« Le Cabinet des Antiques » : différence entre les versions
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Cher baron,
Vous vous êtes si chaudement intéressé à ma longue et vaste histoire des
Je souhaite, cher baron, que ce témoignage de ma vénération pour vous et votre
DE BALZAC.
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le roi tient l'Etat de France, dit-il au connétable de Luynes qui n'était alors à ses yeux qu'un très-petit compagnon. Comptez que, durant les troubles, il y eut des d'Esgrignon décapités. Le sang franc se conserva, noble et fier, jusqu'en l'an 1789. Le marquis d'Esgrignon actuel n'émigra pas : il devait défendre sa Marche. Le respect qu'il avait inspiré aux gens de la campagne préserva sa tête de l'échafaud ; mais la haine des vrais Sans-Culottes fut assez puissante pour le faire considérer comme émigré, pendant le temps qu'il fut obligé de se cacher. Au nom du peuple souverain, le District déshonora la terre d'Esgrignon, les bois furent nationalement vendus, malgré les réclamations personnelles du marquis, alors âgé de quarante ans. Mademoiselle d'Esgrignon, sa
Les lentes et rapides années de La Terreur étant passées, le marquis d'Esgrignon, dont le caractère avait imposé des sentiments respectueux à la contrée, voulut revenir habiter son château avec sa
Quand le notaire ramena son ancien maître, au mois d'octobre 1800, dans le vieux château féodal, il ne put se défendre d'une émotion profonde en voyant le marquis immobile, au milieu de la cour, devant ses douves comblées, regardant ses tours rasées au niveau des toits. Le Franc contemplait en silence et tour à tour le ciel et la place où étaient jadis les jolies girouettes des tourelles gothiques, comme pour demander à Dieu la raison de ce déménagement social. Chesnel seul pouvait comprendre la profonde douleur
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-- Chesnel, dit-il, plus tard nous reviendrons ici, quand les troubles seront finis ; mais jusqu'à l'édit de pacification je ne saurais y habiter, puisqu'ils me défendent d'y rétablir mes armes.
Il montra le château, se retourna, remonta sur son cheval et accompagna sa
En 1800, quelques émigrés rentrèrent en France, les radiations des noms inscrits sur les fatales listes s'obtenaient assez facilement. Parmi les personnes nobles qui revinrent les premières dans la ville, se trouvèrent le baron de Nouastre et sa fille : ils étaient ruinés. Monsieur d'Esgrignon leur offrit généreusement un asile où le baron mourut deux mois après, consumé de chagrins. Mademoiselle de Nouastre avait vingt-deux ans, les Nouastre étaient du plus pur sang noble, le marquis d'Esgrignon l'épousa pour continuer sa maison, mais elle mourut en couches, tuée par l'inhabileté du médecin, et laissa fort heureusement un fils aux d'Esgrignon. Le pauvre vieillard (quoique le marquis n'eût alors que cinquante-trois ans, l'adversité et les cuisantes douleurs de sa vie avaient constamment donné plus de douze mois aux années), ce vieillard donc perdit la joie de ses vieux jours en voyant expirer la plus jolie des créatures humaines, une noble femme en qui revivaient les grâces maintenant imaginaires des figures féminines du seizième siècle. Il reçut un de ces coups terribles dont les retentissements se répètent dans tous les moments de la vie. Après être resté quelques instants debout devant le lit, il baisa le front de sa femme étendue comme une sainte, les mains jointes, il tira sa montre, en brisa la roue, et alla la suspendre à la cheminée. Il était onze heures avant midi.
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-- Mademoiselle d'Esgrignon, prions Dieu que cette heure ne soit plus fatale à notre maison. Mon oncle, monseigneur l'archevêque, a été massacré à cette heure, à cette heure mourut aussi mon père...
Il s'agenouilla près du lit, en s'y appuyant la tête ; sa
Ceci se passait dans la deuxième année de notre siècle. Mademoiselle d'Esgrignon avait vingt-sept ans. Elle était belle. Un parvenu, fournisseur des armées de la République, né dans le pays, riche de mille écus de rente, obtint de maître Chesnel, après en avoir vaincu les résistances, qu'il parlât de mariage en sa faveur à mademoiselle d'Esgrignon. Le frère et la
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-- Vous devriez avoir deviné que je suis mère, mon cher Chesnel, lui dit-elle en achevant de coucher son neveu, bel enfant de cinq ans.
Le vieux marquis se leva pour aller au-devant de sa
La noble fille tressaillit et pleura. Dans ses vieux jours, monsieur d'Esgrignon, père du marquis, avait épousé la petite-fille d'un traitant anobli sous Louis XIV. Ce mariage fut considéré comme une horrible mésalliance par la famille, mais sans importance, puisqu'il n'en était résulté qu'une fille. Armande savait cela. Quoique son
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La pauvre fille rougit.
-- Tu as dit une sottise, Chesnel, répliqua le vieux marquis tout à la fois flatté du mot de son ancien serviteur et peiné du chagrin qu'il causait à sa
« Je ne me souviens pas d'avoir jamais rencontré de femme qui ait autant que mademoiselle d'Esgrignon frappé mon imagination, dit Blondet à qui la littérature contemporaine est, entre autres choses, redevable de cette histoire. J'étais à la vérité fort jeune, j'étais un enfant, et peut-être les images qu'elle a laissées dans ma mémoire doivent-elles la vivacité de leurs teintes à la disposition qui nous entraîne alors vers les choses merveilleuses. Quand je la voyais venant de loin sur le Cours où je jouais avec d'autres enfants, et qu'elle y amenait Victurnien, son neveu, j'éprouvais une émotion qui tenait beaucoup des sensations produites par le galvanisme sur les êtres morts. Quelque jeune que je fusse, je me sentais comme doué d'une nouvelle vie. Mademoiselle Armande avait les cheveux d'un blond fauve, ses joues étaient couvertes d'un très-fin duvet à reflets argentés que je me plaisais à voir en me mettant de manière que la coupe de sa figure fût illuminée par le jour, et je me laissais aller aux fascinations de ces yeux d'émeraude qui rêvaient et me jetaient du feu quand ils tombaient sur moi. Je feignais de me rouler sur l'herbe devant elle en jouant, mais je tâchais d'arriver à ses pieds mignons pour les admirer de plus près. La molle blancheur de son teint, la finesse de ses traits, la pureté des lignes de son front, l'élégance de sa taille mince me
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célèbres, elle est tour à tour Agnès, Marie Touchet, Gabrielle je lui prête tout l'amour perdu dans son
Souvenez-vous de ce portrait, fidèle au moral comme au physique ! Mademoiselle d'Esgrignon est une des figures les plus instructives de cette histoire : elle vous apprendra ce que, faute d'intelligence, les vertus les plus pures peuvent avoir de nuisible.
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De tous les nobles atteints par les lois révolutionnaires, aucun ne fut plus maltraité. La majeure portion de ses revenus consistait, avant 1789, en droits domaniaux résultant, comme chez quelques grandes familles, de la mouvance de ses fiefs, que les seigneurs s'efforçaient de détailler afin de grossir le produit de leurs lods et ventes. Les familles qui se trouvèrent dans ce cas furent ruinées sans aucun espoir de retour, l'ordonnance par laquelle Louis XVIII restitua les biens non vendus aux Emigrés ne pouvait leur rien rendre ; et plus tard, la loi sur l'indemnité ne devait pas les indemniser. Chacun sait que leurs droits supprimés furent rétablis, au profit de l'Etat, sous le nom même de Domaines. Le marquis appartenait nécessairement à cette fraction du parti royaliste qui ne voulut aucune transaction avec ceux qu'il nommait, non pas les révolutionnaires, mais les révoltés, plus parlementairement appelés Libéraux ou Constitutionnels. Ces royalistes, surnommés Ultras par l'opposition, eurent pour chefs et pour héros les courageux orateurs de la Droite, qui, dès la première séance royale, tentèrent, comme monsieur de Polignac, de protester contre la charte de Louis XVIII, en la regardant comme un mauvais édit arraché par la nécessité du moment, et sur lequel la Royauté devait revenir. Ainsi, loin de s'associer à la rénovation de
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qu'un septuagénaire irait faire à la cour, quelle charge, quel emploi pouvait-il y exercer ? Le noble et fier d'Esgrignon se contenta donc, et dut se contenter du triomphe de la Monarchie et de la Religion, en attendant les résultats de cette victoire inespérée, disputée, qui fut simplement un armistice. Il continuait donc alors à trôner dans son salon, si bien nommé le Cabinet des Antiques. Sous la Restauration, ce surnom de douce moquerie s'envenima lorsque les vaincus de 1793 se trouvèrent les vainqueurs.
Cette ville ne fut pas plus préservée que la plupart des autres villes de province des haines et des rivalités engendrées par l'esprit de parti. Contre l'attente générale, du Croisier avait épousé la vieille fille riche qui l'avait refusé d'abord, et quoiqu'il eût pour rival auprès d'elle l'enfant gâté de l'aristocratie de la ville, un certain chevalier dont le nom illustre sera suffisamment caché en ne le désignant, suivant un vieil usage d'autrefois suivi par la ville, que par son titre ; car il était là le CHEVALIER comme à la cour le comte d'Artois était MONSIEUR. Non-seulement ce mariage avait engendré l'une de ces guerres à toutes armes comme il s'en fait en province, mais il avait encore accéléré cette séparation entre la haute et la petite aristocratie, entre les éléments bourgeois et les éléments nobles réunis un moment sous la pression de la grande autorité napoléonienne ; division subite qui fit tant de mal à notre pays. En France, ce qu'il y a de plus national, est la vanité. La masse des vanités blessées y a donné soif d'égalité ; tandis que, plus tard, les plus ardents novateurs trouveront l'égalité impossible. Les Royalistes piquèrent au
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noncez Catéran), le duc de Gordon habitués depuis long-temps à considérer le grand marquis comme un immense personnage, l'entretenaient dans ses idées. Il n'y avait rien de mensonger dans cette croyance, elle eût été juste si l'on avait pu effacer les quarante dernières années de l'histoire de France. Mais les consécrations les plus respectables, les plus vraies du Droit, comme Louis XVIII avait essayé de les inscrire en datant la Charte de la vingt-et-unième année de son règne, n'existent que ratifiées par un consentement universel : il manquait aux d'Esgrignon le fond de la langue politique actuelle, l'argent, ce grand relief de l'aristocratie moderne ; il leur manquait aussi la continuation de l'historique, cette renommée qui se prend à la Cour aussi bien que sur les champs de bataille, dans les salons de la diplomatie comme à la Tribune, à l'aide d'un livre comme à propos d'une aventure, et qui est comme une Sainte-Ampoule versée sur la tête de chaque génération nouvelle. Une famille noble, inactive, oubliée est une fille sotte, laide, pauvre et sage, les quatre points cardinaux du malheur. Le mariage d'une demoiselle de Troisville avec le général Montcornet, loin d'éclairer le Cabinet des Antiques, faillit causer une rupture entre les Troisville et le salon d'Esgrignon qui déclara que les Troisville se galvaudaient.
Parmi tout ce monde, une seule personne ne partageait pas ces illusions. N'est-ce pas nommer le vieux notaire Chesnel ? Quoique son dévouement assez prouvé par cette histoire fût absolu envers cette grande famille alors réduite à trois personnes, quoiqu'il acceptât toutes ces idées et les trouvât de bon aloi, il avait trop de sens et faisait trop bien les affaires de la plupart des familles du département pour ne pas suivre l'immense mouvement des esprits, pour ne pas reconnaître le grand changement produit par l'Industrie et par les
pour que les intéressés en laissassent attaquer les résultats. Chesnel voyait clair. Son fanatisme pour les d'Esgrignon était entier sans être aveugle, et le rendait ainsi bien plus beau. La foi qui fait voir à un jeune moine les anges du paradis est bien inférieure à la puissance du vieux moine qui les lui montre. L'ancien intendant ressemblait au vieux moine, il aurait donné sa vie pour défendre une châsse vermoulue. Chaque fois qu'il essayait d'expliquer, avec mille ménagements, à son ancien maître les nouveautés, en employant tantôt une forme railleuse, tantôt en affectant la surprise ou la douleur, il rencontrait sur les lèvres du marquis le sourire du prophète, et dans son âme la conviction que ces folies passeraient comme toutes les autres. Personne n'a remarqué combien les événements ont aidé ces nobles champions des ruines à persister dans leurs croyances. Que pouvait répondre Chesnel quand le vieux marquis faisait un geste imposant et disait : -- Dieu a balayé Buonaparte, ses armées et ses nouveaux grands vassaux, ses trônes et ses vastes conceptions ! Dieu nous délivrera du reste, Chesnel baissait tristement la tête, sans oser répliquer : -- Dieu ne voudra pas balayer la France ! Ils étaient beau tous deux : l'un en se redressant contre le torrent des faits, comme un antique morceau de granit moussu droit dans un abîme alpestre ; l'autre en observant le cours des eaux et pensant à les utiliser. Le bon et vénérable notaire gémissait en remarquant les ravages irréparables que ces croyances faisaient dans l'esprit, dans les
Idolâtré par sa tante, idolâtré par son père, ce jeune héritier était, dans toute l'acception du mot, un enfant gâté qui justifiait d'ailleurs les illusions paternelles et maternelles, car sa tante était vraiment une mère pour lui, mais quelque tendre et prévoyante que soit une fille, il lui manquera toujours je ne sais quoi de la maternité. La seconde vue d'une mère ne s'acquiert point. Une tante, aussi chastement unie à son nourrisson que l'était mademoiselle Armande à Victurnien, peut l'aimer autant que l'aimerait la mère, être aussi attentive aussi bonne aussi délicate aussi indulgente qu'une mère, mais elle ne sera pas sévère avec les ménagements et les à-propos de la mère ; mais son
nication avec lui reçoivent les secousses de toute peine tressaillent à tout bonheur comme à un événement de leur propre vie. Si la Nature a considéré la femme comme un terrain neutre, physiquement parlant, elle ne lui a pas défendu en certains cas de s'identifier complétement à son
La pratique de la vie, l'expérience des affaires avaient donné au vieux notaire une défiance observatrice et perspicace qui le faisait arriver an pressentiment maternel. Mais il était si peu de chose dans cette maison, surtout depuis l'espèce de disgrâce encourue à propos du mariage projeté par lui entre une d'Esgrignon et du Croisier, que dès lors il s'était promis de suivre aveuglément les doctrines de la famille. Simple soldat, fidèle à son poste et prêt à mourir, son avis ne pouvait jamais être écouté même au fort de l'orage ; à moins que le hasard ne le plaçât, comme dans l'Antiquaire le mendiant du Roi au bord de la mer, quand le lord et sa fille y sont surpris par la marée.
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turellement devint égoïste comme un prince, entier comme le plus fougueux cardinal du moyen-âge, impertinent et audacieux, vices que chacun divinisait en y voyant les qualités essentielles au noble.
Le Chevalier était un homme de ce bon temps où les mousquetaires gris désolaient les théâtres de Paris, rossaient le guet et les huissiers, faisaient mille tours de page et trouvaient un sourire sur les lèvres du Roi, pourvu que les choses fussent drôles. Ce charmant séducteur, ancien héros de ruelles, contribua beaucoup au malheureux dénouement de cette histoire. Cet aimable vieillard, qui ne trouvait personne pour le comprendre, fut très-heureux de rencontrer cette adorable figure de Faublas en herbe qui lui rappelait sa jeunesse. Sans apprécier la différence des temps, il jeta les principes des roués encyclopédistes dans cette jeune âme, en narrant les anecdotes du règne de Louis XV, en glorifiant les
Ce bel enseignement qui seul aurait dû faire subsister la noblesse : « Un d'Esgrignon ne doit pas se permettre telle ou telle chose, il a un nom qui rend l'avenir solidaire du passé, » était comme un refrain avec lequel le vieux marquis, mademoiselle Armande, Chesnel et les habitués de l'hôtel avaient bercé l'enfance de Victurnien. Ainsi, le bon et le mauvais se trouvaient en présence et en forces égales dans cette jeune âme.
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-- Quel dommage qu'un si bon homme soit si ennuyeux ! se disait Victurnien chaque fois que le notaire appliquait une somme sur quelque plaie saignante.
Veuf et sans enfants, Chesnel avait adopté le fils de son ancien maître au fond de son
-- Hé ! bien, qu'avez-vous, monsieur le comte, que vous est-il arrivé ? demandait le vieillard d'une voix altérée.
Dans les grandes occasions, Victurnien s'asseyait, prenait un air mélancolique et rêveur, il se laissait questionner en faisant des minauderies. Après avoir donné les plus grandes anxiétés au bonhomme, qui commençait à redouter les suites d'une dissipation si soutenue, il avouait une peccadille soldée par un billet de mille francs. Chesnel, outre son Etude, possédait environ douze mille livres de rentes. Ce fonds n'était pas inépuisable. Les quatre-vingt mille francs dévorés constituaient ses économies réservées pour le temps où le marquis enverrait son fils à Paris, ou pour faciliter quelque beau mariage. Clairvoyant quand Victurnien n'était pas là, Chesnel perdait une à une les illusions que caressaient le marquis et sa
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Le Chevalier regarda le père au désespoir et n'osa lui répondre : -- Nous serons forcés de les bien élever...
-- Et vous ne m'avez rien dit de cela, mademoiselle d'Esgrignon, reprit le marquis en interpellant sa
Ces paroles dénotaient toujours une irritation, il l'appelait ordinairement ma
-- Mais, monsieur, quand un jeune homme vif et bouillant reste oisif dans une ville comme celle-ci, que voulez-vous qu'il fasse ? dit mademoiselle d'Esgrignon qui ne comprenait pas la colère de son frère.
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-- Je connais quelque peu les ducs de Navarreins, de Lenoncourt, de Maufrigneuse, de Chaulieu, dit le Chevalier qui se savait cependant bien oublié.
-- Mon cher Chevalier, il n'est pas besoin de tant de façons pour présenter un d'Esgrignon à la Cour, dit le marquis en l'interrompant. Cent mille livres, se dit-il, ce Chesnel est bien hardi. Voilà les effets de ces maudits Troubles. Mons Chesnel protége mon fils. Et il faut que je lui demande.... Non, ma
Le Chevalier et mademoiselle d'Esgrignon trouvaient simples et naturelles ces paroles, si comiques pour tout autre qui les aurait entendues. Loin de là, ces deux personnages furent très-émus de l'expression presque douloureuse qui se peignit sur les traits du vieillard. En ce moment, monsieur d'Esgrignon était sous le poids de quelque prévision sinistre, il devinait presque son époque. Il alla s'asseoir sur une bergère, au coin du feu, oubliant Chesnel qui devait venir, et auquel il ne voulait rien demander.
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réchal de Richelieu, n'offrait au regard ni l'ampleur carrée du maréchal de Saxe, ni le cercle petit, dur, serré, trop plein de Voltaire ; mais une gracieuse forme convexe, finement modelée, à tempes molles et dorées. Ses yeux brillants jetaient ce courage et ce feu que l'âge n'abat point. Il avait le nez des Condé, l'aimable bouche des Bourbons de laquelle il ne sort que des paroles spirituelles ou bonnes, comme en disait toujours le comte d'Artois. Ses joues plus en talus que niaisement rondes étaient en harmonie avec son corps sec, ses jambes fines et sa main potelée. Il avait le cou serré par une cravate mise comme celle des marquis représentés dans toutes les gravures qui ornent les ouvrages du dernier siècle, et que vous voyez à Saint-Preux comme à Lovelace, aux héros du bourgeois Diderot comme à ceux de l'élégant Montesquieu (voir les premières éditions de leurs
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Il y eut un moment de silence comme à la Cour quand le Roi réprimande publiquement un courtisan. Le vieux notaire avait une attitude humble et contrite.
-- Chesnel, cet enfant m'inquiète, reprit le marquis avec bonté, je veux l'envoyer à Paris, pour y servir le Roi. Tu t'entendras avec ma
Le marquis se retira gravement, en saluant Chesnel par un geste familier.
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Quelques larmes vinrent aux yeux de mademoiselle Armande ; Chesnel, les voyant, prit un pli de la robe de cette noble fille et le baisa.
-- Ce ne sera rien, reprit-il, il faut que les jeunes gens jettent leur gourme. Le commerce des beaux salons de Paris changera le cours des idées du jeune homme. Et ici, vraiment, vos vieux amis sont les plus nobles
Le lendemain la vieille voiture de voyage de la maison d'Esgrignon vit le jour, et fut envoyée chez le sellier pour être mise en état. Le jeune comte fut solennellement averti par son père, après le déjeuner, des intentions formées à son égard : il irait à la Cour demander du service au Roi ; en voyageant, il devait se déterminer pour une carrière quelconque. La marine ou l'armée de terre, les ministères ou les ambassades, la Maison du Roi, il n'avait qu'à choisir, tout lui serait ouvert. Le Roi saurait sans doute gré aux d'Esgrignon de ne lui avoir rien demandé, d'avoir réservé les faveurs du trône pour l'héritier de la maison.
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« Mon cher et respectable Sorbier,
« Je me souviens, avec délices, d'avoir fait mes premières armes dans notre honorable carrière chez ton père, où tu m'as aimé, pauvre petit clerc que j'étais. C'est à ces souvenirs de cléricature, si doux à nos
primer à quel point je suis attaché à cette grande maison que j'ai vue près de choir dans l'abîme des temps : la proscription, la confiscation, la vieillesse et point d'enfant ! Combien de malheurs ! Monsieur le marquis s'est marié, sa femme est morte en couches du jeune comte, il ne reste aujourd'hui de bien vivant que ce noble, cher et précieux enfant. Les destinées de cette maison résident en ce jeune homme, il a fait quelques dettes en s'amusant ici. Que devenir en province avec cent misérables louis ? oui, mon ami, cent louis, voilà où en est la grande maison d'Esgrignon. Dans cette extrémité, son père a senti la nécessité de l'envoyer à Paris y réclamer à la cour la faveur du Roi. Paris est un lieu bien dangereux pour la jeunesse. Il faut la dose de raison qui nous fait notaires pour y vivre sagement. Je serais d'ailleurs au désespoir de savoir ce pauvre enfant vivant des privations que nous avons connues. Te souviens-tu du plaisir avec lequel tu as partagé mon petit pain, au parterre du Théâtre-Français, quand nous y sommes restés un jour et une nuit pour voir la représentation du Mariage de Figaro ? aveugles que nous étions ! Nous étions heureux et pauvres, mais un noble ne saurait être heureux dans l'indigence. L'indigence d'un noble est une chose contre nature. Ah ! Sorbier, quand on a eu le bonheur d'avoir, de sa main, arrêté dans sa chute l'un des plus beaux arbres généalogiques du royaume, il est si naturel de s'y attacher, de l'aimer, de l'arroser, de vouloir le voir refleuri, que tu ne t'étonneras point des précautions que je prends, et de m'entendre réclamer le concours de tes lumières pour faire arriver à bien notre jeune homme. La maison d'Esgrignon a destiné la somme de cent mille francs aux frais du voyage entrepris par monsieur le comte. Tu le verras, il n'y a pas à Paris de jeune homme qui puisse lui être comparé ! Tu t'intéresseras à lui comme à un fils unique. Enfin je suis certain que madame Sorbier n'hésitera pas à te seconder dans la tutelle morale dont je t'investis. La pension de monsieur le comte Victurnien est fixée à deux mille francs par mois ; mais tu commenceras par lui en remettre dix mille pour ses premiers frais. Ainsi, la famille a pourvu à deux ans de séjour, hors le cas d'un voyage à l'étranger, pour lequel nous verrions alors à prendre d'autres mesures. Associe-toi, mon vieil ami, à cette
dérations, retiens-le autant que tu pourras, et fais en sorte qu'il n'anticipe point d'un mois sur l'autre, sans de valables raisons, car il ne faudrait pas le désespérer dans une circonstance où l'honneur serait engagé. Informe-toi de ses démarches, de ce qu'il fait, des gens qu'il fréquentera ; surveille ses liaisons. Monsieur le Chevalier m'a dit qu'une danseuse de l'opéra coûtait souvent moins cher qu'une femme de la Cour. Prends des informations sur ce point, et retourne-moi ta réponse, Madame Sorbier pourrait, si tu es trop occupé, savoir ce que deviendra le jeune homme, où il ira. Peut-être l'idée de se faire l'ange gardien d'un enfant si charmant et si noble lui sourira-t-elle ! Dieu lui saurait gré d'avoir accepté cette sainte mission. Son
Si le vieux couple eût suivi les instructions de Chesnel, il eût été obligé de payer trois espions pour surveiller le comte d'Esgrignon. Cependant il y avait dans le choix du dépositaire une ample sagesse. Un banquier donne des fonds, tant qu'il en a dans sa caisse, à celui qui se trouve crédité chez lui ; tandis qu'à chaque besoin d'argent le jeune comte serait obligé d'aller faire une visite au notaire qui, certes, userait du droit de remontrance. Victurnien pensa trahir sa joie en apprenant qu'il aurait deux mille francs par mois. Il ne savait rien de Paris. Avec cette somme, il croyait pouvoir y mener un train de Prince.
Le jeune comte partit le surlendemain accompagné des bénédictions de tous les habitués du Cabinet des Antiques, embrassé par les douairières, comblé de
les entretiens de la ville, il remua surtout les
Une pente naturelle à l'esprit humain, qui fait souvent une débauchée de la fille d'une dévote, une dévote de la fille d'une femme légère, la loi des Contraires, qui sans doute est la résultante de la loi des Similaires, entraînait Victurnien vers Paris par un désir auquel il aurait succombé tôt ou tard. Elevé dans une vieille maison de province, entouré de figures douces et tranquilles qui lui souriaient, de gens graves affectionnés à leurs maîtres et en harmonie avec les couleurs antiques de cette demeure, cet enfant n'avait vu que des amis respectables. Excepté le Chevalier séculaire, tous ceux qui l'entourèrent avaient des manières posées, des paroles décentes et sentencieuses. Il avait été caressé par ces femmes à jupes grises, à mitaines brodées, que Blondet vous a dépeintes. L'intérieur de la maison paternelle était décoré par un vieux luxe qui n'inspirait que les moins folles pensées. Enfin, instruit par un abbé sans fausse religion, plein de cette aménité des vieillards assis sur ces deux siècles qui apportent dans le nôtre les roses séchées de leur expérience et la fleur fanée des coutumes de leur jeunesse, Victurnien, que tout aurait dû façonner à des habitudes sérieuses, à qui tout conseillait de continuer la gloire d'une maison historique, en prenant sa vie comme une grande et belle chose, Victurnien écoutait les plus dangereuses idées. Il voyait dans sa noblesse un marchepied bon à l'élever au-dessus des autres hommes. En frappant cette idole encensée au logis paternel, il en avait senti le creux. Il était devenu le plus horrible des êtres sociaux et le plus commun à rencontrer, un égoïste conséquent. Amené, par la religion aristocratique du moi, à suivre ses fantaisies adorées par les premiers qui eurent soin de son enfance, et par les premiers compagnons de ses folies de jeunesse, il s'était habitué à n'estimer toute chose que par le plaisir qu'elle lui rapportait, et à voir de bonnes âmes réparant ses sottises ; complaisance pernicieuse qui devait le perdre. Son éducation, quelque belle et pieuse qu'elle fût, avait le défaut de l'avoir trop isolé, de lui avoir caché le train de la vie à son époque, qui, certes, n'est pas le train d'une ville de province : sa vraie
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destinée le menait plus haut. Il avait contracté l'habitude de ne pas évaluer le fait à sa valeur sociale, mais relative ; il trouvait ses actions bonnes en raison de leur utilité. Comme les despotes, il faisait la loi pour la circonstance ; système qui est aux actions du vice ce que la fantaisie est aux
Quand Victurnien fut à quelques lieues de sa ville natale, il n'éprouva pas le moindre regret, il ne pensa plus à son vieux père, qui le chérissait comme dix générations, ni à sa tante dont le dévouement était presque insensé. Il aspirait à Paris avec une violence fatale, il s'y était toujours transporté par la pensée comme dans le monde de la féerie et y avait mis la scène de ses plus beaux rêves. Il croyait y primer comme dans la ville et dans le Département où régnait le nom de son père. Plein, non d'orgueil, nais de vanité, ses jouissances s'y agrandissaient de toute la grandeur de Paris. Il franchit la distance avec rapidité. De même que sa pensée, sa voiture ne mit aucune transition entre l'horizon borné de sa province et le monde énorme de la capitale. Il descendit rue de Richelieu, dans un bel hôtel près du boulevard, et se hâta de prendre possession de Paris comme un cheval affamé se rue sur une prairie. Il eut bientôt distingué la différence des deux pays. Surpris plus qu'intimidé par ce changement, il reconnut, avec la promptitude de son esprit, combien il était peu de chose au milieu
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de cette encyclopédie babylonienne, combien il serait fou de se mettre en travers du torrent des idées et des
A chaque époque, le Trône et la Cour se sont entourés de familles favorites sans aucune ressemblance ni de nom ni de caractères avec celles des autres règnes. Dans cette sphère, il semble que ce soit le Fait et non l'Individu qui se perpétue. Si l'Histoire n'était là pour prouver cette observation, elle serait incroyable. La Cour de Louis XVIII mettait alors en relief des hommes presque étrangers à ceux qui ornaient celle de Louis XV : les Rivière, les Blacas, les d'Avaray, les Dambray, les Vaublanc, Vitrolles, d'Autichamp, Larochejaquelein, Pasquier, Decazes, Lainé, de Villèle, La Bourdonnaye, etc. Si vous comparez la Cour de Henri IV à celle de Louis XIV, vous n'y retrouvez pas cinq grandes maisons subsistantes : Villeroy, favori de Louis XIV, était le petit-fils d'un secrétaire parvenu sous Charles IX. Le neveu de Richelieu n'y est presque rien déjà. Les d'Esgrignon, tout-puissants sous Henri IV, quasi princiers sous les Valois, n'avaient aucune chance à la Cour de Louis XVIII, qui ne songeait seulement pas à eux. Aujourd'hui des noms aussi illustres que celui des maisons souveraines, comme les Foix-Grailly, faute d'argent, la seule puissance de ce temps, sont dans une obscurité qui équivaut à l'extinction. Aussitôt que Victurnien eut jugé ce monde, et il ne le jugea que sous ce rapport en se sentant blessé par l'égalité parisienne, monstre qui acheva sous la Restauration de dévorer le dernier morceau de l'Etat social, il voulut reconquérir sa place avec les armes dangereuses, quoique émoussées, que le siècle laissait à la noblesse : il imita les allures de ceux à qui Paris accordait sa coûteuse attention, il
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rer des réformes. Il fut, sous ce rapport, insensé. Il ne voulut pas penser aux moyens, il puisa dans ses sacs comme s'ils devaient toujours se remplir, et se défendit à lui-même de réfléchir à ce qu'il adviendrait de ce système. Dans ce monde dissipé, dans ce tourbillon de fêtes, on admet les acteurs en scène sous leurs brillants costumes, s'en s'enquérir de leurs moyens : il n'y a rien de plus mauvais goût que de les discuter. Chacun doit perpétuer ses richesses comme la nature perpétue la sienne, en secret. On cause des détresses échues, on s'inquiète en raillant de la fortune de ceux que l'on ne connaît pas, mais on s'arrête là. Un jeune homme comme Victurnien, appuyé par les puissances du faubourg Saint-Germain, et à qui ses protecteurs eux-mêmes accordaient une fortune supérieure à celle qu'il avait, ne fût-ce que pour se débarrasser de lui, tout cela très-finement, très-élégamment, par un mot, par une phrase ; enfin un comte à marier, joli homme, bien pensant, spirituel, dont le père possédait encore les terres de son vieux marquisat et le château héréditaire, ce jeune homme est admirablement accueilli dans toutes les maisons où il y a des jeunes femmes ennuyées, des mères accompagnées de filles à marier, ou des belles danseuses sans dot. Le monde l'attira donc, en souriant, sur les premières banquettes de son théâtre. Les banquettes que les marquis d'autrefois occupaient sur la scène existent toujours à Paris où les noms changent, mais non les choses.
Victurnien retrouva dans la société du faubourg Saint-Germain où l'on se comptait avec le plus de réserve, le double du Chevalier, dans la personne du vidame de Pamiers. Le vidame était un chevalier de Valois élevé à la dixième puissance, entouré de tous les prestiges de la fortune, et jouissant des avantages d'une haute position. Ce cher vidame était l'entrepôt de toutes les confidences, la gazette du faubourg ; discret néanmoins, et comme toutes les gazettes, ne disant que ce que l'on peut publier. Victurnien entendit encore professer les doctrines transcendantes du Chevalier. Le vidame dit à d'Esgrignon, sans le moindre détour, d'avoir des femmes comme il faut, et lui raconta ce qu'il faisait à son âge. Ce que le vidame de Pamiers se permettait alors, est si loin des
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Rastignac laissa partir de Marsay sans en demander davantage : il savait son Paris. Il savait que la plus précieuse, la plus noble, que la femme la plus désintéressée du monde, à qui l'on ne saurait faire accepter autre chose qu'un bouquet, devient aussi dangereuse pour un jeune homme que les filles d'Opéra d'autrefois. En effet, il n'y a plus de filles d'Opéra, elles sont passées à l'état mythologique. Les
marquise d'Espard, en venant lui dire adieu, commença par lui souffler : « Bien ! très-bien ! ma chère ! » à l'oreille. Puis la belle marquise laissa sa rivale voyager sur la carte moderne du pays de Tendre, qui n'est pas une conception aussi ridicule que le pensent quelques personnes. Cette carte se regrave de siècle en siècle avec d'autres noms et mène toujours à la même capitale. En une heure de tête à tête public, dans un coin, sur un divan, la duchesse amena d'Esgrignon aux générosités scipionesques, aux dévouements amadisiens, aux abnégations du moyen âge qui commençait alors à montrer ses dagues, ses machicoulis, ses cottes, ses hauberts, ses souliers à la poulaine, et tout son romantique attirail de carton peint. Elle fut d'ailleurs admirable d'idées inexprimées, et fourrées dans le
-- Vous m'oublierez ! disait-elle, vous verrez tant de femmes empressées à vous faire la cour au lieu de vous éclairer... -- Mais vous me reviendrez désabusé. -- Viendrez-vous, auparavant ?.... Non. Comme vous voudrez. -- Moi je dis tout naïvement que vos visites me plairaient beaucoup. Les gens qui ont de l'âme sont si rares, et je vous en crois. -- Allons, adieu, l'on finirait par causer de nous si nous causions davantage.
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à ce front sublime, plein des fiertés féminines les mieux situées. Chez elle, un air rêveur semblait être le reflet de l'amour terrestre noblement étouffé. La plupart des hommes pariaient que le beau Victurnien en était pour ses frais, contre des femmes sûres de la défaite de leur rivale, et qui l'admiraient comme Michel-Ange admirait Raphaël, in petto ! Victurnien aimait Diane, selon celle-ci, à cause de ses cheveux, car elle avait la plus belle chevelure blonde de France ; selon celle-là, son principal mérite était sa blancheur, car elle n'était pas bien faite, mais bien habillée ; selon d'autres, d'Esgrignon l'aimait pour son pied, la seule chose qu'elle eût de bien, elle avait la figure plate. Mais ce qui peint étonnamment les
Au commencement de l'hiver, entre les années 1823 et 1824
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-- C'est quelque chose comme ça, répondit-elle. Voici monsieur du Croisier qui veut vous parler...
-- Monsieur du Croisier, répéta le vieillard si cruellement atteint jusqu'au
Du Croisier entrait alors avec l'allure d'un chat qui sent du lait dans un office. Il salua, prit le fauteuil que lui avançait le notaire, s'y assit tout doucettement, et présenta un compte de deux cent vingt-sept mille francs, intérêts compris, formant le total de l'argent avancé à monsieur Victurnien en lettres de change tirées sur lui, acquittées, et desquelles il réclamait le payement sous peine de poursuivre immédiatement avec la dernière rigueur l'héritier présomptif de la maison d'Esgrignon. Chesnel mania ces fatales lettres une à une, en demandant le secret à l'ennemi de la famille. L'ennemi promit de se taire, s'il était payé dans les quarante-huit heures : il était gêné, il avait obligé des manufacturiers. Du Croisier entama cette série de mensonges pécuniaires qui ne trompent ni les emprunteurs ni les notaires. Le bonhomme avait les yeux troublés, il retenait mal ses larmes, il ne pouvait payer qu'en hypothéquant ses biens pour le reste de leur valeur. En apprenant la difficulté qu'éprouverait son remboursement, du Croisier ne fut plus gêné, n'eut plus besoin d'argent, il proposa soudain au vieux notaire de lui acheter ses propriétés. Cette vente fut signée et con-
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-- Que deviendra-t-il ? Il faut le rappeler, le marier à une riche héritière, se disait-il les yeux troublés et la tête pesante.
Il ne savait comment aborder mademoiselle Armande ni en quels termes lui apprendre cette nouvelle. Lui, qui venait de solder le compte des dettes au nom de la famille, tremblait d'avoir à parler de ces choses. En allant de la rue du Bercail à l'hôtel d'Esgrignon, le bon vieux notaire était palpitant comme une jeune fille qui se sauve de la maison paternelle pour n'y revenir que mère et désolée. Mademoiselle Armande venait de recevoir une lettre charmante d'hypocrisie, où son neveu paraissait être l'homme du monde le plus heureux. Après être allé aux Eaux et en Italie avec madame de Maufrigneuse, Victurnien envoyait le journal de son voyage à sa tante. L'amour respirait dans toutes ses phrases. Tantôt une ravissante description de Venise et d'enchanteresses appréciations des chefs-d'
mariée pour Victurnien, elle l'eût blâmé dans toute autre ; mais le crime ici aurait été de ne pas aimer son neveu. Les tantes, les mères et les
-- Qu'y a-t-il ? s'écria-t-elle comme frappée d'un coup au
-- Tout est perdu ! dit Chesnel. Monsieur le comte déshonorera la maison, si nous n'y mettons ordre.
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Il montra les lettres de change, il peignit les tortures qu'il avait subies depuis quatre jours, en peu de mots simples, mais énergiques et touchants.
-- Le malheureux, il nous trompe, s'écria mademoiselle Armande dont le
-- Disons notre mea culpa, mademoiselle, reprit d'une voix forte le vieillard, nous l'avons habitué à faire ses volontés, il lui fallait un guide sévère, et ce ne pouvait être ni vous qui êtes une fille, ni moi qu'il n'écoutait pas : il n'a pas eu de mère.
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Il fut décidé le lendemain avec Chesnel que mademoiselle Armande irait à Paris arracher son neveu à sa perdition. Si quelqu'un pouvait opérer l'enlèvement de Victurnien, n'était-ce pas la femme qui avait pour lui des entrailles maternelles ? Mademoiselle Armande, décidée à aller trouver la duchesse de Maufrigneuse, voulait tout déclarer à cette femme. Mais il fallut un prétexte pour justifier ce voyage aux yeux du marquis et de la ville. Mademoiselle Armande risqua toutes ses pudeurs de fille vertueuse en laissant croire à quelque maladie qui exigeait une consultation de médecins habiles et renommés. Dieu sait si l'on en causa. Mademoiselle Armande voyait un bien autre honneur que le sien au jeu ! Elle partit. Chesnel lui apporta son dernier sac de louis, elle le prit, sans même y faire attention, comme elle prenait sa capote blanche et ses mitaines de filet.
-- Généreuse fille ! Quelle grâce ! dit Chesnel en la mettant en voiture, elle et sa femme de chambre qui ressemblait à une
Du Croisier avait calculé sa vengeance comme les gens de province calculent tout. Il n'y a rien au monde que les Sauvages, les paysans et les gens de province pour étudier à fond leurs affaires
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dans tous les sens ; aussi, quand ils arrivent de la Pensée au Fait, trouvez-vous les choses complètes. Les diplomates sont des enfants auprès de ces trois classes de mammifères, qui ont le temps devant eux, cet élément qui manque aux gens obligés de penser à plusieurs choses, obligés de tout conduire, de tout préparer dans les grandes affaires humaines. Du Croisier avait-il si bien sondé le
Il se disait qu'après Chesnel était venu du Croisier, qu'après du Croisier jaillirait une autre mine d'or. D'ailleurs il gagnait de fortes sommes au jeu. Le jeu l'avait sauvé déjà de plusieurs mauvais pas. Souvent, dans un fol espoir, il allait perdre au salon des Etrangers le gain qu'il faisait au Cercle ou dans le monde au whist. Sa vie, depuis deux mois, ressemblait à l'immortel finale du Don Juan de Mozart ! Cette musique doit faire frissonner certains jeunes gens parvenus à la situation où se débattait Victurnien. Si quelque chose peut prouver l'immense pouvoir de la Musique, n'est-ce pas cette sublime traduction du désordre, des embarras qui naissent dans une vie exclusivement voluptueuse, cette peinture effrayante du parti pris de s'étourdir sur les dettes, sur les duels, sur les tromperies, sur les mauvaises chances ? Mozart est, dans ce morceau, le rival heureux de Molière. Ce terrible finale ardent, vigoureux, désespéré, joyeux, plein de fantômes horribles et de femmes lutines, marqué par une dernière tentative qu'allument les vins du souper et par une défense enragée ; tout cet infernal poème, Victurnien le jouait à lui seul ! Il se voyait seul, abandonné, sans amis, devant une pierre où était écrit, comme au bout d'un livre enchanteur, le mot FIN. Oui ! tout allait finir pour lui. Il voyait par avance le regard froid et railleur, le sourire par lequel ses compagnons accueilleraient le récit de son désastre. Il savait que parmi eux, qui hasardaient des sommes importantes sur les tapis verts que Paris dresse à la Bourse, dans les salons, dans les cercles, partout, nul n'en distrairait un billet de banque pour sauver un ami. Chesnel devait être ruiné. Victurnien avait dévoré Chesnel. Toutes les furies étaient dans son
et lui se retrouvaient pour quelques heures après les fêtes de la Cour, après les bals les plus éclatants, les soirées les plus splendides. Les apparences étaient très-habilement sauvées. Ce réduit était une mansarde vulgaire en apparence, mais que les Péris de l'Inde avaient décorée, et où madame de Maufrigneuse était obligée en entrant de baisser sa tête chargée de plumes ou de fleurs. A la veille de périr, le comte avait voulu dire adieu à ce nid élégant, bâti par lui qui en avait fait une poésie digne de son ange, et où désormais les
Madame de Maufrigneuse était à demi pensive : mêmes inquiétudes la dévoraient, mais elle les supportait avec courage. Parmi les organisations diverses que les physiologistes ont remarquées chez les femmes, il en est une qui a je ne sais quoi de terrible, qui comporte une vigueur d'âme, une lucidité d'aperçus, une promptitude de décision, une insouciance, ou plutôt un parti pris sur certaines choses dont s'effraierait un homme. Ces facultés sont cachées sous les dehors de la faiblesse la plus gracieuse. Ces femmes, seules entre les femmes, offrent la réunion ou plutôt le combat de deux êtres que Buffon ne reconnaissait existants que chez l'homme. Les autres femmes sont entièrement femmes ; elles sont entièrement tendres, entièrement mères, entièrement dévouées, entièrement nulles ou
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ennuyeuses ; leurs nerfs sont d'accord avec leur sang et le sang avec leur tête ; mais les femmes comme la duchesse peuvent arriver à tout ce que la sensibilité a de plus élevé, et faire preuve de la plus égoïste insensibilité. L'une des gloires de Molière est d'avoir admirablement peint, d'un seul côté seulement, ces natures de femmes dans la plus grande figure qu'il ait taillée en plein marbre : Célimène ! Célimène, qui représente la femme aristocratique, comme Figaro, cette seconde édition de Panurge, représente le peuple. Ainsi, accablée sous le poids de dettes énormes, la duchesse s'était ordonnée à elle-même, absolument comme Napoléon oubliait et reprenait à volonté le fardeau de ses pensées, de ne songer à cette avalanche de soucis qu'en un seul moment et pour prendre un parti définitif. Elle avait la faculté de se séparer d'elle-même et de contempler le désastre à quelques pas, au lieu de se laisser enterrer dessous. C'était, certes, grand, mais horrible dans une femme. Entre l'heure de son réveil où elle avait retrouvé toutes ses idées, et l'heure où elle s'était mise à sa toilette, elle avait contemplé le danger dans toute son étendue, la possibilité d'une chute épouvantable. Elle méditait : la fuite en pays étranger, ou aller au Roi et lui déclarer sa dette, ou séduire un riche banquier et payer, en jouant à la Bourse, avec l'or qu'il lui donnerait, le Juif serait assez spirituel pour n'apporter que des bénéfices, et ne jamais parler de pertes, délicatesse qui gazerait tout. Ces divers moyens, cette catastrophe, tout avait été délibéré froidement, avec calme, sans trépidation. De même qu'un naturaliste prend le plus magnifique des lépidoptères, et le fiche sur du coton avec une épingle, madame de Maufrigneuse avait ôté son amour de son
Malgré ses capacités étouffées et son esprit si vif, le comte était comme aurait dû être cette femme : il avait des palpitations au
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-- Je suis perdu de dettes, et arrivé au pied du mur.
-- N'est-ce que cela ? dit-elle en souriant. Toutes les affaires d'argent s'arrangent d'une manière ou de l'autre, il n'y a d'irréparable que les désastres du
Mis à l'aise par cette compréhension subite de sa position, Victurnien déroula la brillante tapisserie de sa vie pendant ces trente mois, mais à l'envers et avec talent d'ailleurs, avec esprit surtout. Il déploya dans son récit cette poésie du moment qui ne manque à personne dans les grandes crises, et sut le vernir d'un élégant mépris pour les choses et les hommes. Ce fut aristocratique. La duchesse écoutait comme elle savait écouter, le coude appuyé sur son genou levé très-haut. Elle avait le pied sur un tabouret. Ses doigts étaient mignonnement groupés autour de son joli menton. Elle tenait ses yeux attachés aux yeux du comte ; mais des myriades de sentiments passaient sous leur bleu comme des lueurs d'orage entre deux nuées. Elle avait le front calme, la bouche sérieuse d'attention, sérieuse d'amour, les lèvres nouées aux lèvres de Victurnien. Etre écouté ainsi, voyez-vous, c'était à croire que l'amour divin émanait de ce
-- Bien, bien, dit la duchesse qui au lieu d'être livrée à l'amour qu'elle exprimait était livrée à de profondes combinaisons qu'elle gardait pour elle, il ne s'agit pas de cela, mon ami... (L'ange n'était plus que cela.).... Pensons à vous. Oui, nous partirons, le plus tôt sera le mieux. Arrangez tout : je vous suivrai. C'est beau de laisser là Paris et le monde. Je vais faire mes préparatifs de manière que l'on ne puisse rien soupçonner.
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-- Oui ? Si vous n'en aviez pas le courage, mon enfant, comptez sur moi, lui dit Chesnel en lui serrant la main.
Il resta, malgré la douleur que lui causait ce spectacle, planté sur ses deux jambes tremblantes, à regarder le fils de son
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peux réveiller madame du Croisier et me l'envoyer à l'instant. Dis-lui tout ce que tu voudras.
Chesnel devint calme et froid en ouvrant la porte du brillant salon où du Croisier se promenait seul à grands pas. Ces deux hommes se mesurèrent alors pendant un moment par un regard qui avait en profondeur vingt ans de haine et d'inimitié. L'un avait le pied sur le
-- Monsieur, dit Chesnel, je vous salue humblement. Votre plainte a été déposée ?
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-- Je ne sais pas comment nous l'y amènerons, mais vous serez reçu.
-- Je veux une hypothèque de quatre cent mille francs fondée sur une transaction écrite au sujet de cette affaire, afin de toujours vous tenir un canon chargé sur le
-- Nous consentons, dit Chesnel sans avouer encore qu'il avait les cent mille écus sur lui ; mais elle sera entre mains tierces et rendue à la famille après votre élection et le payement.
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Madame du Croisier ne répondit que par deux grosses larmes qui coulèrent sur ses joues.
-- Vous avez déjà été la cause de la mort d'un pauvre garçon et du deuil éternel de sa mère, reprit Chesnel en voyant combien il frappait juste et qui eût frappé jusqu'à briser ce
-- Mon ami, assez ! assez ! Je suis capable de tout pour étouffer une semblable affaire, mais je ne connais monsieur du Croisier tout entier que depuis quelques instants... A vous, je puis l'avouer ! Il n'y a pas de ressources.
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Tels étaient les raisonnements du pauvre vieil athlète qui voyait juste, et qui se coucha quasi-mort sous le poids de tant d'émotions et de tant de fatigues. Néanmoins, avant de s'endormir, il jeta sur les magistrats qui composaient le Tribunal, un coup d'oeil scrutateur qui embrassait les pensées secrètes de leurs ambitions, afin de voir quelles étaient ses chances dans cette lutte, et comment ils pouvaient être influencés. En donnant une forme succincte au long examen des consciences que fit Chesnel, il fournira peut-être un tableau de la magistrature en province.
Les juges et les gens du Roi forcés de commencer leur carrière en province où s'agitent les ambitions judiciaires, voient tous Paris à leur début, tous aspirent à briller sur ce vaste théâtre où s'élèvent les grandes causes politiques, où la magistrature est liée aux intérêts palpitants de la société. Mais ce paradis des gens de justice admet peu d'élus, et les neuf dixièmes des magistrats doivent, tôt ou tard, se caser pour toujours en province. Ainsi tout Tribunal, toute Cour royale de province offrent deux partis bien tranchés, celui des ambitions lassées d'espérer, contentes de l'excessive considération accordée en province au rôle qu'y jouent les magistrats, ou endormies par une vie tranquille ; puis celui des jeunes gens et des vrais talents auxquels l'envie de parvenir que nulle déception n'a tempérée, ou que la soif de parvenir aiguillonne sans cesse, donne une sorte de fanatisme pour leur sacerdoce. A cette époque, le royalisme animait les jeunes magistrats contre les ennemis des Bourbons. Le moindre Substitut rêvait réquisitoires, appelait de tous ses
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tique, aujourd'hui pour et demain contre le pouvoir, qui compromet tout et ne sauve rien, désespérée du mal qu'elle a fait et continuant à l'engendrer, ne voulant pas reconnaître sa petitesse, et tracassant le pouvoir en s'en disant la servante, à la fois humble et arrogante, demandant au peuple une subordination qu'elle n'accorde pas à la Royauté, inquiète des supériorités qu'elle désire mettre à son niveau, comme si la grandeur pouvait être petite, comme si le pouvoir pouvait exister sans force.
Ce Président était un grand homme sec et mince, à front fuyant, à cheveux grêles et châtains, aux yeux vairons, à teint couperosé, aux lèvres serrées. Sa voix éteinte faisait entendre le sifflement gras de l'asthme. Il avait pour femme une grande créature solennelle et dégingandée qui s'affublait des modes les plus ridicules, et se parait excessivement. La Présidente se donnait des airs de reine, elle portait des couleurs vives, et n'allait jamais au bal sans orner sa tête de ces turbans si chers aux Anglaises, et que la province cultive avec amour. Riches tous deux de quatre ou cinq mille livres de rente, ils réunissaient, avec le traitement de la présidence, une douzaine de mille francs. Malgré leur pente à l'avarice, ils recevaient un jour par semaine afin de satisfaire leur vanité. Fidèle aux vieilles
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auraient-ils été supplantés par l'astucieux Président, dont la fortune était bien supérieure à celle de son compétiteur.
La victime des
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son Tribunal par acquit de conscience, comme on fait ses devoirs au Collége ; il opinait du bonnet, en disant à tout : -- Oui, cher Président. Mais, sous cet apparent laissez-aller, il cachait l'esprit supérieur d'un homme qui avait étudié à Paris et qui s'était distingué déjà comme Substitut. Habitué à traiter largement tous les sujets, il faisait rapidement ce qui occupait long-temps le vieux Blondet et le Président, auxquels il résumait souvent les questions difficiles à résoudre. Dans les conjonctures délicates, le président et le vice-président consultaient leur juge-suppléant, ils lui confiaient les délibérés épineux et s'émerveillaient toujours de sa promptitude à leur apporter une besogne où le vieux Blondet ne trouvait rien à reprendre. Protégé par l'aristocratie la plus hargneuse, jeune et riche, le juge suppléant vivait en dehors des intrigues et des petitesses départementales, il était de toutes les parties de campagne, gambadait avec les jeunes personnes, courtisait les mères, dansait au bal, et jouait comme un financier. Enfin, il s'acquittait à merveille de son rôle de magistrat fashionable, sans néanmoins compromettre sa dignité qu'il savait faire intervenir à propos, en homme d'esprit. Il plaisait infiniment par la manière franche avec laquelle il avait adopté les
Le Procureur du Roi, magistrat du plus grand talent, mais jeté dans la haute politique, imposait au Président. Sans son absence, l'affaire de Victurnien n'eût pas eu lieu. Sa dextérité, son habitude des affaires auraient tout prévenu. Le Président et du Croisier avaient profité de sa présence à la Chambre des Députés, dont il était un des plus remarquables orateurs ministériels, pour ourdir leurs trames, en estimant, avec une certaine habileté, qu'une fois la Justice saisie et l'affaire ébruitée, il n'y aurait plus aucun remède. En effet, en aucun tribunal, à cette époque, le Parquet n'eût accueilli sans un long examen, et sans peut-être en référer au Procureur-Général, une plainte en faux contre le fils aîné de l'une des plus nobles familles du royaume. En pareille circonstance, les gens de justice, de concert avec le pouvoir, eussent essayé mille transactions pour étouffer une plainte qui pouvait envoyer un jeune homme imprudent aux galères. Ils eussent agi peut-être de même pour une famille libérale considérée, à moins qu'elle ne fût trop ouvertement ennemie du trône et de l'autel. L'accueil de la plainte
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Puis, quand se réaliserait ce que tous les faiseurs de mariage appellent des espérances, le juge n'aurait-il pas des enfants à établir ? Chacun concevra donc la situation d'une petite femme pleine de sens et de résolution, comme était madame Camusot ; elle avait trop bien senti l'importance d'un faux pas fait par son mari dans sa carrière, pour ne pas se mêler des affaires judiciaires.
Enfant unique d'un ancien serviteur du roi Louis XVIII, un valet qui l'avait suivi en Italie, en Courlande, en Angleterre, et que le Roi avait récompensé par la seule place qu'il pût remplir, celle d'huissier de son cabinet par quartier, Amélie avait reçu chez elle comme un reflet de la Cour. Thirion lui dépeignait les grands seigneurs, les ministres, les personnages qu'il annonçait, introduisait, et voyait passant et repassant. Elevée comme à la porte des Tuileries, cette jeune femme avait donc pris une teinture des maximes qui s'y pratiquent, et adopté le dogme de l'obéissance absolue au pouvoir. Aussi avait-elle sagement jugé qu'en se rangeant du côté des d'Esgrignon, son mari plairait à madame la duchesse de Maufrigneuse, à deux puissantes familles desquelles son père s'appuierait, en un moment opportun, auprès du Roi. A la première occasion, Camusot pouvait être nommé juge à Paris. Cette promotion rêvée, désirée à tout moment, devait apporter six mille francs d'appointements, les douceurs d'un logement chez son père ou chez les Camusot, et tous les avantages des deux fortunes paternelles. Si l'adage : loin des yeux, loin du
Madame Camusot, qui se considérait comme de passage, avait pris une petite maison dans la rue du Cygne. La ville n'est pas assez passante pour que l'industrie des appartements garnis s'y exerce. Ce ménage n'était pas d'ailleurs assez riche pour vivre dans un hôtel, comme monsieur Michu. La Parisienne avait donc été obligée d'accepter les meubles du pays. La modicité de ses revenus l'avait obligée à prendre cette maison remarquablement laide, mais qui ne manquait pas d'une certaine naïveté de détails. Appuyée à la maison voisine de manière à présenter sa façade à la cour, elle n'avait à chaque étage qu'une fenêtre sur la rue. La cour, bordée dans sa largeur par deux murailles ornées de rosiers et d'alaternes, avait
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-- Sauvager n'épousera jamais mademoiselle Duval qu'on lui aura montrée en perspective, il sera la dupe des Machiavels du Val-Noble, auxquels il va sacrifier sa position. Camusot, cette affaire si malheureuse pour les d'Esgrignon et si perfidement entamée par le Président au profit de du Croisier, ne sera favorable qu'à toi, lui avait-elle dit en rentrant.
Cette rusée Parisienne avait également deviné les
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crètes du Président auprès de Blandureau, et les motifs qu'il avait de déjouer les efforts du vieux Blondet ; mais elle ne voyait aucun profit à éclairer le fils ou le père sur le péril de leur situation ; elle jouissait de cette comédie commencée, sans se douter de quelle importance pouvait être le secret surpris par elle de la demande faite aux Blandureau par le successeur de Chesnel en faveur de Félicien du Ronceret. Dans le cas où la position de son mari serait menacée par le Président, madame Camusot savait pouvoir menacer à son tour le Président en éveillant l'attention de l'horticulteur sur le rapt projeté de la fleur qu'il voulait transplanter chez lui.
Sans pénétrer, comme madame Camusot, les moyens par lesquels du Croisier et le Président avaient gagné le premier Substitut, Chesnel, en examinant ces diverses existences et ces intérêts groupés autour des fleurs de lis du Tribunal, compta sur le Procureur du Roi, sur Camusot et sur monsieur Michu. Deux juges pour les d'Esgrignon paralysaient tout. Enfin, le notaire connaissait trop bien les désirs du vieux Blondet pour ne pas savoir que si son impartialité pouvait fléchir, ce serait pour l'
-- J'arrive pour le sauver ou pour périr avec lui, dit-elle au notaire qui croyait rêver. J'ai cent mille francs que le Roi m'a donnés sur sa Cassette pour acheter l'innocence de Victurnien, si son adversaire est corruptible. Si nous échouons, j'ai du poison pour le soustraire à tout, même à l'accusation. Mais nous n'échouerons pas. Le Procureur du Roi, que j'ai fait avertir de ce qui se passe, me suit ; il n'a pu venir avec moi, il a voulu prendre les ordres du Garde des Sceaux.
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-- Et qui a le nez de son nom, répondit Chesnel.
Quoiqu'il eût la mort au
-- Ah ! il y a une madame Camusot, dit la duchesse, l'affaire pourra s'arranger.
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-- Je suis curieux de savoir comment ? dit le juge.
-- Monsieur, reprit Chesnel pendant deux ans, le sieur du Croisier a constamment laissé tirer sur lui pour de fortes sommes par monsieur le comte d'Esgrignon. Nous produirons des traites pour plus de cent mille écus, constamment acquittées par lui, et dont les sommes ont été remises par moi.... saisissez bien ceci ?.... soit avant, soit après l'échéance. Monsieur le comte d'Esgrignon est en mesure de présenter un reçu de la somme tirée par lui, antérieur à l'effet argué de faux ? ne reconnaîtrez-vous pas alors dans la plainte une
-- Monsieur, répondit le Juge d'Instruction, vous pouvez émettre de pareilles assertions dans le salon de monsieur d'Esgrignon ou chez des gens qui ne connaissent pas les affaires, on y ajoutera foi ; mais un Juge d'Instruction, à moins d'être imbécile, ne croira pas qu'une femme aussi soumise à son mari que l'est madame du Croisier, conserve en ce moment dans son secrétaire cent mille écus sans en rien dire à son mari, ni qu'un vieux notaire n'ait pas instruit monsieur du Croisier de cette remise, à son retour en ville.
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reusement le jeune comte et maintint ses dires. La lutte entre les deux partis fut encore envenimée par cette affaire que les Libéraux remettaient sur le tapis à tout propos. Du Croisier, toujours repoussé aux Elections, ne voyait aucune chance de faire épouser sa nièce au jeune comte, surtout après son duel.
Un mois après la confirmation du jugement en Cour royale, Chesnel, épuisé par cette lutte horrible où ses forces morales et physiques furent ébranlées, mourut dans son triomphe comme un vieux chien fidèle qui a reçu les défenses d'un marcassin dans le ventre. Il mourut aussi heureux qu'il pouvait l'être, en laissant la Maison quasi-ruinée et le jeune homme dans la misère, perdu d'ennui, sans aucune chance d'établissement. Cette cruelle pensée, jointe à son abattement, acheva sans doute le pauvre vieillard. Au milieu de tant de ruines, accablé par tant de chagrins, il reçut une grande consolation : le vieux marquis, sollicité par sa
Ainsi mourut l'un des derniers représentants de cette belle et grande domesticité, mot que l'on prend souvent en mauvaise part, et auquel nous donnons ici sa signification réelle en lui faisant exprimer l'attachement féodal du serviteur au maître. Ce sentiment, qui n'existait plus qu'au fond de la province et chez quelques vieux serviteurs de la royauté, honorait également et la Noblesse qui inspirait de semblables affections, et la Bourgeoisie qui les concevait. Ce noble et magnifique dévouement est impossible aujourd'hui. Les maisons nobles n'ont plus de serviteurs, de même qu'il n'y a plus de Roi de France ni de pairs héréditaires, ni de biens immuablement fixés dans les maisons historiques pour en perpétuer les splendeurs nationales. Chesnel n'était pas seulement un de ces grands hommes inconnus de la vie privée, il était donc aussi une grande chose. La continuité de ses sacrifices ne lui donne-t-elle pas je ne sais quoi de grave et de sublime ? ne dépasse-t-elle pas l'héroïsme de la bienfaisance, qui est toujours un effort momentané ? La vertu de Chesnel appartient essentiellement aux classes
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