« Contemplation - Fragment inédit de Lélia » : différence entre les versions

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J'ai voulu savoir si dans la retraite et l'inaction je n'avais rien perdu de mon courage et de ma force physique. Je me suis aventurée au milieu de la nuit, par un beau clair de lune, à descendre ces degrés. Je suis parvenue sans peine jusqu'à un endroit où la montagne en s'écroulant semblait avoir emporté le travail des cénobites. Un instant suspendue entre le ciel et les abîmes, j'ai tremblé d'être forcée de me retourner pour revenir sur mes pas. J'étais sur une plateforme où mes pieds avaient à peine l'espace nécessaire. Je suis restée long-temps immobile, afin d'habituer mes yeux à cet effrayant spectacle, et je comparais l'empire de la volonté sur les sens à celui de l'imagination. Si je n'eusse écouté que l'imagination, je me serais élancée au fond du gouffre qui semblait m'attirer par un aimant irrésistible; mais la volonté dominait la terreur, et me maintenait ferme sur mon étroit piédestal.
 
Ne pourrait-on proposer cet exemple à ceux qui disent que les tentations sont invincibles, que toute contrainte imposée à l'homme est hostile au voeuvœu de la nature, et criminelle envers Dieu? 0 Pulchérie! je pensai à toi en cet instant. Les vains plaisirs qui t'ont perdue ressemblent à l'émotion tumultueuse que j'éprouvais sur le bord du précipice, et qui me poussait à terminer mon angoisse en m'abandonnant au sentiment de ma faiblesse. La vertu qui t'eût préservée n'est-elle pas cet instinct conservateur, cette forte raison qui, chez l'homme, sait lutter victorieusement contre la mollesse et la peur? Oh ! vous outragez la bonté de Dieu, et vous méprisez profondément ses dons, vous qui prenez pour la plus noble partie de votre être la faiblesse qu'il vous a infligée comme correctif de la force, dont vous eussiez été trop fiers.
 
En observant d'un oeil attentif tous les objets environnans, j'aperçus la continuation de l'escalier sur le roc détaché au-dessous de la plateforme. J'atteignis sans peine cette nouvelle rampe. Ce qui, au premier coup d'oeil, était impossible, devint facile par la réflexion. Je me trouvai bientôt hors de danger sur les terrasses naturelles de la montagne. Je connaissais ces sites inabordables. Depuis cinq ans, je m'y promène chaque jour par la pensée, sans songer à y porter mes pas. Mais je n'avais jamais vu que les parois extérieures de l'énorme croûte qui forme le couronnement du mont, et dont les dents aiguës déchirent les nuées. Quelle fut ma surprise, lorsqu'en les côtoyant je vis la possibilité de pénétrer dans leurs flancs par des fissures, dont le lointain aspect offrait à peine l'espace nécessaire pour le passage d'un oiseau! Je n'hésitai point à m'y glisser, et, à travers les éboulemens du basalte, le réseau des plantes pariétaires et les aspérités d'un trajet incertain, je suis parvenue à des régions que nul regard humain n'a contemplées, que nul pied n'a parcourues depuis la sainte qui venait sans doute y chercher le recueillement de la prière.
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De là je revis les cieux et les mers, la ville, les campagnes fertiles qui l'entourent, le fleuve, les forêts, les promontoires et les belles îles, et le volcan, seul géant dont la tête dépassât la mienne, seule bouche vivante du canal souterrain où se sont précipités tous les torrens de feu qui bouillonnaient dans les flancs de cette contrée. Les terres cultivées, les hameaux et les maisons de plaisance se perdaient dans l'éloignement et se confondaient dans les vapeurs du crépuscule. Mais à mesure que le jour éclaira l'horizon, les objets devinrent plus distincts, et bientôt je pus m'assurer que le sol était encore fécond, que l'humanité existait encore. Assise sur ce trône aérien, que la sainte elle-même n'a peut-être jamais essayé d'atteindre, il me sembla que je venais de prendre possession d'une région rebelle à l'homme. J'avais vaincu le hideux cyclope qui entassa ces blocs pour les précipiter sur la vallée, et qui tira le feu d'enfer de ses fournaises inconnues, pour consumer les jeunes productions de la terre ; je lui imposais le dernier sceau du vasselage en mettant le pied sur sa tête foudroyée. Ce n'était pas assez que l'Éternel eût permis à la race privilégiée de couvrir de ses travaux et de ses triomphes tout ce sol disputé aux élémens; il fallait qu'une femme gravît jusqu'à cette dernière cime, autel désert et silencieux du Titan renversé; il fallait que l'intelligence humaine, aigle qui dans son vol embrasse le cercle entier des mondes, vînt se poser sur cet autel et replier ses ailes pour se pencher vers la terre et la bénir dans un élan fraternel; créant ainsi, pour la première fois, un rapport sympathique de l'homme à l'homme, au milieu des abîmes de l'espace.
 
Me retournant alors vers la région désolée que je venais de parcourir, j'essayai de me rendre compte du changement opéré dans mes goûts et dans mes habitudes. Pourquoi donc jadis n'étais-je jamais assez loin à mon gré des lieux habitables? Pourquoi aujourd'hui aimais-je à m'en rapprocher? Je n'ai découvert dans l'homme ni vertus ni qualités nouvelles. La société ne me paraît pas meilleure depuis que je l'ai quittée. De loin comme de près j'y vois toujours les mêmes vices. Et quant aux beautés de la nature, je n'ai pas perdu la faculté de les apprécier. Cependant autrefois il n'y avait pas pour moi de caverne assez inaccessible, pas de lande assez inculte, pas de plage assez stérile, pas de paysage assez terrible. Les Alpes étaient trop basses et l'Océan trop étroit. Je guettais l'avalanche et ne trouvais jamais qu'elle eût assez labouré de neiges, assez balayé de sapins, assez retenti sur les échos effrayés des glaciers. L'orage ne venait jamais assez vite et ne grondait jamais assez haut. J'eusse voulu pousser de la main les sombres nuées et les déchirer avec fracas. J'appelais de mes voeuxvœux la chute d'une étoile, un déluge nouveau. J'aurais crié de joie en m'abîmant avec les ruines du monde, et alors seulement j'aurais proclamé Dieu aussi fort que ma pensée l'avait conçu.
 
Le souvenir de ces jours impétueux et de ces désirs insensés me fait frémir maintenant à l'aspect des lieux qui retracent les antiques bouleversemens du globe. Cet amour de l'ordre, qui s'est révélé à moi depuis que j'ai quitté le monde, proscrit les joies que j'éprouvais jadis à entendre gronder le volcan, à voir rouler l'avalanche. Quand je me sentais faible par ma souffrance, je ne cherchais dans les attributs de Dieu que la colère et la force. A présent que je suis apaisée, je comprends que la force est dans le calme et la douceur. O bonté incréée ! je te bénis dans le moindre sillon vert que ton regard féconde ! je m'identifie à cette terre où ton grain fructifie! je comprends ton infatigable mansuétude! 0 terre, fille du ciel! ton père t'a enseigné la clémence, tu ne te dessèches point sous les pas de l'impie, tu te laisses posséder par le riche, et tu attends avec sécurité le jour qui te rendra à tous tes enfans! Sans doute alors tu te pareras d'attraits nouveaux; plus riante et plus généreuse, tu réaliseras peut-être les rêves poétiques annoncés par les sectes nouvelles, et qui montent comme des parfums mystérieux sur cet âge de doute, de hautaines négations et de tendres espérances.
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Par quelle indescriptible succession de métamorphoses la transition s'était opérée ! Nulle langue humaine ne saurait raconter la magie de cette course où le temps entraîne l'univers. L'homme ne peut ni définir ni décrire le mouvement; toutes les phases de ce mouvement qu'il appelle ''le temps'' portent le même nom dans ses idiomes, et chaque minute en demanderait un différent, puisque aucune n'est celle qui vient de s'écouler. Chacun des instans que nous essayons de marquer par les nombres transfigure la création et opère dans des mondes innombrables d'innombrables révolutions. De même qu'aucun jour ne ressemble à un autre jour, aucune nuit à une autre nuit, aucun moment du jour ou de la nuit ne ressemble à celui qui précède ni à celui qui suit. Les élémens du grand tout ont dans leur ensemble l'ordre et la règle pour invariables conditions d'existence, et en même temps une inépuisable variété, image d'un pouvoir infini et d'une activité infatigable, préside à tous les détails de la vie. Depuis la physionomie des constellations jusqu'à celle des traits humains, depuis les flots de la mer jusqu'aux brins d'herbe de la prairie, il n'y a pas de chose qui n'ait une existence propre à elle seule, et qui ne reçoive de chaque période de sa durée une modification perceptible ou imperceptible aux facultés humaines.
 
Qui donc a vu deux levers de soleil identiquement beaux? L'homme, qui se préoccupe de tant d'évènemens misérables, et qui se récrée à tant de spectacles indignes de lui, ne devrait-il pas trouver ses vrais plaisirs dans la contemplation du grand et de l'impérissable? Il n'en est pas un parmi nous qui n'ait gardé le souvenir bien marqué de quelque fait puéril; et nul ne compte parmi ses joies un instant où la nature s'est fait aimer de lui pour elle-même, où le soleil l'a trouvé transporté hors du cercle de sa misérable individualité, et perdu dans ce fluide d'amour et de bonheur qui enivre tous les êtres au retour de la lumière. Nous goûtons comme malgré nous ces ineffables biens que Dieu nous prodigue; nous les voyons passer sans les accueillir autrement que par des paroles banales. Nous n'en étudions pas le caractère; nous confondons dans une même appréciation, froide et confuse, toutes les nuances de nos jours radieux. Nous ne marquons pas comme un évènement heureux le loisir d'une nuit de contemplation, la splendeur d'un matin sans nuage. Il y a eu pour chacun de nous un jour où le soleil lui est apparu plus beau qu'en aucun autre jour de sa vie. Il s'en est à peine aperçu, et il ne s'en souvient pas. 0 mouvement! Saturne, père, de tous les pouvoirs! c'est toi que les hommes auraient dû adorer sous la figure d'une roue. Mais ils ont donné tes attributs à la Fortune, parce qu'elle seule préside à leurs jours; elle seule retourne le sablier de leur vie. Ce n'est pas le cours des astres qui règle leurs pensées et leurs besoins; ce n'est pas l'ordre admirable de l'univers qui fait fléchir leurs genoux et palpiter leurs coeurscœurs; ce sont les jouets fragiles dont ta corne est remplie. Tu la secoues sur leurs pas, et ils se baissent pour chercher quelque chose dans la fange, tandis qu'une source inépuisable de bonheur et de calme ruisselle autour d'eux, abondante et limpide, par tous les pores de la création.
 
GEORGE SAND.