« Laurette ou le cachet rouge » : différence entre les versions

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Il pleuvait toujours, et je chantais toujours. Cependant je me tus bientôt, ennuyé de n'entendre que moi, et je n'entendis plus que la pluie et les pieds de mon cheval qui pataugeait dans les ornières. Le pavé de la route manqua, j'enfonçais; il fallut prendre le pas. Mes grandes bottes étaient enduites en dehors d'une croûte épaisse de boue jaune comme de l'ocre, en dedans elles s'emplissaient de pluie. Je regardai mes épaulettes d'or toutes neuves, ma félicité et ma consolation, elles étaient hérissées par l'eau, cela m'affligea.
 
Mon cheval baissait la tête; je fis comme lui, je me mis à penser, et je me demandai pour la première fois où j'allais. Je n'en savais absolument rien; mais cela ne m'occupa pas long-temps, j'étais certain que mon escadron étant là, là aussi était mon devoir. Comme je sentais en mon coeurcœur un calme profond et inaltérable, j'en rendis grâce à ce sentiment ineffable du ''devoir'', et je cherchai à me l'expliquer. Voyant de près comment des fatigues inaccoutumées étaient gaîment portées par des têtes si blondes ou si blanches, comment un avenir assuré était si cavalièrement risqué par tant d'hommes de vie heureuse et mondaine, et prenant ma part de cette satisfaction miraculeuse que donne à tout homme la conviction qu'il ne peut se soustraire à nulle des dettes de l'honneur, je compris que c'était une chose plus facile et plus commune qu'on ne pense que l'abnégation.
 
Je me demandais si l'''abnégation'' de soi-même n'était pas un sentiment né avec nous; ce que c'était que ce besoin d'obéir et de remettre sa volonté en d'autres mains, comme une chose lourde et importune; d'où venait le bonheur secret d'être débarrassé de ce fardeau, et comment l'orgueil humain n'en était jamais révolté. Je voyais bien ce mystérieux instinct lier de toutes parts les familles et les peuples en de puissans faisceaux; mais je ne voyais nulle part aussi complète et aussi redoutable que dans les armées, la renonciation à ses actions, à ses paroles, à ses désirs et presque à ses pensées. - Je voyais partout la résistance possible et usitée, le citoyen ayant en tous lieux une obéissance clairvoyante et intelligente qui examine et peut s'arrêter. Je voyais même la tendre soumission de la femme finir où le mal commence à lui être ordonné, et la loi prendre sa défense; mais l'obéissance militaire aveugle et muette, parce qu'elle est passive et active en même temps, recevant l'ordre et l'exécutant, frappant les yeux fermés comme le destin antique. Je suivais dans ses conséquences possibles cette ''abnégation'' du soldat, sans retour, sans conditions, et conduisant quelquefois à des fonctions sinistres.
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Ça faisait vraiment de bons petits enfans. Le petit mari prit le marteau et la petite femme les clous, et ils me les passaient à mesure que je les demandais; et elle me disait : ''à droite! à gauche! capitaine! '' tout en riant, parce que le tangage faisait ballotter ma pendule. Je l'entends encore d'ici avec sa petite voix : ''à gauche! à droite ! capitaine. '' Elle se moquait de moi. - Ah! je dis, petite méchante, je vous ferai gronder par votre mari, allez. - Alors elle lui sauta au cou et l'embrassa, ils étaient vraiment gentils, et la connaissance se fit comme ça. - Nous fûmes tout de suite bons amis.
 
Ce fut aussi une jolie traversée. J'eus toujours un temps fait exprès. Comme je n'avais jamais eu que des visages noirs à mon bord, je faisais venir à ma table, tous les jours, mes deux petits amoureux. Cela m'égayait. Quand nous avions mangé le biscuit et le poisson, la petite femme et son mari restaient à se regarder comme s'ils ne s'étaient jamais vus. Alors je me mettais à rire de tout mon coeurcœur, et je me moquais d'eux. Ils riaient aussi avec moi. Vous auriez ri de nous voir comme trois imbécilles, ne sachant pas ce que nous avions. C'est que c'était vraiment plaisant de les voir s'aimer comme ça. Ils se trouvaient bien partout, ils trouvaient bon tout ce qu'on leur donnait. Cependant ils étaient à la ration comme nous tous; j'y ajoutais seulement un peu d'eau-de-vie suédoise quand ils dînaient avec moi, mais un petit verre, pour tenir mon rang. Ils couchaient dans un hamac où le vaisseau les roulait comme ces deux poires que j'ai là dans ce mouchoir mouillé. Ils étaient alertes et contens. Je faisais comme vous, je ne questionnais pas, et qu'avais-je besoin de savoir leur nom et leurs affaires, moi, passeur d'eau? Je les portais de l'autre côté de la mer comme j'aurais porté deux ''oiseaux de Paradis''.
 
J'avais fini, après un mois, par les regarder comme mes enfans. Tout le jour, quand je les appelais, ils venaient s'asseoir auprès de moi. Le jeune homme écrivait sur ma table (c'est-à-dire sur mon lit), et quand je voulais, il m'aidait à faire ''mon point; '' il le sut bientôt faire aussi bien que moi, j'en étais quelquefois tout interdit. La jeune femme s'asseyait sur un petit baril et se mettait à coudre.
 
Un jour qu'ils étaient posés comme cela, je leur dis : - Savez-vous, mes petits amis, que nous faisons un tableau de famille, comme nous voilà! Je ne veux pas vous interroger; mais probablement vous n'avez pas plus d'argent qu'il ne vous en faut, et vous êtes bien délicats tous deux pour bêcher et piocher comme font les déportés à Cayenne. C'est un vilain pays, de tout mon coeurcœur je vous le dis; mais moi, qui suis une vieille peau de loup desséchée au soleil, j'y vivrais comme un seigneur. Si vous aviez, comme il me semble (sans vouloir vous interroger), tant soit peu d'amitié pour moi, je quitterais assez volontiers mon vieux brick, qui n'est qu'un vieux sabot à présent, et je m'établirais là avec vous, si cela vous convient. Moi, je n'ai pas plus de famille qu'un chien, cela m'ennuie; vous me feriez une petite société. Je vous aiderais à bien des choses, et j'ai amassé une bonne pacotille de contrebande, assez honnête, dont nous vivrions, et que je vous laisserais lorsque je viendrais à tourner l'oeil, comme on dit poliment.
 
Ils restèrent tout ébahis à se regarder, ayant l'air de croire que je ne disais pas vrai, et la petite courut, comme elle faisait toujours, se jeter au cou de l'autre, et s'asseoir sur ses genoux toute rouge et en pleurant. Il la serra bien fort dans ses bras, et je vis aussi des larmes dans ses yeux. Il me tendit la main et devint plus pâle qu'à l'ordinaire. Elle lui parlait bas, et ses grands cheveux blonds s'en allèrent sur son épaule; son chignon s'était défait comme un câble qui se déroule tout à coup, parce qu'elle était vive comme un poisson. Ces cheveux-là, si vous les aviez vus, c'était comme de l'or. Comme ils continuaient à se parler bas, le jeune homme lui baisant le front de temps en temps, et elle pleurant, cela m'impatienta.
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Pardieu! je n'y pensais plus, moi, dis-je. - Ah! par exemple, voilà une belle affaire. Si nous avions passé le premier degré de latitude nord, il ne me resterait plus qu'à me jeter à l'eau. - Faut-il que j'aie du bonheur, pour que cet enfant-là m'ait rappelé la grande coquine de lettre.
 
Je regardai vite ma carte marine, et quand je vis que nous en avions encore pour une semaine au moins, j'eus la tête soulagée, mais pas le coeurcœur, sans savoir pourquoi.
 
- C'est que le Directoire ne badine pas pour l'article obéissance, dis-je. Allons, je suis au courant cette fois-ci encore. Le temps a filé si vite, que j'avais tout-à-fait oublié cela.
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J'allai achever ma pipe sur le pont. J'y restai jusqu'à la nuit.
 
Nous étions alors à la hauteur des îles du ''cap Vert. Le Marat'' filait, vent arrière, ses dix noeudsnœuds sans se gêner. La nuit était la plus belle que j'aie vue de ma vie près du tropique. La lune se levait à l'horizon, large comme un soleil; la mer la coupait en deux et devenait toute blanche comme une nappe de neige couverte de petits diamans. Je regardais cela en fumant, assis sur mon banc. L'officier de quart et les matelots ne disaient rien, et regardaient comme moi l'ombre du brick sur l'eau. J'étais content de ne rien entendre. J'aime le silence et l'ordre, moi. J'avais défendu tous les bruits et tous les feux. J'entrevis cependant une petite ligne rouge presque sous mes pieds. Je me serais bien mis en colère tout de suite; mais comme c'était chez mes petits ''déportés'', je voulus m'assurer de ce qu'on faisait avant de me fâcher. Je n'eus que la peine de me baisser, je pus voir par le grand panneau dans la petite chambre, et je regardai.
 
La jeune femme était à genoux et faisait ses prières. Il y avait une petite lampe qui l'éclairait. Elle était en chemise, je voyais d'en haut ses épaules nues, ses petits pieds nus et ses grands cheveux blonds tout épars. Je pensai à me retirer, mais je me dis bah! un vieux soldat, qu'est-ce que ça fait? et je restai à voir.
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- Et cependant, mon ange, vous pleurez toujours en priant Dieu, dit-il, cela m'afflige beaucoup, parce que je sais bien ceux à qui vous pensez, et je crois que vous avez regret de ce que vous avez fait.
 
- Moi, du regret, dit-elle avec un air bien peiné, moi! du regret de t'avoir suivi, mon ami! crois-tu que pour t'avoir appartenu si peu, je t'aie moins aimé? N'est-on pas une femme, ne sait-on pas ses devoirs, à dix-sept ans? Ma mère et mes soeurssœurs n'ont-elles pas dit que c'était mon devoir de vous suivre à la Guiane? n'ont-elles pas dit que je ne faisais là rien de surprenant? Je m'étonne seulement que vous en ayez été touché, mon ami; tout cela est naturel. Et à présent je ne sais comment vous pouvez croire que je regrette rien, quand je suis avec vous pour vous aider à vivre, ou pour mourir si vous mourez.
 
Elle disait tout ça d'une voix si douce, qu'on aurait cru que c'était une musique. J'en étais tout ému, et je dis - Bonne petite femme, va!
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Et il se prit la main droite avec la gauche, en la serrant au poignet.
 
- Ah! écrire ! - pourquoi ai-je jamais su écrire ! écrire ! mais c'est le métier d'un fou ! - J'ai cru à leur liberté de la presse. - Où avais-je l'esprit? Eh! pourquoi faire? pour imprimer cinq ou six pauvres idées assez médiocres, lues seulement par ceux qui les aiment, Jetées au feu par ceux qui les haïssent; ne servant à rien qu'à nous faire persécuter. Moi! encore passe, mais toi, bel ange, devenue femme depuis quatre jours à peine. Qu'avais-tu fait! Explique-moi, je te prie, comment je t'ai permis d'être bonne à ce point, de me suivre ici ! sais-tu seulement où tu es, pauvre petite? et où tu vas, le sais-tu?-Bientôt, mon enfant, vous serez à seize cents lieues de votre mère et de vos soeurssœurs. Et pour moi, tout cela, pour moi !
 
Elle cacha sa tête un moment dans le hamac, et moi, d'en haut, je vis qu'elle pleurait, mais lui d'en bas ne voyait pas son visage, et quand elle le sortit de la toile, c'était en souriant déjà, pour lui donner de la gaîté.
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N'est-ce pas, reprit sa petite femme, tu es si bon, que je suis sûre que le gouvernement t'a exilé pour un peu de temps, mais ne t'en veut pas?
 
Elle avait dit ça si bien en m'appelant le bonhomme de capitaine, que j'en fus tout remué et tout attendri, et je me réjouis même dans le coeurcœur, de ce qu'elle avait peut-être deviné juste. Ils commençaient encore à s'embrasser, je frappai du pied vivement sur le pont, pour les faire finir.
 
Je leur criai.
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S'il y a un Dieu là-haut, il sait comment arriva ce que je vais vous dire; moi, je ne le sais pas, mais on l'a vu et entendu comme je vous vois et vous entends. Au moment du feu, elle porta la main à sa tête comme si une balle l'avait frappée au front, et s'assit dans le canot sans s'évanouir, sans crier, sans parler, et revint au brick quand on voulut et comme on voulut. J'allai à elle, je lui parlai long-temps et le mieux que je pus. Elle avait l'air de m'écouter et me regardait en face en se frottant le front. Elle ne comprenait pas, et elle avait le front rouge et le visage tout pâle. Elle tremblait de tous ses membres comme ayant peur de tout le monde. Ça lui est resté. Elle est encore de même, la pauvre petite : idiote, ou comme imbécille, ou folle, comme vous voudrez. Jamais on n'en a tiré une parole, si ce n'est quand elle dit qu'on lui ôte ce qu'elle a dans la tête.
 
De ce moment-là je devins aussi triste qu'elle, et je sentis quelque chose en moi qui me disait : ''Reste devant elle jusqu'à la fin de tes jours, et garde-la''. Je l'ai fait. Quand je revins en France, je demandai à passer avec mon grade dans les troupes de terre, ayant pris la mer en haine, parce que j'y avais jeté du sang innocent. Je cherchai la famille de Laure. Sa mère était morte. Ses soeurssœurs, à qui je la conduisis folle, n'en voulurent pas, et m'offrirent de la mettre à Charenton. Je leur tournai le dos, et je la gardai avec moi.
 
- Ah! mon Dieu, si vous voulez la voir, mon camarade, il ne tient qu'à vous. Tenez! attendez. - Ho! - Ho! la mule.
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Le lendemain, au jour, nous arrivâmes à Béthune, petite ville laide et fortifiée, où l'on dirait que les remparts, en resserrant leur cercle, ont pressé les maisons l'une sur l'autre. Tout y était en confusion, c'était le moment d'une alerte. Les habitans commençaient à retirer les drapeaux blancs des fenêtres et à coudre les trois couleurs dans leurs maisons; les tambours battaient la générale, les trompettes sonnaient : ''à cheval! '' par ordre de M. le duc de Berry! Les longues charrettes picardes portant les Cent-Suisses et leurs bagages, les canons des Gardes du corps courant aux remparts, les voitures des princes, les escadrons des compagnies rouges se formant, encombraient la ville. La vue des Gendarmes du roi et des Mousquetaires me fit oublier mon vieux compagnon de route. Je joignis ma compagnie, et je perdis dans la foule la petite charrette et ses pauvres habitans. A mon grand regret, c'était pour toujours que je les perdais.
 
Ce fut la première fois de ma vie que je lus au fond d'un vrai coeurcœur de soldat. Cette rencontre me révéla une nature d'homme qui m'était inconnue, et que le pays connaît mal et ne traite pas bien. Je la plaçai dès-lors très haut dans mon estime. J'ai souvent cherché depuis autour de moi quelque homme semblable à celui-là et capable de cette abnégation de soi-même entière et insouciante. Or, durant quatorze années que j'ai vécu dans l'armée, ce n'est qu'en elle et surtout dans les rangs dédaignés et pauvres de l'infanterie que j'ai retrouvé ces hommes de caractère antique, poussant le sentiment du devoir jusqu'à ses dernières conséquences, n'ayant ni remords de l'obéissance, ni honte de la pauvreté, simples de moeursmœurs et de langage, fiers de la gloire du pays et insoucians de la leur propre, s'enfermant avec plaisir dans leur obscurité et partageant avec les malheureux le pain noir qu'ils paient de leur sang.
 
J'ignorai long-temps ce qu'était devenu ce pauvre chef de bataillon, d'autant plus qu'il ne m'avait pas dit son nom et que je ne le lui avais pas demandé. Un jour cependant au café, en 1825, je crois, un vieux capitaine d'infanterie de ligne à qui je le décrivais, en attendant la parade, me dit :