« Monographies politiques/Le Connétable du Guesclin » : différence entre les versions

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Un écrivain auquel la Bretagne doit des recherches consciencieuses, vient de publier une oeuvreœuvre qui, par l'importance du sujet, mérite de fixer l'attention publique. M. de Fréminville a longtemps parcouru nos grèves et nos bruyères, pour déchiffrer, sous le lichen qui les rouge, les blasons seigneuriaux et les inscriptions tumulaires. Il a reconstruit par la pensée les manoirs qui s'écroulent, évoquant au milieu de ces débris les glorieux souvenirs qui les consacrent, hélas ! sans les protéger. Il connaît ces ruines, que des civilisations et des siècles si divers ont entassées par couches sur un sol qui les a toutes portées sans cesser de rester lui-même; il les a dès long-temps dessinées et décrites, et nul n'a fouillé plus obstinément au pied de ces menhirs druidiques, mystérieux monumens semblables aux débris de ces créations antérieures à l'aide desquelles la science contemporaine s'efforce de reconstruire un monde abîmé sous un cataclysme. Aujourd'hui le laborieux archéologue s'est proposé une plus rude tâche. Il n'écrit plus en courant, le bâton de voyageur à la main, quelques feuillets de chronique locale; c'est l'histoire même de la Bretagne et la nationalité bretonne tout entière qu'il a entrepris de résumer dans sa personnification sinon la plus vraie, du moins la plus éclatante. Nous comprenons que cette tentation lui soit venue. Lorsqu'on parcourt en effet cette vieille province, il n'est pas une porte de ville, pas un donjon encore debout, qui, du haut de ses créneaux, ne vous jette le nom de Bertrand Du Guesclin.
 
La Bretagne est restée comme sillonnée par les traces profondes des pas de l'homme qui, plus que tout autre, avança l'heure de sa ruine et de son absorption au sein de la grande monarchie. Ici, c'est la modeste gentilhommière de la Mothe-Broons, où il naquit camus et noir, malotru et massant, détesté de sa famille et sans connaître les caresses de ses parens :
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Que fust mors ou noiez en une eaue courant;
 
là c'est la chapelle de Montmuran, qui garde le grand souvenir de son initiation à la vie chevaleresque. Entre ces deux points, sur une terre alors couverte de forêts, s'écoula son orageuse jeunesse, au milieu des luttes, des méchancetés et des aventures les plus suspectes. Au-delà de cette zone qui encadre le roman de ses premières années, vous trouvez dans le Morbihan le théâtre de ses combats, lorsque, parvenu à l'âge d'homme, il partageait à Auray la mauvaise fortune de Charles de Blois, ce candidat et cet instrument de la France. Plus loin, à l'extrémité de la péninsule, sur les côtes abruptes du Finistère, il n'est pas un château qu'il n'ait assailli, pas une ville qu'il n'ait forcée, lorsque devenu, trente ans après, le providentiel instrument de la grande unité française, le plus formidable ennemi de l'antique organisation qui succombait sous son génie novateur, il poursuivait au nom du roi le duc de Bretagne, son seigneur, en préparant pour un prochain avenir l'anéantissement politique de sa patrie et l'avènement d'une société nouvelle. Il n'est donc pas, dans cette province, un lieu au-dessus duquel ne plane cette grande mémoire, et rien n'est plus légitime que la tentative essayée par l'auteur des Antiquités de la Bretagne. Si le succès ne répond pas en tous points aux labeurs qu'elle a provoqués, il faut moins s'en prendre à l'auteur lui-même qu'au système dans lequel son oeuvreœuvre a été conçue.
 
Au moment où paraissait l'histoire de M. de Fréminville, M. Charrière mettait au jour, dans la collection des Documens inédits sur l'histoire de France, la grande chronique en vers de Cuvelier, composée probablement du vivant même du chevalier, par un trouvère inconnu attaché à sa personne. Cette épopée de vingt-trois mille vers, reproduite presque textuellement en prose en 1387, sept années seulement après la mort du connétable, par Jean d'Estouteville, gouverneur de Vernon, est l'unique document contemporain qui ait servi de base à la multitude d'écrits historiques et légendaires qui ont inondé les âges suivans. C'est là qu'ont puisé, comme à une source commune, Duchastelet, Claude Ménard et Guyard de Berville, biographes incolores ou ampoulés, dénués de naïveté autant que de critique.
 
Comme poème, la chronique de Cuvelier est loin d'être un chef-d'oeuvreœuvre. On dirait une gazette rimée, où une multitude de faits merveilleux révèle encore davantage l'absence d'inspiration idéale, et, si l'on veut, le prosaïsme de l'auteur. Comme monument historique, cette chronique est fort incomplète, et laisse regretter beaucoup de lacunes; mais elle n'en reste pas moins, pour qui ne se rebute pas à cette lecture laborieuse, l'oeuvreœuvre d'un esprit net et ferme, le jet hardi d'une pensée libre. Cuvelier conte sans entraînement, avec une sorte de froid sourire sur les lèvres; il reste toujours maître de lui-même dans les scènes émouvantes qu'il accumule, et l'on sent que sa personnalité demeure constamment distincte de celle de son héros. Il est curieux, sous ce rapport, de le comparer à Froissart, complètement identifié avec son oeuvreœuvre chevaleresque. Si la chronique du chanoine de Valenciennes est un chaleureux poème en prose, on peut dire de celle de Cuvelier qu'elle est une froide histoire en vers. Si l'un partage toutes les émotions, toutes les croyances, tous les préjugés de son époque, l'autre semble s'en dégager, peut-être parce que sa position sociale les lui rendait plus lourds à supporter. Cette publication est un service rendu à l'histoire nationale; elle demeurera, avec l'oeuvreœuvre immortelle de Froissart, le principal monument historique du XIVe siècle.
 
Il est curieux d'envisager Du Guesclin sous le double reflet du travail tout moderne de M. de Fréminville et du poème contemporain édité pour la première fois dans son imposante intégrité. Quel est cet homme, quelle fut sa mission, quelle a été sa gloire véritable?
 
On n'occupe pas dans le souvenir des hommes une aussi grande place que Du Guesclin sans avoir étroitement associé son nom à une phase importante de l'histoire générale. Quelque éclat que puissent avoir des actions individuelles, quelques éminentes qualités qu'elles révèlent, ces qualités et ces actes suffisent rarement pour fonder une renommée durable, lorsqu'elles ont été stériles pour la grande oeuvreœuvre que poursuit l'humanité elle-même. C'est seulement dans les circonstances ou l'avenir des nations est engagé que des renommées populaires s'imposent à la foi de la postérité. Il n'est pas de grand homme sans grande cause; il n'est pas de grande cause sans une idée qui en soit à la fois la consécration et le fruit. Ceci est vrai lors même que cette idée resterait incertaine et obscure aux yeux de ceux qui en sont les plus énergiques instrumens. En menant sa longue vie de périls et d'aventures à travers la France et l'Espagne, Du Guesclin ne se rendait pas compte du travail qu'il accomplissait avec tant d'héroïsme; il ne se considérait point comme l'Attila de ce monde féodal auquel il allait porter le coup de mort: peut-être même ne comprenait-il pas l'importance des services qu'il rendait à la royauté en l'élevant au-dessus de tous les pouvoirs de son temps, et à la nationalité française, dont le sentiment existait à peine avant lui. Cependant ce guerrier qui marchait en aveugle dans la grande voie frayée par son épée n'en fut pas moins l'auteur principal d'une des plus importantes révolutions qui ait signalé l'histoire de la France et celle de l'Europe.
 
Si l'on éprouve aujourd'hui des doutes pénibles en face d'un obscur avenir, si les cœurs les plus fermes faiblissent par momens au spectacle de tant de ruines et de tant d'avortemens, pareille anxiété devait aussi peser sur les âmes dans les bouleversemens du XIVècle; changemens prodigieux, en effet, qui touchaient à la fois aux rapports des peuples comme à ceux des hommes entre eux, et dont il était si difficile de percevoir le résultat social au milieu de ces guerres sans fin et de ces dissolutions universelles.
 
Le régime sorti tout armé des ruines de l'empire de Charlemagne penchait vers son déclin après s'être épanoui dans toute sa sève à l'oeuvreœuvre glorieuse des croisades. Ces grands fiefs indépendans qui couvraient le sol de la France faiblissaient sous le besoin secret d'unité par lequel les nations commençaient à se sentir travaillées. La royauté inaperçue pendant quatre siècles redevenait pour les peuples un refuge et une espérance. Lorsque la branche de Valois monta sur le trône, il s'agissait déjà bien moins de savoir si le roi de France reconquerrait les attributions de sa suzeraineté sur ses vassaux affaiblis, question déjà résolue pour tous les esprits prévoyans, que, de décider à quelle royauté, de la normande ou de la parisienne, appartiendrait cette suzeraineté elle-même dans toute l'étendue du royaume de France. La monarchie normande des Plantagenets n'était ni une étrangère, ni une ennemie pour ces belles provinces continentales qui furent son berceau, et qui étaient restées le point d'appui de sa puissance, l'objet de ses complaisances les plus constantes. Ces princes étaient, comme les Valois, de race, de langue et de moeursmœurs françaises, car l'Angleterre, conquise depuis trois siècles, ne s'était pas jusqu'alors assimilé ses vainqueurs. La lutte sanglante qu'aurait tôt ou tard amenée la force des choses, et que fit éclater la succession de Charles-le-Bel, eut plutôt, aux yeux des populations, le caractère d'une guerre de prétendans que celui d'une guerre étrangère. Jusqu'à l'intervention de Charles V et de Du Guesclin, qui changèrent enfin la physionomie de cette longue querelle, elle était restée un combat d'aspirans à la couronne plutôt que la lutte de deux grands peuples combattant pour leur existence politique.
 
Bordeaux n'était pas moins dévoué au vainqueur de Poitiers que sa bonne ville de Londres, et le Prince Noir se sentait bien plus chez lui aux bords de la Gironde qu'aux bords de la Tamise. Le système des tenures féodales liait tellement la souveraineté aux personnes, et laissait les masses si complètement en dehors du soin de leurs destinées politiques, qu'une naissance, un mariage ou une répudiation suffisait pour changer tout à coup le sort des plus vastes provinces. La royauté capétienne de l'Ile de France étant restée depuis des siècles sans action immédiate sur les destinées des peuples, il n'existait aucun motif pour que la dynastie normande, glorieusement montée au trône d'Angleterre, ne ceignit pas en même temps la couronne française. Une succession inouïe de désastres, de minorités et de trahisons domestiques parut durant trois générations préparer ce grand changement.
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Il est difficile de méconnaître que, dans la première moitié du XIVe siècle, la suprématie des Plantagenets sur les Capétiens était généralement reconnue par l'opinion contemporaine. La supériorité morale de la race anglo-normande sur la race française était alors avouée, et les faits semblaient justifier la prétention insolemment proclamée par les vainqueurs de Crécy et de Poitiers. Si la bravoure était égale chez tous ces hommes de fer et d'acier; si le roi Jean, sa hache d'armes à la main, était aussi grand sur un monceau de cadavres qu'Édouard III sur le trône, quelle immense distance ne séparait pas son courage de soldat du courage intelligent de son rival! quelle différence entre cette agression si habilement préparée dans ses moyens financiers et militaires, et cette résistance imprévoyante et désordonnée qui justifie d'avance toutes les combinaisons et tous les dédains de l'ennemi!
 
Quelle supériorité politique et territoriale l'élément anglais n'avait-il pas acquise, même avant que s'engageât le conflit? Les plus belles provinces du midi étaient possédées par Édouard, sous la vaine réserve d'un hommage dont la formule même n'était pas déterminée. La Navarre appartenait à une maison devenue ennemie de la couronne, et les vastes possessions apanagères de ses princes les rendaient maîtres de toute la Haute-Normandie, jusqu'aux portes même de la capitale. Par le triomphe du comte de Montfort et son alliance avec la famille d'Édouard III, la Bretagne était devenue une sorte de fief de l'Angleterre, qui seule semblait en mesure de protéger son indépendance. La Flandre, dont les insurrections décimaient périodiquement l'armée française, était le théâtre des plus actives intrigues d'un roi aussi habile dans la politique que dans la guerre, et que ses alliances de famille rendaient maître tout-puissant dans le Hainaut comme dans le Brabant. Édouard III et Artevelt au nord, le Prince Noir au midi, le duc de Bretagne à l'ouest, Charles-le-Mauvais, les Jacques et les routiers au coeurcœur même du royaume; la noblesse dont le sang s'épuise, et la bourgeoisie qui s'agite au premier souffle des passions révolutionnaires; le peuple précipité par l'excès de ses maux dans la liberté sauvage,que semble lui préparer cette immense dissolution; un roi dont on paie la rançon au prix de la moitié du royaume, sans qu'on puisse deviner, dans ce qui survit à ce grand désastre, une ressource cachée, un reste de vie, une dernière étincelle de patriotisme : tel est le spectacle qu'offre la France au moment où la Providence, qui fait marcher ce pays à coups de grands hommes, suscite pour l'arrêter dans sa ruine la tête de Charles V et le bras de Du Guesclin.
 
Charles V et Du Guesclin! deux noms inséparables dans la vie comme dans la mort, aux sépultures de Saint-Denis comme dans les pages de l'histoire. Charles V et Du Guesclin ! deux forces au service de la même idée, double expression de cette puissance monarchique qui allait succéder à un régime épuisé, pour se précipiter à son tour vers sa ruine, eu face d'une autre idée, qui, au jour marqué par la Providence, recevra aussi du ciel et sa forme et ses instrumens!
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Né en 1320, le jeune Bertrand fut long-temps à se préparer à son oeuvreœuvre. Il grandit lentement, au milieu des obstacles que lui opposait la constitution d'une société qui faisait de tous les grands commandemens militaires l'accessoire obligé des hautes situations féodales. C'est une chose sans exemple et qui s'explique à peine dans le cours du XIVe siècle, que la fortune de ce pauvre gentilhomme d'une province reculée appelé à la cour de France pour y commander les armées, et voir les princes du sang et les seigneurs s'incliner sans murmure sous son épée de connétable.
 
Il est curieux de suivre les phases diverses de cette vie qui s'élève à coups de lance depuis la surprise du château de Fougeray où Bertrand s'introduit, sous un déguisement de bûcheron, à la tête de quelques hardis coquins qui le choisissent pour capitaine, jusqu'à la conquête de l'Auvergne et de la Guyenne, la restauration de Henri de Transtamarre en Espagne, l'expulsion des Anglais, et la pacification de la France. La première période de cette existence est d'un charme incomparable. On dirait une sorte de chouannerie à cheval où la lance tient lieu de la carabine, où l'adresse est plus nécessaire encore que le courage, où l'aventurier se montre plus que le capitaine.
 
Alors commençait en Bretagne cette longue guerre de la succession ducale entre Charles de Châtillon et Jean de Montfort, question qui touchait moins la vieille Armorique, restée incertaine et partagée, que la France et l'Angleterre, dont la suprématie s'agitait dans cette province comme dans le reste du royaume. Bertrand, issu d'une vieille, mais pauvre maison, n'était pas un seigneur assez qualifié pour jouer un rôle important dans une telle querelle. Cependant il sentait trop sa force et son génie pour se borner à figurer dans la montre de son suzerain, monté sur un roussin, armé de sa lance, et suivi des deux archers que tout gentilhomme tenant terre à fief devait à son seigneur. Il se fit donc partisan, vécut plusieurs années comme il plut à Dieu, dans les ajoncs et les halliers, détroussant de préférence les partisans de Montfort et de l'Anglais, mais n'hésitant pas à s'emparer au besoin de l'argenterie de Lamothe-Broons et de l'écrin de sa mère, après avoir fait voeuvœu, s'il faut en croire son bienveillant chroniqueur, de lui en restituer un jour la valeur au centuple, engagement dont la bonne dame paraissait douter un peu. A cette époque de sa vie se rapportent le combat en champ-clos avec Bramborough, la rencontre avec Thomas de Cantorbéry, les sièges de Rennes et de Dinan aux surprises nocturnes, aux incidens pittoresques, et tous ces actes d'audace et de sang-froid par lesquels il se trempait pour son grand rôle.
 
La première période de cette guerre close par une amnistie, Bertrand ne put supporter le repos dont il avait perdu l'habitude; il se jeta à la tête d'une petite troupe en Normandie, où le roi de Navarre, soutenu par Édouard, faisait une rude guerre au régent de France, durant la captivité du roi son père. Froissard nous le montre assistant en volontaire au siège de Melun, dont il contribue à décider la prise après deux assauts meurtriers. Cuvelier le représente escaladant la muraille, d'où le précipite une pierre tombée sur son crâne de Breton sans le briser : on le couche dans du fumier chaud, et, guéri par ce bain de vapeur, il apparaît le lendemain le premier sur la brèche.
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Ici commencent les premières relations de Du Guesclin avec le prince, à la vie duquel sa vie allait s'identifier si étroitement. C'est à ce moment seulement qu'il faut rapporter son entrée au service de France. Nous ne voyons pas trop sur quoi M. de Fréminville a pu se fonder pour établir qu'il fut solennellement appelé à Paris après le siège de Dinan, à la suite d'une longue négociation et par lettre du roi Jean, qui, durant sa captivité en Angleterre, aurait entendu parler de ses exploits. La chronique contemporaine constate que ce fut sur la brèche même de Melun que le dauphin remarqua pour la première fois le hardi aventurier breton, et jugea de quelle utilité un si bon chevalier pouvait être pour sa cause. Avant 1359, date du siège de cette ville, Du Guesclin n'était pas encore un personnage assez important pour que le roi de France estimât nécessaire de traiter avec lui et d'accepter ses conditions. « En ce temps, dit Froissard avec plus de vraisemblance que l'écrivain moderne, s'armoit un chevalier de Bretaigne qui s'appeloit messire Bertrand Du Guesclin. Le bien de lui ni sa prouesse n'estoient mie grandement renommés ni connues, fors entre les chevaliers qui le hantoient au pays de Bretaigne, où il avoit demeuré et tenu la guerre pour monseigneur Charles de Blois contre le comte de Montfort. »
 
Dans les premiers chapitres de son livre, M. de Fréminville anticipe un peu trop sur la renommée de son héros : celle-ci s'établit lentement comme toutes les choses fortes et durables. Ce fut donc à Melun que la France conquit le guerrier dont la renommée n'était pas encore faite, et qui devait un jour relever l'honneur de ses armes et le patriotisme de ses populations accablées. Le duc de Normandie était à peine parvenu à la couronne par la mort de son père, qu'il appliqua avec bonheur la grande science des rois. Il se souvint du chevalier breton qu'il avait vu combattre sous ses yeux quatre années auparavant, et qui continuait depuis cette époque à guerroyer contre les Navarrois à la tête de quelques routiers bretons. A peine élevé à un commandement de quelque importance, Du Guesclin se révéla tout entier : il surprit Mantes, s'empara de Meulan par une de ces ruses de guerre qu'il éleva bientôt à la hauteur d'une savante tactique. En peu de mois, le cours de la Seine fut libre, et Paris put se nourrir et respirer. Cette grande oeuvreœuvre accomplie, le nouveau général commença contre la nombreuse armée anglo-navarroise, qui occupait cette province, cette savante campagne de Normandie, qui respire quelque chose de ce génie moderne de la grande guerre qu'avait deviné Du Guesclin. Pour la première fois, les Français apprirent à refréner leur bouillant courage; ils simulèrent des retraites, et surent se préparer au combat par des évolutions et des manoeuvresmanœuvres compliquées, sans se laisser détourner du but par les provocations et les insultes de l'ennemi. Crécy et Poitiers avaient enfin dompté cette fière noblesse et ces communes désordonnées. Elles commençaient à subir le joug de la discipline et du commandement; la force matérielle fléchissait sous la puissance de la pensée, et la glorieuse victoire de Cocherel venait apprendre à la France que les désastres du passé profiteraient bientôt à l'avenir.
 
Charles V était à Reims, se préparant à la solennité de son sacre, lorsque des nouvelles lui arrivèrent de la bataille de Cocherel, de la soumission de la Normandie et de la prise du captal de Buch, ce formidable champion de l'Angleterre. Il est beau d'entendre le jeune monarque épancher son unie en cantiques d'allégresse au pied même de l'autel où il va recevoir le sacrement de la royauté. Tout ce morceau du poème de Cuvelier est d'une simplicité touchante et heureuse :
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Cette mission était réservée à Du Guesclin. Mais avant de l'entreprendre, avant de recevoir cette épée de connétable à la pointe de laquelle il tracerait les frontières de la France, jusqu'alors incertaines et mal définies dans la conscience des peuples, il était appelé à l'une de ces épreuves redoutables qui seules préparent aux grandes destinées.
 
Dès sa première jeunesse, Du Guesclin tournait ses rêves vers l'Orient; son imagination s'enflammait au souvenir récent encore des croisades, à la pensée des saints lieux profanés. Cette pensée n'était pas moins vive au XIVe et au XVe siècle qu'aux jours même de Philippe-Auguste et de saint Louis, et personne n'ignore que les grands évènemens politiques et militaires sortis de la lutte de l'Angleterre et de la France arrêtèrent seuls le cours des projets, souvent formés sous le règne, des trois Charles, pour la délivrance de la Palestine. Il aurait donc suffi à Du Guesclin d'être de son temps pour aspirer de toutes les puissances de son ame à la gloire des pieux combats d'outre-mer. Combien d'ailleurs ce sentiment ne devait-il pas être plus énergique encore chez un enfant de cette Bretagne dont le sang avait coulé à grands flots dans ces expéditions héroïques, et qui avait vu une foule d'entre ses gentilshommes engagés dans les deux croisades de saint Louis ! Parmi les noms de ces gentilshommes qu'on a recueillis dans des titres inexplorés, après six siècles d'oubli (3), on distingue au nombre des compagnons de Pierre Mauclerc, duc de Bretagne, à la croisade de 1249, un Glayquin ou Guesclin, qui fut probablement l'aïeul même de Bertrand. C'est là tout ce qu'on sait de cette famille, dont l'illustration ne remonte qu'au connétable, quoique les fantastiques généalogies ne lui aient pas manqué. Mais ce détail, découvert après un si long espace de temps, ne suffit-il pas pour illuminer la nuit des âges et nous initier aux influences premières qui durent planer sur ce berceau? Accroupi dans la vaste cheminée de Lamothe-Broons, petite gentilhommière dont les derniers débris viennent de disparaître, l'enfant avait entendu conter à son père, si ce n'est à son aïeul lui-même, les combats de Damiette et de la Massoure, les grands coups d'épée des chevaliers, la captivité et la fin du saint roi mort sur la cendre. Quoi d'étonnant si Bertrand jura dans son coeurcœur de prendre aussi la croix, et si ses pensées se portèrent vers le grand objet des préoccupations de la chrétienté tout entière?
 
Nous admettons donc volontiers, avec la plupart de ses biographes, qu'après le traité de Guérande et la négociation de sa rançon, acquittée des deniers du roi de France, Du Guesclin songea sérieusement à réaliser le rêve de ses premières années, et nous croyons sans peine qu'il trouva dans ses compagnons d'armes un concours et un dévouement chaleureux à la même pensée; mais nous n'oserions ajouter, avec M. de Fréminville, qu'il était poussé vers les lieux saints par des devoirs plus étroits et des liens mystérieux, dont cet écrivain se croit en mesure de révéler le secret, enseveli jusqu'à lui dans une nuit profonde.
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Pour obvier à cet inconvénient, nos rois prenaient donc à leur solde, autant que le leur permettaient leurs faibles ressources financières, de nombreuses compagnies de routiers, gens de sac et de corde, qui, ne pouvant après la paix se reclasser dans l'un des compartimens de cette société dont la puissante hiérarchie leur imposait un mur d'airain, se trouvaient, par la force des choses, en guerre ouverte avec elle. Ces bandes nombreuses de pillards et d'incendiaires allaient de province en province, détroussant les passans, rançonnant châteaux et moustiers, sous la conduite de guerriers avides et de pauvres chevaliers sans patrimoine. Ils donnaient l'assaut aux bonnes villes, ravageaient les campagnes, et commettaient des crimes dont la description ne se lit pas sans horreur dans les écrits contemporains. Appelés Brabançons parce qu'ils prirent naissance en Brabant, à la suite des guerres de Flandre, coteraux, à raison de leur courte épée; plus connus encore, au temps de Du Guesclin, sous le nom de routiers ou tard-venus, ces hommes, organisés en grandes compagnies, étaient devenus la terreur des princes et des peuples, l'obstacle insurmontable à l'établissement de tout gouvernement régulier. La longue guerre dont la France était le théâtre depuis le règne du premier Valois en avait démesurément augmenté le nombre, de telle sorte que le royaume tout entier était à leur merci.
 
Les chefs des compagnies, au moment où Charles V conçut la pensée d'en délivrer le royaume, n'étaient rien moins que les meilleurs gentilshommes et les plus renommés chevaliers de leur temps. C'étaient le Bègue de Vilaine, Ives de Caverley, Arnoult de Cervolles, dit l'archiprêtre ou l'archidiable, Mathieu de Gournay, Bernard de Lasalle, Gaultier Huet, le vicomte d'Auxerre, les frères de Mauny, et tant d'autres guerriers dont les exploits figurent aux grandes chroniques. Ces terribles bandes venaient de mettre en déroute une armée royale en jetant sur le carreau le duc de Bourbon et son fils. Elles avaient pris depuis lors un accroissement effrayant, et dans l'état d'affaiblissement, pour ne pas dire de dissolution où était le royaume après les guerres de Navarre et de Bretagne, on ne pouvait songer à engager une lutte avec elles. Il fallait donc s'emparer des compagnies en gagnant leurs chefs, en finançant avec eux; il fallait trouver hors du royaume une oeuvreœuvre qui pût les tenter, il s'agissait surtout de leur envoyer pour intermédiaire, en essayant habilement de le leur faire agréer pour chef, un homme qui comprît toute la pensée royale et sût en même temps inspirer confiance à ces hardis bandits. Si le bon trouvère dont le poème est arrivé jusqu'à nous a rendu un compte fidèle de l'entrevue de Du Guesclin et des routiers au camp de Châlons, lorsqu'il arriva pour leur offrir deux cent mille francs au nom du roi de France, avec la perspective d'une belle fortune à faire en Espagne; si le discours qu'il prête au chevalier breton, dans cette immense orgie de quarante mille hommes, a été vraiment tenu par Du Guesclin, ce discours monumental suffirait assurément pour le classer parmi les orateurs les plus consommés
 
Seigneurs, leur dit Bertam, veilliez-moi écouter;
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Rien de plus curieux à étudier que ce travail intérieur qui a constitué la France moderne. Lui seul fait bien comprendre cet antagonisme de deux grands peuples devenu la loi de leur existence mutuelle, et comme la condition même de tous leurs développemens ultérieurs. «Le roi, dit Froissard, qui sage étoit et subtil, savait gens attraire et tenir à amour où son profit étoit. Il avoit tant fait que les prélats de Bretagne, les barons, les chevaliers et les bonnes villes estoient de son accord... De l'autre côté, tastoit aussi bellement ceux d'Abbeville et de Ponthieu, quels il les trouveroit, et s'ils demeureroient Anglois ou François. Et ne désireroient-ils alors autre chose que d'estre François, tant haieoient-ils les Anglois. Ainsi acqueroit le roi de France des amis de tout lez. » Mais c'était surtout dans 1a midi du royaume que ce travail de propagande s'opérait avec ardeur. La plus grande partie de la noblesse, froissée dans ses susceptibilités et dans ses droits par les mesures arbitraires du gouvernement anglais, en appelait depuis quelques années au roi de France. « Car estoient les Anglois orgueilleux et présomptueux; et ceux de Poitou, de Quersin, de Limosin, de Hovergnes, de La Rochelle, ne peuvent aimer les Anglois, quelque semblant qu'ils leur montrent, mais les tiennent en grand dépit et vileté. Et ont les officiers du prince si surmonté toutes gens en Poitou, en Saintonge et en La Rochelle, qu'ils prennent tout en abandon, et ils fond si grand levée, au titre du prince, que nul n'a rien du sien. Avec ce, touts les gentilshommes du pays ne peuvent venir à nul office, car tout emportent les Anglais (6). »
 
A mesure que Du Guesclin s'avançait sur cette terre ainsi préparée, qu'il avait mission de reconquérir pas à pas, il trouvait donc une immense force morale, et quelquefois un dévouement sublime dans les populations, au coeurcœur desquelles il savait parler. Les dispositions menaçantes des habitans de Poitiers contraignirent les Anglais à évacuer cette grande ville. Peu après les bourgeois de La Rochelle, et leur maire, Jean Cadorier, stimulés par la vue des bannières fleurdelisées flottant autour de leurs remparts, s'emparaient, par un audacieux coup de main, du gouverneur et de ses principaux officiers, et ouvraient leurs portes à l'armée du connétable. A Chisay, dans une bataille rangée disposée avec un art infini, celui-ci écrasait les forces anglaises, et faisait, par cette victoire, rentrer sous la domination du roi l'Aunis et la Saintonge, dont la conquête préparait celle de la Guyenne, de l'Aquitaine et de l'Auvergne. Mais un important épisode dans la vie de Du Guesclin devait couper en deux cette campagne du midi, qui ne fut interrompue que par quelques voyages à Paris, où le ramenait le besoin de s'entendre directement avec Charles V pour triompher quelquefois du mauvais vouloir, le plus souvent de l'ignorance de ses conseillers.
 
Suivant le plan qui lui avait si bien réussi dans d'autres parties du royaume, le roi de France avait pratiqué des intelligences dans la Bretagne, soumise, depuis la bataille d'Auray et le traité de Guérande, à l'influence britannique. Jean IV de Montfort, se voyant menacé d'une insurrection formidable, fit ce que tout autre prince aurait probablement fait à sa place; il appela les Anglais à son secours, et ceux-ci, heureux de prendre pied sur le continent, couvrirent bientôt le duché tout entier, mettant garnison dans toutes les places et s'établissant, de l'entrée de la Loire au promontoire de Saint-Mathieu, dans des positions réputées inexpugnables. Quelques seigneurs gagnés par la France se saisirent alors de villes importantes, en attendant l'arrivée d'une armée française, la plus nombreuse et la plus belle que depuis long-temps eût mise sur pied le royaume. Du Guesclin en prit le commandement sans hésiter, car dès long-temps il ne se considérait plus dans son coeurcœur que comme le premier serviteur de la couronne de France; sentiment fort légitime, puisqu'il fit sa force et sa gloire, mais que sont loin de comprendre, même de nos jours, les Bretons de vieille roche, les fils de ceux qui arguèrent si long-temps de sa félonie pour faire exclure de la salle des états de Bretagne l'image du vainqueur de sa patrie. Du Guesclin réduisit l'un après l'autre ces innombrables châteaux, perchés alors comme des nids de vautours sur nos rochers et nos montagnes, et dont nous aimons aujourd'hui à chercher les débris dispersés par la catapulte sous l'ajonc fleuri qui les recouvre. Du Guesclin et Clisson, son farouche auxiliaire, entrèrent en vainqueurs, et souvent en vainqueurs irrités, dans ces villes où tout leur rappelait des souvenirs d'enfance et de jeunesse. La Bretagne fut promptement conquise, et si son indépendance nominale se maintint un siècle encore, on peut dire que dès ce jour l'avenir de ce pays fut décidé, et qu'il succomba sous les armes des deux plus illustres entre ses fils.
 
Après cette campagne, dont les détails sont décrits avec une grande science stratégique et locale dans l'ouvrage de M. de Fréminville, on voit le connétable voler tout à coup en Picardie, y attaquer et y détruire une nouvelle armée, commandée par le duc de Lancastre, et que les historiens ne font pas monter à moins de soixante mille hommes. Cela fait, Du Guesclin retourne, avec, son obstination bretonne, à l'oeuvreœuvre fondamentale de sa vie, la destruction de la puissance anglaise dans le midi et l'absorption de ces provinces au sein de l'unité française. Il déploie un grand talent d'ingénieur militaire au siège de Bergerac, qu'il finit par emporter; puis il entreprend et obtient la soumission définitive du Languedoc.
 
Ici trouvères et chroniqueurs se taisent : un voile épais recouvre les dernières années de cette vie si long-temps exposée tout entière aux regards du monde. Les faits manquent, les versions se contredisent, les dates ne concordent plus. La figure du connétable ne s'éclaire que par intervalles dans des récits incertains et confus, à travers lesquels on devine, sans pouvoir les préciser, de grandes douleurs, d'amères déceptions, des découragemens et des injustices, accompagnemens ordinaires de toutes les grandeurs humaines. Du Guesclin ne reparaît plus qu'en 1380, au pied de la citadelle de Randan, en Auvergne. Il semble se traîner autour de cette place, atteint d'un mal intérieur et secret qui laisse l'armée comme lui-même sans espérance. Enfin, après trois jours d'une fièvre aiguë, il expire chrétiennement sur son lit militaire. Alors a lieu la scène antique de la remise des clés aux pieds de ce cadavre dont la main tient encore sa formidable épée, et qui remporte ainsi sa dernière victoire.
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Ainsi finissent et ce règne et cette vie voilés à la même pensée; ainsi passa cette époque, l'une des plus importantes de notre histoire pour les destinées de la France. Pendant que celle-ci se dessine au dehors avec sa physionomie native, elle s'asseoit au dedans sur la large base de l'unité monarchique. La royauté se prépare une armée. Cette création entraîne, par une suite nécessaire, l'établissement d'un système financier. La puissance des capitaux s'élève et fait concurrence à la puissance territoriale. L'administration se forme autour du trône; elle enlace le pays que l'action seigneuriale a cessé de dominer, et, pour compléter l'oeuvreœuvre de cette grande transformation, de petits légistes, se substituant aux hauts barons, s'asseoient sur les sièges fleurdelisés du parlement, et finissent par le transformer en cour des pairs et en suprême conseil national.
 
Ce régime nouveau, qu'à notre tour nous appelons l'ancien régime, ne s'établit pas sans doute en un jour, et de grands évènemens ne tardèrent pas à venir traverser l'oeuvreœuvre monarchique conçue par Charles V. Une solennelle épreuve était encore nécessaire avant que la France s'assît parmi les nations sur sa base indestructible, et l'on vit l'Angleterre renouveler, dans des conditions plus menaçantes peut-être, la tentative qui venait d'échouer contre la prudence d'un grand roi et le génie d'un grand capitaine. Azincourt rouvrit toutes les blessures de Poitiers, et Henri V, reprenant le débat qui semblait épuisé, fit traverser à la nationalité française une crise non moins terrible que celle dont elle avait triomphé sous Édouard III. Mais ce sentiment avait déjà poussé de trop profondes racines pour être arraché du coeurcœur des peuples. Il ne fléchit pas sous l'orage que déchaînèrent sur le royaume et lus rivalités princières, et les conspirations domestiques, et jusqu'à cette démence royale qui vint se joindre comme une calamité suprême à cet abîme de calamités. La France fut envahie, mais non pas domptée; elle vécut l'épée sur la gorge, toute prête à se redresser pour la vengeance et pour la mort; et lorsque Dieu, qui se complaît à la sauver par des voies où éclate sa providence, lui envoya la houlette de Jeanne d'Arc en signe de réconciliation et de salut, la nation la vit briller au-dessus de sa tête comme l'épée flamboyante du connétable. Elle salua dans la fille du peuple, aussi bien que dans le chevalier breton, un missionnaire de la même cause, un instrument de la même pensée divine : double symbole des forces les plus vives et les plus pures de l'ancienne monarchie, de la classe agricole et de la noblesse provinciale, la sainte paysanne et l'humble gentilhomme resteront les supports éternels de l'édifice fondé par l'héroïsme de l'un et consacré par le martyre de l'autre.
 
La publication de deux ouvrages importans sur Du Guesclin nous a paru une occasion naturelle pour appeler l'attention publique sur cet homme extraordinaire, dont la lumineuse figure brille à l'entrée de notre histoire moderne. Sa gloire n'est méconnue par personne; mais nous avons espéré la faire mieux comprendre, et la légitimer encore en l'expliquant. Comment se fait-il qu'une telle vie ne puisse pas fournir à un écrivain d'un mérite et d'un savoir véritables la matière d'une oeuvreœuvre d'un intérêt puissant et soutenu? Comment se fait-il que M. de Fréminville soit vaincu, par Cuvelier et par d'Estouteville? C'est ici le sort commun de tous les écrivains contemporains, lorsqu'ils comprennent l'histoire autrement qu'elle ne peut l'être en notre temps. Le travail le plus difficile comme le plus ingrat qu'ils puissent se proposer, c'est d'écrire aujourd'hui l'histoire sous des formes purement narrratives, c'est de reprendre en sous-oeuvreœuvre des chroniques dont la plus médiocre les laissera bien loin en arrière. On peut assurément, par la puissance de la pensée, comprendre le moyen-âge et le juger; mais on ne saurait, à force d'art, en reproduire la physionomie pittoresque et naïve, et la plupart de ces tentatives ne sont que des tableaux de fantaisie. Joinville, Froissard et Commines resteront à tout jamais, et en dépit du progrès des études historiques, les peintres véritables de saint Louis, de Charles V et de Louis XI. Que les écrivains modernes rectifient les chroniqueurs dans un esprit de sagacité; que, maîtres de l'ensemble des évènemens, ils fassent ressortir le génie politique d'un siècle ou d'une société; qu'ils ne reculent pas même devant l'espérance d'entrevoir quelques faces isolées du plan divin selon lequel se développe l'humanité tout entière; qu'ils fassent enfin de l'histoire critique, politique, philosophique ou providentielle, nous le trouvons bon, et nous croyons qu'ils cèdent en cela à une inspiration légitime. De tels travaux sans doute ont leurs périls, et, pour quelques magnifiques monumens dont ils ont doté notre siècle, celui-ci se trouve comme écrasé sous le poids d'une multitude d'oeuvresœuvres prétentieuses et médiocres; mais du moins portent-elles l'empreinte d'une certaine vérité de réflexion et d'une inspiration individuelle. Nous ne saurions reconnaître le même caractère aux laborieux essais tentés pour reproduire la physionomie d'une époque lointaine, en faisant, pour s'isoler de la sienne, des efforts infructueux, et qui presque jamais ne sont sincères. N'en déplaise à l'ingénieux et savant auteur des Ducs de Bourgogne, et à Quintilien lui-même, rien de moins exact, surtout au XIXe siècle, que la maxime si connue : Scribitur ad narrandum, non ad probandum. Quelque soin que prenne l'historien moderne pour se défendre des influences qui le dominent, lorsqu'il s'occupera du moyen-âge, il écrira moins pour raconter que pour prouver; il se fera, même à son insu, dissertateur plutôt que narrateur fidèle, et les faits ne seront pour lui que l'accessoire d'une pensée préconçue. Subissons donc en toute loyauté les conditions qui nous sont faites, et n'essayons pas de nous y soustraire. Faisons à nos risques et périls des théories et des systèmes; mais, lorsque nous voudrons montrer le moyen-âge dans l'intimité de sa pensée,
et ses grands hommes dans la naïveté de leurs moeursmœurs et la continuité de leur vie, n'hésitons pas à nous faire paléographes plutôt qu'historiens : imprimons nos nombreux monumens inédits, car le moins important d'entre eux vaudra nos meilleurs ouvrages.