« Historiens espagnols - Mendoza - Moncada - Melo » : différence entre les versions

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La littérature espagnole est encore, à proprement parler, peu connue en France. L'immortel Don Quichotte et quelques comédies, voilà à peu près tout ce qu'en sait la grande masse des lecteurs. Cette littérature est pourtant une des plus riches, peut-être même la plus riche de l'Europe, pour le nombre des auteurs et des écrits. Son seul défaut est d'être un peu ancienne, d'avoir fleuri à une époque reculée, et de ne s'être pas renouvelée, comme ses soeurssœurs, par des productions plus modernes. L'Espagne n'a rien à opposer à Byron, à Walter Scott, à Goethe, à Schiller, à cette pléiade de grands écrivains qui a illustré le commencement de ce siècle chez plusieurs peuples, et qui a attiré récemment notre attention sur les langues et les littératures de l'Angleterre et de l'Allemagne. L'Espagne n'a même que peu de noms à citer dans le XVIIIe siècle; il faut remonter plus haut encore, se vieillir de deux dents et même de trois cents ans, aller jusqu'au temps de la maison d'Autriche, jusqu'à cette grande période qui commence à Charles-Quint et qui finit à Charles II, pour trouver la véritable époque littéraire de l'Espagne; mais aussi, quand une fois on a pris la peine de se transporter au milieu de ces siècles oubliés, on est étonné de l'incomparable fécondité du génie espagnol et des fruits nombreux qu'il a produits.
 
Pour ne prendre qu'une portion de cet immense sujet, bornons-nous à la littérature historique. L'Espagne passe pour avoir eu peu d'historiens. Les seuls noms d'historiens qui aient franchi les monts sont ceux de Mariana, de Solis et de Zurita. Il s'en faut bien cependant que ce soit là tout le bagage historique de l'Espagne. Ces trois hommes sont loin de donner une idée des trésors que possède leur pays dans ce genre. L'annaliste de l'Aragon, Zurita, est un chroniqueur consciencieux, mais diffus, et dans la foule des chroniqueurs espagnols il s'en trouve plus d'un qui, pour la franche couleur du récit, l'emporte de beaucoup sur lui. La grande histoire de Mariana est une oeuvreœuvre admirable de patience, d'érudition et de style; mais si les critiques nationaux apprécient beaucoup la manière large et savante de ce Tite-Live de l'Espagne, qui passe pour le modèle du castillan classique, peut-être les étrangers ne trouvent-ils dans son immense composition ni assez de critique, ni assez de vie et de mouvement. Solis est le plus intéressant des trois; mais ce charme qu'il doit à son sujet, certains juges sévères le lui reprochent comme un défaut, et on a dit souvent de son livre que c'était plus un roman qu'une histoire.
 
Or, il y a en Espagne des écrits historiques qui passent pour être aussi classiques et plus animés que Mariana, aussi agréables et plus véridiques que Solis, aussi exacts et moins indigestes que Zurita. Et pour trouver dans cette littérature des oeuvresœuvres historiques au moins égales à celles que nous connaissons, il n'est pas nécessaire de fouiller la poudre des bibliothèques, d'en exhumer des chefs-d'oeuvreœuvre ignorés; il suffit de s'en rapporter au jugement des Espagnols eux-mêmes, de les consulter un peu sur leurs propres écrivains. Il est bien entendu aussi qu'il ne peut être question de ces documens originaux d'où l'on peut tirer des révélations nouvelles pour l'histoire du pays. De pareils documens sont innombrables en Espagne, et ils promettent une moisson des plus abondantes, des plus curieuses, à qui prendra la peine de les explorer. Mais nous voulons parler d'oeuvresœuvres d'art, de compositions vraiment littéraires, dignes d'attirer l'attention par elles-mêmes et de servir de modèles, comme celles de Guichardin en Italie et de Robertson en Angleterre. Il en est trois surtout dont le nom est resté jusqu'ici très peu connu chez nous, quoiqu'elles soient célèbres en Espagne : c'est l'Histoire de la Guerre de Philippe II contre les Moresques de Grenade, par don Diego Hurtado de Mendoza, l'Histoire de l'Expédition des Catalans et des Aragonais contre les Turcs et les Grecs, par don Francisco de Moncada, et l'Histoire du Soulèvement de la Catalogne sous Philippe IV, par don Francisco Manuel de Melo.
 
Un jeune littérateur espagnol, M. Eugenio de Ochoa, qui s'est voué à faire connaître à la France et à l'Europe la littérature de son pays, a publié récemment en France, un volume qui fait partie de sa collection des meilleurs auteurs espagnols, et qui porte ce titre expressif : Trésor des historiens espagnols (Tesoro de historiadores españoles). Ce volume contient les trois histoires dont nous venons de parler, et ce n'est pas un des moins importans de la collection de M. Ochoa. Au dire des Espagnols les plus instruits, Mendoza, Moncada et Melo sont leurs premiers historiens, même sans en excepter Mariana et Solis. Cette opinion est peut-être exagérée, mais elle est juste au fond, surtout pour Mendoza et Melo. Il est seulement à regretter que l'étendue de ses compositions et l'importance de leurs sujets ne soient pas en rapport avec leur mérite; ce sont plutôt des fragmens historiques que des histoires, mais des fragmens d'un grand prix, et, en fait d'art, l'étendue n'est pas toujours nécessaire.
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Il passa sa première enfance à Grenade, où il commença ses études, et où il prit les premières notions de la langue arabe qu'il cultiva toute sa vie. Il fut envoyé ensuite à la fameuse université de Salamanque, où il étudia les langues anciennes et la philosophie du temps. C'est là, dit-on, qu'il écrivit pour se divertir le premier roman bouffon qu'ait eu l'Espagne, et qui a servi de modèle à tous les autres, la Vie de Lazarille de Tormes, petit livre très court, mais très vivement écrit, sans drame, sans conclusion, sans intrigue, sans dénouement, mais contenant une série de portraits épisodiques tracés avec verve. Lazarille est un pauvre diable de valet qui a bien de la peine à trouver à vivre; il passe successivement sous plusieurs maîtres, et, à l'aide de ce cadre ingénieux et commode, l'auteur esquisse gaiement les diverses conditions de la société espagnole à cette époque. Tout ce qu'on sait de la haute naissance de Mendoza, des hautes dignités qu'il remplit plus tard, et du caractère sévère qu'il montra, ne s'accommode guère avec la vulgarité de cette œuvre comique, dont la forme et le fond sont également populaires. Aussi, plusieurs critiques ont-ils douté que Mendoza en fût réellement l'auteur. Cette singularité s'explique cependant par la joyeuse liberté de la vie d'étudiant au moyen-âge, et par le mélange des conditions et des fortunes, qui a de tout temps caractérisé les universités d'Espagne, où le mendiant vit d'égal à égal avec le grand seigneur.
 
Si Mendoza est le véritable inventeur de Lazarille de Tormes, ce n'est pas pour lui une petite gloire. Jamais livre n'eut plus de succès et plus d'imitateurs. Toute une littérature en découle. Il ne fut pas sans influence sur la création de Don Quichotte; il inspira en Espagne, et plus tard en France, tous ces romans d'aventures dont la longue liste se termine par un chef-d'oeuvreœuvre, Gil Blas. Comme tous les précurseurs, l'auteur de Lazarille a été éclipsé par ceux qui l'ont suivi; son nom même est devenu un mystère. Ce court écrit n'en est pas moins la source d'où sont sorties tant d'imaginations amusantes et de piquantes plaisanteries. Le style est déjà la perfection du genre; c'est bien cette manière alerte, cavalière, moqueuse, que tant d'écrivains ont imitée. La langue de Lazarille est toute pleine de ces locutions familières et vivantes, sorties du peuple, dont la plupart paraissaient alors dans un livre pour la première fois, et que toutes les langues de l'Europe, surtout la nôtre, ont cherché plus tard à s'approprier.
 
Quoi qu'il en soit de l'origine de ce livre, don Diego ne donna pas, dans tous les cas, beaucoup de temps à de pareilles distractions. Porté par son génie, dit son historien, aux actions de bruit et de renom, il passa en Italie dès qu'il fut en âge de porter les armes, et y combattit plusieurs années. On ne sait pas avec certitude à quelles batailles il assista; on voit seulement que, dans son histoire de la guerre de Grenade, il compare quelquefois ce qu'il a sous les yeux à ce qui se passait dans les nombreuses armées qu'il a déjà vues, et qui étaient guidées, les unes par l'empereur Charles-Quint, les autres par le roi François de France; d'où l'on peut conclure qu'il assistait à la bataille de Pavie et aux autres principaux épisodes de la grande lutte qui ensanglantait alors l'Italie. Presque tous les écrivains de l'ancienne Espagne ont porté les armes. La vie militaire était pour eux comme la préparation indispensable de la vie littéraire. Il ne paraît pas cependant que Mendoza ait long-temps fait la guerre; même à cette époque il employait beaucoup plus son temps en Italie à suivre les universités qu'à courir les hasards de la campagne.
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On était alors dans la première moitié du XVIe siècle, c'est-à-dire vers la fin du plus beau temps de l'Italie moderne, celui qu'on a appelé le siècle de Léon X. Près de cent ans s'étaient écoulés depuis la chute de Constantinople, la renaissance des lettres antiques avait eu le temps de faire des progrès immenses en Occident. Les fameuses universités de Bologne, de Padoue, de Pavie, de Rome, brillaient de tout leur éclat. Les arts commençaient à décroître, après avoir atteint l'apogée de leur perfection possible; Raphaël venait de mourir. La littérature s'élevait encore; Machiavel finissait, le Tasse allait naître, Guichardin écrivait. L'Italie était la maîtresse de la civilisation universelle; toutes les nations allaient s'instruire à son école. Il y avait surtout, entre l'Espagne et cette terre privilégiée, des rapports intimes et en quelque sorte fraternels. L'esprit italien débordait sur l'Espagne par toutes les voies, par la guerre, par le commerce, par la politique. Ce qu'on a appelé le siècle d'or en Espagne a succédé au siècle de Léon X, et en dérive directement.
 
Mendoza put s'abreuver largement à ces sources du génie; il passa en Italie environ trente ans. Charles-Quint l'avait distingué, et lui donna plusieurs postes de confiance. En 1538, il était ambassadeur à Venise; plus tard, il fut nommé gouverneur de Sienne, et enfin ambassadeur à Rome. Il ne revint en Espagne qu'après la mort de Charles-Quint. Il fut mêlé, pendant ses ambassades, à toute la politique de son temps. Ce fut lui qui assista pour l'empereur aux premières réunions du concile de Trente, et qui adressa, au nom de son maître, au pape Paul III une vigoureuse et solennelle protestation contre le déplacement du concile. Mais au milieu de ces graves occupations, son plus grand penchant fut toujours pour les lettres. Il s'entourait de savans avec qui il aimait à converser. Il dépensait beaucoup de temps et d'argent à rechercher les manuscrits antiques pour les sauver de la destruction. Il envoya à ses frais dans le fond de la Grèce, au mont Athos, des émissaires chargés de recueillir ces précieux monumens de l'antiquité. L'Europe moderne lui doit plusieurs oeuvresœuvres importantes qui se seraient probablement perdues sans lui, ou qui du moins nous seraient parvenues tronquées; on cite, entre autres, les oeuvresœuvres de Josèphe, dont la première édition complète a été faite avec les manuscrits de sa bibliothèque.
 
Un jour il apprit que le grand-seigneur Soliman attachait beaucoup de prix à la délivrance d'un jeune Turc qui avait été fait prisonnier par les chrétiens. Il racheta lui-même le captif et le renvoya au grand-seigneur sans rançon. Soliman se montra très touché de cet acte de courtoisie et fit demander à Mendoza comment il pouvait lui témoigner sa reconnaissance d'une manière digne de tous deux. Mendoza répondit qu'il préférait aux plus riches trésors quelques manuscrits grecs. Les historiens varient sur la quantité de volumes que le grand-seigneur lui envoya aussitôt. Les uns disent qu'il y en avait un vaisseau tout chargé, les autres en comptent seulement trente-un, dont ils donnent la liste; d'autres, enfin, prenant un terme moyen entre ces deux versions, parlent de six grandes malles pleines. Cette histoire prouve toujours l'intérêt que mettait Mendoza à tirer des mains des infidèles les restes de l'antiquité. Sa réputation de bibliophile était si bien établie, qu'on l'a accusé d'avoir volé les manuscrits laissés par le cardinal Bessarion à la république de Venise, ce qui, certes, est la plus grande preuve de passion que puisse donner un amateur.
 
Le célèbre humaniste, Paul Manuce, lui dédia l'édition qu'il publia des oeuvresœuvres philosophiques de Cicéron. D'autres savans du temps lui firent également hommage de leurs écrits. Un nommé Juan Perez de Castro, docteur et chapelain d'honneur de Philippe II, étant allé le voir à Venise et lui ayant été recommandé par ses amis, l'annaliste d'Aragon Zurita et Gonsalo Perez secrétaire du roi, il lui montra les trésors de sa bibliothèque ainsi qu'une traduction qu'il avait faite en espagnol de la Mécanique d'Aristote, et l'étonna tellement par la variété de ses connaissances, que le bon docteur, ne sachant comment exprimer son admiration, écrivait à Zurita : On dit que le roi le fera évêque et sa sainteté cardinal.
 
Mendoza était universel; il ne se contentait pas de la politique et de la science, il était encore poète. Un des premiers il débrouilla l'art confus des vieux romanciers de son pays; il excella dans plusieurs genres originaux, et entre autres dans les petits poèmes particuliers à l'Espagne et qu'on appelle letrillas. Son célèbre aïeul, le marquis de Santillane, en avait fait avant lui; lui-même en fit avant Gongora, Quevedo et Villegas, qui sont restés les maîtres du genre.
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Son histoire ne fut pas publiée tout d'abord. On jugea qu'il pouvait y avoir quelque danger à la mettre au jour, quand la guerre qu'elle racontait finissait à peine et quand tous les personnages dont elle parlait étaient encore vivans. La première édition ne parut qu'en 1627, quarante ans après la mort de Mendoza; ce fut le licencié don Louis Tribaldos de Tolède, bibliothécaire du duc d'Olivarès et historiographe des Indes (cronista mayor de Indias ), qui la fit imprimer à Lisbonne. Dès son apparition, elle acquit une haute réputation. Elle fut réimprimée plusieurs fois depuis 1627, et, comme elle n'allait pas tout-à-fait jusqu'à la conclusion de la guerre, le comte de Portalègre y ajouta une suite.
 
La guerre des Alpuxarras est en quelque sorte le dernier chant de la grande épopée espagnole. Les Maures de Grenade, depuis leur conversion forcée, avaient conservé secrètement leurs moeursmœurs, leur langue et leur religion, et subissaient impatiemment, depuis près d'un siècle, le joug de leurs vainqueurs, quand les mesures tyranniques de Philippe II les poussèrent à bout. Ils élurent pour roi un gentilhomme de Grenade, qui s'appelait comme chrétien don Fernand del Valor et qui s'appela comme roi des Maures Aben-Humeya, du nom des anciens califes de Cordoue, dont il descendait. Ils s'enfermèrent dans les hautes montagnes qui séparent Grenade de la mer, et y résistèrent pendant trois ans à toutes les forces du roi d'Espagne. Le premier général qui fut envoyé contre eux fut le marquis de Mondejar, don Inigo Hurtado de Mendoza, cousin de l'historien. Il échoua dans cette guerre pénible où chaque rocher était une forteresse qu'il fallait emporter d'assaut. Après lui, Philippe II donna le commandement de ses troupes au marquis de Los Veles, qui ne fût pas plus heureux. Enfin le jeune don Juan, fils naturel de Charles-Quint, vint faire ses premières armes contre ce formidable rempart; après bien des essais infructueux, il parvint à pénétrer au coeurcœur de ces montagnes réputées inaccessibles. Le combat qui finit la guerre fut livré sur les collines de Munda, célèbre déjà par la victoire de César sur les fils de Pompée.
 
Le souvenir de cette campagne est aussi vivant et aussi populaire en Espagne que celui de tous les autres épisodes de la grande croisade contre les Maures. Bien des traditions épiques et romanesques s'y rattachent. Calderon a mis en scène une de ces traditions dans sa comédie intitulée : Aimer après la mort, ou le Siège de l'Alpuxarra (Amar despues de la muerte, o et Sitio de la Alpuxarra). Au commencement de la seconde journée, le théâtre représente le camp de don Juan d'Autriche au pied des montagnes; un nommé don Juan de Mendoza, car ce nom de Mendoza vient toujours au souvenir des Espagnols quand il est question de guerre contre les Maures, fait au jeune prince une longue et magnifique description de l'Alpuxarra et des belliqueuses populations qui l'habitent. Puis l'armée chrétienne défile sur le théâtre, et ici vient une espèce de dénombrement à la manière d'Homère :
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Le sujet de cette pièce de Calderon , Aimer après la mort,, est tiré d'un livre original et curieux de Ginez Perez de Hita, intitulé Histoire des guerres civiles de Grenade, et qui tient beaucoup plus du roman historique que de l'histoire proprement dite. Il s'agit d'un Maure dont la maîtresse a été tuée par les Espagnols dans le sac d'une des villes de l'Alpuxarra, et qui se fait soldat dans l'armée chrétienne pour y découvrir et y poignarder le meurtrier de celle qu'il aimait. Cette tragique histoire n'est pas la seule dont la tradition se soit conservée, et l'historien de la guerre des Moresques aurait pu aisément remplir son récit de semblables épisodes. Don Diego Hurtado de Mendoza a pris le sujet d'un côté plus sérieux; laissant le roman à Perez de Hita et la poésie aux romances populaires, il a voulu reproduire la manière des grands historiens de l'antiquité. Son style même est un calque des écrivains latins. On en jugera, autant qu'on peut en juger dans une traduction, par le début de son histoire, qui en est en même temps le morceau le plus frappant
 
« Mon dessein, dit-il, est d'écrire la guerre que le roi catholique d'Espagne don Philippe II, frère de l'invincible empereur don Carlos, eut à soutenir dans le royaume de Grenade contre les rebelles nouvellement convertis, guerre qu'en partie j'ai vue et en partie apprise de gens qui y appliquèrent leurs mains et leur esprit. Je sais bien que plusieurs des choses que je vais écrire paraîtront à aucuns petites et menues pour l'histoire, en comparaison des grandes choses qui d'Espagne ont été écrites; guerres longues et de succès divers; prises et désolations de cités populeuses; princes vaincus et pris; querelles entre pères et fils, frères et pères, beaux-pères et gendres; dépositions et restaurations royales rois morts par le fer; extinctions de dynasties; changemens dans l’ordre de, succession aux trônes : champ libre et immense, large carrière pour les écrivains. J'ai choisi un chemin plus étroit, laborieux, stérile et sans gloire, mais qu'il sera utile d'avoir ouvert pour ceux qui viendront après nous; des commencemens méprisables, une rébellion de bandits, une conjuration d'esclaves, un tumulte de manans; des rivalités, des haines, des ambitions, des prétentions; point de préparatifs, point d'argent; des dangers d'abord méconnus, niés ou dédaignés; de la négligence et de la mollesse chez des hommes qui avaient coutume de pourvoir à de plus grandes affaires; et ce ne sera pas une peine perdue que de montrer de quels misérables principes, de quelles causes imperceptibles peuvent naître de grands embarras, des difficultés et des malheurs publics presque sans remède. On verra une guerre de peu d'apparence au dedans, mais considérée au dehors comme de grande conséquence; qui, tant qu'elle dura, tint attentifs et non sans espérance les princes amis et ennemis, de loin et de près; d'abord cachée et soignée en secret, puis découverte et grossie par la peur des uns et l'ambition des autres; la tourbe que j'ai dite se ramassant petit à petit et parvenant à se réunir en manière d'armée; l'Espagne contrainte de soulever toutes ses forces pour étouffer le feu; le roi sortant de son repos et marchant à la révolte; puis remettant le soin de l'affaire à son frère don Juan d'Autriche, fils de l'empereur don Carlos, à qui le souvenir des victoires de son père avait fait un devoir de rendre bon compte de lui-même, ce qu'il fit en effet; enfin des combats de chaque jour contre l'ennemi; le froid, la chaleur, la faim; défaut de munitions et d'appareils de toute sorte; des pertes renaissantes, des morts à n'en pas finir; jusqu'à ce que nous vîmes les rebelles, nation belliqueuse et armée, confiante dans ses montagnes et dans le secours des Barbares et des Turcs, vaincus, rendus, arrachés de leur terre, dépossédés de leurs biens; les hommes et les femmes pris et enchaînés, les enfans captifs et vendus à l'encan ou forcés à habiter un pays lointain; une captivité, une transmigration nationale non moindre qu'aucune de celles qui se lisent dans les histoires. Victoire incertaine et si pleine de périls, que souvent il y eut lieu de douter qui de nous ou des ennemis Dieu avait voulu punir, jusqu'à ce qu'enfin l'issue eût montré que nous étions les menacés et eux les châtiés. Qu'ils acceptent donc, qu'ils accueillent cette oeuvreœuvre de ma volonté libre, dégagée de toute haine et de tout amour, ceux qui voudront voir un exemple et prendre une leçon, seule récompense que je prétende pour mon travail, et sans qu'il reste de mon nom aucune autre mémoire ! »
 
Quoique nous ayons traduit aussi littéralement qu'il nous a été possible, nous n'espérons pas avoir donné une idée de la concision énergique de ce morceau. Le défaut du style de Mendoza, c'est la recherche dans la brièveté, l'obscurité, l'embarras; sa grande qualité est la saillie, le relief puissant, la force. Nous craignons bien de ne lui avoir laissé que ses défauts. L'imitation de Salluste et de Tacite y est sensible; on y trouve la coupe latine dans toute sa savante et expressive hardiesse, et en même temps l'emphase espagnole dans ce qu'elle a de plus sonore et de plus superbe. Il est impossible surtout de rendre en français l'effet que fait dans la période cette courte phrase : Le roi sortant de son repos et marchant à la révolte (el rey salir de su reposo y acercarse a ella); on croit voir toute cette puissante monarchie de Philippe II se soulevant avec effort dans ses fondemens pour écraser une poignée de révoltés. Rien n'est magnifique aussi comme la fin de cette longue tirade où l'auteur fait intervenir Dieu avec tant de majesté au milieu des luttes sanglantes des hommes : Si bien qu'il y eut souvent lieu de douter qui de nous ou des ennemis Dieu avait voulu punir, jusqu'à ce qu'enfin l'issue eût montré que nous étions les menacés (amenazados) et eux les châtiés (castigados). Amenazados, castigados, mots amples et retentissans dont la pompeuse redondance termine dignement une des pages les plus solennelles qu'on ait jamais écrites !
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Le type le plus accompli du genre historique est sans contredit l'histoire antique. Il serait sans doute plus glorieux de trouver ce modèle que de l'imiter, mais il est trouvé; les modernes ne peuvent que l'étudier pour s'en inspirer. Sans doute, on peut dire qu'il ne faut pas le reproduire trop exactement, trop servilement, et qu'il a besoin d'être modifié suivant les temps et les pays. On peut reprocher à Mendoza d'avoir été trop loin dans son obéissance, et on verra bientôt que cette opinion est la nôtre. Mais l'abus ne prouve rien contre l'usage; ce n'est pas l'imitation de l'antiquité qu'il faut blâmer en elle-même; nous devons à cette imitation toutes les grandes littératures de l'Europe moderne, à commencer par la nôtre. C'est du moment où elle a régné que date le 'réveil de l'esprit humain dans les arts, les lettres, les sciences même, après le sommeil du moyen-âge. Mendoza est un de ceux qui, par leur vie entière comme par leurs écrits, ont le plus contribué à la renaissance en Europe, et il est à la tête de ceux qui l'ont transportée en Espagne. A ce double titre, il mérite encore plus que de l'admiration, il mérite de la reconnaissance.
 
Ce qu'on appelle le style, cet art particulier qui tient au langage lui-même, nous vient en particulier de l'antiquité latine. Ce n'est pas sans motif que le mot qui sert à désigner le style est d'origine latine; le style est latin comme son nom. La littérature grecque brille par la richesse, l'inspiration, l'invention; la littérature latine, moins abondante, moins spontanée, cherche la perfection dans le détail et crée le style. Le style est la grande originalité des Latins. Virgile est un des plus pauvres inventeurs qui aient existé; il ne trouve rien par lui-même; il ne sait que recueillir de tous les côtés des lambeaux de poètes grecs, les arranger, les coudre ensemble. Qu'a-t-il donc pour lui-? Il a le style. Mais il a autant de génie dans le style qu'Homère en a pu avoir dans la création de son monde épique. Il sait mettre dans un seul vers des trésors de poésie. Les autres écrivains latins ont le même genre de mérite. L'incomparable concentration de cette rude langue romaine, qui s'était formée par l'habitude du commandement, soit dans la législation, soit dans la guerre, soit dans les moeursmœurs austères du patriciat, leur prête une énergie naturelle qu'ils perfectionnent et polissent par le travail. Ils ont par eux-mêmes la force de la concision, ils empruntent aux Grecs le charme de l'élégance, et poussent à ses dernières limites la science de l'expression.
 
Tous les grands écrivains modernes ont puisé à cette source commune. Dante prend Virgile pour guide dans ses vers comme dans son voyage. On a retrouvé dans Boccace les formes de style de Cicéron. Montaigne est tout latin. Pourquoi Mendoza aurait-il tort de l'être? Avant de partir pour l'Italie, il écrit Lazarille de Tormes, qui est tout espagnol; à son retour, quand il a été éprouvé par les fortes études et les grands emplois, il préfère l'imitation de l'antiquité, il veut être classique. C'est qu'il a senti, par l'usage de la vie et par la réflexion, combien l'une des deux manières est supérieure à l'autre. Lazarille était une boutade charmante et pleine de verve; la guerre de Grenade est une oeuvreœuvre de goût et de travail. Le premier écrit de Mendoza avait la grace de la jeunesse; le second a la puissance de l'âge mûr. Dans le roman, il était léger et facile. Dans l'histoire, il est sérieux et élevé. Il ne se contente plus de faire des esquisses, il veut peindre; c'est un politique, un philosophe, un moraliste, qui cherche les causes des évènemens, qui analyse les caractères, juge les actions humaines, et fait passer dans sa langue la gravité solennelle de ses pensées. Il est plus grand par l'histoire que par le roman.
 
On peut même dire que, sous un certain rapport, il n'est pas moins original. Lazarille n'est pas tout-à-fait sans précédens en Espagne ; quand il n'y aurait que la Célestine, cette création singulière de la fin du XVe siècle, demi-drame et demi-roman, ce serait assez pour lui en trouver au moins un. L'Histoire de la guerre de Grenade n'en a pas. C'est la première histoire digne de ce nom qui ait été écrite en espagnol. Zurita, le contemporain et l'ami de Mendoza, est le seul qui pourrait lui disputer ce rang; mais la différence entre les deux ouvrages est si grande, que la comparaison devient impossible. Zurita se distingue surtout par la patience et l'érudition; il cherche uniquement à mettre de l'ordre dans la confusion des annales aragonaises, et la seule étendue de son livre suffirait pour montrer qu'il n'a guère pu s'attacher à la forme. L'histoire de Mendoza est au contraire très courte, comme celles de Salluste; elle forme tout au plus un volume, et ne comprend que 120 pages de l'édition compacte de M. Ochoa. La question d'art et de style y domine. Ni Lopez de Ayala, ni Hernando del Pulgar, ni aucun des chroniqueurs qui avaient précédé, n'avaient été, à proprement parler, des écrivains, des historiens; Mendoza est bien le premier. Mariana l'a suivi de prés, mais n'a pas été tout-à-fait son contemporain.
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Don Francisco de Moncada, troisième marquis d'Aitona et comte d'Osuna, naquit à Valence en 1586, dix ans environ après la mort de Mendoza. Son grand-père, le premier marquis d'Aitona, était alors viœ-roi du royaume de Valence, et son père vice-roi de Cerdagne et d'Aragon, et ambassadeur à la cour de Rome. Cette grande maison de Moncada est une des gloires de l'Aragon, comme celle de Mendoza est l'honneur de la Castille. Elle. a eu des branches en Sicile et en France, en Sicile par les ducs de Montalte et les princes de Paterna, en France par les vicomtes de Béarn et les comtes de Foix, d'où sont sortis les rois de Navarre. Don Francisco, l'historien, fut ambassadeur d'Espagne auprès de l'empereur Ferdinand II, et plus tard gouverneur des états de Flandres pour Philippe IV, et généralissime de ses armées. Il mourut dans la province de Clèves, en 1635, à l'âge de quarante-neuf ans. Son fils, don Guillen Ramon de Moncada, qui lui succéda dans ses charges et dignités, fut vice-roi de Galice et un des régens du royaume pendant la minorité du roi Charles II.
 
L'Histoire de l'expédition des Catalans et des Aragonais, écrite un demi-siècle après celle de Mendoza, parut à peu près en même temps. Elle fut imprimée pour la première fois à Barcelone, en 1623. L'auteur avait alors trente-sept ans; il la dédia à don Juan de Moncada, archevêque de Tarragone, son oncle. Malgré le haut rang de l'écrivain et le mérite éminent de l'oeuvreœuvre, la négligence des Espagnols pour leurs richesses littéraires commençait à devenir si grande, que l'histoire de Moncada ne tarda pas à tomber dans un profond oubli. Depuis cette année 1623, où elle vit le jour, jusqu'en 1805, elle ne fut pas une seule fois réimprimée.
 
Il serait difficile cependant de trouver à la fois un sujet plus intéressant et un plus parfait modèle de narration historique. Moncada a beaucoup moins d'éclat que Mendoza, mais il a plus de charme. Il est toujours clair et attachant. Son livre n'est pas sans quelque rapport, pour l'élégance sobre, naturelle et facile du récit, avec l'Histoire de Charles XII de Voltaire, ce chef-d'oeuvreœuvre de prose française. Malheureusement son sujet n'est pas original; il ne raconte pas ce qu'il a vu. Tous les grands historiens ont écrit sur des évènemens contemporains. Il est à peu près impossible de mettre dans une oeuvreœuvre de seconde main la vie dont l'histoire a besoin. L'expédition de la grande compagnie aragonaise était pour Moncada, Aragonais lui-même, un grand souvenir national. C'est ce qui l'a tenté. Avec son talent de style, il devait faire, et il a fait en effet, d'un pareil sujet Une oeuvreœuvre très agréable, très littéraire; voilà tout. Pour qui vent bien connaître cette expédition, il ne dispense pas de recourir aux sources; et, pour comble de malheur, le chroniqueur primitif est lui-même un narrateur charmant, car ce n'est rien moins que le Froissard catalan, Ramon Muntaner.
 
La chronique de Ramon Muntaner est connue en France depuis la traduction que M. Buchon en a donnée. L'histoire de Moncada ne prévaudra jamais contre elle. Quel que soit l'art du détail, jamais l'écrit académique et poli du grand seigneur de la cour de Philippe III ne pourra lutter avec la relation naïve et colorée du compagnon de Roger de Flor. Muntaner était un des chefs de l'expédition; il s'est embarqué sur les lins, ou navires du temps, qui portèrent à Constantinople les aventuriers enrôlés par Andronic; il a assisté aux fêtes données pour l'élévation de son ami Roger à la dignité de mégaduc de l'empire et pour son mariage avec une nièce de l'empereur. Il a vu de ses yeux la lâcheté des Grecs, la barbarie des Turcs, la perfidie des Génois, qui jouèrent toute sorte de mauvais tours aux Aragonais pour les chasser d'Orient. Il s'est battu tout comme les autres, tantôt contre les Génois, tantôt contre les Turcs, tantôt contre les Grecs, et il a donné et reçu d'aussi bons coups que personne; il s'est fortifié dans Gallipoli après la mort du mégaduc, assassiné par trahison dans le palais impérial, et il a été long-temps gardien du sceau de la grande compagnie, qui portait un saint George avec cette fière inscription : Sceau de l'ost des Francs qui règnent sur la Macédoine. Enfin, quand il était de retour dans son pays, vieux et blessé, il a eu une apparition qui lui a ordonné de raconter les faits et gestes de ses compagnons.
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Don Francisco Manuel de Melo naquit à Lisbonne le 23 novembre 1611. Le Portugal appartenait alors à l'Espagne, et Melo commença par servir le gouvernement espagnol. Il prit les armes de très bonne heure, combattit long-temps en Flandre, où il parvint au grade de mestre de camp, et prit part ensuite comme tel à la guerre contre les Catalans révoltés. Cette guerre s'ouvrit en 1640; Melo n'avait alors que vingt-neuf ans, mais il avait déjà fait ses preuves littéraires par des compositions poétiques estimées. Le roi Philippe IV et son ministre le comte-duc d'Olivarès le chargèrent d'écrire l'histoire de la campagne. Il remplissait avec zèle son double devoir de soldat et d'historien, quand survint la séparation du Portugal et de l'Espagne. Justement soupçonné de dévouement à son pays, il fut saisi, chargé de fers et conduit à Madrid, où il passa quatre mois en prison. Dès qu'il fat libre, rien ne put l'empêcher de passer en Portugal, où il rendit d'utiles services au duc de Bragance devenu roi. Il prit part à la négociation du traité de paix entre le Portugal et l'Angleterre, contribua activement à la formation d'une armée nationale et fit construire sous sa direction une partie des fortifications de Lisbonne. Il fut bien mal récompensé de tous ces efforts patriotiques; persécuté en Espagne pour son attachement au Portugal, il parait avoir été persécuté en Portugal pour avoir servi l'Espagne; il fut accusé d'un meurtre, et enfermé dans la vieille tour de Lisbonne, où il resta douze ans. C'est pendant cette longue captivité qu'il acheva son histoire. Relâché faute de preuves, il fut exilé au Brésil, on ne sait trop pourquoi, et ne revint à Lisbonne que pour y mourir, en 1667.
 
L'histoire de Melo ne parut pas d'abord sous son nom. Il prit le nom de Clemente Libertino, Clément l'Affranchi, parce qu'il était né le jour de saint Clément et qu'il se considérait sans doute comme un ancien esclave de l'Espagne affranchi par l'émancipation du Portugal. De plus, il dédia son livre au pape Innocent X, sous prétexte que le pape était le juge suprême entre un roi et une rébellion. Ces diverses précautions décèlent un véritable embarras et une sorte de honte; évidemment Melo avait quelque peine à s'avouer l'auteur d'une oeuvreœuvre écrite dans une autre langue que la sienne, et dont le sujet lui avait été donné par une nation étrangère et ennemie. Il est heureux qu'il n'ait pas complètement cédé à ces scrupules et qu'il n'ait pas supprimé son histoire; l'Espagne y aurait perdu un des plus beaux monumens de sa littérature, et le genre historique un de ses chefs-d'oeuvreœuvre.
 
Son sujet est bien loin d'avoir l'intérêt national des deux autres. Lui-même s'en plaint en plus d'un endroit. «On accusera, dit-il dès le début, mon histoire d'être triste, mais on ne peut raconter des tragédies sans catastrophes. » Et plus loin : «Je voudrais être venu dans des temps de gloire; mais puisque la fortune, en donnant à d'autres l'honneur d'écrire les heureux triomphes des Césars, ne m'a laissé à raconter que malheurs, séditions, combats et massacres, enfin une sorte de guerre civile et ses lamentables conséquences, j'essaierai du moins de rapporter à la postérité les grands évènemens du temps présent avec assez de soin et de clarté pour que ce pénible récit puisse soutenir la comparaison avec de plus agréables et de plus utiles. » Comme le dit Melo, son sujet est triste, triste pour les Catalans qui luttent misérablement contre la nécessité, triste pour le roi qui n'obtient qu'avec les plus grands efforts un médiocre avantage. Il y a loin de là à l'effet épique de la dernière guerre des Maures ou de l'expédition aragonaise en Orient. Les mauvais jours étaient venus pour la monarchie de Philippe II; il ne s'agissait plus pour elle de s'agrandir, mais de se conserver. Chaque jour en détachait quelque lambeau, si bien que, le roi Philippe IV ayant pris, malgré ses pertes, le nom de grand, on fit la mauvaise plaisanterie de le comparer à un fossé qui devient d'autant plus grand qu'on lui ôte davantage.
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Il est extrêmement fâcheux que Melo n'ait pas écrit toute l'histoire de la guerre de Catalogne. Au lieu d'être un fragment précieux, son livre serait un monument. Mais, si l'ouvrage a peu d'importance historique, il n'en est pas de même sous le rapport littéraire. Melo réalise l'idéal que Mendoza avait cherché. Sa manière est la complète harmonie des formes grecques et latines et du génie espagnol. Ses compatriotes, grands amis de comparaisons antiques, disent que c'est le Tacite de l'Espagne. Il n'y a pass trop d'exagération dans cet ambitieux rapprochement. Le style de 1ielo n'est pas tout-à-fait exempt de l'enflure nationale ; c'est le seul défaut qu'on puisse lui reprocher. Eu reste, il est ferme, énergique, concis, et en même temps animé et pittoresque. Ses jugemens sont plus raisonnés que ceux de Mendoza, ses réflexions mieux appropriées. Quant au point de vue, il est le même. Melo n'est pas moins sévère pour le despotisme de Philippe IV, que Mendoza pour celui de Philippe II. Il est remarquable que les deux plus beaux fragmens historiques que possède l'Espagne soient des critiques de son gouvernement.
 
Le premier livre contient le récit du soulèvement de Barcelone et de l'assassinat du comte de Santa-Coloma, vice-roi. Nous allons essayer de traduire la dernière partie de ce récit, qui passe pour un chef-d'oeuvreœuvre. On y verra que les émeutes se ressemblent beaucoup dans tous les temps. On trouve dans celle-ci tout ce qui caractérise de nos jours ces sortes d'échauffourées en Espagne, et même ailleurs: la sourde agitation du peuple au début, la complicité tacite des magistrats municipaux, le petit nombre et la bassesse des hommes d'action, l'abandon complet des représentans de l'autorité centrale, les lâches conseils, les précautions timides, la crainte de la responsabilité, la milice fraternisant avec les mutins, le désordre pénétrant peu à peu partout et relâchant tous les liens du devoir et de l'obéissance, la fureur populaire une fois déchaînée se portant aux plus grands excès, et quelquefois une catastrophe sanglante terminant la tragédie. Malgré son penchant pour la cause des Catalans, Melo ne flatte pas le portrait; il le peint au contraire des plus vigoureuses couleurs, de sorte qu'il semble avoir donné le programme éternel, et comme la formule générale des fameux pronunciamientos.
 
« Le mois de juin venait de commencer. C'est l'usage antique de la province que, dans ce mois, descendent des montagnes sur Barcelone des bandes de moissonneurs, gens pour la plupart violens et hardis, qui vivent librement le reste de l'année, sans occupation et habitation certaines. Ils portent le désordre et l'inquiétude partout où ils sont reçus, mais il paraît que, le moment de la moisson venu, on ne peut pas se passer d'eux. Cette année, les hommes de sens craignaient particulièrement leur arrivée, pensant bien que les circonstances présentes favoriseraient leur audace, au grand dommage de la paix publique. Ils entraient habituellement à Barcelone la veille de la fête du corps du Seigneur. Il en arriva plus tôt cette année, et leur nombre, plus grand qu'à l'ordinaire, donna de plus en plus à penser à ceux qui se défiaient de leurs projets. Le vice-roi, averti de cette nouveauté, essaya de détourner le danger. Il fit dire à la municipalité qu'il lui paraissait convenable, à la veille d'un jour si sacré, que l'entrée de la ville fût interdite aux moissonneurs, de peur que leur nombre n'encourageât le peuple, qui s'agitait déjà, à tenter quelque mauvais coup.
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« N'est-il pas vrai, dites-moi, que l'Espagne entière est lasse du joug? Pourrions-nous douter que l'irritation ne soit égale dans toutes les provinces? Il en faut une qui commence à se plaindre, une qui brise la première les liens de l'esclavage; les autres suivront. Oh! ne laissez pas échapper la gloire de donner le signal ! La Biscaye et le Portugal vous regardent, et si leurs peuples se taisent, ce n'est pas qu'ils soient satisfaits, c'est qu'ils attendent; leur délivrance est à la charge de votre énergie. Aragon, Valence et Navarre dissimulent, il est vrai, leurs cris, mais non leurs soupirs. Ils pleurent silencieusement sur leur ruine; n'en doutons pas, plus ils semblent abattus, plus ils sont prés du désespoir. La Castille elle-même, superbe et misérable à la fois, n'achète un mince triomphe qu'au prix d'une longue oppression. Demandez à ses habitans s'ils n'envient pas votre attachement à votre liberté. Et si tous les royaumes d'Espagne vous promettent leurs applaudissemens et leur appui, je ne vois pas qu'il vous soit plus difficile d'avoir d'autres auxiliaires. Doutez-vous du secours de la France? N'est-il pas inévitable? Dites, de quel côté craindriez-vous des ennemis? Les Anglais, les Vénitiens, les Génois, ne cherchent en Castille que leur intérêt; si l'or et l'argent qu'ils en tirent prennent un autre chemin, ce jour-là changeront leurs amitiés et leurs alliances. Les sages Hollandais ne pourront s'étonner (le vous voir suivre Durs traces, eux qui ont si glorieusement conquis leur liberté...
 
« Voyez notre province enclavée entre l'Espagne et la France. Ne soyez pas ingrats envers la nature, qui vous a donné la mer en face pour vous enrichir avec ses ports, la montagne au dos (à las espaldas) pour vous couvrir de ses aspérités; à droite et à gauche, les deux plus grandes puissances de l'Europe, pour vous fortifier par leur opposition. Que vous manque-t-il, Catalans, sinon la volonté? N'êtes vous pas les descendans de ces hommes fameux qui, après avoir arrêté l'orgueil de Rome, ont été le fléau des conquérans africains? Ne gardez-vous pas quelques restes du sang de vos ancêtres? de cette poignée de héros qui dompta la Grèce pour venger les injures de l'empire d'Orient, et qui, après l'ingratitude des Paléologues, osa donner des lois à Athènes pour la seconde fois? Etes-vous changés? Non, vous êtes les mêmes, j'en suis sûr; vous ne tarderez à le paraître qu'autant que la fortune tarderait à vous en fournir l'occasion. Mais quelle plus juste occasion attendriez-vous, que l'affranchissement de votre patrie? Vous avez vengé les injures de l'étranger, et vous ne vengeriez pas les vôtres? Voyez les Suisses, ce peuple obscur, de moeursmœurs grossières et de religion incertaine : il s'est lassé de vivre à l'ombre du diadème impérial, et aujourd'hui les plus grands princes sollicitent et achètent son appui. Voyez les Provinces-Unies : elles n'avaient pas une aussi belle cause que vous, et la fortune leur a donné la main pour les conduire à l'indépendance!
 
« Si ces exemples ne vous touchent pas, remuez donc quelqu'une des pierres de cette cité, et elle vous racontera la résistance que ces murs opposèrent à Jean II d'Aragon, jusqu'à ce que, capitulant à notre discrétion sous les yeux du monde, il entra en vaincu dans Barcelone, où nous le reçûmes en triomphateurs. Est-ce enfin la grandeur du roi catholique qui vous arrête? Regardez-la de près, et vous cesserez de la craindre... Depuis combien d'années la voyez-vous baisser, cette formidable puissance ! Certes nous pouvons dire, à la vue de ses ruines, que sa grandeur se mesure plus par ce qu'elle a perdu que par ce qu'elle a possédé. Voulez-vous compter ce que, chaque jour lui enlève? Des villes, vous en trouverez bon nombre en Flandre et en Lombardie détachées de son obéissance; des contrées, demandez-les aux deux Indes; des armées, la mer et le feu vous eu rendront compte; des capitaines, la mort ou la lassitude vous répondront. »
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L'époque du règne de Philippe IV est une des plus intéressantes de l'histoire d'Espagne pour des lecteurs français, puisque c'est celle de cette dernière lutte entre l'Espagne et la France qui se termina par la paix des Pyrénées, en 1659, après avoir duré près de trente ans. Grace au génie de Richelieu et à l'habileté de Mazarin, la France y vint à bout d'abaisser la puissance espagnole et de briser le cercle dont l'étreignaient les possessions de la maison d'Autriche. La guerre de Catalogne fut un des principaux épisodes de ce long duel entre les deux nations. Nous croyons donc ne pouvoir mieux finir cet article qu'en appelant l'attention sur un fait révélé par M. Ochoa dans son introduction au Tesoro de historiadores. Il existe à la Bibliothèque du roi, à Paris, un manuscrit en trois volumes in-folio, en espagnol, qui contient une histoire de la guerre de Catalogne plus complète que celle de Melo. D'après M. Ochoa, qui l'a parcourue, cette histoire doit avoir été écrite par un Catalan, témoin oculaire des évènemens et partisan déclaré de la domination française. Elle ne va pas tout-à-fait jusqu'à la fin de la guerre, puisqu'elle s'arrête en 1649, tandis que la prise de Barcelone est de 1652; mais c'est toujours huit ans de plus que Melo, et cette période est précisément celle où la France a pris la part la plus active à la lutte.
 
Il viendra certainement quelque jour où l'indication de M. Ochoa sera mise à profit. Les journaux viennent d'ailleurs de nous apprendre que M. Ochoa lui-même a été chargé par, le gouvernement français de dresser le catalogue des manuscrits espagnols qui se trouvent à la Bibliothèque du roi. Grace à cet acte libéral de notre gouvernement, il pourra examiner de plus près le manuscrit qu'il a signalé. Qui sait même s'il n'aura pas le bonheur de faire quelque découverte semblable à celle de Capmany? La longue obscurité qui a couvert les noms de Moncada et de Melo donne un large cours aux conjectures et aux espérances. Peut-être quelque chef-d'oeuvreœuvre inconnu, comme l'Histoire du soulèvement de la Catalogne, n'attend-il que le moment où une main intelligente le tirera de son obscurité. Nous souhaitons de tout notre coeurcœur cette bonne fortune à l'intelligent éditeur du Tesoro de historiadores. Quand même la France ne serait pas aussi directement intéressée à cette nouvelle rencontre qu'elle paraît l'être à celle dont nous venons de parler, elle s'applaudira toujours de ce qui pourra étendre le patrimoine de l'esprit humain, surtout quand il s'agit d'un peuple qui nous a long-temps précédés et qui nous suit aujourd'hui dans la route de la civilisation.