« La Consolation de la philosophie » : différence entre les versions

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Si sa victime rit ou pleure.
 
Au temps où tous mes voeuxvœux étaient comblés, la Mort
 
Effleura mon front sans scrupule;
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singulièrement vénérable. Ses yeux brillaient d'un éclat surhumain, et les vives couleurs qui animaient ses joues annonçaient une vi­gueur respectée par le ternes; et cependant elle était si pleine d'années qu'il était impossible de lit croire con­temporaine de notre âge. Sa stature était un problème. Tantôt elle se rapetissait à la taille moyenne de l'homme; tantôt elle paraissait toucher le ciel du front, et quand elle levait la tête plus haut encore, elle l'enfonçait dans le ciel même et se dérobait aux regards de ceux qui la contemplaient d'en bas.
 
Ses vêtements étaient formés d'une étoffe très-déliée, merveilleusement travaillée et d'une matière indestruc­tible; j'appris plus tard d'elle-même qu'elle l'avait tissée de ses propres mains. Le temps, quelque peu d'incur'e aidant, en avait assombri les couleurs, comme il ternit l'éclat des vieilles peintures. Sur le bord inférieur de sa robe était brodé un II; sur le bord supérieur un 0 (theta). Entre ces deux lettres on voyait tracées, en forme de degrés, des lignes qui s'échelonnaient du premier caractère au second. Plus d'un brutal avait déchiré ce vêtement', et de ces lambeaux, chacun s'était approprié le plus qu'il avait pu. Enfin, dans sa main droite, elle tenait des livres, dans la gauche un sceptre. Elle n'eut pas plus tôt aperçu les Muses de la poésie, assises à mon chevet et. dictant des expressions à ma douleur, que sortant pour un moment de son calme habituel, et lançant des regards enflammés de colère : « Qui donc, dit-elle, a permis à ces filles de théâtre d'approcher de ce malade? Ne sait-on pas qu'elles ne possèdent aucun baume pour endormir ses souffrances? qu'elles les nourriraient plutôt par leurs doucereux poisons? Ce sont elles, en effet, qui étouffent sous les stériles épines (les passions les opulentes mois­sons de la sagesse. Elles peuvent accoutumer l'âme hu-a douleur : elles ne l'en délivrent pas. « Encore si vous débauchiez un profane, comme c'est votre habitude, je m'inquiéterais peu de votre artificieux manége; vous ne me raviriez pas du moins le fruit de mes travaux. Mais quoi! Celui-ci? un homme nourri des doctrines d'Élée et de l'Académies? Allons 1 retirez-vous, Sirènes! Arrière vos séductions meurtrières! Ce sont mes Muses, à moi, qui soigneront et guériront ce malheureux'.» Ainsi admonesté, le choeurchœur harmonieux baissa ses re­gards humiliés et, le front rouge de honte, franchit tris­tement le seuil.
 
Pour moi, mes yeux étaient tellement obscurcis par les larmes que je ne pouvais distinguer qui était cette femme qui commandait avec tant d'empire. Frappé de stupeur, les yeux fixés à terre, dans l'attente de ce qu'elle allait faire encore, je gardais le silence. Alors elle, s'ap­prochant davantage, s'assit au pied de mon lit, et voyant mon visage abattu par le chagrin et tristement penché vers le sol, elle me reprocha dans ces vers le trouble de mon âme
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Quoi ! des tyrans te font trembler! Courage Bannis la crainte et l'espoir de ton coeurcœur, Impunément tu riras de leur rage
Leur impuissance égale leur fureur. Mais l'orgueilleux que l'ambition tente, 1,efférniné que la mort épouvante, Voilà celui qui vend sa liberté!
De ses deux mains il a forgé sa chaîne; Sans bouclier, sous le joug il se traîne, Fier• de sa honte et de sa lâcheté.
VIII
« Comprends-tu ces vérités, dit-elle, et pénètrent-elles jusqu'à ton coeurcœur ? Ou es-tu comme l'’âne dvant la lyre ? Pourquoi ces gémissements ? pourquoi ces pleurs qui baignent ton visage? Parle et mets à nu toute ton âme. Tu ne peux attendre de soulagement du médecin qu'en .lui découvrant ta blessure. »
Je rassemblai tout mon courage et je répondis u Qu'est-il besoin de t'instruire des rigueurs dont la For­tune m'accable ? Ne sont-elles pas assez visibles ? L'aspect seul de ces lieux n'est-il pas assez éloquent ? Est-ce là cette bibliothèque, ce sanctuaire de ma maison, que toi. même avais choisi comme un sûr asile, et où si souvent nous avons discouru ensemble de la science des choses di­vines et humaines? Étais-je aussi défait de corps et de visage, lorsque je sondais avec toi les secrets de la nature, lorsque, le compas à la main, tu m'initiais aux révolutions des astres, lorsque tu donnais pour règle à ores pensées et à rna conduite la haute raison qui gouverne le ciel?
 
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« Veux-tu savoir en somme de quel crime on m'accuse? Ou dit que j'ai voulu sauver le Sénat. Comment? En em­pêchant un délateur de produire certaines pièces qui de­vaient servir de base à une accusation de lèse-majesté contre cet Ordre. Maintenant, que me conseilles-tu, ma chère maîtresse ? Nierai-je le fait, pour ne pas te faire honte? mais je l'ai voulu, et le cas échéant, je le vou­drais encore. L'avouerai-je? ce serait tirer mes accusateurs d’embarras. Avoir souhaité le salut du Sénat, puis-je accorder que ce soit un crime ? Il est vrai que, par les décrets qu'il a rendus contre moi, il a tout fait pour que c'en soit un. Mais il ne dépend pas de la sottise et de l'inconséquence de changer la valeur des choses, et je ne sache pas de décret de Socrate qui me permette ou de cacher la vérité, ou d'accorder ce que je sais être un mensonge.
« Quoi qu'il en soit, je soumets la question à ton juge­ment et à celui des sages. Afin d'éclairer la postérité sur cette affaire, j'en ai scrupuleusement consigné tout le détail dans ma mémoire et par écrit. Quant à ces lettres supposées dans lesquelles, selon l'accusation, j'aurais fait des voeuxvœux pour le rétablissement de la liberté romaine, à quoi bon en parler,? J'aurais pu en démontrer la fausseté au moyen d'une preuve, la plus décisive en toute occa­sion, l'aveu même de mes accusateurs. Cette faculté m'a été refusée. Et par le fait, quelle liberté pouvons-nous espérer encore? Plût au ciel qu'un tel espoir fût possible! J'au­rais fait la même réponse que Canius : accusé par Caïus César, fils de Germanicus, d'avoir été dans le secret d'une conspiration tramée contre lui : « Si je l'avais connue, u dit-il, tu n'en aurais rien su.» Dans cette conjoncture, le chagrin n'a pas si bien émoussé mon esprit, que je puisse trouver étrange de voir des misérables tourner leur rage contre la vertu; mais que leurs plans aient si bien réussi, c'est ce qui me confond de surprise. Le désir de nuire
 
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Là, il n'y a qu’un maître et qu'un. roi. Et ce roi, c'est l'accroissement du nombre de ses sujets, non leur expul­sion, qui le rend heureux. Obéir à son frein, déférer à sa justice, voilà la souveraine liberté. Ignores-tu donc cette antique loi de ta cité, qui déclare que nul de ceux qui l'ont une fois choisie pour séjour ne peut en être banni ? 11 n'est pas à craindre, en effet, que l'homme qui s'enferme librement derrière les fossés et les remparts d'une telle ville, s'expose à s'en faire bannir. Renonce-t-il à l'habiter? c'est qu'il n'en est plus digne.
« Aussi est-ce moins l'aspect de ce lieu que celui de ton visage, qui me touche. Et ce n'est pas tant ta biblio­thèque aux lambris éclatants de verre et d'ivoire, que ton âme, dont je regrette le séjour; car j'y avais placé jadis, non pas des livres, mais ce qui donne de la valeur aux livres, c'est-à-dire les maximes consignées dans mes écrits.
« Je conviens qu'en parlant des services que tu as ren­dus à la cause commune, tu n'as rien dit que de vrai ; que même, si l'on considère le grand nombre de tes belles actions, tu as été modeste. Pour les torts qui te sont imputés, glorieux ou supposés, ce que tu en as cité est connu de tout le monde. Sur les crimes et les fourberies des délateurs, tu as pensé avec raison qu'il fallait légèrement glisser, la foule ayant pris soin de célébrer tout au long, et mieux que tu ne pourrais le faire, de si nobles exploits. Tu t'es ensuite violemment emporté contre l'iniquité du Sénat. Puis tu t'es affligé des incriminations dont je suis l'objet. Tu as déploré le dommage apporté à ta réputation. Après cela, ton indignation a pris feu contre la Fortune, et tu t'es plaint de ce qu'elle ne récompense pas la vertu selon son mérite. Enfin, par la voix de ta Muse courroucée, tu as émis le voeuvœu que la paix qui gouverne le ciel devînt aussi la loi de la terre. Malheureusement ton
 
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âme a subi le choc de bien des émotions, et la souffrance, la colère, le chagrin, te sollicitent en sens contraire. Dans cette disposition d'esprit, des remèdes énergiques ne sauraient te convenir. C'est pourquoi je te soumettrai d'abord à un traitement plus doux; par de délicates frictions j'amollirai cette tumeur qui s'est endurcie sous l'influence de tant d'agitations, et je la préparerai ainsi à l'action d'un médicament plus efficace.
Quand de sa corrosive haleine Le Cancer desséchant la plaine Brûle le grain dans les guérets, Le pauvre colon dont Cérès
A trahi les voeuxvœux et la peine Récolte son pain sur le chêne. Quand sur les monts hêtre et sapin Tombent brisés parla tempête,Biien fou qui dans le bois voisin S'en va cueillir la violette. Veux-tu vendanger ton raisin ? Dès qu'Avril de fleurs se couronne, Sur le cep qui pleure et bourgeonne Garde-toi de porter la main. Prends patience! Attends l'automne, Et dans ta cave, à pleine tonne, Bacchus fera couler le vin.
A chaque saison son prodige !
 
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A chaque jour sa fonction ! ainsi Dieu l'ordonne et l'exige ; I1 ne souffre pas qu'on corrige Les lois de la création. Déranger leur vaste harmonie, C:'est introduire dans la vie
Le trouble et la destruction.
« Et d'abord permets-moi de t'adresser quelques ques­tions. Après avoir examiné et sondé l'état de ton âme, je saurai mieux quel genre de traitement il faut t'appliquer. - Interroge-moi comme tu l'entendras, dis je, je te répondrai. - Penses-tu, reprit-elle, que ce monde marche sans but et à l'aventure, ou es-tu persuadé qu'il est gouverné selon les lois de la raison ? - Certes, répondis-j e, je n'ai garde de croire que le hasard préside à des mouvements si bien réglés. Je sais au contraire que le Créateur veille sur son oeuvreœuvre, et me préserve le ciel de douter jamais de cette vérité! - En effet, di-­elle, car tout à l'heure tu as exprimé en vers la même conviction. Tu déplorais que les hommes fussent exclus de la sollicitude divine; mais tu ne mettais pas en doute que le reste de la création ne fût gouverné avec intelli­gence. .Aussi ne puis-je assez m'étonner que, soutenu par des pensées aussi saines, tu sois pourtant si malade. Mais pénétrons plus avant. Je soupçonne ici quelque lacune. Dis-moi, puisque tu ne contestes pas que c'est Dieu qui règle le monde, sais-tu aussi par quelles lois il le règle? - Je comprends à peine, répondis-je, le sens (le
 
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De sable et de fange Éteignent leurs feux. Qu'avec violence Un torrent s'élance Du sommet des monts, Le rocher qu'il roule S'arrête et refoule Les flots vagabonds. Pour que ton oeil voie De la Vérité
La sainte beauté, Pour suivre sa voie Avec fermeté, Renonce à la joie, Bannis de ton coeurcœur L'espoir et la peur; Brave la douleur Mortels, quand votre âme Aime, espère ou craint, sa divine flamme Vacille et s'éteint. »
 
== LIVRE DEUXIEME ==
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t'accorderai sans hésiter que ce que tu réclames était bien r à toi. Le jour où la nature t'a tiré du sein de ta mère, je t'ai reçu nu et dlans l'indigence dle toutes choses; et si aujourd'hui tu te montres si disposé à la révolte, c'est que je t'ai élevé avec une indulgence et une tendresse excessives. Enfin, autant qu'il dépendait de moi, je t'ai entouré d'opulence et de splendeur. Maintenant il me plaît de retirer ma main : rends-moi grâces pour avoir joui de biens qui ne t'appartenaient pas ; tu n'as pas le droit de te plaindre comme si tu avais perdu les tiens propres. Pourquoi donc gémis-tu ? Je ne t'ai fait aucun dommage. Richesses, honneurs et autres choses semblables, tout cela est de mon domaine. Ce sont des esclaves « qui me reconnaissent pour leur souveraine; ils arrivent avec moi , avec moi ils se retirent. Je l'affirme sans crainte : si les biens dont tu déplores la perte avaient été à toi, tu ne les aurais pas perdus.
« Est-ce que, seule au monde, je ne pourrai userd(le mon droit? Le Ciel peut faire luire des jours sereins, et les couvrir ensuite des ténèbres de la nuit. L'Année peut tantôt couronner le front de la Terre de fleurs etdle « fruits, tantôt l'ensevelir sous les pluies et les frimas. Il est permis à la Mer d'aplanir aujourd'hui sa nappe souriante et demain de hérisser ses flots au souffle des tempêtes. Et moi dont le caractère répugne à la constance, j'y serais enchaînée par l'insatiable cupidité des hommes Le changement, voilà ma nature, voilà le jeu éternel que je joue. Ma roue tourbillonne sous ma main. Élever en haut ce qui est en bas, jeter en bas ce qui est en haut,« voilà mon plaisir. Monte, si le coeurcœur t'en dit, mais à con­dition qu'aussitôt que la règle de mon jeu le voudra, tu descendras sans te plaindre. Est-ce que tu ne connaissais pas mon caractère? Est-ce que tu ne savais pas l'histoire du roi de Lydie Crésus ? D'abord il s'était rendu« redoutable à Cyrus ; mais atteint bientôt par le malheur,
 
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Va, tu mourras, riche, dans l'indigence Si tu te crois pauvre, tu l'es.
V
« Si, pour sa justification, la Fortune te tenait un pareil langage, tu n'aurais certainement rien à lui ré­pondre. Ou si tu peux alléguer quelque bonne raison à l'appui de ta plainte, parle, je t'en donne congé. » Alors moi : « Je conviens, dis-je, que tes paroles sont spécieuses, et comme imprégnées du doux miel de la Rhéto­rique et de la Musique; aussi longtemps qu'on les en­tend , on est sous le charme. Mais pour un malheureux le sentiment de son malheur est plus pénétrant encore. Aussi, dès que cette harmonie a cessé de résonner à mon oreille, le chagrin que nourrit mon coeurcœur reprend le dessus. - Cela est vrai, dit-elle. Aussi bien, ces expé­dients n'ont pas pour but de te guérir : la douleur est trop vive encore pour supporter le remède : il s'agit seu­lement de l'engourdir. Quant aux agents assez actifs pour pénétrer jusqu'au siége du mal, lorsqu'il en sera temps, j'y aurai recours. Cependant, il ne faut pas que tu te fasses mal à propos misérable. As-tu donc oublié tous tes bonheurs , leur nombre et leur nature ? Je ne dirai rien de la protection qu'après la mort de ton père tu
 
trouvas auprès des personnages les plus éminents, ni de ton admission dans la famille des princes de la cité, aux­quels tu appartenais déjà par le genre de parenté le plus précieux de tous, puisque tu leur étais cher avant de de­venir leur allié. Qui donc ne t'a pas proclamé le plus fortuné des hommes, ayant pour parents d'adoption des personnages si illustres, pour épouse une femme si vertueuse, et (heureux Hasard!) pour enfants, des fils ? Je passe sous silence (ce sont des avantages com­muns à d'autres) les dignités qui ont honoré ton ado­lescence après avoir été refusées à des vieillards : j'ai hâte d'arriver aux faits exceptionnels qui ont mis le comble à ta félicité. Si les biens de cette vie peuvent être comptés pour quelque chose quand il s'agit de bon­heur, les malheurs, si grands qu'ils soient, qui ont assailli la tienne, peuvent-ils effacer de ton souvenir le jour où tu as vu tes deux fils, consuls en même. temps, sortir de ta maison, escortés par le sénat et salués ries acclamations du peuple ? lorsque toi-même, au milieu du sénat qu'ils présidaient du haut de leurs sièges eu­ ;as prononcé le panégyrique du Roi et conquis la palme du génie et de l'éloquence: lorsque dans le Cirque regorgeant de spectateurs, assis entre tes deux consuls, tu as dépassé l'attente de la foule par tes lar­gesses triomphales : J'imagine que tu n'as pas ménagé les compliments à la Fortune lorsqu'elle te traitait ainsi en enfant gâté et qu'elle te comblait de ses caresses et de ses grâces. Tu lui as arraché une faveur qu'elle n'a­vait, avant toi, accordée à personne dans une condition privée. Eh bien ! veux-tu régler tes comptes avec la Fortune ? Aujourd'hui, pour la première fois, elle t'ef­fleure d'un regard jaloux. Or, si tu considères le nombre et la nature de tes joies ou de tes peines, tu ne pourras nier qu'aujourd'hui encore tu ne sois heureux. Que si tu ne te regardes pas comme tel, parce que !es avantages
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Ah! plût au ciel que le siècle où nous sommes Pût revenir aux moeursmœurs des premiers hommes, Et fût comme eux de tout meurtre innocent !
Mais l'avarice a desséché les âmes! Tout se flétrit à son souffle mortel L'Etna jamais n'a vomi plus de flammes. Ce fut un fou dangereux et cruel
Qui s'avisa d'arracher à l'abîme
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On l'adorait des champs glacés de l'Ourse Aux sables brûlants des déserts.
A ces hauteurs, est-ce que la raison Calma la rage de Néron ?
Malheur à vous, ô peuples qu'on opprime, Lorsque le fer aiguisé par le crime Achève l'oeuvreœuvre du poison!
 
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dlans l'enceinte si bornée de ce pauvre réduit habitent nombre de nations séparées les unes des autres par le langage, par les mœurs, par toutes les habitudes de la vie, et que la difficulté des routes, la diversité des idiomes, la rareté des communications, mettent obstacle à ce que la renommée, je ne dis pas d'un homme, mais des cités même, puisse se répandre au loin. Du temps de Cicéron, comme il le dit expressément quelque part, le nom de la république romaine n'avait pas encore franchi le mont Caucase; et pourtant elle était alors dans toute sa force, et déjà elle s'était rendue redoutable aux Parthes et aux autre: peuples de ces régions. Comprends-tu mainte­nant combien est bornée, combien est étouffée la gloire que vous avez tant à coeurcœur de propager et d'étendre ? Où s'est arrêtée la renommée du peuple romain, comment pourrait pénétrer le nom d'un citoyen de Rome? Que dire encore si les moeursmœurs et les institutions des peuples sont à ce point différentes, que ce qui est un titre de gloire chez les uns, soit, au jugement des autres, un crime digne dlu dernier supplice? Il suit de là que l'homme amoureux de la renommée ne trouve aucun profit à répandre son nom chez un grand nombre de peuples. Donc chacun de­vra se contenter de la gloire qu'il aura acquise parmi les siens, et ainsi les frontières d'une seule nation emprison­nreront cette immortalité si bruyante.
Mais encore, combien d'hommes, illustres de leur vi­vant, qu'a dévorés l'oubli, faute d'écrits qui racontent leur gloire ! Et d'ailleurs, à quoi bon les écrits, puis qu'ils sont condamnés ainsi que leurs auteurs à se perdre un jour dans l'obscurité des siècles? Vous vous croyez assurés de l'immortalité en pensant que votre nom vivra dans l'avenir? Mais si tu réfléchis à la durée infinie de l'éternité, continent peux-tu te réjouir de la longévité de ton nom? l'espace d'un moment et le cours de dix mille années peuvent être mis en regard, car chacune de ces
 
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de rendre leur nom glorieux dans les arts de la paix ou dans ceux de la guerre. Le plus grand nombre pourtant le rapporte à la joie et au plaisir, et lui donne pour der­nier terme l'ivresse de la volupté. Pour certains, ces avantages se transforment indifféremment en moyens et en but. Ainsi on voit des- hommes désirer la ri­chesse en vue de la puissance et de la volupté, et d'au­tres rechercher la puissance en vue de la richesse ou de la gloire. C'est donc à l'acquisition de ces biens et de tous ceux qui leur ressemblent que tendent les voeuxvœux et les actions des hommes. Il en est ainsi des hauts emplois et de la popularité, parce qu'on croit y gagner une cer­taine illustration; ainsi du mariage et de la paternité, qu'on recherche pour la satisfaction qu'on en espère.. Quant aux amis, ce trésor, le plus sacré de tous, doit être mis au compte, non de la fortune, mais de la vertu. Pour tout le reste, on ne le prend que comme instruments de puissance ou de plaisir. Il est clair encore que les avan­tages du corps se rapportent à ceux que je viens d'énu­mérer. La force etune haute taille semblent promettre la puissance; la beauté et la légèreté, la renommée; la santé , le plaisir. Bien évidemment ces divers avantages ne sont désirés qu'en vue de la béatitude. Car c'est dans l'objet de ses préférences que chacun fait consister le souverain bien. Mais, d'après notre définition, le sou­verain bien est la mêrne chose que la béatitude. Donc, pour chacun, la béatitude consiste dans la condition qu'il préfère à toutes les autres. Ainsi, tu as en quelque sorte sous les yeux, les diverses formes de la félicité humaine, c'est-à-dire la richesse, les honneurs, la puissance, la gloire et la volupté.
« C'est pour, s'être arrêté à ces seuls points de vue, qu'Epicure, très-conséquent d'ailleurs avec lui-même, a mis le souverain bien dans la volupté, parce qu'en effet tous ces avantages semblent n'avoir, pou robjet que de procurer
 
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Pourquoi donc, avare stupide, Dans un gouffre déjà plein d'or Entasser trésor sur trésor?
A quoi bon ce collier splendide Où la perle d'Ophir reluit?
Dans tes champs, que cent boeufsbœufs sillonnent, Vivant, la crainte te poursuit
Mort, tes richesses t'abandonnent.
Mais les dignités donnent à qui elles échoient de la considération et de l'honneur. Quoi donc! est-ce que, les magistratures ont la propriété de faire pousser les vertus dans l’âme de ceux qui en sont revêtus, et d'en ex­tirper les vices? Non, certes; d'ordinaire, elles ne suppriment pas, elles mettent plutôt en lumière la corruption des moeursmœurs, d'où vient que nous nous indignons de les
 
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Insensés ? Que le Ciel, ardent à vous punir, Exauce ce voeuvœu de mon âme
Sans trêve, sans repos, poursuivez le plaisir, Les honneurs et le luxe infâme 1
Puis, a bout de courage, et ployant les genoux, De vos félicités coupables
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L'or que roulent les eaux du Tage et de l'Hermus, Les rubis allumés par un soleil en flammes
Dont le char de trop près rase et brûle l'Inclus, D'une pure lueur loin d'éclairer vos âmes, Épaississent encor les ténèbres infâmes
Qui dérobent le ciel à vos coeurscœurs corrompus.
L'or gît honteusement enfoui sous la terre C'est à ce dieu que vont vos adorations!
O mortels! il vous faut dompter vos passions, Si vous voulez du ciel contempler la lumière, Celui qui peut la voir sans baisser la paupière P'eut défier Phébus et nier ses rayons.
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ciel par une écorce qui semble être placée là pour sup­porter tout accident ? Quel soin, d'ailleurs, ne prend pas la nature de multiplier les graines pour propager les espèces ! Ne sait-on pas que les plantes sont comme des machines organisées, non-seulement pour durer pendant un laps de temps déterminé, mais pour durer sans fin en se reproduisant? Et toutes les choses que l'on croit dépourvues de sentiment ne recherchent-elles pas de la même manière ce qui leur est propre? Pourquoi la flamme monte-t-elle verticalement, emportée par sa lé­gèreté ? pourquoi la terre, entraînée par son poids, gra­vite-t-elle en sens contraire, sinon parce que ces direc­tions et ces mouvements conviennent à leur nature ? Et c'est tout simple : tout ce qui convient à un objet le conserve; tout ce qui lui est antipathique, le détruit. Les corps durs, comme les pierres, sont composés de molécules fortement adhérentes, résistantes, et difficiles à désunir. Les liquides, comme l'air et l'eau, se divisent, à la vérité, sans effort, mais les parties qu'on a séparées ne tardent pas à se rejoindre. Pour ce qui est du feu, il est absolument indivisible. Et je ne parle pas ici des mouvements volontaires d'une âme ayant: conscience de ce qu'elle fait, je parle seulement des opérations natu­relles, comme celle qui produit la digestion des aliments sans que nous y songions, ou la respiration pendant le sommeil, sans que nous en ayons connaissance. Car chez les animaux eux-mêmes, l'attachement à la vie ne procède pas du principe volontaire de l'âme, mais bien d'un instinct purement naturel. Souvent, en effet, la volonté, obéissant à des motifs impérieux, embrasse la mort, bien que la mort répugne à la nature; et, au contraire, l'oeuvreœuvre qui seule peut assurer la perpétuité des espèces sujettes à la mort, l'œuvre de la génération, cet appétit constant de la nature, rencontre quelquefois un frein dans la vo­lonté. Tant il est vrai due l'amour de soi provient, non
 
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mettre la confusion dans une série de raisonnements ad­mirable et d'une divine simplicité? Tout à l'heure, en effet, prenant la béatitude pour point de départ, tu l'as­similais au souverain bien et tu la faisais résider dans le Dieu suprême; puis, tu affirmais que Dieu est le souve­rain bien et la parfaite béatitude, et tu me gratifiais en­fin de cette conclusion, qu'on ne peut devenir heureux sans devenir Dieu. Ensuite, tu as ajouté que la sub­stance dix bien est aussi celle de Dieu et de la béati­tude, et tu as dit que cela seul est le bien qui est convoité par toute la nature; tu as soutenu encore que Dieu dirige le inonde par le gouvernail de sa bonté, que tous les êtres lui obéissent volontairement, et que le mal n'existe pas naturellement; et toutes ces propositions, tu ne les as pas puisées en dehors de ton sujet, mais tu les as développées successivement en les prouvant les unes par les autres au moyen d'une série de démonstrations tirées de leur propre fonds et pour ainsi dire domestiques. » Elle alors : « Je ne me suis nullement jouée de toi; avec l'aide de Dieu que j'ai invoqué en commençant, je suis venue à bout de la plus noble entreprise. C'est, en effet, une des propriétés de la substance divine, qu'elle ne sort pas d'elle-même et qu'elle n'y admet rien d'étranger; mais, selon la comparaison de Parménide,
Figurant de tout point une sphère parfaite
elle fait rouler le globe de ce mobile univers tout en res­tant elle-même immobile. Que si j'ai pris mes arguments, non pas en dehors, mais dans le coeurcœur même de la ques­tion, tu n'as pas lieu de t'en étonner, puisque tu sais, sur la foi de Platon-, que nos discours doivent avoir une cer­taine parenté avec les sujets que nous traitons.
 
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Et les Fantômes vengeurs, Les implacables Furies,
De leurs yeux, sources taries, Sentent couler quelques pleurs.
Là, sur la roue infernale, Ixion dort, et Tantale Dédaigne le flot moqueur; Plus loin, gorgé d'harmonie, L'affreux vautour de `Titye Cesse de ronger le coeurcœur.
 
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Trahit la terreur et la rage
Qui font de leur coeurcœur un enfer; A ces divinités humaines Arrachez leurs parures vaines, Et vous apercevrez les chaînes Qui froissent leurs os et leur chair.
Leur coeurcœur, que la débauche enflamme, Est dévoré d'un noir poison;
La fureur flagelle leur âme, Égare et trouble leur raison. Sans répit la tristesse amère Les mord au flanc, sombre vipère; L'espoir même les désespère
Par ses mensonges enivrants Malheureux l'homme dont la fibre Sous tant de chocs gémit et vibre Fait-il ce qu'il veut? Est-il libre, L'esclave de tant de tyrans?
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- J'avoue, dis-je, et je recourais qu'on peut dire avec raison que les méchants, tout en conservant la forme humaine, sont néanmoins, à né regarder que l'état de leur âme, transformes eu brutes. Mais leur férocité et leur scélératesse s'acharnent à la perte des gens de bien, et je ne voudrais pas qu'ils eussent une telle licence. --­Ils ne l'ont pas non plus, répondit-elle, et je le prou­verai en son lieu. Cependant, qu'on retire aux scélérats ce prétendu pouvoir, et les voilà déchargés d'une grande partie de leur peine. Et en effet, bien que cette pro­position puisse paraître incroyable, les méchants sont nécessairement plus malheureux lorsqu'ils réalisent leurs projets, que lorsqu'ils sont dans l'impuissance de les mener à fin. Car, si c'est un malheur pour eux de vou­loir le mal, c'en est un plus grand de pouvoir le com­mettre, puisque autrement leur volonté, cause pre­mière de leur infortune, resterait sans effet. Aussi, comme chacune de ce, trois facultés est un malheur, c'est être trois fois malheureux que de vouloir, pouvoir, et commettre le mal.- Je me rends, dis-je; mais je voudrais de tout mon coeurcœur qu'ils fussent affranchis le plus tôt possible de ce malheur, en perdant le pouvoir de nuire. --- Ils en seront affranchis, répondit-elle, plus tôt que tu ne le souhaites peut-être, et qu'ils ne le croient eux-mêmes. Car, dans le cours d'une vie si rapide, rien n'arrive assez tardivement pour que l'attente puisse en paraître longue, surtout à une âme immortelle. Ces es­pérances démesurées, ces présomptueuses machinations
 
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actions; que cette liberté de mal faire, dont tu hâtais le terme de tous tes voeuxvœux, est de courte durée; qu'ils sont d'autant plus malheureux qu'ils en jouissent plus long­temps, et que rien n'égalerait leur infortune s'ils en jouissaient toujours; qu'enfin l'impunité qui les épargne en violant la justice, est un plus grand manieur pour eux que ne le serait un juste châtiment; d'où j'ai tiré cette con­séquence qu'ils ne sont jamais si cruellement punis que lorsqu'ils semblent ne l'être pas. - Lorsque je pèse tes raisons, dis-je , elles me paraissent les meilleures du monde; mais, si j'en reviens à l'opinion des hommes, quel est celui qui consentira, je lie dis pas à les admettre, mais même à les entendre? -Tu dis vrai, répondit-elle; leurs yeux, accoutumés aux ténèbres, ne peuvent sou­tenir l'éclat de la vérité; et ils ressemblent à ces oiseaux dont la nuit illumine le regard, tandis que le jour les aveugle; voilà pourquoi, moins attentifs aux lois géné­rales de la nature qu'à leurs propres impressions, ils considèrent comme un bonheur le pouvoir de commettre le crime ou d'échapper au châtiment. Mais vois plutôt ce qui a été décrété par la loi éternelle. Conforme-toi aux principes les plus purs de la morale ; tu n'auras pas be­soin de recevoir ta récompense de la main d'un juge : tu te seras adjugé toi-même le meilleur lot. Si, au contraire, tu t'abandonnes au vice, ne cherche pas ton bourreau hors de toi-même : c'est toi qui t'es précipité dans l'abîme. C'est ainsi que lorsque tu regardes tour à tour la terre sordide et le ciel à l'exclusion de tout autre objet, tu crois être, selon le point de vue, tantôt dans la fange, tantôt au milieu des astres. Le vulgaire, il est vrai, lie fait pas at­tention à ces choses; trais quoi ! prendrons-nous exemple sur ces malheureux que nous avons dit être semblables aux bêtes? Et parce qu'un homme qui aurait perdu la vue et qui ne se souviendrait pas d'en avoir jamais eu l'usage, se croirait pourvu de toutes .les perfections hu-
 
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pables eux-mêmes pouvaient encore, par quelque échap­pée, entrevoir la vertu qu'ils ont abandonnée, s'ils sa­vaient que les souillures de leurs vices seront purifiées par les angoisses du châtiment; au prix de la vertu qui leur serait rendue, ils tiendraient pour rien ces an­goisses, et on les verrait répudier les bons offices de leurs défenseurs pour se livrer à la discrétion des accu­sateurs et des juges. C'est pour cette raison qu'il n'y a pas de place pour la haine dans le coeurcœur du sage. En effet, quel autre qu'un insensé peut haïr les bons? et, à l'égard des méchants, la haine n'est pas plus raisonnable. En effet, si, comme la fièvre est une maladie du corps, le vice est une maladie de l'âme; et si ceux qui souffrent dans leur corps nous semblent dignes, non de haine, mais de pitié, à plus forte raison, loin de les persécuter, devons-nous plaindre les malheureux que tourmente le vice, cette maladie mentale plus terrible que toutes les infirmités physiques.
VIII
A quoi bon déchaîner ces discordes fatales ? Provoquer le Destin , devancer l'avenir ? Sans que vous l'appeliez, la Mort sait bien venir au pas précipité de ses noires cavales.
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Vous différez de moeursmœurs, d'esprit et de maximes, Et pour de tels griefs, ô frères inhumains, Blessant, blessés, toujours ayant du sang aux mains, Vous luttez follement de haines et de crimes!
Où sont de vos fureurs les motifs suffisants? Pourquoi ce grand courroux et ce zèle hypocrite? Voulez-vous à chacun rendre ce qu'il mérite? Sachez aimer les bons et plaindre les méchants. »
IX
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confusion. Je m'en étonnerais moins sans doute, si je croyais que tout ce désordre fût l'effet du hasard; mais non, et c'est là ce qui met le comble à ma stupeur. le monde est gouverné par Dieu. Or, comme il est constant que tantôt les bons sont bien traités, tandis que les mé­chants pâtissent; que tantôt, au contraire, les bons sont dans la détresse et les méchants au comble de leurs voeuxvœux, jusqu'à preuve du contraire, en quoi Dieu diffère-t-il du hasard? - Il n'est pas étonnant, répondit-elle, que le monde, aux yeux de quiconque ignore les lois qui le ré­gissent, offre quelque apparence de trouble et de confu­sion, l,a raison de cet ordre admirable peut t'échapper, mais, puisque c'est un Dieu bon qui gouverne le monde, tu dois être convaincu que tout s'y passe régulière­ment.
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Celui qui ne sait pas que l'Ourse Près du pôle accomplit sa course, en vain se demande comment Le Bouvier, dont l'étoile blonde Sitôt s'allume au firmament , Plonge si tard ses feux dans l'onde A celui-là les lois du monde Causent un fol étonnement.
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bien de remèdes anodins, ceux-là d'un traitement hé­roïque. Mais le médecin qui sait diagnostiquer les cas divers et les tempéraments dans la santé et dans l'état de maladie, n'est nullement surpris de ces anomalies. Or, en quoi consiste la santé des âmes, sinon dans la vertu? Qu'est-ce que leur maladie, sinon le vice? Et qui peut leur conserver les biens qu'elles possèdent ou les délivrer de leurs maux, sinon le conseiller suprême et le médecin des âmes, c'est-à-dire Dieu? Oui, c'est Dieu qui, du haut de sa Providence, observant et voyant tout, distingue le traitement qui convient à chacun et le lui applique avec intelligence. Cet insigne miracle du Destin qui confond notre ignorance, en voici tout le secret : c'est qu'un Dieu l'opère en connaissance de cause. Car, pour me borner, relativement à la profon­deur de Dieu, aux quelques considérations accessibles à la raison humaine, tel qui te paraît le plus juste et le plus intègre des hommes est jugé bien autrement par la Pro­vidence à qui rien n'échappe; et notre ami Lucain nous le dit : « si la cause du vainqueur eut les dieux de son côté, celle du vaincu avait Caton pour elle. » Donc, tout ce que tu vois arriver ici-bas contrairement à ton at­tente, est conforme à l'ordre régulier des choses; c'est dans tes idées seulement qu'il y a désordre et confusion. Je suppose pourtant un homme de moeursmœurs assez irré­prochables pour mériter au même degré l'estime de Dieu et celle de ses semblables; mais cet homme a l'esprit faible; vienne l'infortune, peut-être cessera-t-il de pratiquer la vertu, qui aura été impuissante à lui conserver le bonheur. Dans ce cas, la sagesse divine le ménage, car l'adversité pourrait le rendre pire, et Dieu lui épargne des maux qu'il ne serait pas capable de sup­porter. Un autre s'est élevé à la perfection de la vertu; sa sainteté le rend presque l'égal de Dieu : la Providence se fait scrupule de l'affliger de, la moindre disgrâce; elle
 
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méchants. Une autre raison, selon moi, de cet ordre de choses, c'est qu'il y a des hommes d'un naturel si fou­gueux et si déréglé, que la misère pourrait les irriter encore et les pousser au crime. Ce sont des malades à qui la Providence administre des richesses en guise de médicaments. Celui-ci, sentant sa conscience souillée de méfaits et se comparant lui-même à sa fortune, craint peut-être de perdre tristement des biens qui font sa ,joie. Il réformera donc ses moeursmœurs, et, de peur de perdre ses trésors, il se corrigera de ses vices. Quelques-uns tom­bent dans une infortune méritée pour avoir mésusé de leur bonheur. D'autres ont reçu le droit de pu­nir, tant pour éprouver les bons, que pour châtier les méchants. Car s'il ne peut exister aucune alliance entre les bons et les méchants, ces derniers ne peuvent non plus s'accorder entre eux. Et comment le pourraient-ils, lorsque chacun d'eux, torturé par ses remords, est en guerre avec sa propre conscience, et n'exécute presque jamais un dessein qu'aussitôt il ne se repente de ce qu'il a fait ? De là ce suprême miracle, dont la Providence a donné plus d'un exemple., que des méchants ramè­nent d'autres méchants à la vertu. Ceux-ci, en effet, se voyant maltraités par des scélérats, les prennent en haine et retournent au bien parce qu'ils ne veulent pas ressembler à des gens qui leur font horreur. La Divinité seule a ce pouvoir de transformer le mal eu bien, de s'en servir à propos et d'en faire sortir des effets salutaires. Car il y a un ordre général qui embrasse toutes choses ; ce qui s'en écarte d'un côté y rentre toujours de l'autre, afin que dans le royaume de la Providence, rien ne soit laissé au hasard
Mais un Dieu seul pourrait expliquer ces mystères".
Il n'est pas donné à l'homme, en effet, de saisir par la pen6
 
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sée tout le mécanisme de l'oeuvreœuvre divine, ni de l'expliquer par des paroles. Contentons-nous de savoir que le Dieu créateur de toutes choses les ordonne et les dirige toutes vers le bien, et que, du même coup, il s'assimile et retient près de lui tous les êtres créés par lui, et se sert des évolutions nécessaires du Destin pour éliminer le mal du domaine où s'exerce sa divine puissance. Aussi, regarde à l'ordre établi par la Providence, et tu verras que ces maux qui te paraissent inonder la terre ne sont absolument rien. Mais je m'aperçois que ton esprit, ac­cablé par la gravité de cette matière et fatigué par la longueur de mes raisonnements, attend avec impatience les distractions de la poésie. Goûte donc à ce doux breuvage; tu y puiseras des forces pour me suivre plus loin.
Veux-tu rendre hommage à la prévoyance Du Dieu dont la foudre ébranle les cieux ? Sans prévention et sans défiance
Vers le firmament dirige tes yeux ss.
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Des globes qu'il lance, il règle la course, Prévient leurs écarts, les tient sous sa loi.
Qu'en ligne directe un moment s'allonge L'orbite arrondi que suivent les corps, Le monde aussitôt, effroyable songe, Croulera dissous, sans nerfs, sans ressorts.
Ce pacte d'amour, cette sympathie Est de l'univers le noeudnœud, le lien;
Le tout ne fait qu'un, et chaque partie Se rattache à Dieu, source de tout bien.
On verrait bientôt périr toute chose, Et la nuit sans fin succéder au jour Si l'Être créé, vers l'unique cause Ne remontait pas guidé par l'amour.
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Dans les plus noirs replis de la terre et de l'oncle Son regard de feu plonge et luit. Avenir et passé 1 présent! triple mystère
Qui pour l'Éternel n'est qu'un jeu Puisque Dieu seul voit tout, dites, fils de la Terre II n'est d'autre Soleil que Dieu'!
Je pris alors la parole : « Me voici, dis je, embarrassé dans une nouvelle difficulté plus ardue que les autres.­ De quoi s'ait-il? demanda-t-elle. Je soupçonne pour­tant la cause de ta perplexité.- Il me semble, repris je, qu'il y a incompatibilité absolue entre la prescience universelle de Dieu et la liberté de l'homme. Car si Dieu prévoit tout et qu'en aucun cas il ne puisse se tromper, il faut nécessairement que les événements dont sa Provi­dence a prévu la réalisation, se réalisent. Donc, s'il prévoit de toute éternité, non seulement les actions des hommes, mais encore leurs desseins et leurs intentions, la liberté n'est qu'un vain mot; car aucune action ne pourra s'exe­cuter, aucune intention ne pourra se former que celles qui auront été pressenties par l'infaillible Providence. En effet, si les événements peuvent avoir un autre cours que celui qui a été prévu, la prescience divine pourra être en défaut; ce ne sera plus dès lors qu'une opinion dénuée de certi­tude; ce qu'à mon avis on ne peut penser de Dieu. Je n'approuve pas, en effet, le raisonnement de certains philosophes' qui croient pouvoir trancher ainsi le noeudnœud de
 
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ce que je dirai sera ou ne serez pas'? En quoi aussi la divine Providence l'emporterait-elle sur la perspi­cacité humaine si, comme les hommes, elle se bornait à porter des jugements incertains sur des événements douteux? Que si, au contraire, Dieu, cette source de toute certitude, ne peut rien admettre que de certain, les événements qu’il a prévus d'une manière infaillible doivent infailliblement arriver. C'est pourquoi la liberté manque absolument aux pensées et aux actions hu­maines, puisque l'intelligence divine, qui est incapable d'erreur et qui prévoit tout, les enchaîne, en quelque sorte, à un résultat donné et nécessaire. Ceci admis, quelle perturbation dans les affaires humaines ! On le voit assez. A quoi bon, en effet, des récompenses et des peines pour les bons et pour les méchants ? Il n'y a ni mérite ni démérite là où il n'y a pas mouvement libre et volontaire dle l'âme. Il faudra considérer comme le comble de l'iniquité ce qui nous paraît pourtant de toute justice, je veux dire la punition des méchants ou la récompense des bons, puisque ce n'est pas leur volonté qui les porte au bien ou au mal, mais qu'ils y sont poussés par la nécessité de ce qui doit être. Il n'y aurait donc plus ni vices ni vertus, mais un mélange confus d'actions indifférentes; et, ce qui surpasse toutes les monstruosités imaginables, si l'ordre établi dans le monde vient uni­quement de la Providence, et si rien n'est laissé à l'ini­tiative humaine, il faudra imputer même nos crimes à l'auteur de toutes les vertus. A quoi bon encore l'espé­rance et la prière ? Pourquoi espérer, pourquoi prier, en effet, si tous les objets de nos voeuxvœux sont soumis à un ordre d'événements irrévocablement fixé? Alors serait supprimé le seul commerce qui existe entre les hommes et Dieu, je veux dire l'espérance et la prière. En effet, c'est en nous humiliant comme il convient, que nous méritons les faveurs inestimables de la bonté
 
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regard éternel et toujours présent se rencontre toujours avec nos actions à venir, et, selon leurs mérites, il dis­tribue des récompenses aux bons et des châtiments aux méchants. Ce n'est pas vainement non plus que nous adressons à Dieu nos espérances et nos prières; car, ve­nant d'un coeurcœur droit, elles ne peuvent être inefficaces. Détournez-vous donc du vice, pratiquez la vertu ; que la droiture de vos espérances élève vos âmes ; que l'hu­milité de vos prières les fasse monter jusqu'à Dieu. A moins que vous ne vouliez vous abuser vous-mêmes, vous devez reconnaître que c'est pour vous une étroite obligation de vivre honnêtement, puisque toutes vos actions s'accomplissent sous les yeux d'un juge à qui rien n'échappe. »
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