« Contes bizarres/Isabelle d’Égypte » : différence entre les versions

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Bella était si effrayée qu'elle pouvait à peine tenir ce que lui donnait la vieille.
 
– Tiens donc, continua la vieille, cela va tomber, et ne pleure pas ; ainsi pense que maintenant tu es notre seul espoir, que c’est toi qui dois nous reconduire, lorsque notre voeuvœu sera accompli ; pense aussi que tu es maintenant maîtresse de tout ce que possédait ton père ; va voir dans sa chambre, dont voici la clé, tu y trouveras bien des choses. Ah ! j’oubliais : lorsqu’il m’a donné la clé, il m’a chargé de te dire de ne plus avoir peur de son chien noir Simson, que l’animal savait déjà qu’il devait t’obéir et ne plus te mordre ; il a dit aussi qu’il ne fallait pas que tu fusses triste ; qu’il avait eu longtemps le mal du pays, et que maintenant il en était guéri, car il est retourné dans sa patrie. Voilà tout ce qu’il a dit. Tu as là un pot de lait que j’ai trait en cachette dans le pâturage. Cela fait partie du repas funèbre. Bonne nuit, mon enfant, bonne nuit !
 
La vieille sortit, et Bella consternée la suivit des yeux comme on regarde une lettre qui vous annoncerait un grand malheur : on la rejette loin de soi, et cependant on voudrait savoir tout ce qu’elle contient. Elle eût volontiers suivi la vieille, mais elle craignait autant qu’elle l’aimait la rude peuplade dont faisait partie Braka.
 
Les bohémiens étaient alors sous le coup de la persécution que les Juifs, chassés de tous côtés, avaient attirée sur eux en empruntant leur nom. Bien souvent leur duc Michel s’en était plaint ; bien souvent il avait employé tous les moyens pour réunir les siens et les ramener dans leur patrie ; car ils avaient accompli leur voeuvœu de marcher aussi longtemps qu’ils trouveraient des chrétiens. Ils revenaient d’Espagne par l’Océan, mais la puissance toujours croissante des Turcs, la persécution, le manque d’argent rendaient leur retour impossible. Déjà le duc avait essayé de les faire vivre de leurs jeux nationaux, – c’est-à-dire porter des tables en équilibre sur les dents, marcher sur les mains, faire des culbutes, et tout ce qu'ils montraient sous le nom de tours de force et d’adresse ; mais, chassés sans cesse d’un pays à l’autre, leurs forces mêmes s’épuisaient, et ils se voyaient réduits, pour soutenir leur pauvre existence, à manger des taupes et des hérissons. Ils comprirent bien qu’ils étaient punis d’avoir repoussé la sainte Mère avec l’enfant Jésus et le vieux Joseph, lorsqu’ils fuyaient en Égypte ; car dans leur grossière indifférence ils avaient pris ces divins personnages pour des Juifs ; or ces derniers, depuis les temps les plus reculés, n’étaient plus revus en Égypte, parce que, dans leur fuite, ils avaient emporté les vases d’or et d’argent qu’on leur avait prêtés. Mais lorsque plus tard, à sa mort, ils reconnurent ce Sauveur, qu’ils avaient méconnu pendant sa vie, une partie du peuple voulut expier cette dureté par un pèlerinage. Ils firent voeuvœu de marcher tant qu’ils trouveraient des chrétiens. Ils passèrent en Europe par l’Asie Mineure, et emportèrent toutes leurs richesses avec eux ; tant qu’elles durèrent, ils furent partout les bienvenus ; mais ensuite... malheur aux pauvres sur la terre étrangère !
 
Après cette digression nécessaire à l’intelligence de ce qui va suivre, revenons à notre histoire.
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Elle se dirigea avec précaution vers le lit du prince ; il dormait si profondément qu’elle put facilement lui ôter ses armes. La vieille les regardait tous deux avec joie. Bella, selon l’usage des bohémiennes, avait une longue chemise de toile bleue, retenue par une boucle d’or : elle s’approchait tout doucement du prince, tendant vers lui ses bras blancs et ronds ; ses cheveux tombaient en mille mèches de jais. Elle le regarda avec des yeux pleins d’amour ; mais bientôt elle n’y tint plus et ses lèvres vinrent s’appuyer sur celles du prince.
 
Jusque-là tout s’était bien passé ; mais le prince, réveillé par ce baiser, les yeux encore pleins des visions du sommeil, sauta du lit avec précipitation, et tout haletant s’enfuit en criant dans la chambre voisine ; son pistolet, son épée, il avait tout oublié : de telles frayeurs se rencontrent souvent dans les coeurscœurs les mieux trempés ; ils ont horreur de ce monde inconnu et effroyable qui échappe à toutes nos recherches.
 
Bella était si étonnée de cette fuite qu’elle tomba presque évanouie dans les bras de la vieille, qui l’emporta aussitôt dans le cabinet. Le prince arriva bientôt avec Cenrio et quelques soldats, qui, à la vérité, auraient mieux aimé rester dehors que d’entrer dans cette chambre. Le prince, plus brave qu’eux tous, s'avança et s’écria :
 
– Malgré les noirs serpents qui couvraient sa tête, je n’ai jamais vu un plus beau visage ; le spectre était très grand, il portait sur la poitrine un point brillant, et... Par la sainte Mère de Dieu, je crois qu’il est encore auprès du lit. Personne ne veut donc entrer ici, je vais y entrer moi-même. Il n’y a plus rien. Où est donc le revenant ? Cenrio, si je savais seulement ce qu’il me voulait ! Pardieu ! je reste ici ! Mes lèvres ne sont pas brûlées, n’est-ce pas ? et cependant, je vous le jure, il m’a donné un baiser qui a fait battre mon coeurcœur de plaisir. Cenrio, je veux rester ici, pour lui demander ce qu’il veut de moi.
 
Cenrio jura qu’après une telle frayeur il ne le laisserait pas exécuter ce projet ; que le prince lui-même ne devait pas se faire prier plus longtemps et donner, en se retirant, une preuve de son bon sens ; qu’il pouvait sans honte quitter cette maison, où les plus braves tremblaient au moindre bruit.
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Jusqu’à ce moment, Bella avait été fort inquiète ; aussi n’était-elle pas fâchée d’avoir encore une semaine devant elle pour se préparer ; le chien ne paraissait pas non plus regretter ce retard, qui lui permettait de finir ses provisions. Bella lui réservait les morceaux les plus délicats, car elle savait qu’il devait être sacrifié pour elle, et souvent, malgré son aversion pour l’animal, il lui venait des larmes aux yeux en le regardant ; mais elle se consolait en se rappelant ce que disait le livre magique : que l’âme du chien fidèle qui perdait la vie dans cette occasion, allait au ciel rejoindre celle de son maître, et Bella était sûre que Simson serait plus heureux avec le duc Michel qu’avec elle.
 
Le deuxième vendredi était enfin arrivé, il commençait à faire froid, et l’eau gelait déjà dans les mares et les étangs ; la vieille avait dit à Bella qu’elle ne viendrait pas la voir de quelques jours, parce que son rhume la retenait à la maison. Tout allait à souhait : les voisins étaient tous à la ville, la nuit était obscure, et le vent balayait sur la terre durcie les premiers flocons de neige. Bella relut encore une fois le livre d’enchantements, son coeurcœur battait violemment.
 
Dans ce moment le chien noir se mit à déchirer la poupée à laquelle Bella avait donné le costume du prince ; cela devait décider du sort de l’entreprise. Elle voulut punir cette insulte faite à son bien-aimé ; détachant la corde tressée de ses cheveux, que jusque-là, pour ne pas éveiller les soupçons de la vieille, elle avait gardée sur sa tête, elle frappa le chien. Celui-ci voulant sortir, se dirigea vers la porte ; elle l’ouvrit, et tous deux se trouvèrent transportés dans le monde mystérieux et bizarre des enchantements : ils suivirent d’abord un chemin qu’ils ne connaissaient pas, en se dirigeant, toutefois, du côté où ils supposaient trouver la montagne où se dressait l’échafaud. Il n’y avait pas un homme sur cette route ; seulement plusieurs chiens vinrent à grand bruit vers la porte du jardin et coururent sur le noir Simson ; mais au moment où ces philistins s’approchaient de lui, il les fixa en leur montrant ses grosses dents, si bien que tous, jusqu’au plus petit, s’enfuirent effrayés, la queue repliée entre les jambes, et se réfugièrent derrière la porte en poussant des cris pitoyables.
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Cette circonstance l’avait sauvée ; cependant elle resta longtemps évanouie, et elle s’éveilla vers cette heure où les amoureux satisfaits quittent leurs maîtresses et vont se reposer de leur bonheur ; un d’eux chantait une chanson sur sa jolie bien-aimée, et sur les mauvaises langues qui troublent les plus paisibles amitiés ; il dormait à moitié et ne fit pas attention à Bella. L’endroit où elle se trouvait lui était inconnu. Elle se leva avec peine, et les premières lueurs du jour lui permirent de voir Simson étendu mort à ses pieds ; elle le reconnut et se rappela tout successivement : au bout de la tresse qu’elle détacha du chien, elle trouva un être de forme humaine semblable à une ébauche animée, mais que n’a pas encore vivifiée la pensée ; quelque chose comme une larve de papillon. C’était la mandragore, et, chose étonnante, Bella avait entièrement oublié le prince, l’unique cause qui l’avait poussée à chercher la mandragore, tandis qu’elle aimait le petit homme avec une tendresse qu’elle n’avait encore ressentie que la nuit où elle avait vu Charles pour la première fois.
 
Une mère qui croit avoir perdu son enfant dans un tremblement de terre ne le revoit pas avec plus de joie et de tendresse que Bella, lorsqu’elle porta la mandragore sur son coeurcœur, en lui ôtant la terre qui couvrait encore ce petit être, et en le débarrassant des pousses qui le gênaient. Du reste il paraissait ne rien sentir ; son haleine sortait irrégulièrement par une ouverture imperceptible qu’il avait à la tête ; lorsque Bella l’avait bercé quelque temps dans ses bras, il portait ses mains à sa poitrine pour indiquer que le mouvement lui plaisait ; et il ne cessait de remuer bras et jambes qu’elle ne l’eût endormi en recommençant ce mouvement.
 
Après cela elle rentra avec lui à la maison. Elle ne fit pas attention aux aboiements des chiens, ni aux marchands disséminés sur la route, qui se rendaient vers la ville pour être les premiers à l’ouverture des portes ; elle ne voyait que le petit monstre qu'elle avait soigneusement enveloppé dans son tablier. Elle arriva enfin dans sa chambre, alluma sa lampe et examina le petit être ; elle regrettait qu’il n’eût pas de bouche pour recevoir ses baisers, pas de nez pour donner un passage régulier à son haleine divine, pas d’yeux qui laissassent voir dans son âme, pas de cheveux pour garantir le frêle siège de ses pensées. Mais cela ne diminuait en rien son amour. Elle prit son livre d’enchantements et chercha le moyen à employer pour développer les forces et compléter la formation de cette carotte garnie de membres et douée de vie ; elle le trouva bientôt.
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Peau-d’Ours accepta tout, et s’en vint à Rome dans le carrosse du pape. Dès le soir, le pape lui montra sa fille Avenir qui était très belle, mais qui avait les cheveux de couleurs différentes ; Peau-d’Ours en tomba aussitôt amoureux. Mais la pauvre fille tremblait en le regardant.
 
Lorsqu’elle fut partie, il appela son génie, qui vint avec une palette et un pinceau, et fit aussitôt le portrait des deux soeurssœurs aînées. Lorsque Peau-d’Ours vit le portrait de Présent, il ne pensa plus à la cadette, et se plaignit amèrement de ne pouvoir la voir. Le génie le consola et lui dit :
 
– Dans six mois, ta fiancée sera entièrement semblable à ce portrait. Ainsi, dans ce portrait, tu as fait ce que demandait le pape, l’image de sa fille telle qu’elle sera dans un certain temps ; dans le portrait de Passé, tu vas voir comment sera Présent d’après ce même espace de temps.
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Le lendemain, le lansquenet montra les portraits au pape, qui l’embrassa et le fiança à sa plus jeune fille. Le lansquenet était si joyeux, qu’il ne s’aperçut pas que sa fiancée pleurait, lorsqu’il partagea l’anneau qui devait les unir, et qu’il lui en mit une moitié au doigt. Après quoi il prit congé du pape, car j’avais oublié de vous dire que le génie le lui avait ainsi ordonné, et retourna en Allemagne pour attendre dans les Grisons la fin de sa septième année. Après cela, il alla aux eaux de Bade, où il resta six mois pour se laver ; on cassa une douzaine de rasoirs avant de pouvoir entamer sa barbe et ses cheveux. Lorsque cette toilette fut finie, il s’acheta les plus riches vêtements, et repartit vers sa bien-aimée.
 
Mais pendant l’intervalle celle-ci avait pris la figure que le génie avait autrefois donnée à Présent ; elle était très belle, mais toujours triste, parce qu’elle avait peur de son fiancé, et qu’elle était constamment raillée par ses soeurssœurs qui n’étaient pas mariées.
 
Un jour un grand bruit de trompettes attira les trois soeurssœurs à la fenêtre ; c’était un beau chevalier étranger qui entrait dans la ville suivi d’une foule de domestiques ; les deux soeurssœurs aînées se le souhaitèrent aussitôt pour époux, et, ô merveille, le chevalier s’arrêta devant la maison, et fit demander la permission de leur rendre visite, ce qu’elles accordèrent avec empressement. Il se donna pour un de leurs parents éloignés qui désirait épouser une d’elles, et voulait leur présenter ses hommages en leur offrant quelques cadeaux.
 
Les deux aînées prirent les présents avec avidité, mais la plus jeune restait silencieuse, et solitaire comme une tourterelle. Les deux soeurssœurs faisaient tous leurs efforts pour plaire au chevalier, mais sans y réussir. Présent était comme autrefois Passé, tandis que Passé avait un visage panaché, semblable à une statue d’albâtre qui serait restée longtemps exposée sous une gouttière ; mais Avenir était resplendissante de beauté, et ses cheveux avaient une couleur charmante et uniforme. Cependant, pour connaître le sentiment de la plus jeune, il se montra très aimable auprès des deux aînées ; mais la cadette restait toujours muette et réservée, taudis que ses soeurssœurs s’enorgueillissaient de l’apparente préférence du chevalier ; il reconnut alors sa fiancée, et lui mit au doigt l’autre moitié de l’anneau. La pauvre fille, tout à l’heure délaissée, était au comble de la joie ; le pape arriva en ce moment, et les bénit. Lorsque les deux époux furent allés se coucher, les deux soeurssœurs aînées furent prises d’un si violent désespoir, que l’une se pendit, et l’autre alla se jeter à l’eau.
 
Dans la nuit le génie, portant le corps des deux soeurssœurs entre ses bras, apparut pour la dernière fois chez le lansquenet, et lui dit :
 
– Tu as rempli tous tes devoirs envers moi ; j’y gagne encore, puisque j’ai ces deux soeurssœurs, et toi tu n’en as qu’une. Adieu, vis heureux et garde bien ton trésor.
 
– Mais, dit Cornélius, pourquoi les deux soeurssœurs furent-elles si furieuses qu’ils aient été se coucher ?
 
– Parce qu’ils allaient se marier, répondit Braka.
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– Notre crime n’est pas encore expié, dit Bella en soupirant.
 
Elle leva les yeux, et vit la lune entourée d’un cercle d'une couleur si étrange, que son coeurcœur battit avec violence et qu’elle se mit à prier et fut quelques minutes sans pouvoir prononcer une parole.
 
– Avec quel bonheur mon père bien-aimé se tournait vers cette colline pour y saisir le premier rayon du soleil levant : et demain je ne la reverrai plus ! Que me veulent donc tous ceux qui m’entourent ? Il faut que je m’en aille loin, aussi loin que mes pieds pourront me soutenir ; le monde n’appartient-il donc pas à tous ?
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Et il se mit à réfléchir à cette possibilité de pouvoir gagner ainsi de l’argent, très reconnaissant du moyen que la mère Nietken venait de lui indiquer.
 
Le lendemain matin tous étaient équipés ; Cornélius, enveloppé dans une robe de chambre, fut porté dans le beau carrosse doré. Madame de Braka lui tenait la tête et mademoiselle de Braka les pieds. Peau-d’Ours était sur le siège. Ils partirent, le coeurcœur serré d’abord par la peur, et ensuite par leurs habits qui, n’étant pas faits à leur taille, les gênaient extrêmement ; cependant ils étaient assez bien assortis ; en revanche, ils coûtaient très cher, ce qui avait fait pousser un soupir au malheureux Peau-d’Ours, qui voyait entamer profondément son trésor.
 
Ils marchaient déjà depuis une demi-heure, lorsque Cornélius poussa un grand éclat de rire.
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On rapporta ces paroles à l’archiduc, et comme il était très bon, il dit au page de faire venir le plaisant à son dîner. Le petit Cornélius, très ému intérieurement, n’entra qu’avec un air plus impudent et plus arrogant chez l’archiduc. Charles était jeune, et sa bonté fit taire l’impression de ridicule produite par l’entrée de ce petit drôle. Charles l’interrogea sur son pays. Le petit répondit en faisant le portrait le plus risible des paysans d’Hadeln, et tout le monde aurait juré qu’il disait la vérité. On lui donna beaucoup de morceaux de sucre pour le récompenser ; cela le mit en train. Il commença par se vanter du duel que, pour défendre l'honneur de sa dame, il avait soutenu contre deux cavaliers étrangers qu’il avait tués, mais dans lequel il avait été blessé à la poitrine ; de sorte qu’il était revenu à demi mort à Gand. Comme quelqu’un lui demandait quel était le médecin qui l’avait soigné, et n’avait pas l’air de croire à ce qu’il affirmait, il ouvrit sa veste et leur montra sa peau rugueuse, sa peau de racine, que chacun prit pour une cicatrice.
 
Après avoir célébré cet exploit, il vanta ses richesses et sa famille. Sa tante Braka était une noble dame, pleine d’expérience, de coeurcœur, de bonté, de tendresse et de grandes manières, comme Gand n’en avait jamais vue. Dans la description qu’il en fit, il mit Bella bien au-dessus d’Hélène ; puis il se mit à raconter une foule d’histoires pour prouver l'innocence de Bella, histoires qui étaient toutes vraies, mais qu’on ne crut pas, parce qu’on ne connaissait pas sa naissance et sa nature extraordinaires. Enfin il donna à entendre qu’il allait l’épouser.
 
L’archiduc en ressentit presque un mouvement de jalousie ; mais comme il savait dissimuler, il essaya en le plaisantant de le décider à paraître une fois en public avec sa fiancée ; il lui indiqua même comme un jour convenable la kermesse de Buick, qui était fréquentée par les Gantois les plus distingués. Cornélius donna dans le piège et choisit pour rendez-vous la maison de la Nietken. Après s’être promis d’être exacts, ils se séparèrent.
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Lorsque l’enthousiasme de Cornélius pour les honneurs dont il avait été l’objet chez l’archiduc fut dissipé en même temps que la fumée du vin qui obscurcissait sa petite tête, il se rappela la conversation qu’il avait eue avec lui ; il se souvint qu’il s’était fait passer pour fiancé, et qu’il devait lui montrer Bella à la kermesse. Il était très satisfait, se frottait les mains, et ne put s’empêcher d’en parler à Peau-d’Ours.
 
Cet incident acheva de faire croire à Cornélius qu’il était amoureux de Bella ; et il prit pour de l’amour la tendresse pour ainsi dire maternelle qu’elle lui avait montrée jusqu’alors ; il était tellement sûr de cet amour, qu’il ne se donna même pas la peine de regarder avec ses yeux scrutateurs quelle était sa pensée. S’il l’eût fait, il aurait vu que ce n’était pas seulement les yeux de Bella qui cherchaient les doux rayons du soleil de mai, et que son coeurcœur commençait aussi à se tourner vers le soleil de l’amour. Il ne connaissait pas cette puissance du printemps qui vient murmurer à chaque fenêtre :
 
– Jeune fille, regarde ; vois celui-là, comme il est beau !
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Braka, très satisfaite intérieurement, crut nécessaire de faire quelques objections. Elle prétendait que la Nietken, les connaissant, pouvait les trahir ; que la chose aurait pu se passer aussi bien à Gand ; que cependant avec de l’argent il serait facile de mettre la vieille dans leurs intérêts.
 
Le voyage fut aussitôt arrêté. Les couturières se mirent à l’oeuvrel’œuvre pour faire des habits de fête, et on fit tant travailler ce pauvre Peau-d’Ours, qu’on prétend que, malgré sa nature d’outre-tombe, il lui arriva de suer à grosses gouttes. Ce pauvre garçon faisait tout ce qu’on aurait pu demander d’un homme vivant, et il mangeait tant que bientôt il reprit une espèce de vie terrestre ; de sorte qu’il se passait parfois en lui une lutte entre son corps vivant et son corps mort, alors toute sa peau tressaillait et lui démangeait. La même dissension se répétait dans son esprit à l’égard de ses maîtres : son corps mort était tout dévoué à Cornélius, tandis que son corps vivant préférait de beaucoup Braka et la belle Bella, et alors il méprisait complètement le petit, selon qu’il était sollicité par l’une ou par l’autre influence. Nous allons voir qu’il penchait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, sans cependant trahir ses préférences.
 
Tout était préparé pour la partie de campagne. Il avait fallu payer une voiture trois fois plus cher que d’habitude, parce que les gens de la ville, qui ne sortaient pas souvent, avaient choisi ce jour pour prendre un peu l’air. Les vieux habits de fête sortaient des armoires où ils étaient relégués depuis l’année dernière, et revenaient à la lumière ; les enfants, levés avant le jour, couraient et criaient dans les maisons. Cependant tout le monde n’ayant pas le moyen de se donner la commodité d’une voiture, les uns prenaient des sentiers à travers champs pour éviter la poussière de la grande route ; d’autres préféraient suivre le chemin pour voir passer les voitures et les riches, bourgeois en grand costume. Mais ce qui piquait surtout la curiosité, c’était la nouvelle que l’archiduc devait honorer de sa présence la kermesse de Buick, où il viendrait avec tous ses pages et une foule de cavaliers, condescendance sans exemple dans l’histoire du pays.
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– Mais comment nos amoureux employaient-ils le temps ?
 
L’archiduc à peine entré dans sa chambre, écouta à toutes les portes et s’assura que les deux femmes étaient dans une chambre contiguë à la sienne. Il demanda à Cenrio un instrument quelconque pour faire un trou ; Cenrio chercha de tous cotés et finit par trouver un foret qu’un tonnelier avait laissé la veille dans la cour où il avait mis un muid en perce. Le prince perça tout doucement la porte, jusqu’à ce qu'il sentît que le foret traversât ; il agrandit encore le trou pour pouvoir regarder plus facilement. Son coeurcœur battait violemment, sans qu’il sût pourquoi ; mais à peine eut-il approché l’oeil de l’ouverture, qu’il recula brusquement ; il avait vu l’image embellie du spectre qui lui était apparu autrefois dans la maison de campagne.
 
– Cenrio, s’écria-t-il, nous sommes entre les mains de puissants génies ; nous croyons nous jouer d’eux, ce sont eux qui se jouent de nous ; je voudrais m’enfuir, mais je ne le peux pas, elle est si belle !
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En effet, Bella était indisposée ; les préparatifs du voyage, une nuit sans sommeil, la chaleur du jour, l’avaient extrêmement fatiguée, et la mère Nietken était venue aussitôt indiquer à Cenrio le plan qu’il proposait au prince.
 
Le prince eut bien vite endossé une robe noire de médecin, avec tout l’attirail du métier ; il entra en tremblant dans la chambre, conduit par la mère Nietken, qui le présenta comme un docteur espagnol. Bella le reconnut au premier regard, et son coeurcœur se partagea entre l’amour et la pudeur. Braka, qui l’avait reconnu aussi, se réjouit fort de la présence du prince : Bella baissa son voile pour cacher son visage, et la vieille passa dans la chambre voisine, après avoir fait une profonde révérence.
 
Les deux amants étaient seuls, tout pouvait s’expliquer et s’éclaircir promptement et facilement ; mais l’archiduc qui n’avait pas l’habitude de parler aussi intimement aux jeunes filles, ne sut dire que :
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Bella ne répondit pas.
 
Le petit, plein de ses idées guerrières, avait oublié sa maladie et ses excès de vin, il parcourait la chambre d’un air important, et mit Braka à la porte lorsqu’elle revint avec son eau chaude. Ainsi sont faits la plupart des petits hommes ; ils ont le coeurcœur si près de la tête, que lorsque le coeurcœur se met à bouillir, il déborde dans le cerveau. Notre petit Cornélius ne pouvait plus se tenir en place ; enfin il se décida à aller faire sa cour au prince, et alla le trouver dans sa chambre, au moment même où il brûlait de jalousie. Aussi à peine eut-il exposé l’objet de sa demande, que l’archiduc l’accabla d’injures, l’appelant petite mandragore, faussaire et sale racine ; Cornéllus, profondément étonné de cet accueil et ne sachant où le prince avait appris tout cela, s’enfuit en lui criant :
 
– Mon gracieux seigneur, qui vous a donc dit tout cela ?
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Cenrio, qui connaissait Cornélius, se chargea du soin de l’amener, lui et sa belle, à la lanterne magique, tandis que le prince déguisé serait caché dans la baraque.
 
Chacun courut à son poste. Cenrio trouva le petit aux courses ; il lui dit à l’oreille de ne pas prendre à coeurcœur la colère du prince, à qui de mauvaises langues avaient méchamment raconté son aventure avec les comédiens ; il lui conseilla de tâcher de détruire cette mauvaise impression, en soutenant au prince qu’il n’y avait pas eu de sa faute, et qu’il avait été dans ce moment-là mordu par un chien enragé. Le petit, tout joyeux, le pria de rester avec lui, et lui présenta sa fiancée. Cenrio lui dit mainte galanterie, et lui conseilla de ne pas se retirer sans entrer auparavant à la lanterne magique, où l’on voyait en petit toutes les villes et tous les peuples du monde.
 
Ils entrèrent ; Bella regarda la première, malgré la mauvaise humeur du petit, qui se trouvait assez vexé d’être obligé à cette politesse ; elle était émerveillée de toutes ces magnificences, et aurait volontiers fait recommencer toute la série des points de vue, si le petit, impatient de regarder à son tour, ne l’avait détachée de la lorgnette. Ce qu’il voyait le mettait tout hors de lui ; chaque ville qu’on lui montrait, il croyait en être le prince ; s’il voyait des soldats étrangers, il se regardait lui-même pour voir s’il avait aussi bonne tournure qu’eux. Pendant ce temps, l’archiduc s’entretenait à voix basse avec. Bella. Il lui reprocha la honteuse fausseté avec laquelle elle avait exploité son amour, dans le but d’obtenir une place de capitaine pour son fiancé. Bella fondit on larmes, et lui jura qu’il en était tout autrement ; que son amour pour lui n’était pas une feinte, et que son plus grand, son plus noble désir était d’avoir de lui un enfant qui donnât à son peuple la gloire et la liberté. Cette franchise mit le prince dans un certain embarras (il était profondément et complètement innocent, mais innocent par vanité) ; il lui jura enfin qu’il ferait tout son possible pour satisfaire ce désir, qui n’allait pas contre ses obligations politiques. Après cette assurance, il l’emmena sans que le petit se fût aperçu de ce qui s'était passé, et Braka donna le signal de se retirer.
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– Chère enfant, la rigueur de mes parents me rend bien misérable ; ma folle passion pour les chevaux m’a gravement endetté, et mes précepteurs n’osent plus me laisser d’argent que ce dont j’ai exactement besoin ; mais pour toi j’en trouverai bien, dussé-je mettre en gage ma royauté à venir.
 
Bella le baisa sur les yeux, et lui dit qu’elle ne lui demandait cela que pour obéir à sa tante, qui s'inquiétait beaucoup de son avenir ; mais que, dans son coeurcœur, elle détestait la manière de vivre qu’on lui faisait suivre à Gand, et qu’elle était lasse de passer toutes les heures de sa journée à des occupations fastidieuses.
 
– Qu’ai-je besoin de parler latin et espagnol ? À quoi me servira-t-il d'apprendre : amo - j'aime, amas - tu aimes ? Que je sache seulement dire que je t’aime, et que tu m’aimes !
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Au même moment le prince entendit tousser Adrien ; il poussa aussitôt Bella dans la chambre voisine, où l’on avait précédemment déposé le petit, et courut au-devant d'Adrien pour essayer de le détourner de ce caprice. Mais ce dernier était tout hors de lui ; il jurait que cette nuit devait donner naissance à un enfant de Mars et de Vénus, et qu’il voulait retourner à ses livres pour vérifier ses observations ; et, supposant que le prince y prenait grand intérêt, il n’écoutait même pas ses objections. Adrien était un véritable et complet précepteur qui nourrissait son élève de ses propres idées.
 
Le prince se soumit à sa volonté, et alla aussitôt s’habiller pour retourner à Gand avec lui. Il aurait bien voulu dire encore une fois adieu à sa chère Bella, qui était dans la chambre voisine, mais il craignait de découvrir leur amour à ses parents, car il n’avait plus pensé à ce qui avait pu arriver à la seconde Bella, ni au départ de ses voisins. Du reste, il ne faisait plus attention à rien ; aujourd’hui que son coeurcœur battait des premières joies de l’amour, le monde ne l’occupait plus ; il ne pensait ni à ses chevaux, ni à ses chiens de chasse ; pour la première fois il sentit dans son coeurcœur résonner cette sensible corde dont plus tard, au camp devant Ratisbonne, une belle joueuse de harpe lui rappela les accords, alors que la maladie et les douloureux souvenirs de son premier amour l’avaient presque entièrement séparé du monde. peut-être ne serait-il pas devenu ce prince insatiable, se jetant sur tout et cherchant à s’emparer de tout, si le sort ne l'avait pas arraché à cette liaison qui aurait pu faire le bonheur de toute sa vie.
 
Le bruit occasionné par le départ du prince s'était apaisé. Bella, la tête appuyée contre les vitres, vit le bateau se mettre en mouvement : les voiles se tendirent, les rames frappèrent l'eau.
 
– Ah ! pensait-elle, ces voiles qui nous séparent l'un de l’autre ont une force cachée qui rapproche nos coeurscœurs à mesure qu’elles s’éloignent.
 
Après être restée quelque temps absorbée par ses pensées, elle ouvrit doucement la porte de la chambre où elle devait coucher avec Braka ; mais elle fut assez étonnée de trouver les fenêtres ouvertes, les lits intacts et les malles absentes. Elle s’approcha du lit de la vieille et l’appela tout bas, puis plus haut, mais rien ne bougea, et elle vit à la faveur de la lune qu'il ne restait aucune trace de leur présence, excepté une cuvette pleine d’eau sale, et une serviette mouillée étendue sur une chaise.
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Après cette chanson, Bella fit semblant de redoubler de prévenances pour les deux seigneurs ; elle alla voir les musiciens, et leur dit qu’elle voulait chanter avec eux, mais qu’il fallait lui prêter un de leur costume et un masque. La mère Nietken était ravie de la voir accepter son sort aussi gaiement.
 
– Danse plutôt, mon coeurcœur, et fais voler tes jupes jusque par-dessus ta tête ; je m’en vais servir à ces Messieurs un verre de malaga.
 
Pendant ce temps, Bella prit à part une musicienne, et lui offrit le précieux collier que Cornélius avait trouvé dans ses bottes, si elle voulait protéger sa fuite en lui prêtant son costume et en restant à sa place. Cette femme accepta très volontiers, bien sûre de se tirer d’affaire avec ses six camarades, aussi habitués à se battre que les autres hommes à se peigner, et trouvant un bon bénéfice à échanger à ce prix quelques vieux haillons.
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Braka, Cornélius et sa compagne Bella Golem, sortirent de leur chambre pour voir la nouvelle arrivée. Comment peindre leur étonnement réciproque ? Braka ne savait quelle contenance faire ; Bella Golem ne paraissait nullement émue, comme si elle était trop sûre de son affaire pour concevoir des doutes sur sa propre personne. Bella pleurait ; abattue par la fatigue et la faim, elle avait à peine la force de les regarder. Cornélius, qui se voyait tout d’un coup en possession de deux femmes, et qui ne pouvait savoir comment cela se faisait, n’en ayant réellement pris qu’une, sautait comme un pétard (terme d'artificier), courait, leur disait des injures, sans savoir au juste ce qu’il faisait. La servante et Braka, les premières, hasardèrent que la dernière arrivée pouvait bien être la vraie ; mais Cornélius leur soutint le contraire, parce que Golem, bien habillée, lui plaisait plus que Bella vêtue des haillons d’une chanteuse ambulante.
 
La pauvre Bella demanda quelques aliments et l’abri pour la nuit, car elle tombait de fatigue, promettant de s’en aller le lendemain matin si on ne pouvait la souffrir dans cette maison ; mais Golem s’y opposa. On sait en effet qu'elle n’avait pris dans le miroir que quelques-unes des pensées de Bella, et c’était ce qui lui donnait une apparence d’éducation ; mais elle avait conservé un coeurcœur de juive, et dans la crainte que l'étrangère n'occasionnât quelque dépense, et surtout ne la supplantât, elle s'écria :
 
– Si cette fille ne quitte pas de suite et volontairement la maison, si elle continue à vouloir profiter de cette ressemblance pour m'enlever l'amour de mon mari, je lui déchirerai ce visage imposteur de mes propres ongles. Et toi, s'écria-t-elle en se tournant d'un air menaçant vers Cornélius, pourquoi restes-tu là et ne lui as-tu pas déjà rompu l'échine ? Cela révèle ta fausseté, tu as déjà eu des rapports avec cette femme ; je vais vous casser la tête à tous deux, et vous vous embrasserez ensuite tant que vous voudrez, misérables adultères !
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Je sais un orateur qui s'animait toujours d'une manière extraordinaire, et qui perdit complètement cette propriété un jour que ses auditeurs, voulant faire une expérience sur lui, lui versèrent un seau d'eau froide au moment où il était au paroxysme de son animation.
 
Bella était maintenant décidée à chercher un refuge chez l'archiduc. Elle se rendit à son palais qu'elle connaissait, et qu'on voyait de loin s'élever au-dessus des autres maisons. Son coeurcœur battait violemment, ses jambes se dérobaient sous elle, sa langue refusait presque de la servir ; enfin elle parvint à expliquer au portier qu'elle avait absolument besoin de parler à l'archiduc.
 
Le portier était un vieillard tout dévoué à Adrien, lequel, par raison hygiénique, faisait surveiller très soigneusement l'innocence de son élève. Le vieux portier fit entrer Bella dans une antichambre, et alla avertir Adrien qu’il y avait là une fille suspecte qui demandait à parler à l’archiduc. Adrien venait de se mettre à table, devant un bon poulet rôti, dans son cabinet de travail, où il avait l’habitude de souper seul. Il ordonna d’assez mauvaise humeur de faire entrer cette fille. On introduisit Bella. Comme elle craignait que le prince ne fût pas de retour, la vue d’Adrien la tranquillisa. Celui-ci la regarda, et se contenta de dire :
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Le tour était fait, et Adrien avait pris un mannequin rembourré pour le véritable archiduc, Car tandis que la vraie et vivante Bella était chez lui, Charles cherchait en vain chez Golem, cette poupée sans vie, le bonheur qu’il avait goûté si pur avec Bella.
 
Le matin, le prince, par l’entremise de Cenrio, était convenu avec Bella Golem, qui au lieu du coeurcœur plein d’amour de la vraie Bella, n’avait qu’un vil coeurcœur de juive, de venir la voir dans la nuit, après qu’elle aurait donné à son petit homme-racine une boisson soporifique qu’il lui ferait remettre. Braka qui était dans le secret, devait remplacer Bella dans le lit conjugal, car le petit était si jaloux que, même en dormant, il tenait toujours sa femme par un doigt qu'il étreignait et qu’il baisait de temps en temps : c’était sa seule manière de la caresser.
 
Cornélius, toujours préoccupé de la seconde Bella, venait de s’endormir, lorsque le prince entra dans la maison, après avoir attendu quelque temps que Bella Golem se fût débarrassée de son mari. Il était extrêmement curieux de savoir comment elle se trouvait la femme de Cornélius, et ce qui était arrivé au Golem qu’il avait fait faire par le juif, pour tromper son mari.
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L’archiduc ne lui demanda pas d’autre explication. Le malheureux avait joué avec les enchantements pour arriver à son but, et maintenant il en était la victime. Dans l’amour tout est si noble, qu’une fourberie est comme une perle fausse enchâssée dans une riche monture, et qui éveille la défiance ; le prince n’avait-il pas trompé Bella en cherchant à la mettre en son pouvoir par des moyens surnaturels ?
 
Lorsque le lendemain matin au lever du soleil, et à l’heure où les corneilles, le seul oiseau des grandes villes, commençaient à crier, Cenrio vint le réveiller. Le prince sentit qu’il y avait eu quelque chose d’incomplet dans son bonheur : son coeurcœur était triste et serré, il n’était pas heureux comme lorsqu’à Buick il prenait congé de Bella ; il lui semblait que ce n’était plus le même être qui avait dormi à côté de lui ; s’il n’était pas parti si tôt il aurait peut-être découvert sur son front le mot qui la faisait vivre. En retournant au palais il maudit cette nuit, et jura de ne plus retourner à ce rendez-vous. Rentré chez lui, Cenrio lui raconta le danger qu'il avait couru, et comment il avait manqué d’être découvert par le vieil Adrien.
 
Pendant ce temps Adrien était dans une grande perplexité. Après avoir quitté le prince empaillé, il avait fait de grands projets, qui revenaient tous à favoriser la passion du prince. Il cherchait à s’excuser à ses propres yeux de garder Bella. À cette heure avancée de la nuit, il n’aurait pu sans scandale faire sortir une jeune fille de chez lui. Il avait bien fallu être indulgent et donner son lit à la pauvre Bella accablée de fatigue : il s’étendrait lui-même sur un canapé loin d'elle, pour éviter toute tentation. Son embarras redoubla lorsqu’il voulut prendre un verre que Bella avait placé tout près de son lit ; c’était le seul qu’il y eût dans sa chambre, et il avait extrêmement soif ; il se leva enfin et alla le chercher. Bella, dont le sommeil était très agité, s’éveilla à moitié et la regarda.
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L’archiduc n’était pas moins inquiet ; car au milieu de son bonheur, il lui semblait que la Bella qu’il avait rêvée n’était pas celle qu’il venait de voir.
 
– C'est certainement celle que j’aime qui est perdue, disait-il, celle qui, au seuil de ma vie, m’est apparue comme une aurore passagère, au milieu d’un nuage divin ; ce que j’ai pressé dans mes bras, ce n’est que son imitation terrestre, qui satisfaisait avec moi ses appétits grossiers, et dont mon coeurcœur a maintenant horreur. Que je devienne un pauvre pèlerin, que je parcoure la terre en redisant mon malheur à tous les vents, et en cherchant partout celle à qui j’appartiens pour toujours ; et si je ne la trouve pas, que je me réfugie dans la solitude et la paix d’un monastère : Cenrio, voilà ce que je désire ; et si je n'y arrive pas, je refuserai de remplir les espérances que le monde attend de moi.
 
Cenrio laissant le prince à ses réflexions, lui promit d’aller à Buick, et de faire toutes les recherches possibles pour déchiffrer l'énigme.
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Le petit était au comble de la joie de voir son désir satisfait. Aussi se trouvait-il très fier de recevoir chez lui l'archiduc, qui lui demanda des nouvelles de sa jeune femme, et manifesta le désir de la connaître.
 
Ce jour même une fête devait avoir lieu dans la maison de Cornélius. Malgré une nuit de désappointement, malgré ses préventions, l’archiduc sentait une force magique qui se moquait de son amour pour la vraie Bella, et qui lui inspirait un désir invincible de revoir Golem. Ce sentiment, auquel il ne peinait, résister, n’était pas d’accord avec ce qu’il avait au fond du coeurcœur ; l'un de ces sentiments exigeait quelque chose de possible et de positif, tandis que l’autre se perdait dans d’interminables rêveries.
 
Dès le matin Bella avait pris tristement le chemin de la maison de campagne, où elle comptait se glisser sans être vue, et par des détours connus d'elle seule.
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Bella s’empressa d'obéir ; elle alluma une torche et marcha devant lui. L’archiduc était fort agité ; un ami intime était arrivé d’Espagne, avec la nouvelle certaine que son grand-père ne pouvait plus lutter que quelques jours contre la maladie qui le minait depuis longtemps ; en vain fuyait-il la mort et allait-il d’une ville à l’autre, comme un malade qui veut changer de lit à chaque instant. Carvajal, Zapara et Vargas, ses médecins, lui avaient annoncé l’approche de ses derniers moments ; et voulant réparer ses torts envers Charles, il avait nommé régent le cardinal Unnenetz au lieu de Ferdinand, et laissait sans contestations à Charles sa succession légitime.
 
L’attrait magnétique d’une royauté prochaine agitait le coeurcœur ambitieux de Charles, semblable à l'aiguille aimantée qui se meut pour tourner vers l’étoile polaire. Il était si absorbé qu’il ne jeta pas un regard à Bella ; il marcha sans faire attention, en suivant la lumière de la torche, et une fois arrivé il ordonna à Bella d’attendre sa sortie à la porte.
 
La pauvre Bella ! En éteignant sa torche elle ressemblait à un bon génie qui désespère de sauver celui qui est lui confié. L’air et le ton altier du prince lui avaient ôté tout le courage dont elle avait besoin pour lui parler ; elle le regardait comme perdu à son amour. Elle se tenait tristement appuyée contre le mur, lorsqu’un bruit de musique vint la tirer de sa douloureuse rêverie. Elle n’entendait pas les paroles des musiciens qui demandaient l’aumône devant la maison de Cornélius, splendidement illuminée ; ces musiciens lui rappelèrent aussitôt la manière dont elle s’était sauvée des mains des vieillards, ainsi que les émotions auxquelles elle avait été alors en proie. Elle craignait de les voir approcher ; elle ne savait pas ce qu’elle aurait perdu en se retirant !
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– Sainte Mère, s’écria-t-elle, nous pardonnes-tu notre crime ? nous recueilles-tu, après que nous t’avons chassée ?
 
Il lui sembla qu’alors la sainte Mère la regardait avec amitié, et son coeurcœur s’oublia si bien dans cette contemplation qu’elle remarqua à peine la foule des invités qui, vers minuit, sortirent de la maison de Cornélius.
 
Deux pages de l’archiduc se racontaient qu’ils avalent pris le petit Cornélius endormi avec de l’opium, et l’avaient caché sous le poêle, où ils l’avaient suspendu en l’attachant par les quatre membres aux pieds du meuble ; et qu’il était très fâcheux qu’on ne fit pas encore de feu, car il aurait poussé de jolis cris en se sentant cuire. Ils passèrent sans apercevoir Bella, qui ne fit pas non plus attention à eux ; et lorsque le cierge du pauvre écolier fut éteint, elle se sentit transportée, les yeux ouverts, dans un autre monde. Elle se vit tenant sur son sein un enfant, ressemblant à l’archiduc, et que des peuples nombreux venaient saluer de tous côtés.
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Après être convenus de leur plan, ils rentrèrent au château par une porte dérobée. L’archiduc offrit à Bella de quoi se rafraîchir, et la fit reposer sur son lit. Puis il la quitta, bien à regret, pour entendre pour la première fois discuter le sort de l’univers. Le conseil se composait d’Adrien, de Chièvres, de Guillaume de Croï, son neveu, et de Sauvage.
 
Lorsque l'archiduc entra, il remarqua, non sans vanité, la manière inusitée dont on le salua. Chacun calculait intérieurement ce que pouvait lui rapporter ce changement. Pour eux, Ferdinand son grand-père n’était plus malade, il était mort, enterré et oublié. Tous s’efforçaient de l’emporter sur les Espagnols dans le coeurcœur du jeune archiduc qui avait une aveugle confiance en leur dévouement, et cherchaient à faire triompher leurs intérêts et leur ambition, bien plutôt que l’honneur et la gloire de leur roi.
 
On croyait le conseil fini, lorsque Charles annonça que, maintenant qu’il était son propre maître, il voulait ouvrir une enquête sur la conduite de son précepteur Adrien, principalement pour s’assurer s’il avait rempli exactement ses voeuxvœux de chasteté. Tous parurent étonnés, et Adrien, qui n’avait jamais entendu le prince parler sur ce ton et se croyait sûr de son innocence, perdit son sang-froid, et offrit de se soumettre au tribunal le plus sévère.
 
– Nous ne voulons pas juger, dit Charles, mais seulement donner des preuves ; et voici qui va vous montrer sa ruse cléricale !
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L’archiduc fit un beau songe. Il crut voir les grands d’Espagne, qui ne se découvraient devant personne, pas même devant le roi, prosternés à ses pieds, et liés par les chaînes d’or découvertes par le petit. Il lui sembla qu’avec cette chaîne il pouvait se procurer des milliers de soldats, et que, partout où il se présenterait avec ces soldats on lui rendrait hommage.
 
Pendant ce temps, Cornélius, son voisin, trop agité pour dormir, se sentait toujours attiré par le morceau d’argile qui était maintenant le seul trésor de son coeurcœur ; l’excitation causée par son bonheur récent lui fit réussir son image ; la terre se pétrissait sons ses doigts pour former une ressemblance tellement frappante, qu’il préféra bientôt la femme qu’il venait de composer à celle qu’il avait perdue.
 
De son côté Bella reposait tranquillement, lorsque sur les minuit un bruit de voix assez extraordinaire se fit entendre à la fenêtre. Elle reconnut bientôt la langue de son peuple dont les principaux chefs, ayant appris que l’archiduc leur avait donné la liberté de se montrer dans les Pays-Bas, étaient accourus auprès de leur princesse qui venait d’être reconnue, et s’empressaient, par une sérénade, de lui donner l’assurance de leur fidélité et de leur amour à toute épreuve.
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C’était justement le jour où était venue au monde la mandragore qui avait été le tourment de toute sa vie. Il naissait pour le ciel le même jour qu’il était né pour la terre.
 
Son voeuvœu le plus ardent fut exaucé, et sa discipline sanglante, qu’on a gardée comme une relique, témoigne combien il lui fut difficile de se détacher de cette pensée d’amour qui l’avait occupé toute sa vie.
 
Et nous, dont les aïeux ont tant souffert de son système politique, de l’avarice que lui inspirait la mandragore, des divisions excitées par lui en Allemagne, alors sans unité et sans patriotisme ; malgré tout cela, nous nous sentons désarmés au récit des souffrances que lui a coûtées ce premier amour : cette expiation nous réconcilie avec sa vie, et nous trouvons qu’il aurait fallu être un saint pour mieux faire.
 
Il fallait qu’il se sentit bien préparé à être jugé, lorsque, voulant éprouver si son coeurcœur était prêt pour le grand voyage, toujours effrayant, même pour un vieillard qui a vécu longtemps, il se fit construire sur ses propres plans un magnifique tombeau dans l’église du couvent, en haut d’une galerie, ornée des statues de ses prédécesseurs, et où devait être placé son cercueil. Il se sentait bien préparé lorsqu’il se fit mettre vivant dans ce cercueil, au milieu des glas, des chants funèbres, et entouré de la flamme lugubre des cierges ; il se fit porter dans son tombeau, et là, à travers le toit de l’église, il aperçut Bella qui venait au-devant de lui dans les champs des pensées éternelles, où les erreurs des hommes les quittent et tombent en poussière avec leur enveloppe terrestre.
 
Il alla vers elle sur un signe de sa main, et se trouva bientôt au milieu d’une clarté lumineuse où Isabelle lui montrait le chemin du ciel ; il demanda aux assistants si le jour était déjà levé ; l’archevêque qui le veillait répondit qu’il faisait nuit ; quelques instants après il recommanda son âme à Dieu et mourut.
 
Demandons à notre coeurcœur comment nous voudrions mourir ? N’est-ce pas comme Charles, la femme aimée de notre jeunesse se plaçant comme un ange entre nous et le soleil, pour nous garantir de son éclat trop éblouissant. Ces funérailles de Charles, ne les considérons pas, du reste, comme un drame lugubre. Cette pensée, réalisée par le maître du monde entier, travaille souvent les coeurscœurs qui ont mené une vie agitée ; et s’ils ne peuvent pas tous faire comme Charles-Quint, ils aiment au moins à régler leurs propres funérailles.
 
Notre vain siècle néglige les cérémonies funèbres ; chez nos pieux aïeux on donnait souvent parmi les cadeaux de noces un linceul à la fiancée ; qui oserait traiter cela d’étrangeté ? C’était une marque de cette unité de pensées qui se reproduit à nos yeux dans toute leur histoire, et surtout dans les monuments de leur haute piété que nous ont conservés les vieilles églises allemandes. Quelle unité, quelle entente de toutes les proportions ! Tout a de profonds fondements dans la terre, et tout s’élève vers le ciel avec noblesse et beauté. L’église se dresse vers le ciel, les fleurs et les feuilles de sculptures semblent se joindre pour prier ; tout se tourne vers la croix qui marque l’extrémité de l’édifice, représentant le sceau de la vie divine chez l’homme. Elle seule brille des couleurs de l’or, et aucun ornement dans l’oeuvrel’œuvre de l’architecte n’ose s’enrichir de l’éclat de ce métal.
 
Ce ne sont pas seulement les funérailles, c’est aussi la vie de Charles-Quint que la postérité a jugée longuement et sévèrement, quoique les contemporains seuls puissent bien apprécier un conquérant à la fin de sa carrière ; mais les tribunaux des morts qui étaient une des grandes institutions de l'Égypte ancienne, ne se retrouvent malheureusement plus dans notre Europe. Nous les voyons encore chez les Abyssiniens ; là encore, les descendants d’isabelle sont placés le lendemain de leur mort sur un trône devant l’entrée de la pyramide qui leur servira de sépulcre, et chacun doit dire son opinion sur le défunt. Bella avait aussi passé devant ce tribunal ; et maintenant encore les Abyssiniens conservent la mémoire de ce jugement qui leur sert souvent de conduite dans leur vie. Ils montrent encore sa statue, près des sources du Nil. Elle est représentée les tenant toutes réunies en un crible, sans doute pour indiquer qu’elle a pu réunir les troupes éparses des Abyssiniens ou Bohémiens, mais qu’elle n’a jamais pu parvenir à empêcher leurs dissensions intestines. Nous devons ces renseignements au célèbre voyageur Taurinius, dont nous allons rapporter les propres paroles :
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« Isabelle, la célèbre reine, manda son fils Selrahc qu’elle avait eu de Charles, selon la prédiction Adrien, son capitaine Sleipner qu’elle avait trouvé simple écolier à Gand, ainsi que tous les seigneurs et chefs du peuple à l’entrée de la grande pyramide, près des sources du Nil, où elle s’était fait faire un tombeau.
 
« C’était le 20 août 1558, le jour même où son bien-aimé Charles assistait vivant, les yeux ouverts, à ses propres funérailles. Elle déclara en prenant congé de tous, en montrant le ciel à l’inconsolable Sleipner, et en pressant son fils sur son coeurcœur, elle déclara qu’elle se sentait trop malade et trop infirme, pour conserver plus longtemps le pouvoir, et que, maintenant qu’elle cessait de régner et qu’elle allait en même temps quitter le monde, son plus vif désir, sa dernière prière était qu’on n’attendit pas qu’elle fût réellement morte pour la soumettre à la sainte et ancienne coutume du jugement des morts, mais que, pendant qu’elle serait étendue dans son cercueil, elle désirait que chacun vint donner son avis sur elle et sur sa conduite, en jurant de dire la vérité. Ni les supplications, ni les pleurs ne purent la détourner de cette résolution ; alors on prêta serment.
 
« La reine, au milieu des gémissements de tout son peuple, s’étendit dans sa bière, et chacun selon son rang, comme c’était la coutume, passa devant elle, et fit insérer au livre royal son opinion bien méditée et rédigée d’une manière intelligible. »