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Qu'il soit permis d'écrire les noms comme ils se prononcent, pour épargner aux lecteurs l'aspect des fortifications de consonnes par lesquelles la langue slave protège ses voyelles, sans doute afin de ne pas les perdre, vu leur petit nombre.
Le marquis du Rouvre avait presque entièrement dissipé l'une des plus belles fortunes de la noblesse, et à laquelle il dut autrefois son alliance avec une demoiselle de Ronquerolles. Ainsi, du côté maternel, Clémentine du Rouvre avait pour oncle le marquis de Ronquerolles, et pour tante madame de Sérizy. Du côté paternel, elle jouissait d'un autre oncle dans la bizarre personne du chevalier du Rouvre, cadet de la maison, vieux garçon devenu riche en trafiquant sur les terres et sur les maisons. Le marquis de Ronquerolles eut le malheur de perdre ses deux enfants à l'invasion du choléra. Le fils unique de madame de Sérizy, jeune militaire de la plus haute espérance, périt en Afrique à l'affaire de la Macta. Aujourd'hui, les familles riches sont entre le danger de ruiner leurs enfants si elles en ont trop, ou celui de s'éteindre en s'en tenant à un ou deux, un singulier effet du Code civil auquel Napoléon n'a pas songé. Par un effet du hasard, malgré les dissipations insensées du marquis du Rouvre pour Florine, une des plus charmantes actrices de Paris, Clémentine devint donc une héritière. Le marquis de Ronquerolles, un des plus habiles diplomates de la nouvelle dynastie ; sa
Il est parfaitement inutile de dire que le Polonais, quoique réfugié, ne coûtait absolument rien au gouvernement français. Le comte Adam appartient à l'une des plus vieilles et des plus illustres familles de la Pologne, alliée à la plupart des maisons princières de l'Allemagne, aux Sapiéha, aux Radzivill, aux Rzewuski, aux Cartoriski, aux Leczinski, aux Iablonoski, etc. Mais les connaissances héraldiques ne sont pas ce qui distingue la France sous Louis-Philippe, et cette noblesse ne pouvait être une recommandation auprès de la bourgeoisie qui trônait alors. D'ailleurs, quand, en 1833, Adam se montra sur le boulevard des Italiens, à Frascati, au Jockey-Club, il mena la vie d'un jeune homme qui, perdant ses espérances politiques, retrouvait ses vices et son amour pour le plaisir. On le prit pour un étudiant. La nationalité polonaise, par l'effet d'une odieuse réaction gouvernementale, était alors tombée aussi bas que les républicains la voulaient mettre haut. La lutte étrange du Mouvement contre la Résistance, deux mots qui seront inexplicables dans trente ans, fit un jouet de ce qui devait être si respectable : le nom d'une nation vaincue à qui la France accordait l'hospitalité, pour qui l'on inventait des fêtes, pour qui l'on chantait et l'on dansait par souscription ; enfin une nation qui, lors de la lutte entre l'Europe et la France, lui avait offert six mille hommes en 1796, et quels hommes ! N'allez pas inférer de ceci que l'on veuille donner tort à l'empereur Nicolas contre la Pologne, ou à la Pologne contre l'empereur Nicolas. Ce serait d'abord une assez sotte chose que de glisser des discussions politiques dans un récit qui doit ou amuser ou intéresser. Puis, la Russie et la Pologne avaient également raison, l'une de vouloir l'unité de son empire, l'autre de vouloir redevenir libre. Disons en passant que la Pologne pouvait conquérir la Russie par l'influence de ses
-- Il est gentil, quoique polonais, disait de lui Rastignac.
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Ce préambule était nécessaire pour déterminer la sphère dans laquelle s'est passée une de ces actions sublimes, moins rares que les détracteurs du temps présent ne le croient, qui sont, comme les belles perles, le fruit d'une souffrance ou d'une douleur, et qui, semblables aux perles, sont cachées sous de rudes écailles, perdues enfin au fond de ce gouffre, de cette mer, de cette onde incessamment remuée, nommée le monde, le siècle, Paris, Londres ou Pétersbourg, comme vous voudrez !
Si jamais cette vérité, que l'architecture est l'expression des
L'hôtel de la comtesse Laginska, rue de la Pépinière, une de ces créations modernes, est entre cour et jardin. A droite, dans la cour, s'étendent les communs, auxquels répondent à gauche les remises et les écuries. La loge du concierge s'élève entre deux charmantes portes cochères. Le grand luxe de cette maison consiste en une charmante serre agencée à la suite d'un boudoir au rez-de-chaussée, où se déploient d'admirables appartements de réception. Un philanthrope chassé d'Angleterre avait bâti cette bijouterie architecturale, construit la serre, dessiné le jardin, verni les portes, briqueté les communs, verdi les fenêtres, et réalisé l'un de ces rêves pareils, toute proportion gardée, à celui de Georges IV à Brigthon. Le fécond, l'industrieux, le rapide ouvrier de Paris lui avait sculpté ses portes et ses fenêtres. On lui avait imité les plafonds du moyen-âge ou ceux des palais vénitiens, et prodigué les placages de marbre en tableaux extérieurs. Elschoët et Klagmann travaillèrent les dessus de portes et les cheminées. Boulanger avait magistralement peint les plafonds. Les merveilles de l'escalier, blanc comme le bras d'une femme, défiaient celles de l'hôtel Rothschild. A cause des émeutes, le prix de cette folie ne monta pas à plus de onze cent mille francs. Pour un Anglais ce fut donné. Tout ce luxe, dit princier par des gens qui ne savent plus ce qu'est un vrai prince, tenait dans l'ancien jardin de l'hôtel d'un fournisseur, un des Crésus de la révolution, mort à Bruxelles en faillite après un cen dessus-dessous de Bourse. L'Anglais mourut à Paris de Paris, car pour bien des gens Paris est une maladie ; il est quelquefois plusieurs maladies. Sa veuve, une méthodiste, manifesta la plus profonde horreur pour la petite maison du nabab. Ce philanthrope était un marchand d'opium. La pudique veuve ordonna de vendre le scandaleux immeuble au moment où les émeutes mettaient en question la paix à tout prix. Le comte Adam profita de cette occasion, vous saurez comment, car rien n'était moins dans ses habitudes de grand seigneur.
Derrière cette maison, bâtie en pierre brodée comme melon, s'étale le velours vert d'une pelouse anglaise, ombragée au fond par un élégant massif d'arbres exotiques, d'où s'élance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes et ses
Tel est un boudoir en 1837, un étalage de marchandises qui divertissent les regards, comme si l'ennui menaçait la société la plus remueuse et la plus remuée du monde. Pourquoi rien d'intime, rien qui porte à la rêverie, au calme ? Pourquoi ? personne n'est sûr de son lendemain, et chacun jouit de la vie en usufruitier prodigue.
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Sa femme l'embrassa pour la noblesse de cet aveu.
-- L'excessive adresse avec laquelle il cache la grandeur de ses sentiments est une immense supériorité, reprit le comte. Je lui ai dit : -- Tu es un sournois, tu as dans le
-- Enfin, le Florentin du moyen âge a reparu à trois cents ans de distance, dit la comtesse. Il y a du Dante et du Michel-Ange chez lui.
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-- Laissez-moi donc, reprit-il, veiller à vos plaisirs, à votre fortune et à votre maison, je ne suis bon qu'à cela.
-- Tartuffe, va ! dit en souriant le comte Adam. Ma chère, il est plein de
-- Adieu, comtesse, j'ai fait preuve de complaisance, je me sers de votre voiture pour aller dormir au plus tôt, et vais vous la renvoyer.
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-- Il n'est pas couché, dit la comtesse en apercevant de la lumière chez Thaddée quand la voiture fut sous le portique à colonnes copiées sur celles des Tuileries et qui remplaçait la vulgaire marquise de zinc peint en coutil.
Le capitaine en robe de chambre, une pipe à la main, regardait Clémentine entrant dans le vestibule. La journée avait été rude pour lui. Voici pourquoi. Thaddée eut dans le
Et il réfléchissait à perte de vue sur ce théorème de stratégie amoureuse. Il ne faut pas croire que Thaddée vécût sans plaisir au milieu de sa douleur. Les sublimes tromperies de cette journée furent des sources de joie intérieure. Depuis le retour de Clémentine et d'Adam, il éprouvait de jour en jour des satisfactions ineffables en se voyant nécessaire à ce ménage qui, sans son dévouement, eût marché certainement à sa ruine. Quelle fortune résisterait aux prodigalités de la vie parisienne ? Elevée chez un père dissipateur, Clémentine ne savait rien de la tenue d'une maison, qu'aujourd'hui les femmes les plus riches, les plus nobles sont obligées de surveiller par elles-mêmes. Qui maintenant peut avoir un intendant ? Adam, de son côté, fils d'un de ces grands seigneurs polonais qui se laissent dévorer par les juifs, incapable d'administrer les débris d'une des plus immenses fortunes de Pologne, où il y en a d'immenses, n'était pas d'un caractère à brider ni ses fantaisies ni celles de sa femme. Seul, il se fût ruiné peut-être avant son mariage. Paz l'avait empêché de jouer à la Bourse, n'est-ce pas déjà tout dire ? Ainsi, en se sentant aimer malgré lui Clémentine, Paz n'eut pas la ressource de quitter la maison et d'aller voyager pour oublier sa passion. La reconnaissance, ce mot de l'énigme que présentait sa vie, le clouait dans cet hôtel où lui seul pouvait être l'homme d'affaires de cette famille insouciante. Le voyage d'Adam et de Clémentine lui fit espérer du calme ; mais la comtesse, revenue plus belle, jouissant de cette liberté d'esprit que le mariage offre aux Parisiennes, déployait toutes les grâces d'une jeune femme, et ce je ne sais quoi d'attrayant qui vient du bonheur ou de l'indépendance que lui donnait un jeune homme aussi confiant, aussi vraiment chevaleresque, aussi amoureux qu'Adam. Avoir la certitude d'être la cheville ouvrière de la splendeur de cette maison, voir Clémentine descendant de voiture au retour d'une fête ou partant le matin pour le bois, la rencontrer sur les boulevards dans sa jolie voiture, comme une fleur dans sa coque de feuilles, inspiraient au pauvre Thaddée des voluptés mystérieuses et pleines qui s'épanouissaient au fond de son
-- Non, elle n'est pas entièrement trompée, se disait-il en suivant la fumée de sa pipe. Elle pourrait me brouiller sans retour avec Adam si elle me prenait en grippe ; et si elle coquetait pour me tourmenter, que deviendrais-je ?
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-- Bon ! se dit-il en entendant les équipages s'en aller sur les deux heures du matin, la comtesse n'a eu qu'une fantaisie ou une curiosité de Parisienne.
Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour un moment dérangées par cet incident. Détournée par les préoccupations de la vie parisienne, Clémentine parut avoir oublié Paz. Pense-t-on, en effet, que ce soit peu de chose que de régner sur cet inconstant Paris ? Croirait-on, par hasard, qu'à ce jeu suprême on risque seulement sa fortune ? Les hivers sont pour les femmes à la mode ce que fut jadis une campagne pour les militaires de l'empire. Quelle
Cependant un mois après, au mois de mai, quelques jours avant de partir pour la terre de Ronquerolles, en Bourgogne, au retour du bois, elle aperçut, dans la contre-allée des Champs-Elysées, Thaddée mis avec recherche, s'extasiant à voir sa comtesse belle dans sa calèche, les chevaux fringants, les livrées étincelantes, enfin son cher ménage admiré.
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-- Vous dînez avec nous, autrement je me fâcherais de ce que vous m'avez désobéi, dit-elle en entrant. Vous êtes Thaddée pour moi comme pour Adam. Je sais les obligations que vous lui avez, mais je sais aussi toutes celles que nous vous avons. Pour deux mouvements de générosité, qui sont si naturels, vous êtes généreux à toute heure et tous les jours. Mon père vient dîner avec nous, ainsi que mon oncle Ronquerolles et ma tante de Sérizy, habillez-vous, dit-elle en prenant la main qu'il lui tendait pour l'aider à descendre de voiture.
Thaddée monta chez lui pour s'habiller, le
-- Et comment est-ce la première fois que je vois le comte Paz ? dit le marquis de Ronquerolles.
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-- Eh ! il est sournois et cachotier, répondit Clémentine en lançant un regard à Paz pour lui dire de changer sa manière d'être.
Hélas ! il faut l'avouer, au risque de rendre le capitaine moins intéressant, Paz, quoique supérieur à son ami Adam, n'était pas un homme fort. Sa supériorité apparente, il la devait au malheur. Dans ses jours de misère et d'isolement, à Varsovie, il lisait, il s'instruisait, il comparait et méditait ; mais le don de création qui fait le grand homme, il ne le possédait point, et peut-il jamais s'acquérir ? Paz, uniquement grand par le
Sur le mot de Clémentine, le marquis de Ronquerolles et sa
-- Quoi ! déjà la tante et l'oncle croient que je puis être aimé. Maintenant mon bonheur ne dépend plus que de mon audace ? Et Adam !...
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-- Et pourquoi ? dit Clémentine en l'interrogeant par un regard à demi colère.
-- Faut-il vous ouvrir mon
-- Ah ! un secret chez notre noble capitaine ?
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-- Plus qu'une belle femme au bal ?... dit Clémentine avec une surprise provocante.
-- Oui, répondit Paz d'une voix étranglée. Cette admirable agilité, cette grâce constante dans un constant péril me paraissent le plus beau triomphe d'une femme... Oui, madame, Rachel et la Dorval, la Cinti et la Malibran, la Grisi et la Taglioni, la Pasta et l'Elssler, tout ce qui règne ou régna sur les planches ne me semble pas digne de délier les cothurnes de Malaga qui sait descendre et remonter sur un cheval au grandissime galop, qui se glisse dessous à gauche pour remonter à droite, qui voltige comme un feu follet blanc autour de l'animal le plus fougueux, qui peut se tenir sur la pointe d'un seul pied et tomber assise les pieds pendants sur le dos de ce cheval toujours au galop, et qui, enfin, debout sur le coursier sans bride, tricote des bas, casse des
-- Elle doit être stupide...
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-- En voilà une sévère ! dit Marguerite Turquet en regardant madame Chapuzot. Mais j'ai peur que cet homme ne veuille m'amadouer pour réaliser quelque fantaisie. Bah ! je me risque.
Un mois après cette bizarre entrevue, la belle écuyère habitait un appartement délicieusement meublé par le tapissier du comte Adam, car Paz voulut faire causer de sa folie à l'hôtel Laginski. Malaga, pour qui cette aventure fut un rêve des Mille et une Nuits, était servie par le ménage Chapuzot, à la fois ses confidents et ses domestiques. Les Chapuzot et Marguerite Turquet attendaient un dénouement quelconque ; mais après un trimestre, ni Malaga ni la Chapuzot ne surent comment expliquer le caprice du comte polonais. Paz venait passer une heure à peu près par semaine, pendant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais aller ni dans le boudoir de Malaga, ni dans sa chambre, où jamais il n'entra, malgré les plus habiles
-- Il a l'air bien ennuyé, disait madame Chapuzot.
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Le capitaine donna l'or aux Chapuzot et ne revint plus. Clémentine passait alors la belle saison à la terre de son oncle, le marquis de Ronquerolles, en Bourgogne. Quand la troupe du Cirque ne vit plus Thaddée à sa place, il se fit une rumeur parmi les artistes. La grandeur d'âme de Malaga fut traitée de bêtise par les uns, de finesse par les autres. La conduite du Polonais, expliquée aux femmes les plus habiles, parut inexplicable. Thaddée reçut dans une seule semaine trente-sept lettres de femmes légères. Heureusement pour lui, son étonnante réserve n'alluma pas d'autres curiosités et resta l'objet des causeries du monde interlope.
Deux mois après, la belle écuyère, criblée de dettes, écrivit au comte Paz cette lettre que les dandies ont regardée dans le temps comme un chef-d'
« Vous, que j'ose encore appeler mon ami, aurez-vous pitié de moi après ce qui s'est passé et que vous avez si mal interprété ? Tout ce qui a pu vous blesser, mon
Marguerite Turquet. »
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-- Ne m'en dites pas davantage, s'écria la comtesse en faisant un autre geste de dégoût.
Deux jours après, le capitaine aperçut dans les manières, dans le son de voix, dans les yeux de la comtesse, les terribles effets de l'indiscrétion d'Adam. Le mépris avait creusé ses abîmes entre cette charmante femme et lui. Aussi tomba-t-il dès lors dans une profonde mélancolie, rongé par cette pensée : Tu t'es rendu toi-même indigne d'elle ! La vie lui devint pesante, le plus beau soleil fut grisâtre à ses yeux. Néanmoins, il trouva sous ces flots de douleurs amères des moments de joie : il put alors se livrer sans danger à son admiration pour la comtesse qui ne fit plus la moindre attention à lui quand, dans les fêtes, tapi dans un coin, muet, mais tout yeux et tout
-- Qu'y a-t-il d'extraordinaire à ce que cette baladine t'ait coûté vingt mille francs ? Ça ne regarde que moi ; tandis que si la comtesse savait que je les ai perdus au jeu, je baisserais dans son estime ; elle aurait des craintes pour l'avenir.
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-- Je vous ai cru l'âme noble ! Ces mots, il les entendait toujours. -- Et il y a bientôt un an, se disait-il, j'avais à moi seul battu les Russes ! Il pensait à laisser l'hôtel Laginski, à demander du service dans les spahis et à se faire tuer en Afrique ; mais il fut arrêté par une horrible crainte. -- Sans moi, que deviendront-ils ? on les ruinerait bientôt. Pauvre comtesse ! quelle horrible vie pour elle que d'être seulement réduite à trente mille livres de rentes ? Allons, se dit-il, puisqu'elle est perdue pour moi, du courage, et achevons mon ouvrage.
Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris à Paris un développement prodigieux qui le rend européen et bien autrement burlesque, bien autrement animé que feu le carnaval de Venise. Est-ce que, les fortunes diminuant outre mesure, les parisiens auraient inventé de s'amuser collectivement, comme avec leurs clubs ils font des salons sans maîtresses de maison, sans politesse et à bon marché ? Quoi qu'il en soit, le mois de mars prodiguait alors ces bals où la danse, la farce, la grosse joie, le délire, les images grotesques et les railleries aiguisées par l'esprit parisien arrivent à des effets gigantesques. Cette folie avait alors, rue Saint-Honoré, son Pandémonium, et dans Musard son Napoléon, un petit homme fait exprès pour commander une musique aussi puissante que la foule en désordre, et pour conduire le galop, cette ronde du sabbat, une des gloires d'Auber, car le galop n'a eu sa forme et sa poésie que depuis le grand galop de Gustave. Cet immense finale ne pourrait-il pas servir de symbole à une époque où, depuis cinquante ans, tout défile avec la rapidité d'un rêve ? Or, le grave Thaddée, qui portait une divine image immaculée dans son
-- Ah ! dit Clémentine à son mari, vous autres Polonais, vous êtes des gens sans caractère. Qui n'aurait pas eu confiance en Thaddée ? Il m'a donné sa parole, sans savoir que je serais ici voyant tout et n'étant pas vue.
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-- Oh ! mari pour mari, je suis assez sensée pour préférer un enfant comme mon pauvre Adam à un homme supérieur. Voici bientôt trente jours que nous nous disons : Vivra-t-il ? Ces alternatives m'ont bien préparée, ainsi que vous l'êtes, à cette perte. Je puis être franche avec vous. Eh ! bien, je donnerais de ma vie pour conserver celle d'Adam. L'indépendance d'une femme à Paris n'est-ce pas la permission de se laisser prendre aux semblants d'amour des gens ruinés ou des dissipateurs ? Je priais Dieu de me laisser ce mari si complaisant, si bon enfant, si peu tracassier, et qui commençait à me craindre.
-- Vous êtes vraie, et je vous en aime davantage, dit Thaddée en prenant et baisant la main de Clémentine qui le laissa faire. Dans de si solennels instants, il y a je ne sais quelle satisfaction à trouver une femme sans hypocrisie. On peut causer avec vous. Voyons l'avenir ? supposons que Dieu ne vous écoute pas, et je suis un de ceux qui sont le plus disposés à lui crier : -- Laissez-moi mon ami ! oui, ces cinquante nuits n'ont pas affaibli mes yeux, et fallût-il trente jours et trente nuits de soins, vous dormirez, vous, madame, quand je veillerai. Je saurai l'arracher à la mort si, comme ils le disent, on peut le sauver par des soins. Enfin, malgré vous et malgré moi, le comte est mort. Eh ! bien, si vous étiez aimée, oh ! mais adorée par un homme de
-- J'ai peut-être follement désiré d'être aimée, mais je n'ai pas rencontré...
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-- Imbécile que je suis ! j'ai failli me couper tout-à-l'heure, se dit Adam.
Voici trois ans que Thaddée est parti, les journaux ne parlent encore d'aucun prince Paz. La comtesse Laginska s'intéresse énormément aux expéditions de l'empereur Nicolas, elle est Russe de
Hélas ! la plupart des Parisiennes, ces créatures prétendues si perspicaces et si spirituelles, passent et passeront toujours à côté d'un Paz sans l'apercevoir. Oui, plus d'un Paz est méconnu ; mais chose effrayante à penser ! il en est de méconnus même lorsqu'ils sont aimés. La femme la plus simple du monde exige encore chez l'homme le plus grand un peu de charlatanisme ; et le plus bel amour ne signifie rien quand il est brut : il lui faut la mise en scène de la taille et de l'orfévrerie.
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