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[Suite] La nouvelle maison de santé dans laquelle je me retirai alors ne me guérit pas plus que la première; et un long temps s'écoula avant que je la quittasse. Durant le trajet en chemin de fer que je fis pour rentrer à Paris, la pensée de mon absence de dons littéraires que j'avais cru découvrir jadis du côté de Guermantes, que j'avais reconnue avec plus de tristesse encore dans mes promenades quotidiennes, avec Gilberte, avant de rentrer dîner, fort avant dans la nuit, à Tansonville, et qu'à la veille de quitter cette propriété, j'avais à peu près identifiée, en lisant quelques pages du journal des Goncourt, à la vanité, au mensonge de la littérature, cette pensée moins douloureuse peut-être, plus morne encore, si je lui donnais comme objet non ma propre infirmité à moi particulière, mais l'inexistence de l'idéal auquel j'avais cru, cette pensée qui ne m'était pas depuis bien longtemps revenue à l'esprit, me frappa de nouveau et avec une force plus lamentable que jamais. C'était, je me le rappelle, à un arrêt du train en pleine campagne. Le soleil éclairait jusqu'à la moitié de leur tronc un ligne d'arbres qui suivait la voie du chemin de [vol I.221] fer. "Arbres, pensai-je, vous n'avez plus rien à me dire, mon
Ma longue absence de Paris n'avait pas empêché d'anciens amis à continuer, comme mon nom restait sur leurs listes, à m'envoyer fidèlement des invitations, et quand j'en trouvai en rentrant - avec une pour un goûter donné par la Berma en l'honneur de sa fille et de son gendre - une autre pour une matinée qui devait avoir lieu le lendemain chez le prince de Guermantes, les tristes réflexions que j'avais faites dans le train ne furent pas un des moindres motifs qui me conseillèrent de m'y rendre. Ce n'était vraiment pas la peine de me priver de mener la vie de l'homme du monde, m'étais-je dit, puisque, le fameux "travail" auquel depuis si longtemps j'espère chaque jour me mettre le lendemain, je ne suis pas ou plus fait pour lui, et que peut-être même il ne correspond à aucune réalité. A vrai dire, cette raison était toute négative et ôtait simplement leur valeur à celles qui auraient [vol I.223] pu me détourner de ce concert mondain. Mais celle qui m'y fit aller fut ce nom de Guermantes depuis assez longtemps sorti de mon esprit pour que, lu sur la carte d'invitation il réveillât un rayon de mon attention, allât prélever au fond de ma mémoire une coupe de leur passé, accompagné de toutes les images de forêt domaniale ou de hautes fleurs qui l'escortaient alors et pour qu'il reprît pour moi le charme et la signification que je lui trouvais à Combray quand passant avant de rentrer dans la rue de l'Oiseau, je voyais du dehors comme une laque obscure le vitrail de Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes. Pour un moment les Guermantes m'avaient semblé de nouveau entièrement différents des gens du monde incomparables avec eux, avec tout être vivant fût-il souverain, des êtres issus de la fécondation de cet air aigre et vertueux de cette sombre ville de Combray où s'était passée mon enfance et du passé qu'on y apercevait dans la petite rue, à la hauteur du vitrail. J'avais eu envie d'aller chez les Guermantes, comme si cela avait dû me rapprocher de mon enfance et des profondeurs de ma mémoire où je l'apercevais. Et j'avais continué à relire l'invitation jusqu'au moment où, révoltées, les lettres qui composaient ce nom si familier et si mystérieux, comme celui même de Combray, eussent repris leur indépendance et eussent dessiné devant mes yeux fatigués comme un nom que je ne connaissais pas.
Maman allant justement à un petit thé chez Mme Sazerat, je n'eus aucun scrupule à me rendre à la matinée de la princesse de Guermantes. Je pris une voiture pour y aller car le prince de Guermantes n'habitait plus son ancien hôtel mais un magnifique [vol I.224] qu'il s'était fait construire avenue du Bois. C'est un des torts des gens du monde de ne pas comprendre que s'ils veulent que nous croyions en eux, il faudrait d'abord qu'ils y crussent eux-mêmes, ou au moins qu'ils respectassent les éléments essentiels de notre croyance. Au temps où je croyais, même si je savais le contraire, que les Guermantes habitaient tel palais en vertu d'un droit héréditaire, pénétrer dans le palais du sorcier ou de la fée, faire s'ouvrir devant moi les portes qui ne cèdent pas tant qu'on n'a pas prononcé la formule magique, me semblait aussi malaisé que d'obtenir un entretien du sorcier ou de la fée eux-mêmes. Rien ne m'était plus facile que de me faire croire à moi-même que le vieux domestique engagé de la veille ou fourni par Potel et Chabot était fils, petit-fils, descendant de ceux qui servaient la famille bien avant la Révolution, et j'avais une bonne volonté infinie à appeler portrait d'ancêtre, le portrait qui avait été acheté le mois précédent chez Bernheim jeune. Mais un charme ne se transvase pas, les souvenirs ne peuvent se diviser et du prince de Guermantes maintenant qu'il avait percé lui-même à jour les illusions de ma croyance en étant allé habiter avenue du Bois, il ne restait plus grand'chose. Les plafonds que j'avais craint de voir s'écrouler quand on avait annoncé mon nom et sous lesquels eût flotté encore pour moi beaucoup de charme et des craintes de jadis couvraient les soirées d'une Américaine sans intérêt pour moi. Naturellement, les choses n'ont pas en elles-mêmes de pouvoir, et puisque c'est nous qui le leur confions, quelque jeune collégien bourgeois devait en ce moment avoir devant l'hôtel de l'avenue du Bois [vol I.225] les mêmes sentiments que moi jadis devant l'ancien hôtel du prince de Guermantes. C'était qu'il était encore à l'âge des croyances, mais je l'avais dépassé, et j'avais perdu ce privilège, comme après la première jeunesse on perd le pouvoir qu'ont les enfants de dissocier en fractions digérables le lait qu'ils ingèrent, ce qui force les adultes à prendre pour plus de prudence le lait par petites quantités, tandis que les enfants peuvent le téter indéfiniment sans reprendre haleine. Du moins le changement de résidence du prince de Guermantes eut cela de bon pour moi, que la voiture qui était venue me chercher pour me conduire et dans laquelle je faisais ces réflexions dut traverser les rues qui vont vers les Champs-Élysées. Elles étaient fort mal pavées à cette époque, mais dès le moment où j'y entrai, je n'en fus pas moins détaché de mes pensées par une sensation d'une extrême douceur; on eut dit que tout d'un coup la voiture roulait plus facilement, plus doucement, sans bruit comme quand les grilles d'un parc s'étant ouvertes on glisse sur les allées couvertes d'un sable fin ou de feuilles mortes; matériellement il n'en était rien, mais je sentais tout à coup la suppression des obstacles extérieurs comme s'il n'y avait plus eu pour moi d'effort d'adaptation ou d'attention tels que nous en faisons même sans nous en rendre compte devant les choses nouvelles; les rues par lesquelles je passais en ce moment étaient celles, oubliées depuis si longtemps, que je prenais jadis avec Françoise pour aller aux Champs-Élysées. Le sol de lui-même savait où il devait aller; sa résistance était vaincue. Et comme un aviateur qui a jusque-là péniblement roulé à terre, "décollant" [vol I.226] brusquement, je m'élevais lentement vers les hauteurs silencieuses du souvenir. Dans Paris, ces rues là se détacheront toujours pour moi, en une autre matière que les autres. Quand j'arrivai au coin de la rue Royale où était jadis le marchand en plein vent des photographies aimées de Françoise, il me sembla que la voiture, entraînée par des centaines de tours anciens, ne pourrait pas faire autrement que de tourner d'elle-même. Je ne traversais pas les mêmes rues que les promeneurs qui étaient dehors ce jour-là mais un passé glissant, triste et doux. Il était d'ailleurs fait de tant de passés différents qu'il m'était difficile de reconnaître la cause de ma mélancolie, si elle était due à ces marches au-devant de Gilberte et dans la crainte qu'elle ne vînt pas, à la proximité d'une certaine maison où on m'avait dit qu'Albertine était allée avec Andrée, à la signification philosophique que semble prendre un chemin qu'on a suivi mille fois, avec une passion qui ne dure plus et qui n'a pas porté de fruit, comme celui où après le déjeuner je faisais des courses si hâtives, si fiévreuses, pour regarder, toutes fraîches encore de colle, l'affiche de Phèdre et celle du Domino noir. Arrivé aux Champs-Élysées, comme je n'étais pas très désireux d'entendre tout le concert qui était donné chez les Guermantes, je fis arrêter la voiture et j'allais m'apprêter à descendre pour faire quelques pas à pied quand je fus frappé par le spectacle d'une voiture qui était en train de s'arrêter aussi. Un homme, les yeux fixes, la taille voûtée était plutôt posé qu'assis dans le fond, et faisait pour se tenir droit les efforts qu'aurait fait un enfant à qui on aurait recommandé d'être sage. Mais son chapeau [vol I.227] de paille laissait voir une forêt indomptée de cheveux entièrement blancs et une barbe blanche, comme celle que la neige fait aux statues des fleuves dans les jardins publics, coulait de son menton. C'était, à côté de Jupien qui se multipliait pour lui, M. de Charlus convalescent d'une attaque d'apoplexie que j'avais ignorée (on m'avait seulement dit qu'il avait perdu la vue; or il ne s'était agi que de troubles passagers, car il voyait de nouveau fort clair) et qui, à moins que jusque-là il se fût teint et qu'on lui eût interdit de continuer à en prendre la fatigue, avait plutôt comme en une sorte de précipité chimique rendu visible et brillant tout le métal dont étaient saturées et que lançaient comme autant de geysers les mèches maintenant de pur argent de sa chevelure et de sa barbe, cependant qu'elle avait imposé au vieux prince déchu la majesté shakespearienne d'un roi Lear. Les yeux n'étaient pas restés en dehors de cette convulsion totale, de cette altération métallurgique de la tête. Mais par un phénomène inverse, ils avaient perdu tout leur éclat. Mais le plus émouvant est qu'on sentait que cet éclat perdu était la fierté morale, et que par là la vie physique et même intellectuelle de M. de Charlus survivait à l'orgueil aristocratique qu'on avait pu croire un moment faire corps avec elles. Ainsi à ce moment, se rendant sans doute aussi chez le prince de Guermantes, passa en victoria, Madame de Sainte-Euverte, que le baron jadis ne trouvait pas assez chic pour lui. Jupien qui prenait soin de lui comme d'un enfant lui souffla à l'oreille que c'était une personne de connaissance, Mme de Sainte-Euverte. Et aussitôt, avec une peine infinie, et toute l'application d'un malade qui veut se [vol I.228] montrer capable de tous les mouvements qui lui sont encore difficiles, M. de Charlus se découvrit, s'inclina, et salua Mme de Sainte-Euverte avec le même respect que si elle avait été la Reine de France. Peut-être y avait-il dans la difficulté même que M. de Charlus avait à faire un tel salut une raison pour lui de le faire, sachant qu'il toucherait davantage par un acte qui douloureux pour un malade devenait doublement méritoire de la part de celui qui le faisait et flatteur pour celle à qui il s'adressait, les malades exagérant la politesse, comme les rois. Peut-être aussi y avait-il encore dans les mouvements du baron cette incoordination consécutive aux troubles de la moelle et du cerveau, et ses gestes dépassaient-ils l'intention qu'il avait. Pour moi, j'y vis plutôt une sorte de douceur quasi physique, de détachement des réalités de la vie, si frappants chez ceux que la mort a déjà fait entrer dans son ombre. La mise à nu des gisements argentés de la chevelure décelait un changement moins profond que cette inconsciente humilité mondaine qui intervertissait tous les rapports sociaux, humiliait devant Mme de Sainte-Euverte, eût humilié, - en montrant ce qu'il a de fragile - devant la dernière des Américaines (qui eût pu enfin s'offrir la politesse jusque-là inaccessible pour elle du baron) le snobisme qui semblait le plus fier. Car le baron vivait toujours, pensait toujours; son intelligence n'était pas atteinte. Et plus que n'eût fait tel
duchesse de Létourville, qui n'allait pas à la matinée de la princesse de Guermantes, parce qu'elle venait d'être longtemps malade, passa à ce moment [vol I.232] à pied à côté de nous et apercevant le baron dont elle ignorait la récente attaque, s'arrêta pour lui dire bonjour. Mais la maladie qu'elle venait d'avoir faisait qu'elle ne comprenait pas mieux, mais supportait plus impatiemment, avec une mauvaise humeur nerveuse où il y avait peut-être beaucoup de pitié, la maladie des autres. Entendant le baron prononcer difficilement et à faux certains mots, lui voyant bouger difficilement le bras, elle jeta les yeux tour à tour sur Jupien et sur moi comme pour nous demander l'explication d'un phénomène aussi choquant. Comme nous ne lui dîmes rien, ce fut à M. de Charlus lui-même qu'elle adressa un long regard plein de tristesse mais aussi de reproches. Elle avait l'air de lui faire grief d'être avec elle dehors dans une attitude aussi peu usuelle que s'il fut sorti sans cravate ou sans souliers. A une nouvelle faute de prononciation que commit le baron, la douleur et l'indignation de la duchesse augmentant ensemble, elle dit au baron: "Palamède!" sur le ton interrogatif et exaspéré des gens trop nerveux qui ne peuvent supporter d'attendre une minute et si on les fait entrer tout de suite en s'excusant d'achever sa toilette vous disent amèrement, non pour s'excuser mais pour s'accuser: "Mais alors, je vous dérange!" Comme si c'était un crime de la part de celui qu'on dérange. Finalement, elle nous quitta d'un air de plus en plus navré en disant au baron: "Vous feriez mieux de rentrer".
de Charlus demanda à s'asseoir sur un fauteuil pour se reposer pendant que Jupien et moi ferions quelques pas et tira péniblement de sa poche un livre qui me sembla être un livre de prières. Je [vol I.233] n'étais pas fâché de pouvoir apprendre par Jupien bien des détails sur l'état de santé du baron. "Je suis content de causer avec vous, Monsieur, me dit Jupien, mais nous n'irons pas plus loin que le rond-point. Dieu merci, le baron va bien maintenant, mais je n'ose pas le laisser longtemps seul, il est toujours le même, il a trop bon
On m'a raconté qu'à cette époque-là il était en proie presque chaque jour à des crises de dépression mentale caractérisée non pas précisément par de la divagation, mais par la confession à haute voix, - devant des tiers dont il oubliait la présence ou la sévérité - d'opinions qu'il avait l'habitude de cacher, sa germanophilie par exemple. Ainsi, longtemps après la fin de la guerre, il gémissait de la défaite des Allemands parmi lesquels il se comptait et disait orgueilleusement: "Et pourtant il ne se peut pas que nous ne prenions pas notre revanche, car nous avons prouvé que c'est nous qui étions capables de la plus grande résistance, et qui avions la meilleure organisation". Ou bien ses confidences prenaient un autre ton, et il s'écriait rageusement: "Que Lord X ou le prince de X ne viennent pas redire ce qu'ils disaient hier car je me suis tenu à quatre pour ne pas leur répondre: "Vous savez bien que vous en êtes au moins autant que moi". Inutile d'ajouter que quand M. de Charlus faisait ainsi dans les moments ou comme on dit il n'était pas très "présent" des aveux germanophiles ou autres, les personnes de l'entourage qui se trouvaient là, que ce fût Jupien ou la duchesse de Guermantes, avaient l'habitude d'interrompre [vol I.235] les paroles imprudentes et d'en donner pour les tiers moins intimes et plus indiscrets une interprétation forcée mais honorable. "Mais mon Dieu! s'écria Jupien, j'avais bien raison de vouloir que nous ne nous éloignions pas, le voilà qui a trouvé déjà le moyen d'entrer en conversation avec un garçon jardinier. Adieu, Monsieur, il vaut mieux que je vous quitte et que je ne laisse pas un instant seul mon malade qui n'est plus qu'un grand enfant".
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(suite)
[Suite] En roulant les tristes pensées que je disais il y a un instant j'étais entré dans la cour de l'hôtel de Guermantes et dans ma distraction je n'avais pas vu une voiture qui s'avançait; au cri du wattman je n'eus que le temps de me ranger vivement de côté, et je reculai assez pour buter malgré moi contre des pavés assez mal équarris derrière lesquels était une remise. Mais au moment où me remettant d'aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s'évanouit devant la même félicité qu'à diverses époques de ma vie m'avaient donnée la vue d'arbres que j'avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d'une madeleine trempée dans une infusion, tant d'autres sensations dont j'ai parlé et que les dernières
Et peut-être, si tout à l'heure je trouvais que Bergotte avait jadis dit faux en parlant des joies de la vie spirituelle, c'était parce que j'appelais vie spirituelle à ce moment-là des raisonnements logiques qui étaient sans rapport avec elle, avec ce qui existait en moi à ce moment - exactement comme j'avais pu trouver le monde et la vie ennuyeux parce que je les jugeais d'après des souvenirs sans vérité, alors que j'avais un tel appétit de vivre maintenant que venaient de renaître en moi, à trois reprises, un véritable moment du passé.
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Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m'avait déçu parce que au moment où je la percevais, mon imagination qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s'appliquer à elle en vertu de la loi inévitable qui veut qu'on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l'effet de cette dure loi, s'était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation - bruit de la fourchette et du marteau, même inégalité de pavés - à la fois dans le passé ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l'ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact avait ajouté aux rêves de l'imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l'idée d'existence - et grâce à ce subterfuge avait permis à mon être d'obtenir, d'isoler, d'immobiliser - la durée d'un éclair - ce qu'il n'appréhende jamais: un peu de temps à l'état pur. L'être qui était rené [vol II.16] en moi quand avec un tel frémissement de bonheur j'avais entendu le bruit commun à la fois à la cuiller qui touche l'assiette et au marteau qui frappe sur la roue, à l'inégalité pour les pas des pavés de la cour Guermantes et du baptistère de Saint-Marc, cet être-là ne se nourrit que de l'essence des choses, en elles seulement il trouve sa subsistance, ses délices. Il languit dans l'observation du présent où les sens ne peuvent la lui apporter, dans la considération d'un passé que l'intelligence lui dessèche, dans l'attente d'un avenir que la volonté construit avec des fragments du présent et du passé auxquels elle retire encore de leur réalité ne conservant d'eux que ce qui convient à la fin utilitaire, étroitement humaine qu'elle leur assigne. Mais qu'un bruit, qu'une odeur, déjà entendu et respirée jadis le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l'essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et notre vrai moi qui parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l'était pas autrement, s'éveille, s'anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l'ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l'homme affranchi de l'ordre du temps. Et celui-là on comprend qu'il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d'une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de mort n'ait pas de sens pour lui; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l'avenir? Mais ce trompe-l'oeil qui mettait près de moi un moment du passé, incompatible avec le présent, ce trompe-l'oeil ne durait pas. Certes, on peut [vol II.17] prolonger les spectacles de la mémoire volontaire qui n'engage pas plus de forces de nous-mêmes que feuilleter un livre d'images. Ainsi jadis par exemple, le jour où je devais aller pour la première fois chez la princesse de Guermantes, de la cour ensoleillée de notre maison de Paris, j'avais paresseusement regardé à mon choix, tantôt la place de l'Église à Combray, ou la plage de Balbec, comme j'aurais illustré le jour qu'il faisait en feuilletant un cahier d'aquarelles prises dans les divers lieux où j'avais été et où avec un plaisir égoïste de collectionneur je m'étais dit en cataloguant ainsi les illustrations de ma mémoire: "J'ai tout de même vu de belles choses dans ma vie". Alors ma mémoire affirmait sans doute la différence des sensations, mais elle ne faisait que combiner entre eux des éléments homogènes. Il n'en avait plus été de même dans les trois souvenirs que je venais d'avoir et où, au lieu de me faire une idée plus flatteuse de mon moi, j'avais au contraire, presque douté de la réalité actuelle de ce moi. De même que le jour où j'avais trempé la madeleine dans l'infusion chaude, au sein de l'endroit où je me trouvais (que cet endroit fût comme ce jour-là ma chambre de Paris, ou comme aujourd'hui en ce moment, la bibliothèque du prince de Guermantes, un peu avant la cour de son hôtel) il y avait eu en moi irradiant d'une petite zone, autour de moi, une sensation (goût de la madeleine trempée, bruit métallique, sensation de pas inégaux qui était commune à cet endroit (où je me trouvais) et aussi à un autre endroit (chambre de ma tante Léonie, wagon de chemin de fer, baptistère de Saint-Marc). Et au moment où je raisonnais ainsi le bruit strident [vol II.18] d'un conduit d'eau tout à fait pareil à ces longs cris que parfois l'été les navires de plaisance faisaient entendre le soir au large de Balbec, me fit éprouver (comme me l'avait déjà fait une fois à Paris, dans un grand restaurant la vue d'une luxueuse salle à manger à demi vide, estivale et chaude) bien plus qu'une sensation simplement analogue à celle que j'avais à la fin de l'après-midi à Balbec quand toutes les tables étant déjà couvertes de leur nappe et de leur argenterie, les vastes baies vitrées restant ouvertes tout en grand sur la digue, sans un seul intervalle, un seul "plein" de verre ou de pierre, tandis que le soleil descendait lentement sur la mer où commençaient à errer les navires, je n'avais pour rejoindre Albertine et ses amies qui se promenaient sur la digue, qu'à enjamber le cadre de bois à peine plus haut que ma cheville, dans la charnière duquel on avait fait pour l'aération de l'hôtel glisser toutes ensembles les vitres qui se continuaient. Ce n'était d'ailleurs pas seulement un écho, un double d'une sensation passée que venait de me faire éprouver le bruit de la conduite d'eau, mais cette sensation elle-même. Dans ce cas-là comme dans tous les précédents la sensation commune avait cherché à recréer autour d'elle le lieu ancien, cependant que le lieu actuel qui en tenait la place, s'opposait de toute la résistance de sa masse à cette immigration dans un hôtel de Paris, d'une plage normande ou d'un talus d'une voie de chemin de fer. La salle à manger marine de Balbec avec son linge damassé préparé comme des nappes d'autel pour recevoir le coucher du soleil, avait cherché à ébranler la solidité de l'hôtel de Guermantes, d'en forcer les portes et [vol II.19] avait fait vaciller un instant les canapés autour de moi, comme elle avait fait un autre jour pour les tables d'un restaurant de Paris. Toujours dans ces résurrections-là, le lieu lointain engendré autour de la sensation commune, s'était accouplé un instant comme un lutteur au lieu actuel. Toujours le lieu actuel avait été vainqueur; toujours c'était le vaincu qui m'avait paru le plus beau, si bien que j'étais resté en extase sur le pavé inégal comme devant la tasse de thé, cherchant à maintenir aux moments où ils apparaissaient, à faire réapparaître dès qu'ils m'avaient échappé, ce Combray, ce Venise, ce Balbec envahissants, et refoulés qui s'élevaient pour m'abandonner ensuite au sein de ces lieux nouveaux, mais perméables pour le passé. Et si le lieu actuel n'avait pas été aussitôt vainqueur, je crois que j'aurais perdu connaissance; car ces résurrections du passé, dans la seconde qu'elles durent, sont si totales qu'elles n'obligent pas seulement nos yeux à cesser de voir la chambre qui est près d'eux, pour regarder la voie bordée d'arbres ou la marée montante. Elles forcent nos narines à respirer l'air de lieux pourtant si lointains, notre volonté à choisir entre les divers projets qu'ils nous proposent, notre personne toute entière à se croire entourée par eux, ou du moins à trébucher entre eux et les lieux présents dans l'étourdissement d'une incertitude pareille à celle qu'on éprouve parfois devant une vision ineffable, au moment de s'endormir.
De sorte que ce que l'être par trois et quatre fois ressuscité en moi venait de goûter, c'était peut-être bien des fragments d'existence soustraits au temps, mais cette contemplation, quoique d'éternité, [vol II.20] était fugitive. Et pourtant je sentais que le plaisir qu'elle m'avait donné à de rares intervalles dans ma vie, était le seul qui fût fécond et véritable. Le signe de l'irréalité des autres ne se montre-t-il pas assez, soit dans leur impossibilité à nous satisfaire comme par exemple les plaisirs mondains qui causent tout au plus le malaise provoqué par l'ingestion d'une nourriture abjecte, ou l'amitié qui est une simulation puisque pour quelques raisons morales qu'il le fasse l'artiste qui renonce à une heure de travail pour une heure de causerie avec un ami sait qu'il sacrifie une réalité pour quelque chose qui n'existe pas (les amis n'étant des amis que dans cette douce folie que nous avons au cours de la vie, à laquelle nous nous prêtons, mais que du fond de notre intelligence nous savons l' erreur d'un fou qui croirait que les meubles vivent et causerait, avec eux), soit dans la tristesse qui suit leur satisfaction, comme celle que j'avais eue le jour où j'avais été présenté à Albertine de m'être donné un mal pourtant bien petit afin d'obtenir une chose - connaître cette jeune fille - qui ne me semblait petite que parce que je l'avais obtenue. Même un plaisir plus profond comme celui que j'aurais pu éprouver quand j'aimais Albertine, n'était en réalité perçu qu'inversement par l'angoisse que j'avais quand elle n'était pas là, car quand j'étais sûr qu'elle allait arriver comme le jour où elle était revenue du Trocadéro, je n'avais pas cru éprouver plus qu'un vague ennui tandis que je m'exaltais de plus en plus au fur et à mesure que j'approfondissais le bruit du couteau ou le goût de l'infusion avec une joie croissante pour moi qui avait fait entrer dans ma chambre, la chambre de ma tante [vol II.21] Léonie et à sa suite tout Combray et ses deux côtés. Aussi cette contemplation de l'essence des choses j'étais maintenant décidé à m'attacher à elle, à la fixer, mais comment, par quel moyen? Sans doute, au moment où la raideur de la serviette m'avait rendu Balbec et pendant un instant avait caressé mon imagination, non pas seulement de la vue de la mer telle qu'elle était ce matin-là, mais de l'odeur de la chambre, de la vitesse du vent, du désir de déjeuner, de l'incertitude entre les diverses promenades, tout cela attaché à la sensation du large comme les ailes des roues à auges dans leur course vertigineuse, sans doute au moment où l'inégalité des deux pavés avait prolongé les images desséchées et nues que j'avais de Venise et de Saint-Marc, dans tous les sens et toutes les dimensions, de toutes les sensations que j'y avais éprouvées, raccordant la place à l'église, l'embarcadère à la place, le canal à l'embarcadère, et à tout ce que les yeux voient, le monde de désirs qui n'est vu que de l'esprit, j'avais été tenté sinon à cause de la saison, d'aller me promener sur les eaux pour moi surtout printanières de Venise, du moins de retourner à Balbec. Mais je ne m'arrêtai pas un instant à cette pensée; non seulement je savais que les pays n'étaient pas tels que leur nom me les peignait, et qui avait été leur quand je me les représentais. Il n'y avait plus guère que dans mes rêves, en dormant, qu'un lieu s'étendait devant moi, fait de la pure matière, entièrement distincte des choses communes qu'on voit, qu'on touche. Mais même en ce qui concernait ces images d'un autre genre encore, celles du souvenir, je savais que la beauté de Balbec je ne l'avais pas trouvée quand j'y étais allé, [vol II.22] et celle même qu'il m'avait laissée, celle du souvenir, ce n'était pas plus celle que j'avais retrouvée à mon second séjour. J'avais trop expérimenté l'impossibilité d'atteindre dans la réalité ce qui était au fond de moi-même. Ce n'était pas plus sur la place Saint-Marc, ce que n'avait été à mon second voyage à Balbec, ou à mon retour à Tansonville, pour voir Gilberte, que je retrouverais le Temps perdu, et le voyage que ne faisait que me proposer une fois de plus l'illusion que ces impressions anciennes existaient hors de moi-même, au coin d'une certaine place, ne pouvait être le moyen que je cherchais. Je ne voulais pas me laisser leurrer une fois de plus, car il s'agissait pour moi de savoir enfin s'il était vraiment possible d'atteindre ce que, toujours déçu comme je l'avais été en présence des lieux et des êtres, j'avais (bien qu'une fois la pièce pour concert de Vinteuil eût semblé me dire le contraire) cru irréalisable. Je n'allais donc pas tenter une expérience de plus dans la voie que je savais depuis longtemps ne mener à rien. Des impressions telles que celles que je cherchais à fixer ne pouvaient que s'évanouir au contact d'une jouissance directe qui a été impuissante à les faire naître. La seule manière de les goûter davantage c'était de tâcher de les connaître plus complètement, là où elles se trouvaient, c'est-à-dire en moi-même, de les rendre claires jusque dans leurs profondeurs. Je n'avais pu connaître le plaisir à Balbec, pas plus que celui de vivre avec Albertine, lequel ne m'avait été perceptible qu'après coup. Et si je faisais la récapitulation des déceptions de ma vie, en tant que vécue, qui me faisaient croire que sa réalité devait résider ailleurs qu'en l'action, et ne rapprochait [vol II.23] pas d'une manière purement fortuite et en suivant les vicissitudes de mon existence, des désappointements différents, je sentais bien que la déception du voyage, la déception de l'amour n'étaient pas des déceptions différentes, mais l'aspect varié que prend selon le fait auquel il s'applique, l'impuissance que nous avons à nous réaliser dans la jouissance matérielle, dans l'action effective. Et repensant à cette joie extra temporelle causée, soit par le bruit de la cuiller, soit par le goût de la madeleine, je me disais: "Était-ce cela ce bonheur proposé par la petite phrase de la sonate à Swann qui s'était trompé en l'assimilant au plaisir de l'amour et n'avait pas su le trouver dans la création artistique; ce bonheur que m'avait fait pressentir comme plus supra-terrestre encore que n'avait fait la petite phrase de la sonate, l'appel rouge et mystérieux de ce septuor que Swann n'avait pu connaître, étant mort comme tant d'autres avant que la vérité faite pour eux eût été révélée. D'ailleurs elle n'eût pu lui servir car cette phrase pouvait bien symboliser un appel mais non créer des forces et faire de Swann l'écrivain qu'il n'était pas. Cependant, je m'avisai au bout d'un moment et après avoir pensé à ces résurrections de la mémoire que, d'une autre façon, des impressions obscures avaient quelquefois et déjà à Combray, du côté de Guermantes, sollicité ma pensée, à la façon de ces réminiscences, mais qui cachaient non une sensation d'autrefois, mais une vérité nouvelle, une image précieuse que je cherchais à découvrir par des efforts du même genre que ceux qu'on fait pour se rappeler quelque chose comme si nos plus belles idées étaient comme des airs de musique qui nous [vol II.24] reviendraient sans que nous les eussions jamais entendus, et que nous nous efforcerions d'écouter, de transcrire. Je me souvins avec plaisir parce que cela me montrait que j'étais déjà le même alors et que cela recouvrait un trait fondamental de ma nature, avec tristesse aussi en pensant que depuis lors je n'avais jamais progressé, que déjà à Combray je fixais avec attention devant mon esprit quelque image qui m'avait forcé à la regarder, un nuage, un triangle, un clocher, une fleur, un caillou, en sentant qu'il y avait peut-être sous ces signes quelque chose de tout autre que je devais tâcher de découvrir, une pensée qu'ils traduisaient à la façon de ces caractères hiéroglyphes qu'on croirait représenter seulement des objets matériels. Sans doute, ce déchiffrage était difficile, mais seul il donnait quelque vérité à lire. Car les vérités que l'intelligence saisit directement à claire-voie dans le monde de la pleine lumière ont quelque chose de moins profond, de moins nécessaire que celles que la vie nous a malgré nous communiquées en une impression, matérielle parce qu'elle est entrée par nos sens, mais dont nous pouvons dégager l'esprit. En somme, dans ce cas comme dans l'autre, qu'il s'agisse d'impressions comme celles que m'avait données la vue des clochers de Martinville, ou de réminiscences comme celle de l'inégalité des deux marches ou le goût de la madeleine, il fallait tâcher d'interpréter les sensations comme les signes d'autant de lois et d'idées, en essayant de penser, c'est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j'avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel. Or, ce moyen qui me paraissait le seul, qu'était-ce autre chose que faire une
Le livre intérieur de ces signes inconnus (de signes en relief, semblait-il, que mon attention explorant mon inconscient allait chercher, heurtait, contournait, comme un plongeur qui sonde), pour sa lecture, personne ne pouvait m'aider d'aucune règle, cette lecture consistant en un acte de création où nul ne peut nous suppléer, ni même collaborer avec nous. Aussi combien se détournent de l'écrire, que de tâches n'assume-t-on pas pour éviter celle-là. Chaque événement, que ce fût l'affaire Dreyfus, que ce fût la guerre, avait fourni d'autres excuses [vol II.26] aux écrivains pour ne pas déchiffrer ce livre-là; ils voulaient assurer le triomphe du droit, refaire l'unité morale de la nation, n'avaient pas le temps de penser à la littérature. Mais ce n'étaient que des excuses parce qu'ils n'avaient pas ou plus, de génie, c'est-à-dire d'instinct. Car l'instinct dicte le devoir et l'intelligence fournit les prétextes pour l'éluder. Seulement les excuses ne figurent point dans l'art, les intentions n'y sont pas comptées, à tout moment l'artiste doit écouter son instinct, ce qui fait que l'art est ce qu'il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai Jugement dernier. Ce livre, le plus pénible de tous à déchiffrer, est aussi le seul que nous ait dicté la réalité, le seul dont "l'impression" ait été faite en nous par la réalité même. De quelque idée laissée en nous par la vie qu'il s'agisse, sa figure matérielle, trace de l'impression qu'elle nous a faite, est encore le gage de sa vérité nécessaire. Les idées formées par l'intelligence pure n'ont qu'une vérité logique, une vérité possible, leur élection est arbitraire. Le livre aux caractères figurés, non tracés par nous est notre seul livre. Non que les idées que nous formons ne puissent être justes logiquement, mais nous ne savons pas si elles sont vraies. Seule l'impression, si chétive qu'en semble la matière, si invraisemblable la trace, est un critérium de vérité et à cause de cela mérite seule d'être appréhendée par l'esprit car elle est seule capable, s'il sait en dégager cette vérité, de l'amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie. L'impression est pour l'écrivain ce qu'est l'expérimentation pour le savant avec cette différence que chez le savant, le travail de l'intelligence précède et chez l'écrivain vient [vol II.27] après. Ce que nous n'avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n'est pas à nous. Ne vient de nous-mêmes que ce que nous tirons de l'obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres. Et comme l'art recompose exactement la vie, autour de ces vérités qu'on a atteintes en soi-même flotte une atmosphère de poésie, la douceur d'un mystère qui n'est que la pénombre que nous avons traversée. Un rayon oblique du couchant me rappelle instantanément un temps auquel je n'avais jamais repensé et où dans ma petite enfance, comme ma tante Léonie avait une fièvre que le Dr Percepied avait craint typhoïde, on m'avait fait habiter une semaine la petite chambre qu'Eulalie avait sur la place de l'Église, où il n'y avait qu'une sparterie par terre et à la fenêtre un rideau de percale, bourdonnant toujours d'un soleil auquel je n'étais pas habitué. Et en voyant comme le souvenir de cette petite chambre d'ancienne domestique ajoutait tout d'un coup à ma vie passée, une longue étendue si différente du reste et si délicieuse, je pensai par contraste au néant d'impressions qu'avaient apporté dans ma vie les fêtes les plus somptueuses dans les hôtels les plus princiers. La seule chose un peu triste dans cette chambre d'Eulalie était qu'on y entendait le soir à cause de la proximité du viaduc les hululements des trains. Mais comme je savais que ces beuglements émanaient de machines réglées, ils ne m'épouvantaient pas comme aurait pu faire à une époque de la préhistoire, les cris poussés par un mammouth voisin dans sa promenade libre et désordonnée.
Ainsi j'étais déjà arrivé à cette conclusion que nous [vol II.28] ne sommes nullement libres devant l'
Oui, en ce sens-là, en ce sens-là seulement; mais il est bien plus grand, une chose que nous avons regardée autrefois, si nous la revoyons, nous rapporte avec le regard que nous yavons posé, toutes les images qui le remplissaient alors. C'est que les choses - un livre sous sa couverture rouge comme les autres - sitôt qu'elles sont perçues par nous, deviennent en nous quelque chose d'immatériel, de même nature que toutes nos préoccupations ou nos sensations de ce temps-là et se mêlent indissolublement à elles. Tel nom lu dans un livre autrefois, contient entre ses syllabes le vent rapide et le soleil brillant qu'il faisait quand nous le lisions. Dans la moindre sensation apportée par le plus humble aliment, l'odeur du café au lait, nous retrouvons cette vague espérance d'un beau temps qui, si souvent, nous sourit, quand la journée était encore intacte et pleine, dans l'incertitude du ciel matinal; une lueur est un vase rempli de parfum, de sons, de [vol II.34] moments, d'humeurs variées, de climats. De sorte que la littérature qui se contente de "décimer les choses", d'en donner seulement un misérable relevé de lignes et de surfaces, est celle qui tout en s'appelant réaliste est la plus éloignée de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus, car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé dont les choses gardaient l'essence et l'avenir, où elles nous incitent à le goûter de nouveau. C'est elle que l'art digne de ce nom doit exprimer et s'il y échoue, on peut encore tirer de son impuissance un enseignement (tandis qu'on n'en tire aucun des réussites du réalisme) à savoir que cette essence est en partie subjective et incommunicable.
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L'idée d'un art populaire comme d'un art patriotique si même elle n'avait pas été dangereuse me semblait ridicule. S'il s'agissait de le rendre accessible au peuple, on sacrifiait les raffinements de la forme "bons pour des oisifs"; or, j'avais assez fréquenté de gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés et non les ouvriers électriciens. A cet égard un art populaire par la forme eût été destiné plutôt aux membres du Jockey qu'à ceux de la Confédération générale du travail; quant aux sujets, les romans populaires enivrent autant les gens du peuple que les enfants ces livres qui sont écrits pour eux. On cherche à se dépayser en lisant et les ouvriers sont aussi curieux des princes, que les princes des ouvriers. Dès le début de la guerre, M. Barrès avait dit que l'artiste (en l'espèce le Titien), doit avant tout servir la gloire de sa patrie. Mais il ne peut la servir qu'en étant artiste, c'est-à-dire qu'à condition au moment où il étudie les lois de l'Art, institue ses expériences et fait ses découvertes, aussi délicates que celles de la Science, de ne pas penser à autre chose - fût-ce à la patrie - qu'à la vérité qui est devant lui. N'imitons pas les révolutionnaires qui par "civisme" méprisaient s'ils ne les détruisaient pas les
Une image offerte par la vie, nous apporte en réalité à ce moment-là des sensations multiples et différentes. La vue par exemple de la couverture d'un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d'une lointaine nuit d'été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d'un beau temps qui jadis si souvent pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée qui semblait du lait durci, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément - rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s'éloigne par là d'autant plus du vrai qu'elle prétend se borner à lui - rapport unique que l'écrivain doit retrouver pour en enchaîner [vol II.40] à jamais dans sa phrase les deux termes différents. On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à celui qu'est le rapport unique, de la loi causale, dans le monde de la science et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style, ou même, ainsi que la vie, quand en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence en les réunissant l'une et l'autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore, et les enchaînera par le lien indescriptible d'une alliance de mots. La nature elle-même, à ce point de vue sur la voie de l'art, n'était elle pas commencement d'art, elle qui souvent ne m'avait permis de connaître la beauté d'une chose que longtemps après dans une autre, midi à Combray que dans le bruit de ses cloches, les matinées de Doncières que dans les hoquets de notre calorifère à eau. Le rapport peut être peu intéressant, les objets médiocres, le style mauvais, mais tant qu'il n'y a pas eu cela il n'y a rien eu. La littérature qui se contente de "décrire les choses", de donner un misérable relevé de leurs lignes et de leur surface est malgré sa prétention réaliste la plus éloignée de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus ne parla-t-elle que de gloire et de grandeurs, car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé dont les choses gardent l'essence, et l'avenir où elles nous incitent à le goûter encore. Mais il y avait plus. Si la réalité était cette espèce de déchet de l'expérience, à peu près identique pour [vol II.41] chacun, parce que quand nous disons: un mauvais temps, une guerre, une station de voiture, un restaurant éclairé, un jardin en fleurs, tout le monde sait ce que nous voulons dire; si la réalité était cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait et le "style", la "littérature" qui s'écarteraient de leur simple donnée seraient un hors d'
Or si quand il s'agit du langage inexact de l'amour propre par exemple, le redressement de l'oblique [vol II.42] discours intérieur (qui va s'éloignant de plus en plus de l'impression première et cérébrale) jusqu'à ce qu'il se confonde avec la droite qui aurait dû partir de l'impression, si ce redressement est chose malaisée contre quoi boude notre paresse, il est d'autres cas, celui où il s'agit de l'amour par exemple, où ce même redressement devient douloureux. Toutes nos feintes indifférences, toute notre indignation contre ses mensonges si naturels, si semblables à ceux que nous pratiquons nous-mêmes, en un mot tout ce que nous n'avons cessé, chaque fois que nous étions malheureux ou trahis, non seulement de dire à l'être aimé, mais même en attendant de le voir, de nous dire sans fin à nous-même, quelquefois à haute voix dans le silence de notre chambre troublé par quelques: "non, vraiment, de tels procédés sont intolérables" et "j'ai voulu te recevoir une dernière fois et ne nierai pas que cela me fasse de la peine", ramener tout cela à la vérité ressentie dont cela s'était tant écarté, c'est abolir tout ce à quoi nous tenions le plus, ce qui seul à seul avec nous-mêmes, dans des projets fiévreux de lettres et de démarches fut notre entretien passionné avec nous-mêmes.
Même dans les joies artistiques qu'on recherche pourtant en vue de l'impression qu'elles donnent, nous nous arrangeons le plus vite possible à laisser de côté comme inexprimable ce qui est précisément cette impression même et à nous attacher à ce qui nous permet d'en éprouver le plaisir sans le connaître jusqu'au fond et de croire le communiquer à d'autres amateurs avec qui la conversation sera possible, parce que nous leur parlerons d'une chose qui est [vol II.43] la même pour eux et pour nous, la racine personnelle de notre propre impression étant supprimée. Dans les moments mêmes où nous sommes les spectateurs les plus désintéressés de la nature, de la société, de l'amour, de l'art lui-même - comme toute impression est double, à demi engainée dans l'objet, prolongée en nous-même par une autre moitié que seuls nous pourrions connaître, nous nous empressons de négliger celle-là, c'est-à-dire la seule à laquelle nous devrions nous attacher et nous ne tenons compte que de l'autre moitié qui ne pouvant pas être approfondie parce qu'elle est extérieure, ne sera cause pour nous d'aucune fatigue: le petit sillon qu'une phrase musicale ou la vue d'une église a creusé en nous, nous trouvons trop difficile de tâcher de l'apercevoir. Mais nous rejouons la symphonie, nous retournons voir l'église jusqu'à ce que - dans cette fuite, loin de notre propre vie que nous n'avons pas le courage de regarder, et qui s'appelle l'érudition - nous les connaissions aussi bien, de la même manière, que le plus savant amateur de musique ou d'archéologie. Aussi combien s'en tiennent là qui n'extraient rien de leur impression, vieillissent inutiles et insatisfaits, comme des célibataires de l'art. Ils ont les chagrins qu'ont les vierges et les paresseux, et que la fécondité dans le travail guérirait. Ils sont plus exaltés à propos des
Comment la littérature de notations aurait-elle une valeur quelconque puisque c'est sous de petites choses comme celles qu'elle note, que la réalité est contenue (la grandeur dans le bruit lointain d'un aéroplane, dans la ligne du clocher de Saint-Hilaire, le passé dans la saveur d'une madeleine, etc.) et qu'elles sont sans signification par elles-mêmes si on ne l'en dégage pas?
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Peu à peu conservée par la mémoire, c'est la chaîne de toutes les impressions inexactes, où ne [vol II.48] reste rien de ce que nous avons réellement éprouvé, qui constitue pour nous notre pensée, notre vie, la réalité, et c'est ce mensonge-là que ne ferait que reproduire un art soi-disant "vécu", simple comme la vie, sans beauté, double emploi si ennuyeux et si vain de ce que nos yeux voient et de ce que notre intelligence constate qu'on se demande où celui qui s'y livre, trouve l'étincelle joyeuse et motrice, capable de le mettre entrain et de le faire avancer dans sa besogne. La grandeur de l'art véritable, au contraire, de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l'avoir connue, et qui est tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas "développés". Ressaisirnotre vie; et aussi la vie des autres; car le style pour l'écrivain aussi bien que pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret [vol II.49] éternel de chacun. Par l'art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a des artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini, et qui bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont ils émanaient, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient leur rayon spécial.
Ce travail de l'artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l'expérience, sous des mots quelque chose de différent, c'est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-même l'amour-propre, la passion, l'intelligence et l'habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher maintenant, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie. En somme cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s'"observer", dont les apparences qu'on observe ont besoin d'être traduites et souvent lues à rebours et péniblement déchiffrées. Ce travail qu'avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d'imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c'est ce travail que l'art défera, c'est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs, où ce qui a existé réellement gît inconnu [vol II.50] de nous qu'il nous fera suivre. Et sans doute c'était une grande tentation que de recréer la vraie vie, de rajeunir les impressions. Mais il y fallait du courage de tout genre et même sentimental. Car c'était avant tout abroger ses plus chères illusions, cesser de croire à l'objectivité de ce qu'on a élaboré soi-même, et au lieu de se bercer une centième fois de ces mots "elle était bien gentille" lire au travers: "j'avais du plaisir à l'embrasser". Certes, ce que j'avais éprouvé dans ces heures d'amour, tous les hommes l'éprouvent aussi. On éprouve, mais ce qu'on a éprouvé est pareil à certains clichés qui ne montrent que du noir tant qu'on ne les a pas mis près d'une lampe, et qu'eux aussi il faut regarder à l'envers: on ne sait pas ce que c'est tant qu'on ne l'a pas approché de l'intelligence. Alors seulement quand elle l'a éclairé, quand elle l'a intellectualisé, on distingue, et avec quelle peine, la figure de ce qu'on a senti. Mais je me rendais compte aussi que cette souffrance que j'avais connue d'abord avec Gilberte, que notre amour n'appartienne pas à l'être qui l'inspire est salutaire accessoirement comme moyen. (Car si peu que notre vie doive durer, ce n'est que pendant que nous souffrons que nos pensées en quelque sorte agitées de mouvements perpétuels et changeants font monter comme dans une tempête, à un niveau d'où nous pouvons les voir, toute cette immensité réglée par des lois, sur laquelle, postés à une fenêtre mal placée, nous n'avons pas vue, car le calme du bonheur la laisse unie et à un niveau trop bas; peut-être seulement pour quelques grands génies ce mouvement existe-t-il constamment sans qu'il y ait besoin pour eux des agitations de la douleur; encore n'est-il pas certain quand nous contemplons [vol II.51] l'ample et régulier développement de leurs
Il me fallait donc rendre leurs sens aux moindres signes qui m'entouraient (Guermantes, Albertine, Gilberte, Saint-Loup, Balbec etc.) et auxquels l'habitude l'avait fait perdre pour moi. Nous devons savoir que lorsque nous aurons atteint la réalité, pour l'exprimer, pour la conserver, nous devrons écarter ce qui est différent d'elle et ce que ne cesse de nous apporter la vitesse acquise de l'habitude. Plus que tout j'écarterais donc ces paroles que les lèvres plutôt que l'esprit choisissent, ces paroles pleines d'humour, comme on dit dans la conversation, et qu'après une longue conversation avec les autres on continue à s'adresser facticement et qui nous remplissent l'esprit de mensonges, ces paroles toutes physiques qu'accompagne chez l'écrivain qui s'abaisse à les transcrire le petit sourire, la petite [vol II.52] grimace, qui altère à tout moment par exemple la phrase parlée d'un Sainte-Beuve, tandis que les vrais livres doivent être les enfants non du grand jour et de la causerie mais de l'obscurité et du silence. Et comme l'art recompose exactement la vie, autour des vérités qu'on a atteintes en soi-même flottera toujours une atmosphère de poésie, la douceur d'un mystère qui n'est que le vestige de la pénombre que nous avons dû traverser, l'indication, marquée exactement comme par un altimètre, de la profondeur d'une
Quant aux vérités que l'intelligence - même des plus hauts esprits - cueille à claire-voie, devant elle, en pleine lumière, leur valeur peut être très grande; mais elles ont des contours plus secs et sont planes, n'ont pas de profondeur parce qu'il n'y a pas eu de profondeurs à franchir pour les atteindre, parce qu'elles n'ont pas été recréées. Souvent des écrivains au fond de qui n'apparaissent plus ces vérités mystérieuses, n'écrivent plus à partir d'un certain âge qu'avec leur intelligence qui a pris de plus en plus de force; les livres de leur âge mûr ont à cause de cela plus de force que ceux de leur jeunesse, mais ils n'ont plus le même velours.
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Je sentais pourtant que ces vérités que l'intelligence dégage directement de la réalité ne sont pas à dédaigner entièrement car elles pourraient en chasser d'une matière moins pure mais encore pénétrer d'esprit ces impressions que nous apportent hors du temps l'essence commune aux sensations du passé et du présent, mais qui plus précieuses sont aussi trop rares pour que l'
D'ailleurs, même quand elle ne fournit pas en nous la découvrant, la matière de notre
De ma vie passée, je compris encore que les moindres épisodes avaient concouru à me donner la leçon d'idéalisme dont j'allais profiter aujourd'hui. Mes rencontres avec M. de Charlus par exemple, ne m'avaient-elles pas permis, même avant que sa germanophilie me donnât la même leçon, et mieux encore que mon amour pour Mme de Guermantes, ou pour Albertine, que l'amour de Saint-Loup pour Rachel, de me convaincre combien la matière est indifférente et que tout peut y être mis par la pensée, vérité que le phénomène si mal compris, si inutilement blâmé, de l'inversion sexuelle grandit plus encore que celui déjà si instructif de l'amour; celui-ci nous montre la beauté fuyant la femme que nous n'aimons plus et venant résider dans le visage que les autres trouveraient le plus laid, qui à nous-même aurait pu, pourra un jour nous déplaire; mais il est encore plus frappant de la voir obtenant tous les hommages d'un grand seigneur qui délaisse aussitôt une belle princesse, émigrer sous la casquette d'un contrôleur d'omnibus. Mon étonnement à chaque fois que j'avais revu aux Champs-Élysées, dans la rue, sur la plage, le visage de Gilberte, de Mme de Guermantes, d'Albertine, ne prouvait-il pas combien un souvenir ne se prolonge que dans une direction divergente de l'impression avec laquelle il a coïncidé d'abord et de laquelle il s'éloigne de plus en plus. L'écrivain ne doit pas s'offenser que l'inverti donne à ses héroïnes un visage masculin. Cette particularité un peu aberrante permet seule à l'inverti de donner ensuite à ce qu'il lit toute sa généralité. Si M. de [vol II.70] Charlus n'avait pas donné à l'"infidèle" sur qui Musset pleure dans la Nuit d'Octobre ou dans le Souvenir, le visage de Morel, il n'aurait ni pleuré, ni compris, puisque c'était par cette seule voie, étroite et détournée, qu'il avait accès aux vérités de l'amour. L'écrivain ne dit que par une habitude prise dans le langage insincère des préfaces et des dédicaces, "mon lecteur". En réalité, chaque lecteur est quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L'ouvrage de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre, il n'eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par lelecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci et vice-versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l'auteur mais au lecteur. De plus le livre peut être trop savant, trop obscur pour le lecteur naïf et ne lui présenter ainsi qu'un verre trouble avec lequel il ne pourra pas lire. Mais d'autres particularités (comme l'inversion) peuvent faire que le lecteur ait besoin de lire d'une certaine façon pour bien lire; l'auteur n'a pas à s'en offenser mais au contraire à laisser la plus grande liberté au lecteur en lui disant: "Regardez vous-même si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre".
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L'intelligence n'a point de peine alors à baser sur cette différence une théorie (enseignement contre nature des congréganistes selon les radicaux, impossibilité de la race juive à se nationaliser, haine perpétuelle de la race allemande contre la race latine, la race jaune étant momentanément réhabilitée). Ce côté subjectif se marquait d'ailleurs dans les conversations des neutres où les germanophiles par exemple avaient la faculté de cesser un instant de comprendre et même d'écouter quand on leur parlait des atrocités allemandes en Belgique. (Et pourtant, elles étaient réelles). Ce que je remarquais [vol II.74] de subjectif dans la haine comme dans la vue elle-même, n'empêchait pas que l'objet put posséder des qualités ou des défauts réels et ne faisait nullement s'évanouir la réalité en un pur "relativisme". Et si après tant d'années écoulées et de temps perdu, je sentais cette influence capitale du lac interne jusque dans les relations internationales, tout au commencement de ma vie, ne m'en étais-je pas douté quand je lisais dans le jardin de Combray un de ces romans de Bergotte que même aujourd'hui, si j'en ai feuilleté quelques pages oubliées où je vois les ruses d'un méchant, je ne repose le livre qu'après m'être assuré, en passant cent pages que vers la fin ce même méchant est dûment humilié et vit assez pour apprendre que ses ténébreux projets ont échoué. Car je ne me rappelais plus bien ce qui était arrivé à ces personnages, ce qui ne les différenciait d'ailleurs pas des personnes qui se trouvaient cet après-midi chez Mme de Guermantes et dont, pour plusieurs au moins, la vie passée était aussi vague pour moi que si je l'eusse lue dans un roman à demi oublié.
Le prince d'Agrigente avait-il fini par épouser Mlle X.? Ou plutôt n'était-ce pas le frère de Mlle X. qui avait dû épouser la
J'avais vu les nobles devenir vulgaires quand leur esprit (comme celui du duc de Guermantes, par exemple), était vulgaire "vous n'êtes pas gêné", disait-il, comme eût pu dire Cottard. J'avais vu dans la médecine, dans l'affaire Dreyfus, pendant la guerre, croire que la vérité c'est un certain fait, que les ministres, le médecin possèdent, un oui ou non qui n'a pas besoin d'interprétation, qui font qu'un cliché radiographique indiquerait sans interprétation ce qu'a le malade, que les gens au pouvoir savaient si Dreyfus était coupable, savaient (sans avoir besoin d'envoyer pour cela Roques enquêter sur place) si Sarrail avait ou non les moyens de marcher en même temps que les Russes. Il n'est pas une heure de ma vie qui n'eût ainsi servi à m'apprendre comme je l'ai dit que seule la perception grossière et erronée place tout dans l'objet quand tout au contraire est dans l'esprit. En somme, si j'y réfléchissais, la matière de mon expérience me venait de Swann non pas seulement [vol II.76] par tout ce qui le concernait lui-même et Gilberte. Mais c'était lui qui m'avait dès Combray donné le désir d'aller à Balbec, où sans cela mes parents n'eussent jamais eu l'idée de m'envoyer et sans quoi je n'aurais pas connu Albertine. Certes, c'est à son visage, tel que je l'avais aperçu pour la première fois devant la mer que je rattachais certaines choses que j'écrirais sans doute. En un sens j'avais raison de les lui rattacher car si je n'étais pas allé sur la digue ce jour-là, si je ne l'avais pas connue, toutes ces idées ne se seraient pas développées (à moins qu'elles ne l'eussent été par une autre). J'avais tort aussi car ce plaisir générateur que nous aimons à trouver rétrospectivement dans un beau visage de femme, vient de nos sens: il était bien certain en effet que ces pages que j'écrirais, Albertine, surtout l'Albertine d'alors ne les eût pas comprises. Mais c'est justement pour cela (et c'est une indication à ne pas vivre dans une atmosphère trop intellectuelle) parce qu'elle était si différente de moi, qu'elle m'avait fécondé par le chagrin et même d'abord par le simple effort pour imaginer ce qui diffère de soi. Ces pages, si elle avait été capable de les comprendre, par cela même elles ne les eût pas inspirées. Mais sans Swann je n'aurais pas connu même les Guermantes puisque ma grand'mère n'eût pas retrouvé Mme de Villeparisis, moi fait la connaissance de Saint-Loup et de M. de Charlus, ce qui m'avait fait connaître la duchesse de Guermantes et par elle sa cousine, de sorte que ma présence même en ce moment chez le prince de Guermantes, où venait de me venir brusquement l'idée de mon
La jalousie est un bon recruteur qui, quand il y a un creux dans notre tableau, va nous chercher dans la rue la belle fille qu'il fallait. Elle n'était plus belle, elle l'est redevenue, car nous sommes jaloux d'elle, elle remplira ce vide.
Une fois que nous serons morts, nous n'aurons pas de joie que ce tableau ait été ainsi complété. Mais cette pensée n'est nullement décourageante. Car nous sentons que la vie est un peu plus compliquée qu'on ne dit, et même les circonstances. Et il y a une nécessité pressante à montrer cette complexité. La jalousie si utile ne naît pas forcément d'un regard, ou d'un récit, ou d'une rétroflexion. On peut la trouver prête à nous piquer entre les feuillets d'un annuaire - ce qu'on appelle Tout-Paris pour Paris et pour la campagne "Annuaire des Châteaux"-; nous avions distraitement entendu dire par telle belle fille qui nous était devenue indifférente qu'il lui faudrait aller voir quelques jours sa
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A ce moment le maître d'hôtel vint me dire que le premier morceau étant terminé, je pouvais quitter la bibliothèque et entrer dans les salons. Cela me fit ressouvenir où j'étais. Mais je ne fus nullement troublé dans le raisonnement que je venais de commencer, par le fait qu'une réunion mondaine, le retour dans la société, m'eussent fourni ce point de départ vers une vie nouvelle que je n'avais pas su trouver dans la solitude. Ce fait n'avait rien d'extraordinaire, une impression qui pouvait ressusciter en moi l'homme éternel n'étant pas liée plus forcément à la solitude qu'à la société (comme j'avais cru autrefois, comme cela avait peut-être été pour moi autrefois, comme cela aurait peut-être dû être encore si je m'étais harmonieusement développé, au lieu de ce long arrêt qui semblait seulement prendre fin). Car n'éprouvant cette impression de beauté que, quand à une sensation actuelle, si insignifiante fût-elle, venait se superposer une sensation semblable, qui renaissant spontanément en moi venait étendre la première sur plusieurs époques à la fois, et remplissait mon âme où habituellement les sensations particulières laissaient tant de vide, par une essence générale, il n'y avait pas de raison pour que je ne reçusse des sensations de ce genre dans le monde aussi bien que dans la nature, puisqu'elles sont fournies par le hasard, aidé sans doute par l'excitation particulière qui fait que les jours où on se trouve, en dehors du train courant de la vie, les choses même les plus simples recommencent à nous donner des sensations dont l'habitude fait faire l'économie [vol II.81] à notre système nerveux. Que ce fût justement et uniquement ce genre de sensations qui dût conduire à l'
[Addition marginale] Si M. d'Argencourt venait faire cet extraordinaire [vol II.88] "numéro" qui était certainement la vision la plus saisissante dans son burlesque que je garderais de lui, c'était comme un acteur qui rentre une dernière fois sur la scène avant que le rideau tombe tout à fait au milieu des éclats de rire. Si je ne lui en voulais plus c'est parce qu'en lui qui avait retrouvé l'innocence du premier âge, il n'y avait plus aucun souvenir des notions méprisantes qu'il avait pu avoir de moi, aucun souvenir d'avoir vu M. de Charlus me lâcher brusquement le bras, soit qu'il n'y eut plus rien en lui de ces sentiments, soit qu'il fussent obligés pour arriver jusqu'à nous de passer par des réfracteurs physiques si déformants qu'ils changeassent en route absolument de sens et que M. d'Argencourt semblât bon, faute de moyens physiques d'exprimer encore qu'il était mauvais et de refouler sa perpétuelle hilarité irritante. C'était trop de parler d'un acteur, et débarrassé qu'il était de toute âme consciente, c'est comme une poupée trépidante, à la barbe postiche de laine blanche, que je le voyais agité, promené dans ce salon, comme dans un guignol à la fois scientifique et philosophique où il servait comme dans une oraison funèbre ou un cours en Sorbonne, à la fois de rappel à la vanité de tout et d'exemple d'histoire naturelle. Un guignol de poupées que pour identifier à ceux qu'on avait connus, il fallait lire sur plusieurs plans à la fois, situés derrière elles et qui leur donnaient de la profondeur et forçait à faire un travail d'esprit quand on avait devant soi ces vieillards fantoches, car on était obligé de les regarder en même temps qu'avec les yeux avec la mémoire. Un guignol de poupées baignant dans les couleurs immatérielles des années, de poupées extériorisant [vol II.89] le Temps, le Temps qui d'habitude n'est pas visible, qui pour le devenir cherche des corps et partout où il les rencontre, s'en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique. Aussi immatériel que jadis Golo sur le bouton de porte de ma chambre de Combray, ainsi le nouveau et si méconnaissable d'Argencourt était là comme la révélation du temps qu'il rendait partiellement visible. Dans les éléments nouveaux qui composaient la figure de M. d'Argencourt et son personnage, on lisait un certain chiffre d'années, on reconnaissait la figure symbolique de la vie, non telle qu'elle nous apparaît, c'est-à-dire permanente, mais réelle, atmosphère si changeante que le fier seigneur s'y peint en caricature le soir comme un marchand d'habits.
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Comme quelqu'un entendant dire que j'étais souffrant demanda si je ne craignais pas de prendre la grippe qui régnait à ce moment-là, un autre bienveillant me rassura en me disant: "Non, cela atteint plutôt les personnes encore jeunes, les gens de votre âge ne risquent plus grand'chose". Et on assura que le personnel m'avait bien reconnu. Ils avaient chuchoté mon nom, et même "dans leur langage", raconta une dame, elle les avait entendu dire: "Voilà le Père..." (cette expression était suivie de mon nom. Et comme je n'avais pas d'enfant, elle ne pouvait se rapporter qu'à l'âge).
En entendant la duchesse de Guermantes dire: "Comment, si j'ai connu le maréchal? Mais j'ai connu des gens bien plus représentatifs, la duchesse de Galliera, Pauline de Périgord, Mgr Dupanloup", je regrettais naïvement de ne pas avoir connu moi-même ceux qu'elle appelait un reste d'ancien régime. J'aurais dû penser qu'on appelle ancien régime, ce dont on n'a pu connaître que la fin; c'est ainsi que ce que nous apercevons à l'horizon prend une grandeur mystérieuse et nous semble se refermer sur un monde qu'on ne reverra plus; cependant nous avançons et c'est bientôt nous-même qui sommes à l'horizon pour les générations qui sont derrière nous; cependant l'horizon recule, et [vol II.97] le monde qui semblait fini, recommence. "J'ai même pu voir quand j'étais jeune fille, ajouta Mme de Guermantes, la duchesse de Dino. Dame, vous savez que je n'ai plus vingt-cinq ans". Ces derniers mots me fâchèrent. Elle ne devrait pas dire cela, ce serait bon pour une vieille femme. "Quant à vous, reprit-elle, vous êtes toujours le même, vous n'avez pour ainsi dire pas changé", me dit la duchesse, et cela me fit presque plus de peine que si elle m'avait parlé d'un changement, car cela prouvait, puisqu'il était extraordinaire qu'il s'en fût si peu produit, que bien du temps s'était écoulé. "Ami, me dit-elle, vous êtes étonnant, vous restez toujours jeune", expression si mélancolique puisqu'elle n'a de sens que si nous sommes en fait, sinon d'apparence, devenus vieux. Et elle me donna le dernier coup en ajoutant: "J'ai toujours regretté que vous ne vous soyez pas marié. Au fond, qui sait, c'est peut-être plus heureux. Vous auriez été d'âge à avoir des fils à la guerre, et s'ils avaient été tués, comme l'a été ce pauvre Robert Saint-Loup (je pense encore souvent à lui), sensible comme vous êtes vous ne leur auriez pas survécu". Et je pus me voir, comme dans la première glace véridique que j'eusse rencontrée dans les yeux de vieillards restés jeunes, à leur avis, comme je le croyais moi-même de moi, et qui, quand je me citais à eux, pour entendre un démenti, comme exemple de vieux, n'avaient pas dans leurs regards qui me voyaient tel qu'ils ne se voyaient pas eux-mêmes et tel que je les voyais une seule protestation. Car nous ne voyions pas notre propre aspect, nos propres âges, mais chacun, comme un miroir opposé voyait celui de l'autre. Et sans doute, à découvrir qu'ils ont vieilli, bien des gens eussent [vol II.98] été moins tristes que moi. Mais d'abord il en est de la vieillesse comme de la mort, quelques-uns les affrontent avec indifférence, non pas parce qu'ils ont plus de courage que les autres, mais parce qu'ils ont plus d'imagination. Puis un homme qui depuis son enfance, vise une même idée, auquel sa paresse même et jusqu'à son état de santé, en lui faisant remettre sans cesse les réalisations, annule chaque soir le jour écoulé et perdu, si bien que la maladie qui hâte le vieillissement de son corps retarde celui de son esprit, est plus surpris et plus bouleversé de voir qu'il n'a cessé de vivre dans le Temps, que celui qui vit peu en soi-même, se règle sur le calendrier, et ne découvre pas d'un seul coup le total des années dont il a poursuivi quotidiennement l'addition. Mais une raison plus grave expliquait mon angoisse; je découvrais cette action destructrice du temps, au moment même où je voulais entreprendre de rendre claire, d'intellectualiser dans une
Chez certains êtres le remplacement successif, mais accompli en mon absence, de chaque cellule par d'autres avait amené un changement si complet, une si entière métamorphose que j'aurais pu dîner cent fois en face d'eux dans un restaurant, sans me douter plus que je les avais connus autrefois que je n'aurais pu deviner la royauté d'un souverain incognito ou le vice d'un inconnu. La comparaison devient même insuffisante, pour le cas où j'entendais leur nom, car on peut admettre qu'un inconnu assis en face de vous soit criminel ou roi, tandis qu'eux je les avais connus, ou plutôt j'avais connu des personnes portant le même nom, mais si différentes que je ne pouvais croire que ce fussent les [vol II.99] mêmes. Pourtant, comme j'aurais fait en partant de l'idée de souveraineté ou de vice qui ne tarde pas à donner à l'inconnu (avec qui on aurait fait si aisément quand on avait encore les yeux bandés, la gaffe d'être insolent ou aimable), dans les mêmes traits de qui on discerne maintenant quelque chose de distingué ou de suspect, je m'appliquais à introduire dans le visage de l'inconnue, entièrement inconnue, l'idée qu'elle était Mme Sazerat, et je finissais par rétablir le sens autrefois connu de ce visage, mais qui serait resté vraiment aliéné pour moi, entièrement celui d'une autre femme ayant autant perdu tous les attributs humains que j'avais connus, qu'un homme devenu singe, si le nom, et l'affirmation de l'identité, ne m'avaient mis malgré ce que le problème avait d'ardu, sur la voie de la solution. Parfois pourtant l'ancienne image renaissait assez précise pour que je puisse essayer une confrontation; et comme un témoin mis en présence d'un inculpé qu'il a vu, j'étais forcé, tant la différence était grande, de dire: "Non... je ne le reconnais pas".
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Une jeune femme me dit: "Voulez-vous que nous allions dîner tous les deux au restaurant?" Comme je répondais: "Si vous ne trouvez pas compromettant de venir dîner seule avec un jeune homme", j'entendis que tout le monde autour de moi riait et je m'empressai d'ajouter: "ou plutôt avec un vieil homme". Je sentais que la phrase qui avait fait rire était de celles qu'aurait pu, en parlant de moi, dire ma mère, ma mère pour qui j'étais toujours un enfant. Or je m'apercevais que je me plaçais pour me juger au même point de vue qu'elle. Si j'avais fini par enregistrer comme elle certains changements qui s'étaient faits depuis ma [vol II.100] première enfance, c'était tout de même des changements maintenant très anciens. J'en étais resté à celui qui faisait qu'on avait dit un temps, presque en prenant de l'avance sur le fait: "C'est maintenant presque un grand jeune homme". Je le pensais encore, mais cette fois avec un immense retard. Je ne m'apercevais pas combien j'avais changé. Mais au fait, eux, qui venaient de rire aux éclats, à quoi s'en apercevaient-ils? Je n'avais pas un cheveu gris, ma moustache était noire. J'aurais voulu pouvoir leur demander à quoi se révélait l'évidence de la terrible chose. [Passage non identifié] Et maintenant je comprenais ce qu'était la vieillesse - la vieillesse qui, de toutes les réalités, est peut-être celle dont nous gardons le plus longtemps dans la vie une notion purement abstraite, regardant les calendriers, datant nos lettres, voyant se marier nos amis, les enfants de nos amis, sans comprendre soit par peur, soit par paresse, ce que cela signifie jusqu'au jour où nous apercevons une silhouette inconnue comme celle de M. d'Argencourt, laquelle nous apprend que nous vivons dans un nouveau monde; jusqu'au jour où le petit-fils d'une de nos amies, jeune homme qu'instinctivement nous traiterions en camarade, sourit comme si nous nous moquions de lui, nous qui lui sommes apparus comme un grand-père; je comprenais ce que signifiait la mort, l'amour, les joies de l'esprit, l'utilité de la douleur, la vocation. Car si les noms avaient perdu pour moi de leur individualité, les mots me découvraient tout leur sens. La beauté des images est logée à l'arrière des choses, celle des idées à l'avant. De sorte que la première cesse de nous émerveiller quand on les a atteintes, mais qu'on [vol II.101] ne comprend la seconde que quand on les a dépassées.
[Suite] Or, à tous ces idées, la cruelle découverte que je venais de faire relativement au Temps qui s'était écoulé ne pourrait que s'ajouter et me servir en ce qui concernait la matière même de mon livre. Puisque j'avais décidé qu'elle ne pouvait être uniquement constituée par les impressions véritablement pleines, celles qui sont en dehors du Temps, parmi les vérités avec lesquelles je comptais les sertir, celles qui se rapportent au Temps, au Temps dans lequel baignent et s'altèrent les hommes, les sociétés, les nations, tiendraient une place importante. Je n'aurais pas soin seulement de faire une place à ces altérations que subit l'aspect des êtres et dont j'avais de nouveaux exemples à chaque minute, car tout en songeant à mon
Si certaines femmes avouaient leur vieillesse en se fardant, elle apparaissait au contraire par l'absence de fard chez certains hommes sur le visage desquels je ne l'avais jamais expressément remarqué, et qui tout de même me semblaient bien changés depuis que découragés de chercher à plaire, ils en avaient cessé l'usage. Parmi eux était Legrandin. La suppression du rose que je n'avais jamais soupçonné artificiel, de ses lèvres et de ses joues, donnait à sa figure l'apparence grisâtre et à ses traits allongés et mornes la précision sculpturale [vol II.104] et lapidaire de ceux d'un dieu égyptien. Un dieu! un revenant plutôt. Il avait perdu non seulement le courage de se peindre, mais de sourire, de faire briller son regard, de tenir des discours ingénieux. On s'étonnait de le voir si pâle, abattu, ne prononçant que de rares paroles qui avaient l'insignifiance de celles que disent les morts qu'on évoque. On se demandait quelle cause l'empêchait d'être vif, éloquent, charmant, comme on se le demande devant "le double" insignifiant d'un homme brillant de son vivant et auquel un spirite pose pourtant des questions qui prêteraient aux développements charmeurs. Et on se disait que cette cause qui avait substitué au Legrandin coloré et rapide, un pâle et triste fantôme de Legrandin, c'était la vieillesse. [Addition marginale] Chez certains même les cheveux n'avaient pas blanchi. Ainsi je reconnus quand il vint dire un mot à son maître le vieux valet de chambre du prince de Guermantes. Les poils bourrus qui hérissaient ses joues tout autant que son crâne, étaient restés d'un roux tirant sur le rose et on ne pouvait le soupçonner de se teindre comme la duchesse de Guermantes. Mais il n'en paraissait pas moins vieux. On sentait seulement qu'il existe chez les hommes comme dans le règne végétal les mousses, les lichens et tant d'autres, des espèces qui ne changent pas à l'approche de l'hiver.
[Suite] Chez d'autres invités dont le visage était intact, l'âge se marquait autrement; ils semblaient seulement embarrassés quand ils avaient à marcher; on croyait d'abord qu'ils avaient mal aux jambes, et ce n'est qu'ensuite qu'on comprenait que la vieillesse leur avait attaché ses semelles de plomb. Elle en embellissait d'autres comme le prince d'Agrigente. [vol II.105] A cet homme long, mince, au regard terne, aux cheveux qui semblaient devoir rester éternellement rougeâtres, avait succédé par une métamorphose analogue à celle des insectes, un vieillard chez qui les cheveux rouges, trop longtemps vus avaient été comme un tapis de table qui a trop servi remplacés par des cheveux blancs. Sa poitrine avait pris une corpulence inconnue, robuste, presque guerrière, et qui avait dû nécessiter un véritable éclatement de la frêle chrysalide que j'avais connue; une gravité consciente d'elle-même baignait les yeux où elle était teintée d'une bienveillance nouvelle qui s'inclinait vers chacun. Et comme malgré tout une certaine ressemblance subsistait entre le puissant prince actuel et le portrait que gardait mon souvenir, j'admirais la force de renouvellement original du temps qui, tout en respectant l'unité de l'être et les lois de la vie, sait changer ainsi le décor et introduire de hardis contrastes dans deux aspects successifs d'un même personnage, car beaucoup de ces gens on les identifiait immédiatement, mais comme d'assez mauvais portraits d'eux-mêmes réunis dans l'exposition où un artiste inexact et malveillant durcit les traits de l'un, enlève la fraîcheur du teint ou la légèreté de la taille à celle-ci, assombrit le regard. Comparant ces images avec celles que j'avais sous les yeux de ma mémoire, j'aimais moins celles qui m'étaient montrées en dernier lieu. Comme souvent on trouve moins bonne et on refuse une des photographies entre lesquelles un ami vous a prié de choisir. A chaque personne et devant l'image qu'elle me montrait d'elle-même j'aurais voulu dire: "Non pas celle-ci, vous êtes moins bien, ce n'est pas vous". Je n'aurais [vol II.106] pas osé ajouter: "Au lieu de votre beau nez droit on vous a fait le nez crochu de votre père que je ne vous ai jamais connu. "En effet, c'était un nez nouveau et familial. Bref, l'artiste le Temps avait "rendu" tous ces modèles, de telle façon qu'ils étaient reconnaissables, mais ils n'étaient pas ressemblants, non parce qu'il les avait flattés, mais parce qu'il les avait vieillis. Cet artiste là du reste, travaille fort lentement. Ainsi cette réplique du visage d'Odette, dont le jour où j'avais pour la première fois vu Bergotte, j'avais aperçu l'esquisse à peine ébauchée dans le visage de Gilberte, le temps l'avait enfin poussée jusqu'à la plus parfaite ressemblance, comme on le verra tout à l'heure pareil à ces peintres qui gardent longtemps une
Et pourtant en complet contraste avec ceux-ci, j'eus la surprise de causer avec des hommes et des femmes, jadis insupportables, et qui avaient perdu à peu près tous leurs défauts, soit que la vie en décevant ou comblant leurs désirs, leur eût enlevé de leur présomption ou de leur amertume. Un riche mariage qui ne nous rend plus nécessaire la lutte ou l'ostentation, l'influence même de la femme, la connaissance lentement acquise de valeurs autres que celles auxquelles croit exclusivement une jeunesse frivole, leur avait permis de détendre leur caractère et de montrer leurs qualités. Ceux-là en vieillissant semblaient avoir une personnalité différente, comme ces arbres dont l'automne en variant leurs couleurs semble changer l'essence. Pour eux celle de la vieillesse se manifestait vraiment, mais comme une chose morale (qu'ils ne possédaient pas avant). Chez d'autres elle était plutôt physique, et si nouvelle que la personne - Mme de Souvré par exemple - me semblait à la fois inconnue et connue. Inconnue car il m'était impossible de soupçonner que ce fût elle et malgré moi je ne pus m'empêcher en répondant à son salut de laisser voir le travail d'esprit qui me faisait hésiter entre trois ou quatre personnes (parmi lesquelles n'était pas [vol II.108] Mme de Souvré) pour savoir à qui je le rendais avec une chaleur du reste qui dut l'étonner car dans le doute ayant peur d'être trop froid si c'était une amie intime, j'avais compensé l'incertitude du regard par la chaleur de la poignée de main et du sourire. Mais d'autre part son aspect nouveau ne m'était pas inconnu. C'était celui que j'avais souvent vu au cours de ma vie à des femmes âgées et fortes mais sans soupçonner alors qu'elles avaient pu beaucoup d'années avant ressembler à Mme de Souvré. Cet aspect était si différent de celui que j'avais connu dans le passé qu'on eût dit qu'elle était un être condamné comme un personnage de féerie à apparaître d'abord en jeune fille, puis en épaisse matrone et qui reviendrait sans doute bientôt en vieille branlante et courbée. Elle semblait comme une lourde nageuse, qui ne voit plus le rivage qu'à une grande distance, repousser avec peine les flots du temps qui la submergeaient. J'arrivai à force de regarder sa figure hésitante, incertaine comme une mémoire infidèle qui ne peut plus retenir les formes d'autrefois, j'arrivai pourtant à en retrouver quelque chose en me livrant au petit jeu d'éliminer les carrés et les hexagones que l'âge avait ajoutés à ces joues. D'ailleurs ce qu'il mêlait à celle des femmes n'était pas toujours seulement des figures géométriques. Dans les joues de la Duchesse de Guermantes, restées si semblables pourtant et pourtant composites maintenant comme un nougat, je distinguais une trace de vert de gris, un petit morceau rose de coquillage concassé, une grosseur difficile à définir, plus petite qu'une boule de gui et moins transparente qu'une perle de verre. [vol II.109]
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Pour en revenir à cet homme politique malgré son changement de substance physique, tout aussi profond que la transformation des idées morales qu'il éveillait maintenant dans le public, en un mot malgré tant d'années passées depuis qu'il avait été Président du Conseil, il était redevenu ministre. [Addition marginale] Ce président du conseil d'il y a quarante ans faisait partie du nouveau cabinet, dont le chef lui avait donné un portefeuille, un peu comme ces directeurs de théâtre confient un rôle à une de leurs anciennes camarades, retirée depuis longtemps, mais qu'ils jugent encore plus capable que les jeunes de tenir un rôle avec finesse, de laquelle d'ailleurs ils savent la difficile situation financière et qui à près de quatre-vingts ans montre encore au public l'intégrité de son talent presque intact avec cette continuation de la vie qu'on s'étonne ensuite d'avoir pu constater quelques jours avant la mort.
L'aspect de Mme de Forcheville était si miraculeux, qu'on ne pouvait même pas dire qu'elle avait rajeuni mais plutôt qu'avec tous ses carmins, toutes ses rousseurs, elle avait refleuri. Plus même que l'incarnation de l'exposition universelle de 1878, elle eût été dans une exposition végétale d'aujourd'hui, la curiosité et le clou. Pour moi du reste, elle ne semblait pas dire "je suis l'Exposition de 1878", mais plutôt "je suis l'allée des Acacias de 1892". Il semblait qu'elle eût pu y être encore. D'ailleurs [vol II.127] justement parce qu'elle n'avait pas changé, elle ne semblait guère vivre. Elle avait l'air d'une rose stérilisée. Je lui dis bonjour, elle chercha quelque temps mais en vain mon nom sur mon visage. Je me nommai et aussitôt comme si j'avais perdu grâce à ce nom incantateur l'apparence d'Arbousier ou de Kangouroo que l'âge m'avait sans doute donnée, elle me reconnut et se mit à me parler de cette voix si particulière que les gens qui l'avaient applaudie dans les petits théâtres étaient si émerveillés quand ils étaient invités à déjeuner avec elle, "à la ville", de retrouver dans chacune de ses paroles, pendant toute la causerie, tant qu'ils voulaient. Cette voix était restée la même, inutilement chaude, prenante, avec un rien d'accent anglais. Et pourtant de même que ses yeux avaient l'air de me regarder d'un rivage lointain, sa voix était triste, presque suppliante, comme celle des morts dans l'Odyssée. Odette eût pu jouer encore. Je lui fis des compliments sur sa jeunesse. Elle me dit, "vous êtes gentil, my dear, merci", et comme elle donnait difficilement à un sentiment même le plus vrai une expression qui ne fût pas affectée par le souci de ce qu'elle croyait élégant, elle répéta à plusieurs reprises: "merci tant, merci tant". Mais moi qui avais jadis fait de si longs trajets pour l'apercevoir au Bois, qui avais écouté le son de sa voix tomber de sa bouche, la première fois que j'avais été chez elle, comme un trésor, les minutes passées maintenant auprès d'elle me semblaient interminables à cause de l'impossibilité de savoir que lui dire et je m'éloignai. Hélas, elle ne devait pas rester toujours telle. Moins de trois ans après, non pas en enfance, mais un peu ramollie, je devais la voir à une soirée donnée par Gilberte, [vol II.128] devenue incapable de cacher sous un masque immobile ce qu'elle pensait - pensait est beaucoup dire - ce qu'elle éprouvait, hochant la tête, serrant la bouche, secouant les épaules à chaque impression qu'elle ressentait, comme ferait un ivrogne, un enfant, comme font certains poètes qui ne tiennent pas compte de ce qui les entoure, et, inspirés, composent dans le monde et tout en allant à table au bras d'une dame étonnée, froncent les sourcils, font la moue. Les impressions de Madame de Forcheville - sauf une, celle qui l'avait fait précisément assister à la soirée donnée par Gilberte, la tendresse pour sa fille bien aimée, l'orgueil qu'elle donnât une soirée si brillante, orgueil que ne voilait pas chez la mère la mélancolie de ne plus être rien - ces impressions n'étaient pas joyeuses, et commandaient seulement une perpétuelle défense contre les avanies qu'on lui faisait, défense timorée comme celle d'un enfant. On n'entendait que ces mots: "Je ne sais pas si Madame de Forcheville me reconnaît, je devrais peut-être me faire présenter à nouveau". "Ça par exemple vous pouvez vous en dispenser (répondait-on à tue-tête sans songer que la mère de Gilberte entendait tout, sans y songer, ou s'en sans soucier) c'est bien inutile. Pour l'agrément qu'elle vous apportera. On la laisse dans son coin. Du reste elle est un peu gaga." Furtivement Mme de Forcheville lançait un regard de ses yeux restés si beaux, sur les interlocuteurs injurieux, puis vite ramenait ce regard à elle de peur d'avoir été impolie, et tout de même agitée par l'offense, taisant sa débile indignation, on voyait sa tête branler, sa poitrine se soulever, elle jetait un nouveau regard sur un autre assistant aussi peu poli, et ne [vol II.129] s'étonnait pas outre mesure, car se sentant très mal depuis quelques jours, elle avait à mots couverts suggéré à sa fille de remettre la fête, mais sa fille avait refusé. Mme de Forcheville ne l'en aimait pas moins; toutes les duchesses qui entraient, l'admiration de tout le monde pour le nouvel hôtel inondait de joie son
Bloch m'ayant demandé de le présenter au maître de maison, je ne fis à cela pas l'ombre des difficultés auxquelles je m'étais heurté, le jour où j'avais été pour la première fois en soirée chez le Prince de Guermantes, qui m'avaient semblé naturelles, alors que maintenant cela me semblait si simple de lui présenter un de ses invités, et cela m'eût même paru simple de me permettre de lui amener et présenter à l'improviste quelqu'un qu'il n'eût pas invité. Etait-ce parce que [vol II.130] depuis cette époque lointaine, j'étais devenu un "familier", quoique depuis quelque temps un "oublié" de ce monde où alors j'étais si nouveau; était-ce au contraire parce que n'étant pas un véritable homme du monde, tout ce qui fait difficulté pour eux n'existait plus pour moi, une fois la timidité tombée; était-ce parce que les êtres ayant peu à peu laissé tomber devant moi leur premier, souvent leur second et leur troisième aspects factices, je sentais derrière la hauteur dédaigneuse du Prince une grande avidité humaine de connaître des êtres, de faire la connaissance de ceux-là même qu'ils affectent de dédaigner. Etait-ce parce que aussi le prince avait changé comme tous ces insolents de la jeunesse et de l'âge mûr, à qui la vieillesse apporte sa douceur (d'autant plus que les hommes débutants et les idées inconnues contrelesquels ils regimbaient, ils les connaissaient depuis longtemps de vue et les savaient reçus autour d'eux), surtout si cette vieillesse a pour adjuvant quelques vertus, ou quelques vices qui étendent les relations, ou la révolution que fait une conversion politique, comme celle du prince au dreyfusisme.
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[vol II.131]
le Prince de Guermantes en me représentant Swann, ou M. de Charlus", me demandait Bloch à qui j'avais longtemps emprunté sa manière de parler et qui maintenant imitait souvent la mienne. "Nullement". "Mais en quoi consiste la différence?" "Il aurait fallu les entendre parler entre eux, pour la saisir, mais c'est maintenant impossible, Swann est mort et M. de Charlus ne vaut guère mieux. Mais ces différences étaient énormes". Et tandis que l'oeil de Bloch brillait en pensant à ce que pouvait être la conversation de ces personnages merveilleux, je pensais que je lui exagérais le plaisir que j'avais eu à me trouver avec eux, n'en ayant jamais ressenti que quand j'étais seul, et l'impression des différenciations véritables n'ayant lieu que dans notre imagination. Bloch s'en aperçut-il?" Tu me peins peut-être cela trop en beau, me dit-il; ainsi la maîtresse de maison d'ici, la Princesse de Guermantes, je sais bien qu'elle n'est plus jeune, mais enfin il n'y a pas tellement longtemps que tu me parlais de son charme incomparable, de sa merveilleuse beauté. Certes je reconnais qu'elle a grand air, et elle a bien ces yeux extraordinaires dont tu me parlais, mais enfin je ne la trouve pas tellement inouïe que tu disais. Evidemment elle est très racée mais enfin". Je fus obligé de dire à Bloch qu'il ne me parlait pas de la même personne. La Princesse de Guermantes en effet était morte et c'est l'ex-Madame Verdurin que le prince ruiné par la défaite allemande, avait épousée et que Bloch ne reconnaissait pas. "Tu te trompes, j'ai cherché dans le Gotha de cette année me confessa naïvement Bloch et j'ai trouvé le prince de Guermantes, habitant l'hôtel où nous sommes et [vol II.132] marié à tout ce qu'il y a de plus grandiose, attends un peu que je me rappelle, marié à Sidonie, duchesse de Duras, née des Beaux. En effet, Mme Verdurin, peu après la mort de son mari avait épousé le vieux duc de Duras, ruiné, qui l'avait faite cousine du prince de Guermantes, et était mort après deux ans de mariage. Il avait été pour Mme Verdurin une transition fort utile et maintenant celle-ci par un troisième mariage était Princesse de Guermantes et avait dans le faubourg Saint-Germain une grande situation qui eût fort étonné à Combray où les dames de la rue de l'Oiseau, la fille de Mme Goupil et la belle fille Mme de Sazerat, toutes ces dernières années, avant que Mme Verdurin ne fût Princesse de Guermantes, avaient dit en ricanant: "la Duchesse de Duras", comme si c'eût été un rôle que Mme Verdurin eût tenu au théâtre. Même le principe des castes voulant qu'elle mourût Mme Verdurin, ce titre qu'on ne s'imaginait lui conférer aucun pouvoir mondain nouveau, faisait plutôt mauvais effet. "Faire parler d'elle" [Addition marginale] cette expression qui dans tous les mondes est appliquée à une femme qui a un amant, pouvait l'être dans le Faubourg St-Germain à celles qui publient des livres, dans la bourgeoisie de Combray à celles qui font des mariages, dans un sens ou dans l'autre "disproportionnés". Quand elle eut épousé le Prince de Guermantes, on dut se dire que c'était un faux Guermantes, un escroc. Pour moi, à me figurer cette identité de titre, de nom qui faisait qu'il y avait encore une Princesse de Guermantes et qu'elle n'avait aucun rapport avec celle qui m'avait tant charmé et qui n'était plus, qui était comme une morte sans défense à qui on l'eût volé, il y avait quelque chose d'aussi douloureux qu'à voir les objets [vol II.133] qu'avait possédés la Princesse Hedwige, comme son château, comme tout ce qui avait été à elle et dont une autre jouissait. La succession au nom est triste comme toutes les successions, comme toutes les usurpations de propriété; et toujours sans interruptions, viendraient comme un flot, de nouvelles Princesses de Guermantes, ou plutôt millénaire, remplacée d'âge en âge dans son emploi par une femme différente, vivrait une seule Princesse de Guermantes, ignorante de la mort, indifférente à tout - ce qui change et blesse nos
Mais - contradiction avec cette permanence, - les anciens habitués assuraient que dans le monde tout était changé, qu'on y recevait des gens que jamais de leur temps on n'aurait reçu et comme on dit: "c'était vrai, et ce n'était pas vrai. "Ce n'était pas vrai parce qu'ils ne se rendaient pas compte de la courbe du temps qui faisait que ceux d'aujourd'hui voyaient ces gens nouveaux à leur point d'arrivée tandis qu'eux se les rappelaient à leur point de départ. Et quand eux, les anciens, étaient entrés dans le monde, il y avait là des gens arrivés dont d'autres se rappelaient le départ. Une génération suffit pour que s'y ramène ce changement qui en des siècles s'est fait pour le nom bourgeois d'un Colbert devenu nom noble. Et d'autre part cela pourrait être vrai, car si les personnes changent de situation, les idées et les coutumes les plus indéracinables (de même que les fortunes et les alliances de pays et les haines de pays) changent aussi, parmi lesquelles même celles de ne recevoir que des [vol II.134] gens chics. Non seulement le snobisme change de forme, mais il pourrait disparaître comme la guerre même, et les radicaux, les juifs être reçus au Jockey.
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L'amie de Bloch et de la duchesse de Guermantes n'était pas seulement élégante et charmante, elle était intelligente aussi, et la conversation avec elle était agréable mais m'était rendue difficile parce que ce n'était pas seulement le nom de mon interlocutrice qui était nouveau pour moi mais celui d'un grand nombre de personnes dont elle me parla et qui formaient actuellement le fond de la société. Il est vrai que d'autre part comme elle voulait m'entendre raconter des histoires, beaucoup de ceux que je lui citai ne lui dirent absolument rien, ils étaient tous tombés dans l'oubli, du moins ceux qui n'avaient brillé que de l'éclat individuel d'une personne et n'étaient pas le nom générique et permanent de quelque célèbre famille aristocratique (dont la jeune femme savait rarement le titre exact, supposant des naissances inexactes sur un nom qu'elle avait entendu de travers la veille dans un dîner), et elle ne les avait pour la plupart jamais entendu prononcer n'ayant commencé à aller dans le monde (non seulement parce qu'elle était encore jeune, mais parce qu'elle habitait depuis peu la France et n'avait pas été reçue tout de suite) que quelques années après que je m'en étais moi-même retiré. De sorte que si nous avions en commun un même vocabulaire de mots pour les noms, celui de chacun de [vol II.145] nous était différent. Je ne sais comment le nom de Mme Leroi tomba de mes lèvres et par hasard, mon interlocutrice, grâce à quelque vieil ami, galant auprès d'elle, de Mme de Guermantes, en avait entendu parler. Mais inexactement comme je le vis au ton dédaigneux dont cette jeune femme snob me répondit: "Si je sais qui est Mme Leroi, une vieille amie de Bergotte" d'un ton qui voulait dire "une personne que je n'aurais jamais voulu faire venir chez moi." Je compris très bien que le vieil ami de Mme de Guermantes en parfait homme du monde imbu de l'esprit des Guermantes dont un des traits était de ne pas avoir l'air d'attacher d'importance aux fréquentations aristocratiques, avait trouvé trop bête et trop anti-Guermantes de dire: "Mme Leroi, qui fréquentait toutes les Altesses, toutes les duchesses" et il avait préféré dire: "Elle était assez drôle. Elle a répondu un jour à Bergotte ceci". Seulement pour les gens qui ne savent pas, ces renseignements par la conversation équivalent à ceux que donne la Presse aux gens du peuple et qui croient alternativement selon leur journal que M. Loubet et M. Reinach sont des voleurs ou de grands citoyens. Pour mon interlocutrice, Mme Leroi avait été une espèce de Mme Verdurin première manière avec moins d'éclat et dont le petit clan eût été limité au seul Bergotte... Cette jeune femme est d'ailleurs une des dernières qui, par un pur hasard, ait entendu le nom de Mme Leroi. Aujourd'hui personne ne sait plus qui c'est, ce qui est du reste parfaitement juste. Son nom ne figure même pas dans l'index des mémoires posthumes de Mme de Villeparisis de laquelle Mme Leroi occupa tant l'esprit. La Marquise n'a d'ailleurs pas parlé de Mme Leroi moins parce que celle-ci de son vivant [vol II.146] avait été peu aimable pour elle, que parce que personne ne pouvait s'intéresser à elle après sa mort, et ce silence est dicté moins par la rancune mondaine de la femme que par le tact littéraire de l'écrivain. Ma conversation avec l'élégante amie de Bloch fut charmante, car cette jeune femme était intelligente mais cette différence entre nos deux vocabulaires la rendait malaisée et en même temps instructive. Nous avons beau savoir que les années passent, que la jeunesse fait place à la vieillesse, que les fortunes et les trônes les plus solides s'écroulent, que la célébrité est passagère, notre manière de prendre connaissance et pour ainsi dire de prendre le cliché de cet univers mouvant, entraîné par le Temps, l'immobilise au contraire. De sorte que nous voyons toujours jeunes les gens que nous avons connus jeunes, que ceux que nous avons connus vieux, nous les parons rétrospectivement dans le passé des vertus de la vieillesse, que nous nous fions sans réserve au crédit d'un milliardaire et à l'appui d'un souverain, sachant par le raisonnement mais ne croyant pas effectivement qu'ils pourront être demain des fugitifs dénués de pouvoir. Dans un champ plus restreint et de mondanité pure comme dans un problème plus simple qui initie à des difficultés plus complexes mais de même ordre, l'inintelligibilité qui résultait de notre conversation avec la jeune femme du fait que nous avions vécu dont un certain monde à vingt-cinq ans de distance, me donnait l'impression et aurait pu fortifier chez moi le sens de l'histoire. Du reste, il faut bien dire que cette ignorance des situations réelles qui tous les dix ans fait surgir les élus dans leur apparence actuelle et comme si le passé n'existait pas, qui empêche pour [vol II.147] une américaine fraîchement débarquée, de voir que M. de Charlus avait eu la plus grande situation de Paris à une époque où Bloch n'en avait aucune, et que Swann qui faisait tant de frais pour M. Bontemps avait été traité avec la plus grande amitié par le Prince de Galles, cette ignorance n'existe pas seulement chez les nouveaux venus, mais chez ceux qui ont fréquenté toujours des sociétés voisines, et cette ignorance chez ces derniers comme chez les autres est aussi un effet (mais cette fois s'exerçant sur l'individu et non sur la courbe sociale) du Temps. Sans doute, nous avons beau changer de milieu, de genre de vie, notre mémoire en retenant le fil de notre personnalité identique attache à elle, aux époques successives, le souvenir des sociétés où nous avons vécu, fût-ce quarante ans plus tôt. Bloch chez le Prince de Guermantes savait parfaitement l'humble milieu juif où il avait vécu à dix-huit ans, et Swann quand il n'aima plus Mme Swann mais une femme qui servait le thé chez ce même Colombin où Mme Swann avait cru quelque temps qu'il était chic d'aller, comme au thé de la rue Royale, Swannsavait très bien sa valeur mondaine, se rappelant Twikenham, n'avait aucun doute sur les raisons pour lesquelles il allait plutôt chez Colombin que chez la Duchesse de Broglie et savait parfaitement qu'eût-il été lui-même mille fois moins "chic", cela ne l'eût pas empêché davantage d'aller chez Colombin où à l'hôtel Ritz puisque tout le monde peut y aller en payant. Sans doute les amis de Bloch ou de Swann se rappelaient eux aussi la petite société juive ou les invitations à Twickenham et ainsi les amis comme des "moi" un peu moins distincts de Swann et de Bloch ne séparaient pas dans leur [vol II.148] mémoire du Bloch élégant d'aujourd'hui, le Bloch sordide d'autrefois, du Swann de chez Colombin des derniers jours le Swann de Bukingham Palace. Mais ces amis étaient en quelque sorte dans la vie, les voisins de Swann; la leur s'était développée sur une ligne assez voisine pour que leur mémoire pût être assez pleine de lui; mais chez d'autres plus éloignés de Swann, à une distance plus grande de lui, non pas précisément socialement, mais d'intimité, qui avait fait la connaissance plus vague et les rencontres très rares, les souvenirs moins nombreux, avaient rendu les notions plus flottantes. Or, chez des étrangers de ce genre, au bout de trente ans, on ne se rappelle plus rien de précis qui puisse prolonger dans le passé et changer de valeur l'être qu'on a sous les yeux. J'avais entendu dans les dernières années de la vie de Swann des gens du monde pourtant à qui on parlait de lui, dire et comme si ç'avait été son titre de notoriété: "Vous parlez du Swann de chez Colombin?" J'entendais maintenant des gens qui auraient pourtant dû savoir, dire en parlant de Bloch "Le Bloch-Guermantes? Le familier des Guermantes?" Ces erreurs qui scindent une vie et en isolant le présent font de l'homme dont on parle un autre homme, un homme différent, une création de la veille, un homme qui n'est que la condensationde ses habitudes actuelles (alors que lui porte en lui-même la continuité de sa vie qui le relie au passé), ces erreurs dépendent bien aussi du Temps, mais elles sont non un phénomène social, mais un phénomène de mémoire. J'eus dans l'instant même un exemple d'une variété assez différente, il est vrai, mais d'autant plus frappante, de ces oublis qui modifient pour nous l'aspect des [vol II.149] êtres. Un jeune neveu de Mme de Guermantes, le Marquis de Villemandois, avait été jadis pour moi d'une insolence obstinée qui m'avait conduit par représailles à adopter à son égard une attitude si insultante que nous étions devenus tacitement comme deux ennemis. Pendant que j'étais en train de réfléchir sur le temps à cette matinée chez la Princesse de Guermantes, il se fit présenter à moi en disant qu'il croyait que j'avais connu de ses parents, qu'il avait lu des articles de moi et désirait faire ou refaire ma connaissance. Il est vrai de dire qu'avec l'âge il était devenu, comme beaucoup, d'impertinent sérieux, qu'il n'avait plus la même arrogance et que d'autre part on parlait de moi, pour de bien minces articles cependant, dans le milieu qu'il fréquentait. Mais ces raisons de sa cordialité et de ses avances ne furent qu'accessoires. La principale, ou du moins celle qui permit aux autres d'entrer en jeu, c'est que, ou ayant une plus mauvaise mémoire que moi, ou ayant attaché une attention moins soutenue à mes ripostes que je n'avais fait autrefois à ses attaques, parce que j'étais alors pour lui un bien plus petit personnage qu'il n'était pour moi, il avait entièrement oublié notre inimitié. Mon nom lui rappelait tout au plus qu'il avait dû me voir, ou quelqu'un des miens, chez une de ses tantes... Et ne sachant pas au juste s'il se faisait présenter ou représenter, il se hâta de me parler de sa tante, chez qui il ne doutait pas qu'il avait dû me rencontrer, se rappelant qu'on y parlait souvent de moi, mais non nos querelles. Un nom c'est tout ce qui reste bien souvent pour nous d'un être, non pas même quand il est mort mais de son vivant. Et nos notions actuelles sur lui sont si vagues ou si bizarres, et correspondent si peu [vol II.150] à celles que nous avons eues de lui, que nous avons entièrement oublié que nous avons failli nous battre en duel avec lui mais nous nous rappelons qu'il portait enfant d'étranges guêtres jaunes aux Champs-Elysées, dans lesquels par contre, malgré que nous le lui assurions, il n'a aucun souvenir d'avoir joué avec nous. Bloch était entré en sautant comme une hyène. Je pensais: "Il vient dans des salons où il n'eût pas pénétré il y a vingt ans." Mais il avait aussi vingt ans de plus. Il était plus près de la mort. A quoi cela l'avançait-il? De près, dans la translucidité d'un visage, où de plus loin et mal éclairé je ne voyais que la jeunesse gaie (soit qu'elle y survécût, soit que je l'y évoquasse), se tenait le visage presque effrayant tout anxieux, d'un vieux Shylock attendant tout grimé dans la coulisse le moment d'entrer en scène, récitant déjà les premiers vers à mi-voix. Dans dix ans, dans ces salons où leur veulerie l'aurait imposé, il entrerait en béquillant, devenu maître, trouvant une corvée d'être obligé d'aller chez les La Trémoille. A quoi cela l'avançait-il?
[Suite]Des changements produits dans la société, je pouvais d'autant plus extraire des vérités importantes et dignes de cimenter une partie de mon
La bonté, simple maturation qui a fini par sucrer des natures plus primitivement acides que celle de [vol II.154] Bloch, est aussi répandue que ce sentiment de la justice qui fait que si notre cause est bonne, nous ne devons pas plus redouter un juge prévenu qu'un juge ami. Et les petits enfants de Bloch seraient bons et discrets presque de naissance. Bloch n'en était peut-être pas encore là. Mais je remarquai que lui qui jadis feignait de se croire obligé à faire deux heures de chemin de fer pour aller voir quelqu'un qui ne le lui avait guère demandé, maintenant qu'il recevait beaucoup d'invitations, non seulement à déjeuner et à dîner, mais à venir passer quinze jours ici, quinze jours là, en refusait beaucoup et sans le dire, sans se vanter de les avoir reçues, de les avoir refusées. La discrétion, discrétion dans les actions, dans les paroles, lui était venue avec la situation sociale et l'âge, avec une sorte d'âge social, si l'on peut dire. Sans doute Bloch était jadis indiscret autant qu'incapable de bienveillance et de conseils. Mais certains défauts, certaines qualités sont moins attachés à tel individu, à tel autre, qu'à tel ou tel moment de l'existence considéré au point de vue social. Ils sont presque extérieurs aux individus, lesquels passent dans leur lumière, comme sous des solstices variés, préexistants, généraux, inévitables. Les médecins qui cherchent à se rendre compte si tel médicament diminue ou augmente l'acidité de l'estomac, active ou ralentit ses secrétions, obtiennent des résultats différents, non pas selon l'estomac sur les secrétions duquel ils prélèvent un peu de suc gastrique, mais selon qu'ils le lui empruntent à un moment plus ou moins avancé de l'ingestion du remède.
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Ainsi à chacun des moments de sa durée, le nom de Guermantes considéré comme un ensemble de tous les noms qu'il admettait en lui, autour de lui, subissait des déperditions, recrutait des éléments nouveaux comme ces jardins où à tout moment des fleurs à peine en bouton et se préparant à remplacer celles qui se flétrissent déjà, se confondent dans une masse qui semble pareille sauf à ceux qui n'ont pas toujours vu les nouvelles venues et gardent dans leur souvenir l'image précise de celles qui ne sont plus.
Plus d'une des personnes que cette matinée réunissait ou dont elle m'évoquait le souvenir, me donnait les aspects qu'elle avait tour à tour présentés pour moi, par les circonstances différentes, opposées, d'où elle avait, les unes après les autres, surgi devant moi faisait ressortir les aspects variés de ma vie, les différences de perspective, comme un accident de terrain, de colline ou château, qui apparaissant tantôt à droite, tantôt à gauche, semble d'abord dominer une forêt, ensuite sortir d'une vallée, et révéler ainsi au voyageur, des changements d'orientation et des différences d'altitude dans la route qu'il suit. En remontant de plus en plus haut, je finissais par trouver des images d'une même personne séparées par un intervalle de temps si long, conservées par des moi si distincts, ayant elles-mêmes des significations si différentes, que je les omettais d'habitude quand je croyais embrasser le cours passé de mes relations avec elles, que j'avais même cessé de penser qu'elles étaient les mêmes que j'avais connues [vol II.156] autrefois et qu'il me fallait le hasard d'un éclair d'attention pour les rattacher, comme à une étymologie, à cette signification primitive qu'elles avaient eue pour moi. Mlle Swann me jetait de l'autre côté de la haie d'épines roses, un regard dont j'avais dû d'ailleurs rétrospectivement retoucher la signification qui était du désir. L'amant de Mme Swann, selon la chronique de Combray, me regardait derrière cette même haie d'un air dur qui n'avait pas non plus le sens que je lui avais donné alors, et ayant d'ailleurs tellement changé depuis que je ne l'avais nullement reconnu à Balbec dans le Monsieur qui regardait une affiche, près du Casino, et dont il m'arrivait une fois tous les dix ans de me souvenir en me disant: "Mais c'était M. de Charlus, déjà, comme c'est curieux". Mme de Guermantes au mariage du Dr Percepied, Mme Swann en rose chez mon grand Oncle, Mme de Cambremer,
Et combien de fois ces personnes étaient revenues devant moi, au cours de leur vie dont les diverses circonstances semblaient présenter les mêmes êtres, mais sous des formes et pour des fins variées; et la diversité des points de ma vie par où avait passé le fil de celle de chacun de ces personnages avait fini par mêler ceux qui semblaient le plus éloignés, comme si la vie ne possédait qu'un nombre limité de fils pour exécuter les dessins les plus différents. [vol II.158] Quoi de plus séparé par exemple, dans mes passés divers, que mes visites à mon oncle Adolphe, que le neveu de Mme de Villeparisis cousine du Maréchal, que Legrandin et sa
Ce n'était pas que l'aspect de ces personnes qui donnaient l'idée de personnes de songe. Pour elles-mêmes la vie déjà ensommeillée dans la jeunesse et l'amour, était de plus en plus devenue un songe. Elles avaient oublié jusqu'à leurs rancunes, leurs haines, et pour être certains que c'était à la personne qui était là qu'elles n'adressaient plus la parole il y a dix ans, il eût fallu qu'elles se reportassent à un registre, mais qui était aussi vague qu'un rêve où on a été insulté on ne sait plus par qui. Tous ces songes formaient les apparences contrastées de la vie politique où on voyait dans un même ministère des gens qui s'étaient accusés de meurtre ou de trahison. Et ce songe devenait épais comme la mort chez certains vieillards dans les jours qui suivaient celui où ils avaient fait l'amour. Pendant ces jours-là on ne pouvait plus rien demander au président de la république, il oubliait tout. Puis si on le laissait se reposer quelques jours, le souvenir des affaires publiques lui revenait fortuit comme celui d'un rêve.
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Je m'étais assis à côté de Gilberte de Saint-Loup. Nous parlâmes beaucoup de Robert, Gilberte en parlait sur un ton déférent comme si ç'eût été un être supérieur qu'elle tenait à me montrer qu'elle avait admiré et compris. Nous nous rappelâmes l'un à l'autre combien les idées qu'il exposait jadis sur l'art de la guerre (car il lui avait souvent redit à Tansonville les mêmes thèses que je lui avais entendu exposer à Doncières et plus tard) s'étaient souvent et en somme sur un grand nombre de points trouvées vérifiées par la dernière guerre. "Je ne puis vous dire à quel point la moindre des choses qu'il me disait à Doncières me frappe maintenant, et aussi pendant la guerre. Les dernières paroles que j'ai entendues de lui quand nous nous sommes quittés pour ne plus nous revoir étaient qu'il attendait Hindenburg, général napoléonien, à un des types de la bataille napoléonienne, celle qui a pour but de séparer deux adversaires, peut-être, avait-il ajouté, les Anglais et nous. Or, à peine un an après la mort de Robert, un critique pour lequel il avait une profonde admiration et qui exerçait visiblement une grande influence sur ses idées militaires, M. Henry Bidou disait que l'offensive d'Hindenburg en mars 1918, c'était "la bataille de séparation d'un adversaire massé contre deux adversaires en ligne,
"Et sur les avions", répondit Gilberte, "vous rappelez-vous quand il disait, - il avait de si jolies phrases, - il faut que chaque armée soit un Argus aux cent yeux. Hélas, il n'a pu voir la vérification de ses dires". "Mais si, répondis-je, à la bataille de la Somme, il a bien su qu'on a commencé par aveugler l'ennemi en lui crevant les yeux, en détruisant ses avions et ses ballons captifs". "Ah! oui c'est vrai". Et comme depuis qu'elle ne vivait plus que [vol II.171] pour l'intelligence, elle était devenue un peu pédante. "Et lui qui prétendait aussi qu'on reviendrait aux anciens moyens. Savez-vous que les expéditions de Mésopotamie dans cette guerre (elle avait dû lire cela à l'époque dans les articles de Brichot) évoquent à tout moment, inchangée, la retraite de Xénophon. Et pour aller du Tigre à l'Euphrate, le commandement anglais s'est servi de bellones, bateaux longs et étroits, gondoles de ce pays, et dont se servaient déjà les plus antiques Chaldéens". Ces paroles me donnaient bien le sentiment de cette stagnation du passé qui dans certains lieux, par une sorte de pesanteur spécifique, s'immobilise indéfiniment si bien qu'on peut le retrouver tel quel. Et j'avoue, que pensant aux lectures que j'avais faites à Balbec, non loin de Robert, j'étais très impressionné - comme dans la campagne de France de retrouver la tranchée de Mme de Sévigné, - >en Orient à propos du siège de Kout-el-Amara (Kout l'émir, comme nous disons Vaux-le-Vicomte et Boilleau-l'Évêque, aurait dit le curé de Combray, s'il avait étendu sa soif d'étymologie aux langues orientales) de voir revenir auprès de Bagdad ce nom de Bassorah dont il est tant question dans les Mille et une Nuits et que gagne chaque fois après avoir quitté Bagdad ou avant d'y rentrer, pour s'embarquer ou débarquer, bien avant le général Townsend aux temps des Khalifes, Simbad le Marin.
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Ainsi peut-être la vue d'Andrée rappelait à Gilberte le roman de jeunesse qu'avait été son amour pour Robert, et lui inspirait aussi un grand respect pour Andrée de laquelle était toujours amoureux un homme, tant aimé par cette Rachel que Gilberte sentait avoir été plus aimée de Saint-Loup qu'elle ne l'avait été elle-même. Peut-être au contraire ces souvenirs ne jouaient-ils aucun rôle dans la prédilection de Gilberte pour ce ménage artiste et [vol II.174] fallait-il y voir simplement - comme chez beaucoup - l'épanouissement des goûts habituellement inséparables chez les femmes du monde de s'instruire et de s'encanailler. Peut-être Gilberte avait-elle oublié Robert autant que moi Albertine et si même elle savait que c'était Rachel que l'artiste avait quittée pour Andrée, ne pensait-elle jamais quand elle les voyait à ce fait qui n'avait jamais joué aucun rôle dans son goût pour eux. On n'aurait pu décider si mon explication première n'était pas seulement possible mais était vraie que grâce au témoignage des intéressés, seul recours qui reste en pareil cas, s'ils pouvaient apporter dans leurs confidence de la clairvoyance et de la sincérité. Or la première s'y rencontre rarement et la seconde jamais.
"Mais comment venez-vous dans des matinées si nombreuses?" me demanda Gilberte. "Vous retrouver dans une grande tuerie comme cela, ce n'est pas ainsi que je vous schématisais. Certes, je m'attendais à vous voir partout ailleurs qu'à un des grands tralalas de ma tante, puisque tante il y a", ajouta-t-elle d'un air fin, car étant Mme de Saint-Loup depuis un peu plus longtemps que Mme Verdurin n'était entrée dans la famille, elle se considérait comme une Guermantes de tout temps et atteinte par la mésalliance que son oncle avait faite en épousant Mme Verdurin, qu'il est vrai elle avait entendu railler mille fois devant elle, dans la famille, tandis que naturellement ce n'était qu'hors de sa présence qu'on avait parlé de la mésalliance qu'avait faite Saint-Loup en l'épousant. Elle affectait d'ailleurs d'autant plus de dédain pour cette tante mauvais teint que la princesse [vol II.175] de Guermantes, par l'espèce de perversion qui pousse les gens intelligents à s'évader du chic habituel, par le besoin aussi de souvenirs qu'ont les gens âgés, pour tâcher de donner un passé à son élégance nouvelle, aimait à dire en parlant de Gilberte: "Je vous dirai que ce n'est pas pour moi une relation nouvelle, j'ai énormément connu la mère de cette petite, tenez, c'était une grande amie à ma cousine Marsantes. C'est chez moi qu'elle a connu le père de Gilberte. Quant au pauvre Saint-Loup, je connaissais d'avance toute sa famille, son propre oncle était mon intime autrefois à La Raspelière." Vous voyez que les Verdurin n'étaient pas du tout des bohêmes me disaient les gens qui entendaient parler ainsi la princesse Guermantes, c'étaient des amis de tout temps de la famille de Mme de Saint-Loup. J'étais peut-être seul à savoir par mon grand-père qu'en effet les Verdurin n'étaient pas des bohêmes. Mais ce n'était pas précisément parce qu'ils avaient connu Odette. Mais on arrange aisément les récits du passé que personne ne connaît plus, comme ceux des voyages dans les pays où personne n'est jamais allé. "Enfin, conclut Gilberte, puisque vous sortez quelquefois de votre Tour d'Ivoire, des petites réunions intimes chez moi où j'inviterais des esprits sympathiques, ne vous conviendraient-elles pas mieux? Ces grandes machines comme ici sont bien peu faites pour vous. Je vous voyais causer avec ma tante Oriane qui a toutes les qualités qu'on voudra, mais à qui nous ne ferons pas tort n'est-ce pas en déclarant qu'elle n'appartient pas à l'élite pensante." Je ne pouvais mettre Gilberte au courant des pensées que j'avais depuis une heure, mais je crus que sur [vol II.176] un point de pure distraction elle pourrait servir mes plaisirs, lesquels en effet ne me semblaient pas devoir être de parler littérature avec la duchesse de Guermantes plus qu'avec Mme de Saint-Loup. Certes, j'avais l'intention de recommencer dès demain, bien qu'avec un but cette fois, à vivre dans la solitude. Même chez moi je ne laisserais pas les gens venir me voir dans mes instants de travail car le devoir de faire mon
La duchesse hésitait encore par peur d'une scène de M. de Guermantes, devant Balthy et Mistinguett, qu'elle trouvait adorables mais avait décidément Rachel pour amie. Les nouvelles générations en concluaient que la duchesse de Guermantes malgré son nom devait être quelque demi castor qui n'avait jamais été tout à fait du gratin. Il est vrai que pour quelques souverains dont l'intimité lui était disputée par deux autres grandes dames, Mme de Guermantes se donnait encore la peine de les avoir à [vol II.185] déjeuner. Mais d'une part ils viennent rarement, connaissent des gens de peu, et la duchesse par la superstition des Guermantes à l'égard du vieux protocole (car à la fois les gens bien élevés l'assommaient, et elle tenait à la bonne éducation) faisait mettre: Sa Majesté a ordonné à la duchesse de Guermantes, a daigné, etc. Et les nouvelles couches ignorantes de ces formules en concluaient que la position de la duchesse était d'autant plus basse. Au point de vue de Mme de Guermantes, cette intimité avec Rachel pouvait signifier que nous nous étions trompés quand nous croyions Mme de Guermantes hypocrite et menteuse dans ses condamnations de l'élégance, quand nous croyions qu'au moment où elle refusait d'aller chez Mme de Sainte-Euverte, ce n'était pas au nom de l'intelligence mais du snobisme qu'elle agissait ainsi, ne la trouvant bête que parce que la marquise laissait voir qu'elle était snob, n'ayant pas encore atteint son but. Mais cette intimité avec Rachel pouvait signifier aussi que l'intelligence était en réalité chez la duchesse médiocre, insatisfaite et désireuse sur le tard, quand elle était fatiguée du monde, de réalisations, par ignorance totale des véritables réalités intellectuelles et une pointe de cet esprit de fantaisie qui fait à des dames très bien qui se disent: "comme ce sera amusant", finir leur soirée d'une façon à vrai dire assommante, en puisant la force d'aller réveiller quelqu'un, à qui finalement on ne sait que dire, près du lit de qui on reste un moment dans son manteau de soirée, après quoi, ayant constaté qu'il est fort tard, on finit par aller se coucher.
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[Addition marginale] Or, pendant ce temps, avait lieu à l'autre bout de Paris un spectacle bien différent. La Berma avait convié quelques personnes à venir prendre le thé pour fêter son fils et sa belle-fille. Mais les invités ne se pressaient pas d'arriver. Ayant appris que Rachel récitait des vers chez la princesse de Guermantes (ce qui scandalisait fort la Berma, grande artiste pour laquelle Rachel était restée une grue qu'on laissait figurer dans les pièces où elle-même, la Berma, jouait le premier rôle - parce que Saint-Loup lui payait ses toilettes pour la scène -, scandale d'autant plus grand que la nouvelle avait couru dans Paris que les invitations étaient au nom de la princesse de Guermantes mais que c'était Rachel qui en réalité recevait chez la princesse) la Berma avait récrit avec insistance à quelques fidèles pour qu'ils ne manquassent pas à son goûter, car elle les savait aussi amis de la princesse de Guermantes qu'ils avaient connue Verdurin. Or, les heures passaient et personne n'arrivait chez la Berma. Bloch à qui on avait demandé s'il voulait y venir avait répondu naïvement: "Non, j'aime mieux aller chez la princesse de Guermantes". Hélas! c'est ce qu'au fond de soi chacun avait décidé. La Berma atteinte d'une maladie mortelle qui la forçait à fréquenter peu de monde, avait vu son état s'aggraver quand, pour subvenir aux besoins de luxe de sa fille, besoins que son gendre souffrant et paresseux ne pouvait satisfaire, elle s'était remise à jouer. Elle savait qu'elle abrégeait ses jours mais voulait faire plaisir à sa fille [vol II.188] à qui elle rapportait de gros cachets, à son gendre qu'elle détestait mais flattait, car, le sachant adoré par sa fille, elle craignait si elle le mécontentait qu'il la privât, par méchanceté, de voir celle-ci. La fille de la Berma, qui n'était cependant pas positivement cruelle et était aimée en secret par le médecin qui soignait sa mère, s'était laissée persuader que ces représentationsde Phèdre n'étaient pas bien dangereuses pour la malade. Elle avait en quelque sorte forcé le médecin à le lui dire, n'ayant retenu que cela de ce qu'il lui avait répondu, et parmi des objections dont elle ne tenait pas compte; en effet, le médecin avait dit ne pas voir grand inconvénient aux représentations de la Berma; il l'avait dit parce qu'il sentait qu'il ferait ainsi plaisir à la jeune femme qu'il aimait, peut-être aussi par ignorance, parce qu'aussi il savait de toutes façons la maladie inguérissable, et qu'on se résigne volontiers à abréger le martyre des malades quand ce qui est destiné à l'abréger nous profite à nous-même, peut-être aussi par la bête conception que cela faisait plaisir à la Berma et devait donc lui faire du bien, bête conception qui lui parut justifiée quand ayant reçu une loge des enfants de la Berma et ayant pour cela lâché tous ses malades, il l'avait trouvée aussi extraordinaire de vie sur la scène qu'elle semblait moribonde à la ville. Et en effet nos habitudes nous permettent dans une large mesure, permettent même à nos organismes, de s'accommoder d'une existence qui semblerait au premier abord ne pas être possible. Qui n'a vu un vieux maître de manège cardiaque faire toutes les acrobaties auxquelles on n'aurait pu croire que son
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[Addition marginale] Il ne faut pas s'étonner que l'ancienne maîtresse de Saint-Loup débinât la Berma. Elle l'eût fait quand elle était jeune. Ne l'eût-elle pas fait alors qu'elle l'eût fait maintenant. Qu'une femme du [vol II.199] monde de la plus haute intelligence, de la plus grande bonté se fasse actrice, déploie dans ce métier nouveau pour elle de grands talents, n'y rencontre que des succès, on s'étonnera si on se trouve auprès d'elle après longtemps d'entendre non son langage à elle, mais celui des comédiennes, leur rosserie spéciale envers les camarades, tout ce qu'ajoutent à l'être humain quand ils ont passé sur lui "trente ans de théâtre". Rachel se comportait de même tout en ne sortant pas du monde.
Madame de Guermantes au déclin de sa vie, avait senti s'éveiller en soi des curiosités nouvelles. Le monde n'avait plus rien à lui apprendre. L'idée qu'elle y avait la première place était, nous l'avons vu, aussi évidente pour elle que la hauteur du ciel bleu par-dessus la terre. Elle ne croyait pas avoir à affermir une position qu'elle jugeait inébranlable. En revanche lisant, allant au théâtre, elle eût souhaité avoir un prolongement de ces lectures, de ces spectacles; comme jadis dans l'étroit petit jardin où on prenait de l'orangeade, tout ce qu'il y avait de plus exquis, dans le grand monde, venait familièrement parmi les brises parfumées du soir et les nuages de pollen entretenir en elle le goût du grand monde, de même maintenant un autre appétit lui faisait souhaiter savoir les raisons de telle polémique littéraire connaître ses auteurs, voir des actrices. Son esprit fatigué réclamait une nouvelle alimentation. Elle se rapprocha pour connaître les uns et les autres de femmes avec qui jadis elle n'eût pas voulu échanger de cartes et qui faisaient valoir leur intimité avec le directeur de telle revue dans l'espoir d'avoir la duchesse. La première actrice invitée crut être la seule dans un milieu [vol II.200] extraordinaire, lequel parut plus médiocre à la seconde quand elle vit celle qui l'y avait précédée. La duchesse, parce qu'à certains soirs elle recevait des souverains, croyait que rien n'était changé à sa situation. En réalité, elle la seule d'un sang vraiment sans alliage, elle qui étant née Guermantes pouvait signer Guermantes - Guermantes quand elle ne signait pas la duchesse de Guermantes, elle qui à ses belles-
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[Suite]"On peut dire ce qu'on veut, c'est admirable, cela a de la ligne, du caractère, c'est intelligent, personne n'a jamais dit les vers comme ça", dit la duchesse en parlant de Rachel, craignant que Gilberte ne débinât. Celle-ci s'éloigna vers un autre groupe pour éviter un conflit avec sa tante laquelle, d'ailleurs, ne dit sur Rachel que des choses fort ordinaires. Mais puisque les meilleurs écrivains cessent souvent aux approches de la vieillesse, ou après un excès de production, d'avoir du talent, on peut bien excuser les femmes du monde, de cesser à partir d'un certain moment d'avoir de l'esprit. Swann ne retrouvait plus dans l'esprit dur de la duchesse de Guermantes, le "fondu" de la jeune princesse des Laumes. Sur le tard, fatiguée au moindre effort, Mme de Guermantes disait énormément de bêtises. Certes, à tout moment et bien des fois au cours même de cette matinée, elle redevenait la femme que j'avais connue et parlait des choses mondaines avec esprit. Mais à côté de cela, bien souvent il arrivait que cette parole pétillante sous un beau regard et qui pendant tant d'années avait tenu sous son sceptre spirituel les hommes les plus éminents de Paris, scintillât encore mais pour ainsi dire à vide. Quand le moment de placer un mot venait, elle s'interrompait pendant le même nombre de secondes qu'autrefois, elle avait l'air d'hésiter, de produire, mais le mot qu'elle lançait alors ne valait rien. Combien peu de personnes d'ailleurs s'en apercevaient, la continuité du procédé leur faisait croire à la survivance de l'esprit, comme il arrive à ces gens qui, superstitieusement attachés à une marque de pâtisserie, continuent à faire venir leurs petits fours d'une même maison [vol II.202] sans s'apercevoir qu'ils sont devenus détestables. Déjà, pendant la guerre, la duchesse avait donné des marques de cet affaiblissement. Si quelqu'un disait le mot culture, elle l'arrêtait, souriait, allumait son beau regard, et lançait: "la KKKKultur", ce qui faisait rire les amis qui croyaient retrouver là l'esprit des Guermantes. Et certes, c'était le même moule, la même intonation, le même sourire qui avaient jadis ravi Bergotte, lequel du reste, s'il avait vécu, eût aussi gardé ses coupes de phrase, ses interjections, ses points suspensifs, ses épithètes, mais pour ne rien dire. Mais les nouveaux venus s'étonnaient et parfois disaient, s'ils n'étaient pas tombés un jour où elle était drôle et en pleine possession de ses moyens: "Comme elle est bête!" La duchesse, d'ailleurs, s'arrangeait pour canaliser son encanaillement et ne pas le laisser s'étendre à celles des personnes de sa famille desquelles elle tirait une gloire aristocratique. Si au théâtre elle avait pour remplir son rôle de protectrice des arts, invité un ministre ou un peintre et que celui-ci ou celui-là lui demandât naïvement si sa belle-
marginale] Je dis à Mme de Guermantes que j'avais rencontré M. de Charlus. Elle le trouvait encore plus "baissé" qu'il n'était, les gens du monde faisant des différences [vol II.203] en ce qui concerne l'intelligence, non seulement entre divers gens du monde chez lesquels elle est à peu près semblable, mais même chez une même personne à différents moments de sa vie. Puis elle ajouta: "Il a toujours été le portrait de ma belle-mère; c'est encore plus frappant maintenant". Cette ressemblance n'avait rien d'extraordinaire. On sait en effet que certaines femmes se projettent en quelque sorte elles-mêmes en un autre être avec la plus grande exactitude, la seule erreur est dans le sexe. Erreur dont on ne peut pas dire: felix culpa, car le sexe réagit sur la personnalité et chez un homme le féminisme devient afféterie, la réserve, susceptibilité, etc. N'importe, dans la figure fût-elle barbue, dans les joues même congestionnées sous les favoris, il y a certaines lignes superposables à quelque portrait maternel. Il n'est guère de vieux Charlus qui nemarginale] soit une ruine où l'on ne reconnaisse avec étonnement sous tous les empâtements de la graisse et de la poudre de riz quelques fragments d'une belle femme, en sa jeunesse éternelle.
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&Le passé s'était tellement transformé dans l'esprit de la duchesse ou bien les démarcations qui existaient dans le mien avaient été toujours si absentes du sien que ce qui avait été événement pour moi [vol II.209] avait passé inaperçu d'elle, qu'elle pouvait supposer non seulement que j'avais connu Swann chez elle et M. de Bréauté ailleurs, me faisant ainsi un passé d'homme du monde qu'elle reculait même trop loin. Car cette notion du temps écoulé que je venais d'acquérir, la duchesse l'avait aussi et même avec une illusion inverse de celle qui avait été la mienne de le croire plus court qu'il n'était, elle au contraire exagérait, elle le faisait remonter trop haut, notamment sans tenir compte de cette infinie ligne de démarcation entre le moment où elle était pour moi un nom, puis l'objet de mon amour - et le moment où elle n'avait été pour moi qu'une femme du monde quelconque. Or, je n'étais allé chez elle que dans cette seconde période où elle était pour moi une autre personne. Mais à ses propres yeux ces différences échappaient et elle n'eût pas trouvé plus singulier que j'eusse été chez elle deux ans plus tôt, ne sachant pas qu'elle était alors pour moi une autre personne, sa personne n'offrant pas pour elle-même, comme pour moi, de discontinuité.
&Je dis à la duchesse de Guermantes, en lui racontant que Bloch avait cru que c'était l'ancienne princesse de Guermantes qui recevait: "Cela me rappelle la première soirée où je suis allé chez la princesse de Guermantes, où je croyais ne pas être invité et qu'on allait me mettre à la porte et où vous aviez une robe toute rouge et des souliers rouges". "Mon Dieu, que c'est vieux, tout cela, me répondit la duchesse, accentuant pour moi l'impression du temps écoulé". Elle regardait dans le lointain avec mélancolie et pourtant insista particulièrement sur la robe rouge. Je lui demandai de me la décrire, ce qu'elle fit complaisamment. "Maintenant [vol II.210] cela ne se porterait plus du tout. C'étaient des robes qui se portaient dans ce temps-là". "Mais est-ce que ce n'était pas joli", lui dis-je. Elle avait toujours peur de donner un avantage contre elle par ses paroles, de dire quelque chose qui la diminuât. "Mais si, moi je trouvais cela très joli. On n'en porte pas, parce que cela ne se fait plus en ce moment. Mais cela se reportera, toutes les modes reviennent, en robe, en musique, en peinture", ajouta-t-elle avec force car elle croyait une certaine originalité à cette philosophie. Cependant la tristesse de vieillir lui rendit sa lassitude qu'un sourire lui disputa: "Vous êtes sûr que c'étaient des souliers rouges, je croyais que c'était des souliers d'or". J'assurai que cela m'était infiniment présent à l'esprit, sans dire la circonstance qui me permettait de l'affirmer. "Vous êtes gentil de vous rappeler cela, me dit-elle d'un air tendre", car les femmes appellent gentillesse se souvenir de leur beauté comme les artistes admirer leurs
Si les jugements que la duchesse porta ensuite sur Rachel furent en eux-mêmes médiocres, ils m'intéressèrent en ce que, eux aussi, marquaient une heure nouvelle sur le cadran. Car la duchesse n'avait pas plus complètement que Rachel perdu le souvenir de la soirée que celle-ci avait passé chez elle, mais ce souvenir n'y avait pas subi une moindre transformation. "Je vous dirai, me dit-elle, que cela m'intéresse d'autant plus de l'entendre et de l'entendre acclamée, que je l'ai dénichée, appréciée, prônée, imposée à une époque où personne ne la connaissait et où tout le monde se moquait d'elle. Oui, mon petit, cela va vous étonner, mais la première maison où elle s'est fait entendre en public, c'est chez moi! Oui, cependant que tous les gens prétendus d'avant-garde comme ma nouvelle cousine", dit-elle en montrant ironiquement la princesse de Guermantes qui pour Oriane restait Mme Verdurin, "l'auraient laissé crever de faim sans daigner l'entendre, je [vol II.212] l'avais trouvée intéressante et je lui avais fait offrir un cachet pour venir jouer chez moi devant tout ce que nous faisions de mieux comme gratin. Je peux dire d'un mot un peu bête et prétentieux, car au fond le talent n'a besoin de personne, que je l'ai lancée. Bien entendu elle n'avait pas besoin de moi". J'esquissais un geste de protestation et je vis que Mme de Guermantes était toute prête à accueillir la thèse opposée: "Si? Vous croyez que le talent a besoin d'un appui? Au fond vous avez peut-être raison. C'est curieux, vous dites justement ce que Dumas me disait autrefois. Dans ce cas je suis extrêmement flattée si je suis pour quelque chose, pour si peu que ce soit, non pas évidemment dans le talent, mais dans la renommée d'une telle artiste". Mme de Guermantes préférait abandonner son idée que le talent perce tout seul comme un abcès, parce que c'était plus flatteur pour elle, mais aussi parce que depuis quelque temps recevant des nouveaux venus, et était du reste fatiguée, elle s'était faite assez humble, interrogeant les autres, leur demandant leur opinion pour s'en former une. "Je n'ai pas besoin de vous dire reprit-elle, que cet intelligent public, qui s'appelle le monde, ne comprenait absolument rien à cela. On protestait, on riait. J'avais beau leur dire: "c'est curieux, c'est intéressant, c'est quelque chose qui n'a encore jamais été fait, on ne me croyait pas, comme on ne m'a jamais cru pour rien. C'est comme la chose qu'elle jouait, c'était une chose de Maeterlinck, maintenant c'est très connu, mais à ce moment-là tout le monde s'en moquait, eh bien moi je trouvais ça admirable. Ça m'étonne même quand j'y pense qu'une paysanne comme moi qui n'ai que l'éducation des filles de province, ait aimé du premier [vol II.213] coup ces choses-là. Naturellement, je n'aurais pas pu dire pourquoi, mais ça me plaisait, ça me remuait, tenez, Basin, qui n'a rien d'un sensible avait été frappé de l'effet que ça me produisait. Il m'avait dit: "Je ne veux plus que vous entendiez ces absurdités, ça vous rend malade". Et c'était vrai parce qu'on me prend pour une femme sèche et que je suis au fond un paquet de nerfs".
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La duchesse avait pu un instant être heureuse de sentir son passé plus consistant parce qu'il était partagé par moi, mais à quelques questions que je lui posai à nouveau sur le provincialisme de M. de Bréauté, que j'avais à l'époque peu distingué de M. de Sagan, ou de M. de Guermantes, elle reprit son point de vue de femme du monde, c'est-à-dire de contemptrice de la mondanité. Tout en me parlant la duchesse me faisait visiter l'Hôtel. Dans des salons plus petits on trouvait des intimes qui pour écouter la musique avaient préféré s'isoler. Dans un petit salon empire où quelques rares habits noirs écoutaient assis sur un canapé, on voyait à côté d'une Psyché supportée par une Minerve, une chaise [vol II.228] longue, placée de façon rectiligne, mais à l'intérieur incurvée comme un berceau et où une jeune femme était étendue. La mollesse de sa pose que l'entrée de la duchesse ne lui fit même pas déranger, contrastait avec l'éclat merveilleux de sa robe empire en une soierie nacarat devant laquelle les plus rouges fuchsias eussent pâli et sur le tissu nacré de laquelle des insignes et des fleurs semblaient avoir été enfoncés longtemps car leur trace y restait en creux. Pour saluer la duchesse elle inclina légèrement sa belle tête brune. Bien qu'il fît grand jour, comme elle avait demandé qu'on fermât les grands rideaux, en vue de plus de recueillement pour la musique, on avait, pour ne pas se tordre les pieds, allumé sur un trépied une urne où s'irisait une faible lueur. En réponse à ma demande, la duchesse de Guermantes me dit que c'était Mme de St-Euverte. Alors je voulus savoir ce qu'elle était à la madame de St-Euverteque j'avais connue. Mme de Guermantes me dit que c'était la femme d'un de ses petits neveux, parut supporter l'idée qu'elle était née La Rochefoucauld, mais nia avoir elle-même connu des St-Euverte. Je lui rappelai la soirée que je n'avais sue il est vrai que par ouï dire, où princesse des Laumes elle avait retrouvé Swann. Mme de Guermantes m'affirma n'avoir jamais été à cette soirée. La duchesse avait toujours été un peu menteuse et l'était devenue davantage. Mme de St-Euverte était pour elle un salon - d'ailleurs assez tombé avec le temps - qu'elle aimait à renier. Je n'insistai pas. "Non, qui vous avez pu entrevoir chez moi parce qu'il avait de l'esprit, c'est le mari de celle dont vous parlez et avec qui je n'étais pas en relations". "Mais elle n'avait pas de mari". "Vous vous l'êtes figuré" [vol II.229] parce qu'ils étaient séparés, mais il était bien plus agréable qu'elle." Je finis par comprendre qu'un homme énorme, extrêmement grand, extrêmement fort, avec des cheveux tout blancs, que je rencontrais un peu partout et dont je n'avais jamais su le nom était le mari de Mme St-Euverte. Il était mort l'an passé. Quant à la nièce j'ignore si c'est à cause d'une maladie d'estomac, de nerfs, d'une phlébite, d'un accouchement prochain, récent ou manqué, qu'elle écoutait la musique étendue sans se bouger pour personne. Le plus probable est que fière de ses belles soies rouges, elle pensait faire sur sa chaise longue un effet genre Récamier. Elle ne se rendait pas compte qu'elle donnait pour moi la naissance à un nouvel épanouissement de ce nom St-Euverte, qui à tant d'intervalle marquait la distance et la continuité du Temps. C'est le Temps qu'elle berçait dans cette nacelle où fleurissaient le nom de St-Euverte et le style Empire en soie de fuchsias rouges. Ce style empire Mme de Guermantes déclarait l'avoir toujours détesté; cela voulait dire qu'elle le détestait maintenant, ce qui était vrai car elle suivait la mode bien qu'avec quelque retard. Sans compliquer en parlant de David qu'elle connaissait peu, toute jeune fille elle avait cru M. Ingres le plus ennuyeux des poncifs, puis brusquement le plus savoureux des maîtres de l'Art nouveau, jusqu'à détester Delacroix. Par quels degrés elle était revenue de ce culte à la réprobation importe peu, puisque ce sont là des nuances des goûts que le critique d'art reflète dix ans avant la conversation des femmes supérieures. Après avoir critiqué le style empire, elles'excusa de m'avoir parlé de gens aussi insignifiants que les St-Euverte et de niaiseries comme le côté provincial [vol II.230] de Bréauté car elle était aussi loin de penser pourquoi cela m'intéressait que Mme de St-Euverte de La Rochefoucauld, cherchant le bien de son estomac ou un effet ingresque, était loin de soupçonner que son nom m'avait ravi, celui de son mari, non celui plus glorieux de ses parents, et que je lui voyais comme une fonction dans cette pièce pleine d'attributs de bercer le temps. "Mais comment puis-je vous parler de ces sottises, comment cela peut-il vous intéresser" s'écria la duchesse. Elle avait dit cette phrase à mi-voix et personne n'avait pu entendre ce qu'elle disait. Mais un jeune homme (qui devait m'intéresser dans la suite par un nom bien plus familier de moi autrefois que celui de St-Euverte) se leva d'un air exaspéré et alla plus loin pour écouter avec plus de recueillement. Car c'était la sonate à Kreutzer qu'on jouait, mais s'étant trompé sur le programme, il croyait que c'était un morceau de Ravel qu'on lui avait déclaré être beau comme du Palestrina, mais difficile à comprendre. Dans sa violence à changer de place, il heurta, à cause de la demi obscurité, un bonheur-du-jour ce qui n'alla pas sans faire tourner la tête à beaucoup de personnes pour qui cet exercice si simple de regarder derrière soi interrompait un peu le supplice d'écouter "religieusement" la sonate à Kreutzer. Et Mme de Guermantes et moi, cause de ce petit scandale, nous nous hâtâmes de changer de pièce. "Oui, comment ces riens là peuvent-ils intéresser un homme de votre mérite? C'est comme tout à l'heure quand je vous voyais causer avec Gilberte de St-Loup. Ce n'est pas digne de vous. Pour moi c'est exactement rien, cette femme là, ce n'est même pas une femme, c'est ce que je connais de plus factice et de plus bourgeois au [vol II.231] monde car, même à sa défense de l'actualité, la duchesse mêlait ses préjugés d'aristocrate. D'ailleurs devriez-vous venir dans des maisons comme ici. Aujourd'hui encore je comprends parce qu'il y avait cette récitation de Rachel, ça peut vous intéresser. Mais si belle qu'elle ait été elle ne donne pas devant ce public là. Je vous ferai déjeuner seule avec elle. Alors vous verrez l'être que c'est Mais elle est cent fois supérieur à tout ce qui est ici. Et après déjeuner elle vous dira du Verlaine. Vous m'en direz des nouvelles." Elle me vanta surtout ses après-déjeuners où il y avait tous les jours X et Y. Car elle en était arrivée à cette conception des femmes à "salons" qu'elle méprisait autrefois (bien qu'elle le niât aujourd'hui) et dont la grande supériorité, le signe d'élection selon elle, étaient d'avoir chez elle "tous les hommes". Si je lui disais que telle grande dame à "salons" ne disait pas du bien, quand elle vivait, de Mme Howland, la duchesse éclatait de rire devant ma naïveté "naturellement l'autre avait chez elle tous les hommes et celle-ci cherchait à les attirer." Elle reprit: "Mais dans de grandes machines comme ici, non, ça me passe que vous veniez. A moins que ce ne soit pour faire des études..." ajouta-t-elle d'un air de doute, de méfiance, et sans trop s'aventurer car elle ne savait pas très exactement en quoi consistait le genre d'opérations improbables auquel elle faisait allusion.
"Est-ce que vous ne croyez pas, dis-je à la duchesse, que ce soit pénible à Mme de Saint-Loup d'entendre ainsi comme elle vient de le faire l'ancienne maîtresse de son mari?" Je vis se former dans le visage de Mme de Guermantes cette barre oblique qui relie par des raisonnements ce qu'on vient d'entendre [vol II.232] à des pensées peu agréables. Raisonnements inexprimés il est vrai mais toutes les choses graves que nous disons ne reçoivent jamais de réponse ni verbale, ni écrite. Les sots seuls sollicitent en vain deux fois de suite une réponse à une lettre qu'ils ont eu le tort d'écrire et qui était une gaffe; car à ces lettres-là il n'est jamais répondu que par des actes, et la correspondante qu'on croit inexacte vous dit Monsieur quand elle vous rencontre au lieu de vous appeler par votre prénom. Mon allusion à la liaison de Saint-Loup avec Rachel n'avait rien de si grave et ne put mécontenter qu'une seconde Mme de Guermantes en lui rappelant que j'avais été l'ami de Robert et peut-être son confident au sujet des déboires qu'avait procurés à Rachel sa soirée chez la duchesse. Mais celle-ci ne persista pas dans ses pensées, la barre orageuse se dissipa, et Mme de Guermantes me répondit à ma question relative à Mme de Saint-Loup: "Je vous dirai que je crois que ça lui est d'autant plus égal, que Gilberte n'a jamais aimé son mari. C'est une petite horreur, Elle a aimé la situation, le nom, être ma nièce, sortir de sa fange après quoi elle n'a pas eu d'autre idée que d'y rentrer. Je vous dirai que ça me faisait beaucoup de peine à cause du pauvre Robert parce qu'il avait beau ne pas être un aigle, il s'en apercevait très bien, et d'un tas de choses. Il ne faut pas le dire parce qu'elle est malgré tout ma nièce, je n'ai pas la preuve positive qu'elle le trompait, mais il y a eu un tas d'histoires. Mais si je vous dis, que je le sais, avec un officier de Méséglise, Robert a voulu se battre. Mais c'est pour tout ça que Robert s'est engagé. La guerre lui est apparue comme une délivrance de ses chagrins de famille, si vous voulez ma pensée, [vol II.233] il n'a pas été tué, il s'est fait tuer. Elle n'a eu aucune espèce de chagrin, elle m'a même étonné par un rare cynisme dans l'affectation de son indifférence, ce qui m'a fait beaucoup de chagrin, parce que j'aimais bien le pauvre Robert. Ça vous étonnera peut-être parce qu'on me connaît mal, mais il m'arrive encore de penser à lui. Je n'oublie personne. Il ne m'a jamais rien dit, mais il avait bien compris que je devinais tout. Mais voyons, si elle avait aimé tant soit peu son mari, pourrait-elle supporter avec ce flegme de se trouver dans le même salon que la femme dont il a été l'amant éperdu pendant tant d'années, on peut dire toujours, car j'ai la certitude que ça n'a jamais cessé, même pendant la guerre. Mais elle lui sauterait à la gorge", s'écria la duchesse, oubliant qu'elle-même en faisant inviter Rachel et en rendant possible la scène qu'elle jugeait inévitable si Gilberte eût aimé Robert agissait cruellement. "Non, voyez-vous, conclut-elle, c'est une cochonne". Une telle expression était rendue possible à Mme de Guermantes par la pente agréable qu'elle descendait du milieu des Guermantes à la société des comédiennes, et aussi parce qu'elle greffait cela sur un genre XVIIIe siècle qu'elle jugeait plein de verdeur, enfin parce qu'elle se croyait tout permis. Mais cette expression lui était aussi dictée par la haine qu'elle éprouvait pour Gilberte, par un besoin, de la frapper, à défaut de matériellement, en effigie. Et en même temps la duchesse pensait justifier par là toute la conduite qu'elle tenait à l'égard de Gilberte ou plutôt contre elle, dans le monde, dans la famille, au point de vue même des intérêts et de la succession de Robert. Mais parfois les jugements qu'on porte reçoivent des faits qu'on ignore et [vol II.234] qu'on n'eût pu supposer une justification apparente. Gilberte qui tenait sans doute un peu de l'ascendance de sa mère (et c'est bien cette facilité que j'avais sans m'en rendre compte escomptée, en lui demandant de me faire connaître de très jeunes filles) tira après réflexion de la demande que j'avais faite, et sans doute pour que le profit ne sortît pas de la famille, une conclusion plus hardie que toutes celles que j'avais pu supposer, et revenant vers moi me dit: "Si vous le permettez, je vais aller chercher ma fille pour vous la présenter. Elle est là-bas qui cause avec le petit Mortemart et d'autres bambins sans intérêt. Je suis sûre qu'elle sera une gentille amie pour vous". Je lui demandai si Robert avait été content d'avoir une fille: "Oh! il était tout fier d'elle. Mais naturellement je crois tout de même qu'étant donné ses goûts, dit naïvement Gilberte, il aurait préféré un garçon." Cette fille, dont le nom et la fortune pouvaient faire espérer à sa mère qu'elle épouserait un prince royal et couronnerait toute l'
L'étonnement que me causèrent les paroles de Gilberte et le plaisir qu'elles me firent furent bien vite remplacés, tandis que Mme de Saint-Loup s'éloignait vers un autre salon, par cette idée du Temps passé, qu'elle aussi à sa manière me rendait et sans même que je l'eusse vue, Mlle de Saint-Loup. Comme [vol II.235] la plupart des êtres d'ailleurs, n'était-elle pas comme sont dans les forêts les "étoiles" des carrefours où viennent converger des routes venues, pour notre vie aussi, des points les plus différents. Elles étaient nombreuses pour moi, celles qui aboutissaient à Mlle de Saint-Loup et qui rayonnaient autour d'elle. Et avant tout venaient aboutir à elle les deux grands "côtés" où j'avais fait tant de promenades et de rêves - par son père Robert de Saint-Loup le côté de Guermantes, par Gilberte sa mère, le côté de Méséglise qui était le côté de chez Swann. L'un, par la mère de la jeune fille et les Champs-Elysées, me menait jusqu'à Swann, à mes soirs de Combray, au côté de Méséglise, l'autre par son père à mes après-midis de Balbec où je le revoyais près de la mer ensoleillée. Déjà entre ces deux routes des transversales s'établissaient. Car ce Balbec réel où j'avais connu Saint-Loup, c'était en grande partie à cause de ce que Swann m'avait dit sur les églises, sur l'église persane surtout que j'avais tant voulu y aller et d'autre part, par Robert de Saint-Loup, neveu de la duchesse de Guermantes, je rejoignais à Combray encore, le côté de Guermantes. Mais à bien d'autres points de ma vie encore conduisait Mlle de Saint-Loup, à la Dame en rose qui était sa grand-mère et que j'avais vue chez mon grand oncle. Nouvelle transversale ici car le valet de chambre de ce grand oncle et qui m'avait introduit ce jour-là et qui plus tard m'avait par le don d'une photographie permis d'identifier la dame en rose, était l'oncle du jeune homme que non seulement M. de Charlus, mais le père même de Mlle de Saint-Loup avait aimé, pour qui il avait rendu sa mère malheureuse. Et n'était-ce pas le grand-père de Mlle de [vol II.236] Saint-Loup Swann qui m'avait le premier parlé de la musique de Vinteuil de même que Gilberte m'avait la première parlé d'Albertine. Or, c'est en parlant de la musique de Vinteuil à Albertine que j'avais découvert qui était sa grande amie et commencé avec elle cette vie qui l'avait conduite à la mort et m'avait causé tant de chagrins. C'était du reste aussi le père de Mlle de Saint-Loup qui était parti tâcher de faire revenir Albertine. Et même je revoyais toute ma vie mondaine, soit à Paris dans le salon des Swann ou des Guermantes, soit tout à l'opposé à Balbec chez les Verdurin faisant ainsi s'aligner à côté des deux côtés de Combray, les Champs-Elysées, et la belle terrasse de la Raspelière. D'ailleurs quels êtres avons-nous connus qui pour raconter notre amitié avec eux, ne nous obligent à les placer nécessairement dans tous les sites les plus différents de notre vie? Une vie de Saint-Loup peinte par moi se déroulerait dans tous les décors et intéresserait toute ma vie, même les parties de cette vie où il fut étranger, comme ma grand'mère ou comme Albertine. D'ailleurs si à l'opposé qu'ils fussent les Verdurin tenaient à Odette par le passé de celle-ci, à Robert de Saint-Loup par Charlie, et chez eux quel rôle n'avait pas joué la musique de Vinteuil. Enfin Swann avait aimé la
Nous ne pourrions pas raconter nos rapports avec un être que nous avons même peu connu sans faire se succéder les sites les plus différents de notre vie. Ainsi chaque individu - et j'étais moi-même un de ces individus, - mesurait pour moi la durée par la révolution qu'il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres et notamment par les positions qu'il avait occupé successivement par rapport à moi.
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Je vis Gilberte s'avancer. Moi, pour qui le mariage de Saint-Loup, les pensées qui m'occupaient alors et qui étaient les mêmes ce matin, était d'hier, je fus étonné de voir à côté d'elle une jeune fille d'environ seize ans, dont la taille élevée mesurait cette distance que je n'avais pas voulu voir.
Le temps incolore et insaisissable s'était, afin que, pour ainsi dire, je puisse le voir et le toucher, matérialisé en elle et l'avait pétri comme un chef-d'
Enfin cette idée de temps, avait un dernier prix pour moi, elle était un aiguillon, elle me disait qu'il était temps de commencer si je voulais atteindre ce que j'avais quelquefois senti au cours de ma vie, dans de brefs éclairs, du côté de Guermantes, dans mes promenades en voiture avec Mme de Villeparisis et qui m'avaient fait considérer la vie comme digne d'être vécue. Combien me le semblait-elle davantage, maintenant qu'elle me semblait pouvoir être éclaircie, elle qu'on vit dans les ténèbres, ramenée au vrai de ce qu'elle était, elle qu'on fausse sans cesse, en somme réalisée dans un livre. Que celui qui pourrait écrire un tel livre serait heureux, pensais-je; quel labeur devant lui. Pour en donner une idée, c'est aux arts les plus élevés et les plus différents qu'il faudrait emprunter des comparaisons; car cet écrivain qui d'ailleurs pour chaque caractère aurait à en faire apparaître les faces les plus opposées, pour faire sentir son volume comme celui d'un solide, devrait préparer son livre, minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme pour une offensive, le supporter comme une fatigue, l'accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir [vol II.240] comme une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer comme un monde, sans laisser de côté ces mystères qui n'ont probablement leur explication que dans d'autres mondes et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l'art. Et dans ces grands livres-là, il y a des parties qui n'ont eu le temps que d'être esquissées, et qui ne seront sans doute jamais finies, à cause de l'ampleur même du plan de l'architecte. Combien de grandes cathédrales restent inachevées. Longtemps, un tel livre, on le nourrit, on fortifie ses parties faibles, on le préserve, mais ensuite c'est lui qui grandit, qui désigne notre tombe, la protège contre les rumeurs et quelque peu contre l'oubli. Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, comme je l'ai déjà montré, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d'eux-mêmes, mon livre n'étant qu'une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l'opticien de Combray, mon livre grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. De sorte que je ne leur demanderais pas de me louer ou de me dénigrer, mais seulement de me dire si c'est bien cela, si les mots qu'ils lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j'ai écrits (les divergences possibles à cet égard ne devant pas du reste provenir toujours de ce que je me serais trompé mais quelquefois de ce que les yeux du lecteur ne seraient pas de ceux à qui mon livre conviendrait pour bien lire en soi-même). Et changeant à chaque instant de comparaison, selon que je me représentais mieux, et plus matériellement la besogne à laquelle je me [vol II.241] livrerais, je pensais que sur ma grande table de bois blanc, je travaillerais à mon
A force de coller les uns aux autres ces papiers que Françoise appelait mes paperoles, ils se déchiraient çà et là. Au besoin Françoise pourrait m'aider à les consolider de la même façon qu'elle mettait des pièces aux parties usées de ses robes ou qu'à la fenêtre de la cuisine, en attendant le vitrier comme moi l'imprimeur, elle collait un morceau de journal à la place d'un carreau cassé.
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marginale basse] Elle me disait en me montrant mes cahiers rongés comme le bois où l'insecte s'est mis: "C'est tout mité, regardez, c'est malheureux, voilà un bout de page qui n'est plus qu'une dentelle, et l'examinant comme un tailleur, je ne crois pas que je pourrai la refaire, c'est perdu. C'est dommage, c'est peut-être vos plus belles idées. Comme on dit à Combray, il n'y a pas de fourreurs qui s'y connaissent aussi bien comme les mites. Elles se mettent toujours dans les meilleures étoffes."
D'ailleurs, comme les individualités (humaines ou non) seraient dans ce livre faites d'impressions nombreuses, qui prises de bien des jeunes filles, de bien des églises, de bien des sonates, serviraient à faire une seule sonate, une seule église, une seule jeune fille, ne ferais-je pas mon livre de la façon [vol II.243] que Françoise faisait ce
Une condition de mon
Je n'avais plus mon indifférence des retours de Rivebelle, je me sentais accru de cette
Je savais très bien que mon cerveau était un riche bassin minier, où il y avait une étendue immense et fort diverse de gisements précieux. Mais aurais-je le temps de les exploiter? J'étais la seule personne capable de le faire. Pour deux raisons: avec ma mort eût disparu non seulement le seul ouvrier mineur capable d'extraire les minerais, mais encore le gisement lui-même; or, tout à l'heure, quand je rentrerais chez moi, il suffirait de la rencontre de l'auto que je prendrais avec un autre pour que mon corps fût détruit et que mon esprit fût forcé d'abandonner à tout jamais mes idées nouvelles. Or, par une bizarre coïncidence, cette crainte raisonnée du danger naissait en moi à un moment où, depuis peu, l'idée de la mort m'était devenue indifférente. La crainte de n'être plus moi m'avait fait jadis horreur et à chaque nouvel amour que j'éprouvais - pour Gilberte, pour Albertine -, parce que je ne pouvais supporter l'idée qu'un jour l'être qui les aimait n'existerait plus, ce qui serait comme une espèce de mort. Mais à force de se renouveler cette crainte s'était naturellement changée en un calme confiant.
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[vol II.247]
Si l'idée de la mort dans ce temps-là m'avait, ainsi, assombri l'amour, depuis longtemps déjà le souvenir de l'amour m'aidait à ne pas craindre la mort. Car je comprenais que mourir n'était pas quelque chose de nouveau, mais qu'au contraire depuis mon enfance j'étais déjà mort bien des fois. Pour prendre la période la moins ancienne, n'avais-je pas tenu à Albertine plus qu'à ma vie? Pouvais-je alors concevoir ma personne sans qu'y continuât mon amour pour elle? Or je ne l'aimais plus, j'étais, non plus l'être qui l'aimait, mais un être différent qui ne l'aimait pas, j'avais cessé de l'aimer quand j'étais devenu un autre. Or je ne souffrais pas d'être devenu cet autre, de ne plus aimer Albertine; et certes, ne plus avoir un jour mon corps ne pouvait me paraître en aucune façon quelque chose d'aussi triste que m'avait paru jadis de ne plus aimer un jour Albertine. Et pourtant combien cela m'était égal maintenant de ne plus l'aimer. Ces morts successives, si redoutées du moi qu'elles devaient anéantir, si indifférentes, si douces, une fois accomplies, et quand celui qui les craignait n'était plus là pour les sentir, m'avaient fait depuis quelque temps comprendre combien il serait peu sage de m'effrayer de la mort. Or c'était maintenant qu'elle m'était devenue depuis peu indifférente, que je recommençais de nouveau à la craindre, sous une autre forme il est vrai, non pas pour moi, mais pour mon livre, à l'éclosion duquel, était au moins pendant quelque temps indispensable cette vie que tant de dangers menaçaient. Victor Hugo dit: "Il faut que l'herbe pousse et que les enfants meurent". Moi je dis que la loi cruelle de l'art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en [vol II.248] épuisant toutes les souffrances pour que pousse l'herbe non de l'oubli mais de la vie éternelle, l'herbe drue des
[Addition marginale] L'accident cérébral n'était même pas nécessaire. Des symptômes, sensibles pour moi par un certain vide dans la tête, et par un oubli de toutes choses que je ne retrouvais plus que par hasard, comme quand en rangeant des affaires, on en trouve une qu'on avait oubliée, qu'on n'avait même pas pensé à chercher, faisaient de moi un thésauriseur dont le coffre-fort crevé eût laissé fuir au fur et à mesure ses richesses.
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[Suite]Quand tout à l'heure je reviendrais chez moi par les Champs-Élysées, qui me disait que je ne serais pas frappé par le même mal que ma grand'mère, un après-midi où elle était venue y faire avec moi une promenade qui devait être pour elle la dernière, sans qu'elle s'en doutât, dans cette ignorance qui est la nôtre, que l'aiguille est arrivée sur le point précis où le ressort déclenché de l'horlogerie va sonner l'heure. Peut-être la crainte d'avoir déjà parcouru presque toute entière la minute qui précède le premier coup de l'heure, quand déjà, celui-ci se prépare, peut-être cette crainte du coup qui serait en train de s'ébranler dans mon cerveau, [vol II.249] était-elle comme une obscure connaissance de ce qui allait être, comme un reflet dans la conscience de l'état précaire du cerveau dont les artères vont céder, ce qui n'est pas plus impossible que cette soudaine acceptation de la mort qu'ont des blessés, qui, quoiqu'ils aient gardé leur lucidité, que le médecin et le désir de vivre cherchent à les tromper disent, voyant ce qui va être: je vais mourir, je suis prêt et écrivent leurs adieux à leur femme.
Cette obscure connaissance de ce qui devait être me fut donnée par la chose singulière qui arriva avant que j'eusse commencé mon livre, et qui m'arriva sous une forme dont je ne me serais jamais douté. On me trouva un soir où je sortis, meilleure mine qu'autrefois, on s'étonna que j'eusse gardé tous mes cheveux noirs. Mais je manquai trois fois de tomber en descendant l'escalier. Ce n'avait été qu'une sortie de deux heures, mais quand je fus rentré, je sentis que je n'avais plus ni mémoire ni pensée, ni force, ni aucune existence. On serait venu pour me voir, pour me nommer roi, pour me saisir, pour m'arrêter, que je me serais laissé faire sans dire un mot, sans rouvrir les yeux, comme ces gens atteints au plus haut degré du mal de mer et qui, traversant sur un bateau la mer Caspienne, n'esquissent même une résistance si on leur dit qu'on va les jeter à la mer. Je n'avais à proprement parler aucune maladie, mais je sentais que je n'étais plus capable de rien comme il arrive à des vieillards alertes la veille et qui, s'étant fracturé la cuisse, ou ayant eu une indigestion, peuvent mener encore quelque temps dans leur lit une existence qui n'est plus qu'une préparation plus ou moins longue à une mort désormais inéluctable. Un des moi, [vol II.250] celui qui jadis allait dans un de ces festins de barbares qu'on appelle dîners en ville et où pour les hommes en blanc, pour les femmes à demi nues et emplumées, les valeurs sont si renversées que quelqu'un qui ne vient pas dîner après avoir accepté, ou seulement n'arrive qu'au rôti, commet un acte plus coupable que les actions immorales dont on parle légèrement pendant ce dîner, ainsi que des morts récentes, et où la mort ou une grave maladie sont les seules excuses à ne pas venir, à condition qu'on ait fait prévenir à temps pour l'invitation du quatorzième, qu'on était mourant, ce moi-là en moi avait gardé ses scrupules et perdu sa mémoire. L'autre moi, celui qui avait conçu son
Cette idée de la mort s'installa définitivement en moi comme fait un amour. Non que j'aimasse la mort, je la détestais. Mais après y avoir songé sans doute de temps en temps comme à une femme qu'on n'aime pas encore, maintenant sa pensée adhérait à la plus profonde couche de mon cerveau [vol II.254] si complètement, que je ne pouvais m'occuper d'une chose sans que cette chose traversât d'abord l'idée de la mort et même si je ne m'occupais de rien et restais dans un repos complet, l'idée de la mort me tenait compagnie aussi incessante que l'idée du moi. Je ne pense pas que le jour où j'étais devenu un demi-mort, c'étaient les accidents qui avaient caractérisé cela, l'impossibilité de descendre un escalier, de me rappeler un nom, de me lever, qui avaient causé par un raisonnement même inconscient l'idée de la mort, que j'étais déjà à peu près mort, mais plutôt que c'était venu ensemble, qu'inévitablement ce grand miroir de l'esprit reflétait une réalité nouvelle. Pourtant je ne voyais pas comment des maux que j'avais on pouvait passer sans être averti à la mort complète. Mais alors je pensais aux autres, à tous ceux qui chaque jour meurent sans que l'hiatus entre leur maladie et leur mort nous semble extraordinaire. Je pensais même que c'était seulement parce que je les voyais de l'intérieur (plus encore que par les tromperies de l'espérance) que certains malaises ne me semblaient pas mortels pris, un à un, bien que je crusse à ma mort, de même que ceux qui sont les plus persuadés que leur terme est venu sont néanmoins persuadés aisément que s'ils ne peuvent pas prononcer certains mots, cela n'a rien à voir avec une attaque, une crise d'aphasie, mais vient d'une fatigue de la langue, d'un état nerveux analogue au bégaiement, de l'épuisement qui a suivi une indigestion.
[Suite]Moi, c'était autre chose que les adieux d'un mourant à sa femme, que j'avais à écrire, de plus long et à plus d'une personne. Long à écrire. Le jour tout au plus pourrais-je essayer de dormir. Si je travaillais, [vol II.255] ce ne serait que la nuit. Mais il me faudrait beaucoup de nuits, peut-être cent, peut-être mille. Et je vivrais dans l'anxiété de ne pas savoir si le Maître de ma destinée, moins indulgent que le sultan Sheriar, le matin quand j'interromprais mon récit, voudrait bien surseoir à mon arrêt de mort et me permettrait de reprendre la suite le prochain soir. Non pas que je prétendisse refaire en quoi que ce fut les Mille et une Nuits, pas plus que les Mémoires de Saint-Simon écrits eux aussi la nuit, pas plus qu'aucun des livres que j'avais tant aimés et desquels, dans ma naïveté d'enfant, superstitieusement attaché à eux comme à mes amours je ne pouvais sans horreur imaginer une
En tous cas, si j'avais encore la force d'accomplir [vol II.256] mon
Je pourrais, bien que l'erreur soit plus grave, continuer comme on fait à mettre des traits dans le [vol II.257] visage d'une passante, alors qu'à la place du nez, des joues et du menton, il ne devrait y avoir qu'un espace vide sur lequel jouerait tout au plus le reflet de nos désirs. Et même si je n'avais pas le loisir de préparer, chose déjà bien plus importante, les cent masques qu'il convient d'attacher à un même visage, ne fût-ce que selon les yeux qui le voient et le sens où ils en lisent les traits et pour les mêmes yeux selon l'espérance ou la crainte, ou au contraire l'amour et l'habitude qui cachent pendant tant d'années les changements de l'âge, même enfin si je n'entreprenais pas, ce dont ma liaison avec Albertine suffisait pourtant à me montrer que sans cela tout est factice et mensonger, de représenter certaines personnes non pas au dehors mais en dedans de nous où leurs moindres actes peuvent amener des troubles mortels, et de faire varier aussi la lumière du ciel moral, selon les différences de pression de notre sensibilité, ou selon la sérénité de notre certitude sous laquelle un objet est si petit, alors qu'un simple nuage de risque en multiplie en un moment la grandeur, si je ne pouvais apporter ces changements et bien d'autres (dont la nécessité, si on veut peindre le réel a pu apparaître au cours de ce récit) dans la transcription d'un univers qui était à redessiner tout entier, du moins ne manquerais-je pas avant toute chose d'y décrire l'homme comme ayant la longueur non de son corps mais de ses années, comme devant, tâche de plus en plus énorme et qui finit par le vaincre, les traîner avec lui quand il se déplace. D'ailleurs, que nous occupions une place sans cesse accrue dans le Temps, tout le monde le sent, et cette universalité ne pouvait que me réjouir puisque c'est la vérité, la vérité soupçonnée [vol II.258] par chacun que je devais chercher à élucider. Non seulement tout le monde sent que nous occupons une place dans le Temps, mais cette place, le plus simple la mesure approximativement comme il mesurerait celle que nous occupons dans l'espace. Sans doute, on se trompe souvent dans cette évaluation, mais qu'on ait cru pouvoir la faire, signifie qu'on concevait l'âge comme quelque chose de mesurable.
[Suite] Je me disais aussi: "Non seulement est-il encore temps, mais suis-je en état d'accomplir mon
J'éprouvais un sentiment de fatigue profonde à sentir que tout ce temps si long non seulement avait sans une interruption été vécu, pensé, sécrété par moi, qu'il était ma vie, qu'il était moi-même, mais encore que j'avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu'il me supportait, que j'étais juché à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoir, sans le déplacer avec moi.
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La date à laquelle j'entendais le bruit de la sonnette du jardin de Combray si distant et pourtant intérieur, était un point de repère dans cette dimension énorme que je ne savais pas avoir. J'avais le vertige de voir au-dessous de moi et en moi pourtant comme si j'avais des lieues de hauteur, tant d'années.
Je venais de comprendre pourquoi le duc de Guermantes, dont j'avais admiré, en le regardant [vol II.261] assis sur une chaise, combien il avait peu vieilli bien qu'il eût tellement plus d'années que moi au-dessous de lui, dès qu'il s'était levé et avait voulu se tenir debout avait vacillé sur des jambes flageolantes comme celles de ces vieux archevêques sur lesquels il n'y a de solide que leur croix métallique et vers lesquels s'empressent les jeunes séminaristes, et ne s'était avancé qu'en tremblant comme une feuille, sur le sommet peu praticable de quatre-vingt-trois années, comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d'où tout d'un coup ils tombent. Je m'effrayais que les miennes fussent déjà si hautes sous mes pas, il ne me semblait pas que j'aurais encore la force de maintenir longtemps attaché à moi ce passé qui descendait déjà si loin, et que je portais si douloureusement en moi! [Texte ne figurant pas dans le manuscrit] Si du moins il m'était laissé assez de temps pour accomplir mon
FIN
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