« Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme » : différence entre les versions

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<center><i>"Si c'est la raison qui fait l'homme, c'est le sentiment qui le conduit" ROUSSEAU.</i></center><br />
 
<center>Lettre I.</center>
Vous daignez donc me permettre de vous exposer, dans une série de lettres, le résultat de mes recherches sur <i>le beau et l’art</i>. Je sens vivement l’importance, mais aussi le charme et la dignité de cette entreprise. Je vais traiter un sujet qui se rattache à la meilleure part de notre bonheur par des liens immédiats, et à la noblesse morale de la nature humaine par des rapports qui ne sont pas très éloignés. Je vais plaider la cause du beau devant un cœur qui en sent et exerce toute la puissance, et qui, dans des investigations où l’on est obligé d’en appeler aussi souvent aux sentiments qu’aux idées, se chargera de la partie la plus difficile de ma tâche.<br />
{{indentation}}Ce que je voulais implorer de vous comme faveur, vous m’en faites généreusement un devoir, et, lorsque j’obéis seulement à mon inclination, vous me laissez l’apparence d’un mérite. Loin d’être une gêne et une contrainte, la liberté d’allure que vous me prescrivez est bien plutôt un besoin pour moi. Peu exercé dans l’emploi des formules d’école, je ne courrai guère le danger de pécher contre le bon goût par l’abus que j’en pourrais en faire. Puisées dans un commerce uniforme avec moi-même, plutôt que dans la lecture ou dans une riche expérience du monde, mes idées ne renieront pas leur origine ; l’esprit de secte sera le dernier défaut qu’on pourra leur reprocher, et elles tomberont par leur propre faiblesse plutôt que de se soutenir par l’autorité et la force étrangère.<br />
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Ainsi donc, ayez aussi pour moi quelque indulgence s’il arrivait aux recherches suivantes de dérober leur objet aux sens en essayant de le rapprocher de l’intelligence. Ce que je disais tout à l’heure de l’expérience morale peut s’appliquer avec plus de vérité encore à la manifestation du beau. C’est le mystère qui en fait toute la magie, et, avec le lien nécessaire de ses éléments, disparaît aussi son essence.<br />
 
<center>Lettre II.</center>
Mais cette liberté que vous m’accorez, n’en pourrais-je point faire un meilleur usage que d’appeler votre attention sur le théâtre de l’art ? N’est-il pas au moins intempestif d’aller à la recherche d’un code pour le monde esthétique, alors que les affaires du monde moral présentent un intérêt bien plus immédiat, et que l’esprit d’examen philosophique est si vivement excité par les circonstances actuelles à s’occuper de la plus accomplie de toutes les œuvres d’art, l’édifice d’une véritable liberté politique ?<br />
{{indentation}}Je serais fâché de vivre dans un autre siècle et de lui avoir consacré mes travaux. On est citoyen du temps aussi bien que de l’État ; et, si l’on trouve inconvenant et même illicite de se mettre en dehors des mœurs et des habitudes du cercle dans lequel on vit, pourquoi serait-ce moins un devoir d’écouter la voix du siècle, de consulter le besoin et le goût de son temps dans le choix de sa sphère d’activité ?<br />
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Qu’il serait attrayant pour moi d’examiner un pareil sujet avec un homme qui unit les lumières du penseur à l’âme libérale du cosmopolite, et de remettre la décision à un cœur qui se consacre avec un noble enthousiasme au bien de l’humanité ! Que je serais agréablement surpris de pouvoir, malgré la différence de position, malgré cette grande distance qui nous sépare et que les rapports du monde réel rendent nécessaire, me rencontrer dans le même résultat, sur le terrain des idées, avec un esprit libre de préjugés, comme le vôtre ! Si je résiste à cette tentation séduisante, et donne le pas à la beauté sur la liberté, je crois pouvoir justifier cette préférence, non seulement par mon penchant personnel, mais par des principes. J’espère pouvoir vous convaincre que cette matière est beaucoup moins étrangère au besoin qu’au goût du siècle, et, bien plus, que pour résoudre pratiquement le problème politique, c’est la voie esthétique qu’il faut prendre, parce que c’est par la beauté qu’on arrive à la liberté. Mais cette démonstration exige que je vous remette en mémoire les principes sur lesquels en général se règle la raison dans une législation politique.<br />
 
<center>Lettre III.</center>
Au début de l’homme dans la vie, la nature ne le traite ni autrement ni mieux que le reste de ses créatures : elle agit pour lui lorsqu’il ne peut agir encore comme libre intelligence. Mais ce qui précisément le fait homme, c’est qu’il ne s’en tient pas à ce que la nature a fait de lui, c’est qu’il possède la faculté de revenir, guidé par la raison, sur les pas que la nature lui a fait faire par anticipation, de transformer l’œuvre de la nécessité en une œuvre de son libre choix, et d’élever la nécessité physique à l’état de nécessité morale.<br />
{{indentation}}Il s’éveille du sommeil des sens, se reconnaît homme, regarde autour de lui, et se voit au sein de l’État. La contrainte des besoins l’y a jeté, avant qu’il pût, dans sa liberté, choisir cette situation. La nécessité a fondé l’État d’après les lois purement naturelles, avant qu’il pût, <i>lui</i>, l’établir sur des lois rationnelles. Mais cet État fondé sur la nécessité, issu simplement de la destination naturelle de l’homme, et réglé uniquement sur elle, il ne pouvait et ne peut, en tant que personne morale, s’en contenter, et il serait malheureux pour lui qu’il le pût. En vertu des mêmes droits qui le font homme, il se soustrait donc à l’empire d’une aveugle nécessité : comme il s’y soustrait, par sa liberté, sur une foule d’autres points ; comme, pour ne donner qu’un exemple, il efface par la moralité et ennoblit par la beauté le caractère grossier que lui avait imprimé l’instinct sexuel de l’amour. C’est ainsi qu’à sa majorité, il recommence artificiellement son enfance, se forme en idée un <i>état de nature</i>, dont la notion, sans doute, ne lui est pas donnée par l’expérience, mais que présuppose nécessairement sa destination en tant qu’être raisonnable : dans cet idéal, il se prête à lui-même un but, qu’il ne connaissait pas dans son état véritable de nature ; il se propose un choix dont alors il n’était pas capable ; et enfin il procède absolument comme si, prenant les choses au début, il échangeait, avec pleine connaissance de cause et libre détermination, l’état de dépendance contre celui d’accord et de contrat. Quelque habile qu’ait été le caprice aveugle, à fonder solidement son œuvre, avec quelque arrogance qu’il la maintienne, qu’elle que soit l’apparence de respect dont il l’entoure, l’homme a le droit, dans l’opération qu’il se propose, de considérer tout cela comme non avenu ; car l’œuvre des forces aveugles ne possède nulle autorité devant laquelle la raison ait à s’incliner, et tout doit se conformer au but suprême que la raison a posé dans la personnalité humaine. De cette manière prend naissance et se justifie la tentative faite par un peuple devenu majeur, pour transformer en un État moral un État fondé sur la nature.<br />
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Cet appui ne se trouve pas dans le caractère naturel de l’homme qui, égoïste et violent, tend au bouleversement bien plus qu’à la conservation de la société ; il ne se trouve pas davantage dans son caractère moral, qui, d’après l’hypothèse, n’est pas encore formé, et sur lequel le législateur ne saurait jamais agir ou même compter avec certitude, parce qu’il est libre et ne <i>se manifeste</i> jamais. Il s’agirait, en conséquence, d’abstraire du caractère physique l’arbitraire, et du caractère morale la liberté ; il s’agirait de mettre le premier en harmonie avec les lois et de faire le second dépendant des impressions ; il s’agirait d’éloigner celui-là de la matière et d’en rapprocher celui-ci, afin de produire un troisième caractère qui, allié des deux autres, ménageât une transition entre l’empire des forces brutales et l’empire des lois, et qui, sans entraver le développement du caractère moral, devînt en quelque sorte un gage sensible de la moralité invisible.<br />
 
<center>Lettre IV.</center>
{{indentation}}En fait, la prédominance d’un semblable caractère chez un peuple peut seule prévenir les conséquences fâcheuses d’une transformation de l’État selon des principes moraux, et seul aussi un tel caractère peut garantir la durée de l’État ainsi transformé. Dans l’institution d’un État moral, on compte sur la loi morale comme sur une force active, et l’on fait rentrer le libre arbitre dans ce domaine des causes où tout est enchaîné par les lois rigoureuses de la nécessité et de la stabilité. Nous savons pourtant que les déterminations de la volonté humaine sont toujours contingentes, et que chez l’être absolu seulement la nécessité physique coïncide avec la nécessité morale. Ainsi donc, pour pouvoir compter sur la conduite morale de l’homme comme sur une conséquence <i>naturelle</i>, il faut que cette conduite <i>soit</i> nature ; il faut que déjà ses instincts le portent à cette manière d’agir que peut avoir pour effet un caractère moral. Mais, entre le devoir et l’inclination, la volonté de l’homme est complètement libre, et la coaction physique ne peut ni ne doit attenter à ce droit régalien de sa personnalité. Si donc il doit d’une part conserver ce libre arbitre, et de l’autre former cependant un des membres utiles et sûrs de la série des forces enchaînées par les lois de la causalité, cela n’est possible qu’à une seule condition : c’est que les effets produits par ces deux mobiles dans la sphère des phénomènes coïncident parfaitement, et que, nonobstant toute différence dans la forme, la matière de la volonté reste la même ; en un mot, que ses penchants s’accordent avec sa raison, pour qu’une législation puisse sortir de cette harmonie.<br />
{{indentation}}On peut dire que chaque homme individu porte virtuellement en lui le type d’un homme pur et idéal, et le grand problème de son existence est de rester d’accord avec l’immuable unité de ce type, au milieu de tous les changements. Cet homme idéal, qui se révèle d’une manière plus ou moins claire dans chaque sujet ou individu, est représenté par l’État, forme objective, normale si je puis dire, dans laquelle la diversité des sujets tend à s’identifier. Pour que l’homme du temps coïncide avec l’homme de l’idée, on peut concevoir deux moyens ; et c’est par ces deux moyens aussi que l’État peut se maintenir dans les individus : Ou bien, l’homme idéal supprime l’homme empirique, l’État absorbe les individus ; ou bien, l’individu devient État, l’homme du temps s’ennoblit jusqu’à devenir l’homme de l’idée. <br />