« L’Espagne en 1835 » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
ThomasBot (discussion | contributions)
m ThomasV : text
MarcBot (discussion | contributions)
m Bot : Remplacement de texte automatisé (-oeu +œu)
Ligne 25 :
 
Le parti ''exaltado'' était fort échauffé, et l'irritation n'était malheureusement que trop justifiée par l'audace des bandes carlistes dispersées autour de la ville, et par un récent désastre de la milice urbaine envoyée contre elles. Engagé dans les gorges de la Yesa et attiré par l'ennemi dans une embuscade, un détachement de trente urbains avait été pris et massacré de sang-froid, jusqu'au dernier. Un capitaine, surpris isolément, venait encore d'être martyrisé par les ''facciosos''; il était mort au milieu des tourmens. La férocité est le caractère de toute guerre civile, mais en Espagne elle a passé toute borne, non pas seulement d'un côté, mais dans les deux camps. Les vengeances sont implacables; de part et d'autre, on invente des supplices dont les siècles de barbarie ne se
seraient pas avisés; la civilisation ne sert qu'à raffiner la mort. Aujourd'hui même encore, n'apprenons-nous pas que la vieille mère de Cabrera vient d'être fusillée à Saragosse, en expiation des victoires de son fils? Déjà emprisonnées, les trois soeurssœurs du partisan sont menacées du même sort. Quelles affreuses représailles ne préparent pas de pareilles vengeances !
 
Ce Cabrera est un chef carliste dont la bande est, en ce moment, la terreur de l'Aragon; il était alors dans le royaume de Valence, presque à la porte de la ville, dans les environs de Chelva et coupait la route de Cuença. Quilez, un autre chef de guerilla, occupait les frontières du Bas-Aragon et coupait toute communication avec la province de Teruel. Retranché dans les inexpugnables gorges du Maestrazgo, déserts inaccessibles et tourmentés, il était insaisissable, et faisait de là des descentes jusque sur la route de Barcelone. Il avait, quelques jours auparavant, volé les chevaux de la diligence, et la veille brûlé les dépêches du courrier. Les routes du midi, vers Alicante et Murcie, n'étaient guère plus sûres, et sans être entièrement fermées, elles étaient inquiétées par Cuesta et d'autres factieux du même ordre. Ainsi Valence se trouvait bloquée de tous les côtés à la fois, excepté vers la Manche; encore apprit-on un jour que la diligence de Madrid venait d'y être dévalisée. Etait-ce par les voleurs? était-ce par les factieux? c'est ce qu'il fut impossible de savoir. En Espagne la distinction n'est pas toujours facile à établir.
Ligne 47 :
La première prison assiégée fut la Tour du Quarte. On somma le gouverneur d'ouvrir les portes ; elles le furent, et le registre des écrous fut remis aux assiégeans. L'appel nominal commença. Je ne respirais plus; mon sang était glacé; l'heure du massacre approchait. Le prisonnier qu'on amena le premier était un vieillard à cheveux blancs, que la terreur avait jeté presque en démence; il vint l'œil hagard et fixe, la bouche entr'ouverte, les bras raides : tout son corps semblait paralysé. Pendant ce temps, le nom des autres retentissait dans les longs corridors, et roulait d'échos en échos comme une voix du jugement dernier. Vingt-cinq à trente prisonniers furent amenés ainsi l'un après l'autre au pied du terrible aréopage. Ma poitrine se dilata, lorsqu'au lieu de les voir égorger sur place, je les vis pacifiquement conduire au quartier-général de la milice urbaine. Les captifs, et non-seulement ceux-là, mais tous ceux qu'on avait enlevés successivement de la citadelle, de la tour des Serranos et des autres prisons de la ville, furent enfermés dans une chambre commune, sous la garde des urbains. C'est ainsi que se passa la nuit du 5, et ce fut pour moi une heureuse surprise que tant de modération où tant de rigueur était si facile. Il n'y eut pas d'excès privés; à peine parla-t-on de deux ou trois personnes tuées par erreur ou par imprudence.
 
Mon premier soin, le matin, fut d'entrer chez une modiste pour me faire faire une cocarde tricolore. C'est un passeport que j'avais jugé nécessaire à mes excursions de la journée, et l'expérience me démontra l'efficacité de ce talisman magique. Il m'ouvrit tous les rangs, toutes les portes, et m'investit, en ces jours de convulsions et d'orages, d'un caractère inviolable et presque sacré. La ville, du reste, était calme; elle avait à peu près son allure ordinaire; seulement les portes étaient fermées et restèrent ainsi tout le jour. Le gros de la population semblait s'intéresser assez peu à ce qui s'était passé, à ce qui allait se passer encore. L'indifférence me parut régner au coeurcœur du peuple.
 
Le ''Principal'', c'est le nom qu'on donne au quartier-général de la milice urbaine, est situé sur la grande place du marché; cette place était donc devenue le centre de l'''alboroto'', elle était occupée militairement par les urbains; quelques compagnies campaient en d'autres lieux; il pouvait y avoir sous les armes deux mille hommes, et ces deux mille hommes étaient maîtres absolus d'une ville qui ne compte guère moins de cent vingt mille ames. Mais en Espagne, et c'est une remarque que les évènemens m'ont permis de faire bien des fois, les urbains ne savent point user de la victoire; cela vient de ce qu'ils vivent au jour le jour, sans plan fixe, sans système arrêté; cela vient surtout de ce qu'il n'y a pas d'opinion publique; ou du moins s'il en existe une, elle est encore aux langes. Je passai toute cette matinée dans les rangs, allant d'un groupe à l'autre, me mêlant à tous, assistant aux délibérations; et je ne trouvai là ni ordre, ni accord, ni pensée d'avenir. Un uniforme commun rapprochait les corps, pas une idée commune n'unissait les ames; c'était un labyrinthe sans issue et sans fil.
Ligne 94 :
- Voilà donc votre peuple Souverain ! disait-il en ricanant aux urbains qui l'entouraient, et il jetait sur la multitude un regard de mépris. Vous avez beau dire, ajouta-t-il après une pause, vous m'assassinez; vous ne m'avez pas jugé; vous faites comme les sauvages, qui égorgent les prisonniers de guerre. -
 
Cependant le cortége avait dépassé la douane, dont les fenêtres étaient garnies de femmes. Arrivé devant le mur du jardin, il s'arrêta; on fit agenouiller les sept condamnés, le visage tourné vers la muraille, et une compagnie d'artilleurs de la ligne; commandée pour l'exécution, se rangea en bataille à quelques pas. Portambou se retourna pour voir les préparatifs, et les suivit de l'oeil avec sang-froid. Quand il vit les fusils couchés en joue, l'énergique enfant de Sagonte posa une main sur son coeurcœur, éleva l'autre vers le ciel, et cria d'une voix forte :
 
- Vive la Vierge ! vive Charles V !
Ligne 110 :
En ce moment, mon ami l'officier passa près de moi à la tête de sa compagnie; il me salua gracieusement de son épée; il avait l'air d'un triomphateur; il commandait sur le lieu du supplice, et une nouvelle mission allait lui être confiée. C'est lui qui fut chargé d'escorter le reste des prisonniers jusqu'au Grao d'où ils devaient être déportés à Ceuta. Ils partirent deux heures après l'exécution, mais ils ne purent être embarqués que le lendemain.
 
Le fait qui me frappa et me préoccupa le plus fortement durant cette longue journée d'alarmes, ce fut l'indifférence du peuple et son inertie. Tout fut l'oeuvreœuvre de la milice urbaine; or, j'ai dit plus haut ce qu'elle représente; le peuple, le vrai peuple, celui qui soutint si glorieusement la croisade de 1808, n'intervint point dans l'action; excepté à la place de Saint-Dominique, où la solennité du spectacle l'avait attiré, il ne joua pas même le rôle de spectateur; mais il en était de lui comme des images absentes de Brutuset Cassius, il était d'autant plus présent à ma pensée que mes yeux le cherchaient en vain.
 
Sur le soir, quand, lasse et affamée, la milice rentrait déjà dans ses foyers, une troupe d'hommes sans uniforme parut sur la place du marché, et se glissa mystérieusement le long des portiques; des chapeaux à larges bords couvraient la moitié de leur visage, et ils cachaient de longues escopettes sous les couvertures de laines qui leur servaient de manteaux. Ces apparitions suspectes, et il y avait là des physionomies horriblement sinistres, jetèrent la terreur dans le camp. Les urbains restés sous les armes pour veiller à la sûreté des rues prirent peur tout les premiers; ils dispersèrent ces auxiliaires de mauvais augure; et, refoulées violemment dans les ténèbres d'où elles sortaient, ces légions de l'ombre s'évanouirent dans l'espace comme des fantômes.
Ligne 162 :
Le dimanche suivant, 9 août, comme je revenais de Murviédro, où j'avais été saluer les intrépides mânes de ces Sagontins morts sur le bûcher de la liberté, je vis un rassemblement devant l'église de la Vierge-des-Abandonnés, ''la Virgen de los Desamparados'', patrone de Valence; un cadavre sanglant était exposé devant la porte, à côté était un plat d'argent où les fidèles venaient déposer leur obole, afin de faire dire des messes pour l'ame du trépassé. Le pauvre homme venait d'être tué à l'improviste; il avait passé dans l'autre monde sans prêtre, sans confession, et son salut paraissait fort compromis. Je crus reconnaître dans le mort ce boulanger, ancien royaliste qui, le dimanche précédent, avait failli périr au combat de taureaux, sous les coups des urbains. C'était lui en effet, et cette fois la mort ne l'avait pas manqué; un urbain, le rencontrant dans la rue, lui avait ouvert le ventre d'un coup de sabre, puis était allé tranquillement à ses affaires. Le peuple se souciait peu que le défunt eût été constitutionnel ou carliste; il ne s'agissait plus de son corps, mais de son ame; le peuple espagnol prend à cœur la vie éternelle. Les ''quartos'' pleuvaient dans le plat d'argent; la sympathie populaire éclatait en prières, en exclamations de pitié, et je crois que, si le meurtrier eût paru là, la multitude l'aurait lapidé, non point pour avoir retranché la partie temporelle du factieux, mais pour avoir exposé sa partie spirituelle aux flammes du purgatoire, en ne lui donnant pas le temps de se préparer au voyage de l'éternité.
 
La cathédrale touche à la chapelle des ''Desamparados''; la haute tour octogone qui lui sert de clocher étant ouverte, j'y montai. J'avais besoin d'air, de solitude; j'avais besoin de m'arracher à ces scènes de violence. Assez long-temps, passager surpris par la tempête, j'avais été ballotté sur les flots de cette ville orageuse; il me plaisait de gagner un instant le port, de dominer la tourmente et de juger la manoeuvremanœuvre de l'équipage.
 
De la plateforme du clocher on domine toute la ville, toute la campagne, Valence n'a pas l'aspect nu et désolé de ces cités de l'Aragon et des Castilles, qu'on dirait bâties au désert par les génies de la solitude. Mollement assise au sein de sa Huerta riante, elle ressemble plutôt à une ville de Lombardie on de Romagne. C'est la même richesse de verdure, la même végétation forte et puissante, mais aussi, et c'est l'inconvénient des cultures trop soignées, la même monotonie; le doigt de l'homme s'y voit trop, il a trop plié la nature à la règle. La nature est plus séduisante, plus belle dans ses caprices; sa fantasque liberté lui sied mieux, au point de vue pittoresque, que ces attitudes savantes et toujours un peu raides que lui impose la main du maître. Mais à Valence, du moins, l'uniformité du paysage est coupée par la variété des fabriques. Les villages se touchent et sont bien groupés; les couvens et les villas s'élèvent côte à côte et jettent leurs masses blanches au sein de la verdure; d'innombrables clochers, les uns taillés en aiguilles, les autres équarris à angles droits, percent les épais massifs de feuillage qui les environnent, comme des bois sacrés; çà et là quelques palmiers s'épanouissent en éventail. La plaine est fermée, à l'orient, par la mer, et de tous les autres côtés, par une chaîne de collines vertes et gracieuses qui l'enlacent avec amour.
Ligne 168 :
Ramené des champs à la ville, l'œil se perd dans un inextricable dédale de rues étroites, tortueuses, flanquées de maisons de toutes formes, de toutes dimensions, de toutes couleurs, jetées pêle-mêle les unes par-dessus les autres comme des rochers tombés d'une montagne écroulée. Ce que l'on peut compter de monastères et d'églises est incroyable ; tous les saints du calendrier ont leur temple, tous les ordres de la chrétienté leur palais. Il y en a d'humbles, il y en a d'immenses. Chacun est surmonté de son campanile; chaque campanile a plus d'une cloche, et quand toutes ces voix d'airain sont lancées dans l'air, c'est une harmonie à mettre en fuite tous les dieux de l'Olympe espagnol. En cela du moins, l'Espagne n'est pas restée maure, et cet amour des fanfares semble bien plutôt une réaction contre le silence des minarets, contre la voix grave et mélancolique du ''rnouden'' qui appelle les fidèles à la prière. Mais alors les cloches se taisaient, et toutes les voix, tous les bruits de la ville, se confondaient pour moi dans un bourdonnement sourd et vague, pareil aux derniers murmures d'une mer irritée qui s'apaise.
 
A la vue de ces hommes que l'œil nu distinguait à peine, de ces places où le sang avait coulé et coulait encore, je me mis à récapituler les évènemens de cette longue semaine de tumulte et d'angoisses, et je fus pris d'une grande tristesse. Non, ce n'était pas là l'Espagne que j'avais rêvée, l'Espagne de Pélage et du Cid, l'Espagne du ''Romancero''; ce n'était pas davantage l'Espagne de Charles-Quint, ce n'est même plus celle de 1808. Et quant à l’avenir de ce pays déchiré, je venais de passer en revue tous les partis, de sonder tous les rangs; nobles, bourgeois, peuple, j'avais vu se produire, s'entrechoquer, tous les élémens du corps social, et m'efforçant de tirer des augures de tous ces faits, j'arrivais à des conclusions vagues et contradictoires. L'avenir de l'Espagne est un grand mystère; lancée dans une révolution qui a toutes nos sympathies et nos voeuxvœux, puisqu'elle dégage peu à peu le sol des ronces stériles du passé, elle y marche sans enthousiasme; on la dirait esclave d'instincts supérieurs qui la poussent malgré elle à l'accomplissement de ses destinées. Mais ces destinées, quelles sont-elles? Elle les ignore elle-même et va droit devant elle, vivant au jour le jour, sans savoir où elle arrivera.
 
Il ne s'agit pas ici de jeter des phrases sur la réalité : il faut dire ce qui est; et si crue que soit la vérité, il faut que les peuples s'accoutument à l'entendre. Remarquons d'abord que la lutte est mal engagée; au nom de qui l'est-elle? en vertu de quoi ? Au nom d'une reine au maillot, en vertu du testament d'un mauvais prince. Certes, la question ne pouvait être plus mal posée, et il est heureux que l'insurrection de don Carlos soit venue aider la démocratie espagnole à sortir de ce défilé, et à se dégager des ambages dont la royauté l'avait chargée. La robe constitutionnelle dont on l'a lourdement affublée est de fabrique anglaise; elle n'est point un produit du sol. Le peuple ne fait que rire de cette mascarade, et il comprendra toujours mieux une unité, quelle qu'elle soit, que cette nouvelle trinité politique; il n'a pas encore pris de rôle dans la pièce, parce qu'on n'a pas su l'y intéresser, et tant qu'il ne descendra pas enfin de la galerie sur la scène, l'action tournera sur elle-même, et ne fera pas un pas décisif.
Ligne 178 :
Ces vices sont nés d'un état social mauvais; un état social meilleur doit les corriger, et tourner au bénéfice de l'ordre et du droit ces instrumens de désordre et de violence. Mais la part faite au mal, celle du bien est belle encore. Comme toutes les organisations fortes, le peuple espagnol à de grands défauts unit de grandes vertus. Il est brave, patient, fidèle, sobre comme Cincinnatus, doué d'une indomptable ténacité. Sa fierté a passé en proverbe, et sa délicatesse sur le point d'honneur a trouvé un beau mot (''pundonoroso''), qui nous manque, et qui exprime brièvement cette chevaleresque idée. La chevalerie est descendue dans le peuple; elle n'est plus que là. Ne sont-ce pas là les élémens d'une grande nation? Or, ces élémens existant, il n'y a pas à désespérer de la vieille Espagne; il y a pour elle encore, dans l'avenir, des jours de gloire et de puissance.
 
Pour cela, il est nécessaire que l'idée sociale pénètre ces masses inertes et les électrise; ce miracle ne saurait s'accomplir par les moyens dits parlementaires. Il faut aller au coeurcœur du peuple, lui parler un langage qu'il entende. L'agio, grace au ciel, le touche peu; l'argot des banquiers n'a pas cours chez lui. Il faudrait, pour l'émouvoir, pour l'entraîner, une espèce de guerrier sacerdotal, un homme moitié soldat, moitié prêtre, qui le menât à la bataille en lui parlant de Dieu, à la liberté par la gloire. Que cet homme-là se présente, il est le dictateur de l'Espagne; l'Espagne est à lui. Quand le nom de Napoléon eut passé les Pyrénées, les imaginations populaires fermentèrent; le Corse était leur homme. On l'attendait comme le régénérateur, c'était le grand Veltro de Dante, un nouveau rédempteur. Ici Napoléon manqua d'intelligence; il ne comprit pas la nation espagnole; ou s'il la comprit, ce fut trop tard, et quand il n'était plus temps. Du reste, il l'a durement expié, et la France aussi. Mais cette adoration spontanée dont il fut d'abord l'objet est un fait immense, un éclair lumineux qui sillonne les ténèbres encore si épaisses de l'avenir péninsulaire. C'est une leçon donnée par le passé; hommes du présent, méditez-la.
 
La révolution espagnole n'a fait jusqu'ici que tourbillonner aux surfaces, et bâtir sur le sable, parce que jusqu'ici on s'est obstiné à lui refuser sa base naturelle et sa véritable assiette. La démocratie est le port des nations. Quand les dynasties ont fini leur oeuvreœuvre, quand les aristocraties s'éteignent, et que le corps social paraît menacé de dissolution, alors la force de l'état se concentre tout entière au sein du peuple, comme le sang reflue au coeurcœur dans les crises du corps humain; traditions, vertus, honneur, tous les trésors de la pensée nationale, tous les dogmes sacrés du pays se réfugient à la fois dans ce sanctuaire inviolable. Or, l'Espagne en est aujourd'hui à cette époque de décomposition; qu'elle obéisse donc, si elle veut renaître, aux lois providentielles; qu'elle aille puiser la vie où Dieu l'a mise, et retremper sa vieillesse à ces sources viriles; c'est là qu'elle lavera ses souillures; c'est là qu'elle peut retrouver encore la vaillante épée de Rodrigue, et quelques débris peut-être du sceptre de Charles-Quint.
 
 
Ligne 242 :
C'étaient en effet des voleurs et des assassins condamnés aux galères, et qui faisaient leur temps dans ces souterrains qui servent aujourd'hui de bagne. La révélation n'était pas agréable; j'étais peu flatté de me trouver seul dans une pareille compagnie, peu rassuré surtout d'être à la merci de ces malandrins; ils m'auraient dépouillé sur place et même tué, qu'il n'en eût pas été davantage; le mystère du crime eût pu demeurer enseveli dans ces solitudes ténébreuses. Toutefois, si l'idée leur en vint, je ne leur laissai pas le temps de l'exécution, et je battis en retraite, accompagné toujours de mon guide officieux. Il me dit être une ancienne clarinette de la garde royale; arrêté comme carliste, il aurait été, à l'entendre, condamné pour opinion ; mais c'était leur prétention à tous; il n'y en avait pas un qui ne fût une victime des orages civils, un martyr de ses convictions. Comme je sortais de ce repaire, une bande y rentrait sous la garde d'un alguazil, qui avait plus mauvaise façon qu'eux tous; ceux-là, armés de pelles et de pioches, revenaient de travailler aux chemins, - chemins qui, par parenthèse, n'existent pas, car il n'y a pas même de route ouverte entre Tolède et Madrid; la diligence passe à travers champs, et un attelage de douze mules est à peine suffisant pour la tirer, l'hiver, des inextricables boues des jachères. - Quand je fus rendu au grand jour ou plutôt au grand air, car il faisait nuit, un alguazil en haillons, un de ceux-là même qui étaient commis à la garde des forçats, s'approcha de moi et m'offrit ses civilités; je compris qu'il s'agissait de la ''propina'' classique, je lui glissai la ''peseta'' en lui faisant remarquer qu'il était un berger bien peu soigneux et qu'il ne dépendait que de ses brebis de s'échapper du bercail selon leur bon plaisir. - «Cela ne s'est jamais vu sous mon administration, répondit-il d'un air magistral, j'ai l'oeil sur eux. » - Or, il mentait évidemment, car il avait l'oeil sur ma piécette, et la serrant dans sa poche, il eut l'air de la trouver de meilleur aloi que mon observation.
 
Malgré ces périls, et beaucoup d'autres dont les nuits de Tolède sont semées, il vaut la peine de les affronter. Je ne sais rien de plus poétique qu'une promenade nocturne à travers le dédale des rues; il est inutile de dire, car on le devine, que l'innovation des réverbères n'a pas pénétré jusque-là; heureux les carrefours qui ont des madones dans leurs niches, pourvu toutefois que les dévots aient soin d'entretenir d'huile les lampes de leur céleste patrone, et que le ''sereno'' (guet) ne la vole pas pour son usage. Aux lieux où ces trois conditions se trouvent réunies, et là seulement, on peut espérer de voir à se conduire; mais n'y vît-on pas du tout, il faudrait encore tenter l'aventure; une excursion nocturne dans le coeurcœur de Tolède est une excursion en plein moyen-âge, et rien n'est plus propre à initier à la vie intérieure de nos pères; on la comprend là d'intuition; on la respire pour ainsi dire, on s'en pénètre, et pas un livre, pas une chronique n'en sauraient donner une idée aussi complète, un sentiment aussi vif.
 
Ces lourdes portes, si scrupuleusement verrouillées, redoutent encore les surprises violentes et les hostilités audacieuses d'une maison rivale; ces balcons de fer attendent l'échelle de soie qu'y attacha la main blanche des jeunes filles; et là-bas, au bout de cette longue rue tortueuse, ne voyez-vous pas poindre une compagnie d'hommes d'armes qui partent l'armet au front, la lance au poing, pour quelque mystérieuse expédition? Voici, plus près de nous, les familiers du saint-office qui viennent enlever un juif relaps dans cette maison basse et suspecte, et la Sainte-Hermandad, qui épie pour en faire justice quelque insolent chevalier de Saint-Jacques dont les moeursmœurs dissolues et oppressives déshonorent l'ordre et violentent les fidèles sujets du roi.... Chut! la cloche des couvens sonne l'office, la lourde horloge de la cathédrale retentit sourdement sous les pas du temps ; puis tout se tait, et le silence n'est plus troublé que par le dernier soupir d'une guitare dont la voix expire au loin, ou le chant monotone et tendre d'une jeune mère qui endort son nouveau-né. Il y a tout cela dans les nuits de Tolède, et bien d'autres souvenirs, bien d'autres émotions, car ces nuits sont longues; dès que les premières ombres sont descendues sur les places, chacun rentre sous son toit, toutes les portes se ferment, la vie cesse sur tous les points à la fois comme par enchantement, le génie de la solitude s'empare de la cité ténébreuse pour ne lâcher sa proie qu'au matin.
 
Si la nuit a ses prestiges, le jour aussi a les siens; Tolède doit à sa situation une inépuisable richesse de sites et de vues. La montagne escarpée dont elle couvre les flancs et la crête, est séparée par le Tage d'une autre montagne non moins escarpée, mais nue, déserte, abandonnée à la stérilité et tombant à pic dans le fleuve. Un petit ermitage, la ''Virgen del Valle'', est égaré au sommet; mais, bâti au milieu des rochers, il s'en détache à peine, et se confond avec eux : des troupeaux de chèvres sauvages errent à l'entour, et presque aussi sauvage qu'elles, le pâtre, vêtu de peaux, apporte au seuil de la ville les moeursmœurs de la sierra. Ces contrastes sont piquans, mais ce sont les vues surtout qui captivent; quoique borné, le spectacle est varié; les masses, granitiques dont la montagne est formée s'adoucissent au-dessus du pont Saint-Martin, et des villas appelées dans le pays ''cigarrales'' étendent sur la pierre nue et grisâtre de frais tapis de verdure ; c'est le seul point champêtre du paysage, tout le reste est sec et dépouillé ; la ville n'a pas un jardin dans son enceinte, pas un arbre, et la montagne opposée n'en a pas davantage. La variété naît des mouvemens du sol et des anfractuosités du rocher; les perspectives sont courtes, mais frappantes : tantôt l'oeil plonge sur le Tage qui serpente en méandres verdâtres entre les deux collines; tantôt la ville apparaît hérissée de ses innombrables clochers, puis le rideau retombe, et enfermé dans une gorge déserte et muette, on pourrait se croire tout d'un coup transporté dans quelque solitude primitive. Ces brusques alternatives ont un grand charme, elles impriment à ce paysage austère et mélancolique un singulier cachet d'originalité.
 
Si l'on veut prendre la ville pour point de départ, c'est à l'Alcazar qu'il faut monter; bâti au lieu le plus éminent de la cité, il en est le belvéder naturel; l'oeil la saisit de là par toutes ses faces; d'un côté on la domine à vol d'oiseau, de l'autre on la prend en flanc. C'est vue ainsi, de profil, qu'elle est le plus pittoresque, car du même regard on embrasse elle d'abord, puis le fleuve et ses deux ponts, la montagne de la Virgen avec ses roches brisées et bouleversées, comme si la main des fabuleux Titans eût tenté de s'en faire un marchepied vers le ciel. Les ''cigarrales'' couronnent le tableau d'un bandeau d'oliviers.
 
L'Alcazar lui-même est un monument grandiose, quoique à demi ruiné; incendié au siècle dernier par les troupes portugaises, il ne s'est jamais relevé entièrement de ses décombres; l'intérieur est inhabitable, mais la coque extérieure est intacte; c'est un édifice rectiligne d'une simplicité tout-à-fait bramantesque ; la sévère ligne vitruvienne y triomphe dans toute sa majesté. L'escalier est magnifique et la colonnade de la cour digne de lui servir de vestibule; les colonnes sont de granit, taillées d'un seul bloc, et hautes de vingt pieds. Du reste, ce luxe de granit est commun à tous les édifices de Tolède; colonnes ou pilastres, il affecte toutes les formes et orne toutes les cours, celles même des plus humbles maisons. Il règne dans les édifices publics de Tolède une variété de style attachante; passant de l'un à l'autre, on peut faire un cours complet d'architecture; chaque école, chaque siècle a là son modèle, depuis le rococo du XVIIIe siècle et le grec bâtard du XIXe jusqu'au goth pur et au romain, en passant par le vitruvien restauré de l'Alcazar, par la renaissance et le moresque. La renaissance est représentée par un bijou qu'on voudrait mettre sous verre, comme le célèbre Campanile du Giotto; c'est l'Hospice des enfans trouvés, ''Casa de los niños expositos''. La façade est de marbre blanc et d'une grace parfaite, mais l'escalier surtout, quoique mal tenu et mutilé, est un chef-d'oeuvreœuvre d'élégance et de bon goût; le cloître rivalise avec lui de délicatesse et de légèreté. A l'autre extrémité de la ville est un monument non moins précieux à étudier, pour l'histoire de l'art; c'est, l'église de Saint-Jean-des-Rois, ''San-Juan-de-los-Reyes''. Bâtie en ex-voto par le roi Ferdinand et la reine Isabelle, quelque temps avant la conquête de Grenade, c'est-à-dire dans les quinze ou vingt dernières années du XVe siècle, elle marque le point fixe où l'art gothique abdique aux mains de la renaissance; la fusion des deux styles est sensible surtout dans le cloître attenant à l'église; sans être tout-à-fait encore le nouveau mode, ce n'est pourtant déjà plus l'ancien; l'ogive règne bien encore, mais la ligne s'arrondit et aspire au cercle; on assiste à la transformation, on la voit s'opérer insensiblement, et ce passage lent et graduel est plein d'intérêt. Pris en lui-même, le cloître est d'un travail exquis; malheureusement il est à demi ruiné, mais les outrages du temps et le vandalisme des hommes ont respecté des détails dignes d'une éternelle admiration. L'extérieur de l'église offre les mêmes caractères, malgré les honteuses mutilations qu'elle a souffertes, et les additions barbares qu'on lui a imposées. Les chaînes suspendues tout autour sont les fers des captifs chrétiens trouvés lors de la conquête de Grenade dans les prisons de l'Infidèle.
 
L'Infidèle, lui aussi, a laissé sa pensée et son oeuvreœuvre au sein de la cité chrétienne; la Porte du Soleil est là telle qu'il l'a bâtie avec ses arabesques et son arc en trois quarts de cercle; du reste, la courbure sacramentelle de la ligne moresque se retrouve en mille lieux; plus d'un minaret a été transformé en clocher, et la petite église de Saint-Roman n'est elle-même qu'une ancienne mosquée convertie telle quelle en temple chrétien; elle n'a fait que changer de Dieu, elle n'a pas changé de forme. Il n'est pas jusqu'aux Juifs, qui n'aient payé leur tribut à la grande galerie architecturale de Tolède; j'y connais pour ma part deux synagogues christianisées l'une s'appelle aujourd'hui l'église del Transito, l'autre est Santa-Maria-la-Blanca; malgré leur changement de culte, la figure primitive, qui est un carré long, a été conservée intacte, ainsi que les inscriptions hébraïques qui décorent le pourtour intérieur.
 
Quant aux Romains, on voit d'eux, prés du pont d'Alcantara, un débris d'aqueduc où leur grandeur est empreinte, et l'on reconnaît encore, sous les remparts, la place d'un cirque dont l'intolérance du moyen-âge avait fait un bûcher pour les Juifs; de là son nom actuel de ''brasero''. Et, pour ce qui est de l'architecture gothe, - qu'il ne faut pas confondre avec l'architecture gothique, - les traces en sont visibles en plus d'un lieu; cependant elles sont rares, et il faut les chercher. Quelques lourds et courts pilastres, et aussi quelques tombeaux, attestent encore çà et là la force sans grâce qui en était le caractère principal. II est à regretter que la destruction n'ait pas épargné de plus amples monumens de ces premiers jours de la monarchie; ce n'est pas l'époque la moins glorieuse de Tolède, car alors déjà elle était le siége,des rois et la capitale de l'empire. Le premier concile s'y célébra en 589, et il s'en célébra depuis beaucoup d'autres. Concile voulait dire alors ce qu'on a plus tard appelé cortès ou états-généraux; c'étaient des assemblées nationales où l'on traitait les affaires de l'état. Elles ne furent d'abord composées que des prélats et des grands, et ne s'ouvrirent guère pour les communes que vers le treizième siècle. Leurs attributions supposaient la souveraineté, leurs droits en ressortaient directement. On les voit, dès l'origine, élire et déposer les rois, ainsi que cela arriva en 680, alors que Vamba, déclaré par le concile inhabile au trône après un règne glorieux, fut remplacé par Ervige. Les statues de ces vieux rois goths sont dispersées devant l'Alcazar et aux portés de la ville; à la vue de ces marbres muets, je me reportais avec un attrait singulier vers ces premiers jours; je me plaisais à suivre la pensée nationale dans ses premiers efforts; j'aimais à l'entendre bégayer, pour la première fois, ces mots cuivrons de droit, de liberté, et ces tâtonnemens encore si vagues, si confus, de la science politique m'inspiraient un intérêt si profond, une sympathie si vive, que j’en étais surpris moi-même.
Ligne 261 :
Agité de ces regrets et de ces inquiétudes, j'allais de rue en rue sans lire sur le visage d'aucun passant une réponse satisfaisante à mes questions muettes; je ne voyais partout, au contraire, que de nouveaux sujets de doute; rien ne m'annonçait qu'il y eût des ames dans ces corps que je coudoyais. Je me retrouvais devant la cathédrale, j'y entrai. Siège du primat des Espagnes, la basilique tolédane est, pour la Péninsule, ce que Saint-Pierre de Rome, siège du chef suprême de l'église, est pour la chrétienté; mais la similitude est toute morale, l'architecture des deux temples est sans analogie; la cathédrale de Tolède est du plus pur gothique indigène; c'est un édifice majestueux, quoique tout soit disposé pour en détruire l'effet; le premier mal est qu'on n'en peut embrasser l'ensemble d'aucun côté, tant il est profondément encaissé dans le cloaque des rues et serré de près par les maisons voisines; mais ce malheur de position n'est pas le seul qu'on ait à déplorer, on a pris à tâche de gâter le monument lui-même : non content de l'avoir flanqué d'une espèce de coupole lourde et massive qui l'écrase, on a eu la magnifique idée, pour que le bariolage fût plus complet, d'affubler une des entrées latérales d'un portique grec. Autant valait mettre une porte gothique au Parthénon.
 
L'intérieur n'a pas été plus respecté que l'extérieur, et là, le crime est moins pardonnable encore ; comme si ce n'était pas assez d'avoir rapetissé le vase et détruit l'effet grandiose de la nef en plaçant au milieu, selon la mauvaise coutume du clergé espagnol, le choeurchœur et le maître-autel, on a surchargé le maître-autel d'une épouvantable machine, barbare et confus entassement de marbres de toutes couleurs, ''monstrum horrendum, ingens'', conçu dans une nuit de cauchemar et enfanté dans un jour de démence; ce honteux bâtard du XVIIIe siècle qui n'a pas de nom dans la langue du goût, qui n'en saurait avoir, s'appelle là le ''Transparent'', et les desservans du lieu le signalent à l'étranger comme l'inimitable merveille de la basilique. Comment ne serait-ce pas un chef-d'oeuvreœuvre? Il a coûté au chapitre deux cent mille ducats. Toutefois, la nef est imposante encore; sa grandeur et sa majesté triomphent des souillures dont on l'a profanée ; mille beautés de détail rachètent les turpitudes du moderne goût clérical. Le choeurchœur est certainement' l'un des plus beaux de l'Europe; les sculptures en bois dont il est décoré sont d'une délicatesse, d'une pureté, qui ne sauraient être dépassées; elles sont l'ouvrage d'Alonzo Berruguete, un artiste espagnol qui fut élève de Michel-Ange, et qui rapporta dans sa patrie la manière fière et les lignes sévères du maître, avec un génie plus souple et plus sensible à la grace. C'est lui aussi qui a sculpté en bronze la porte des Lions, la plus belle du temple; mais son chef-d'œuvre est ce choeurchœur inimitable; sa puissance se manifeste là dans toute sa force, il passe là avec une admirable facilité du sublime idéal des grands sujets évangéliques au style familier des grotesques, cet élément singulier qui se retrouve dans tous les ouvrages du moyen-âge, même les plus sérieux.
 
Il faudrait tout un volume pour énumérer les trésors ensevelis dans cette immense église; c'est un gouffre insatiable où se sont englouties les richesses de Tolède et non-seulement ses richesses, mais sa puissance, sa gloire et sa virilité. L'autel a tout dévoré; l'archevêque, à lui seul, absorbait, chaque année; un million de piastres (cinq millions de francs), et chacun de ses chanoines jouissait de soixante mille livres de rente. C'était bien certainement le chapitre le plus riche de la chrétienté, et il l'est encore, quoique la marée ait baissé. Plus de la moitié de la ville lui appartient en propriété; sur deux maisons, une est à lui et porte le nom du propriétaire, et ''Cabildo'', tracé en bleu sur une plaque de faïence incrustée au frontispice. Les capitaux morts, enfouis dans r écrin de la Vierge dite du Sagrario, sont inappréciables; sa robe de cérémonie seule vaut des millions; elle est toute brodée en perles fines, - et quelques-unes sont énormes, - sur un tissu d'or; il est vrai qu'elle est de fabrication céleste et que c'est un présent des anges. Un autre joyau d'un prix incalculable est le grand tabernacle gothique destiné à l'exposition de l'hostie à la Fête-Dieu; il est en argent doré et ne pèse pas moins de sept cent quatre-vingt-quinze marcs; l'ostensoir qu'on place dans le tabernacle est d'or massif et pèse cinquante-sept marcs; mais ici, du moins, l'art a sanctifié la matière et l'a surpassée. Henri d'Arfé, illustre ''platero'' (orfèvre) du XVe siècle, est l'auteur de ce chef-d'oeuvreœuvre; c'est beau comme Benvenuto Cellini, quoique antérieur à lui, et plus puissant de composition. J'y ai compté jusqu'à deux cent soixante figures, plus les bas-reliefs; et tout cela est groupé avec un génie merveilleux, tout cela vit sans effort et sans confusion. Il deviendrait trop long d'explorer cette mine inépuisable; il y a là tant d'or, tant d'argent, tant de pierres précieuses, qu'on aurait l'air, en enregistrant toutes ces richesses, de procéder au fantastique inventaire d'un palais des ''Mille et une Nuits''. Le côté faible de la basilique est la peinture; Tolède est, sous ce rapport, bien inférieure à Séville, et son école n'a guère produit que des génies de second et même de troisième ordre. En revanche, sa bibliothèque est riche en manuscrits arabes; mais ce qu'on aura peine à croire, c'est que dans cette Espagne, dont toutes les origines sont maures, il n'y a pas un seul homme en état de les déchiffrer. Quelle incurie et quelle honte!
 
La ville entière s'est absorbée dans sa cathédrale; elle a abdiqué, pour ainsi dire, aux mains de ses prêtres : le premier résultat de cette démission volontaire a été une chute effroyable dans la population; il semble que les sources de la vie se soient tout d'un coup taries dans les flancs de la cité déchue; des cent cinquante mille habitans dont elle se glorifiait aux jours de sa force, à peine lui en reste-t-il aujourd'hui douze. Pour défrayer cette poignée d'ames, elle a vingt-sept paroisses; et avant la suppression des corporations religieuses, elle ne comptait pas moins de trente-huit couvens, quinze d'hommes et vingt-trois de femmes. Tolède est un grand cloître dont la cathédrale est l'église.
 
Les moeursmœurs sacerdotales ont dû s'enraciner dans un sol si bien préparé, et c'est en effet ce qui est arrivé; il n'y a pas en Espagne de ville plus triste, plus morose, plus inhospitalière; le rire en paraît à jamais banni, et l'ennui est le dieu qu'on y sert; on ne se réunit jamais; jamais de bals, jamais de spectacles; à peine se visite-t-on de loin en loin, et toujours selon les formes de la plus rigoureuse étiquette. L'intelligence a sombré comme le reste; Tolède est la ville la plus ignorante peut-être de toute l'Espagne; or, ce n'est pas dire peu. Les brillantes industries dont l'avait dotée le moyen-âge, ont péri dans le commun naufrage; plus de ces étoffes de soie, plus de ces brocards fastueux dont la renommée était si grande en Europe; et quant à la fabrique de ces bonnes lames, avec lesquelles nos romantiques nous égorgent depuis dix ans, ce n'est plus que l'ombre d'une ombre; je parierais qu'il n'en sort pas, compte fait, vingt briquets de fantassin par mois; et certes ce n'est pas faute d'administrateurs, car, selon l'usage de cette oisive Espagne, terre de sinécures, il y a là plus de directeurs, sous-directeurs, inspecteurs, sous-inspecteurs, qu'il n'y a d'ouvriers. Pour un homme qui obéit et qui travaille, il y en a trois qui commandent et qui ne font rien.
 
Mais rentrons dans la cathédrale, car c'est notre centre naturel, et tout Tolède est là. Il faut y aller tous les jours, il faut la voir à toute heure, car; tous les jours et à toutes les heures, elle a des effets nouveaux et imprévus. La matinée appartient aux pompes de la messe; elle s'y célèbre avec un luxe qui sied à la magnificence du lieu ; les robes rouges et blanches des officians tranchent fortement sur les teintes mélancoliques de la nef; la robe noire des chanoines est plus sévère, plus imposante, et à voir leur longue queue traînante, portée par les enfans de choeurchœur, vrais pages de ces gentilshommes de l'autel, on les prendrait bien plutôt pour des princes de la terre, que pour les humbles serviteurs du Christ, le fils du charpentier. Je sais bien que ce sont là des acteurs qui jouent une pièce étudiée sur un théâtre qui leur est familier; mais, quoique la vie ait déserté ces fantômes, quoique le froid de la mort leur ait glacé le cœur, ils ont l'esprit de leur rôle, et en portent le costume avec habitude et une tenue qui n'est pas sans dignité.
 
Le soir, quand les derniers rayons du soleil couchant se jouent à travers les vitraux et les embrasent de leurs splendeurs expirantes, la scène change; c'est l'heure des recueillemens solitaires et des prières voilées; à genoux à l'ombre des autels les plus écartés, quelques femmes, cachées dans leur mantille, viennent, répandre aux pieds du grand consolateur invisible de secrètes douleurs et des larmes mystérieuses. 0 paix d'en haut, descendez dans l'ame des affligés! Cependant la nuit gagne, les ténèbres envahissent le temple, la rêverie devient plus profonde, plus inquiète; l'orgue soupire de vagues et plaintives mélodies, semblables aux échos mystiques des célestes Jérusalems; un homme en manteau traverse la nef d'un pas étouffé; un sacristain vêtu de blanc se perd comme une ombre à travers les piliers; une jeune fille sanglotte au pied d'une niche obscure.
Ligne 301 :
Quand Padilla eut écrit ces deux lettres, il, se prépara à marcher au supplice. Lui et son ami don Juan Bravo, capitaine de Ségovie, furent placés sur deux mules; un héraut les précédait en criant « Voici la justice que la régence fait exécuter au nom du roi contre les gentilshommes traîtres et rebelles.- Tu mens, s'écria Bravo bouillant de colère, ce n'est pas pour avoir été traîtres que nous périssons, c'est pour avoir défendu le bien public et la liberté de la patrie. » - L'alcalde le frappa violemment de sa baguette, et comme Bravo se mettait en défense : - « Ami, lui dit Padilla en le contenant, hier nous avons combattu comme des hommes, mourons aujourd'hui comme des chrétiens. » - Bravo demanda à être exécuté le premier pour ne pas voir la mort du meilleur chevalier des Castilles. Quand vint le tour de Padilla, il confia à un gentilhomme ami qui se trouvait là un reliquaire d'or et un chapelet. – « Remettez-les à ma femme, lui dit-il, et recommandez-lui d'avoir plus de soin de mon ame que je n'ai eu soin de mon corps. » - Ensuite il se mit à genoux et livra sa tête au bourreau en s'écriant : « ''Domine, non secundum peccata nostra facias nobis! ''... » Ainsi périt le dernier Castillan, et le parti à jamais vaincu des communeros expira dans le sang des martyrs. Toutes les libertés espagnoles succombèrent du même coup, et un despotisme de trois siècles s'assit sur leurs ruines comme un génie de malédiction.
 
A quelques mois de là, une femme habillée en paysanne traversait les landes de l'Estramadoure avec un enfant dans ses bras; elle marchait vers la frontière de Portugal; quand elle l'eut atteinte, elle se retourna vers l'Espagne, pressa l'enfant sur son coeurcœur et pleura. Or, cette femme était dopa Maria Pacheco, la veuve de Padilla; elle partait pour l'exil. A la nouvelle du désastre de Villalar et de la fin tragique de son époux, elle avait pris des habits de deuil, et parcourant les rues de Tolède sur une mule caparaçonnée de noir, elle avait présenté au peuple l'orphelin de Padilla en l'appelant à la vengeance et à la liberté. Elle faisait porter devant elle, pour animer la multitude, une bannière où était représenté le supplice des victimes; et, quittant sa maison, elle se retira dans l'Alcazar. Ne songeant plus dès-lors qu'à mettre la ville en état de défense, elle oublia, quoique malade, la faiblesse de son sexe et sa jeunesse pour revêtir les vertus mâles d'un général.
 
Assiégée par le grand-prieur de Saint-Jean, don Antonio de Zuniga, la place était serrée de près; elle fit une résistance héroïque; l'énergie de l'indomptable veuve avait passé dans l'ame des citoyens. Sa présence valait une armée, mais la partie n'était plus égale; toutes les villes de la Communidad étaient réduites à l'obéissance, Tolède n'était plus de force à lutter seule contre la puissance de Charles-Quint. Le grand-prieur recevait chaque jour de nouveaux renforts, tandis que chaque jour diminuaient les ressources des assiégés. La discorde vint les affaiblir encore : l'archevêque se mit à prêcher la résignation lâche et la soumission aux puissances; un parti se rangea autour de lui. Les deux partis en vinrent aux mains, celui de doña Maria fut vaincu; elle-même ne réussit à sortir de la ville qu'à la faveur d'un déguisement; elle passa en Portugal, et se retira avec son fils chez l'évêque de Braga, son parent; l'orphelin y mourut bientôt, et usée avant l'âge, la veuve inconsolable suivit de près dans la tombe le dernier rejeton des Padillas.
Ligne 307 :
Il ne resta rien d'eux dans leur ville natale; l'acharnement du vainqueur poursuivit le couple illustre jusque dans ses amis : tous périrent dans les supplices; sa maison même fut démolie; une inscription ignominieuse, gravée sur ses ruines, les dévoua comme infâmes à l'exécration de la postérité, et l'anathème a pesé trois siècles sur ce sanctuaire auguste, digne de tous respects. C'est d'hier seulement que l'interdit est levé; mais quoique l'infamante inscription ait disparu, les ruines trois fois saintes n'ont point été réhabilitées; elles sont encore aujourd'hui livrées aux profanations d'une foule impie par ignorance; dispersées au bord du Tage, près de la porte Saint-Martin, elles servent de bivouac aux muletiers et d'étable aux bêtes de somme.
 
N'est-il pas temps que le scandale cesse? N'est-il pas temps que Tolède songe enfin à payer à la mémoire de ses deux plus grands citoyens, le tribut d'honneur qui leur est dû? Rappelle donc, marâtre au coeurcœur dur! rappelle dans ton sein ces enfans trop longtemps proscrits; abrite leurs mânes, errans dans un monument digne d'eux, afin que l'avenir du moins les console des outrages du passé, et que l'Espagne entière puisse venir en pèlerinage à leur tombeau. Eh quoi ! saint Laurent et sainte Agathe, tous les martyrs de l'église, auraient des temples, et saint Jean de Padilla, sainte Marie de Pacheco, les martyrs de la liberté, n'en auraient pas ! Ils n'ont pas même une pierre tumulaire ! Que signifient ces exclusions partiales, et pourquoi de si parcimonieuses rémunérations? La faiblesse seule est exclusive ; la force au contraire attire à soi toute grandeur, toute beauté; elle concentre dans son sein puissant, comme en un foyer commun, tous les rayons épars de la vérité. Dieu n'a point parqué la pensée humaine en de si étroites limites; c'est un champ sans bornes, et les travailleurs qui le fécondent de leurs sueurs ou de leur sang, ont tous des droits égaux à la gratitude des hommes, au respect des générations. La justice est impartiale, universelle, comme le Dieu dont elle émane; toute barrière arbitraire tombe devant elle; elle repousse toute distinction jalouse; son sanctuaire est l’asile de l'égalité. Assise sur cette base immuable, éternelle, la religion de l'avenir ouvrira à tous les portes de son panthéon; elle aura des couronnes pour tous les martyres, elle aura des autels pour tous les grands hommes; et quiconque aura vécu, souffert ou péri pour une idée vraie, une sympathie généreuse, celui-là sera réputé saint dans la hiérarchie future.
 
Calmez donc vos légitimes ressentimens et revenez de votre long exil, ombres sacrées des Padillas ! Le jour des réparations approche, et l'heure de votre triomphe déjà commence à sonner. Venez; - jamais peuple eut-il plus besoin que votre ingrate patrie de vos leçons et de vos vertus? - venez à son aide; pardonnez son oubli, ses outrages, tendez-lui une main magnanime; entraînez-la dans les nouvelles voies où l'appelle la Providence, et puisqu'elle hésite encore, forcez-la par l'autorité de vos exemples à l'accomplissement de ses destinées.