savoir que cette essence est en partie subjective et incommunicable.
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L'idée d'un art populaire comme d'un art patriotique si même elle n'avait pas été dangereuse me semblait ridicule. S'il s'agissait de le rendre accessible au peuple, on sacrifiait les raffinements de la forme "bons pour des oisifs"; or, j'avais assez fréquenté de gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés et non les ouvriers électriciens. A cet égard un art populaire par la forme eût été destiné plutôt aux membres du Jockey qu'à ceux de la Confédération générale du travail; quant aux sujets, les romans populaires enivrent autant les gens du peuple que les enfants ces livres qui sont écrits pour eux. On cherche à se dépayser en lisant et les ouvriers sont aussi curieux des princes, que les princes des ouvriers. Dès le début de la guerre, M. Barrès avait dit que l'artiste (en l'espèce le Titien), doit avant tout servir la gloire de sa patrie. Mais il ne peut la servir qu'en étant artiste, c'est-à-dire qu'à condition au moment où il étudie les lois de l'Art, institue ses expériences et fait ses découvertes, aussi délicates que celles de la Science, de ne pas penser à autre chose - fût-ce à la patrie - qu'à la vérité qui est devant lui. N'imitons pas les révolutionnaires qui par "civisme" méprisaient s'ils ne les détruisaient pas les oeuvresœuvres de Watteau et de La Tour, peintres qui honoraient davantage la France que [vol II.39] tous ceux de la Révolution. L'anatomie n'est peut-être pas ce que choisirait un coeurcœur tendre, si l'on avait le choix. Ce n'est pas la bonté de son coeurcœur vertueux, laquelle était fort grande qui a fait écrire à Choderlos de Laclos les Liaisons Dangereuses, ni son goût pour la petite bourgeoisie petite ou grande qui a fait choisir à Flaubert comme sujets ceux de Mme Bovary et de l'Education Sentimentale. Certains disaient que l'art d'une époque de hâte serait bref, comme ceux qui prédisaient avant la guerre qu'elle serait courte. Le chemin de fer devait ainsi tuer la contemplation, il était vain de regretter le temps des diligences, mais l'automobile remplit leur fonction et arrête à nouveau les touristes vers les églises abandonnées.
 
Une image offerte par la vie, nous apporte en réalité à ce moment-là des sensations multiples et différentes. La vue par exemple de la couverture d'un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d'une lointaine nuit d'été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d'un beau temps qui jadis si souvent pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée qui semblait du lait durci, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément - rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s'éloigne par là d'autant plus du vrai qu'elle prétend se borner à lui - rapport unique que l'écrivain doit retrouver pour en enchaîner [vol II.40] à jamais dans sa phrase les deux termes différents. On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à celui qu'est le rapport unique, de la loi causale, dans le monde de la science et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style, ou même, ainsi que la vie, quand en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence en les réunissant l'une et l'autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore, et les enchaînera par le lien indescriptible d'une alliance de mots. La nature elle-même, à ce point de vue sur la voie de l'art, n'était elle pas commencement d'art, elle qui souvent ne m'avait permis de connaître la beauté d'une chose que longtemps après dans une autre, midi à Combray que dans le bruit de ses cloches, les matinées de Doncières que dans les hoquets de notre calorifère à eau. Le rapport peut être peu intéressant, les objets médiocres, le style mauvais, mais tant qu'il n'y a pas eu cela il n'y a rien eu. La littérature qui se contente de "décrire les choses", de donner un misérable relevé de leurs lignes et de leur surface est malgré sa prétention réaliste la plus éloignée de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus ne parla-t-elle que de gloire et de grandeurs, car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé dont les choses gardent l'essence, et l'avenir où elles nous incitent à le goûter encore. Mais il y avait plus. Si la réalité était cette espèce de déchet de l'expérience, à peu près identique pour [vol II.41] chacun, parce que quand nous disons: un mauvais temps, une guerre, une station de voiture, un restaurant éclairé, un jardin en fleurs, tout le monde sait ce que nous voulons dire; si la réalité était cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait et le "style", la "littérature" qui s'écarteraient de leur simple donnée seraient un hors d'oeuvreœuvre artificiel. Mais était-ce bien cela la réalité? Si j'essayais de me rendre compte de ce qui se passe en effet en nous au moment où une chose nous fait une certaine impression, soit que comme ce jour où en passant sur le pont de la Vivonne, l'ombre d'un nuage sur l'eau m'eût fait crier "zut alors" en sautant de joie, soit qu'écoutant une phrase de Bergotte tout ce que j'eusse vu de mon impression c'est ceci qui ne lui convenait pas spécialement: "c'est admirable", soit qu'irrité d'un mauvais procédé, Bloch prononçât ces mots qui ne convenaient pas du tout à une aventure si vulgaire: "Qu'on agisse ainsi, je trouve cela même fantastique", soit quand flatté d'être bien reçu chez les Guermantes, et d'ailleurs un peu grisé par leurs vins je n'aie pu m'empêcher de dire à mi-voix, seul, en les quittant: "ce sont tout de même des êtres exquis avec qui il serait doux de passer la vie", je m'apercevais que pour exprimer ces impressions pour écrire ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n'a pas dans le sens courant à l'inventer puisque il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un traducteur.
 
Or si quand il s'agit du langage inexact de l'amour propre par exemple, le redressement de l'oblique [vol II.42] discours intérieur (qui va s'éloignant de plus en plus de l'impression première et cérébrale) jusqu'à ce qu'il se confonde avec la droite qui aurait dû partir de l'impression, si ce redressement est chose malaisée contre quoi boude notre paresse, il est d'autres cas, celui où il s'agit de l'amour par exemple, où ce même redressement devient douloureux. Toutes nos feintes indifférences, toute notre indignation contre ses mensonges si naturels, si semblables à ceux que nous pratiquons nous-mêmes, en un mot tout ce que nous n'avons cessé, chaque fois que nous étions malheureux ou trahis, non seulement de dire à l'être aimé, mais même en attendant de le voir, de nous dire sans fin à nous-même, quelquefois à haute voix dans le silence de notre chambre troublé par quelques: "non, vraiment, de tels procédés sont intolérables" et "j'ai voulu te recevoir une dernière fois et ne nierai pas que cela me fasse de la peine", ramener tout cela à la vérité ressentie dont cela s'était tant écarté, c'est abolir tout ce à quoi nous tenions le plus, ce qui seul à seul avec nous-mêmes, dans des projets fiévreux de lettres et de démarches fut notre entretien passionné avec nous-mêmes.
 
Même dans les joies artistiques qu'on recherche pourtant en vue de l'impression qu'elles donnent, nous nous arrangeons le plus vite possible à laisser de côté comme inexprimable ce qui est précisément cette impression même et à nous attacher à ce qui nous permet d'en éprouver le plaisir sans le connaître jusqu'au fond et de croire le communiquer à d'autres amateurs avec qui la conversation sera possible, parce que nous leur parlerons d'une chose qui est [vol II.43] la même pour eux et pour nous, la racine personnelle de notre propre impression étant supprimée. Dans les moments mêmes où nous sommes les spectateurs les plus désintéressés de la nature, de la société, de l'amour, de l'art lui-même - comme toute impression est double, à demi engainée dans l'objet, prolongée en nous-même par une autre moitié que seuls nous pourrions connaître, nous nous empressons de négliger celle-là, c'est-à-dire la seule à laquelle nous devrions nous attacher et nous ne tenons compte que de l'autre moitié qui ne pouvant pas être approfondie parce qu'elle est extérieure, ne sera cause pour nous d'aucune fatigue: le petit sillon qu'une phrase musicale ou la vue d'une église a creusé en nous, nous trouvons trop difficile de tâcher de l'apercevoir. Mais nous rejouons la symphonie, nous retournons voir l'église jusqu'à ce que - dans cette fuite, loin de notre propre vie que nous n'avons pas le courage de regarder, et qui s'appelle l'érudition - nous les connaissions aussi bien, de la même manière, que le plus savant amateur de musique ou d'archéologie. Aussi combien s'en tiennent là qui n'extraient rien de leur impression, vieillissent inutiles et insatisfaits, comme des célibataires de l'art. Ils ont les chagrins qu'ont les vierges et les paresseux, et que la fécondité dans le travail guérirait. Ils sont plus exaltés à propos des oeuvresœuvres d'art que les véritables artistes, car leur exaltation n'étant pas pour eux l'objet d'un dur labeur d'approfondissement, elle se répand au dehors, échauffe leurs conversations, empourpre leur visage; ils croient accomplir un acte, en hurlant à se casser la voix: "Bravo, bravo", après l'exécution d'une oeuvreœuvre qu'ils aiment. Mais ces manifestations ne les forcent pas à éclaircir la [vol II.44] nature de leur amour, ils ne la connaissent pas. Cependant celui-ci inutilisé, reflue même sur leurs conversations les plus calmes, leur fait faire de grands gestes, des grimaces, des hochements de tête quand ils parlent d'art. "J'ai été à un concert où on jouait une musique qui, je vous avouerai, ne m'emballait pas. On commence alors le quatuor. Ah! mais non d'une pipe ça change (la figure de l'amateur à ce moment-là exprime une inquiétude anxieuse comme s'il pensait: "mais je vois des étincelles, ça sent le roussi, il y a le feu"). Tonnerre de Dieu, ce que j'entends là c'est exaspérant, c'est mal écrit, mais c'est epastrouillant, ce n'est pas l'oeuvreœuvre de tout le monde". Encore si risibles que soient ces amateurs, ils ne sont pas tout à fait à dédaigner. Ils sont les premiers essais de la nature qui veut créer l'artiste, aussi informes, aussi peu viables que ces premiers animaux qui précédèrent les espèces actuelles et qui n'étaient pas constitués pour durer. Ces amateurs velléitaires et stériles doivent nous toucher comme ces premiers appareils qui ne purent quitter la terre mais où résidait non encore le moyen secret et qui restait à découvrir, mais le désir du vol. "Et mon vieux, ajoute l'amateur en vous prenant par lebras, moi c'est la huitième fois que je l'entends et je vous jure bien que ce n'est pas la dernière". Et en effet comme ils n'assimilent pas ce qui dans l'art est vraiment nourricier, ils ont tout le temps besoin de joies artistiques, en proie à une boulimie qui ne les rassasie jamais. Ils vont donc applaudir longtemps de suite la même oeuvreœuvre, croyant de plus que leur présence réalise un devoir, un acte, comme d'autres personnes la leur à une séance d'un Conseil d'Administration, à un enterrement. Puis viennent des oeuvresœuvres [vol II.45] autres même opposées que ce soit en littérature, en peinture ou en musique. Car la faculté de lancer des idées, des systèmes et surtout de se les assimiler, a toujours été beaucoup plus fréquente, même chez ceux qui produisent, que le véritable goût, mais prend une extension plus considérable depuis que les revues, les journaux littéraires se sont multipliés (et avec eux les vocations factices d'écrivains et d'artistes). Ainsi la meilleure partie de la jeunesse, la plus intelligente, la plus intéressée, n'aimait-elle plus que les oeuvresœuvres ayant une haute portée morale et sociologique, même religieuse. Elle s'imaginait que c'était là le critérium de la valeur d'une oeuvreœuvre, renouvelant ainsi l'erreur des David, des Chenavard, des Brunetière, etc. On préférait à Bergotte dont les plus jolies phrases avaient exigé en réalité un bien plus profond repli sur soi-même des écrivains qui semblaient plus profonds simplement parce qu'ils écrivaient moins bien. La complication de son écriture n'était faite que pour des gens du monde, disaient des démocrates qui faisaient ainsi aux gens du monde un honneur immérité. Mais dès que l'intelligence raisonneuse veut se mettre à juger des oeuvresœuvres d'art, il n'y a plus rien de fixe, de certain: on peut démontrer tout ce qu'on veut. Alors que la réalité du talent est un bien, une acquisition universelle, dont on doit avant tout constater la présence sous les modes apparentes de la pensée et du style, c'est sur ces dernières que la critique s'arrête pour classer les auteurs. Elle sacre prophète à cause de son ton péremptoire, de son mépris affiché pour l'école qui l'a précédé, un écrivain qui n'apporte nul message nouveau. Cette constante aberration de la critique [vol II.46] est telle qu'un écrivain devrait presque préférer être jugé par le grand public (si celui-ci n'était incapable de se rendre compte même de ce qu'un artiste a tenté dans un ordre de recherches qui lui est inconnu). Car il y a plus d'analogie entre la vie instinctive du public et le talent d'un grand écrivain qui n'est qu'un instinct religieusement écouté, au milieu du silence imposé à tout le reste, un instinct perfectionné et compris, qu'avec le verbiage superficiel et les critères changeants des juges attitrés. Leur logomachie se renouvelle de dix ans en dix ans (car le kaléidoscope n'est pas composé seulement par les groupes mondains, mais par les idées sociales, politiques, religieuses, qui prennent une ampleur momentanée grâce à leur réfraction dans des masses étendues, mais restant limitées malgré cela à la courte vie des idées dont la nouveauté n'a pu séduire que des esprits peu exigeants en fait de preuves). Ainsi s'étaient succédés les partis et les écoles, faisant se prendre à eux toujours les mêmes esprits, hommes d'une intelligence relative, toujours voués aux engouements dont s'abstiennent des esprits plus scrupuleux et plus difficiles en fait de preuves. Malheureusement justement parce que les autres ne sont que de demi esprits, ils ont besoin de se compléter dans l'action, ils agissent ainsi plus que les esprits supérieurs, attirent à eux la foule et créent autour d'eux non seulement les réputations surfaites et les dédains injustifiés mais les guerres civiles et les guerres extérieures, dont un peu de critique port-royaliste sur soi-même devrait préserver. Et quant à la jouissance que donne à un esprit parfaitement juste, à un coeurcœur vraiment vivant, la belle pensée d'un maître, elle est sans doute entièrement saine, mais si précieux [vol II.47] que soient les hommes qui la goûtent vraiment (combien y en a-t-il en vingt ans) elle les réduit tout de même à n'être que la pleine conscience d'un autre. Qu'un homme ait tout fait pour être aimé d'une femme qui n'eût pu que le rendre malheureux, mais n'ait même pas réussi, malgré ses efforts redoublés pendant des années à obtenir un rendez-vous de cette femme, au lieu de chercher à exprimer ses souffrances et le péril auquel il a échappé, il relit sans cesse en mettant sous elle "un million de mots" et les souvenirs les plus émouvants de sa propre vie, cette pensée de Labruyère: "Les hommes souvent veulent aimer et ne sauraient y réussir, ils cherchent leur défaite sans pouvoir la rencontrer, et si j'ose ainsi parler, ils sont contraints de demeurer libres". Que ce soit ce sens ou non qu'ait eu cette pensée pour celui qui l'écrivit (pour qu'elle l'eût et ce serait plus beau, il faudrait "être aimés" au lieu d'"aimer") il est certain qu'en lui ce lettré sensible la vivifie, la gonfle de signification jusqu'à la faire éclater, il ne peut la redire qu'en débordant de joie tant il la trouve vraie et belle, mais il n'y a malgré tout rien ajouté, et il reste seulement la pensée de Labruyère.
 
Comment la littérature de notations aurait-elle une valeur quelconque puisque c'est sous de petites choses comme celles qu'elle note, que la réalité est contenue (la grandeur dans le bruit lointain d'un aéroplane, dans la ligne du clocher de Saint-Hilaire, le passé dans la saveur d'une madeleine, etc.) et qu'elles sont sans signification par elles-mêmes si on ne l'en dégage pas?
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Peu à peu conservée par la mémoire, c'est la chaîne de toutes les impressions inexactes, où ne [vol II.48] reste rien de ce que nous avons réellement éprouvé, qui constitue pour nous notre pensée, notre vie, la réalité, et c'est ce mensonge-là que ne ferait que reproduire un art soi-disant "vécu", simple comme la vie, sans beauté, double emploi si ennuyeux et si vain de ce que nos yeux voient et de ce que notre intelligence constate qu'on se demande où celui qui s'y livre, trouve l'étincelle joyeuse et motrice, capable de le mettre entrain et de le faire avancer dans sa besogne. La grandeur de l'art véritable, au contraire, de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l'avoir connue, et qui est tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas "développés". Ressaisirnotre vie; et aussi la vie des autres; car le style pour l'écrivain aussi bien que pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret [vol II.49] éternel de chacun. Par l'art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a des artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini, et qui bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont ils émanaient, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient leur rayon spécial.
 
Ce travail de l'artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l'expérience, sous des mots quelque chose de différent, c'est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-même l'amour-propre, la passion, l'intelligence et l'habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher maintenant, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie. En somme cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s'"observer", dont les apparences qu'on observe ont besoin d'être traduites et souvent lues à rebours et péniblement déchiffrées. Ce travail qu'avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d'imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c'est ce travail que l'art défera, c'est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs, où ce qui a existé réellement gît inconnu [vol II.50] de nous qu'il nous fera suivre. Et sans doute c'était une grande tentation que de recréer la vraie vie, de rajeunir les impressions. Mais il y fallait du courage de tout genre et même sentimental. Car c'était avant tout abroger ses plus chères illusions, cesser de croire à l'objectivité de ce qu'on a élaboré soi-même, et au lieu de se bercer une centième fois de ces mots "elle était bien gentille" lire au travers: "j'avais du plaisir à l'embrasser". Certes, ce que j'avais éprouvé dans ces heures d'amour, tous les hommes l'éprouvent aussi. On éprouve, mais ce qu'on a éprouvé est pareil à certains clichés qui ne montrent que du noir tant qu'on ne les a pas mis près d'une lampe, et qu'eux aussi il faut regarder à l'envers: on ne sait pas ce que c'est tant qu'on ne l'a pas approché de l'intelligence. Alors seulement quand elle l'a éclairé, quand elle l'a intellectualisé, on distingue, et avec quelle peine, la figure de ce qu'on a senti. Mais je me rendais compte aussi que cette souffrance que j'avais connue d'abord avec Gilberte, que notre amour n'appartienne pas à l'être qui l'inspire est salutaire accessoirement comme moyen. (Car si peu que notre vie doive durer, ce n'est que pendant que nous souffrons que nos pensées en quelque sorte agitées de mouvements perpétuels et changeants font monter comme dans une tempête, à un niveau d'où nous pouvons les voir, toute cette immensité réglée par des lois, sur laquelle, postés à une fenêtre mal placée, nous n'avons pas vue, car le calme du bonheur la laisse unie et à un niveau trop bas; peut-être seulement pour quelques grands génies ce mouvement existe-t-il constamment sans qu'il y ait besoin pour eux des agitations de la douleur; encore n'est-il pas certain quand nous contemplons [vol II.51] l'ample et régulier développement de leurs oeuvresœuvres joyeuses que nous ne soyons trop portés à supposer d'après la joie de l'oeuvreœuvre, celle de la vie qui a peut-être été au contraire constamment douloureuse?) Mais principalement parce que si notre amour n'est pas seulement d'une Gilberte, ce qui nous fit tant souffrir, ce n'est pas parce qu'il est aussi l'amour d'une Albertine, mais parce qu'il est une portion de notre âme plus durable que les moi divers qui meurent successivement en nous et qui voudraient égoïstement le retenir, portion de notre âme qui doit, quelque mal d'ailleurs utile que cela nous fasse se détacher des êtres pour que nous en comprenions, et pour en restituer la généralité et donner cet amour, la compréhension de cet amour, à tous, à l'esprit universel et non à telle, puis à telle en lesquelles tel, puis tel de ceux que nous avons été successivement, voudraient se fondre.
 
Il me fallait donc rendre leurs sens aux moindres signes qui m'entouraient (Guermantes, Albertine, Gilberte, Saint-Loup, Balbec etc.) et auxquels l'habitude l'avait fait perdre pour moi. Nous devons savoir que lorsque nous aurons atteint la réalité, pour l'exprimer, pour la conserver, nous devrons écarter ce qui est différent d'elle et ce que ne cesse de nous apporter la vitesse acquise de l'habitude. Plus que tout j'écarterais donc ces paroles que les lèvres plutôt que l'esprit choisissent, ces paroles pleines d'humour, comme on dit dans la conversation, et qu'après une longue conversation avec les autres on continue à s'adresser facticement et qui nous remplissent l'esprit de mensonges, ces paroles toutes physiques qu'accompagne chez l'écrivain qui s'abaisse à les transcrire le petit sourire, la petite [vol II.52] grimace, qui altère à tout moment par exemple la phrase parlée d'un Sainte-Beuve, tandis que les vrais livres doivent être les enfants non du grand jour et de la causerie mais de l'obscurité et du silence. Et comme l'art recompose exactement la vie, autour des vérités qu'on a atteintes en soi-même flottera toujours une atmosphère de poésie, la douceur d'un mystère qui n'est que le vestige de la pénombre que nous avons dû traverser, l'indication, marquée exactement comme par un altimètre, de la profondeur d'une oeuvreœuvre. (Car cette profondeur n'est pas inhérente à certains sujets comme le croient des romanciers matérialistement spiritualistes puisqu'ils ne peuvent pas descendre au-delà du monde des apparences et dont toutes les nobles intentions, pareilles à ces vertueuses tirades habituelles chez certaines personnes incapables du plus petit effort de bonté, ne doivent pas nous empêcher de remarquer qu'ils n'ont même pas eu la force d'esprit de se débarrasser de toutes les banalités de forme acquises par l'imitation).
 
Quant aux vérités que l'intelligence - même des plus hauts esprits - cueille à claire-voie, devant elle, en pleine lumière, leur valeur peut être très grande; mais elles ont des contours plus secs et sont planes, n'ont pas de profondeur parce qu'il n'y a pas eu de profondeurs à franchir pour les atteindre, parce qu'elles n'ont pas été recréées. Souvent des écrivains au fond de qui n'apparaissent plus ces vérités mystérieuses, n'écrivent plus à partir d'un certain âge qu'avec leur intelligence qui a pris de plus en plus de force; les livres de leur âge mûr ont à cause de cela plus de force que ceux de leur jeunesse, mais ils n'ont plus le même velours.
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[vol II.53]
 
Je sentais pourtant que ces vérités que l'intelligence dégage directement de la réalité ne sont pas à dédaigner entièrement car elles pourraient en chasser d'une matière moins pure mais encore pénétrer d'esprit ces impressions que nous apportent hors du temps l'essence commune aux sensations du passé et du présent, mais qui plus précieuses sont aussi trop rares pour que l'oeuvreœuvre d'art puisse être composée seulement avec elles. Capables d'être utilisées pour cela, je sentais se presser en moi une foule de vérités relatives aux passions, aux caractères, aux moeursmœurs. Chaque personne qui nous fait souffrir peut être rattachée par nous à une divinité, dont elle n'est qu'un reflet fragmentaire et le dernier degré, divinité, dont la contemplation en tant qu'idée nous donne aussitôt de la joie au lieu de la peine que nous avions. Tout l'art de vivre c'est de ne nous servir des personnes qui nous font souffrir que comme d'un degré permettant d'accéder à sa forme divine et de peupler ainsi journellement notre vie, de divinités. La perception de ces vérités me causait de la joie; pourtant il me semblait me rappeler que plus d'une d'entre elles, je l'avais découverte dans la souffrance, d'autres dans de bien médiocres plaisirs. Alors, moins éclatante sans doute que celle qui m'avait fait apercevoir que l'oeuvreœuvre d'art était le seul moyen de retrouver le temps perdu, une nouvelle lumière se fit en moi. Et je compris que tous ces matériaux de l'oeuvreœuvre littéraire, c'était ma vie passée, je compris qu'ils étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur emmagasinée par moi sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même, que la graine mettant en réserve tous les aliments [vol II.54] qui nourriront la plante. Comme la graine, je pourrais mourir quand la plante se serait développée et je me trouvais avoir vécu pour elle, sans le savoir, sans que jamais ma vie me parût devoir entrer jamais en contact avec ces livres que j'aurais voulu écrire et pour lesquels, quand je me mettais autrefois à ma table, je ne trouvais pas de sujet. Ainsi toute ma vie jusqu'à ce jour aurait pu et n'aurait pas pu être résumée sous ce titre: Une vocation. Elle ne l'aurait pas pu en ce sens que la littérature n'avait joué aucun rôle dans ma vie. Elle l'aurait pu en ce que cette vie, les souvenirs de ses tristesses, de ses joies, formaient une réserve pareille à cet albumen qui est logé dans l'ovule des plantes et dans lequel celui-ci puise sa nourriture pour se transformer en graine, en ce temps où on ignore encore que l'embryon d'une plante se développe, lequel est pourtant le lieu de phénomènes chimiques et respiratoires secrets mais très actifs. Ainsi ma vie était-elle en rapport avec ce qui amènerait sa maturation. Et ceux qui se nourriraient ensuite d'elle, ignoreraient ce qui aurait été fait pour leur nourriture comme ignorent ceux qui mangent les graines alimentaires que les riches substances qu'elles contiennent, ont d'abord nourri la graine et permis sa maturation. En cette matière, les mêmes comparaisons qui sont fausses si on part d'elles peuvent être vraies si on y aboutit. Le littérateur envie le peintre, il aimerait prendre des croquis, des notes, il est perdu s'il le fait. Mais quand il écrit, il n'est pas un geste de ses personnages, un tic, un accent, qui n'ait été apporté à son inspiration par sa mémoire, il n'est pas un nom de personnage inventé sous lequel il ne puisse mettre soixante noms de personnages vus, dont [vol II.55] l'un a posé pour la grimace, l'autre pour le monocle, tel pour la colère, tel pour le mouvement avantageux du bras, etc. Et alors l'écrivain se rend compte que si son rêve d'être un peintre n'était pas réalisable d'une manière consciente et volontaire il se trouve pourtant avoir été réalisé et que l'écrivain lui aussi a fait son carnet de croquis sans le savoir... Car mû par l'instinct qui était en lui, l'écrivain, bien avant qu'il crût le devenir un jour, omettait régulièrement de regarder tant de choses que les autres remarquent, ce qui le faisait accuser par les autres de distraction et par lui-même de ne savoir ni écouter ni voir, pendant ce temps-là il dictait à ses yeux et à ses oreilles de retenir à jamais ce qui semblait aux autres des riens puérils, l'accent avec lequel avait été dite une phrase et l'air de figure et le mouvement d'épaules qu'avait fait à un certain moment telle personne dont il ne sait peut-être rien d'autre, il y a de cela bien des années et cela parce que cet accent il l'avait déjà entendu, ou sentait qu'il pourrait le réentendre, que c'était quelque chose de renouvelable, de durable; c'est le sentiment du général qui dans l'écrivain futur choisit lui-même ce qui est général et pourra entrer dans l'oeuvreœuvre d'art. Car il n'a écouté les autres que quand, si bêtes ou si fous qu'ils fussent, répétant comme des perroquets ce que disent les gens de caractère semblable, ils s'étaient faits par là même les oiseaux prophètes, les porte-paroles d'une loi psychologique. Il ne se souvient que du général. Par de tels accents, par de tels jeux de physionomie, par de tels mouvements d'épaules, eussent-ils été vus dans sa plus lointaine enfance, la vie des autres est représentée en lui et quand plus tard il écrira, elle lui servira à [vol II.56] recréer la réalité soit en composant un mouvement d'épaules commun à beaucoup, vrai comme s'il était noté sur le cahier d'un anatomiste, mais gravé ici pour exprimer une vérité psychologique, soit en emmanchant sur ce mouvement d'épaules un mouvement de cou fait par un autre, chacun ayant donné son instant de pose.
 
Il n'est pas certain que pour créer une oeuvre littéraire, l'imagination et la sensibilité ne soient pas des qualités interchangeables et que la seconde ne puisse sans grand inconvénient être substituée à la première, comme des gens dont l'estomac est incapable de digérer chargent de cette fonction leur intestin. Un homme né sensible et qui n'aurait pas d'imagination pourrait malgré cela écrire des romans admirables. La souffrance que les autres lui causeraient, ses efforts pour la prévenir, les conflits qu'elle et la seconde personne cruelle, créeraient, tout cela interprété par l'intelligence pourrait faire la matière d'un livre non seulement aussi beau que s'il était imaginé, inventé, mais encore aussi extérieur à la rêverie de l'auteur s'il avait été livré à lui-même et heureux, aussi surprenant pour lui-même, aussi accidentel qu'un caprice fortuit de l'imagination. Les êtres les plus bêtes par leurs gestes, leurs propos, leurs sentiments involontairement exprimés, manifestent des lois qu'ils ne perçoivent pas, mais que l'artiste surprend en eux. A cause de ce genre d'observations, le vulgaire croit l'écrivain méchant, et il le croit à tort, car dans un ridicule l'artiste voit une belle généralité, il ne l'impute pas plus à grief à la personne observée, que le chirurgien ne la mésestimerait d'être affectée d'un trouble assez fréquent de la circulation; aussi se moque-t-il moins que [vol II.57] personne des ridicules. Malheureusement il est plus malheureux qu'il n'est méchant quand il s'agit de ses propres passions; tout en en connaissant aussi bien la généralité, il s'affranchit moins aisément des souffrances personnelles qu'elles causent. Sans doute quand un insolent nous insulte, nous aurions mieux aimé qu'il nous louât, et surtout quand une femme que nous adorons nous trahit, que ne donnerions-nous pas pour qu'il en fût autrement. Mais le ressentiment de l'affront, les douleurs de l'abandon auront alors été les terres que nous n'aurions jamais connues, et dont la découverte si pénible qu'elle soit à l'homme devient précieuse pour l'artiste. Aussi les méchants et les ingrats, malgré lui, malgré eux, figurent dans son oeuvre. Le pamphlétaire associe involontairement à sa gloire la canaille qu'il a flétrie. On peut reconnaître dans toute oeuvre d'art ceux que l'artiste a le plus haïs et hélas même celles qu'il a le plus aimées. Elles-mêmes n'ont fait que poser pour l'écrivain dans le moment même où, bien contre son gré, elles le faisaient le plus souffrir. Quand j'aimais Albertine, je m'étais bien rendu compte qu'elle ne m'aimait pas et j'avais été obligé de me résigner à ce qu'elle me fît seulement connaître ce que c'est qu'éprouver de la souffrance, de l'amour, et même au commencement du bonheur. Et quand nous cherchons à extraire la généralité de notre chagrin, à en écrire, nous sommes un peu consolés, peut-être pour une autre raison encore que toutes celles que je donne ici et qui est que penser d'une façon générale, qu'écrire, est pour l'écrivain une fonction saine et nécessaire dont l'accomplissement rend heureux, comme pour les hommes physiques, l'exercice, la sueur et le bain. A vrai dire, contre [vol II.58] cela, je me révoltais un peu. J'avais beau croire que la vérité suprême de la vie est dans l'art, j'avais beau d'autre part n'être pas plus capable de l'effort de souvenir qu'il m'eût fallu pour aimer encore Albertine que pour pleurer encore ma grand'mère, je me demandais si tout de même une oeuvre d'art dont elles ne seraient pas conscientes seraient pour elles, pour le destin de ces pauvres mortes, un accomplissement. Ma grand'mère que j'avais, avec tant d'indifférence, vu agoniser et mourir près de moi. O puissè-je, en expiation, quand mon oeuvre serait terminée, blessé sans remède, souffrir de longues heures abandonné de tous, avant de mourir. D'ailleurs j'avais une pitié infinie même d'êtres moins chers; même d'indifférents, et de tant de destinées dont ma pensée en essayant de les comprendre avait en somme utilisé la souffrance, ou même seulement les ridicules. Tous ces êtres, qui m'avaient révélé des vérités et qui n'étaient plus, m'apparaissaient comme ayant vécu une vie qui n'avait profité qu'à moi, et comme s'ils étaient morts pour moi. Il était triste pour moi de penser que mon amour auquel j'avait tant tenu, serait dans mon livre, si dégagé d'un être, que des lecteurs divers l'appliqueraient exactement à ceux qu'ils avaient éprouvé pour d'autres femmes. Mais devais-je me scandaliser de cette infidélité posthume et que tel ou tel pût donner comme objet à mes sentiments des femmes inconnues, quand cette infidélité, cette division de l'amour entre plusieurs êtres, avait commencé de mon vivant et avant même que j'écrivisse. J'avais bien souffert successivement pour Gilberte, pour Mme de Guermantes, pour Albertine. Successivement aussi je les avais oubliées et seul mon amour [vol II.59] dédié à des êtres différents avait été durable. La profanation d'un de mes souvenirs par des lecteurs inconnus, je l'avais consommée avant eux. Je n'étais pas loin de me faire horreur comme se le ferait peut-être à lui-même quelque parti nationaliste au nom duquel des hostilités se seraient poursuivies, et à qui seul aurait servi une guerre où tant de nobles victimes auraient souffert et succombé, sans même savoir ce qui pour ma grand'mère du moins eût été une telle récompense, l'issue de la lutte. Et une seule consolation qu'elle ne sût pas que je me mettais enfin à l'oeuvre, était que tel est le lot des morts, si elle ne pouvait jouir de mon progrès elle avait cessé depuis longtemps d'avoir conscience de mon inaction, de ma vie manquée qui avaient été une telle souffrance pour elle. Et certes, il n'y aurait pas que ma grand'mère, pas qu'Albertine, mais bien d'autres encore, dont j'avais pu assimiler une parole, un regard, mais qu'en tant que créatures individuelles je ne me rappelais plus; un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés. Parfois au contraire on se souvient très bien du nom, mais sans savoir si quelque chose de l'être qui le porta, survit dans ces pages. Cette jeune fille aux prunelles profondément enfoncées, à la voix traînante, est-elle ici? Et si elle y repose en effet, dans quelle partie, on ne sait plus, et comment trouver sous les fleurs? Mais puisque nous vivons, loin des êtres individuels, puisque nos sentiments les plus forts comme avait été mon amour pour ma grand'mère, pour Albertine, au bout de quelques années nous ne les connaissons plus, puisqu'ils ne sont plus pour nous qu'un mot incompris, puisque nous pouvons parler de ces morts avec [vol II.60] les gens du monde chez qui nous avons encore plaisir à nous trouver quand tout ce que nous aimions pourtant est mort, alors s'il est un moyen pour nous d'apprendre à comprendre ces mots oubliés, ce moyen ne devons-nous pas l'employer, fallût-il pour cela les transcrire d'abord en un langage universel mais qui du moins sera permanent, qui ferait de ceux qui ne sont plus, en leur essence la plus vraie, une acquisition perpétuelle pour toutes les âmes. Même cette loi du changement qui nous a rendu ces mots inintelligibles, si nous parvenons à l'expliquer, notre infériorité ne devient-elle pas une force nouvelle. D'ailleurs l'oeuvre à laquelle nos chagrins ont collaboré peut être interprétée pour notre avenir à la fois comme un signe néfaste de souffrance et comme un signe heureux de consolation. En effet, si on dit que les amours, les chagrins du poète lui ont servi, qu'ils l'ont aidé à construire son oeuvre, que les inconnues qui s'en doutaient le moins, l'une par une méchanceté, l'autre par une raillerie, ont apporté chacune leur pierre pour l'édification du monument qu'elles ne verront pas, on ne songe pas assez que la vie de l'écrivain n'est pas terminée avec cette oeuvre, que la même nature qui lui a fait avoir telles souffrances, lesquelles sont entrées dans son oeuvre, cette nature continuera de vivre après l'oeuvre terminée, lui fera aimer d'autres femmes dans des conditions qui seraient pareilles si ne les faisait légèrement dévier, tout ce que le temps modifie dans les circonstances, dans le sujet lui-même, dans son appétit d'amour et dans sa résistance à la douleur. A ce premier point de vue, l'oeuvre doit être considérée seulement comme un amour malheureux qui en présage fatalement d'autres et qui fera que la vie [vol II.61] ressemblera à l'oeuvre, que le poète n'aura presque plus besoin d'écrire, tant il pourra trouver dans ce qu'il a écrit, la figure anticipée de ce qui arrivera. Ainsi mon amour pour Albertine, et tel qu'il en différa était déjà inscrit dans mon amour pour Gilberte au milieu des jours heureux duquel j'avais entendu pour la première fois prononcer le nom et faire le portrait d'Albertine par sa tante, sans me douter que ce germe insignifiant, se développerait et s'étendrait un jour sur toute ma vie. Mais à un autre point de vue, l'oeuvre est signe de bonheur, parce qu'elle nous apprend quedans tout amour, le général gît à côté du particulier, et à passer du second au premier par une gymnastique qui fortifie contre le chagrin en faisant négliger sa cause pour approfondir son essence. En effet, comme je devais l'expérimenter par la suite, même au moment où l'on aime et où on souffre, si la vocation s'est enfin réalisée, dans les heures où on travaille, on sent si bien l'être qu'on aime se dissoudre dans une réalité plus vaste qu'on arrive à l'oublier par instants et qu'on ne souffre plus de son amour en travaillant que comme de quelque mal purement physique où l'être aimé n'est pour rien, comme d'une sorte de maladie de coeur. Il est vrai que c'est une question d'instants et que l'effet semble être le contraire, si le travail vient plus tard. Car lorsque les êtres qui, par leur méchanceté, leur nullité, étaient arrivés malgré nous à détruire nos illusions, se sont réduits eux-mêmes à rien et séparés de la chimère amoureuse que nous nous étions forgés, si nous nous mettons alors à travailler, notre âme les élève de nouveau, les identifie, pour les besoins de notre analyse de nous-mêmes à des êtres qui nous auraient [vol II.62] aimé, et dans ce cas la littérature, recommençant le travail défait de l'illusion amoureuse, donne une sorte de survie à des sentiments qui n'existaient plus. Certes, nous sommes obligés de revivre notre souffrance particulière avec le courage du médecin qui recommence sur lui-même la dangereuse piqûre. Mais en même temps il nous faut la penser sous une forme générale qui nous fait dans une certaine mesure échapper à son étreinte, qui fait de tous les copartageants de notre peine, et qui n'est même pas exempte d'une certaine joie. Là où la vie emmure, l'intelligence perce une issue, car s'il n'est pas de remède à un amour non partagé, on sort de la constatation d'une souffrance, ne fût-ce qu'en en tirant les conséquences qu'elle comporte. L'intelligence ne connaît pas ces situations fermées de la vie sans issue. Aussi fallait-il me résigner, puisque rien ne peut durer qu'en devenant général et si l'esprit ment à soi-même, à l'idée que même les êtres qui furent le plus cher à l'écrivain n'ont fait en fin de compte que poser pour lui comme chez les peintres. Parfois, quand un morceau douloureux est resté à l'état d'ébauche, une nouvelle tendresse, une nouvelle souffrance nous arrivent qui nous permettent de le finir, de l'étoffer. Pour ces grands chagrins utiles on ne peut pas encore trop se plaindre car ils ne manquent pas, ils ne se font pas attendre bien longtemps. Tout de même il faut se dépêcher de profiter d'eux car ils ne durent pas très longtemps; c'est qu'on se console, ou bien quand ils sont trop forts, si le coeur n'est plus très solide, on meurt. En amour, notre rival heureux, autant dire notre ennemi, est notre bienfaiteur. A un être qui n'excitait en nous qu'un insignifiant désir physique il [vol II.63] ajoute aussitôt une valeur immense, étrangère, mais que nous confondons avec lui. Si nous n'avions pas de rivaux le plaisir ne se transformerait pas en amour. Si nous n'en avions pas, ou si nous ne croyons pas en avoir. Car il n'est pas nécessaire qu'ils existent réellement. Suffisante pour notre bien est cette vie illusoire que donnent à des rivaux inexistants notre soupçon, notre jalousie. Le bonheur est salutaire pour le corps, mais c'est le chagrin qui développe les forces de l'esprit. D'ailleurs, ne nous découvrît-il pas à chaque fois une loi, qu'il n'en serait pas moins indispensable pour nous remettre chaque fois dans la vérité, nous forcer à prendre les choses au sérieux, arrachant chaque fois les mauvaises herbes de l'habitude, du scepticisme, de la légèreté, de l'indifférence. Il est vrai que cette vérité, qui n'est pas compatible avec le bonheur, avec la santé, ne l'est pas toujours avec la vie. Le chagrin finit par tuer. A chaque nouvelle peine trop forte, nous sentons une veine de plus qui saille et développe sa sinuosité mortelle au long de notre tempe, sous nos yeux. Et c'est ainsi que peu à peu se font ces terribles figures ravagées, du vieux Rembrandt, du vieux Beethoven de qui tout le monde se moquait. Et ce ne serait rien que les poches des yeux et les rides du front s'il n'y avait la souffrance du coeur. Mais puisque les forces peuvent se changer en d'autres forces, puisque l'ardeur qui dure devient lumière et que l'électricité de la foudre peut photographier, puisque notre sourde douleur au coeur peut élever au-dessus d'elle comme un pavillon - la permanence visible d'une image à chaque nouveau chagrin - acceptons le mal physique qu'il nous donne pour la connaissance spirituelle qu'il [vol II.64] nous apporte; laissons se désagréger notre corps, puisque chaque nouvelle parcelle qui s'en détache, vient, cette fois lumineuse et lisible, pour la compléter au prix de souffrances dont d'autres plus doués n'ont pas besoin, pour la rendre plus solide au fur et à mesure que les émotions effritent notre vie, s'ajouter à notre oeuvre. Les idées sont des succédanés des chagrins; au moment où ceux-ci se changent en idées, ils perdent une partie de leur action nocive sur notre coeur, et même au premier instant, la transformation elle-même dégage subitement de la joie. Succédanés dans l'ordre du temps seulement d'ailleurs, car il semble que l'élément premier ce soit l'idée et le chagrin seulement le mode selon lequel certaines idées entrent d'abord en nous. Mais il y a plusieurs familles dans le groupe des idées, certaines sont tout de suite des joies. Ces réflexions me faisaient trouver un sens plus fort et plus exact à la vérité que j'avais souvent pressentie, notamment quand Mme de Cambremer se demandait comment je pouvais délaisser pour Albertine un homme remarquable comme Elstir. Même au point de vue intellectuel je sentais qu'elle avait tort, mais je ne savais pas que ce qu'elle méconnaissait, c'était les leçons avec lesquelles on fait son apprentissage d'homme de lettres. La valeur objective des arts est peu de chose en cela; ce qu'il s'agit de faire sortir, d'amener à la lumière, ce sont nos sentiments, nos passions, c'est-à-dire les passions, les sentiments de tous. Une femme dont nous avons besoin nous fait souffrir, tire de nous des séries de sentiments autrement profonds, autrement vitaux qu'un homme supérieur qui nous intéresse. Il reste à savoir selon le plan où nous vivons si nous trouvons [vol II.65] que telle trahison par laquelle nous a fait souffrir une femme est peu de chose auprès des vérités que cette trahison nous a découvertes et que la femme heureuse d'avoir fait souffrir n'aurait guère pu comprendre. En tous cas ces trahisons ne manquent pas. Un écrivain peut se mettre sans crainte à un long travail. Que l'intelligence commence son ouvrage, en cours de route surviendront bien assez de chagrins qui se chargeront de le finir. Quant au bonheur, il n'a presque qu'une seule utilité, rendre le malheur possible. Il faut que dans le bonheur nous formions des liens bien doux et bien forts de confiance et d'attachement pour que leur rupture nous cause le déchirement si précieux qui s'appelle le malheur. Si l'on n'avait été heureux, ne fût-ce que par l'espérance, les malheurs seraient sans cruauté et par conséquent sans fruit. Et plus qu'au peintre, à l'écrivain, pour obtenir du volume, de la consistance, de la généralité, de la réalité littéraire, comme il lui faut beaucoup d'églises vues pour en peindre une seule, il lui faut aussi beaucoup d'êtres pour un seul sentiment, car si l'art est long et la vie courte, on peut dire en revanche que si l'inspiration est courte, les sentiments qu'elle doit peindre ne sont pas beaucoup plus longs. Ce sont nos passions qui esquissent nos livres, le repos d'intervalle qui les écrit. Quand l'inspiration renaît, quand nous pouvons reprendre le travail, la femme qui posait devant nous pour un sentiment ne nous le fait déjà plus éprouver. Il faut continuer à la peindre d'après une autre et si c'est une trahison pour l'autre, littérairement grâce à la similitude de nos sentiments qui fait qu'une oeuvre est à la fois le souvenir de nos amours passées et la péripétie [vol II.66] de nos amours nouvelles, il n'y a pas grand inconvénient à ces substitutions. C'est une des causes de la vanité des études où on essaye de deviner de qui parle un auteur. Car une oeuvre, même de confession directe est pour le moins intercalée entre plusieurs épisodes de la vie de l'auteur, ceux antérieurs qui l'ont inspirée, ceux postérieurs qui ne lui ressemblent pas moins, des amours suivantes les particularités étant calquées sur les précédentes. Car à l'être que nous avons le plus aimé nous ne sommes pas si fidèles qu'à nous-même, et nous l'oublions tôt ou tard pour pouvoir - puisque c'est un des traits de nous-même - recommencer d'aimer. Tout au plus à cet amour, celle que nous avons tant aimée a-t-elle ajouté une forme particulière, qui nous fera lui être fidèle même dans l'infidélité. Nous aurons besoin avec la femme suivante des mêmes promenades du matin ou de la reconduire de même le soir, ou de lui donner cent fois trop d'argent. (Une chose curieuse que cette circulation de l'argent que nous donnons à des femmes qui, à cause de cela, nous rendent malheureux, c'est-à-dire nous permettent d'écrire des livres - on peut presque dire que les oeuvres comme dans les puits artésiens, montent d'autant plus haut que la souffrance a plus profondément creusé le coeur). Ces substitutions ajoutent à l'oeuvre quelque chose de désintéressé, de plus général, qui est aussi une leçon austère que ce n'est pas aux êtres que nous devons nous attacher, que ce ne sont pas les êtres qui existent réellement et sont par conséquent susceptibles d'expression, mais les idées. Encore faut-il se hâter et ne pas perdre de temps pendant qu'on a à sa disposition ces modèles. Car ceux qui posent [vol II.67] pour le bonheur n'ont généralement pas beaucoup de séances à nous donner. Mais les êtres qui posent pour nous la douleur, nous accordent des séances bien fréquentes, dans cet atelier où nous n'allons que dans ces périodes-là et qui est à l'intérieur de nous-mêmes. Ces périodes-là sont comme une image de notre vie avec ses diverses douleurs. Car elles aussi en contiennent de différentes, et au moment où on croyait que c'était calmé, une nouvelle, une nouvelle, dans tous les sens du mot; peut-être parce que ces situations imprévues nous forcent à entrer plus profondément en contact avec nous-même; ces dilemmes douloureux que l'amour nous pose à tout instant nous instruisent, nous découvrent successivement la matière dont nous sommes faits.Il n'est pas certain que pour créer une œuvre littéraire, l'imagination et la sensibilité ne soient pas des qualités interchangeables et que la seconde ne puisse sans grand inconvénient être substituée à la première, comme des gens dont l'estomac est incapable de digérer chargent de cette fonction leur intestin. Un homme né sensible et qui n'aurait pas d'imagination pourrait malgré cela écrire des romans admirables. La souffrance que les autres lui causeraient, ses efforts pour la prévenir, les conflits qu'elle et la seconde personne cruelle, créeraient, tout cela interprété par l'intelligence pourrait faire la matière d'un livre non seulement aussi beau que s'il était imaginé, inventé, mais encore aussi extérieur à la rêverie de l'auteur s'il avait été livré à lui-même et heureux, aussi surprenant pour lui-même, aussi accidentel qu'un caprice fortuit de l'imagination. Les êtres les plus bêtes par leurs gestes, leurs propos, leurs sentiments involontairement exprimés, manifestent des lois qu'ils ne perçoivent pas, mais que l'artiste surprend en eux. A cause de ce genre d'observations, le vulgaire croit l'écrivain méchant, et il le croit à tort, car dans un ridicule l'artiste voit une belle généralité, il ne l'impute pas plus à grief à la personne observée, que le chirurgien ne la mésestimerait d'être affectée d'un trouble assez fréquent de la circulation; aussi se moque-t-il moins que [vol II.57] personne des ridicules. Malheureusement il est plus malheureux qu'il n'est méchant quand il s'agit de ses propres passions; tout en en connaissant aussi bien la généralité, il s'affranchit moins aisément des souffrances personnelles qu'elles causent. Sans doute quand un insolent nous insulte, nous aurions mieux aimé qu'il nous louât, et surtout quand une femme que nous adorons nous trahit, que ne donnerions-nous pas pour qu'il en fût autrement. Mais le ressentiment de l'affront, les douleurs de l'abandon auront alors été les terres que nous n'aurions jamais connues, et dont la découverte si pénible qu'elle soit à l'homme devient précieuse pour l'artiste. Aussi les méchants et les ingrats, malgré lui, malgré eux, figurent dans son œuvre. Le pamphlétaire associe involontairement à sa gloire la canaille qu'il a flétrie. On peut reconnaître dans toute œuvre d'art ceux que l'artiste a le plus haïs et hélas même celles qu'il a le plus aimées. Elles-mêmes n'ont fait que poser pour l'écrivain dans le moment même où, bien contre son gré, elles le faisaient le plus souffrir. Quand j'aimais Albertine, je m'étais bien rendu compte qu'elle ne m'aimait pas et j'avais été obligé de me résigner à ce qu'elle me fît seulement connaître ce que c'est qu'éprouver de la souffrance, de l'amour, et même au commencement du bonheur. Et quand nous cherchons à extraire la généralité de notre chagrin, à en écrire, nous sommes un peu consolés, peut-être pour une autre raison encore que toutes celles que je donne ici et qui est que penser d'une façon générale, qu'écrire, est pour l'écrivain une fonction saine et nécessaire dont l'accomplissement rend heureux, comme pour les hommes physiques, l'exercice, la sueur et le bain. A vrai dire, contre [vol II.58] cela, je me révoltais un peu. J'avais beau croire que la vérité suprême de la vie est dans l'art, j'avais beau d'autre part n'être pas plus capable de l'effort de souvenir qu'il m'eût fallu pour aimer encore Albertine que pour pleurer encore ma grand'mère, je me demandais si tout de même une œuvre d'art dont elles ne seraient pas conscientes seraient pour elles, pour le destin de ces pauvres mortes, un accomplissement. Ma grand'mère que j'avais, avec tant d'indifférence, vu agoniser et mourir près de moi. O puissè-je, en expiation, quand mon œuvre serait terminée, blessé sans remède, souffrir de longues heures abandonné de tous, avant de mourir. D'ailleurs j'avais une pitié infinie même d'êtres moins chers; même d'indifférents, et de tant de destinées dont ma pensée en essayant de les comprendre avait en somme utilisé la souffrance, ou même seulement les ridicules. Tous ces êtres, qui m'avaient révélé des vérités et qui n'étaient plus, m'apparaissaient comme ayant vécu une vie qui n'avait profité qu'à moi, et comme s'ils étaient morts pour moi. Il était triste pour moi de penser que mon amour auquel j'avait tant tenu, serait dans mon livre, si dégagé d'un être, que des lecteurs divers l'appliqueraient exactement à ceux qu'ils avaient éprouvé pour d'autres femmes. Mais devais-je me scandaliser de cette infidélité posthume et que tel ou tel pût donner comme objet à mes sentiments des femmes inconnues, quand cette infidélité, cette division de l'amour entre plusieurs êtres, avait commencé de mon vivant et avant même que j'écrivisse. J'avais bien souffert successivement pour Gilberte, pour Mme de Guermantes, pour Albertine. Successivement aussi je les avais oubliées et seul mon amour [vol II.59] dédié à des êtres différents avait été durable. La profanation d'un de mes souvenirs par des lecteurs inconnus, je l'avais consommée avant eux. Je n'étais pas loin de me faire horreur comme se le ferait peut-être à lui-même quelque parti nationaliste au nom duquel des hostilités se seraient poursuivies, et à qui seul aurait servi une guerre où tant de nobles victimes auraient souffert et succombé, sans même savoir ce qui pour ma grand'mère du moins eût été une telle récompense, l'issue de la lutte. Et une seule consolation qu'elle ne sût pas que je me mettais enfin à l'œuvre, était que tel est le lot des morts, si elle ne pouvait jouir de mon progrès elle avait cessé depuis longtemps d'avoir conscience de mon inaction, de ma vie manquée qui avaient été une telle souffrance pour elle. Et certes, il n'y aurait pas que ma grand'mère, pas qu'Albertine, mais bien d'autres encore, dont j'avais pu assimiler une parole, un regard, mais qu'en tant que créatures individuelles je ne me rappelais plus; un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés. Parfois au contraire on se souvient très bien du nom, mais sans savoir si quelque chose de l'être qui le porta, survit dans ces pages. Cette jeune fille aux prunelles profondément enfoncées, à la voix traînante, est-elle ici? Et si elle y repose en effet, dans quelle partie, on ne sait plus, et comment trouver sous les fleurs? Mais puisque nous vivons, loin des êtres individuels, puisque nos sentiments les plus forts comme avait été mon amour pour ma grand'mère, pour Albertine, au bout de quelques années nous ne les connaissons plus, puisqu'ils ne sont plus pour nous qu'un mot incompris, puisque nous pouvons parler de ces morts avec [vol II.60] les gens du monde chez qui nous avons encore plaisir à nous trouver quand tout ce que nous aimions pourtant est mort, alors s'il est un moyen pour nous d'apprendre à comprendre ces mots oubliés, ce moyen ne devons-nous pas l'employer, fallût-il pour cela les transcrire d'abord en un langage universel mais qui du moins sera permanent, qui ferait de ceux qui ne sont plus, en leur essence la plus vraie, une acquisition perpétuelle pour toutes les âmes. Même cette loi du changement qui nous a rendu ces mots inintelligibles, si nous parvenons à l'expliquer, notre infériorité ne devient-elle pas une force nouvelle. D'ailleurs l'œuvre à laquelle nos chagrins ont collaboré peut être interprétée pour notre avenir à la fois comme un signe néfaste de souffrance et comme un signe heureux de consolation. En effet, si on dit que les amours, les chagrins du poète lui ont servi, qu'ils l'ont aidé à construire son œuvre, que les inconnues qui s'en doutaient le moins, l'une par une méchanceté, l'autre par une raillerie, ont apporté chacune leur pierre pour l'édification du monument qu'elles ne verront pas, on ne songe pas assez que la vie de l'écrivain n'est pas terminée avec cette œuvre, que la même nature qui lui a fait avoir telles souffrances, lesquelles sont entrées dans son œuvre, cette nature continuera de vivre après l'œuvre terminée, lui fera aimer d'autres femmes dans des conditions qui seraient pareilles si ne les faisait légèrement dévier, tout ce que le temps modifie dans les circonstances, dans le sujet lui-même, dans son appétit d'amour et dans sa résistance à la douleur. A ce premier point de vue, l'œuvre doit être considérée seulement comme un amour malheureux qui en présage fatalement d'autres et qui fera que la vie [vol II.61] ressemblera à l'œuvre, que le poète n'aura presque plus besoin d'écrire, tant il pourra trouver dans ce qu'il a écrit, la figure anticipée de ce qui arrivera. Ainsi mon amour pour Albertine, et tel qu'il en différa était déjà inscrit dans mon amour pour Gilberte au milieu des jours heureux duquel j'avais entendu pour la première fois prononcer le nom et faire le portrait d'Albertine par sa tante, sans me douter que ce germe insignifiant, se développerait et s'étendrait un jour sur toute ma vie. Mais à un autre point de vue, l'œuvre est signe de bonheur, parce qu'elle nous apprend quedans tout amour, le général gît à côté du particulier, et à passer du second au premier par une gymnastique qui fortifie contre le chagrin en faisant négliger sa cause pour approfondir son essence. En effet, comme je devais l'expérimenter par la suite, même au moment où l'on aime et où on souffre, si la vocation s'est enfin réalisée, dans les heures où on travaille, on sent si bien l'être qu'on aime se dissoudre dans une réalité plus vaste qu'on arrive à l'oublier par instants et qu'on ne souffre plus de son amour en travaillant que comme de quelque mal purement physique où l'être aimé n'est pour rien, comme d'une sorte de maladie de cœur. Il est vrai que c'est une question d'instants et que l'effet semble être le contraire, si le travail vient plus tard. Car lorsque les êtres qui, par leur méchanceté, leur nullité, étaient arrivés malgré nous à détruire nos illusions, se sont réduits eux-mêmes à rien et séparés de la chimère amoureuse que nous nous étions forgés, si nous nous mettons alors à travailler, notre âme les élève de nouveau, les identifie, pour les besoins de notre analyse de nous-mêmes à des êtres qui nous auraient [vol II.62] aimé, et dans ce cas la littérature, recommençant le travail défait de l'illusion amoureuse, donne une sorte de survie à des sentiments qui n'existaient plus. Certes, nous sommes obligés de revivre notre souffrance particulière avec le courage du médecin qui recommence sur lui-même la dangereuse piqûre. Mais en même temps il nous faut la penser sous une forme générale qui nous fait dans une certaine mesure échapper à son étreinte, qui fait de tous les copartageants de notre peine, et qui n'est même pas exempte d'une certaine joie. Là où la vie emmure, l'intelligence perce une issue, car s'il n'est pas de remède à un amour non partagé, on sort de la constatation d'une souffrance, ne fût-ce qu'en en tirant les conséquences qu'elle comporte. L'intelligence ne connaît pas ces situations fermées de la vie sans issue. Aussi fallait-il me résigner, puisque rien ne peut durer qu'en devenant général et si l'esprit ment à soi-même, à l'idée que même les êtres qui furent le plus cher à l'écrivain n'ont fait en fin de compte que poser pour lui comme chez les peintres. Parfois, quand un morceau douloureux est resté à l'état d'ébauche, une nouvelle tendresse, une nouvelle souffrance nous arrivent qui nous permettent de le finir, de l'étoffer. Pour ces grands chagrins utiles on ne peut pas encore trop se plaindre car ils ne manquent pas, ils ne se font pas attendre bien longtemps. Tout de même il faut se dépêcher de profiter d'eux car ils ne durent pas très longtemps; c'est qu'on se console, ou bien quand ils sont trop forts, si le cœur n'est plus très solide, on meurt. En amour, notre rival heureux, autant dire notre ennemi, est notre bienfaiteur. A un être qui n'excitait en nous qu'un insignifiant désir physique il [vol II.63] ajoute aussitôt une valeur immense, étrangère, mais que nous confondons avec lui. Si nous n'avions pas de rivaux le plaisir ne se transformerait pas en amour. Si nous n'en avions pas, ou si nous ne croyons pas en avoir. Car il n'est pas nécessaire qu'ils existent réellement. Suffisante pour notre bien est cette vie illusoire que donnent à des rivaux inexistants notre soupçon, notre jalousie. Le bonheur est salutaire pour le corps, mais c'est le chagrin qui développe les forces de l'esprit. D'ailleurs, ne nous découvrît-il pas à chaque fois une loi, qu'il n'en serait pas moins indispensable pour nous remettre chaque fois dans la vérité, nous forcer à prendre les choses au sérieux, arrachant chaque fois les mauvaises herbes de l'habitude, du scepticisme, de la légèreté, de l'indifférence. Il est vrai que cette vérité, qui n'est pas compatible avec le bonheur, avec la santé, ne l'est pas toujours avec la vie. Le chagrin finit par tuer. A chaque nouvelle peine trop forte, nous sentons une veine de plus qui saille et développe sa sinuosité mortelle au long de notre tempe, sous nos yeux. Et c'est ainsi que peu à peu se font ces terribles figures ravagées, du vieux Rembrandt, du vieux Beethoven de qui tout le monde se moquait. Et ce ne serait rien que les poches des yeux et les rides du front s'il n'y avait la souffrance du cœur. Mais puisque les forces peuvent se changer en d'autres forces, puisque l'ardeur qui dure devient lumière et que l'électricité de la foudre peut photographier, puisque notre sourde douleur au cœur peut élever au-dessus d'elle comme un pavillon - la permanence visible d'une image à chaque nouveau chagrin - acceptons le mal physique qu'il nous donne pour la connaissance spirituelle qu'il [vol II.64] nous apporte; laissons se désagréger notre corps, puisque chaque nouvelle parcelle qui s'en détache, vient, cette fois lumineuse et lisible, pour la compléter au prix de souffrances dont d'autres plus doués n'ont pas besoin, pour la rendre plus solide au fur et à mesure que les émotions effritent notre vie, s'ajouter à notre œuvre. Les idées sont des succédanés des chagrins; au moment où ceux-ci se changent en idées, ils perdent une partie de leur action nocive sur notre cœur, et même au premier instant, la transformation elle-même dégage subitement de la joie. Succédanés dans l'ordre du temps seulement d'ailleurs, car il semble que l'élément premier ce soit l'idée et le chagrin seulement le mode selon lequel certaines idées entrent d'abord en nous. Mais il y a plusieurs familles dans le groupe des idées, certaines sont tout de suite des joies. Ces réflexions me faisaient trouver un sens plus fort et plus exact à la vérité que j'avais souvent pressentie, notamment quand Mme de Cambremer se demandait comment je pouvais délaisser pour Albertine un homme remarquable comme Elstir. Même au point de vue intellectuel je sentais qu'elle avait tort, mais je ne savais pas que ce qu'elle méconnaissait, c'était les leçons avec lesquelles on fait son apprentissage d'homme de lettres. La valeur objective des arts est peu de chose en cela; ce qu'il s'agit de faire sortir, d'amener à la lumière, ce sont nos sentiments, nos passions, c'est-à-dire les passions, les sentiments de tous. Une femme dont nous avons besoin nous fait souffrir, tire de nous des séries de sentiments autrement profonds, autrement vitaux qu'un homme supérieur qui nous intéresse. Il reste à savoir selon le plan où nous vivons si nous trouvons [vol II.65] que telle trahison par laquelle nous a fait souffrir une femme est peu de chose auprès des vérités que cette trahison nous a découvertes et que la femme heureuse d'avoir fait souffrir n'aurait guère pu comprendre. En tous cas ces trahisons ne manquent pas. Un écrivain peut se mettre sans crainte à un long travail. Que l'intelligence commence son ouvrage, en cours de route surviendront bien assez de chagrins qui se chargeront de le finir. Quant au bonheur, il n'a presque qu'une seule utilité, rendre le malheur possible. Il faut que dans le bonheur nous formions des liens bien doux et bien forts de confiance et d'attachement pour que leur rupture nous cause le déchirement si précieux qui s'appelle le malheur. Si l'on n'avait été heureux, ne fût-ce que par l'espérance, les malheurs seraient sans cruauté et par conséquent sans fruit. Et plus qu'au peintre, à l'écrivain, pour obtenir du volume, de la consistance, de la généralité, de la réalité littéraire, comme il lui faut beaucoup d'églises vues pour en peindre une seule, il lui faut aussi beaucoup d'êtres pour un seul sentiment, car si l'art est long et la vie courte, on peut dire en revanche que si l'inspiration est courte, les sentiments qu'elle doit peindre ne sont pas beaucoup plus longs. Ce sont nos passions qui esquissent nos livres, le repos d'intervalle qui les écrit. Quand l'inspiration renaît, quand nous pouvons reprendre le travail, la femme qui posait devant nous pour un sentiment ne nous le fait déjà plus éprouver. Il faut continuer à la peindre d'après une autre et si c'est une trahison pour l'autre, littérairement grâce à la similitude de nos sentiments qui fait qu'une œuvre est à la fois le souvenir de nos amours passées et la péripétie [vol II.66] de nos amours nouvelles, il n'y a pas grand inconvénient à ces substitutions. C'est une des causes de la vanité des études où on essaye de deviner de qui parle un auteur. Car une œuvre, même de confession directe est pour le moins intercalée entre plusieurs épisodes de la vie de l'auteur, ceux antérieurs qui l'ont inspirée, ceux postérieurs qui ne lui ressemblent pas moins, des amours suivantes les particularités étant calquées sur les précédentes. Car à l'être que nous avons le plus aimé nous ne sommes pas si fidèles qu'à nous-même, et nous l'oublions tôt ou tard pour pouvoir - puisque c'est un des traits de nous-même - recommencer d'aimer. Tout au plus à cet amour, celle que nous avons tant aimée a-t-elle ajouté une forme particulière, qui nous fera lui être fidèle même dans l'infidélité. Nous aurons besoin avec la femme suivante des mêmes promenades du matin ou de la reconduire de même le soir, ou de lui donner cent fois trop d'argent. (Une chose curieuse que cette circulation de l'argent que nous donnons à des femmes qui, à cause de cela, nous rendent malheureux, c'est-à-dire nous permettent d'écrire des livres - on peut presque dire que les œuvres comme dans les puits artésiens, montent d'autant plus haut que la souffrance a plus profondément creusé le cœur). Ces substitutions ajoutent à l'œuvre quelque chose de désintéressé, de plus général, qui est aussi une leçon austère que ce n'est pas aux êtres que nous devons nous attacher, que ce ne sont pas les êtres qui existent réellement et sont par conséquent susceptibles d'expression, mais les idées. Encore faut-il se hâter et ne pas perdre de temps pendant qu'on a à sa disposition ces modèles. Car ceux qui posent [vol II.67] pour le bonheur n'ont généralement pas beaucoup de séances à nous donner. Mais les êtres qui posent pour nous la douleur, nous accordent des séances bien fréquentes, dans cet atelier où nous n'allons que dans ces périodes-là et qui est à l'intérieur de nous-mêmes. Ces périodes-là sont comme une image de notre vie avec ses diverses douleurs. Car elles aussi en contiennent de différentes, et au moment où on croyait que c'était calmé, une nouvelle, une nouvelle, dans tous les sens du mot; peut-être parce que ces situations imprévues nous forcent à entrer plus profondément en contact avec nous-même; ces dilemmes douloureux que l'amour nous pose à tout instant nous instruisent, nous découvrent successivement la matière dont nous sommes faits.
 
D'ailleurs, même quand elle ne fournit pas en nous la découvrant, la matière de notre oeuvreœuvre, elle nous est utile en nous y incitant. L'imagination, la pensée, peuvent être des machines admirables en soi, mais elles peuvent être inertes. La souffrance alors les met en marche. [Suite] Aussi, quand Françoise voyant Albertine entrer par toutes les portes ouvertes chez moi comme un chien mettre partout le désordre, me ruiner, me causer tant de chagrins, me disait (car à ce moment-là j'avais déjà fait quelques articles et quelques traductions): "Ah! si Monsieur à la place de cette fille qui lui fait perdre tout son temps avait pris un petit secrétaire bien élevé qui aurait classé toutes les paperoles de Monsieur!" J'avais peut-être tort de trouver qu'elle parlait sagement. En me faisant perdre mon temps, en me faisant du chagrin Albertine m'avait peut-être été plus utile, même au point de vue littéraire qu'un secrétaire qui eût rangé mes paperoles. Mais [vol II.68] tout de même, quand un être est si mal conformé (et peut-être dans la nature cet être est-il l'homme) qu'il ne puisse aimer sans souffrir, et qu'il faille souffrir pour apprendre des vérités, la vie d'un tel être finit par être bien lassante. Les années heureuses sont les années perdues, on attend une souffrance pour travailler. L'idée de la souffrance préalable s'associe à l'idée du travail, on a peur de chaque nouvelle oeuvreœuvre en pensant aux douleurs qu'il faudra supporter d'abord pour l'imaginer. Et comme on comprend que la souffrance est la meilleure chose que l'on puisse rencontrer dans la vie, on pense sans effroi, presque comme à une délivrance à la mort. Pourtant, si cela me révoltait un peu, encore fallait-il prendre garde que bien souvent nous n'avons pas joué avec la vie, profité des êtres pour les livres mais tout le contraire. Le cas de Werther, si noble, n'était pas hélas le mien. Sans croire un instant à l'amour d'Albertine j'avais vingt fois voulu me tuer pour elle, je m'étais ruiné, j'avais détruit ma santé pour elle. Quand il s'agit d'écrire, on est scrupuleux, on regarde de très près, on rejette tout ce qui n'est pas vérité. Mais tant qu'il ne s'agit que de la vie, on se ruine, on se rend malade, on se tue pour des mensonges. Il est vrai que c'est de la gangue de ces mensonges-là que (si l'âge est passé d'être poète) on peut seulement extraire un peu de vérité. Les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l'empire de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui par des voies souterraines nous mènent à la vérité et à la mort. Heureux ceux qui ont rencontré la première avant la seconde, et pour qui si proches [vol II.69] qu'elles doivent être l'une de l'autre, l'heure de la vérité a sonné avant l'heure de la mort.
 
De ma vie passée, je compris encore que les moindres épisodes avaient concouru à me donner la leçon d'idéalisme dont j'allais profiter aujourd'hui. Mes rencontres avec M. de Charlus par exemple, ne m'avaient-elles pas permis, même avant que sa germanophilie me donnât la même leçon, et mieux encore que mon amour pour Mme de Guermantes, ou pour Albertine, que l'amour de Saint-Loup pour Rachel, de me convaincre combien la matière est indifférente et que tout peut y être mis par la pensée, vérité que le phénomène si mal compris, si inutilement blâmé, de l'inversion sexuelle grandit plus encore que celui déjà si instructif de l'amour; celui-ci nous montre la beauté fuyant la femme que nous n'aimons plus et venant résider dans le visage que les autres trouveraient le plus laid, qui à nous-même aurait pu, pourra un jour nous déplaire; mais il est encore plus frappant de la voir obtenant tous les hommages d'un grand seigneur qui délaisse aussitôt une belle princesse, émigrer sous la casquette d'un contrôleur d'omnibus. Mon étonnement à chaque fois que j'avais revu aux Champs-Élysées, dans la rue, sur la plage, le visage de Gilberte, de Mme de Guermantes, d'Albertine, ne prouvait-il pas combien un souvenir ne se prolonge que dans une direction divergente de l'impression avec laquelle il a coïncidé d'abord et de laquelle il s'éloigne de plus en plus. L'écrivain ne doit pas s'offenser que l'inverti donne à ses héroïnes un visage masculin. Cette particularité un peu aberrante permet seule à l'inverti de donner ensuite à ce qu'il lit toute sa généralité. Si M. de [vol II.70] Charlus n'avait pas donné à l'"infidèle" sur qui Musset pleure dans la Nuit d'Octobre ou dans le Souvenir, le visage de Morel, il n'aurait ni pleuré, ni compris, puisque c'était par cette seule voie, étroite et détournée, qu'il avait accès aux vérités de l'amour. L'écrivain ne dit que par une habitude prise dans le langage insincère des préfaces et des dédicaces, "mon lecteur". En réalité, chaque lecteur est quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L'ouvrage de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre, il n'eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par lelecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci et vice-versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l'auteur mais au lecteur. De plus le livre peut être trop savant, trop obscur pour le lecteur naïf et ne lui présenter ainsi qu'un verre trouble avec lequel il ne pourra pas lire. Mais d'autres particularités (comme l'inversion) peuvent faire que le lecteur ait besoin de lire d'une certaine façon pour bien lire; l'auteur n'a pas à s'en offenser mais au contraire à laisser la plus grande liberté au lecteur en lui disant: "Regardez vous-même si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre".
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L'intelligence n'a point de peine alors à baser sur cette différence une théorie (enseignement contre nature des congréganistes selon les radicaux, impossibilité de la race juive à se nationaliser, haine perpétuelle de la race allemande contre la race latine, la race jaune étant momentanément réhabilitée). Ce côté subjectif se marquait d'ailleurs dans les conversations des neutres où les germanophiles par exemple avaient la faculté de cesser un instant de comprendre et même d'écouter quand on leur parlait des atrocités allemandes en Belgique. (Et pourtant, elles étaient réelles). Ce que je remarquais [vol II.74] de subjectif dans la haine comme dans la vue elle-même, n'empêchait pas que l'objet put posséder des qualités ou des défauts réels et ne faisait nullement s'évanouir la réalité en un pur "relativisme". Et si après tant d'années écoulées et de temps perdu, je sentais cette influence capitale du lac interne jusque dans les relations internationales, tout au commencement de ma vie, ne m'en étais-je pas douté quand je lisais dans le jardin de Combray un de ces romans de Bergotte que même aujourd'hui, si j'en ai feuilleté quelques pages oubliées où je vois les ruses d'un méchant, je ne repose le livre qu'après m'être assuré, en passant cent pages que vers la fin ce même méchant est dûment humilié et vit assez pour apprendre que ses ténébreux projets ont échoué. Car je ne me rappelais plus bien ce qui était arrivé à ces personnages, ce qui ne les différenciait d'ailleurs pas des personnes qui se trouvaient cet après-midi chez Mme de Guermantes et dont, pour plusieurs au moins, la vie passée était aussi vague pour moi que si je l'eusse lue dans un roman à demi oublié.
 
Le prince d'Agrigente avait-il fini par épouser Mlle X.? Ou plutôt n'était-ce pas le frère de Mlle X. qui avait dû épouser la soeursœur du prince d'Agrigente, ou bien faisais-je une confusion avec une ancienne lecture, ou un rêve récent? Le rêve était encore un de ces faits de ma vie, qui m'avait toujours le plus frappé, qui avait dû le plus servir à me convaincre du caractère purement mental de la réalité, et dont je ne dédaignerais pas l'aide dans la composition de mon oeuvreœuvre. Quand je vivais d'une façon un peu moins désintéressée pour un amour, un rêve, venait rapprocher singulièrement de moi, lui faisant parcourir [vol II.75] de grandes distances de temps perdu, ma grand'mère, Albertine que j'avais recommencé à aimer parce qu'elle m'avait fourni, dans mon sommeil, une version d'ailleurs atténuée de l'histoire de la blanchisseuse. Je pensai qu'ils viendraient quelquefois rapprocher ainsi de moi des vérités, des impressions, que mon effort seul, ou même les rencontres de la nature ne me présentaient pas, qu'ils réveilleraient en moi du désir, du regret de certaines choses inexistantes, ce qui est la condition pour travailler, pour s'abstraire de l'habitude, pour se détacher du concret. Je ne dédaignerais pas cette seconde muse, cette muse nocturne qui suppléerait parfois à l'autre.
 
J'avais vu les nobles devenir vulgaires quand leur esprit (comme celui du duc de Guermantes, par exemple), était vulgaire "vous n'êtes pas gêné", disait-il, comme eût pu dire Cottard. J'avais vu dans la médecine, dans l'affaire Dreyfus, pendant la guerre, croire que la vérité c'est un certain fait, que les ministres, le médecin possèdent, un oui ou non qui n'a pas besoin d'interprétation, qui font qu'un cliché radiographique indiquerait sans interprétation ce qu'a le malade, que les gens au pouvoir savaient si Dreyfus était coupable, savaient (sans avoir besoin d'envoyer pour cela Roques enquêter sur place) si Sarrail avait ou non les moyens de marcher en même temps que les Russes. Il n'est pas une heure de ma vie qui n'eût ainsi servi à m'apprendre comme je l'ai dit que seule la perception grossière et erronée place tout dans l'objet quand tout au contraire est dans l'esprit. En somme, si j'y réfléchissais, la matière de mon expérience me venait de Swann non pas seulement [vol II.76] par tout ce qui le concernait lui-même et Gilberte. Mais c'était lui qui m'avait dès Combray donné le désir d'aller à Balbec, où sans cela mes parents n'eussent jamais eu l'idée de m'envoyer et sans quoi je n'aurais pas connu Albertine. Certes, c'est à son visage, tel que je l'avais aperçu pour la première fois devant la mer que je rattachais certaines choses que j'écrirais sans doute. En un sens j'avais raison de les lui rattacher car si je n'étais pas allé sur la digue ce jour-là, si je ne l'avais pas connue, toutes ces idées ne se seraient pas développées (à moins qu'elles ne l'eussent été par une autre). J'avais tort aussi car ce plaisir générateur que nous aimons à trouver rétrospectivement dans un beau visage de femme, vient de nos sens: il était bien certain en effet que ces pages que j'écrirais, Albertine, surtout l'Albertine d'alors ne les eût pas comprises. Mais c'est justement pour cela (et c'est une indication à ne pas vivre dans une atmosphère trop intellectuelle) parce qu'elle était si différente de moi, qu'elle m'avait fécondé par le chagrin et même d'abord par le simple effort pour imaginer ce qui diffère de soi. Ces pages, si elle avait été capable de les comprendre, par cela même elles ne les eût pas inspirées. Mais sans Swann je n'aurais pas connu même les Guermantes puisque ma grand'mère n'eût pas retrouvé Mme de Villeparisis, moi fait la connaissance de Saint-Loup et de M. de Charlus, ce qui m'avait fait connaître la duchesse de Guermantes et par elle sa cousine, de sorte que ma présence même en ce moment chez le prince de Guermantes, où venait de me venir brusquement l'idée de mon oeuvreœuvre (ce qui faisait que je devrais à Swann non seulement la matière [vol II.77] mais la décision) me venaient aussi de Swann. Pédoncule un peu mince peut-être pour supporter ainsi l'étendue de toute ma vie. (Ce côté de Guermantes s'était trouvé en ce sens ainsi procéder du "côté de chez Swann"). Mais bien souvent cet auteur des aspects de notre vie, est quelqu'un de bien inférieur à Swann, est l'être le plus médiocre. N'eût-il pas suffi qu'un camarade quelconque m'indiquât quelque agréable fille à y posséder (que probablement je n'y aurais pas rencontrée) pour que je fusse allé à Balbec. Souvent ainsi on rencontre plus tard un camarade déplaisant, on lui serre à peine la main, et pourtant si jamais on y réfléchit, c'est d'une parole en l'air qu'il nous a dite, d'un "vous devriez venir à Balbec", que toute notre vie et notre oeuvreœuvre sont sorties. Nous ne lui en avons aucune reconnaissance, sans que cela soit faire preuve d'ingratitude. Car en disant ces mots, il n'a nullement pensé aux énormes conséquences qu'ils auraient pour nous. C'est notre sensibilité et notre intelligence qui ont exploité les circonstances, lesquelles, la première impulsion donnée, se sont engendrées les unes les autres sans qu'il eût pu prévoir la cohabitation avec Albertine plus que la soirée masquée chez les Guermantes. Sans doute son impulsion fut nécessaire, et par là la forme extérieure de notre vie, la matière même de notre oeuvreœuvre dépendent de lui. Sans Swann, mes parents n'eussent jamais eu l'idée de m'envoyer à Balbec. Il n'était pas d'ailleurs responsable des souffrances que lui-même avait indirectement causées. Elles tenaient à ma faiblesse. La sienne l'avait bien fait souffrir lui-même par Odette. Mais en déterminant ainsi la vie que nous avons menée, il a par là même [vol II.78] exclu toutes les vies que nous aurions pu mener à la place de celle-là. Si Swann ne m'avait pas parlé de Balbec, je n'aurais pas connu Albertine, la salle à manger de l'hôtel, les Guermantes. Mais je serais allé ailleurs, j'aurais connu des gens différents, ma mémoire comme mes livres seraient remplis de tableaux tout autres, que je ne peux même pas imaginer et dont la nouveauté, inconnue de moi, me séduit et me fait regretter de n'être pas allé plutôt vers elle et qu'Albertine et la plage de Balbec et de Rivebelle et les Guermantes ne me fussent pas toujours restés inconnus.
 
La jalousie est un bon recruteur qui, quand il y a un creux dans notre tableau, va nous chercher dans la rue la belle fille qu'il fallait. Elle n'était plus belle, elle l'est redevenue, car nous sommes jaloux d'elle, elle remplira ce vide.
 
Une fois que nous serons morts, nous n'aurons pas de joie que ce tableau ait été ainsi complété. Mais cette pensée n'est nullement décourageante. Car nous sentons que la vie est un peu plus compliquée qu'on ne dit, et même les circonstances. Et il y a une nécessité pressante à montrer cette complexité. La jalousie si utile ne naît pas forcément d'un regard, ou d'un récit, ou d'une rétroflexion. On peut la trouver prête à nous piquer entre les feuillets d'un annuaire - ce qu'on appelle Tout-Paris pour Paris et pour la campagne "Annuaire des Châteaux"-; nous avions distraitement entendu dire par telle belle fille qui nous était devenue indifférente qu'il lui faudrait aller voir quelques jours sa soeursœur dans le Pas-de-Calais. Nous avions ainsi distraitement pensé autrefois que peut-être bien la belle fille avait été courtisée par M.E. [vol II.79] qu'elle ne voyait plus jamais, car plus jamais elle n'allait dans ce bar où elle le voyait jadis. Que pouvait être sa soeursœur, femme de chambre peut-être? Par discrétion nous ne l'avions pas demandé. Et puis voici qu'en ouvrant au hasard l'Annuaire des Châteaux, nous trouvons que M.E. a son château dans le Pas-de-Calais, près de Dunkerque. Plus de doute, pour faire plaisir à la belle fille il a pris sa soeursœur comme femme de chambre, et si la belle fille ne le voit plus dans le bar, c'est qu'il la fait venir chez lui, habitant Paris presque toute l'année, mais ne pouvant se passer d'elle même pendant qu'il est dans le Pas-de-Calais. Les pinceaux ivres de fureur et d'amour peignent, peignent. Et pourtant, si ce n'était pas cela? Si vraiment M.E. ne voyait plus jamais la belle fille mais par serviabilité avait recommandé la soeursœur de celle-ci à un frère qu'il a, habitant lui toute l'année le Pas-de-Calais. De sorte qu'elle va même peut-être par hasard voir sa soeursœur au moment où M.E. n'est pas là, car ils ne se soucient plus l'un de l'autre. Et à moins encore que la soeursœur ne soit pas femme de chambre dans le château ni ailleurs mais ait des parents dans le Pas-de-Calais. Notre douleur du premier instant cède devant ces dernières suppositions qui calment toute jalousie. Mais qu'importe, celle-ci, cachée dans les feuillets de l'Annuaire des Châteaux, est venue au bon moment car maintenant le vide qu'il y avait dans la toile est comblé. Et tout se compose bien grâce à la présence suscitée par la jalousie de la belle fille dont déjà nous ne sommes plus jaloux et que nous n'aimons plus. [vol II.80]
 
***
 
A ce moment le maître d'hôtel vint me dire que le premier morceau étant terminé, je pouvais quitter la bibliothèque et entrer dans les salons. Cela me fit ressouvenir où j'étais. Mais je ne fus nullement troublé dans le raisonnement que je venais de commencer, par le fait qu'une réunion mondaine, le retour dans la société, m'eussent fourni ce point de départ vers une vie nouvelle que je n'avais pas su trouver dans la solitude. Ce fait n'avait rien d'extraordinaire, une impression qui pouvait ressusciter en moi l'homme éternel n'étant pas liée plus forcément à la solitude qu'à la société (comme j'avais cru autrefois, comme cela avait peut-être été pour moi autrefois, comme cela aurait peut-être dû être encore si je m'étais harmonieusement développé, au lieu de ce long arrêt qui semblait seulement prendre fin). Car n'éprouvant cette impression de beauté que, quand à une sensation actuelle, si insignifiante fût-elle, venait se superposer une sensation semblable, qui renaissant spontanément en moi venait étendre la première sur plusieurs époques à la fois, et remplissait mon âme où habituellement les sensations particulières laissaient tant de vide, par une essence générale, il n'y avait pas de raison pour que je ne reçusse des sensations de ce genre dans le monde aussi bien que dans la nature, puisqu'elles sont fournies par le hasard, aidé sans doute par l'excitation particulière qui fait que les jours où on se trouve, en dehors du train courant de la vie, les choses même les plus simples recommencent à nous donner des sensations dont l'habitude fait faire l'économie [vol II.81] à notre système nerveux. Que ce fût justement et uniquement ce genre de sensations qui dût conduire à l'oeuvreœuvre d'art, j'allais essayer d'en trouver la raison objective, en continuant les pensées que je n'avais cessé d'enchaîner dans la bibliothèque, car je sentais que le déchaînement de la vie spirituelle était assez fort en moi maintenant pour pouvoir continuer aussi bien dans le salon au milieu des invités, que seul dans la bibliothèque; il me semblait qu'à ce point de vue même, au milieu de cette assistance si nombreuse, je saurais réserver ma solitude. Car pour la même raison que de grands événements n'influent pas du dehors sur nos puissances d'esprit et qu'un écrivain médiocre vivant dans une époque épique restera un tout aussi médiocre écrivain, ce qui était dangereux dans le monde, c'étaient les dispositions mondaines qu'on y apporte. Mais par lui-même il n'était pas plus capable de vous rendre médiocre qu'une guerre héroïque de rendre sublime un mauvais poète. En tous cas qu'il fût théoriquement utile ou non que l'oeuvreœuvre d'art fût constituée de cette façon, et en attendant que j'eusse examiné ce point comme j'allais le faire, je ne pouvais nier que vraiment, en ce qui me concernait, quand des impressions vraiment esthétiques m'étaient venues, ç'avait toujours été à la suite de sensations de ce genre. Il est vrai qu'elles avaient été assez rares dans ma vie, mais elles la dominaient, je pouvais retrouver dans le passé quelques-uns de ces sommets que j'avais eu le tort de perdre de vue (ce que je comptais ne plus faire désormais). Et déjà je pouvais dire que si c'était chez moi, par l'importance exclusive qu'il prenait, un trait qui m'était personnel, cependant [vol II.82] j'étais rassuré en découvrant qu'il s'apparentait à des traits moins marqués, mais reconnaissables, discernables et au fond assez analogues chez certains écrivains. N'est-ce pas à mes sensations du genre de celle de la madeleine qu'est suspendue la plus belle partie des mémoires d'Outre-Tombe: "Hier au soir je me promenais seul... je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d'une grive perchée sur la plus haute branche d'un bouleau. A l'instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel; j'oubliai les catastrophes dont je venais d'être le témoin et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j'entendis si souvent siffler la grive". Et une des deux ou trois plus belles phrases de ces mémoires n'est-elle pas celle-ci: "Une odeur fine et suave d'héliotrope s'exhalait d'un petit carré de fèves en fleurs; elle ne nous était point apportée par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilée, sans sympathie de réminiscence et de volupté. Dans ce parfum, non respiré de la beauté, non épuré dans son sein, non répandu sur ses traces, dans ce parfum chargé d'aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les mélancolies des regrets, de l'absence et de la jeunesse". Un des chefs-d'oeuvreœuvre de la littérature française, Sylvie, de Gérard de Nerval, a tout comme le livre des Mémoires d'Outre-Tombe, relatif à Combourg, une sensation du même genre que le goût de la madeleine et "le gazouillement de la grive". Chez Baudelaire enfin, ces réminiscences plus nombreuses encore, sont évidemment moins fortuites et par conséquent à mon avis décisives. C'est le poète lui-même qui, avec plus de choix [vol II.83] et de paresse recherche volontairement, dans l'odeur d'une femme par exemple, de sa chevelure et de son sein, les analogies inspiratrices qui lui évoqueront "l'azur du ciel immense et rond" et "un port rempli de flammes et de mâts". J'allais chercher à me rappeler les pièces de Baudelaire à la base desquelles se trouve ainsi une sensation transposée, pour achever de me replacer dans une filiation aussi noble, et me donner par là l'assurance que l'oeuvreœuvre que je n'aurais plus aucune hésitation à entreprendre méritait l'effort que j'allais lui consacrer, quand étant arrivé au bas de l'escalier qui descendait de la bibliothèque, je me trouvai tout à coup dans le grand salon et au milieu d'une fête qui allait me sembler bien différente de celles auxquelles j'avais assisté autrefois et allait revêtir pour moi un aspect particulier et prendre un sens nouveau. En effet, dès que j'entrai dans le grand salon, bien que je tinsse toujours ferme en moi, au point où j'en étais, le projet que je venais de former, un coup de théâtre se produisit qui allait élever contre mon entreprise la plus grave des objections. Une objection que je surmonterais sans doute mais qui, tandis que je continuais à réfléchir en moi-même aux conditions de l'oeuvreœuvre d'art, allait par l'exemple cent fois répété de la considération la plus propre à me faire hésiter, interrompre à tout instant mon raisonnement. Au premier moment je ne compris pas pourquoi j'hésitais à reconnaître le maître de maison, les invités, pourquoi chacun semblait s'être "fait une tête", généralement poudrée et qui les changeait complètement. Le Prince avait encore en recevant cet air bonhomme d'un roi de féerie que je lui avais trouvé la première [vol II.84] fois, mais cette fois, semblant s'être soumis lui-même à l'étiquette qu'il avait imposée à ses invités, il s'était affublé d'une barbe blanche et traînait à ses pieds qu'elles alourdissaient comme des semelles de plomb. Il semblait avoir assumé de figurer un des "âges de la vie". Ses moustaches étaient blanches aussi comme s'il restait après elles le gel de la forêt du petit Poucet. Elles semblaient incommoder sa bouche raidie et, l'effet une fois produit, il aurait dû les enlever. A vrai dire, je ne le reconnus qu'à l'aide d'un raisonnement, et en concluant de la simple ressemblance de certains traits à une identité de la personne. Je ne sais ce que ce petit Lezensac avait mis sur sa figure, mais tandis que d'autres avaient blanchi, qui la moitié de leur barbe, qui leurs moustaches seulement, lui sans s'embarrasser de ses teintures avait trouvé le moyen de couvrir sa figure de rides, ses sourcils de poils hérissés; tout cela d'ailleurs ne lui seyait pas, son visage faisait l'effet d'être durci, bronzé, solennisé, cela le vieillissait tellement qu'on n'aurait plus dit du tout un jeune homme. Je fus bien étonné au même moment en entendant appeler duc de Chatellerault un petit vieillard aux moustaches argentées d'ambassadeur dans lequel seul un petit bout de regard resté le même me permit de reconnaître le jeune homme que j'avais rencontré une fois en visite chez Mme de Villeparisis. A la première personne que je parvins ainsi à identifier en tâchant de faire abstraction du travestissement et de compléter les traits restés naturels par un effort de mémoire, ma première pensée eût dû être et fut peut-être, bien moins d'une seconde, de la féliciter d'être si merveilleusement grimée, qu'on avait d'abord avant [vol II.85] de la reconnaître, cette hésitation que les grands acteurs paraissant dans un rôle où ils sont différents d'eux-mêmes, donnent en entrant en scène, au public, qui même averti par le programme, reste un instant ébahi avant d'éclater en applaudissements. A ce point de vue le plus extraordinaire de tous était mon ennemi personnel, M. d'Argencourt, le véritable clou de la matinée. Non seulement au lieu de sa barbe à peine poivre et sel, il s'était affublé d'une extraordinaire barbe d'une invraisemblable blancheur, mais encore, tant de petits changements matériels pouvant rapetisser, élargir un personnage et bien plus changer son caractère apparent, sa personnalité, c'était un vieux mendiant qui n'inspirait plus aucun respect qu'était devenu cet homme dont la solennité, la raideur empesée était encore présente à mon souvenir, et il donnait à son personnage de vieux gâteux, une telle vérité, que ses membres tremblotaient, que les traits détendus de sa figure habituellement hautaine, ne cessaient de sourire avec une niaise béatitude. Poussé à ce degré, l'art du déguisement devient quelque chose de plus, une transformation. En effet, quelques riens avaient beau me certifier que c'était bien M. d'Argencourt qui donnait ce spectacle inénarrable et pittoresque, combien d'états successifs d'un visage ne me fallait-il pas traverser si je voulais retrouver celui du d'Argencourt que j'avais connu, et qui était tellement différent de lui-même, tout en n'ayant à sa disposition que son propre corps. C'était évidemment la dernière extrémité où il avait pu le conduire sans en crever; le plus fier visage, le torse le plus cambré n'était plus qu'une loque en bouillie agitée de ci [vol II.86] de là. A peine, en se rappelant certains sourires de M. d'Argencourt qui jadis tempéraient parfois un instant sa hauteur, pouvait-on comprendre que la possibilité de ce sourire de vieux marchand d'habits ramolli existât dans le gentleman correct d'autrefois. Mais à supposer que ce fût la même intention de sourire qu'eût d'Argencourt, à cause de la prodigieuse transformation du visage, la matière même de l'oeil, par laquelle il l'exprimait était tellement différente, que l'expression devenait tout autre et même d'un autre. J'eus un fou rire devant ce sublime gaga, aussi émollié dans sa bénévole caricature de lui-même que l'était, dans la manière tragique, M. de Charlus foudroyé et poli. M. d'Argencourt, dans son incarnation de moribond-bouffe d'un Regnard exagéré par Labiche était d'un accès aussi facile, aussi affable, que M. de Charlus roi Lear qui se découvrait avec application devant le plus médiocre salueur. Pourtant je n'eus pas l'idée de lui dire mon admiration pour la vision extraordinaire qu'il offrait. Ce ne fut pas mon antipathie ancienne qui m'en empêcha, car précisément il était arrivé à être tellement différent de lui-même que j'avais l'illusion d'être devant une autre personne aussi bienveillante, aussi désarmée, aussi inoffensive que l'Argencourt habituel était rogue, hostile et dangereux. Tellement une autre personne qu'à voir ce personnage si ineffablement grimaçant, comique et blanc, ce bonhomme de neige simulant un général Dourakine en enfance, il me semblait que l'être humain pouvait subir des métamorphoses aussi complètes que celles de certains insectes. J'avais l'impression de regarder derrière le vitrage instructif d'un muséum d'histoire naturelle, ce que [vol II.87] peut être devenu le plus rapide, le plus sûr en ses traits d'un insecte, et je ne pouvais pas ressentir les sentiments que m'avait toujours inspirés M. d'Argencourt devant cette molle chrysalide plutôt vibratile que remuante. Mais je me tus, je ne félicitai pas M. d'Argencourt d'offrir un spectacle qui semblait reculer les limites entre lesquelles peuvent se mouvoir les transformations du corps humain. Certes, dans les coulisses d'un théâtre, ou pendant un bal costumé, on est plutôt porté par politesse à exagérer la peine, presque à affirmer l'impossibilité qu'on a à reconnaître la personne travestie. Ici au contraire, un instinct m'avait averti de les dissimuler le plus possible, qu'elles n'avaient plus rien de flatteur parce que la transformation n'était pas voulue, et je m'avisai enfin, ce à quoi je n'avais pas songé en entrant dans ce salon, que toute fête, si simple soit-elle, quand elle a lieu longtemps après qu'on a cessé d'aller dans le monde et pour peu qu'elle réunisse quelques-unes des mêmes personnes qu'on a connues autrefois, vous fait l'effet d'une fête travestie, de la plus réussie de toutes, de celle où l'on est le plus sincèrement "intrigué" par les autres, mais où ces têtes qu'ils se sont faites depuis longtemps sans le vouloir ne se laissent pas défaire, par un débarbouillage, une fois la fête finie. Intrigué par les autres? Hélas aussi les intriguent nous-même. Car la même difficulté que j'éprouvais à mettre le nom qu'il fallait sur les visages semblait partagée par toutes les personnes qui apercevaient le mien, n'y prenaient pas plus garde que si elles ne l'eussent jamais vu, ou tâchaient de dégager de l'aspect actuel un souvenir différent.
 
[Addition marginale] Si M. d'Argencourt venait faire cet extraordinaire [vol II.88] "numéro" qui était certainement la vision la plus saisissante dans son burlesque que je garderais de lui, c'était comme un acteur qui rentre une dernière fois sur la scène avant que le rideau tombe tout à fait au milieu des éclats de rire. Si je ne lui en voulais plus c'est parce qu'en lui qui avait retrouvé l'innocence du premier âge, il n'y avait plus aucun souvenir des notions méprisantes qu'il avait pu avoir de moi, aucun souvenir d'avoir vu M. de Charlus me lâcher brusquement le bras, soit qu'il n'y eut plus rien en lui de ces sentiments, soit qu'il fussent obligés pour arriver jusqu'à nous de passer par des réfracteurs physiques si déformants qu'ils changeassent en route absolument de sens et que M. d'Argencourt semblât bon, faute de moyens physiques d'exprimer encore qu'il était mauvais et de refouler sa perpétuelle hilarité irritante. C'était trop de parler d'un acteur, et débarrassé qu'il était de toute âme consciente, c'est comme une poupée trépidante, à la barbe postiche de laine blanche, que je le voyais agité, promené dans ce salon, comme dans un guignol à la fois scientifique et philosophique où il servait comme dans une oraison funèbre ou un cours en Sorbonne, à la fois de rappel à la vanité de tout et d'exemple d'histoire naturelle. Un guignol de poupées que pour identifier à ceux qu'on avait connus, il fallait lire sur plusieurs plans à la fois, situés derrière elles et qui leur donnaient de la profondeur et forçait à faire un travail d'esprit quand on avait devant soi ces vieillards fantoches, car on était obligé de les regarder en même temps qu'avec les yeux avec la mémoire. Un guignol de poupées baignant dans les couleurs immatérielles des années, de poupées extériorisant [vol II.89] le Temps, le Temps qui d'habitude n'est pas visible, qui pour le devenir cherche des corps et partout où il les rencontre, s'en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique. Aussi immatériel que jadis Golo sur le bouton de porte de ma chambre de Combray, ainsi le nouveau et si méconnaissable d'Argencourt était là comme la révélation du temps qu'il rendait partiellement visible. Dans les éléments nouveaux qui composaient la figure de M. d'Argencourt et son personnage, on lisait un certain chiffre d'années, on reconnaissait la figure symbolique de la vie, non telle qu'elle nous apparaît, c'est-à-dire permanente, mais réelle, atmosphère si changeante que le fier seigneur s'y peint en caricature le soir comme un marchand d'habits.
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Comme quelqu'un entendant dire que j'étais souffrant demanda si je ne craignais pas de prendre la grippe qui régnait à ce moment-là, un autre bienveillant me rassura en me disant: "Non, cela atteint plutôt les personnes encore jeunes, les gens de votre âge ne risquent plus grand'chose". Et on assura que le personnel m'avait bien reconnu. Ils avaient chuchoté mon nom, et même "dans leur langage", raconta une dame, elle les avait entendu dire: "Voilà le Père..." (cette expression était suivie de mon nom. Et comme je n'avais pas d'enfant, elle ne pouvait se rapporter qu'à l'âge).
 
En entendant la duchesse de Guermantes dire: "Comment, si j'ai connu le maréchal? Mais j'ai connu des gens bien plus représentatifs, la duchesse de Galliera, Pauline de Périgord, Mgr Dupanloup", je regrettais naïvement de ne pas avoir connu moi-même ceux qu'elle appelait un reste d'ancien régime. J'aurais dû penser qu'on appelle ancien régime, ce dont on n'a pu connaître que la fin; c'est ainsi que ce que nous apercevons à l'horizon prend une grandeur mystérieuse et nous semble se refermer sur un monde qu'on ne reverra plus; cependant nous avançons et c'est bientôt nous-même qui sommes à l'horizon pour les générations qui sont derrière nous; cependant l'horizon recule, et [vol II.97] le monde qui semblait fini, recommence. "J'ai même pu voir quand j'étais jeune fille, ajouta Mme de Guermantes, la duchesse de Dino. Dame, vous savez que je n'ai plus vingt-cinq ans". Ces derniers mots me fâchèrent. Elle ne devrait pas dire cela, ce serait bon pour une vieille femme. "Quant à vous, reprit-elle, vous êtes toujours le même, vous n'avez pour ainsi dire pas changé", me dit la duchesse, et cela me fit presque plus de peine que si elle m'avait parlé d'un changement, car cela prouvait, puisqu'il était extraordinaire qu'il s'en fût si peu produit, que bien du temps s'était écoulé. "Ami, me dit-elle, vous êtes étonnant, vous restez toujours jeune", expression si mélancolique puisqu'elle n'a de sens que si nous sommes en fait, sinon d'apparence, devenus vieux. Et elle me donna le dernier coup en ajoutant: "J'ai toujours regretté que vous ne vous soyez pas marié. Au fond, qui sait, c'est peut-être plus heureux. Vous auriez été d'âge à avoir des fils à la guerre, et s'ils avaient été tués, comme l'a été ce pauvre Robert Saint-Loup (je pense encore souvent à lui), sensible comme vous êtes vous ne leur auriez pas survécu". Et je pus me voir, comme dans la première glace véridique que j'eusse rencontrée dans les yeux de vieillards restés jeunes, à leur avis, comme je le croyais moi-même de moi, et qui, quand je me citais à eux, pour entendre un démenti, comme exemple de vieux, n'avaient pas dans leurs regards qui me voyaient tel qu'ils ne se voyaient pas eux-mêmes et tel que je les voyais une seule protestation. Car nous ne voyions pas notre propre aspect, nos propres âges, mais chacun, comme un miroir opposé voyait celui de l'autre. Et sans doute, à découvrir qu'ils ont vieilli, bien des gens eussent [vol II.98] été moins tristes que moi. Mais d'abord il en est de la vieillesse comme de la mort, quelques-uns les affrontent avec indifférence, non pas parce qu'ils ont plus de courage que les autres, mais parce qu'ils ont plus d'imagination. Puis un homme qui depuis son enfance, vise une même idée, auquel sa paresse même et jusqu'à son état de santé, en lui faisant remettre sans cesse les réalisations, annule chaque soir le jour écoulé et perdu, si bien que la maladie qui hâte le vieillissement de son corps retarde celui de son esprit, est plus surpris et plus bouleversé de voir qu'il n'a cessé de vivre dans le Temps, que celui qui vit peu en soi-même, se règle sur le calendrier, et ne découvre pas d'un seul coup le total des années dont il a poursuivi quotidiennement l'addition. Mais une raison plus grave expliquait mon angoisse; je découvrais cette action destructrice du temps, au moment même où je voulais entreprendre de rendre claire, d'intellectualiser dans une oeuvreœuvre d'art des réalités extra-temporelles.
 
Chez certains êtres le remplacement successif, mais accompli en mon absence, de chaque cellule par d'autres avait amené un changement si complet, une si entière métamorphose que j'aurais pu dîner cent fois en face d'eux dans un restaurant, sans me douter plus que je les avais connus autrefois que je n'aurais pu deviner la royauté d'un souverain incognito ou le vice d'un inconnu. La comparaison devient même insuffisante, pour le cas où j'entendais leur nom, car on peut admettre qu'un inconnu assis en face de vous soit criminel ou roi, tandis qu'eux je les avais connus, ou plutôt j'avais connu des personnes portant le même nom, mais si différentes que je ne pouvais croire que ce fussent les [vol II.99] mêmes. Pourtant, comme j'aurais fait en partant de l'idée de souveraineté ou de vice qui ne tarde pas à donner à l'inconnu (avec qui on aurait fait si aisément quand on avait encore les yeux bandés, la gaffe d'être insolent ou aimable), dans les mêmes traits de qui on discerne maintenant quelque chose de distingué ou de suspect, je m'appliquais à introduire dans le visage de l'inconnue, entièrement inconnue, l'idée qu'elle était Mme Sazerat, et je finissais par rétablir le sens autrefois connu de ce visage, mais qui serait resté vraiment aliéné pour moi, entièrement celui d'une autre femme ayant autant perdu tous les attributs humains que j'avais connus, qu'un homme devenu singe, si le nom, et l'affirmation de l'identité, ne m'avaient mis malgré ce que le problème avait d'ardu, sur la voie de la solution. Parfois pourtant l'ancienne image renaissait assez précise pour que je puisse essayer une confrontation; et comme un témoin mis en présence d'un inculpé qu'il a vu, j'étais forcé, tant la différence était grande, de dire: "Non... je ne le reconnais pas".
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Une jeune femme me dit: "Voulez-vous que nous allions dîner tous les deux au restaurant?" Comme je répondais: "Si vous ne trouvez pas compromettant de venir dîner seule avec un jeune homme", j'entendis que tout le monde autour de moi riait et je m'empressai d'ajouter: "ou plutôt avec un vieil homme". Je sentais que la phrase qui avait fait rire était de celles qu'aurait pu, en parlant de moi, dire ma mère, ma mère pour qui j'étais toujours un enfant. Or je m'apercevais que je me plaçais pour me juger au même point de vue qu'elle. Si j'avais fini par enregistrer comme elle certains changements qui s'étaient faits depuis ma [vol II.100] première enfance, c'était tout de même des changements maintenant très anciens. J'en étais resté à celui qui faisait qu'on avait dit un temps, presque en prenant de l'avance sur le fait: "C'est maintenant presque un grand jeune homme". Je le pensais encore, mais cette fois avec un immense retard. Je ne m'apercevais pas combien j'avais changé. Mais au fait, eux, qui venaient de rire aux éclats, à quoi s'en apercevaient-ils? Je n'avais pas un cheveu gris, ma moustache était noire. J'aurais voulu pouvoir leur demander à quoi se révélait l'évidence de la terrible chose. [Passage non identifié] Et maintenant je comprenais ce qu'était la vieillesse - la vieillesse qui, de toutes les réalités, est peut-être celle dont nous gardons le plus longtemps dans la vie une notion purement abstraite, regardant les calendriers, datant nos lettres, voyant se marier nos amis, les enfants de nos amis, sans comprendre soit par peur, soit par paresse, ce que cela signifie jusqu'au jour où nous apercevons une silhouette inconnue comme celle de M. d'Argencourt, laquelle nous apprend que nous vivons dans un nouveau monde; jusqu'au jour où le petit-fils d'une de nos amies, jeune homme qu'instinctivement nous traiterions en camarade, sourit comme si nous nous moquions de lui, nous qui lui sommes apparus comme un grand-père; je comprenais ce que signifiait la mort, l'amour, les joies de l'esprit, l'utilité de la douleur, la vocation. Car si les noms avaient perdu pour moi de leur individualité, les mots me découvraient tout leur sens. La beauté des images est logée à l'arrière des choses, celle des idées à l'avant. De sorte que la première cesse de nous émerveiller quand on les a atteintes, mais qu'on [vol II.101] ne comprend la seconde que quand on les a dépassées.
 
[Suite] Or, à tous ces idées, la cruelle découverte que je venais de faire relativement au Temps qui s'était écoulé ne pourrait que s'ajouter et me servir en ce qui concernait la matière même de mon livre. Puisque j'avais décidé qu'elle ne pouvait être uniquement constituée par les impressions véritablement pleines, celles qui sont en dehors du Temps, parmi les vérités avec lesquelles je comptais les sertir, celles qui se rapportent au Temps, au Temps dans lequel baignent et s'altèrent les hommes, les sociétés, les nations, tiendraient une place importante. Je n'aurais pas soin seulement de faire une place à ces altérations que subit l'aspect des êtres et dont j'avais de nouveaux exemples à chaque minute, car tout en songeant à mon oeuvreœuvre, assez définitivement mise en marche pour ne pas se laisser arrêter par des distractions passagères, je continuais à dire bonjour aux gens que je connaissais et à causer avec eux. Le vieillissement d'ailleurs ne se marquait pas pour tous d'une manière analogue. Je vis quelqu'un qui demandait mon nom, on me dit que c'était M de Cambremer. Et alors pour me montrer qu'il m'avait reconnu: "Est-ce que vous avez toujours vos étouffements?" me demanda-t-il, et sur ma réponse affirmative: "Vous voyez que ça n'empêche pas la longévité", me dit-il, comme si j'étais décidément centenaire. Je lui parlais les yeux attachés sur deux ou trois traits que je pouvais faire rentrer par la pensée dans cette synthèse, pour le reste toute différente, de mes souvenirs, que j'appelais sa personne. Mais un instant il tourna à demi la tête. Et alors je vis qu'il était rendu méconnaissable [vol II.102] par l'adjonction d'énormes poches rouges aux joues qui l'empêchaient d'ouvrir complètement la bouche et les yeux, si bien que je restais hébété, n'osant regarder cette sorte d'anthrax dont il me semblait plus convenable qu'il me parlât le premier. Mais comme en malade courageux il n'y faisait pas allusion et riait, j'avais peur d'avoir l'air de manquer de coeurcœur en ne lui demandant pas, de tact, en lui demandant ce qu'il avait. Mais "ils ne vous viennent pas plus rarement avec l'âge?" me demanda-t-il, en continuant à parler des étouffements. Je lui dis que non. "Ah! si ma soeursœur en a sensiblement moins qu'autrefois", me dit-il, d'un ton de contradiction comme si cela ne pouvait pas être autrement pour moi que pour sa soeursœur, et comme si l'âge était un de ces remèdes dont il n'admettait pas, quand ils avaient fait du bien à Mme de Gaucourt, qu'ils ne me fussent pas salutaires. Mme de Cambremer-Legrandin s'étant approchée, j'avais de plus en plus peur de paraître insensible en ne déplorant pas ce que je remarquais sur la figure de son mari et je n'osais pas cependant parler de ça le premier. "Vous êtes content de le voir?" me dit-elle. "Il va bien?" répliquai-je sur un ton incertain. "Mais comme vous voyez". Elle ne s'était pas aperçue de ce mal qui offusquait ma vue et qui n'était autre qu'un des masquesdu Temps que celui-ci avait appliqué à la figure du marquis, mais peu à peu et en l'épaississant si progressivement que la marquise n'en avait rien vu. Quand M. de Cambremer eut fini ses questions sur mes étouffements, ce fut mon tour de m'informer tout bas auprès de quelqu'un si la mère du marquis vivait encore. Elle vivait. Dans l'appréciation [vol II.103] du temps écoulé, il n'y a que le premier pas qui coûte. On éprouve d'abord beaucoup de peine à se figurer que tant de temps ait passé et ensuite qu'il n'en ait pas passé davantage. On n'avait jamais songé que le XIIIe siècle fut si loin, et après on a peine à croire qu'il puisse subsister encore des églises du XIIIe siècle, lesquelles pourtant sont innombrables en France. En quelques instants s'était fait en moi ce travail plus lent qui se fait chez ceux qui, ayant eu peine à comprendre qu'une personne qu'ils ont connue jeune ait soixante ans, en ont plus encore quinze ans après à apprendre qu'elle vit encore et n'a pas plus de soixante-quinze ans. Je demandai à M. de Cambremer comment allait sa mère. "Elle est toujours admirable", me dit-il, usant d'un adjectif qui, par opposition aux tribus où on traite sans pitié les parents âgés, s'applique dans certaines familles aux vieillards chez qui l'usage des facultés les plus matérielles comme d'entendre, d'aller à pied à la messe, et de supporter avec insensibilité les deuils, s'empreint aux yeux de leurs enfants d'une extraordinaire beauté morale.
 
Si certaines femmes avouaient leur vieillesse en se fardant, elle apparaissait au contraire par l'absence de fard chez certains hommes sur le visage desquels je ne l'avais jamais expressément remarqué, et qui tout de même me semblaient bien changés depuis que découragés de chercher à plaire, ils en avaient cessé l'usage. Parmi eux était Legrandin. La suppression du rose que je n'avais jamais soupçonné artificiel, de ses lèvres et de ses joues, donnait à sa figure l'apparence grisâtre et à ses traits allongés et mornes la précision sculpturale [vol II.104] et lapidaire de ceux d'un dieu égyptien. Un dieu! un revenant plutôt. Il avait perdu non seulement le courage de se peindre, mais de sourire, de faire briller son regard, de tenir des discours ingénieux. On s'étonnait de le voir si pâle, abattu, ne prononçant que de rares paroles qui avaient l'insignifiance de celles que disent les morts qu'on évoque. On se demandait quelle cause l'empêchait d'être vif, éloquent, charmant, comme on se le demande devant "le double" insignifiant d'un homme brillant de son vivant et auquel un spirite pose pourtant des questions qui prêteraient aux développements charmeurs. Et on se disait que cette cause qui avait substitué au Legrandin coloré et rapide, un pâle et triste fantôme de Legrandin, c'était la vieillesse. [Addition marginale] Chez certains même les cheveux n'avaient pas blanchi. Ainsi je reconnus quand il vint dire un mot à son maître le vieux valet de chambre du prince de Guermantes. Les poils bourrus qui hérissaient ses joues tout autant que son crâne, étaient restés d'un roux tirant sur le rose et on ne pouvait le soupçonner de se teindre comme la duchesse de Guermantes. Mais il n'en paraissait pas moins vieux. On sentait seulement qu'il existe chez les hommes comme dans le règne végétal les mousses, les lichens et tant d'autres, des espèces qui ne changent pas à l'approche de l'hiver.
 
[Suite] Chez d'autres invités dont le visage était intact, l'âge se marquait autrement; ils semblaient seulement embarrassés quand ils avaient à marcher; on croyait d'abord qu'ils avaient mal aux jambes, et ce n'est qu'ensuite qu'on comprenait que la vieillesse leur avait attaché ses semelles de plomb. Elle en embellissait d'autres comme le prince d'Agrigente. [vol II.105] A cet homme long, mince, au regard terne, aux cheveux qui semblaient devoir rester éternellement rougeâtres, avait succédé par une métamorphose analogue à celle des insectes, un vieillard chez qui les cheveux rouges, trop longtemps vus avaient été comme un tapis de table qui a trop servi remplacés par des cheveux blancs. Sa poitrine avait pris une corpulence inconnue, robuste, presque guerrière, et qui avait dû nécessiter un véritable éclatement de la frêle chrysalide que j'avais connue; une gravité consciente d'elle-même baignait les yeux où elle était teintée d'une bienveillance nouvelle qui s'inclinait vers chacun. Et comme malgré tout une certaine ressemblance subsistait entre le puissant prince actuel et le portrait que gardait mon souvenir, j'admirais la force de renouvellement original du temps qui, tout en respectant l'unité de l'être et les lois de la vie, sait changer ainsi le décor et introduire de hardis contrastes dans deux aspects successifs d'un même personnage, car beaucoup de ces gens on les identifiait immédiatement, mais comme d'assez mauvais portraits d'eux-mêmes réunis dans l'exposition où un artiste inexact et malveillant durcit les traits de l'un, enlève la fraîcheur du teint ou la légèreté de la taille à celle-ci, assombrit le regard. Comparant ces images avec celles que j'avais sous les yeux de ma mémoire, j'aimais moins celles qui m'étaient montrées en dernier lieu. Comme souvent on trouve moins bonne et on refuse une des photographies entre lesquelles un ami vous a prié de choisir. A chaque personne et devant l'image qu'elle me montrait d'elle-même j'aurais voulu dire: "Non pas celle-ci, vous êtes moins bien, ce n'est pas vous". Je n'aurais [vol II.106] pas osé ajouter: "Au lieu de votre beau nez droit on vous a fait le nez crochu de votre père que je ne vous ai jamais connu. "En effet, c'était un nez nouveau et familial. Bref, l'artiste le Temps avait "rendu" tous ces modèles, de telle façon qu'ils étaient reconnaissables, mais ils n'étaient pas ressemblants, non parce qu'il les avait flattés, mais parce qu'il les avait vieillis. Cet artiste là du reste, travaille fort lentement. Ainsi cette réplique du visage d'Odette, dont le jour où j'avais pour la première fois vu Bergotte, j'avais aperçu l'esquisse à peine ébauchée dans le visage de Gilberte, le temps l'avait enfin poussée jusqu'à la plus parfaite ressemblance, comme on le verra tout à l'heure pareil à ces peintres qui gardent longtemps une oeuvreœuvre et la complètent année par année. En plusieurs, je finissais par reconnaître, non seulement eux-mêmes, mais eux tels qu'ils étaient autrefois, et Ski, par exemple, pas plus modifié qu'une fleur ou un fruit qui a séché, type de ces amateurs "célibataires de l'art" qui vieillissent inutiles et insatisfaits. Ski était resté ainsi un essai informe, confirmant mes théories sur l'art. D'autres le suivaient qui n'étaient nullement des amateurs; c'étaient des gens du monde qui ne s'intéressaient à rien, et eux aussi la vieillesse ne les avait pas mûris et même s'il s'entourait d'un premier cercle de rides et d'un arc de cheveux blancs, leur même visage poupin gardait l'enjouement de la dix-huitième année. Ils n'étaient pas des vieillards, mais des jeunes gens de dix-huit ans, extrêmement fanés. Peu de chose eût suffi à effacer ces flétrissures de la vie, et la mort n'aurait pas plus de peine à rendre au visage sa jeunesse qu'il n'en faut pour nettoyer un portrait [vol II.107] que seul un peu d'encrassement empêche de briller comme autrefois. Aussi je pensais à l'illusion dont nous sommes dupes quand entendant parler d'un célèbrevieillard, nous nous fions d'avance à sa bonté, à sa justice, à sa douceur d'âme; car je sentais qu'ils avaient été quarante ans plus tôt de terribles jeunes gens dont il n'y avait aucune raison pour supposer qu'ils n'avaient pas gardé la vanité, la duplicité, la morgue et les ruses.
 
Et pourtant en complet contraste avec ceux-ci, j'eus la surprise de causer avec des hommes et des femmes, jadis insupportables, et qui avaient perdu à peu près tous leurs défauts, soit que la vie en décevant ou comblant leurs désirs, leur eût enlevé de leur présomption ou de leur amertume. Un riche mariage qui ne nous rend plus nécessaire la lutte ou l'ostentation, l'influence même de la femme, la connaissance lentement acquise de valeurs autres que celles auxquelles croit exclusivement une jeunesse frivole, leur avait permis de détendre leur caractère et de montrer leurs qualités. Ceux-là en vieillissant semblaient avoir une personnalité différente, comme ces arbres dont l'automne en variant leurs couleurs semble changer l'essence. Pour eux celle de la vieillesse se manifestait vraiment, mais comme une chose morale (qu'ils ne possédaient pas avant). Chez d'autres elle était plutôt physique, et si nouvelle que la personne - Mme de Souvré par exemple - me semblait à la fois inconnue et connue. Inconnue car il m'était impossible de soupçonner que ce fût elle et malgré moi je ne pus m'empêcher en répondant à son salut de laisser voir le travail d'esprit qui me faisait hésiter entre trois ou quatre personnes (parmi lesquelles n'était pas [vol II.108] Mme de Souvré) pour savoir à qui je le rendais avec une chaleur du reste qui dut l'étonner car dans le doute ayant peur d'être trop froid si c'était une amie intime, j'avais compensé l'incertitude du regard par la chaleur de la poignée de main et du sourire. Mais d'autre part son aspect nouveau ne m'était pas inconnu. C'était celui que j'avais souvent vu au cours de ma vie à des femmes âgées et fortes mais sans soupçonner alors qu'elles avaient pu beaucoup d'années avant ressembler à Mme de Souvré. Cet aspect était si différent de celui que j'avais connu dans le passé qu'on eût dit qu'elle était un être condamné comme un personnage de féerie à apparaître d'abord en jeune fille, puis en épaisse matrone et qui reviendrait sans doute bientôt en vieille branlante et courbée. Elle semblait comme une lourde nageuse, qui ne voit plus le rivage qu'à une grande distance, repousser avec peine les flots du temps qui la submergeaient. J'arrivai à force de regarder sa figure hésitante, incertaine comme une mémoire infidèle qui ne peut plus retenir les formes d'autrefois, j'arrivai pourtant à en retrouver quelque chose en me livrant au petit jeu d'éliminer les carrés et les hexagones que l'âge avait ajoutés à ces joues. D'ailleurs ce qu'il mêlait à celle des femmes n'était pas toujours seulement des figures géométriques. Dans les joues de la Duchesse de Guermantes, restées si semblables pourtant et pourtant composites maintenant comme un nougat, je distinguais une trace de vert de gris, un petit morceau rose de coquillage concassé, une grosseur difficile à définir, plus petite qu'une boule de gui et moins transparente qu'une perle de verre. [vol II.109]
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Pour en revenir à cet homme politique malgré son changement de substance physique, tout aussi profond que la transformation des idées morales qu'il éveillait maintenant dans le public, en un mot malgré tant d'années passées depuis qu'il avait été Président du Conseil, il était redevenu ministre. [Addition marginale] Ce président du conseil d'il y a quarante ans faisait partie du nouveau cabinet, dont le chef lui avait donné un portefeuille, un peu comme ces directeurs de théâtre confient un rôle à une de leurs anciennes camarades, retirée depuis longtemps, mais qu'ils jugent encore plus capable que les jeunes de tenir un rôle avec finesse, de laquelle d'ailleurs ils savent la difficile situation financière et qui à près de quatre-vingts ans montre encore au public l'intégrité de son talent presque intact avec cette continuation de la vie qu'on s'étonne ensuite d'avoir pu constater quelques jours avant la mort.
 
L'aspect de Mme de Forcheville était si miraculeux, qu'on ne pouvait même pas dire qu'elle avait rajeuni mais plutôt qu'avec tous ses carmins, toutes ses rousseurs, elle avait refleuri. Plus même que l'incarnation de l'exposition universelle de 1878, elle eût été dans une exposition végétale d'aujourd'hui, la curiosité et le clou. Pour moi du reste, elle ne semblait pas dire "je suis l'Exposition de 1878", mais plutôt "je suis l'allée des Acacias de 1892". Il semblait qu'elle eût pu y être encore. D'ailleurs [vol II.127] justement parce qu'elle n'avait pas changé, elle ne semblait guère vivre. Elle avait l'air d'une rose stérilisée. Je lui dis bonjour, elle chercha quelque temps mais en vain mon nom sur mon visage. Je me nommai et aussitôt comme si j'avais perdu grâce à ce nom incantateur l'apparence d'Arbousier ou de Kangouroo que l'âge m'avait sans doute donnée, elle me reconnut et se mit à me parler de cette voix si particulière que les gens qui l'avaient applaudie dans les petits théâtres étaient si émerveillés quand ils étaient invités à déjeuner avec elle, "à la ville", de retrouver dans chacune de ses paroles, pendant toute la causerie, tant qu'ils voulaient. Cette voix était restée la même, inutilement chaude, prenante, avec un rien d'accent anglais. Et pourtant de même que ses yeux avaient l'air de me regarder d'un rivage lointain, sa voix était triste, presque suppliante, comme celle des morts dans l'Odyssée. Odette eût pu jouer encore. Je lui fis des compliments sur sa jeunesse. Elle me dit, "vous êtes gentil, my dear, merci", et comme elle donnait difficilement à un sentiment même le plus vrai une expression qui ne fût pas affectée par le souci de ce qu'elle croyait élégant, elle répéta à plusieurs reprises: "merci tant, merci tant". Mais moi qui avais jadis fait de si longs trajets pour l'apercevoir au Bois, qui avais écouté le son de sa voix tomber de sa bouche, la première fois que j'avais été chez elle, comme un trésor, les minutes passées maintenant auprès d'elle me semblaient interminables à cause de l'impossibilité de savoir que lui dire et je m'éloignai. Hélas, elle ne devait pas rester toujours telle. Moins de trois ans après, non pas en enfance, mais un peu ramollie, je devais la voir à une soirée donnée par Gilberte, [vol II.128] devenue incapable de cacher sous un masque immobile ce qu'elle pensait - pensait est beaucoup dire - ce qu'elle éprouvait, hochant la tête, serrant la bouche, secouant les épaules à chaque impression qu'elle ressentait, comme ferait un ivrogne, un enfant, comme font certains poètes qui ne tiennent pas compte de ce qui les entoure, et, inspirés, composent dans le monde et tout en allant à table au bras d'une dame étonnée, froncent les sourcils, font la moue. Les impressions de Madame de Forcheville - sauf une, celle qui l'avait fait précisément assister à la soirée donnée par Gilberte, la tendresse pour sa fille bien aimée, l'orgueil qu'elle donnât une soirée si brillante, orgueil que ne voilait pas chez la mère la mélancolie de ne plus être rien - ces impressions n'étaient pas joyeuses, et commandaient seulement une perpétuelle défense contre les avanies qu'on lui faisait, défense timorée comme celle d'un enfant. On n'entendait que ces mots: "Je ne sais pas si Madame de Forcheville me reconnaît, je devrais peut-être me faire présenter à nouveau". "Ça par exemple vous pouvez vous en dispenser (répondait-on à tue-tête sans songer que la mère de Gilberte entendait tout, sans y songer, ou s'en sans soucier) c'est bien inutile. Pour l'agrément qu'elle vous apportera. On la laisse dans son coin. Du reste elle est un peu gaga." Furtivement Mme de Forcheville lançait un regard de ses yeux restés si beaux, sur les interlocuteurs injurieux, puis vite ramenait ce regard à elle de peur d'avoir été impolie, et tout de même agitée par l'offense, taisant sa débile indignation, on voyait sa tête branler, sa poitrine se soulever, elle jetait un nouveau regard sur un autre assistant aussi peu poli, et ne [vol II.129] s'étonnait pas outre mesure, car se sentant très mal depuis quelques jours, elle avait à mots couverts suggéré à sa fille de remettre la fête, mais sa fille avait refusé. Mme de Forcheville ne l'en aimait pas moins; toutes les duchesses qui entraient, l'admiration de tout le monde pour le nouvel hôtel inondait de joie son coeurcœur, et quand entra la marquise de Sebran qui était alors la dame où menait si difficilement le plus haut échelon social, Mme de Forcheville sentit qu'elle avait été une bonne et prévoyante mère et que sa tâche maternelle était achevée. De nouveaux invités ricaneurs, la firent à nouveau regarder et parler toute seule, si c'est parler que tenir un langage muet qui se traduit seulement par des gesticulations. Si belle encore, elle était devenue - ce qu'elle n'avait jamais été, - infiniment sympathique; car elle qui avait trompé Swann et tout le monde, c'était l'univers entier qui maintenant la trompait; et elle était devenue si faible qu'elle n'osait même plus, les rôles étant retournés, se défendre contre les hommes. Et bientôt elle ne se défendrait pas contre la mort. Mais après cette anticipation revenons trois ans en arrière, c'est-à-dire à la matinée où nous sommes chez la Princesse de Guermantes.
 
Bloch m'ayant demandé de le présenter au maître de maison, je ne fis à cela pas l'ombre des difficultés auxquelles je m'étais heurté, le jour où j'avais été pour la première fois en soirée chez le Prince de Guermantes, qui m'avaient semblé naturelles, alors que maintenant cela me semblait si simple de lui présenter un de ses invités, et cela m'eût même paru simple de me permettre de lui amener et présenter à l'improviste quelqu'un qu'il n'eût pas invité. Etait-ce parce que [vol II.130] depuis cette époque lointaine, j'étais devenu un "familier", quoique depuis quelque temps un "oublié" de ce monde où alors j'étais si nouveau; était-ce au contraire parce que n'étant pas un véritable homme du monde, tout ce qui fait difficulté pour eux n'existait plus pour moi, une fois la timidité tombée; était-ce parce que les êtres ayant peu à peu laissé tomber devant moi leur premier, souvent leur second et leur troisième aspects factices, je sentais derrière la hauteur dédaigneuse du Prince une grande avidité humaine de connaître des êtres, de faire la connaissance de ceux-là même qu'ils affectent de dédaigner. Etait-ce parce que aussi le prince avait changé comme tous ces insolents de la jeunesse et de l'âge mûr, à qui la vieillesse apporte sa douceur (d'autant plus que les hommes débutants et les idées inconnues contrelesquels ils regimbaient, ils les connaissaient depuis longtemps de vue et les savaient reçus autour d'eux), surtout si cette vieillesse a pour adjuvant quelques vertus, ou quelques vices qui étendent les relations, ou la révolution que fait une conversion politique, comme celle du prince au dreyfusisme.
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[vol II.131]
 
le Prince de Guermantes en me représentant Swann, ou M. de Charlus", me demandait Bloch à qui j'avais longtemps emprunté sa manière de parler et qui maintenant imitait souvent la mienne. "Nullement". "Mais en quoi consiste la différence?" "Il aurait fallu les entendre parler entre eux, pour la saisir, mais c'est maintenant impossible, Swann est mort et M. de Charlus ne vaut guère mieux. Mais ces différences étaient énormes". Et tandis que l'oeil de Bloch brillait en pensant à ce que pouvait être la conversation de ces personnages merveilleux, je pensais que je lui exagérais le plaisir que j'avais eu à me trouver avec eux, n'en ayant jamais ressenti que quand j'étais seul, et l'impression des différenciations véritables n'ayant lieu que dans notre imagination. Bloch s'en aperçut-il?" Tu me peins peut-être cela trop en beau, me dit-il; ainsi la maîtresse de maison d'ici, la Princesse de Guermantes, je sais bien qu'elle n'est plus jeune, mais enfin il n'y a pas tellement longtemps que tu me parlais de son charme incomparable, de sa merveilleuse beauté. Certes je reconnais qu'elle a grand air, et elle a bien ces yeux extraordinaires dont tu me parlais, mais enfin je ne la trouve pas tellement inouïe que tu disais. Evidemment elle est très racée mais enfin". Je fus obligé de dire à Bloch qu'il ne me parlait pas de la même personne. La Princesse de Guermantes en effet était morte et c'est l'ex-Madame Verdurin que le prince ruiné par la défaite allemande, avait épousée et que Bloch ne reconnaissait pas. "Tu te trompes, j'ai cherché dans le Gotha de cette année me confessa naïvement Bloch et j'ai trouvé le prince de Guermantes, habitant l'hôtel où nous sommes et [vol II.132] marié à tout ce qu'il y a de plus grandiose, attends un peu que je me rappelle, marié à Sidonie, duchesse de Duras, née des Beaux. En effet, Mme Verdurin, peu après la mort de son mari avait épousé le vieux duc de Duras, ruiné, qui l'avait faite cousine du prince de Guermantes, et était mort après deux ans de mariage. Il avait été pour Mme Verdurin une transition fort utile et maintenant celle-ci par un troisième mariage était Princesse de Guermantes et avait dans le faubourg Saint-Germain une grande situation qui eût fort étonné à Combray où les dames de la rue de l'Oiseau, la fille de Mme Goupil et la belle fille Mme de Sazerat, toutes ces dernières années, avant que Mme Verdurin ne fût Princesse de Guermantes, avaient dit en ricanant: "la Duchesse de Duras", comme si c'eût été un rôle que Mme Verdurin eût tenu au théâtre. Même le principe des castes voulant qu'elle mourût Mme Verdurin, ce titre qu'on ne s'imaginait lui conférer aucun pouvoir mondain nouveau, faisait plutôt mauvais effet. "Faire parler d'elle" [Addition marginale] cette expression qui dans tous les mondes est appliquée à une femme qui a un amant, pouvait l'être dans le Faubourg St-Germain à celles qui publient des livres, dans la bourgeoisie de Combray à celles qui font des mariages, dans un sens ou dans l'autre "disproportionnés". Quand elle eut épousé le Prince de Guermantes, on dut se dire que c'était un faux Guermantes, un escroc. Pour moi, à me figurer cette identité de titre, de nom qui faisait qu'il y avait encore une Princesse de Guermantes et qu'elle n'avait aucun rapport avec celle qui m'avait tant charmé et qui n'était plus, qui était comme une morte sans défense à qui on l'eût volé, il y avait quelque chose d'aussi douloureux qu'à voir les objets [vol II.133] qu'avait possédés la Princesse Hedwige, comme son château, comme tout ce qui avait été à elle et dont une autre jouissait. La succession au nom est triste comme toutes les successions, comme toutes les usurpations de propriété; et toujours sans interruptions, viendraient comme un flot, de nouvelles Princesses de Guermantes, ou plutôt millénaire, remplacée d'âge en âge dans son emploi par une femme différente, vivrait une seule Princesse de Guermantes, ignorante de la mort, indifférente à tout - ce qui change et blesse nos coeurscœurs - et le nom comme la mer refermerait sur celles qui sombrent de temps à autre, sa toujours pareille et immémoriale placidité.
 
Mais - contradiction avec cette permanence, - les anciens habitués assuraient que dans le monde tout était changé, qu'on y recevait des gens que jamais de leur temps on n'aurait reçu et comme on dit: "c'était vrai, et ce n'était pas vrai. "Ce n'était pas vrai parce qu'ils ne se rendaient pas compte de la courbe du temps qui faisait que ceux d'aujourd'hui voyaient ces gens nouveaux à leur point d'arrivée tandis qu'eux se les rappelaient à leur point de départ. Et quand eux, les anciens, étaient entrés dans le monde, il y avait là des gens arrivés dont d'autres se rappelaient le départ. Une génération suffit pour que s'y ramène ce changement qui en des siècles s'est fait pour le nom bourgeois d'un Colbert devenu nom noble. Et d'autre part cela pourrait être vrai, car si les personnes changent de situation, les idées et les coutumes les plus indéracinables (de même que les fortunes et les alliances de pays et les haines de pays) changent aussi, parmi lesquelles même celles de ne recevoir que des [vol II.134] gens chics. Non seulement le snobisme change de forme, mais il pourrait disparaître comme la guerre même, et les radicaux, les juifs être reçus au Jockey.
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L'amie de Bloch et de la duchesse de Guermantes n'était pas seulement élégante et charmante, elle était intelligente aussi, et la conversation avec elle était agréable mais m'était rendue difficile parce que ce n'était pas seulement le nom de mon interlocutrice qui était nouveau pour moi mais celui d'un grand nombre de personnes dont elle me parla et qui formaient actuellement le fond de la société. Il est vrai que d'autre part comme elle voulait m'entendre raconter des histoires, beaucoup de ceux que je lui citai ne lui dirent absolument rien, ils étaient tous tombés dans l'oubli, du moins ceux qui n'avaient brillé que de l'éclat individuel d'une personne et n'étaient pas le nom générique et permanent de quelque célèbre famille aristocratique (dont la jeune femme savait rarement le titre exact, supposant des naissances inexactes sur un nom qu'elle avait entendu de travers la veille dans un dîner), et elle ne les avait pour la plupart jamais entendu prononcer n'ayant commencé à aller dans le monde (non seulement parce qu'elle était encore jeune, mais parce qu'elle habitait depuis peu la France et n'avait pas été reçue tout de suite) que quelques années après que je m'en étais moi-même retiré. De sorte que si nous avions en commun un même vocabulaire de mots pour les noms, celui de chacun de [vol II.145] nous était différent. Je ne sais comment le nom de Mme Leroi tomba de mes lèvres et par hasard, mon interlocutrice, grâce à quelque vieil ami, galant auprès d'elle, de Mme de Guermantes, en avait entendu parler. Mais inexactement comme je le vis au ton dédaigneux dont cette jeune femme snob me répondit: "Si je sais qui est Mme Leroi, une vieille amie de Bergotte" d'un ton qui voulait dire "une personne que je n'aurais jamais voulu faire venir chez moi." Je compris très bien que le vieil ami de Mme de Guermantes en parfait homme du monde imbu de l'esprit des Guermantes dont un des traits était de ne pas avoir l'air d'attacher d'importance aux fréquentations aristocratiques, avait trouvé trop bête et trop anti-Guermantes de dire: "Mme Leroi, qui fréquentait toutes les Altesses, toutes les duchesses" et il avait préféré dire: "Elle était assez drôle. Elle a répondu un jour à Bergotte ceci". Seulement pour les gens qui ne savent pas, ces renseignements par la conversation équivalent à ceux que donne la Presse aux gens du peuple et qui croient alternativement selon leur journal que M. Loubet et M. Reinach sont des voleurs ou de grands citoyens. Pour mon interlocutrice, Mme Leroi avait été une espèce de Mme Verdurin première manière avec moins d'éclat et dont le petit clan eût été limité au seul Bergotte... Cette jeune femme est d'ailleurs une des dernières qui, par un pur hasard, ait entendu le nom de Mme Leroi. Aujourd'hui personne ne sait plus qui c'est, ce qui est du reste parfaitement juste. Son nom ne figure même pas dans l'index des mémoires posthumes de Mme de Villeparisis de laquelle Mme Leroi occupa tant l'esprit. La Marquise n'a d'ailleurs pas parlé de Mme Leroi moins parce que celle-ci de son vivant [vol II.146] avait été peu aimable pour elle, que parce que personne ne pouvait s'intéresser à elle après sa mort, et ce silence est dicté moins par la rancune mondaine de la femme que par le tact littéraire de l'écrivain. Ma conversation avec l'élégante amie de Bloch fut charmante, car cette jeune femme était intelligente mais cette différence entre nos deux vocabulaires la rendait malaisée et en même temps instructive. Nous avons beau savoir que les années passent, que la jeunesse fait place à la vieillesse, que les fortunes et les trônes les plus solides s'écroulent, que la célébrité est passagère, notre manière de prendre connaissance et pour ainsi dire de prendre le cliché de cet univers mouvant, entraîné par le Temps, l'immobilise au contraire. De sorte que nous voyons toujours jeunes les gens que nous avons connus jeunes, que ceux que nous avons connus vieux, nous les parons rétrospectivement dans le passé des vertus de la vieillesse, que nous nous fions sans réserve au crédit d'un milliardaire et à l'appui d'un souverain, sachant par le raisonnement mais ne croyant pas effectivement qu'ils pourront être demain des fugitifs dénués de pouvoir. Dans un champ plus restreint et de mondanité pure comme dans un problème plus simple qui initie à des difficultés plus complexes mais de même ordre, l'inintelligibilité qui résultait de notre conversation avec la jeune femme du fait que nous avions vécu dont un certain monde à vingt-cinq ans de distance, me donnait l'impression et aurait pu fortifier chez moi le sens de l'histoire. Du reste, il faut bien dire que cette ignorance des situations réelles qui tous les dix ans fait surgir les élus dans leur apparence actuelle et comme si le passé n'existait pas, qui empêche pour [vol II.147] une américaine fraîchement débarquée, de voir que M. de Charlus avait eu la plus grande situation de Paris à une époque où Bloch n'en avait aucune, et que Swann qui faisait tant de frais pour M. Bontemps avait été traité avec la plus grande amitié par le Prince de Galles, cette ignorance n'existe pas seulement chez les nouveaux venus, mais chez ceux qui ont fréquenté toujours des sociétés voisines, et cette ignorance chez ces derniers comme chez les autres est aussi un effet (mais cette fois s'exerçant sur l'individu et non sur la courbe sociale) du Temps. Sans doute, nous avons beau changer de milieu, de genre de vie, notre mémoire en retenant le fil de notre personnalité identique attache à elle, aux époques successives, le souvenir des sociétés où nous avons vécu, fût-ce quarante ans plus tôt. Bloch chez le Prince de Guermantes savait parfaitement l'humble milieu juif où il avait vécu à dix-huit ans, et Swann quand il n'aima plus Mme Swann mais une femme qui servait le thé chez ce même Colombin où Mme Swann avait cru quelque temps qu'il était chic d'aller, comme au thé de la rue Royale, Swannsavait très bien sa valeur mondaine, se rappelant Twikenham, n'avait aucun doute sur les raisons pour lesquelles il allait plutôt chez Colombin que chez la Duchesse de Broglie et savait parfaitement qu'eût-il été lui-même mille fois moins "chic", cela ne l'eût pas empêché davantage d'aller chez Colombin où à l'hôtel Ritz puisque tout le monde peut y aller en payant. Sans doute les amis de Bloch ou de Swann se rappelaient eux aussi la petite société juive ou les invitations à Twickenham et ainsi les amis comme des "moi" un peu moins distincts de Swann et de Bloch ne séparaient pas dans leur [vol II.148] mémoire du Bloch élégant d'aujourd'hui, le Bloch sordide d'autrefois, du Swann de chez Colombin des derniers jours le Swann de Bukingham Palace. Mais ces amis étaient en quelque sorte dans la vie, les voisins de Swann; la leur s'était développée sur une ligne assez voisine pour que leur mémoire pût être assez pleine de lui; mais chez d'autres plus éloignés de Swann, à une distance plus grande de lui, non pas précisément socialement, mais d'intimité, qui avait fait la connaissance plus vague et les rencontres très rares, les souvenirs moins nombreux, avaient rendu les notions plus flottantes. Or, chez des étrangers de ce genre, au bout de trente ans, on ne se rappelle plus rien de précis qui puisse prolonger dans le passé et changer de valeur l'être qu'on a sous les yeux. J'avais entendu dans les dernières années de la vie de Swann des gens du monde pourtant à qui on parlait de lui, dire et comme si ç'avait été son titre de notoriété: "Vous parlez du Swann de chez Colombin?" J'entendais maintenant des gens qui auraient pourtant dû savoir, dire en parlant de Bloch "Le Bloch-Guermantes? Le familier des Guermantes?" Ces erreurs qui scindent une vie et en isolant le présent font de l'homme dont on parle un autre homme, un homme différent, une création de la veille, un homme qui n'est que la condensationde ses habitudes actuelles (alors que lui porte en lui-même la continuité de sa vie qui le relie au passé), ces erreurs dépendent bien aussi du Temps, mais elles sont non un phénomène social, mais un phénomène de mémoire. J'eus dans l'instant même un exemple d'une variété assez différente, il est vrai, mais d'autant plus frappante, de ces oublis qui modifient pour nous l'aspect des [vol II.149] êtres. Un jeune neveu de Mme de Guermantes, le Marquis de Villemandois, avait été jadis pour moi d'une insolence obstinée qui m'avait conduit par représailles à adopter à son égard une attitude si insultante que nous étions devenus tacitement comme deux ennemis. Pendant que j'étais en train de réfléchir sur le temps à cette matinée chez la Princesse de Guermantes, il se fit présenter à moi en disant qu'il croyait que j'avais connu de ses parents, qu'il avait lu des articles de moi et désirait faire ou refaire ma connaissance. Il est vrai de dire qu'avec l'âge il était devenu, comme beaucoup, d'impertinent sérieux, qu'il n'avait plus la même arrogance et que d'autre part on parlait de moi, pour de bien minces articles cependant, dans le milieu qu'il fréquentait. Mais ces raisons de sa cordialité et de ses avances ne furent qu'accessoires. La principale, ou du moins celle qui permit aux autres d'entrer en jeu, c'est que, ou ayant une plus mauvaise mémoire que moi, ou ayant attaché une attention moins soutenue à mes ripostes que je n'avais fait autrefois à ses attaques, parce que j'étais alors pour lui un bien plus petit personnage qu'il n'était pour moi, il avait entièrement oublié notre inimitié. Mon nom lui rappelait tout au plus qu'il avait dû me voir, ou quelqu'un des miens, chez une de ses tantes... Et ne sachant pas au juste s'il se faisait présenter ou représenter, il se hâta de me parler de sa tante, chez qui il ne doutait pas qu'il avait dû me rencontrer, se rappelant qu'on y parlait souvent de moi, mais non nos querelles. Un nom c'est tout ce qui reste bien souvent pour nous d'un être, non pas même quand il est mort mais de son vivant. Et nos notions actuelles sur lui sont si vagues ou si bizarres, et correspondent si peu [vol II.150] à celles que nous avons eues de lui, que nous avons entièrement oublié que nous avons failli nous battre en duel avec lui mais nous nous rappelons qu'il portait enfant d'étranges guêtres jaunes aux Champs-Elysées, dans lesquels par contre, malgré que nous le lui assurions, il n'a aucun souvenir d'avoir joué avec nous. Bloch était entré en sautant comme une hyène. Je pensais: "Il vient dans des salons où il n'eût pas pénétré il y a vingt ans." Mais il avait aussi vingt ans de plus. Il était plus près de la mort. A quoi cela l'avançait-il? De près, dans la translucidité d'un visage, où de plus loin et mal éclairé je ne voyais que la jeunesse gaie (soit qu'elle y survécût, soit que je l'y évoquasse), se tenait le visage presque effrayant tout anxieux, d'un vieux Shylock attendant tout grimé dans la coulisse le moment d'entrer en scène, récitant déjà les premiers vers à mi-voix. Dans dix ans, dans ces salons où leur veulerie l'aurait imposé, il entrerait en béquillant, devenu maître, trouvant une corvée d'être obligé d'aller chez les La Trémoille. A quoi cela l'avançait-il?
 
[Suite]Des changements produits dans la société, je pouvais d'autant plus extraire des vérités importantes et dignes de cimenter une partie de mon oeuvreœuvre qu'ils n'étaient nullement, comme j'aurais pu être au premier moment tenté de la croire, particuliers à notre époque. Au temps où moi-même à peine parvenu, j'étais entré, plus nouveau que ne l'était Bloch lui-même aujourd'hui, dans le milieu des Guermantes, j'avais dû y contempler comme faisant partie intégrante de ce milieu des éléments absolument différents, agrégés depuis peu et qui paraissaient étrangement nouveaux à de plus anciens dont je ne les différenciais pas et qui eux-mêmes, [vol II.151] crus par les ducs d'alors, membres de tout temps du faubourg, y avaient eux, ou leurs pères, ou leurs grands'pères, été jadis des parvenus. Si bien que ce n'était pas la qualité d'hommes du grand monde qui rendait cette société si brillante, mais le fait d'avoir été assimilés plus ou moins complètement par cette société qui faisait de gens qui cinquante ans plus tard paraissaient tous pareils des gens du grand monde. Même dans le passé où je reculais le nom de Guermantes pour lui donner toute sa grandeur, et avec raison du reste, car sous Louis XIV, les Guermantes, quasi royaux, faisaient plus grande figure qu'aujourd'hui, le phénomène que je remarquais en ce moment se produisait de même. Ne les avait-on pas vu alors s'allier à la famille Colbert par exemple, laquelle aujourd'hui il est vrai, nous paraît très noble puisque épouser une Colbert semble un grand parti pour un La Rochefoucauld. Mais ce n'est pas parce que les Colbert simples bourgeois alors étaient nobles que les Guermantes s'allièrent avec eux, c'est parce que les Guermantes s'allièrent avec eux qu'ils devinrent nobles. Si le nom d'Haussonville s'éteint avec le représentant actuel de cette maison, il tirera peut-être son illustration de descendre de Mme de Staël, alors qu'avant la révolution M. d'Haussonville, un des premiers seigneurs du royaume tirait vanité auprès de M. de Broglie de ne pas connaître le père de Mme de Staël et de ne pas pouvoir plus le présenter que M. de Broglie ne pouvait le présenter lui-même, ne se doutant guère que leurs fils épouseraient un jour l'un la fille, l'autre la petite-fille de l'auteur de Corinne. Je me rendais compte d'après ce que me disait la Duchesse de Guermantes, que j'aurais pu faire dans ce monde la [vol II.152] figure d'homme élégant non titré mais qu'on croit volontiers affilié de tout temps à l'aristocratie, que Swann y avait fait autrefois et avant lui M. Lebrun, M. Ampère, tous ces amis de la Duchesse de Broglie qui, elle-même, était au début fort peu du grand monde. Les premières fois que j'avais dîné chez Mme de Guermantes, combien n'avais-je pas dû choquer des hommes comme M. de Beaucerfeuil, moins par ma présence que par des remarques témoignant que j'étais entièrement ignorant des souvenirs qui constituaient son passé et donnaient sa forme à l'usage qu'il avait de la société. Bloch un jour, quand, devenu très vieux, il aurait une mémoire assez ancienne du salon Guermantes tel qu'il se présentait à ce moment à ses yeux, éprouverait le même étonnement, la même mauvaise humeur en présence de certaines intrusions et de certaines ignorances. Et d'autre part, il aurait sans doute contracté et dispenserait autour de lui ces qualités de tact et de discrétion que j'avais cru le privilège d'hommes comme M. de Norpois et qui se reforment et s'incarnent dans ceux qui nous paraissent entre tous, les exclure. D'ailleurs le cas qui s'était présenté pour moi d'être admis dans la société des Guermantes, m'avait paru quelque chose d'exceptionnel. Mais si je sortais de moi et du milieu qui m'entourait immédiatement, je voyais que ce phénomène social n'était pas aussi isolé qu'il m'avait paru d'abord et que du bassin de Combray où j'étais né, assez nombreux en somme étaient les jets d'eau qui symétriquement à moi s'étaient élevés au dessus de la même masse liquide qui les avait alimentés. Sans doute les circonstances ayant toujours quelque chose de particulier et les caractères d'individuel, c'étaient [vol II.153] de façons toutes différentes que Legrandin (par l'étrange mariage de son neveu) à son tour avait pénétré dans ce milieu, que la fille d'Odette s'y était apparentée, que Swann lui-même, et moi enfin y étions venus. Pour moi qui avais passé enfermé dans ma vie et la voyant du dedans, celle de Legrandin me semblait n'avoir aucun rapport et avoir suivi un chemin opposé, de même que celui qui suit le cours d'une rivière dans sa vallée profonde ne voit pas qu'une rivière divergente, malgré les écarts de son cours, se jette dans le même fleuve. Mais à vol d'oiseau comme fait le statisticien qui néglige la raison sentimentale, les imprudences évitables qui ont conduit telle personne à la mort, et compte seulement le nombre de personnes qui meurent par an, on voyait que plusieurs personnes, parties d'un même milieu dont la peinture a occupé le début de ce récit, étaient parvenues dans un autre tout différent, et il est probable que comme il se fait par an à Paris un nombre moyen de mariages tout autre milieu bourgeois cultivé et riche eût fourni une proportion à peu près égale de gens comme Swann, comme Legrandin, comme moi et comme Bloch qu'on retrouverait se jetant dans l'océan du "grand monde". Et d'ailleurs ils s'y reconnaissaient, car si le jeune Comte de Cambremer émerveillait tout le monde par sa distinction, sa grâce, sa sobre élégance, je reconnaissais en elles - en même temps que dans son beau regard et dans son désir ardent de parvenir - ce qui caractérisait déjà son oncle Legrandin, c'est-à-dire un vieil ami fort bourgeois, quoique de tournure aristocratique, de mes parents.
 
La bonté, simple maturation qui a fini par sucrer des natures plus primitivement acides que celle de [vol II.154] Bloch, est aussi répandue que ce sentiment de la justice qui fait que si notre cause est bonne, nous ne devons pas plus redouter un juge prévenu qu'un juge ami. Et les petits enfants de Bloch seraient bons et discrets presque de naissance. Bloch n'en était peut-être pas encore là. Mais je remarquai que lui qui jadis feignait de se croire obligé à faire deux heures de chemin de fer pour aller voir quelqu'un qui ne le lui avait guère demandé, maintenant qu'il recevait beaucoup d'invitations, non seulement à déjeuner et à dîner, mais à venir passer quinze jours ici, quinze jours là, en refusait beaucoup et sans le dire, sans se vanter de les avoir reçues, de les avoir refusées. La discrétion, discrétion dans les actions, dans les paroles, lui était venue avec la situation sociale et l'âge, avec une sorte d'âge social, si l'on peut dire. Sans doute Bloch était jadis indiscret autant qu'incapable de bienveillance et de conseils. Mais certains défauts, certaines qualités sont moins attachés à tel individu, à tel autre, qu'à tel ou tel moment de l'existence considéré au point de vue social. Ils sont presque extérieurs aux individus, lesquels passent dans leur lumière, comme sous des solstices variés, préexistants, généraux, inévitables. Les médecins qui cherchent à se rendre compte si tel médicament diminue ou augmente l'acidité de l'estomac, active ou ralentit ses secrétions, obtiennent des résultats différents, non pas selon l'estomac sur les secrétions duquel ils prélèvent un peu de suc gastrique, mais selon qu'ils le lui empruntent à un moment plus ou moins avancé de l'ingestion du remède.
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Ainsi à chacun des moments de sa durée, le nom de Guermantes considéré comme un ensemble de tous les noms qu'il admettait en lui, autour de lui, subissait des déperditions, recrutait des éléments nouveaux comme ces jardins où à tout moment des fleurs à peine en bouton et se préparant à remplacer celles qui se flétrissent déjà, se confondent dans une masse qui semble pareille sauf à ceux qui n'ont pas toujours vu les nouvelles venues et gardent dans leur souvenir l'image précise de celles qui ne sont plus.
 
Plus d'une des personnes que cette matinée réunissait ou dont elle m'évoquait le souvenir, me donnait les aspects qu'elle avait tour à tour présentés pour moi, par les circonstances différentes, opposées, d'où elle avait, les unes après les autres, surgi devant moi faisait ressortir les aspects variés de ma vie, les différences de perspective, comme un accident de terrain, de colline ou château, qui apparaissant tantôt à droite, tantôt à gauche, semble d'abord dominer une forêt, ensuite sortir d'une vallée, et révéler ainsi au voyageur, des changements d'orientation et des différences d'altitude dans la route qu'il suit. En remontant de plus en plus haut, je finissais par trouver des images d'une même personne séparées par un intervalle de temps si long, conservées par des moi si distincts, ayant elles-mêmes des significations si différentes, que je les omettais d'habitude quand je croyais embrasser le cours passé de mes relations avec elles, que j'avais même cessé de penser qu'elles étaient les mêmes que j'avais connues [vol II.156] autrefois et qu'il me fallait le hasard d'un éclair d'attention pour les rattacher, comme à une étymologie, à cette signification primitive qu'elles avaient eue pour moi. Mlle Swann me jetait de l'autre côté de la haie d'épines roses, un regard dont j'avais dû d'ailleurs rétrospectivement retoucher la signification qui était du désir. L'amant de Mme Swann, selon la chronique de Combray, me regardait derrière cette même haie d'un air dur qui n'avait pas non plus le sens que je lui avais donné alors, et ayant d'ailleurs tellement changé depuis que je ne l'avais nullement reconnu à Balbec dans le Monsieur qui regardait une affiche, près du Casino, et dont il m'arrivait une fois tous les dix ans de me souvenir en me disant: "Mais c'était M. de Charlus, déjà, comme c'est curieux". Mme de Guermantes au mariage du Dr Percepied, Mme Swann en rose chez mon grand Oncle, Mme de Cambremer, soeursœur de Legrandin, si élégante qu'il craignait que nous ne le priions de nous donner une recommandation pour elle, c'étaient ainsi que tant d'autres concernant Swann, St-Loup, etc., autant d'images que je m'amusais parfois quand je les retrouvais à placer comme frontispice au seuil de mes relations avec ces différentes personnes, mais qui ne me semblaient en effet qu'une image et non déposée en moi par l'être lui-même auquel rien ne les reliait plus. Non seulement certaines gens ont de la mémoire et d'autres pas (sans aller jusqu'à l'oubli constant où vivent les ambassadeurs de Turquie), ce qui leur permet de trouver toujours - la nouvelle précédente s'étant évanouie au bout de huit jours, ou la suivante ayant le don de l'exorciser - de la place pour la nouvelle contraire qu'on leur dit. Mais même [vol II.157] à égalité de mémoires, deux personnes ne se souviennent pas des mêmes choses. L'une aura prêté peu d'attention à un fait dont l'autre gardera grand remords, et en revanche aura saisi à la volée comme signe sympathique et caractéristique, une parole que l'autre aura laissé échapper sans presque y penser. L'intérêt de ne pas s'être trompé quand on a émis un pronostic faux abrège la durée du souvenir de ce pronostic et permet d'affirmer très vite qu'on ne l'a pas émis. Enfin, un intérêt plus profond, plus désintéressé, diversifie les mémoires si bien que le poète qui a presque tout oublié des faits qu'on lui rappelle, retient une impression fugitive. De tout cela vient qu'après vingt ans d'absence on rencontre au lieu de rancunes présumées, des pardons involontaires, inconscients, et en revanche tant de haines dont on ne peut s'expliquer (parce qu'on a oublié à son tour l'impression mauvaise qu'on a faite), la raison. L'histoire même des gens qu'on a le plus connus, on en a oublié les dates. Et parce qu'il y avait au moins vingt ans qu'elle avait vu Bloch pour la première fois, Mme de Guermantes eût juré qu'il était né dans son monde et avait été bercé sur les genoux de la Duchesse de Chartres quand il avait deux ans.
 
Et combien de fois ces personnes étaient revenues devant moi, au cours de leur vie dont les diverses circonstances semblaient présenter les mêmes êtres, mais sous des formes et pour des fins variées; et la diversité des points de ma vie par où avait passé le fil de celle de chacun de ces personnages avait fini par mêler ceux qui semblaient le plus éloignés, comme si la vie ne possédait qu'un nombre limité de fils pour exécuter les dessins les plus différents. [vol II.158] Quoi de plus séparé par exemple, dans mes passés divers, que mes visites à mon oncle Adolphe, que le neveu de Mme de Villeparisis cousine du Maréchal, que Legrandin et sa soeursœur, que l'ancien giletier ami de Françoise dans la cour. Et aujourd'hui tous ces fils différents s'étaient réunis pour faire la trame ici du ménage St-Loup, là jadis du jeune ménage Cambremer, pour ne pas parler de Morel et de tant d'autres dont la conjonction avait concouru à former une circonstance si bien qu'il me semblait que la circonstance était l'unité complète, et le personnage seulement une partie composante. Et ma vie était déjà assez longue pour qu'à plus d'un des êtres qu'elle m'offrait, je trouvasse dans des régions opposées de mes souvenirs un autre être pour le compléter. Aux Elstir que je voyais ici en une place qui était un signe de la gloire, maintenant acquise, je pouvais ajouter les plus anciens souvenirs des Verdurin, des Cottard, la conversation dans le restaurant de Rivebelle, la matinée où j'avais connu Albertine et tant d'autres. Ainsi un amateur d'art à qui on montre le volet d'un rétable, se rappelle dans quelle église, dans quel musée, dans quelle collection particulière, les autres sont dispersés; (de même qu'en suivant les catalogues des ventes ou en fréquentant les antiquaires, il finit par trouver l'objet jumeau de celui qu'il possède et qui fait avec lui la paire, il peut reconstituer dans sa tête la prédelle, l'autel tout entier). Comme un seau montant le long d'un treuil, vient toucher la corde à diverses reprises et sur des côtés opposés, il n'y avait pas de personnage, presque pas même de choses ayant eu place dans ma vie, qui n'y eût joué tour à tour des rôles différents. Une simple relation mondaine, [vol II.159] même un objet matériel si je le retrouvais au bout de quelques années dans mon souvenir, je voyais que la vie n'avait pas cessé de tisser autour de lui des fils différents qui finissaient par le feutrer de ce beau velours, pareil à celui qui, dans les vieux parcs, enveloppe une simple conduite d'eau d'un fourreau d'émeraude.
 
Ce n'était pas que l'aspect de ces personnes qui donnaient l'idée de personnes de songe. Pour elles-mêmes la vie déjà ensommeillée dans la jeunesse et l'amour, était de plus en plus devenue un songe. Elles avaient oublié jusqu'à leurs rancunes, leurs haines, et pour être certains que c'était à la personne qui était là qu'elles n'adressaient plus la parole il y a dix ans, il eût fallu qu'elles se reportassent à un registre, mais qui était aussi vague qu'un rêve où on a été insulté on ne sait plus par qui. Tous ces songes formaient les apparences contrastées de la vie politique où on voyait dans un même ministère des gens qui s'étaient accusés de meurtre ou de trahison. Et ce songe devenait épais comme la mort chez certains vieillards dans les jours qui suivaient celui où ils avaient fait l'amour. Pendant ces jours-là on ne pouvait plus rien demander au président de la république, il oubliait tout. Puis si on le laissait se reposer quelques jours, le souvenir des affaires publiques lui revenait fortuit comme celui d'un rêve.
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Je m'étais assis à côté de Gilberte de Saint-Loup. Nous parlâmes beaucoup de Robert, Gilberte en parlait sur un ton déférent comme si ç'eût été un être supérieur qu'elle tenait à me montrer qu'elle avait admiré et compris. Nous nous rappelâmes l'un à l'autre combien les idées qu'il exposait jadis sur l'art de la guerre (car il lui avait souvent redit à Tansonville les mêmes thèses que je lui avais entendu exposer à Doncières et plus tard) s'étaient souvent et en somme sur un grand nombre de points trouvées vérifiées par la dernière guerre. "Je ne puis vous dire à quel point la moindre des choses qu'il me disait à Doncières me frappe maintenant, et aussi pendant la guerre. Les dernières paroles que j'ai entendues de lui quand nous nous sommes quittés pour ne plus nous revoir étaient qu'il attendait Hindenburg, général napoléonien, à un des types de la bataille napoléonienne, celle qui a pour but de séparer deux adversaires, peut-être, avait-il ajouté, les Anglais et nous. Or, à peine un an après la mort de Robert, un critique pour lequel il avait une profonde admiration et qui exerçait visiblement une grande influence sur ses idées militaires, M. Henry Bidou disait que l'offensive d'Hindenburg en mars 1918, c'était "la bataille de séparation d'un adversaire massé contre deux adversaires en ligne, manoeuvremanœuvre que l'empereur a réussie en 1796 sur l'Apennin et qu'il amanquée en 1815 en Belgique". Quelques instants auparavant [vol II.170] Robert comparait devant moi les batailles à des pièces où il n'est pas toujours facile de savoir ce qu'a voulu l'auteur, où lui-même a changé son plan en cours de route. Or, pour cette offensive allemande de 1918, sans doute en l'interprétant de cette façon, Robert ne serait pas d'accord avec M. Bidou. Mais d'autres critiques pensent que c'est le succès d'Hindenburg dans la direction d'Amiens, puis son arrêt forcé, son succès dans les Flandres, puis l'arrêt encore qui ont fait, accidentellement en somme, d'Amiens, puis de Boulogne, des buts qu'il ne s'était pas préalablement assignés. Et chacun pouvant refaire une pièce à sa manière, il y en a qui voient dans cette offensive l'annonce d'une marche foudroyante sur Paris, d'autres des coups de boutoir désordonnés pour détruire l'armée anglaise. Et même si les ordres donnés par le chef s'opposent à telles ou telles conceptions, il restera toujours aux critiques le moyen de dire comme Mounet-Sully à Coquelin qui l'assurait que le Misanthrope n'était pas la pièce triste, dramatique qu'il voulait jouer (car Molière, au témoignage des contemporains, en donnait une interprétation comique et y faisait rire): "Hé bien, c'est que Molière se trompait."
 
"Et sur les avions", répondit Gilberte, "vous rappelez-vous quand il disait, - il avait de si jolies phrases, - il faut que chaque armée soit un Argus aux cent yeux. Hélas, il n'a pu voir la vérification de ses dires". "Mais si, répondis-je, à la bataille de la Somme, il a bien su qu'on a commencé par aveugler l'ennemi en lui crevant les yeux, en détruisant ses avions et ses ballons captifs". "Ah! oui c'est vrai". Et comme depuis qu'elle ne vivait plus que [vol II.171] pour l'intelligence, elle était devenue un peu pédante. "Et lui qui prétendait aussi qu'on reviendrait aux anciens moyens. Savez-vous que les expéditions de Mésopotamie dans cette guerre (elle avait dû lire cela à l'époque dans les articles de Brichot) évoquent à tout moment, inchangée, la retraite de Xénophon. Et pour aller du Tigre à l'Euphrate, le commandement anglais s'est servi de bellones, bateaux longs et étroits, gondoles de ce pays, et dont se servaient déjà les plus antiques Chaldéens". Ces paroles me donnaient bien le sentiment de cette stagnation du passé qui dans certains lieux, par une sorte de pesanteur spécifique, s'immobilise indéfiniment si bien qu'on peut le retrouver tel quel. Et j'avoue, que pensant aux lectures que j'avais faites à Balbec, non loin de Robert, j'étais très impressionné - comme dans la campagne de France de retrouver la tranchée de Mme de Sévigné, - >en Orient à propos du siège de Kout-el-Amara (Kout l'émir, comme nous disons Vaux-le-Vicomte et Boilleau-l'Évêque, aurait dit le curé de Combray, s'il avait étendu sa soif d'étymologie aux langues orientales) de voir revenir auprès de Bagdad ce nom de Bassorah dont il est tant question dans les Mille et une Nuits et que gagne chaque fois après avoir quitté Bagdad ou avant d'y rentrer, pour s'embarquer ou débarquer, bien avant le général Townsend aux temps des Khalifes, Simbad le Marin.
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Ainsi peut-être la vue d'Andrée rappelait à Gilberte le roman de jeunesse qu'avait été son amour pour Robert, et lui inspirait aussi un grand respect pour Andrée de laquelle était toujours amoureux un homme, tant aimé par cette Rachel que Gilberte sentait avoir été plus aimée de Saint-Loup qu'elle ne l'avait été elle-même. Peut-être au contraire ces souvenirs ne jouaient-ils aucun rôle dans la prédilection de Gilberte pour ce ménage artiste et [vol II.174] fallait-il y voir simplement - comme chez beaucoup - l'épanouissement des goûts habituellement inséparables chez les femmes du monde de s'instruire et de s'encanailler. Peut-être Gilberte avait-elle oublié Robert autant que moi Albertine et si même elle savait que c'était Rachel que l'artiste avait quittée pour Andrée, ne pensait-elle jamais quand elle les voyait à ce fait qui n'avait jamais joué aucun rôle dans son goût pour eux. On n'aurait pu décider si mon explication première n'était pas seulement possible mais était vraie que grâce au témoignage des intéressés, seul recours qui reste en pareil cas, s'ils pouvaient apporter dans leurs confidence de la clairvoyance et de la sincérité. Or la première s'y rencontre rarement et la seconde jamais.
 
"Mais comment venez-vous dans des matinées si nombreuses?" me demanda Gilberte. "Vous retrouver dans une grande tuerie comme cela, ce n'est pas ainsi que je vous schématisais. Certes, je m'attendais à vous voir partout ailleurs qu'à un des grands tralalas de ma tante, puisque tante il y a", ajouta-t-elle d'un air fin, car étant Mme de Saint-Loup depuis un peu plus longtemps que Mme Verdurin n'était entrée dans la famille, elle se considérait comme une Guermantes de tout temps et atteinte par la mésalliance que son oncle avait faite en épousant Mme Verdurin, qu'il est vrai elle avait entendu railler mille fois devant elle, dans la famille, tandis que naturellement ce n'était qu'hors de sa présence qu'on avait parlé de la mésalliance qu'avait faite Saint-Loup en l'épousant. Elle affectait d'ailleurs d'autant plus de dédain pour cette tante mauvais teint que la princesse [vol II.175] de Guermantes, par l'espèce de perversion qui pousse les gens intelligents à s'évader du chic habituel, par le besoin aussi de souvenirs qu'ont les gens âgés, pour tâcher de donner un passé à son élégance nouvelle, aimait à dire en parlant de Gilberte: "Je vous dirai que ce n'est pas pour moi une relation nouvelle, j'ai énormément connu la mère de cette petite, tenez, c'était une grande amie à ma cousine Marsantes. C'est chez moi qu'elle a connu le père de Gilberte. Quant au pauvre Saint-Loup, je connaissais d'avance toute sa famille, son propre oncle était mon intime autrefois à La Raspelière." Vous voyez que les Verdurin n'étaient pas du tout des bohêmes me disaient les gens qui entendaient parler ainsi la princesse Guermantes, c'étaient des amis de tout temps de la famille de Mme de Saint-Loup. J'étais peut-être seul à savoir par mon grand-père qu'en effet les Verdurin n'étaient pas des bohêmes. Mais ce n'était pas précisément parce qu'ils avaient connu Odette. Mais on arrange aisément les récits du passé que personne ne connaît plus, comme ceux des voyages dans les pays où personne n'est jamais allé. "Enfin, conclut Gilberte, puisque vous sortez quelquefois de votre Tour d'Ivoire, des petites réunions intimes chez moi où j'inviterais des esprits sympathiques, ne vous conviendraient-elles pas mieux? Ces grandes machines comme ici sont bien peu faites pour vous. Je vous voyais causer avec ma tante Oriane qui a toutes les qualités qu'on voudra, mais à qui nous ne ferons pas tort n'est-ce pas en déclarant qu'elle n'appartient pas à l'élite pensante." Je ne pouvais mettre Gilberte au courant des pensées que j'avais depuis une heure, mais je crus que sur [vol II.176] un point de pure distraction elle pourrait servir mes plaisirs, lesquels en effet ne me semblaient pas devoir être de parler littérature avec la duchesse de Guermantes plus qu'avec Mme de Saint-Loup. Certes, j'avais l'intention de recommencer dès demain, bien qu'avec un but cette fois, à vivre dans la solitude. Même chez moi je ne laisserais pas les gens venir me voir dans mes instants de travail car le devoir de faire mon oeuvreœuvre primait celui d'être poli ou même bon. Ils insisteraient sans doute, ceux qui ne m'avaient pas vu depuis si longtemps, venaient de me retrouver et me jugeaient guéri. Ils insisteraient, venant quand le labeur de leur journée, de leur vie, serait fini ou interrompu et ayant alors le même besoin de moi que j'avais eu autrefois de Saint-Loup et cela parce que, comme je m'en étais déjà aperçu à Combray quand mes parents me faisaient des reproches au moment où je venais de prendre à leur insu les plus louables résolutions, les cadrans intérieurs qui sont départis aux hommes ne sont pas tous réglés à la même heure, l'un sonne celle du repos en même temps que l'autre celle du travail, l'un celle du châtiment par le juge quand chez le coupable celle du repentir et du perfectionnement intérieur est sonnée depuis longtemps. Mais j'aurais le courage de répondre à ceux qui viendraient me voir ou me feraient chercher, que j'avais pour des choses essentielles au courant desquelles il fallait que je fusse mis sans retard, un rendez-vous urgent, capital, avec moi-même. Et pourtant, bien qu'il y ait peu de rapport entre notre moi véritable et l'autre, à cause de l'homonymat et du corps commun aux deux, l'abnégation qui vous fait faire le sacrifice des devoirs [vol II.177] plus faciles, même des plaisirs, paraît aux autres de l'égoïsme. Et d'ailleurs n'était-ce pas pour m'occuper d'eux que je vivrais loin de ceux qui se plaindraient de ne pas me voir, pour m'occuper d'eux plus à fond que je n'aurais pu le faire avec eux, pour chercher à les révéler à eux-mêmes, à les réaliser. A quoi eût servi que pendant des années encore, j'eusse perdu des soirées à faire glisser sur l'écho à peine expiré de leurs paroles, le son tout aussi vain des miennes, pour le stérile plaisir d'un contact mondain qui exclut toute pénétration. Ne valait-il pas mieux que ces gestes qu'ils faisaient, ces paroles qu'ils disaient, leur vie, leur nature, j'essayasse d'en décrire la courbe et d'en dégager la loi? Malheureusement, j'aurais à lutter contre cette habitude de se mettre à la place des autres qui, si elle favorise la conception d'une oeuvreœuvre, en retarde l'exécution. Car par une politesse supérieure, elle pousse à sacrifier aux autres non seulement son plaisir, mais son devoir, quand se mettant à la place des autres, le devoir quel qu'il soit, fût-ce pour quelqu'un qui ne peut rendre aucun service au front de rester à l'arrière s'il est utile, paraîtra comme, ce qu'il n'est pas en réalité, notre plaisir. Et bien loin de me croire malheureux de cette vie sans amis, sans causerie, comme il est arrivé aux plus grands de le croire, je me rendais compte que les forces d'exaltation qui se dépensent dans l'amitié sont une sorte de porte à faux visant une amitié particulière qui ne mène à rien et se détournent d'une vérité vers laquelle elles étaient capables de nous conduire. Mais enfin quand des intervalles de repos>et de société me seraient nécessaires, je sentais que plutôt que les conversations intellectuelles [vol II.178] que les gens du monde croient utiles aux écrivains, de légères amours avec des jeunes filles en fleurs seraient un aliment choisi que je pourrais à la rigueur permettre à mon imagination semblable au cheval fameux qu'on ne nourrissait que de roses! Ce que tout d'un coup je souhaitais de nouveau, c'est ce dont j'avais rêvé à Balbec, quand sans les connaître encore, j'avais vu passer devant la mer Albertine, Andrée, et leurs amies. Mais hélas! je ne pouvais plus chercher à retrouver celles que justement en ce moment je désirais si fort. L'action des années qui avait transformé tous les êtres que j'avais vus aujourd'hui, et Gilberte elle-même, avait certainement fait de toutes celles qui survivaient, comme elle eût fait d'Albertine si elle n'avait pas péri, des femmes trop différentes de ce que je me rappelais. Je souffrais d'être obligé de moi-même à atteindre celles-là, car le temps qui change les êtres ne modifie pas l'image que nous avons gardée d'eux. Rien n'est plus douloureux que cette opposition entre l'altération des êtres et la fixité du souvenir, quand nous comprenons que ce qui a gardé tant de fraîcheur dans notre mémoire n'en peut plus avoir dans la vie, que nous ne pouvons, au dehors, nous rapprocher de ce qui nous paraît si beau au-dedans de nous, de ce qui excite en nous un désir pourtant si individuel de le revoir. Ce violent désir que la mémoire excitait en moi pour ces jeunes filles vues jadis, je sentais que je ne pourrais espérer l'assouvir qu'à condition de le chercher dans un être du même âge; c'est-à-dire dans un autre être. J'avais pu souvent soupçonner que ce qui semble unique dans une personne qu'on désire, ne lui appartient pas. Mais le temps écoulé m'en [vol II.179] donnait une preuve plus complète, puisque après vingt ans, spontanément, je voulais chercher au lieu des filles que j'avais connues celles possédant maintenant la jeunesse que les autres avaient alors. D'ailleurs, ce n'est pas seulement le réveil de nos désirs charnels qui ne correspond à aucune réalité parce qu'il ne tient pas compte du temps perdu. Il m'arrivait parfois de souhaiter que par un miracle entrassent auprès de moi, restées vivantes contrairement à ce que j'avais cru, ma grand'mère, Albertine. Je croyais les voir, mon coeurcœur s'élançait vers elles. J'oubliais seulement une chose c'est que si elles vivaient en effet Albertine aurait à peu près maintenant l'aspect que m'avait présenté à Balbec Mme Cottard et que ma grand'mère ayant plus de quatre-vingt-quinze ans, ne me montrerait rien du beau visage calme et souriant avec laquelle je l'imaginais encore maintenant, aussi arbitrairement qu'on donne une barbe à Dieu le Père, ou qu'on représentait au XVIIe siècle les héros d'Homère avec un accoutrement de gentilshommes et sans tenir compte de leur antiquité. Je regardai Gilberte et je ne pensai pas: "je voudrais la revoir", mais je lui dis qu'elle me ferait toujours plaisir en m'invitant avec des jeunes filles, sans que j'eusse d'ailleurs à leur rien demander que de faire renaître en moi les rêveries, les tristesses d'autrefois, peut-être un jour improbable, un chaste baiser. >Comme Elstir aimait à voir incarnée devant lui, dans sa femme, la beauté vénitienne, qu'il avait si souvent peinte dans ses oeuvresœuvres, je me donnais l'excuse d'être attiré par un certain égoïsme esthétique vers les belles femmes qui pouvaient me causer de la souffrance, et j'avais un certain sentiment d'idolâtrie [vol II.180] pour les futures Gilberte, les futures duchesses de Guermantes, les futures Albertine que je pourrais rencontrer, et qui, me semblait-il, pourraient m'inspirer, comme un sculpteur qui se promène au milieu de beaux marbres antiques. J'aurais dû pourtant penser qu'antérieur à chacune était mon sentiment du mystère où elles baignaient et qu'ainsi plutôt que de demander à Gilberte de me faire connaître des jeunes filles, j'aurais mieux fait d'aller dans ces lieux où rien ne nous rattache à elles, où entre elles et soi on sent quelque chose d'infranchissable, où à deux pas sur la plage, allant au bain, on se sent séparé d'elles par l'impossible. C'est ainsi que mon sentiment de mystère avait pu s'appliquer successivement à Gilberte, à la duchesse de Guermantes, à Albertine, à tant d'autres. Sans doute l'inconnu et presque l'inconnaissable était devenu le commun, le familier, indifférent ou douloureux, mais retenant de ce qu'il avait été un certain charme. Et à vrai dire, comme dans ces calendriers que le facteur nous apporte pour avoir ses étrennes, il n'était pas une de mes années qui n'ait eu à son frontispice ou intercalée dans ses jours, l'image d'une femme que j'y avais désirée; image souvent d'autant plus arbitraire que parfois je n'avais vu cette femme, quand c'était par exemple la femme de chambre de Mme Putbus, Mlle d'Orgeville, ou telle jeune fille dont j'avais vu le nom, dans le compte rendu mondain d'un journal, parmi l'essaim des charmantes valseuses. Je la devinais belle, m'éprenais d'elle, et lui composais un corps idéal dominant de toute sa hauteur un paysage de la province où j'avais lu, dans l'Annuaire des Châteaux, que se trouvaient les propriétés de sa famille. Pour [vol II.181] les femmes que j'avais connues, ce paysage était au moins double. Chacune s'élevait, à un point différent de ma vie, dressée comme une divinité protectrice et locale, d'abord au milieu d'un de ces paysages rêvés dont la juxtaposition quadrillait ma vie et où je m'étais attaché à l'imaginer, ensuite, vue du côté du souvenir, entourée des sites où je l'avais connue et qu'elle me rappelait y restant attachée>car si notre vie est vagabonde, notre mémoire est sédentaire, et nous avons beau nous élancer sans trêve, nos souvenirs, eux, rivés aux lieux dont nous nous détachons continuent à y continuer leur vie casanière, comme ces amis momentanés que le voyageur s'était faits dans une ville et qu'il est obligé d'abandonner quand il la quitte parce que c'est là qu'eux, qui ne partent pas, finiront leur journée et leur vie, comme s'il était là encore, au pied de l'église, devant la porte et sous les arbres du cours. Si bien que l'ombre de Gilberte s'allongeait, non seulement devant une église de l'Ile-de-France où je l'avais imaginée, mais aussi sur l'allée d'un parc, du côté de Méséglise, celle de Mme de Guermantes dans un chemin humide où montaient en quenouilles des grappes violettes et rougeâtres, ou sur l'or matinal d'un trottoir parisien. Et cette seconde personne, celle née non du désir, mais du souvenir, n'était pour chacune deces femmes, unique. Car chacune, je l'avais connue à diverses reprises, en des temps différents, où elle était une autre pour moi, où moi-même j'étais autre, baignait dans des rêves d'une autre couleur. Or la loi qui avait gouverné des rêves de chaque année, maintenant assemblés autour d'eux les souvenirs d'une femme que j'y avais connue, tout [vol II.182] ce qui se rapportait par exemple à la duchesse de Guermantes au temps de mon enfance, était concentré, par une force attractive, autour de Combray, et tout ce qui avait trait à la duchesse de Guermantes qui allait tout à l'heure m'inviter à déjeuner, autour d'un sensitif tout différent; il y avait plusieurs duchesses de Guermantes, comme il y avait eu depuis la dame en rose plusieurs Mmes Swann, séparées par l'éther incolore des années, et de l'une à l'autre desquelles je ne pouvais pas plus sauter que si j'avais eu à quitter une planète pour aller dans une autre planète que l'éther en sépare. Non seulement séparée, mais différente, parée des rêves que j'avais eus dans des temps si différents, comme d'une flore particulière, qu'on ne retrouvera pas dans une autre planète; au point qu'après avoir pensé que je n'irais déjeuner ni chez Mme de Forcheville, ni chez Mme de Guermantes, je ne pouvais me dire, tant cela m'eût transporté dans un monde autre, que l'une n'était pas une personne différente de la duchesse de Guermantes qui descendait de Geneviève de Brabant, et l'autre de la Dame en rose que parce qu'en moi un homme instruit me l'affirmait avec la même autorité qu'un savant qui m'eût affirmé qu'une voie lactée de nébuleuses était due à la segmentation d'une seule et même étoile. Telle Gilberte à qui je demandais pourtant sans m'en rendre compte de me permettre d'avoir des amies comme elle avait été autrefois, n'était plus pour moi que Mme de Saint-Loup. Je ne songeais plus en la voyant au rôle qu'avait eu jadis dans mon amour, oublié lui aussi par elle, mon admiration pour Bergotte, pour Bergotte redevenu pour moi simplement l'auteur de ses livres, sans [vol II.183] que je me rappelasse (que dans des souvenirs rares et entièrement séparés) l'émoi d'avoir été présenté à l'homme, la déception, l'étonnement de sa conversation, dans le salon aux fourrures blanches, plein de violettes, où on apportait si tôt, sur tant de consoles différentes, tant de lampes. Tous les souvenirs qui composaient la première mademoiselle Swann étaient en effet retranchés de la Gilberte actuelle, retenus bien loin par les forces d'attraction d'un autre univers, autour d'une phrase de Bergotte avec laquelle ils faisaient corps et baignés d'un parfum d'aubépine. La fragmentaire Gilberte d'aujourd'hui écouta ma requête en souriant. Puis, en se mettant à y réfléchir, elle prit un air sérieux en ayant l'air de chercher dans sa tête. Et j'en fus heureux car cela l'empêcha de faire attention à un groupe qui se trouvait non loin de nous et dont la vue n'eût pu certes lui être agréable. On y remarquait la duchesse de Guermantes en grande conversation avec une affreuse vieille femme que je regardais sans pouvoir du tout deviner qui elle était: je n'en savais absolument rien. "Comme c'est drôle de voir ici Rachel", me dit à l'oreille Bloch qui passait à ce moment. Ce nom magique rompit aussitôt l'enchantement qui avait donné à la maîtresse de Saint-Loup la forme inconnue de cette immonde vieille et je la reconnus alors parfaitement. [Passage non identifié] De même, j'ai dit ailleurs que dès qu'on me nommait les hommes dont je ne pouvais reconnaître les visages, l'enchantement cessait et que je les reconnaissais. Pourtant il y en eut un que même nommé je ne pus reconnaître et je crus à un homonyme car il n'avait aucune espèce de rapport avec celui que non seulement j'avais connu autrefois mais que j'avais [vol II.184] retrouvé il y a quelques années. C'était pourtant lui, blanchi seulement et engraissé mais il avait rasé ses moustaches et cela avait suffi pour lui faire perdre sa personnalité. Pour en revenir à Rachel, c'était bien avec elle, devenue une actrice célèbre et qui allait au cours de cette matinée réciter des vers de Musset et de La Fontaine que la tante de Gilberte, la duchesse de Guermantes causait en ce moment. Or la vue de Rachel ne pouvait en tous cas être bien agréable à Gilberte et je fus d'autant plus ennuyé d'apprendre qu'elle allait réciter des vers et de constater son intimité avec la duchesse. Celle-ci, consciente depuis trop longtemps d'occuper la première situation de Paris (ne se rendant pas compte qu'une telle situation n'existe que dans les esprits qui y croient et que beaucoup de nouvelles personnes si elles ne la voyaient nulle part, si elles ne lisaient son nom dans le compte rendu d'aucune fête élégante, croiraient en effet qu'elle n'occupait aucune situation) ne voyait plus, qu'en visites aussi rares et aussi espacées qu'elle pouvait, le faubourg Saint-Germain qui, disait-elle, "l'ennuyait à mourir" et en revanche se passait la fantaisie de déjeuner avec telle ou telle actrice qu'elle trouvait délicieuse.
 
La duchesse hésitait encore par peur d'une scène de M. de Guermantes, devant Balthy et Mistinguett, qu'elle trouvait adorables mais avait décidément Rachel pour amie. Les nouvelles générations en concluaient que la duchesse de Guermantes malgré son nom devait être quelque demi castor qui n'avait jamais été tout à fait du gratin. Il est vrai que pour quelques souverains dont l'intimité lui était disputée par deux autres grandes dames, Mme de Guermantes se donnait encore la peine de les avoir à [vol II.185] déjeuner. Mais d'une part ils viennent rarement, connaissent des gens de peu, et la duchesse par la superstition des Guermantes à l'égard du vieux protocole (car à la fois les gens bien élevés l'assommaient, et elle tenait à la bonne éducation) faisait mettre: Sa Majesté a ordonné à la duchesse de Guermantes, a daigné, etc. Et les nouvelles couches ignorantes de ces formules en concluaient que la position de la duchesse était d'autant plus basse. Au point de vue de Mme de Guermantes, cette intimité avec Rachel pouvait signifier que nous nous étions trompés quand nous croyions Mme de Guermantes hypocrite et menteuse dans ses condamnations de l'élégance, quand nous croyions qu'au moment où elle refusait d'aller chez Mme de Sainte-Euverte, ce n'était pas au nom de l'intelligence mais du snobisme qu'elle agissait ainsi, ne la trouvant bête que parce que la marquise laissait voir qu'elle était snob, n'ayant pas encore atteint son but. Mais cette intimité avec Rachel pouvait signifier aussi que l'intelligence était en réalité chez la duchesse médiocre, insatisfaite et désireuse sur le tard, quand elle était fatiguée du monde, de réalisations, par ignorance totale des véritables réalités intellectuelles et une pointe de cet esprit de fantaisie qui fait à des dames très bien qui se disent: "comme ce sera amusant", finir leur soirée d'une façon à vrai dire assommante, en puisant la force d'aller réveiller quelqu'un, à qui finalement on ne sait que dire, près du lit de qui on reste un moment dans son manteau de soirée, après quoi, ayant constaté qu'il est fort tard, on finit par aller se coucher.
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[Addition marginale] Or, pendant ce temps, avait lieu à l'autre bout de Paris un spectacle bien différent. La Berma avait convié quelques personnes à venir prendre le thé pour fêter son fils et sa belle-fille. Mais les invités ne se pressaient pas d'arriver. Ayant appris que Rachel récitait des vers chez la princesse de Guermantes (ce qui scandalisait fort la Berma, grande artiste pour laquelle Rachel était restée une grue qu'on laissait figurer dans les pièces où elle-même, la Berma, jouait le premier rôle - parce que Saint-Loup lui payait ses toilettes pour la scène -, scandale d'autant plus grand que la nouvelle avait couru dans Paris que les invitations étaient au nom de la princesse de Guermantes mais que c'était Rachel qui en réalité recevait chez la princesse) la Berma avait récrit avec insistance à quelques fidèles pour qu'ils ne manquassent pas à son goûter, car elle les savait aussi amis de la princesse de Guermantes qu'ils avaient connue Verdurin. Or, les heures passaient et personne n'arrivait chez la Berma. Bloch à qui on avait demandé s'il voulait y venir avait répondu naïvement: "Non, j'aime mieux aller chez la princesse de Guermantes". Hélas! c'est ce qu'au fond de soi chacun avait décidé. La Berma atteinte d'une maladie mortelle qui la forçait à fréquenter peu de monde, avait vu son état s'aggraver quand, pour subvenir aux besoins de luxe de sa fille, besoins que son gendre souffrant et paresseux ne pouvait satisfaire, elle s'était remise à jouer. Elle savait qu'elle abrégeait ses jours mais voulait faire plaisir à sa fille [vol II.188] à qui elle rapportait de gros cachets, à son gendre qu'elle détestait mais flattait, car, le sachant adoré par sa fille, elle craignait si elle le mécontentait qu'il la privât, par méchanceté, de voir celle-ci. La fille de la Berma, qui n'était cependant pas positivement cruelle et était aimée en secret par le médecin qui soignait sa mère, s'était laissée persuader que ces représentationsde Phèdre n'étaient pas bien dangereuses pour la malade. Elle avait en quelque sorte forcé le médecin à le lui dire, n'ayant retenu que cela de ce qu'il lui avait répondu, et parmi des objections dont elle ne tenait pas compte; en effet, le médecin avait dit ne pas voir grand inconvénient aux représentations de la Berma; il l'avait dit parce qu'il sentait qu'il ferait ainsi plaisir à la jeune femme qu'il aimait, peut-être aussi par ignorance, parce qu'aussi il savait de toutes façons la maladie inguérissable, et qu'on se résigne volontiers à abréger le martyre des malades quand ce qui est destiné à l'abréger nous profite à nous-même, peut-être aussi par la bête conception que cela faisait plaisir à la Berma et devait donc lui faire du bien, bête conception qui lui parut justifiée quand ayant reçu une loge des enfants de la Berma et ayant pour cela lâché tous ses malades, il l'avait trouvée aussi extraordinaire de vie sur la scène qu'elle semblait moribonde à la ville. Et en effet nos habitudes nous permettent dans une large mesure, permettent même à nos organismes, de s'accommoder d'une existence qui semblerait au premier abord ne pas être possible. Qui n'a vu un vieux maître de manège cardiaque faire toutes les acrobaties auxquelles on n'aurait pu croire que son coeurcœur résisterait une minute. La Berma n'était pas une moins vieille habituée [vol II.189] de la scène aux exigences de laquelle ses organes étaient si parfaitement adaptés, qu'elle pouvait donner, en se dépensant avec une prudence indiscernable pour le public l'illusion d'une bonne santé troublée seulement par un mal purement nerveux et imaginaire. Après la scène de la déclaration à Hippolyte, la Berma avait beau sentir l'épouvantable nuit qu'elle allait passer, ses admirateurs l'applaudissaient à toute force, la déclarant plus belle que jamais. Elle rentrait dans d'horribles souffrances mais heureuse d'apporter à sa fille les billets bleus, que par une gaminerie de vieille enfant de la balle elle avait l'habitude de serrer dans ses bas, d'où elle les sortait avec fierté, espérant un sourire, un baiser. Malheureusement, ces billets ne faisaient que permettre au gendre et à la fille de nouveaux embellissements de leur hôtel contigu à celui de leur mère, d'où d'incessants coups de marteau qui interrompaient le sommeil dont la grande tragédienne aurait eu tant besoin. Selon les variations de la mode, et pour se conformer au goût de M. de X. ou de Y. qu'ils espéraient recevoir, ils modifiaient chaque pièce. Et la Berma sentant que le sommeil qui seul aurait calmé sa souffrance, s'était enfui, se résignait à ne pas se rendormir, non sans un secret mépris pour ces élégances qui avançaient sa mort, rendaient atroces ses derniers jours. C'est sans doute un peu à cause de cela qu'elle les méprisait, vengeance naturelle contre ce qui nous fait mal et que nous sommes impuissants à empêcher. Mais c'est aussi parce qu'ayant conscience du génie qui était en elle, ayant appris dès son plus jeune âge l'insignifiante de tous ces décrets de la mode, elle était quant à elle restée fidèle à la tradition qu'elle avait [vol II.190] toujours respectée, dont elle était l'incarnation, qui lui faisait juger les choses et les gens comme trente ans auparavant, et par exemple juger Rachel non comme l'actrice à la mode qu'elle était devenue, mais comme la petite grue qu'elle avait connue. La Berma n'était pas du reste meilleure que sa fille, c'est en elle que sa fille avait puisé, par l'hérédité et par la contagion de l'exemple, qu'une admiration trop naturelle rendait plus efficace, son égoïsme, son impitoyable raillerie, son inconsciente cruauté. Seulement, tout cela la Berma l'avait immolé à sa fille et s'en était ainsi délivré. D'ailleurs la fille de la Berma n'eût-elle pas eu sans cesse des ouvriers chez elle, qu'elle eût fatigué sa mère, comme les forces attractives féroces et légères de la jeunesse fatiguent la vieillesse, la maladie qui se surmènent à vouloir les suivre. Tous les jours c'était un déjeuner nouveau et on eût trouvé la Berma égoïste d'en priver sa fille, même de ne pas assister au déjeuner où on comptait pour attirer bien difficilement quelques relations récentes et qui se faisaient tirer l'oreille, sur la présence prestigieuse de la mère illustre. On la "promettait" à ces mêmes relations, pour une fête au dehors, afin de leur faire "une politesse". Et la pauvre mère, gravement occupée dans son tête-à-tête avec la mort installée en elle, était obligée de se lever de bonne heure, de sortir. Bien plus, comme à la même époque Réjane, dans tout l'éblouissement de son talent donna à l'étranger des représentations qui eurent unsuccès énorme, le gendre trouva que la Berma ne devait pas se laisser éclipser, voulut que la famille ramassât la même profusion de gloire et força la Berma à des tournées où on était obligé de la piquer à la morphine, [vol II.191] ce qui pouvait la faire mourir à cause de l'état de ses reins. Ce même attrait de l'élégance, du prestige social, de la vie, avait le jour de la fête chez la princesse de Guermantes, fait pompe aspirante et avait amené là-bas, avec la force d'une machine pneumatique même les plus fidèles habitués de la Berma, où par contre et en conséquence, il y avait vide absolu et mort. Un seul jeune homme qui n'était pas certain que la fête chez la Berma ne fut, elle aussi, brillante, était venu. Quand la Berma vit l'heure passer et comprit que tout le monde la lâchait elle fit servir le goûter et on s'assit autour de la table mais comme pour un repas funéraire. Rien dans la figure de la Berma ne rappelait plus celle dont la photographie, m'avait, un soir de mi-carême, tant troublé. La Berma avait comme dit le peuple la mort sur le visage. Cette fois c'était bien d'un marbre de l'Erechtéion qu'elle avait l'air. Ses artères durcies étant déjà à demi pétrifiées, on voyait de longs rubans sculpturaux parcourir les joues, avec une rigidité minérale. Les yeux mourants vivaient relativement par contraste avec ce terrible masque ossifié et brillaient faiblement comme un serpent endormi au milieu des pierres. Cependant le jeune homme qui s'était mis à la table par politesse regardait sans cesse l'heure, attiré qu'il était par la brillante fête chez les Guermantes. La Berma n'avait pas un mot de reproche à l'adresse des amis qui l'avait lâchée et qui espéraient naïvement qu'elle ignorerait qu'ils étaient allés chez les Guermantes. Elle murmura seulement: "Une Rachel donnant une fête chez la princesse de Guermantes, il faut venir à Paris pour voir de ces choses-là." Et elle mangeait silencieusement et avec une lenteur [vol II.192] solennelle, des gâteaux défendus, ayant l'air d'obéir à des rites funèbres. Le "goûter" était d'autant plus triste que le gendre était furieux que Rachel, que lui et sa femme connaissaient très bien, ne les eût pas invités. Son crève-coeurcœur fut d'autant plus grand que le jeune homme invité lui avait dit connaître assez bien Rachel pour que s'il partait tout de suite chez les Guermantes, il pût lui demander d'inviter ainsi à la dernière heure, le couple frivole. Mais la fille de la Berma savait trop à quel niveau infime sa mère situait Rachel et qu'elle l'eût tuée de désespoir en sollicitant de l'ancienne grue une invitation. Aussi avait-elle dit au jeune homme et à son mari que c'était chose impossible. Mais elle se vengeait en prenant pendant ce goûter des petites mines exprimant le désir des plaisirs, l'ennui d'être privée d'eux par cette gêneuse qu'était sa mère. Celle-ci faisait semblant de ne pas voir les moues de sa fille et adressait de temps en temps d'une voix mourante une parole aimable au jeune homme, le seul invité qui fût venu. Mais bientôt la chasse d'air qui emportait tout vers les Guermantes, et qui m'y avait entraîné moi-même, fut la plus forte, il se leva et partit, laissant Phèdre ou la mort, on ne savait trop laquelle des deux c'était, achever de manger avec sa fille et son gendre, les gâteaux funéraires.
 
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[Addition marginale] Il ne faut pas s'étonner que l'ancienne maîtresse de Saint-Loup débinât la Berma. Elle l'eût fait quand elle était jeune. Ne l'eût-elle pas fait alors qu'elle l'eût fait maintenant. Qu'une femme du [vol II.199] monde de la plus haute intelligence, de la plus grande bonté se fasse actrice, déploie dans ce métier nouveau pour elle de grands talents, n'y rencontre que des succès, on s'étonnera si on se trouve auprès d'elle après longtemps d'entendre non son langage à elle, mais celui des comédiennes, leur rosserie spéciale envers les camarades, tout ce qu'ajoutent à l'être humain quand ils ont passé sur lui "trente ans de théâtre". Rachel se comportait de même tout en ne sortant pas du monde.
 
Madame de Guermantes au déclin de sa vie, avait senti s'éveiller en soi des curiosités nouvelles. Le monde n'avait plus rien à lui apprendre. L'idée qu'elle y avait la première place était, nous l'avons vu, aussi évidente pour elle que la hauteur du ciel bleu par-dessus la terre. Elle ne croyait pas avoir à affermir une position qu'elle jugeait inébranlable. En revanche lisant, allant au théâtre, elle eût souhaité avoir un prolongement de ces lectures, de ces spectacles; comme jadis dans l'étroit petit jardin où on prenait de l'orangeade, tout ce qu'il y avait de plus exquis, dans le grand monde, venait familièrement parmi les brises parfumées du soir et les nuages de pollen entretenir en elle le goût du grand monde, de même maintenant un autre appétit lui faisait souhaiter savoir les raisons de telle polémique littéraire connaître ses auteurs, voir des actrices. Son esprit fatigué réclamait une nouvelle alimentation. Elle se rapprocha pour connaître les uns et les autres de femmes avec qui jadis elle n'eût pas voulu échanger de cartes et qui faisaient valoir leur intimité avec le directeur de telle revue dans l'espoir d'avoir la duchesse. La première actrice invitée crut être la seule dans un milieu [vol II.200] extraordinaire, lequel parut plus médiocre à la seconde quand elle vit celle qui l'y avait précédée. La duchesse, parce qu'à certains soirs elle recevait des souverains, croyait que rien n'était changé à sa situation. En réalité, elle la seule d'un sang vraiment sans alliage, elle qui étant née Guermantes pouvait signer Guermantes - Guermantes quand elle ne signait pas la duchesse de Guermantes, elle qui à ses belles-soeurssœurs même semblait quelque chose de plus précieux que tout, comme un Moïse sauvé des eaux, un Christ échappé en Égypte, un Louis XVII enfui du Temple, le pur du pur, maintenant sacrifiant sans doute par ce besoin héréditaire de nourriture spirituelle qui avait fait la décadence sociale de Mme de Villeparisis, elle était devenue elle-même une Mme de Villeparisis chez qui les femmes snobs redoutaient de rencontrer telle ou tel, et de laquelle les jeunes gens constatant le fait accompli sans savoir ce qui l'a précédé croyaient que c'était une Guermantes d'une moins bonne cuvée, d'une moins bonne année, une Guermantes déclassée. [Passage non identifié] Dans les milieux nouveaux qu'elle fréquentait, restée bien plus la même qu'elle ne croyait, elle continuait à croire que s'ennuyer facilement était une supériorité intellectuelle mais elle l'exprimait avec une sorte de violence qui donnait à sa voix quelque chose de rauque. Comme je lui parlais de Brichot: "Il m'a assez embêtée pendant vingt ans", et comme Mme de Cambremer disait: "Relisez ce que Schopenhauer dit de la musique", elle nous fit remarquer cette phrase en disant avec violence: "Relisez est un chef-d'oeuvreœuvre! Ah! non ça par exemple, il ne faut pas nous la faire". Alors le vieux d'Albon sourit en reconnaissant une des formes de l'esprit Guermantes.
 
[vol II.201]
 
[Suite]"On peut dire ce qu'on veut, c'est admirable, cela a de la ligne, du caractère, c'est intelligent, personne n'a jamais dit les vers comme ça", dit la duchesse en parlant de Rachel, craignant que Gilberte ne débinât. Celle-ci s'éloigna vers un autre groupe pour éviter un conflit avec sa tante laquelle, d'ailleurs, ne dit sur Rachel que des choses fort ordinaires. Mais puisque les meilleurs écrivains cessent souvent aux approches de la vieillesse, ou après un excès de production, d'avoir du talent, on peut bien excuser les femmes du monde, de cesser à partir d'un certain moment d'avoir de l'esprit. Swann ne retrouvait plus dans l'esprit dur de la duchesse de Guermantes, le "fondu" de la jeune princesse des Laumes. Sur le tard, fatiguée au moindre effort, Mme de Guermantes disait énormément de bêtises. Certes, à tout moment et bien des fois au cours même de cette matinée, elle redevenait la femme que j'avais connue et parlait des choses mondaines avec esprit. Mais à côté de cela, bien souvent il arrivait que cette parole pétillante sous un beau regard et qui pendant tant d'années avait tenu sous son sceptre spirituel les hommes les plus éminents de Paris, scintillât encore mais pour ainsi dire à vide. Quand le moment de placer un mot venait, elle s'interrompait pendant le même nombre de secondes qu'autrefois, elle avait l'air d'hésiter, de produire, mais le mot qu'elle lançait alors ne valait rien. Combien peu de personnes d'ailleurs s'en apercevaient, la continuité du procédé leur faisait croire à la survivance de l'esprit, comme il arrive à ces gens qui, superstitieusement attachés à une marque de pâtisserie, continuent à faire venir leurs petits fours d'une même maison [vol II.202] sans s'apercevoir qu'ils sont devenus détestables. Déjà, pendant la guerre, la duchesse avait donné des marques de cet affaiblissement. Si quelqu'un disait le mot culture, elle l'arrêtait, souriait, allumait son beau regard, et lançait: "la KKKKultur", ce qui faisait rire les amis qui croyaient retrouver là l'esprit des Guermantes. Et certes, c'était le même moule, la même intonation, le même sourire qui avaient jadis ravi Bergotte, lequel du reste, s'il avait vécu, eût aussi gardé ses coupes de phrase, ses interjections, ses points suspensifs, ses épithètes, mais pour ne rien dire. Mais les nouveaux venus s'étonnaient et parfois disaient, s'ils n'étaient pas tombés un jour où elle était drôle et en pleine possession de ses moyens: "Comme elle est bête!" La duchesse, d'ailleurs, s'arrangeait pour canaliser son encanaillement et ne pas le laisser s'étendre à celles des personnes de sa famille desquelles elle tirait une gloire aristocratique. Si au théâtre elle avait pour remplir son rôle de protectrice des arts, invité un ministre ou un peintre et que celui-ci ou celui-là lui demandât naïvement si sa belle-soeursœur ou son mari n'étaient pas dans la salle, la duchesse timorée, avec les apparences superbes de l'audace, répondait insolemment: "Je n'en sais rien. Dès que je sors de chez moi, je ne sais plus ce que fait ma famille. Pour tous les hommes politiques, pour tous les artistes, je suis veuve." Ainsi s'évitait-elle que le parvenu trop empressé s'attirât des rebuffades - et lui attirât à elle-même des réprimandes - de M. de Marsantes et de Basin.
 
marginale] Je dis à Mme de Guermantes que j'avais rencontré M. de Charlus. Elle le trouvait encore plus "baissé" qu'il n'était, les gens du monde faisant des différences [vol II.203] en ce qui concerne l'intelligence, non seulement entre divers gens du monde chez lesquels elle est à peu près semblable, mais même chez une même personne à différents moments de sa vie. Puis elle ajouta: "Il a toujours été le portrait de ma belle-mère; c'est encore plus frappant maintenant". Cette ressemblance n'avait rien d'extraordinaire. On sait en effet que certaines femmes se projettent en quelque sorte elles-mêmes en un autre être avec la plus grande exactitude, la seule erreur est dans le sexe. Erreur dont on ne peut pas dire: felix culpa, car le sexe réagit sur la personnalité et chez un homme le féminisme devient afféterie, la réserve, susceptibilité, etc. N'importe, dans la figure fût-elle barbue, dans les joues même congestionnées sous les favoris, il y a certaines lignes superposables à quelque portrait maternel. Il n'est guère de vieux Charlus qui nemarginale] soit une ruine où l'on ne reconnaisse avec étonnement sous tous les empâtements de la graisse et de la poudre de riz quelques fragments d'une belle femme, en sa jeunesse éternelle.
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&Le passé s'était tellement transformé dans l'esprit de la duchesse ou bien les démarcations qui existaient dans le mien avaient été toujours si absentes du sien que ce qui avait été événement pour moi [vol II.209] avait passé inaperçu d'elle, qu'elle pouvait supposer non seulement que j'avais connu Swann chez elle et M. de Bréauté ailleurs, me faisant ainsi un passé d'homme du monde qu'elle reculait même trop loin. Car cette notion du temps écoulé que je venais d'acquérir, la duchesse l'avait aussi et même avec une illusion inverse de celle qui avait été la mienne de le croire plus court qu'il n'était, elle au contraire exagérait, elle le faisait remonter trop haut, notamment sans tenir compte de cette infinie ligne de démarcation entre le moment où elle était pour moi un nom, puis l'objet de mon amour - et le moment où elle n'avait été pour moi qu'une femme du monde quelconque. Or, je n'étais allé chez elle que dans cette seconde période où elle était pour moi une autre personne. Mais à ses propres yeux ces différences échappaient et elle n'eût pas trouvé plus singulier que j'eusse été chez elle deux ans plus tôt, ne sachant pas qu'elle était alors pour moi une autre personne, sa personne n'offrant pas pour elle-même, comme pour moi, de discontinuité.
 
&Je dis à la duchesse de Guermantes, en lui racontant que Bloch avait cru que c'était l'ancienne princesse de Guermantes qui recevait: "Cela me rappelle la première soirée où je suis allé chez la princesse de Guermantes, où je croyais ne pas être invité et qu'on allait me mettre à la porte et où vous aviez une robe toute rouge et des souliers rouges". "Mon Dieu, que c'est vieux, tout cela, me répondit la duchesse, accentuant pour moi l'impression du temps écoulé". Elle regardait dans le lointain avec mélancolie et pourtant insista particulièrement sur la robe rouge. Je lui demandai de me la décrire, ce qu'elle fit complaisamment. "Maintenant [vol II.210] cela ne se porterait plus du tout. C'étaient des robes qui se portaient dans ce temps-là". "Mais est-ce que ce n'était pas joli", lui dis-je. Elle avait toujours peur de donner un avantage contre elle par ses paroles, de dire quelque chose qui la diminuât. "Mais si, moi je trouvais cela très joli. On n'en porte pas, parce que cela ne se fait plus en ce moment. Mais cela se reportera, toutes les modes reviennent, en robe, en musique, en peinture", ajouta-t-elle avec force car elle croyait une certaine originalité à cette philosophie. Cependant la tristesse de vieillir lui rendit sa lassitude qu'un sourire lui disputa: "Vous êtes sûr que c'étaient des souliers rouges, je croyais que c'était des souliers d'or". J'assurai que cela m'était infiniment présent à l'esprit, sans dire la circonstance qui me permettait de l'affirmer. "Vous êtes gentil de vous rappeler cela, me dit-elle d'un air tendre", car les femmes appellent gentillesse se souvenir de leur beauté comme les artistes admirer leurs oeuvresœuvres. D'ailleurs, si lointain que soit le passé, quand on est une femme de tête comme la duchesse, il peut ne pas être oublié. "Vous rappelez-vous," me dit-elle en remerciement de mon souvenir pour sa robe et ses souliers, "que nous vous avons ramené Basin et moi. Vous aviez une jeune fille qui devait venir vous voir après minuit. Basin riait de tout son coeurcœur en pensant qu'on vous faisait des visites à cette heure-là". Je me rappelais en effet que ce soir-là Albertine était venue me voir après la soirée de la princesse de Guermantes, je me le rappelais aussi bien que la duchesse, moi à qui Albertine était maintenant aussi indifférente qu'elle l'eût été à Mme de Guermantes, si Mme de Guermantes eût su que la jeune fille à cause de qui je n'avais [vol II.211] pas pu entrer chez eux était Albertine. C'est que longtemps après que les pauvres morts sont sortis de nos coeurscœurs, leur poussière indifférente continue à être mêlée, à servir d'alliage, aux circonstances du passé. Et sans plus les aimer il arrive qu'en évoquant une chambre, une allée, un chemin, où ils furent à une certaine heure, nous sommes obligés, pour que la place qu'ils occupaient soit remplie, de faire allusion à eux, même sans les regretter, même sans les nommer, même sans permettre qu'on les identifie. (Mme de Guermantes n'identifiait guère la jeune fille qui devait venir ce soir-là, n'avait jamais su son nom et n'en parlait qu'à cause de la bizarrerie de l'heure et de la circonstance). Telles sont les formes dernières et peu enviables de la survivance.
 
Si les jugements que la duchesse porta ensuite sur Rachel furent en eux-mêmes médiocres, ils m'intéressèrent en ce que, eux aussi, marquaient une heure nouvelle sur le cadran. Car la duchesse n'avait pas plus complètement que Rachel perdu le souvenir de la soirée que celle-ci avait passé chez elle, mais ce souvenir n'y avait pas subi une moindre transformation. "Je vous dirai, me dit-elle, que cela m'intéresse d'autant plus de l'entendre et de l'entendre acclamée, que je l'ai dénichée, appréciée, prônée, imposée à une époque où personne ne la connaissait et où tout le monde se moquait d'elle. Oui, mon petit, cela va vous étonner, mais la première maison où elle s'est fait entendre en public, c'est chez moi! Oui, cependant que tous les gens prétendus d'avant-garde comme ma nouvelle cousine", dit-elle en montrant ironiquement la princesse de Guermantes qui pour Oriane restait Mme Verdurin, "l'auraient laissé crever de faim sans daigner l'entendre, je [vol II.212] l'avais trouvée intéressante et je lui avais fait offrir un cachet pour venir jouer chez moi devant tout ce que nous faisions de mieux comme gratin. Je peux dire d'un mot un peu bête et prétentieux, car au fond le talent n'a besoin de personne, que je l'ai lancée. Bien entendu elle n'avait pas besoin de moi". J'esquissais un geste de protestation et je vis que Mme de Guermantes était toute prête à accueillir la thèse opposée: "Si? Vous croyez que le talent a besoin d'un appui? Au fond vous avez peut-être raison. C'est curieux, vous dites justement ce que Dumas me disait autrefois. Dans ce cas je suis extrêmement flattée si je suis pour quelque chose, pour si peu que ce soit, non pas évidemment dans le talent, mais dans la renommée d'une telle artiste". Mme de Guermantes préférait abandonner son idée que le talent perce tout seul comme un abcès, parce que c'était plus flatteur pour elle, mais aussi parce que depuis quelque temps recevant des nouveaux venus, et était du reste fatiguée, elle s'était faite assez humble, interrogeant les autres, leur demandant leur opinion pour s'en former une. "Je n'ai pas besoin de vous dire reprit-elle, que cet intelligent public, qui s'appelle le monde, ne comprenait absolument rien à cela. On protestait, on riait. J'avais beau leur dire: "c'est curieux, c'est intéressant, c'est quelque chose qui n'a encore jamais été fait, on ne me croyait pas, comme on ne m'a jamais cru pour rien. C'est comme la chose qu'elle jouait, c'était une chose de Maeterlinck, maintenant c'est très connu, mais à ce moment-là tout le monde s'en moquait, eh bien moi je trouvais ça admirable. Ça m'étonne même quand j'y pense qu'une paysanne comme moi qui n'ai que l'éducation des filles de province, ait aimé du premier [vol II.213] coup ces choses-là. Naturellement, je n'aurais pas pu dire pourquoi, mais ça me plaisait, ça me remuait, tenez, Basin, qui n'a rien d'un sensible avait été frappé de l'effet que ça me produisait. Il m'avait dit: "Je ne veux plus que vous entendiez ces absurdités, ça vous rend malade". Et c'était vrai parce qu'on me prend pour une femme sèche et que je suis au fond un paquet de nerfs".
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La duchesse avait pu un instant être heureuse de sentir son passé plus consistant parce qu'il était partagé par moi, mais à quelques questions que je lui posai à nouveau sur le provincialisme de M. de Bréauté, que j'avais à l'époque peu distingué de M. de Sagan, ou de M. de Guermantes, elle reprit son point de vue de femme du monde, c'est-à-dire de contemptrice de la mondanité. Tout en me parlant la duchesse me faisait visiter l'Hôtel. Dans des salons plus petits on trouvait des intimes qui pour écouter la musique avaient préféré s'isoler. Dans un petit salon empire où quelques rares habits noirs écoutaient assis sur un canapé, on voyait à côté d'une Psyché supportée par une Minerve, une chaise [vol II.228] longue, placée de façon rectiligne, mais à l'intérieur incurvée comme un berceau et où une jeune femme était étendue. La mollesse de sa pose que l'entrée de la duchesse ne lui fit même pas déranger, contrastait avec l'éclat merveilleux de sa robe empire en une soierie nacarat devant laquelle les plus rouges fuchsias eussent pâli et sur le tissu nacré de laquelle des insignes et des fleurs semblaient avoir été enfoncés longtemps car leur trace y restait en creux. Pour saluer la duchesse elle inclina légèrement sa belle tête brune. Bien qu'il fît grand jour, comme elle avait demandé qu'on fermât les grands rideaux, en vue de plus de recueillement pour la musique, on avait, pour ne pas se tordre les pieds, allumé sur un trépied une urne où s'irisait une faible lueur. En réponse à ma demande, la duchesse de Guermantes me dit que c'était Mme de St-Euverte. Alors je voulus savoir ce qu'elle était à la madame de St-Euverteque j'avais connue. Mme de Guermantes me dit que c'était la femme d'un de ses petits neveux, parut supporter l'idée qu'elle était née La Rochefoucauld, mais nia avoir elle-même connu des St-Euverte. Je lui rappelai la soirée que je n'avais sue il est vrai que par ouï dire, où princesse des Laumes elle avait retrouvé Swann. Mme de Guermantes m'affirma n'avoir jamais été à cette soirée. La duchesse avait toujours été un peu menteuse et l'était devenue davantage. Mme de St-Euverte était pour elle un salon - d'ailleurs assez tombé avec le temps - qu'elle aimait à renier. Je n'insistai pas. "Non, qui vous avez pu entrevoir chez moi parce qu'il avait de l'esprit, c'est le mari de celle dont vous parlez et avec qui je n'étais pas en relations". "Mais elle n'avait pas de mari". "Vous vous l'êtes figuré" [vol II.229] parce qu'ils étaient séparés, mais il était bien plus agréable qu'elle." Je finis par comprendre qu'un homme énorme, extrêmement grand, extrêmement fort, avec des cheveux tout blancs, que je rencontrais un peu partout et dont je n'avais jamais su le nom était le mari de Mme St-Euverte. Il était mort l'an passé. Quant à la nièce j'ignore si c'est à cause d'une maladie d'estomac, de nerfs, d'une phlébite, d'un accouchement prochain, récent ou manqué, qu'elle écoutait la musique étendue sans se bouger pour personne. Le plus probable est que fière de ses belles soies rouges, elle pensait faire sur sa chaise longue un effet genre Récamier. Elle ne se rendait pas compte qu'elle donnait pour moi la naissance à un nouvel épanouissement de ce nom St-Euverte, qui à tant d'intervalle marquait la distance et la continuité du Temps. C'est le Temps qu'elle berçait dans cette nacelle où fleurissaient le nom de St-Euverte et le style Empire en soie de fuchsias rouges. Ce style empire Mme de Guermantes déclarait l'avoir toujours détesté; cela voulait dire qu'elle le détestait maintenant, ce qui était vrai car elle suivait la mode bien qu'avec quelque retard. Sans compliquer en parlant de David qu'elle connaissait peu, toute jeune fille elle avait cru M. Ingres le plus ennuyeux des poncifs, puis brusquement le plus savoureux des maîtres de l'Art nouveau, jusqu'à détester Delacroix. Par quels degrés elle était revenue de ce culte à la réprobation importe peu, puisque ce sont là des nuances des goûts que le critique d'art reflète dix ans avant la conversation des femmes supérieures. Après avoir critiqué le style empire, elles'excusa de m'avoir parlé de gens aussi insignifiants que les St-Euverte et de niaiseries comme le côté provincial [vol II.230] de Bréauté car elle était aussi loin de penser pourquoi cela m'intéressait que Mme de St-Euverte de La Rochefoucauld, cherchant le bien de son estomac ou un effet ingresque, était loin de soupçonner que son nom m'avait ravi, celui de son mari, non celui plus glorieux de ses parents, et que je lui voyais comme une fonction dans cette pièce pleine d'attributs de bercer le temps. "Mais comment puis-je vous parler de ces sottises, comment cela peut-il vous intéresser" s'écria la duchesse. Elle avait dit cette phrase à mi-voix et personne n'avait pu entendre ce qu'elle disait. Mais un jeune homme (qui devait m'intéresser dans la suite par un nom bien plus familier de moi autrefois que celui de St-Euverte) se leva d'un air exaspéré et alla plus loin pour écouter avec plus de recueillement. Car c'était la sonate à Kreutzer qu'on jouait, mais s'étant trompé sur le programme, il croyait que c'était un morceau de Ravel qu'on lui avait déclaré être beau comme du Palestrina, mais difficile à comprendre. Dans sa violence à changer de place, il heurta, à cause de la demi obscurité, un bonheur-du-jour ce qui n'alla pas sans faire tourner la tête à beaucoup de personnes pour qui cet exercice si simple de regarder derrière soi interrompait un peu le supplice d'écouter "religieusement" la sonate à Kreutzer. Et Mme de Guermantes et moi, cause de ce petit scandale, nous nous hâtâmes de changer de pièce. "Oui, comment ces riens là peuvent-ils intéresser un homme de votre mérite? C'est comme tout à l'heure quand je vous voyais causer avec Gilberte de St-Loup. Ce n'est pas digne de vous. Pour moi c'est exactement rien, cette femme là, ce n'est même pas une femme, c'est ce que je connais de plus factice et de plus bourgeois au [vol II.231] monde car, même à sa défense de l'actualité, la duchesse mêlait ses préjugés d'aristocrate. D'ailleurs devriez-vous venir dans des maisons comme ici. Aujourd'hui encore je comprends parce qu'il y avait cette récitation de Rachel, ça peut vous intéresser. Mais si belle qu'elle ait été elle ne donne pas devant ce public là. Je vous ferai déjeuner seule avec elle. Alors vous verrez l'être que c'est Mais elle est cent fois supérieur à tout ce qui est ici. Et après déjeuner elle vous dira du Verlaine. Vous m'en direz des nouvelles." Elle me vanta surtout ses après-déjeuners où il y avait tous les jours X et Y. Car elle en était arrivée à cette conception des femmes à "salons" qu'elle méprisait autrefois (bien qu'elle le niât aujourd'hui) et dont la grande supériorité, le signe d'élection selon elle, étaient d'avoir chez elle "tous les hommes". Si je lui disais que telle grande dame à "salons" ne disait pas du bien, quand elle vivait, de Mme Howland, la duchesse éclatait de rire devant ma naïveté "naturellement l'autre avait chez elle tous les hommes et celle-ci cherchait à les attirer." Elle reprit: "Mais dans de grandes machines comme ici, non, ça me passe que vous veniez. A moins que ce ne soit pour faire des études..." ajouta-t-elle d'un air de doute, de méfiance, et sans trop s'aventurer car elle ne savait pas très exactement en quoi consistait le genre d'opérations improbables auquel elle faisait allusion.
 
"Est-ce que vous ne croyez pas, dis-je à la duchesse, que ce soit pénible à Mme de Saint-Loup d'entendre ainsi comme elle vient de le faire l'ancienne maîtresse de son mari?" Je vis se former dans le visage de Mme de Guermantes cette barre oblique qui relie par des raisonnements ce qu'on vient d'entendre [vol II.232] à des pensées peu agréables. Raisonnements inexprimés il est vrai mais toutes les choses graves que nous disons ne reçoivent jamais de réponse ni verbale, ni écrite. Les sots seuls sollicitent en vain deux fois de suite une réponse à une lettre qu'ils ont eu le tort d'écrire et qui était une gaffe; car à ces lettres-là il n'est jamais répondu que par des actes, et la correspondante qu'on croit inexacte vous dit Monsieur quand elle vous rencontre au lieu de vous appeler par votre prénom. Mon allusion à la liaison de Saint-Loup avec Rachel n'avait rien de si grave et ne put mécontenter qu'une seconde Mme de Guermantes en lui rappelant que j'avais été l'ami de Robert et peut-être son confident au sujet des déboires qu'avait procurés à Rachel sa soirée chez la duchesse. Mais celle-ci ne persista pas dans ses pensées, la barre orageuse se dissipa, et Mme de Guermantes me répondit à ma question relative à Mme de Saint-Loup: "Je vous dirai que je crois que ça lui est d'autant plus égal, que Gilberte n'a jamais aimé son mari. C'est une petite horreur, Elle a aimé la situation, le nom, être ma nièce, sortir de sa fange après quoi elle n'a pas eu d'autre idée que d'y rentrer. Je vous dirai que ça me faisait beaucoup de peine à cause du pauvre Robert parce qu'il avait beau ne pas être un aigle, il s'en apercevait très bien, et d'un tas de choses. Il ne faut pas le dire parce qu'elle est malgré tout ma nièce, je n'ai pas la preuve positive qu'elle le trompait, mais il y a eu un tas d'histoires. Mais si je vous dis, que je le sais, avec un officier de Méséglise, Robert a voulu se battre. Mais c'est pour tout ça que Robert s'est engagé. La guerre lui est apparue comme une délivrance de ses chagrins de famille, si vous voulez ma pensée, [vol II.233] il n'a pas été tué, il s'est fait tuer. Elle n'a eu aucune espèce de chagrin, elle m'a même étonné par un rare cynisme dans l'affectation de son indifférence, ce qui m'a fait beaucoup de chagrin, parce que j'aimais bien le pauvre Robert. Ça vous étonnera peut-être parce qu'on me connaît mal, mais il m'arrive encore de penser à lui. Je n'oublie personne. Il ne m'a jamais rien dit, mais il avait bien compris que je devinais tout. Mais voyons, si elle avait aimé tant soit peu son mari, pourrait-elle supporter avec ce flegme de se trouver dans le même salon que la femme dont il a été l'amant éperdu pendant tant d'années, on peut dire toujours, car j'ai la certitude que ça n'a jamais cessé, même pendant la guerre. Mais elle lui sauterait à la gorge", s'écria la duchesse, oubliant qu'elle-même en faisant inviter Rachel et en rendant possible la scène qu'elle jugeait inévitable si Gilberte eût aimé Robert agissait cruellement. "Non, voyez-vous, conclut-elle, c'est une cochonne". Une telle expression était rendue possible à Mme de Guermantes par la pente agréable qu'elle descendait du milieu des Guermantes à la société des comédiennes, et aussi parce qu'elle greffait cela sur un genre XVIIIe siècle qu'elle jugeait plein de verdeur, enfin parce qu'elle se croyait tout permis. Mais cette expression lui était aussi dictée par la haine qu'elle éprouvait pour Gilberte, par un besoin, de la frapper, à défaut de matériellement, en effigie. Et en même temps la duchesse pensait justifier par là toute la conduite qu'elle tenait à l'égard de Gilberte ou plutôt contre elle, dans le monde, dans la famille, au point de vue même des intérêts et de la succession de Robert. Mais parfois les jugements qu'on porte reçoivent des faits qu'on ignore et [vol II.234] qu'on n'eût pu supposer une justification apparente. Gilberte qui tenait sans doute un peu de l'ascendance de sa mère (et c'est bien cette facilité que j'avais sans m'en rendre compte escomptée, en lui demandant de me faire connaître de très jeunes filles) tira après réflexion de la demande que j'avais faite, et sans doute pour que le profit ne sortît pas de la famille, une conclusion plus hardie que toutes celles que j'avais pu supposer, et revenant vers moi me dit: "Si vous le permettez, je vais aller chercher ma fille pour vous la présenter. Elle est là-bas qui cause avec le petit Mortemart et d'autres bambins sans intérêt. Je suis sûre qu'elle sera une gentille amie pour vous". Je lui demandai si Robert avait été content d'avoir une fille: "Oh! il était tout fier d'elle. Mais naturellement je crois tout de même qu'étant donné ses goûts, dit naïvement Gilberte, il aurait préféré un garçon." Cette fille, dont le nom et la fortune pouvaient faire espérer à sa mère qu'elle épouserait un prince royal et couronnerait toute l'oeuvreœuvre ascendante de Swann et de sa femme, choisit plus tard comme mari, un homme de lettres obscur, car elle n'avait aucun snobisme et fit redescendre cette famille plus bas que le niveau d'où elle était partie. Il fut alors extrêmement difficile de faire croire aux générations nouvelles que les parents de cet obscur ménage avaient eu une grande situation.
 
L'étonnement que me causèrent les paroles de Gilberte et le plaisir qu'elles me firent furent bien vite remplacés, tandis que Mme de Saint-Loup s'éloignait vers un autre salon, par cette idée du Temps passé, qu'elle aussi à sa manière me rendait et sans même que je l'eusse vue, Mlle de Saint-Loup. Comme [vol II.235] la plupart des êtres d'ailleurs, n'était-elle pas comme sont dans les forêts les "étoiles" des carrefours où viennent converger des routes venues, pour notre vie aussi, des points les plus différents. Elles étaient nombreuses pour moi, celles qui aboutissaient à Mlle de Saint-Loup et qui rayonnaient autour d'elle. Et avant tout venaient aboutir à elle les deux grands "côtés" où j'avais fait tant de promenades et de rêves - par son père Robert de Saint-Loup le côté de Guermantes, par Gilberte sa mère, le côté de Méséglise qui était le côté de chez Swann. L'un, par la mère de la jeune fille et les Champs-Elysées, me menait jusqu'à Swann, à mes soirs de Combray, au côté de Méséglise, l'autre par son père à mes après-midis de Balbec où je le revoyais près de la mer ensoleillée. Déjà entre ces deux routes des transversales s'établissaient. Car ce Balbec réel où j'avais connu Saint-Loup, c'était en grande partie à cause de ce que Swann m'avait dit sur les églises, sur l'église persane surtout que j'avais tant voulu y aller et d'autre part, par Robert de Saint-Loup, neveu de la duchesse de Guermantes, je rejoignais à Combray encore, le côté de Guermantes. Mais à bien d'autres points de ma vie encore conduisait Mlle de Saint-Loup, à la Dame en rose qui était sa grand-mère et que j'avais vue chez mon grand oncle. Nouvelle transversale ici car le valet de chambre de ce grand oncle et qui m'avait introduit ce jour-là et qui plus tard m'avait par le don d'une photographie permis d'identifier la dame en rose, était l'oncle du jeune homme que non seulement M. de Charlus, mais le père même de Mlle de Saint-Loup avait aimé, pour qui il avait rendu sa mère malheureuse. Et n'était-ce pas le grand-père de Mlle de [vol II.236] Saint-Loup Swann qui m'avait le premier parlé de la musique de Vinteuil de même que Gilberte m'avait la première parlé d'Albertine. Or, c'est en parlant de la musique de Vinteuil à Albertine que j'avais découvert qui était sa grande amie et commencé avec elle cette vie qui l'avait conduite à la mort et m'avait causé tant de chagrins. C'était du reste aussi le père de Mlle de Saint-Loup qui était parti tâcher de faire revenir Albertine. Et même je revoyais toute ma vie mondaine, soit à Paris dans le salon des Swann ou des Guermantes, soit tout à l'opposé à Balbec chez les Verdurin faisant ainsi s'aligner à côté des deux côtés de Combray, les Champs-Elysées, et la belle terrasse de la Raspelière. D'ailleurs quels êtres avons-nous connus qui pour raconter notre amitié avec eux, ne nous obligent à les placer nécessairement dans tous les sites les plus différents de notre vie? Une vie de Saint-Loup peinte par moi se déroulerait dans tous les décors et intéresserait toute ma vie, même les parties de cette vie où il fut étranger, comme ma grand'mère ou comme Albertine. D'ailleurs si à l'opposé qu'ils fussent les Verdurin tenaient à Odette par le passé de celle-ci, à Robert de Saint-Loup par Charlie, et chez eux quel rôle n'avait pas joué la musique de Vinteuil. Enfin Swann avait aimé la soeursœur de Legrandin, lequel avait connu M. de Charlus, dont le jeune Cambremer avait épousé la pupille. Certes s'il s'agit uniquement de nos coeurscœurs le poète a eu raison de parler des fils mystérieux que la vie brise. Mais il est encore plus vrai qu'elle en tisse sans cesse entre les êtres, entre les événements, qu'elle entrecroise ces fils, qu'elle les redouble pour épaissir la trame si bien qu'entre le moindre point de notre passé et tous les autres, un riche réseau de souvenirs [vol II.237] ne laisse que le choix des communications. On peut dire qu'il n'y avait pas si je cherchais à ne pas en user inconsciemment, mais à me rappeler ce qu'elle avait été, une seule des choses qui nous servaient en ce moment qui n'avait été une chose vivante et vivant d'une vie personnelle pour nous, transformée ensuite à notre usage en simple matière industrielle. Et ma présentation à Mlle de Saint-Loup allait avoir lieu chez Mme Verdurin devenue princesse de Guermantes! Avec quel charme je repensais à tous nos voyages avec Albertine dont j'allais demander à Mlle de Saint-Loup d'être un succédané - dans le petit tram, vers Doville, pour aller chez Mme Verdurin, cette même Mme Verdurin qui avait noué et rompu avant mon amour pour Albertine, celui du grand-père et de la grand-mère de Mlle de Saint-Loup. Tout autour de nous étaient des tableaux de cet Elstir qui m'avait présenté à Albertine. Et pour mieux fondre tous mes passés, Mme Verdurin tout comme Gilberte avait épousé un Guermantes.
 
Nous ne pourrions pas raconter nos rapports avec un être que nous avons même peu connu sans faire se succéder les sites les plus différents de notre vie. Ainsi chaque individu - et j'étais moi-même un de ces individus, - mesurait pour moi la durée par la révolution qu'il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres et notamment par les positions qu'il avait occupé successivement par rapport à moi.
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Je vis Gilberte s'avancer. Moi, pour qui le mariage de Saint-Loup, les pensées qui m'occupaient alors et qui étaient les mêmes ce matin, était d'hier, je fus étonné de voir à côté d'elle une jeune fille d'environ seize ans, dont la taille élevée mesurait cette distance que je n'avais pas voulu voir.
 
Le temps incolore et insaisissable s'était, afin que, pour ainsi dire, je puisse le voir et le toucher, matérialisé en elle et l'avait pétri comme un chef-d'oeuvreœuvre, tandis que parallèlement sur moi, hélas! il n'avait fait que son oeuvreœuvre. Cependant Mlle de Saint-Loup était devant moi. Elle avait les yeux profonds, nets, forés et perçants. Je fus frappé que son nez, fait comme sur le patron de celui de sa mère et de sa grand'mère, s'arrêtât juste par cette ligne tout à fait horizontale sous le nez, sublime quoique pas assez courte. Un trait aussi particulier eût fait reconnaître une statue entre des milliers, n'eût-on vu que ce trait-là, et j'admirais que la nature fût revenue à point nommé pour la petite fille, comme pour la mère, comme pour la grand'mère, donner en grand et original sculpteur ce puissant et décisif coup de ciseau. Ce nez charmant, légèrement avancé en forme de bec, avait la courbe, [vol II.239] non point de celui de Swann mais de celui de Saint-Loup. L'âme de ce Guermantes s'était évanouie; mais la charmante tête aux yeux perçants de l'oiseau envolé, était venue se poser sur les épaules de Mlle de Saint-Loup, ce qui faisait longuement rêver ceux qui avaient connu son père. Je la trouvais bien belle: pleine encore d'espérances. Riante, formée des années mêmes que j'avais perdues, elle ressemblait à ma jeunesse.
 
Enfin cette idée de temps, avait un dernier prix pour moi, elle était un aiguillon, elle me disait qu'il était temps de commencer si je voulais atteindre ce que j'avais quelquefois senti au cours de ma vie, dans de brefs éclairs, du côté de Guermantes, dans mes promenades en voiture avec Mme de Villeparisis et qui m'avaient fait considérer la vie comme digne d'être vécue. Combien me le semblait-elle davantage, maintenant qu'elle me semblait pouvoir être éclaircie, elle qu'on vit dans les ténèbres, ramenée au vrai de ce qu'elle était, elle qu'on fausse sans cesse, en somme réalisée dans un livre. Que celui qui pourrait écrire un tel livre serait heureux, pensais-je; quel labeur devant lui. Pour en donner une idée, c'est aux arts les plus élevés et les plus différents qu'il faudrait emprunter des comparaisons; car cet écrivain qui d'ailleurs pour chaque caractère aurait à en faire apparaître les faces les plus opposées, pour faire sentir son volume comme celui d'un solide, devrait préparer son livre, minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme pour une offensive, le supporter comme une fatigue, l'accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir [vol II.240] comme une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer comme un monde, sans laisser de côté ces mystères qui n'ont probablement leur explication que dans d'autres mondes et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l'art. Et dans ces grands livres-là, il y a des parties qui n'ont eu le temps que d'être esquissées, et qui ne seront sans doute jamais finies, à cause de l'ampleur même du plan de l'architecte. Combien de grandes cathédrales restent inachevées. Longtemps, un tel livre, on le nourrit, on fortifie ses parties faibles, on le préserve, mais ensuite c'est lui qui grandit, qui désigne notre tombe, la protège contre les rumeurs et quelque peu contre l'oubli. Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, comme je l'ai déjà montré, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d'eux-mêmes, mon livre n'étant qu'une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l'opticien de Combray, mon livre grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. De sorte que je ne leur demanderais pas de me louer ou de me dénigrer, mais seulement de me dire si c'est bien cela, si les mots qu'ils lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j'ai écrits (les divergences possibles à cet égard ne devant pas du reste provenir toujours de ce que je me serais trompé mais quelquefois de ce que les yeux du lecteur ne seraient pas de ceux à qui mon livre conviendrait pour bien lire en soi-même). Et changeant à chaque instant de comparaison, selon que je me représentais mieux, et plus matériellement la besogne à laquelle je me [vol II.241] livrerais, je pensais que sur ma grande table de bois blanc, je travaillerais à mon oeuvreœuvre, regardé par Françoise. Comme tous les êtres sans prétention qui vivent à côté de nous ont une certaine intuition de nos tâches et comme j'avais assez oublié Albertine pour avoir pardonné à Françoise ce qu'elle avait pu faire contre elle, je travaillerais auprès d'elle, et presque comme elle (du moins comme elle faisait autrefois: si vieille maintenant elle n'y voyait plus goutte) car épinglant de ci de là un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n'ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe. Quand je n'aurais pas auprès de moi tous mes papiers toutes mes paperoles, comme disait Françoise, et que me manquerait juste celui dont j'aurais eu besoin, Françoise comprendrait bien mon énervement, elle qui disait toujours qu'elle ne pouvait pas coudre si elle n'avait pas le numéro du fil et les boutons qu'il fallait, et puis, parce que à force de vivre ma vie, elle s'était faite du travail littéraire une sorte de compréhension instinctive, plus juste que celle de bien des gens intelligents, à plus forte raison que celle des gens bêtes. Ainsi quand j'avais autrefois fait mon article pour le Figaro, pendant que le vieux maître d'hôtel, avec une figure de commisération qui exagère toujours un peu ce qu'a de pénible un labeur qu'on ne pratique pas, qu'on ne conçoit même pas et même une habitude qu'on n'a pas comme les gens qui vous disent: "comme ça doit vous fatiguer d'éternuer comme ça", plaignait sincèrement les écrivains en disant: "quel casse-tête ça doit être", Françoise, au contraire, devinait mon bonheur et respectait mon travail. Elle se [vol II.242] fâchait seulement que je contasse d'avance mes articles à Bloch, craignant qu'il me devançât et disant: "Tous ces gens-là, vous n'avez pas assez de méfiance, c'est des copiateurs". Et Bloch se donnait en effet un alibi rétrospectif en me disant chaque fois que je lui avais esquissé quelque chose qu'il trouvait bien: "Tiens, c'est curieux, j'ai fait quelque chose de presque pareil, il faudra que je te lise cela." (Il n'aurait pas pu me le lire encore, mais allait l'écrire le soir même).
 
A force de coller les uns aux autres ces papiers que Françoise appelait mes paperoles, ils se déchiraient çà et là. Au besoin Françoise pourrait m'aider à les consolider de la même façon qu'elle mettait des pièces aux parties usées de ses robes ou qu'à la fenêtre de la cuisine, en attendant le vitrier comme moi l'imprimeur, elle collait un morceau de journal à la place d'un carreau cassé.
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marginale basse] Elle me disait en me montrant mes cahiers rongés comme le bois où l'insecte s'est mis: "C'est tout mité, regardez, c'est malheureux, voilà un bout de page qui n'est plus qu'une dentelle, et l'examinant comme un tailleur, je ne crois pas que je pourrai la refaire, c'est perdu. C'est dommage, c'est peut-être vos plus belles idées. Comme on dit à Combray, il n'y a pas de fourreurs qui s'y connaissent aussi bien comme les mites. Elles se mettent toujours dans les meilleures étoffes."
 
D'ailleurs, comme les individualités (humaines ou non) seraient dans ce livre faites d'impressions nombreuses, qui prises de bien des jeunes filles, de bien des églises, de bien des sonates, serviraient à faire une seule sonate, une seule église, une seule jeune fille, ne ferais-je pas mon livre de la façon [vol II.243] que Françoise faisait ce boeufbœuf mode, apprécié par M. de Norpois et dont tant de morceaux de viande ajoutés et choisis enrichissaient la gelée? Et je réaliserais ce que j'avais tant désiré dans mes promenades du côté de Guermantes et cru impossible, comme j'avais cru impossible en rentrant de m'habituer jamais à me coucher sans embrasser ma mère ou plus tard à l'idée qu'Albertine aimât les femmes, idée avec laquelle j'avais fini par vivre sans même m'apercevoir de sa présence, car nos plus grandes craintes, comme nos plus grandes espérances, ne sont pas au-dessus de nos forces et nous pouvons finir par dominer les unes et réaliser les autres. - Oui, à cette oeuvreœuvre, cette idée du temps que je venais de former disait qu'il était temps de me mettre. Il était grand temps, cela justifiait l'anxiété qui s'était emparée de moi dès mon entrée dans le salon quand les visages grimés m'avaient donné la notion du temps perdu; mais était-il temps encore? [Addition marginale] L'esprit a ses paysages dont la contemplation ne lui est laissée qu'un temps. J'avais vécu comme un peintre montant un chemin qui surplombe un lac dont un rideau de rochers et d'arbres lui cache la vue. Par une brèche il l'aperçoit, il l'a tout entier devant lui, il prend ses pinceaux. Mais déjà vient la nuit où l'on ne peut plus peindre et sur laquelle le jour ne se relèvera plus!
 
Une condition de mon oeuvreœuvre telle que je l'avais conçue tout à l'heure dans la bibliothèque était l'approfondissement d'impressions qu'il fallait d'abord recréer par la mémoire. Or celle-ci était usée. Puis, du moment que rien n'était commencé, je pouvais être inquiet, même si je croyais avoir encore devant moi, à cause de mon âge, quelques [vol II.244] années, car mon heure pouvait sonner dans quelques minutes. Il fallait partir en effet de ceci que j'avais un corps, c'est-à-dire que j'étais perpétuellement menacé d'un double danger extérieur, intérieur. Encore ne parlè-je ainsi que pour la commodité du langage. Car le danger intérieur, comme celui d'une hémorragie cérébrale est extérieur aussi, étant du corps. Et avoir un corps c'est la grande menace pour l'esprit. La vie humaine et pensante, dont il faut sans doute moins dire qu'elle est un miraculeux perfectionnement de la vie animale et physique, mais plutôt qu'elle est une imperfection encore aussi rudimentaire qu'est l'existence commune des protozoaires en polypiers, que le corps de la baleine, etc., dans l'organisation de la vie spirituelle, est telle que le corps enferme l'esprit dans une forteresse; bientôt la forteresse est assiégée de toutes parts et il faut à la fin que l'esprit se rende. Mais pour me contenter de distinguer les deux sortes de danger menaçant l'esprit et pour commencer par l'extérieur, je me rappelais que souvent déjà dans ma vie, il m'était arrivé dans les moments d'excitation intellectuelle où quelque circonstance avait suspendu chez moi toute activité physique, par exemple quand je quittais en voiture à demi gris, le restaurant de Rivebelle pour aller à quelque casino voisin, de sentir très nettement en moi l'objet présent de ma pensée, et de comprendre qu'il dépendait d'un hasard non seulement que cet objet n'y fût pas encore entré, mais qu'il fût avec mon corps même anéanti. Je m'en souciais peu alors. Mon allégresse n'était pas prudente, pas inquiète. Que cette joie fuît dans une seconde et entrât dans le néant peu m'importait. Il n'en était plus de même [vol II.245] maintenant; c'est que le bonheur que j'éprouvais ne tenait pas d'une tension purement subjective des nerfs qui nous isole du passé, mais au contraire d'un élargissement de mon esprit en qui se reformait, s'actualisait le passé et me donnait, mais hélas! momentanément, une valeur d'éternité. J'aurais voulu léguer celle-ci à ceux que j'aurais pu enrichir de mon trésor. Certes, ce que j'avais éprouvé dans la bibliothèque et que je cherchais à protéger, c'était plaisir encore, mais non plus égoïste, ou du moins d'un égoïsme (car tous les altruismes féconds de la nature se développent selon un mode égoïste, l'altruisme humain qui n'est pas égoïste est stérile, c'est celui de l'écrivain qui s'interrompt de travailler pour recevoir un ami malheureux, pour accepter une fonction publique, pour écrire des articles de propagande) utilisable pour autrui.
 
Je n'avais plus mon indifférence des retours de Rivebelle, je me sentais accru de cette oeuvreœuvre que je portais en moi (comme de quelque chose de précieux et de fragile qui m'eût été confié et que j'aurais voulu remettre intact aux mains auxquelles il était destiné et qui n'étaient pas les miennes). Et dire que tout à l'heure, quand je rentrerais chez moi, il suffirait d'un choc accidentel pour que mon corps fût détruit, et que mon esprit, d'où la vie se retirerait fût obligé de lâcher à jamais les idées qu'en ce moment il enserrait, protégeait anxieusement de sa pulpe frémissante et qu'il n'avait pas eu le temps de mettre en sûreté dans un livre. Maintenant, me sentir porteur d'une oeuvreœuvre, rendait pour moi un accident où j'aurais trouvé la mort plus redoutable, même (dans la mesure où cette oeuvreœuvre me semblait nécessaire et durable) absurde, [vol II.246] en contradiction avec mon désir, avec l'élan de ma pensée, mais pas moins possible pour cela puisque les accidents étant produits par des causes matérielles peuvent parfaitement avoir lieu au moment où des volontés fort différentes, qu'ils détruisent sans les connaître, les rendent détestables, comme il arrive chaque jour dans les incidents les plus simples de la vie où pendant qu'on désire de tout son coeurcœur ne pas faire de bruit à un ami qui dort, une carafe placée trop au bord de la table tombe et le réveille.
 
Je savais très bien que mon cerveau était un riche bassin minier, où il y avait une étendue immense et fort diverse de gisements précieux. Mais aurais-je le temps de les exploiter? J'étais la seule personne capable de le faire. Pour deux raisons: avec ma mort eût disparu non seulement le seul ouvrier mineur capable d'extraire les minerais, mais encore le gisement lui-même; or, tout à l'heure, quand je rentrerais chez moi, il suffirait de la rencontre de l'auto que je prendrais avec un autre pour que mon corps fût détruit et que mon esprit fût forcé d'abandonner à tout jamais mes idées nouvelles. Or, par une bizarre coïncidence, cette crainte raisonnée du danger naissait en moi à un moment où, depuis peu, l'idée de la mort m'était devenue indifférente. La crainte de n'être plus moi m'avait fait jadis horreur et à chaque nouvel amour que j'éprouvais - pour Gilberte, pour Albertine -, parce que je ne pouvais supporter l'idée qu'un jour l'être qui les aimait n'existerait plus, ce qui serait comme une espèce de mort. Mais à force de se renouveler cette crainte s'était naturellement changée en un calme confiant.
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[vol II.247]
 
Si l'idée de la mort dans ce temps-là m'avait, ainsi, assombri l'amour, depuis longtemps déjà le souvenir de l'amour m'aidait à ne pas craindre la mort. Car je comprenais que mourir n'était pas quelque chose de nouveau, mais qu'au contraire depuis mon enfance j'étais déjà mort bien des fois. Pour prendre la période la moins ancienne, n'avais-je pas tenu à Albertine plus qu'à ma vie? Pouvais-je alors concevoir ma personne sans qu'y continuât mon amour pour elle? Or je ne l'aimais plus, j'étais, non plus l'être qui l'aimait, mais un être différent qui ne l'aimait pas, j'avais cessé de l'aimer quand j'étais devenu un autre. Or je ne souffrais pas d'être devenu cet autre, de ne plus aimer Albertine; et certes, ne plus avoir un jour mon corps ne pouvait me paraître en aucune façon quelque chose d'aussi triste que m'avait paru jadis de ne plus aimer un jour Albertine. Et pourtant combien cela m'était égal maintenant de ne plus l'aimer. Ces morts successives, si redoutées du moi qu'elles devaient anéantir, si indifférentes, si douces, une fois accomplies, et quand celui qui les craignait n'était plus là pour les sentir, m'avaient fait depuis quelque temps comprendre combien il serait peu sage de m'effrayer de la mort. Or c'était maintenant qu'elle m'était devenue depuis peu indifférente, que je recommençais de nouveau à la craindre, sous une autre forme il est vrai, non pas pour moi, mais pour mon livre, à l'éclosion duquel, était au moins pendant quelque temps indispensable cette vie que tant de dangers menaçaient. Victor Hugo dit: "Il faut que l'herbe pousse et que les enfants meurent". Moi je dis que la loi cruelle de l'art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en [vol II.248] épuisant toutes les souffrances pour que pousse l'herbe non de l'oubli mais de la vie éternelle, l'herbe drue des oeuvresœuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement sans souci de ceux qui dorment en-dessous, leur "déjeuner sur l'herbe". J'ai dit des dangers extérieurs; des dangers intérieurs aussi. Si j'étais préservé d'un accident venu du dehors, qui sait si je ne serais pas empêché de profiter de cette grâce par un accident survenu au-dedans de moi par quelque catastrophe interne, quelque accident cérébral, avant que fussent écoulés les mois nécessaires pour écrire ce livre.
 
[Addition marginale] L'accident cérébral n'était même pas nécessaire. Des symptômes, sensibles pour moi par un certain vide dans la tête, et par un oubli de toutes choses que je ne retrouvais plus que par hasard, comme quand en rangeant des affaires, on en trouve une qu'on avait oubliée, qu'on n'avait même pas pensé à chercher, faisaient de moi un thésauriseur dont le coffre-fort crevé eût laissé fuir au fur et à mesure ses richesses.
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[Suite]Quand tout à l'heure je reviendrais chez moi par les Champs-Élysées, qui me disait que je ne serais pas frappé par le même mal que ma grand'mère, un après-midi où elle était venue y faire avec moi une promenade qui devait être pour elle la dernière, sans qu'elle s'en doutât, dans cette ignorance qui est la nôtre, que l'aiguille est arrivée sur le point précis où le ressort déclenché de l'horlogerie va sonner l'heure. Peut-être la crainte d'avoir déjà parcouru presque toute entière la minute qui précède le premier coup de l'heure, quand déjà, celui-ci se prépare, peut-être cette crainte du coup qui serait en train de s'ébranler dans mon cerveau, [vol II.249] était-elle comme une obscure connaissance de ce qui allait être, comme un reflet dans la conscience de l'état précaire du cerveau dont les artères vont céder, ce qui n'est pas plus impossible que cette soudaine acceptation de la mort qu'ont des blessés, qui, quoiqu'ils aient gardé leur lucidité, que le médecin et le désir de vivre cherchent à les tromper disent, voyant ce qui va être: je vais mourir, je suis prêt et écrivent leurs adieux à leur femme.
 
Cette obscure connaissance de ce qui devait être me fut donnée par la chose singulière qui arriva avant que j'eusse commencé mon livre, et qui m'arriva sous une forme dont je ne me serais jamais douté. On me trouva un soir où je sortis, meilleure mine qu'autrefois, on s'étonna que j'eusse gardé tous mes cheveux noirs. Mais je manquai trois fois de tomber en descendant l'escalier. Ce n'avait été qu'une sortie de deux heures, mais quand je fus rentré, je sentis que je n'avais plus ni mémoire ni pensée, ni force, ni aucune existence. On serait venu pour me voir, pour me nommer roi, pour me saisir, pour m'arrêter, que je me serais laissé faire sans dire un mot, sans rouvrir les yeux, comme ces gens atteints au plus haut degré du mal de mer et qui, traversant sur un bateau la mer Caspienne, n'esquissent même une résistance si on leur dit qu'on va les jeter à la mer. Je n'avais à proprement parler aucune maladie, mais je sentais que je n'étais plus capable de rien comme il arrive à des vieillards alertes la veille et qui, s'étant fracturé la cuisse, ou ayant eu une indigestion, peuvent mener encore quelque temps dans leur lit une existence qui n'est plus qu'une préparation plus ou moins longue à une mort désormais inéluctable. Un des moi, [vol II.250] celui qui jadis allait dans un de ces festins de barbares qu'on appelle dîners en ville et où pour les hommes en blanc, pour les femmes à demi nues et emplumées, les valeurs sont si renversées que quelqu'un qui ne vient pas dîner après avoir accepté, ou seulement n'arrive qu'au rôti, commet un acte plus coupable que les actions immorales dont on parle légèrement pendant ce dîner, ainsi que des morts récentes, et où la mort ou une grave maladie sont les seules excuses à ne pas venir, à condition qu'on ait fait prévenir à temps pour l'invitation du quatorzième, qu'on était mourant, ce moi-là en moi avait gardé ses scrupules et perdu sa mémoire. L'autre moi, celui qui avait conçu son oeuvreœuvre, en revanche se souvenait. J'avais reçu une invitation de Me Molé et appris que le fils de Mme Sazerat était mort. J'étais résolu à employer une de ces heures après lesquelles je ne pourrais plus prononcer un mot, la langue liée comme ma grand'mère pendant son agonie ou avaler du lait, à adresser mes excuses à Me Molé et mes condoléances à Mme Sazerat. Mais au bout de quelques instants j'avais oublié que j'avais à le faire. Heureux oubli car la mémoire de mon oeuvreœuvre veillait et allait employer à poser mes premières fondations l'heure de survivance qui m'était dévolue. Malheureusement en prenant un cahier pour écrire, la carte d'invitation de Mme Molé glissait près de moi. Aussitôt le moi oublieux mais qui avait la prééminence sur l'autre, comme il arrive chez tous les barbares scrupuleux qui ont dîné en ville, repoussait le cahier, écrivait à Mme Molé (laquelle d'ailleurs m'eût sans doute fort estimé si elle l'eût appris, d'avoir fait passerma réponse à son invitation avant mes travaux [vol II.251] d'architecte). Brusquement un mot de ma réponse me rappelait que Mme Sazerat avait perdu son fils, je lui écrivais aussi, puis ayant ainsi sacrifié un devoir réel à l'obligation factice de me montrer poli et sensible, je tombais sans forces, je fermais les yeux, ne devant plus que végéter pour huit jours. Pourtant, si tous mes devoirs inutiles auxquels j'étais prêt à sacrifier le vrai, sortaient au bout de quelques minutes de ma tête, l'idée de ma construction ne me quittait pas un instant. Je ne savais pas si ce serait une église où des fidèles sauraient peu à peu apprendre des vérités et découvrir des harmonies, le grand plan d'ensemble, ou si cela resterait comme un monument druidique au sommet d'une île, quelque chose d'infréquenté à jamais. Mais j'étais décidé à y consacrer mes forces qui s'en allaient, comme à regret et comme pour pouvoir me laisser le temps d'avoir, tout le pourtour terminé, fermé "la porte funéraire". Bientôt je pus montrer quelques esquisses. Personne n'y comprit rien. Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple, me félicitèrent de les avoir découvertes au "microscope" quand je m'étais au contraire servi d'un télescope pour apercevoir des choses très petites en effet, mais parce qu'elles étaient situées à une grande distance et qui étaient chacune un monde. Là où je cherchais les grandes lois, on m'appelait fouilleur de détails. D'ailleurs à quoi bon faisais-je cela, j'avais eu de la facilité jeune et Bergotte avait trouvé mes pages de collégien "parfaites", mais au lieu de travailler, j'avais vécu [vol II.252] dans la paresse, dans la dissipation des plaisirs dans la maladie, les soins, les manies, et j'entreprenais mon ouvrage à la veille de mourir, sans rien savoir de mon métier. Je ne me sentais plus la force de faire face à mes obligations avec les êtres, ni à mes devoirs envers ma pensée et mon oeuvreœuvre, encore moins envers tous les deux. Pour les premiers l'oubli des lettres à écrire simplifiait un peu ma tâche. La perte de la mémoire m'aidait un peu en faisant des coupes dans mes obligations, mon oeuvreœuvre les remplaçait. Mais tout d'un coup, au bout d'un mois, l'association des idées ramenait avec mes remords le souvenir et j'étais accablé du sentiment de mon impuissance. Je fus étonné d'être indifférent aux critiques qui m'étaient faites, mais c'est que depuis le jour où mes jambes avaient tellement tremblé en descendant l'escalier, j'étais devenu indifférent à tout, je n'aspirais plus qu'au repos, en attendant le grand repos qui finirait par venir. Ce n'était pas parce que je reportais après ma mort l'admiration qu'on devait, me semblait-il, avoir pour mon oeuvreœuvre, que j'étais indifférent aux suffrages de l'élite actuelle. Celle d'après ma mort pourrait penser ce qu'elle voudrait. Cela ne me souciait pas davantage. En réalité, si je pensais à mon oeuvreœuvre et point aux lettres auxquelles je devais répondre, ce n'était plus que je misse entre les deux choses, comme au temps de ma paresse, et ensuite au temps de mon travail, jusqu'au jour où j'avais dû me retenir à la rampe de l'escalier, une grande différence d'importance. L'organisation de ma mémoire, de mes préoccupations était liée à mon oeuvreœuvre, peut-être parce que tandis que les lettres reçues étaient oubliées l'instant d'après, l'idée de mon oeuvreœuvre était [vol II.253] dans ma tête, toujours la même, en perpétuel devenir. Mais elle aussi m'était devenue importune. Elle était pour moi comme un fils dont la mère mourante doit encore s'imposer la fatigue de s'occuper sans cesse, entre les piqûres et les ventouses. Elle l'aime peut-être encore, mais ne le sait plus que par le devoir excédant qu'elle a de s'occuper de lui. Chez moi les forces de l'écrivain n'étaient plus à la hauteur des exigences égoïstes de l'oeuvreœuvre. Depuis le jour de l'escalier, rien du monde, aucun bonheur, qu'il vînt de l'amitié des gens, des progrès de mon oeuvreœuvre, de l'espérance de la gloire, ne parvenaient plus à moi que comme un si pâle soleil, qu'il n'avait plus la vertu de me réchauffer, de me faire vivre, de me donner un désir quelconque, et encore était-il trop brillant, si blême qu'il fût, pour mes yeux qui préféraient se fermer, et je me retournais du côté du mur. Il me semble pour autant que je sentais le mouvement de mes lèvres, que je devais avoir un petit sourire infime d'un coin de la bouche quand une dame m'écrivait: "J'ai été surprise de ne pas avoir de réponse à ma lettre". Néanmoins, cela me rappelait la lettre et je lui répondais. Je voulais tâcher pour qu'on ne pût me croire ingrat de mettre ma gentillesse actuelle au niveau de la gentillesse que les gens avaient pu avoir pour moi. Et j'étais écrasé d'imposer à mon existence agonisante les fatigues surhumaines de la vie.
 
Cette idée de la mort s'installa définitivement en moi comme fait un amour. Non que j'aimasse la mort, je la détestais. Mais après y avoir songé sans doute de temps en temps comme à une femme qu'on n'aime pas encore, maintenant sa pensée adhérait à la plus profonde couche de mon cerveau [vol II.254] si complètement, que je ne pouvais m'occuper d'une chose sans que cette chose traversât d'abord l'idée de la mort et même si je ne m'occupais de rien et restais dans un repos complet, l'idée de la mort me tenait compagnie aussi incessante que l'idée du moi. Je ne pense pas que le jour où j'étais devenu un demi-mort, c'étaient les accidents qui avaient caractérisé cela, l'impossibilité de descendre un escalier, de me rappeler un nom, de me lever, qui avaient causé par un raisonnement même inconscient l'idée de la mort, que j'étais déjà à peu près mort, mais plutôt que c'était venu ensemble, qu'inévitablement ce grand miroir de l'esprit reflétait une réalité nouvelle. Pourtant je ne voyais pas comment des maux que j'avais on pouvait passer sans être averti à la mort complète. Mais alors je pensais aux autres, à tous ceux qui chaque jour meurent sans que l'hiatus entre leur maladie et leur mort nous semble extraordinaire. Je pensais même que c'était seulement parce que je les voyais de l'intérieur (plus encore que par les tromperies de l'espérance) que certains malaises ne me semblaient pas mortels pris, un à un, bien que je crusse à ma mort, de même que ceux qui sont les plus persuadés que leur terme est venu sont néanmoins persuadés aisément que s'ils ne peuvent pas prononcer certains mots, cela n'a rien à voir avec une attaque, une crise d'aphasie, mais vient d'une fatigue de la langue, d'un état nerveux analogue au bégaiement, de l'épuisement qui a suivi une indigestion.
 
[Suite]Moi, c'était autre chose que les adieux d'un mourant à sa femme, que j'avais à écrire, de plus long et à plus d'une personne. Long à écrire. Le jour tout au plus pourrais-je essayer de dormir. Si je travaillais, [vol II.255] ce ne serait que la nuit. Mais il me faudrait beaucoup de nuits, peut-être cent, peut-être mille. Et je vivrais dans l'anxiété de ne pas savoir si le Maître de ma destinée, moins indulgent que le sultan Sheriar, le matin quand j'interromprais mon récit, voudrait bien surseoir à mon arrêt de mort et me permettrait de reprendre la suite le prochain soir. Non pas que je prétendisse refaire en quoi que ce fut les Mille et une Nuits, pas plus que les Mémoires de Saint-Simon écrits eux aussi la nuit, pas plus qu'aucun des livres que j'avais tant aimés et desquels, dans ma naïveté d'enfant, superstitieusement attaché à eux comme à mes amours je ne pouvais sans horreur imaginer une oeuvreœuvre qui serait différente. Mais comme Elstir Chardin, on ne peut refaire ce qu'on aime qu'en le renonçant. Sans doute mes livres, eux aussi, comme mon être de chair, finiraient un jour par mourir. Mais il faut se résigner à mourir. On accepte la pensée que dans dix ans soi-même, dans cent ans ses livres, ne seront plus. La durée éternelle n'est pas plus promise aux oeuvresœuvres qu'aux hommes. Ce serait un livre aussi long que les Mille et une Nuits peut-être, mais tout autre. Sans doute, quand on est amoureux d'une oeuvreœuvre, on voudrait faire quelque chose de tout pareil, mais il faut sacrifier son amour du moment, et ne pas penser à son goût mais à une vérité qui ne nous demande pas nos préférences et nous défend d'y songer. Et c'est seulement si on la suit qu'on se trouve parfois rencontrer ce qu'on a abandonné, et avoir écrit en les oubliant les Contes arabes ou les Mémoires de Saint-Simon d'une autre époque. Mais était-il encore temps pour moi, n'était-il pas trop tard?
 
En tous cas, si j'avais encore la force d'accomplir [vol II.256] mon oeuvreœuvre, je sentais que la nature des circonstances qui m'avaient aujourd'hui même au cours de cette matinée chez la princesse de Guermantes donné à la fois l'idée de mon oeuvreœuvre et la crainte de ne pouvoir la réaliser marquerait certainement avant tout dans celle-ci la forme que j'avais pressentie autrefois dans l'église de Combray, au cours de certains jours qui avaient tant influé sur moi et qui nous reste habituellement invisible, la forme du Temps. Cette dimension du Temps que j'avais jadis pressentie dans l'église de Combray, je tâcherais de la rendre continuellement sensible dans une transcription du monde qui serait forcément bien différente de celle que nous donnent nos sens si mensongers. Certes, il est bien d'autres erreurs de nos sens, on a vu que divers épisodes de ce récit me l'avaient prouvé, qui faussent pour nous l'aspect réel de ce monde. Mais enfin je pourrais, à la rigueur, dans la transcription plus exacte que je m'efforcerais de donner, ne pas changer la place des sons, m'abstenir de les détacher de leur cause à côté de laquelle l'intelligence les situe après coup, bien que faire chanter la pluie au milieu de la chambre et tomber en déluge dans la cour l'ébullition de notre tisane, ne doit pas être en somme plus déconcertant que ce qu'ont fait si souvent les peintres quand ils peignent très près ou très loin de nous, selon que les lois de la perspective, l'intensité des couleurs et la première illusion du regard nous les font apparaître, une voile ou un pic que le raisonnement déplacera ensuite de distances quelquefois énormes.
 
Je pourrais, bien que l'erreur soit plus grave, continuer comme on fait à mettre des traits dans le [vol II.257] visage d'une passante, alors qu'à la place du nez, des joues et du menton, il ne devrait y avoir qu'un espace vide sur lequel jouerait tout au plus le reflet de nos désirs. Et même si je n'avais pas le loisir de préparer, chose déjà bien plus importante, les cent masques qu'il convient d'attacher à un même visage, ne fût-ce que selon les yeux qui le voient et le sens où ils en lisent les traits et pour les mêmes yeux selon l'espérance ou la crainte, ou au contraire l'amour et l'habitude qui cachent pendant tant d'années les changements de l'âge, même enfin si je n'entreprenais pas, ce dont ma liaison avec Albertine suffisait pourtant à me montrer que sans cela tout est factice et mensonger, de représenter certaines personnes non pas au dehors mais en dedans de nous où leurs moindres actes peuvent amener des troubles mortels, et de faire varier aussi la lumière du ciel moral, selon les différences de pression de notre sensibilité, ou selon la sérénité de notre certitude sous laquelle un objet est si petit, alors qu'un simple nuage de risque en multiplie en un moment la grandeur, si je ne pouvais apporter ces changements et bien d'autres (dont la nécessité, si on veut peindre le réel a pu apparaître au cours de ce récit) dans la transcription d'un univers qui était à redessiner tout entier, du moins ne manquerais-je pas avant toute chose d'y décrire l'homme comme ayant la longueur non de son corps mais de ses années, comme devant, tâche de plus en plus énorme et qui finit par le vaincre, les traîner avec lui quand il se déplace. D'ailleurs, que nous occupions une place sans cesse accrue dans le Temps, tout le monde le sent, et cette universalité ne pouvait que me réjouir puisque c'est la vérité, la vérité soupçonnée [vol II.258] par chacun que je devais chercher à élucider. Non seulement tout le monde sent que nous occupons une place dans le Temps, mais cette place, le plus simple la mesure approximativement comme il mesurerait celle que nous occupons dans l'espace. Sans doute, on se trompe souvent dans cette évaluation, mais qu'on ait cru pouvoir la faire, signifie qu'on concevait l'âge comme quelque chose de mesurable.
 
[Suite] Je me disais aussi: "Non seulement est-il encore temps, mais suis-je en état d'accomplir mon oeuvreœuvre?" La maladie qui, en me faisant comme un rude directeur de conscience mourir au monde, m'avait rendu service (car si le grain de froment ne meurt après qu'on l'a semé, il restera seul, mais s'il meurt, il portera beaucoup de fruits), la maladie qui, après que la paresse m'avait protégé contre la facilité allait peut-être me garder contre la paresse, la maladie avait usé mes forces et comme je l'avais remarqué depuis longtemps au moment où j'avais cessé d'aimer Albertine, les forces de ma mémoire. Or la recréation par la mémoire d'impressions qu'il fallait ensuite approfondir, éclairer, transformer en équivalents d'intelligence, n'était-elle pas une des conditions, presque l'essence même de l'oeuvreœuvre d'art telle que je l'avais conçue tout à l'heure dans la bibliothèque? Ah! si j'avais encore eu les forces qui étaient intactes dans la soirée que j'avais alors évoquée en apercevant François le Champi. C'était de cette soirée, où ma mère avait abdiqué, que datait avec la mort lente de ma grand'mère, le déclin de ma volonté, de ma santé. Tout s'était décidé au moment où ne pouvant plus supporter d'attendre au lendemain pour poser mes lèvres sur [vol II.259] le visage de ma mère, j'avais pris ma résolution, j'avais sauté du lit et étais allé, en chemise de nuit, m'installer à la fenêtre par où entrait le clair de lune jusqu'à ce que j'eusse entendu partir M. Swann. Mes parents l'avaient accompagné, j'avais entendu la porte s'ouvrir, sonner, se refermer. [Suite]A ce moment même, dans l'hôtel du prince de Guermantes, ce bruit de pas de mes parents reconduisant M. Swann, ce tintement rebondissant, ferrugineux, interminable, criard et frais de la petite sonnette qui m'annonçait qu'enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je les entendais encore, je les entendais eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le passé. Alors, en pensant à tous les événements qui se plaçaient forcément entre l'instant où je les avais entendus et la matinée Guermantes, je fus effrayé de penser que c'était bien cette sonnette qui tintait encore en moi, sans que je pusse rien changer aux criaillements de son grelot, puisque, ne me rappelant plus bien comment ils s'éteignaient, pour le réapprendre, pour bien l'écouter, je dus m'efforcer de ne plus entendre le son des conversations que les masques tenaient autour de moi. Pour tâcher de l'entendre de plus près, c'est en moi-même que j'étais obligé de redescendre. C'est donc que ce tintement y était toujours et aussi, entre lui et l'instant présent, tout ce passé indéfiniment déroulé que je ne savais pas que je portais. Quand il avait tinté j'existais déjà et depuis, pour que j'entendisse encore ce tintement, il fallait qu'il n'y eût pas eu discontinuité, que je n'eusse pas un instant pris de repos, cessé d'exister, de penser, d'avoir conscience de moi, puisque cet instant ancien tenait encore à moi, que je pouvais encore le retrouver, retourner jusqu'à [vol II.260] lui, rien qu'en descendant plus profondément en moi. C'était cette notion du temps incorporé, des années passées non séparées de nous, que j'avais maintenant l'intention de mettre si fort en relief dans mon oeuvreœuvre. Et c'est parce qu'ils contiennent ainsi les heures du passé que les corps humains peuvent faire tant de mal à ceux qui les aiment, parce qu'ils contiennent tant de souvenirs, de joies et de désirs déjà effacés pour eux, mais si cruels pour celui qui contemple et prolonge dans l'ordre du temps le corps chéri dont il est jaloux, jaloux jusqu'à en souhaiter la destruction. Car après la mort le Temps se retire du corps et les souvenirs - si indifférents, si pâlis - sont effacés de celle qui n'est plus et le seront bientôt de celui qu'ils torturent encore, eux qui finiront par périr quand le désir d'un corps vivant ne les entretiendra plus.
 
J'éprouvais un sentiment de fatigue profonde à sentir que tout ce temps si long non seulement avait sans une interruption été vécu, pensé, sécrété par moi, qu'il était ma vie, qu'il était moi-même, mais encore que j'avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu'il me supportait, que j'étais juché à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoir, sans le déplacer avec moi.
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La date à laquelle j'entendais le bruit de la sonnette du jardin de Combray si distant et pourtant intérieur, était un point de repère dans cette dimension énorme que je ne savais pas avoir. J'avais le vertige de voir au-dessous de moi et en moi pourtant comme si j'avais des lieues de hauteur, tant d'années.
 
Je venais de comprendre pourquoi le duc de Guermantes, dont j'avais admiré, en le regardant [vol II.261] assis sur une chaise, combien il avait peu vieilli bien qu'il eût tellement plus d'années que moi au-dessous de lui, dès qu'il s'était levé et avait voulu se tenir debout avait vacillé sur des jambes flageolantes comme celles de ces vieux archevêques sur lesquels il n'y a de solide que leur croix métallique et vers lesquels s'empressent les jeunes séminaristes, et ne s'était avancé qu'en tremblant comme une feuille, sur le sommet peu praticable de quatre-vingt-trois années, comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d'où tout d'un coup ils tombent. Je m'effrayais que les miennes fussent déjà si hautes sous mes pas, il ne me semblait pas que j'aurais encore la force de maintenir longtemps attaché à moi ce passé qui descendait déjà si loin, et que je portais si douloureusement en moi! [Texte ne figurant pas dans le manuscrit] Si du moins il m'était laissé assez de temps pour accomplir mon oeuvreœuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l'idée s'imposait à moi avec tant de force aujourd'hui, et j'y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l'espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu'ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes, - entre lesquelles tant de jours sont venus se placer - dans le Temps.
 
FIN