« La Domination anglaise dans l’Hindoustan » : différence entre les versions

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Des voyageurs prévenus répètent chaque jour que le joug de l'Angleterre est un bienfait pour les populations de l'Hindoustan. Depuis plus d'un siècle que les Anglais exploitent seuls cette immense contrée, jadis si riche et toujours fertile, ils ont sans doute modifié d'une manière sensible l'état moral et physique des cent trente millions d'habitans qu'ils ont été appelés à gouverner. L'Angleterre, si avancée dans les arts, les sciences, le commerce, l'agriculture, l'industrie, n'aura certainement pas manqué d'en faire partager les avantages à ses colonies de l'Inde, pour lesquelles elle est animée d'une si vive sollicitude. Voyons à quoi se réduisent à cet égard les bienfaits qu'elles lui doivent.
 
Si l'on jette les yeux sur une carte de l'Hindoustan, il est aisé de reconnaître combien était vaste ce qu'on appelait communément l'empire du grand Mogol. Je l'ai récemment parcouru à cheval dans tous les sens, du nord au sud, de l'est à l'ouest; j'ai remonté ses plus grands fleuves depuis leur embouchure jusqu'à leur source; j'ai visité les villes et les villages, reconnu les produits du sol, observé l'état de civilisation, la condition des castes depuis les plus élevées, jusqu'aux plus basses, sans oublier leurs lois, leurs moeursmœurs, les traditions, qui ont tant d'influence sur la manière d'être des individus.. Dans cette vaste étendue de pays, les terres sont généralement très fertiles, et quelques-unes, par exemple toutes celles du Bengale, surpassent en fécondité la vallée du Nil, non-seulement à raison de l'abondance du riz, du froment, du coton, et de toutes les autres choses nécessaires à la vie, mais aussi par ces productions si importantes que l'Égypte connaît à peine, telles que la soie, le sucre, l'indigo, etc. En considérant cette abondance et cette richesse de produits, j'ai été frappé et on ne peut plus surpris de la misère affreuse dans laquelle sont plongés les trois quarts des indigènes. Une contrée où les mères sont souvent forcées de vendre leurs filles pour se procurer un peu de pain est-elle une contrée heureuse? Là où l'esclavage existe encore (2), la civilisation a-t-elle fait quelques progrès? car, quoique l'esclavage soit prohibé dans les possessions anglaises, il y existe cependant de fait; il n'est pas de jour où l'on ne fasse quelqu'une de ces ventes qui, sans être entièrement publiques, peuvent cependant être considérées comme telles. Pourtant cette espèce de servage, à quelques exceptions près, est encore préférable à la liberté dont jouissent des milliers d'infortunés errans autour des villages, le long des fleuves, dans les séraï (3), sur les voies publiques, mendiant une poignée de soudji (4), quelques grains de maïs, ou bien les restes du repas du voyageur que des chiens viennent leur disputer. Couverts de haillons et de vermine, souvent, entièrement nus, les joues creuses, les yeux hagards, les pommettes saillantes, les dents allongées, les genoux plus volumineux que les cuisses, ces squelettes ambulans ont tout juste assez de vie pour soutenir leur structure presque tout osseuse. Leur cri de détresse est : Boukha marta sahéb, kangal mahatadje ka pét kali hai; «oh! monsieur, je meurs de faim; le ventre du misérable, de l'infortuné, est vide. » Hélas! leur physionomie rie montre que trop la vérité de leurs paroles. On voit le long du Gange, entre Coholgonde et Monghyr, des femmes, des vieillards, des enfans, sortir nus du creux des rochers, courant après les bateaux pour obtenir une poignée de riz, qui souvent leur est refusée. Dans une contrée qu'Aurengzèb appelait le paradis des régions, que de misère! J'ai vu les pauvres fellahs de l'Égypte, je connais les durs traitemens qu'on leur fait éprouver, et je préférerais néanmoins leur condition à celle des mendians hindous connus sous le nom de rayots. Les Anglais, si humains et si généreux pour tout ce qui tient à la famille et à la patrie, oublient malheureusement trop, du moins dans l'Hindoustan, qu'il y a des êtres qui souffrent au sein des pays soumis à leur domination. Croient-ils donc qu'un musulman hindou, un bouddhiste, sont insensibles aux tiraillemens de la faim et aux vicissitudes atmosphériques? La différence de croyance sépare-t-elle ces malheureux de l'humanité? Les chiens et les chevaux des conquérans trouvent un abri et ont des alimens; lorsqu'ils sont malades, ils ont droit à des médicamens et au repos. On ne pourrait en dire autant d'un quart de la population hindoue.
 
Je ne confonds pas les mendians dont je viens de parler avec les fakirs : ceux-ci peuvent se soumettre volontairement à de cruelles épreuves; mais, quand la nature commande en maître, ils trouvent toujours moyen de satisfaire les besoins les plus pressans, leur caractère religieux les faisant bien accueillir ou craindre de leurs compatriotes. Il n'en est pas de même des infortunés ragots. A quelle caste appartiennent-ils généralement? Souvent à la plus utile, à celle des coudras. Une épidémie, une inondation, une sécheresse, ou bien les poursuites trop vives, du zemindar (fermier de la compagnie), les ont exilés des champs de leurs aïeux, et ils courent les campagnes et les villes. Chassés comme étrangers, purdessis, poussés par les tourmens de la faim, ne pouvant trouver d'ouvrage, ils se livrent au vol et au brigandage; contraste bien frappant avec leurs maîtres, qui meurent presque tous de bonne heure des effets d'une alimentation trop riche et de l'abus des boissons alcooliques. – Sahéb logue dén bheur khaté pité hain, kalla admi ghom aour boukh khata hai. « L'homme blanc, disent-ils, mange et boit le jour entier, l'homme noir dévore sa faim avec sa honte. »
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Si l'on pénètre dans les demeures de ces hommes si utiles et si laborieux, quel séjour! Une hutte de boue; pour tout meuble, un tcharpaï (lit de cordes tressées avec des herbes), une natte grossière, quelques écuelles en bois, rarement en cuivre; pour tout vêtement, un langouti (petit chiffon pour cacher les parties sexuelles), un linge grossier destiné à abriter leur tète contre un soleil de 50 à 69 degrés centigrades; une couverture de laine noire pour l'hiver (kamli).Ils n'ont le plus souvent d'autre nourriture que de la farine délayée dans de l'eau froide, et dont, faute de sel, ils cherchent à corriger la fadeur par des pimens. Autour d'eux, les champs sont couverts d'indigo, de tabac, d'opium, de coton, d'huile de ricin, et de toute espèce de céréales; mais, faute d'avances, ils sont à la merci des zemindars, qui, leur fournissant le bétail ainsi que tous les instrumens aratoires, exploitent ensuite ces malheureux comme des serfs. A quoi attribuer tant de misères? Est-ce un manque de terres? Non, car il y a des provinces entières qui restent incultes. Est-ce que le gouvernement anglo-hindou est plus oppressif pour les masses que les princes indigènes? Non, sans doute; mais ce gouvernement veut l'impôt, qui est demeuré à peu près tel qu'il était sous Akber pour chaque produit du sol. On n'a pas égard aux sécheresses et aux famines devenues si communes dans certaines provinces par le défaut de puits et de canaux. Trompé dans son espoir, le cultivateur n'a pas les ressources qu'offraient, sous les empereurs, les travaux publics, ainsi que les manufactures indigènes, qui occupaient tant de bras; ces manufactures ont été détruites, afin d'éviter une concurrence fâcheuse pour celles de la métropole. La culture forcée de l'opium, si nuisible au sol, si peu profitable au cultivateur, envahit des royaumes entiers et tous les meilleurs terrains, ceux qui produiraient des plantes utiles à l'homme. Le monopole du sel, principalement à charge à la masse de la population, qui en consomme une grande quantité à cause de sa nourriture toute végétale, est un des plus odieux et des plus tyranniques pour les malheureux Hindous. Tous les petits princes dont les états ont été morcelés et les trésors épuisés se sont vus forcés de renvoyer une foule de serviteurs qu'ils occupaient autrefois. Ces grands fleuves qui, au moyen de canaux, rie dérivations, pourraient fertiliser d'immenses régions, vont perdre inutilement leurs eaux dans la mer ou les sables. Depuis plus d'un siècle que les Anglais possèdent ce beau pays, qu'ils ont peu fait pour le bonheur du peuple! Est-ce en multipliant les boutiques d'opium et de marchands de vin jusque dans le moindre village, qu'ils ont pu améliorer l'état moral des individus? L'Inde n'a guère servi qu'à alimenter les fabriques de l'Angleterre, à recevoir ses exportations en hommes comme en marchandises, à enrichir de ses trésors les employés de la compagnie. C'est même à la compagnie principalement que la conquête est profitable. Les avantages que peut en retirer la métropole paraîtront bien minimes, si l'on songe à l'étendue et à la qualité du sol, à ses produits et à sa population. En supposant que la race hindoue ou musulmane consommât par individu, en marchandises anglaises, un dixième seulement de ce que consomme un settler de la Nouvelle-Galles du Sud ou un Européen de l'Hindoustan, l'Inde seule produirait pour les douanes de la métropole un revenu de plus de 800 millions de francs. Manchester, Birmingham, Liverpool et toutes les cités manufacturières de la Grande-Bretagne n'auraient jamais trop de bras pour suffire à tant de besoins. Malheureusement pour l'Angleterre, il n'en est pas ainsi. Les draps et les armes ne trouvent d'écoulement que parmi les cent mille Anglais disséminés sur la presqu'île gangétique, et dans l'armée de deux cent vingt mille cypaies qui forme la principale force militaire de la compagnie. Pour les boissons alcooliques, le sucre, thé, café, conserves alimentaires, quincaillerie, coutellerie, objets de luxe, etc., ce sont les Anglais seuls qui en usent, et l'Amérique est encore là pour faire une concurrence fâcheuse à la métropole. Les articles de chaussure et de sellerie sont préparés et travaillés dans le pays. Les indigènes les plus aisés achètent seuls des étoffes de coton; la classe moyenne préfère les doutti (5) et les doupatta (6) grossiers fabriqués dans la contrée. Les radjas, les naouabs, font venir pour eux et leur harem, de Delhi, de Bénarès, de Gouzerat, des étoffes d'or, d'argent et de soie, qu'on n'a pas encore essayé d'imiter en Europe. Amrutsir, Kaschemir, Loudiana, leur fournissent les châles nécessaires dans la saison froide. La France envoie les objets de mode et de fantaisie, ainsi que ses vins fins et ses eaux-de-vie. Genève fournit son horlogerie. On le voit, le commerce de ce vaste empire n'est pas aussi profitable à l'industrie anglaise qu'on pourrait d'abord être porté à le croire. L'Hindou a peu de besoins; quelle que soit l'augmentation de sa fortune, ses dépenses restent à peu près les mêmes. Ses goûts sont en tout opposés à ceux des nations civilisées de l'Occident. Il n'y a que les omrav (nobles) qui se montrent fastueux et prodigues; mais c'est en femmes, en chevaux, en éléphans, en esclaves, qu'ils dissipent leur argent. A peine trouve-t-on chez eux quelques tableaux, quelques armes d'Europe, quelques objets de luxe insignifians. Quant aux clans montagnards situés sur les flancs méridionaux des Himalayas, on ne voit chez eux aucun article d'origine anglaise.
 
L'Inde, qui autrefois recevait de l'Europe les métaux précieux en échange de marchandises, est maintenant obligée d'en fournir continuellement. On sait qu'une partie considérable de l'argent qui, sorti des mines de l'Amérique, était emporté en Asie par diverses routes, arrivait dans l'Hindoustan. D'un autre côté, une multitude de navires indiens, hollandais, anglais ou portugais, allaient tous les ans porter des produits de l'Hindoustan au Pégou, à Tanasserim, Siam. Ceylan, Achem, Macassar, aux Maldives, à Mozambique, etc. Ils rapportaient aussi dans l'Inde beaucoup d'or tiré de ces divers pays. Une partie de l'argent que les Hollandais rapportaient du Japon venait tôt ou tard se vendre dans l'Hindoustan et n'en sortait plus guère; car, bien que ce pays eût besoin de cuivre, de girofle, de muscade, de cannelle, que les Hollandais lui expédiaient du Japon, des Moluques, de Ceylan et d'Europe, et quoique l'Angleterre lui fournit du plomb, la France des écarlates, la Perse et l'Arabie des aux, la Chine du musc et de la vaisselle, les îles de Bahrein des perles, le Caboul des fruits, etc., les métaux précieux n'en restaient restraient pas moins dans le pays, parce que les négocians recevaient en échange des marchandises, y trouvant mieux leur compte qu'à remporter de l’argent. L'Hindoustan était devenu ainsi comme un abîme où venait s'engloutir une grande partie de l'or de l'Europe et de l'Asie. L’Angleterre a trouvé moyen d'épuiser cette mine si féconde sans en employer la moindre partie en monumens ou en objets-d'utilité publique. Tout ce que l'Inde possède en ce genre remonte à ses princes indigènes; la compagnie n'a pas ouvert un puits, creusé un étang, coupé un canal, bâti un pont, si ce n'est pour le passage des troupes; encore c'est ordinairement un ouvrage si éphémère, que l'année suivante il faut remettre la main à l'oeuvreœuvre. Les travaux des Hindous, comme ceux des Romains, étaient gigantesques et semblaient faits pour l'éternité; ceux des Anglais portent un cachet de mesquinerie presque général; les seules routes qu'on ait tracées sont celles de Bombay et de Calcutta, qui viennent se joindre à Dehli; elles sont impraticables pour les voitures dans la saison des pluies, parce qu'elles ne sont ferrées qu'en partie.
 
Quant à ces écoles anglaises établies à Calcutta, Madras, Bombay, Agra, Dehli, Benarès, où les fils des babous (riches hindous) et des sercars (courtiers) envoient seuls leurs enfans, elles sont ordinairement plus nuisibles qu'utiles et ne servent qu'à former des écrivains pour les bureaux et cours de justice, ou des pédans qui deviennent une plaie pour leurs compatriotes. Les élémens d'instruction qu'on y enseigne sont la grammaire, le latin et une géographie tronquée. A quoi ont abouti toutes ces missions, ces écoles anabaptistes, luthériennes ou catholiques? Uniquement à faire connaître leur impuissance. Ce n'est qu'après avoir amélioré la position physique de l'individu qu'on devrait s'occuper de sa position morale; l'homme qui a faim, qui a froid, qui souffre, réclame avant tout des alimens, des vétemens, ou les moyens de s'en procurer. Dans une contrée où il y a tant de malheureux, on chercherait en vain un seul hôpital civil, un seul bureau de bienfaisance; il n'y a que les soldats et les employés du gouvernement qui aient droit à sa charité ou à ses bienfaits. L'influence tant vantée des missions est nulle; elles n'ont d'autres prosélytes que des enfans sans parens que les missionnaires achètent en bas âge, et qui plus tard retournent tous à la religion de leurs compatriotes. Il faut le dire aussi, les sectateurs du Christ ne sont guère plus charitables, plus humbles, que les disciples de Brahma, de Confucius ou de Mahomet? A quoi bon prêcher l'abstinence à des hommes dont les pénitences sont si terribles qu'elles auraient peut-être effrayé nos premiers martyrs? Sont-ils bien venus à prêcher l'humilité à de pareils hommes, ceux à qui il faut des palais, des palanquins, des voitures et de nombreux domestiques? J'ai assisté au service divin dans les temples de Sérampour, de Benarès, de Loudiana, de Delhi, de Simlah; il n'y avait là aucune oreille hindoue pour recueillir la parole du Seigneur, aucune voix pour interrompre celle de l'officiant, si ce n'est l'écho de ces voûtes. On prêchait dans le désert.
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Les Européens jugent trop souvent de l'état actuel de l'Hindoustan d’après les villes maritimes, telles que Madras, Bombay et Calcutta, villes qui ont à elles seules le monopole du commerce de toute la presqu'île aussi bien que du golfe Persique et de la mer Rouge. Ces villes sont les seules précisément où se soient concentrées les richesses et l'aisance. Mais peut-on comparer les habitans de ces cités opulentes aux populations répandues dans tant de royaumes, de villes et de villages? Si, en se reportant vers le passé, on erre au milieu des dunes solitaires où s'élevaient autrefois des capitales florissant, quel changement! Que sont devenus les trésors de Golconde et de Bejdapour? Ces cités ont-elles été frappées de la peste? Visitons Dakka sur le Brahmapoutra; cherchons ces fabriques où se tissaient les mousselines délicates qui, par leur cherté, étaient réservées à la parure des reines ou des sultanes. Ses ateliers sont détruits; nous ne rencontrons plus que quelque malheureux tisserand travaillant au milieu des décombres et des jardins qui occupent l'emplacement de l'ancienne capitale du Bengale : là où vivaient autrefois deux cent mille unies, à peine en compterait-on quinze mille. Traversons tout ce Djessore où des milliers de rivières fertilisent sans cesse des terres si riches en indigo. Dans ce petit delta du Gange, il se commet plus d'abus tyranniques, plus d'actions déshonorantes que dans les quatre présidences réunies? Là l'Européen, le cultivateur d'indigo, peut s'emparer du champ de son voisin, couper la plante à sa maturité, et profiter impunément des travaux et des sueurs du malheureux - Hindou, pourvu qu'il ait plus d'argent que lui pour acheter de faux témoins. Un faux témoignage se vend généralement trois à quatre roupies.
 
Prenons le Bagarapty et remontons le Gange jusqu'à Radjemahal; une forêt de bambous a remplacé la grande ville; le palais du prince était assis sur le rivage, le fleuve en a englouti la moitié. Il restait encore quelques appartemens de marbre couverts d'inscriptions arabes en lettres d'or : on vient d'en mutiler les restes, afin d'orner la demeure du civilian (employé civil) et du marchand. Plus loin, Monghyr, situé aussi au pied des montagnes, dans une position magnifique, n'a plus qu'une misérable population de forgerons, d'armuriers et de pêcheurs vivant sur une plage sablonneuse, dans de mauvaises huttes. Le fort est occupé par des invalides. Sur l'emplacement de l'ancienne ville sont des jardins et quelques villas de civilians. Laissons Patna, Ghazipour, Bénarès, qui ont déjà perdu beaucoup de leur splendeur primitive. Détournons nos yeux de cette superbe forteresse hindoue, Chounarghar ; là gémit une héroïne, une princesse musulmane, la reine de Lacknao, qu'on a violemment arrachée de son trône. Amarrons un instant notre houlack (bateau indien) à cette colonne renversée, au confluent du Gange et de la Djoumna; nous voici dans la cité de Dieu, Allahabad, la capitale du Bandelkand. Le fort, un des plus beaux et des plus considérables de l'Inde, est encore parfaitement bien conservé; mais où est la ville? Nous passons toujours au milieu des benglas (maisons européennes avec jardin), qui occupent une étendue de près de deux milles. Ce petit village de banians (marchands hindous), où l'on ne voit que marchandises anglaises, c'est Kidgunge, devant qui s'est effacée la vieille cité; le châok ou marché est tout ce qui en reste. Mais quel est ce camp? quels sont ces hommes portant costumes et physionomies étrangères? Ce sont des Maharrates, les serviteurs de la régente de Goualior, la Badja-Bhaï, qu'on retient injustement prisonnière. Le muézim appelle les fidèles à la prière, du haut d'une tour en ruine; cette tour est le dernier débris qui soit resté debout de la superbe mosquée Djumna-Mesdjid; tous ces fragmens, ces colonnes mutilées gisant dans les eaux du fleuve, lui appartenaient jadis. Pour un millier de roupies, on aurait pu cependant opposer une digue à la Djoumna, et conserver un chef-d'oeuvreœuvre d'architecture musulmane.
 
Quittons ces décombres; peut-être serons-nous plus heureux dans nos autres excursions. Cet homme à la mise simple, au port noble et majestueux, qui s'avance vers nous, c'est un prince hindou, le radja de Pouna, naguère riche et puissant, maintenant pauvre et malheureux. On lui a pris ses trésors, on l'a chassé de ses états au mépris des traités sanctionnés par le parlement; il a honte de ne pouvoir nous offrir le khillat (habit de cérémonie que donnent les radjas et les naouabs). Voici le, schaa-zade (fils d'empereur), auquel l'agent anglais vient de permettre de faire une promenade sur la Djoumna. Ce dernier rejeton de ces rois qui s'intitulaient les conquérans du monde est pensionné, nourri, habillé par les fils de ces marchands qui mendièrent autrefois de ses aïeux un coin de terre au fond de leurs provinces les plus reculées. Depuis la conquête anglaise, tous ces rois de l'Hindoustan sont réduits à un état de pénurie extrême. La compagnie a dissipé leurs richesses, envahi leur territoire, et forcé les héritiers légitimes à quitter le trône pour mettre à leur place des créatures qu'elle oblige, pour ainsi dire, à opprimer les populations, afin de les préparer à passer plus aisément sous le joug britannique. Ne pouvant soutenir leur rang à cause des exigences sans fin des agens politiques placés à leur cour, et des troubles qu'ils y fomentent, la plupart de ces princes finissent par faire abandon de leurs états pour une pension annuelle reversible sur leurs enfans; mais des chicanes et des contestations sans nombre ne manquent jamais de s'élever quand il s'agit de la payer.
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L'ancien système monétaire, si pur, entièrement exempt d'alliage, a été en partie réformé; les monnaies des conquérans contiennent une grande quantité d'alliage, et sont entièrement dépréciées par les indigènes.
 
De tant de royaumes répandus sur la vaste presqu'île gangétique, trois seulement ont échappé à la ruine générale causée par le défaut d'organisation militaire, ainsi que par l'indécision et le manque d'accord entre des états que séparent les uns des autres la religion, le langage, les moeursmœurs et les traditions. Ces trois royaumes sont le Birman, le Népaul et le Pendjab. Ce sont aussi les seuls qui aient conservé les moyens de lever et entretenir des armées; mais ces armées ne pourront jamais lutter avec avantage contre le gouvernement anglo-hindou, tant qu'elles ne seront pas organisées sur le pied militaire de l'Europe. Or on ne peut douter que la discipline européenne ne leur soit applicable. Il suffit de voir les deux cent mille cypaies que l'Angleterre a enrégimentés d'une manière si admirable, qu'on ne peut distinguer qu'à la couleur ces régimens de ceux de la reine; il y a même parmi eux moins d'infractions aux lois du code militaire. Le titre de guerrier inspire au cypaie une telle fierté, qu'il s'est fait exempter d'un châtiment dégradant qu'on inflige encore au soldat anglais, je veux parler de la bastonnade. Toutefois cette fierté n'engendre pas la licence.
 
Les Birmans et les Népalais ont déjà essayé leurs forces contre les troupes de la compagnie : ils ont déployé dans cette lutte une bravoure extraordinaire; mais que peuvent faire des masses indisciplinées contre les manoeuvresmanœuvres et l'artillerie habilement conduites? Ils ont eu à regretter la perte de quelques provinces et celle de leurs plus braves défenseurs, fort heureux encore si ces désastres devaient leur servir de leçon pour l'avenir, au lieu de leur donner une idée exagérée de la puissance de leurs voisins. Quant au Pendjab, c'est un véritable état féodal composé d'une infinité de principautés (djaguîr) presque toujours en guerre les unes avec les autres, mais dont une main ferme et puissante avait fini par former un corps compact en les subjuguant d'abord et dirigeant ensuite leur ambition vers la conquête. La nation des Sicks, qui habite le Pendjab, n'a jamais osé entrer en lutte ouverte avec la compagnie, quoiqu'elle ait eu les occasions les plus favorables, par exemple, pendant les guerres successives que le gouvernement anglo-hindou a soutenues contre les Maharrattes, les Djaths, le Népaul, le Birman, le Radjpoutana, et dernièrement la plus favorable de toutes lors de la position critique des Anglais dans le Caboul. Cette nation aurait non-seulement été capable d'opposer une barrière insurmontable aux envahissemens de l'Angleterre dans le nord de l'Hindoustan, elle aurait encore pu ébranler son pouvoir dans l'Inde centrale en y réveillant quelques sympathies et en donnant l'exemple aux états chez lesquels il restait une étincelle de vie. Randjit-Sing avait des trésors immenses, une armée de quatre-vingt mille hommes qu'il désirait organiser à l'européenne. Adoré de ses soldats, admiré par les nations hindoues, ayant lui-même une volonté de fer, il ne lui manquait que des hommes éclairés pour commencer et achever cette révolution. Deux officiers se présentèrent à sa cour; ils furent parfaitement accueillis, et on les mit immédiatement à l'oeuvreœuvre; mais, au lieu d'appeler d'Europe à leur aide d'autres militaires expérimentés dans toutes les branches de l'art de la guerre (ce que demandait le radja), ces officiers semblèrent prendre à tache d'écarter tout ce qui aurait pu leur donner de l'ombrage, et n'attirèrent généralement dans le Pendjab que des hommes dont tout le mérite consistait dans une obéissance aveugle, et dont plusieurs étaient déjà flétris dans l'opinion publique. A la recommandation de l'agent politique anglais à Loudiana, le capitaine Wade, ils s'adjoignirent aussi quelques officiers de l'armée britannique (15) qui, dans un cas de guerre avec la compagnie, devaient quitter immédiatement le service des Sicks, tandis qu'en attendant ils pouvaient fournir des renseignemens précieux à leur gouvernement. Tels ont été jusqu'aujourd'hui la plupart des conseillers des princes de l'Hindoustan, tous portant ou prenant le nom de Français. Le général Perron chez les Maharrattes, le général Martin dans le royaume d'Aoude, ont plutôt servi les intérêts de la compagnie que ceux des princes qui avaient en eux une confiance aveugle; Jean-Baptiste (16) et l'Arménien Jacob ne sont que des traîtres qui concentrent en eux seuls toutes les forces du Scindia. MM. Allard et Ventura ont sans contredit rendu de très grands services, mais ils se sont un peu trop enivrés de l'encens qu'on leur prodiguait sur le territoire anglais. Comme militaire, M. Allard n'aurait pas dû s'assimiler à un marchand, et moins encore à un boutiquier soudagar (17), car c'était se dégrader aux yeux de la nation, qui ne regarde comme noble qu'une seule profession, celle des armes. Ces deux officiers ont trop oublié qu'ils étaient Français avant tout. Un Anglais n'aurait pas agi ainsi à leur place. Allez le long de la mer Rouge, et vous verrez les difficultés que le capitaine Hay (18) jettera sur vos pas.
 
M. Court est venu dernièrement avec huit mille Sicks au secours du général Pollock, afin d'ouvrir les défilés du Khéber, où l'armée anglaise tremblait de s'aventurer seule. Il n'ignore cependant pas que l'Angleterre a depuis long-temps les yeux fixés sur le Pendjab; les désastres seuls du Caboul ont retardé la chute de cet état. Déjà les Anglais ont pris en partie possession du pays par la concentration de plusieurs régimens à Peschaver. Les forces réunies à Loudiana et à Firozepour peuvent être en un moment lancées sur Lahore. Ajoutons que l'Angleterre a besoin des trésors de Goomdeghar pour combler le déficit de la guerre de I'Afghanistan, et que ses frontières naturelles sont l'Indus jusqu'à Attok et les montagnes de Kaschemir. En 1838, Randjit-Sing ne voulut jamais permettre l'entrée des troupes anglaises sur son territoire; il se contenta de leur fournir des provisions et des bateaux, et prit l'engagement de marcher sur le Caboul avec l'armée qu'il avait; assemblée à Peschaver.