« Chronique de la quinzaine - 14 février 1839 » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
François (discussion | contributions)
m Révocation des modifications de 83.202.233.86 (retour à la précédente version de Zoé)
MarcBot (discussion | contributions)
m Bot : Remplacement de texte automatisé (-oeu +œu)
Ligne 10 :
===I - Romans et poésies===
 
Un critique distingué, ayant à parler assez récemment d'Horace et de Virgile, et de l'espèce de royauté qu'ils se fondèrent en regard et à l'appui de la monarchie impériale d'Auguste, a fait remarquer la convenance et la nécessité de ces deux royautés parallèles, produites à la fois par une double anarchie, dans un temps où la faiblesse de l'état d'une part, et de l'autre le ''trop facile usage de formes poétiques devenues la propriété commune'', favorisaient toutes les entreprises de l'ambition politique, toutes les prétentions de la médiocrité littéraire (1). Ce qui est vu à merveille pour l'époque d'Auguste ne me paraît pas sans application à la nôtre. Je laisse tout d'abord le côté politique qui, comme on sait, n'a nul rapport avec notre peu d'ambition et d'intrigue : Dieu me garde de trouver la plus lointaine ressemblance ! Dieu me garde de croire, vingt-cinq ans après Napoléon, qu'un nouveau despote, à quelque titre et sous quelque forme que ce fût, pût jamais asservir de nouveau et réduire cette foule émancipée de grands citoyens qui (nous en sommes les témoins édifiés) se précipitent bien loin de toute flatterie et de toute servitude, et qui, en ce moment même, ne flagornent plus aucune puissance! - Mais littérairement, poétiquement, en quelle anarchie sommes nous? c'est ce qu'il est permis de considérer. En restreignant la question à la poésie même, le rapport avec certaines époques antérieures est frappant. Depuis dix ans, la main-d'oeuvreœuvre poétique s'est divulguée; les procédés que la nouvelle école avait cru rendre plus rares et plus difficiles, ont été saisis du second coup par une foule de survenans qui, à chaque saison, pullulent. La forme et le style poétique sont encore une fois tombés, en quelque sorte, dans le domaine public; il coule devant chaque seuil comme un ruisseau de couleurs, il suffit de sortir et de tremper. Prenez le ''Journal de la Librairie'' : relevez chaque semaine le nombre de volumes de vers qui se publient; prenez le chiffre par mois, par saison, par année. Il y aurait là une statistique curieuse, une loi de progression numérique, un mouvement et un cours ''à coter''. Un de mes amis, bibliothécaire dans un établissement public, a eu l'idée de ranger à la suite toute cette branche particulière de littérature trop fleurie : c'est une quantité de beaux volumes jaunes et blancs, morts avant d'avoir vu le jour, que personne n'a connus et qui sont ensevelis dans leur premier voile nuptial
 
::Hélas ! que j'en ai vu mourir de jeunes filles !
 
Avec un peu d'habitude, on s'y endurcit; et mon ami, bien qu'il ait le cour poétique et tendre, en est venu à ne plus mesurer ce champ d'oubli qu'à la toise. Tant de pieds par saison. Mais y a-t-il jamais eu, dira-t-on, une telle exubérance stérile de productions à aucune époque précédente? Assurément. Il nous arrive un peu comme au XVIe siècle, lorsque les procédés, mis en circulation par les chefs de l'école, par Du Bellay et Ronsard, furent devenus familiers à tous et que chaque jeune coeurcœur ''au renouveau'' se crut poète. On a une lettre piquante de Pasquier à Ronsard là-dessus; il se plaint des encouragemens que celui-ci donnait à cette multitude croissante de poètes, à qui il suffisait, pour se croire le baptême du génie, d'avoir touché la robe du maître. Mais Ronsard ne pouvait qu'y faire; et il demeura quasi noyé dans le torrent des imitateurs qu'il avait soulevés, à peu près comme ''l'élève du sorcier'' par les eaux une fois débordantes. Il fut noyé dans le flot des imitations lyriques pour n'avoir pas su se renfermer dans un véritable monument. Là, en effet, est la question prochaine. Les élans lyriques ne suffisent pas. A Rome, on commençait à s'y perdre après Catulle, et à user dans tous les sens le pastiche mythologique, quand Virgile vint à propos asseoir son double édifice des ''Géorgiques'' et de l’''Enéide'', non loin duquel Horace put adosser son Tibur. De notre temps, les débuts ont été vifs et beaux; mais c'est encore le monument qui manque. Il est vrai qu'une littérature poétique a malaisément deux grands siècles. Or, nous avons le siècle de Louis XIV à dos, ce qui est toujours peu commode à l'audace : c'est là un lourd cavalier en croupe que nous portons. Par instinct de cette situation diffuse, et pour y porter remède, j'ai de bonne heure désiré que, parmi nos poètes de talent, il s'élevât, je l'avoue, une sorte de dictature; que les deux plus grands, par exemple, et que chacun nomme, prissent le sceptre par les oeuvresœuvres et, sans avoir l'air de rien régenter, remissent chaque chose à sa place par de beaux modèles. Ce désir n'a pas été rempli. Les oeuvresœuvres, seul instrument légitime de cette dictature effective à la fois et modeste, n'ont pas répondu à la grande attente. Aucun monument véritable, aucune pièce étendue et exemplaire, n'a suivi les admirables préludes que leurs auteurs n'ont pas surpassés; la perfection du genre n'est pas venue. M. de Lamartine, qui peut sembler comme le prince des poètes du jour, l'est dans un sens purement honorifique et pour l'ornement bien plus que pour l'exemple et la discipline. Avec sa généreuse et facile indulgence, il a favorisé à l'entour ce qu'il importait plutôt de restreindre, et, dans les propres développemens de sa riche nature, il est allé, cédant de plus en plus lui-même à ce qu'il eût fallu repousser. M. Hugo, avec d'autres qualités et sous d'autres apparences régnantes, n'a pas plus fait pour s'acquérir réellement l'autorité incontestée des maîtres. Cette autorité, pourtant, ne pouvait dépendre que de poètes ainsi haut placés, féconds et puissans; de leur part, un chef-d'oeuvreœuvre dans l'épopée, des chefs-d'oeuvreœuvre au théâtre, auraient mis ordre au débordement lyrique et assuré à notre mouvement littéraire sa consistance et sa maturité. On en est aux regrets; il faut se résigner, nous le croyons; l'Horace et le Virgile, le Racine et le Despréaux, ces suprêmes et légitimes dictateurs qui couronnent et consolident une grande époque littéraire, manqueront à une époque brillante, mais diffuse, mais anarchique poétiquement et démocratique de prétentions et de concessions sur ce point comme partout ailleurs. Une fois qu'on en a pris son parti, on retrouve dans le détail de quoi se distraire et se consoler. A défaut d'un grand siècle qui demande avant tout l'établissement, la gradation et l'harmonie dans l'ensemble, on est une fort belle chose secondaire, une spirituelle et chaude entreprise très variée, très mêlée, très infatigable, un coup de main, au moins amusant, dans tous les sens. Les talens surtout n'ont jamais été plus nombreux; c'est un devoir de la critique de ne pas se lasser à les compter, et d'en tirer avec soin et plaisir tout ce qui s'y distingue et qui s'en détache.
 
xxxxxxxxxx
Ligne 21 :
 
 
HYMNES SACRÉES, par M. Édouard Turquety (1). - M. Turquety est un poète sincère. Il n'en est pas à son coup d'essai; c'est le troisième volume qu'il donne dans le même ordre d'idées religieuses. Le premier s'intitulait ''Amour et Foi'', le second ''Poésie catholique''. Avant ces trois recueils, M. Turquety, si je ne me trompe, en avait publié un moindre, où le côté de l'amour et l'inspiration gracieuse dominaient. Il y était disciple de l'école de 1828, et quelques vers tendres rappelaient deux ou trois des seules élégies charmantes qu'on connaisse de Charles Nodier. Depuis lors, M. Turquety a cherché à se créer un rôle propre parmi les poètes modernes; retiré dans sa Bretagne, il a consulté les graves et habituelles préoccupations d'une vie monotone que les seuls rayons mystiques éclairaient parfois. De là ses trois recueils, dont les deux derniers sont d'un catholicisme rigoureux. La preuve que M. Turquety a bien consulté et rendu son inspiration secrète, c'est qu'il a trouvé dans d'autres coeurscœurs une réponse. Il est du très petit nombre de poètes qui se vendent. Ses beaux volumes, magnifiquement imprimés, ne le sont pas à ses frais (chose rare parmi les poètes modernes). M. Turquety a un public; en Bretagne, dans le midi, à Toulouse, beaucoup de lecteurs fervens et fidèles le désirent : pour eux, il donne à des sentimens chrétiens qu'il rajeunit, à des dogmes qu'il exprime, une mélodie qu'on aime. « Voici, dit-il dans la préface de son nouveau recueil, le complément nécessaire de mes deux ouvrages antérieurs, voici quelques pas de plus dans la route où j'ose dire être entré le premier, où plusieurs ont marché depuis et où bien d'autres s'élanceront plus tard.... » Et encore : « Un critique, illustre a bien voulu déclarer qu’''Amour et Foi'' était le premier mot d'une poésie toute nouvelle, la poésie du dogme pur.... » Il y a ici, ce me semble, quelque illusion dans le poète, et il y a eu de la part du critique illustre, qu'on ne nomme pas, quelque complaisance. Quoi ! l'idée de traiter poétiquement les solennités diverses de la religion, de les traduire en hymnes, est de l'invention de l'auteur, et ouvre une ère nouvelle à l'art? Mais saint Grégoire de Naziance a commencé, il y a long-temps; Manzoni, hier, le faisait encore. Chez nous, tous les poètes pénitens n'ont point pratiqué autre chose, Desportes, Bertaut, Godeau, Corneille, La Fontaine; Racine a traduit les hymnes du Bréviaire. M. Turquety, il est vrai, suit cette idée avec un sentiment de composition et d'ensemble systématique ainsi, son présent volume, qui commence par un hosannah au Père céleste, s'achève par une hymne à son terrestre représentant, le Pape. « Dieu d'abord, dit M. Turquety, puis la plus haute expression de l'humanité dans la personne du Pape. » Plus d'éminens poètes religieux se sont jetés de nos jours dans un christianisme vague, plus M. Turquety s'est voulu ranger au dogme et à la stricte tradition catholique romaine.
 
Le caractère qui me frappe le plus dans la poésie de M. Turquety, est la mélodie, l'élégance, la douceur rêveuse, et je préfère, entre ses pièces, celles auxquelles ces tons suffisent. On a été fort sévère autrefois dans cette Revue pour son volume de ''Poésie catholique'', et qu'il nous soit permis de dire qu'on a peut-être été injuste : on n'y a pas reconnu ces mérites touchans. Une pièce qu'on aurait pu indiquer était ''le Deux Novembre'' ou ''le Jour des Morts'', simple, sobre, voilée, et d'un christianisme attendrissant. Il y en a dans les ''Hymnes sacrées'' un certain nombre qui sont comme des feuilles glanées à la suite ''du Cantique des Cantiques'', et qui respirent un parfum d'élégie aussi tendre que des coeurscœurs contrits en peuvent désirer. Le poète nous a traduit l'hymne mystique de saint Jean de la Croix, et il en reproduit l'esprit en mainte page. Je citerai celle-ci, par exemple, qu'il intitule: ''Domine, non sum dignus'':
 
::C'était dans l'épaisseur du bois le plus profond,
Ligne 63 :
::A vous les sublimes concerts,
::Et les célestes quiétudes
::D'un coeurcœur dégagé de ses fers !
 
::A vous qui, lasse de l'hommage
Ligne 107 :
 
 
LES BORÉALES, par M. le prince Élim Mestscherski (1). - Ce n'est pas la première fois que de grands seigneurs russes se distinguent par leur facilité à emprunter, à manier la langue et la rime française. Au temps de M. de Ségur et de sa spirituelle ambassade, on jouait à Pétersbourg les tragédies qu'il faisait exprès, et pour lesquelles il n'eût pas manqué, dans ce grand monde tout français, de fort ingénieux collaborateurs. Un critique, qui m'a tout l'air d'appartenir d'assez près à la littérature difficile, a cru trouver dernièrement une grande preuve de l'insuffisance de la poésie nouvelle dans la ''facilité'' avec laquelle le premier venu, homme d'esprit, pouvait ''se mettre au fait'' de toutes les ressources du genre. Nous en avons précédemment assez dit à ce sujet; mais un peu moins de prévention aurait permis au critique de se souvenir qu'autrefois les étrangers, gens d'esprit, savaient s'approprier l'ancien genre tout aussi aisément qu'ils peuvent faire aujourd'hui pour le nouveau. La question d'ailleurs n'est pas dans les genres; elle est toute dans les personnes et dans les talens. Mais un talent étranger, si habile qu'il soit, peut-il arriver à posséder un idiome comme le nôtre et à le parler en des vers (soit classiques, soit romantiques) assez librement et naturellement pour s'y produire en pleine originalité? Les modèles qui l'ont introduit dans la langue qui n'est pas la sienne et sur lesquels il s'est façonné, ne resteront-ils pas présens à ses yeux et ne lui imposeront-ils pas à chaque instant leur empreinte? Ses oeuvresœuvres n'en seront-elles pas inévitablement tachetées et bigarrées, comme cette fameuse toison des brebis de Jacob? M. le prince Mestscherski s'est posé la question, je le crois bien; mais il a passé outre, et il n'avait pas le choix. Amoureux de notre littérature et voulant y prendre pied au nom de la sienne, il a pensé qu'à sa poésie un peu de moucheture et de bigarrure ne messiérait pas, et que quelques grains d'Émile Deschamps ou d'Alfred de Musset, à la surface, ne seraient qu'un piquant de plus comme pour de certaines beautés. Son volume se divise en deux parts : la première, sous le titre de ''Livre d'Amour'', est censée un legs d'un jeune poète mort à Moscou; mais ce linceul n'est qu'un domino rose pour oser dire tout haut ses tendresses. La seconde moitié du volume nous offre des traductions en vers, comme échantillons de la Pleïade russe; vingt-cinq morceaux tirés de douze poètes contemporains. Tous sont vivans, excepté Pouschkinn, le seul dont le nom, en même temps que le malheur, nous soit parvenu. Ces ''Études russes'', que le prince Mestscherski nous donne comme un supplément modeste des ''Études'' si vives et si gracieuses d'Émile Deschamps, s'adressent aux poètes français et méritent bien leur reconnaissance. Que le poétique traducteur étende le cercle des auteurs et des morceaux qu'il juge bons à produire, qu'il resserre à la fois de plus en plus sa correction élégante et, s'il se peut, sa littérale exactitude; nous lui devrons accès en une littérature jusqu'ici close et qui, probablement, ne nous ouvrirait pas cette porte sans lui. Parmi les pièces qu'il traduit et qui sont peut-être trop exclusivement lyriques, je distingue le ''Novembre'' de Pouschkinn, espèce d'élégie d'intérieur, et le piquant adieu du même ''à une jeune Kalmouque'' entrevue au passage, et qu'il est tenté de suivre dans la ''kibitka'', espèce de chariot couvert où elle se rembarque pour le steppe immense. Elle n'est ni jolie, ni séduisante, comme on l'entend, et n'a aucune des graces apprises :
 
::Qu'importe! ta grace sauvage
Ligne 113 :
::Et moi, j'y fus pris au passage
::Pendant un relais de chevaux.
::Qu'importe où notre coeurcœur se loge !
::Dès qu'il s'émeut tout coin lui sert,
::Salon doré, soyeuse loge,
Ligne 202 :
CE QU'IL Y A DANS UNE BOUTEILLE D'ENCRE. - Première livraison. - GENEVIÈVE, par M. Alphonse Karr (1). - On pourrait parler de beaucoup de romans : celui de M. Alphonse Karr en dispense volontiers, en nous donnant le fin mot de presque tous : ''Ce qu'il y a dans une bouteille d'encre''. Je m'en tiens d'autant plus aisément à sa ''Geneviève'', qu'elle est infiniment spirituelle et qu'elle n'a aucune espèce de prétention. Hélas ! elle n'en a pas assez. Quand on lit ces jolis chapitres courans, décousus, qui semblent des feuilletons négligemment effeuillés d'un journal, on se demande pourquoi l'auteur n'a pas daigné faire un livre, surtout le pouvant à si peu de frais. Il ne lui fallait plus qu'un peu de vouloir et ne pas mieux aimer se jouer, à chaque pause, du lecteur et de lui-même. Tel qu'il est, ce roman a de quoi plaire à quiconque n'est pas absolument dégoûté de ceux du jour. Il a des portions d'une finesse et d'une raillerie d'observations délicieuses : tout le début, qui nous déroule l'intrigue galante de Mme Lauter avec M. Stoltz, est d'une grace maligne, pleine de vérité. On y ferait à chaque pas, en se baissant, son butin de moraliste : « Chaque femme se croit volée de tout l'amour qu'on a pour une autre. » - « Mme Lauter, encore sur ce point, était comme toutes les femmes - excepté vous, madame; - elle ne plaçait l'infidélité que dans la dernière faveur. » - « On ne se dit : ''Je vous aime'', en propres termes, que quand on a épuisé toutes les autres manières de le dire; et il y en a tant que l'on n'arrive quelquefois à dire ''le mot'' que lorsqu'on ne sent plus la chose et que le mot est devenu un mensonge. » -- « La justice du monde, comme la justice des lois, ne découvre presque jamais les crimes que lorsqu'ils n'existent pas encore, ou lorsqu'ils n'existent plus. » - Mais je m'arrête, de peur du sourire de l'auteur, pendant que je me baisse à ramasser ainsi les aphorismes qu'il sème en s'en moquant tout le premier : il me ferait niche par derrière.
 
''Geneviève'' n'est pas de ces romans qu'on analyse; l'agrément en est dans le détail même. Les deux enfans de Mme Lauter, après la disparition de son mari, grandissent et deviennent, Léon un artiste charmant, Geneviève une personne adorable et sensible : Albert et Rose, leurs cousin et cousine-germaine, avec qui ils ont grandi, ont aussi une vive fleur d'ame et de jeunesse. Ces deux jolis couples se troublent en s'aimant. Mais, tandis que Rose répond à Léon, Albert ignore et méconnaît le sentiment de Geneviève, qui en souffre et qui en meurt. Cependant Mme Lauter est morte de bonne heure, et son mari, reparu incognito et assez fabuleusement, espèce de millionnaire à la façon des héros de M. de Balzac, devient comme le ''Deus ex machinâ'' des péripéties finales. A côté de scènes plaisantes d'hôtel garni et d'atelier, d'étudians en droit et d'artistes, l'auteur sait introduire de fraîches descriptions de la nature, et même de touchantes situations de coeurcœur. Pourquoi, au moment où le sérieux commence, une ironie moqueuse vient-elle gâter ou gaspiller tout cela? Je lui passerais certains chapitres où, rangeant des vers sous air de prose, il s'amuse à les faire filer comme des troupes déguisées et à mystifier le lecteur qui n'y prendrait pas garde; ces chapitres-là sont une critique lutine du jargon lyrique à la mode : ils valent mieux que notre critique sérieuse. Mais, dans l'intervalle qui sépare la mort de Mme Lauter et son enterrement, lorsqu'on en est aux vraies larmes, comment glisser sous le titre du ''Premier Jour de Mai'' un de ces chapitres bigarrés qui ont le masque d'une parodie? En suivant plus à bout la ''Geneviève'' de M. Karr, je ne finirais pas de réitérer les mêmes regrets, toujours redoublés, il est vrai, des mêmes éloges : ce qui deviendrait d'un ennui que ce léger et facile roman ne mérite pas. J'achevais de le lire mercredi matin, tandis que se faisait aux faubourgs populeux cette descente anniversaire qui, d'un seul flot, refoule notre humanité perfectible aux beaux jours de l'antique Sardanapale, et je me disais, en entendant ces échos lointains : «N'est-ce donc pas une débauche aussi que tant de grace, de sensibilité, d'esprit fin et d'observation morale, s'employant et s'affichant uniquement pour mettre du noir sur du blanc, comme on dit, et pour vider l'écritoire ? - N'est-ce pas déjà une débauche, en lisant, que de s'y plaire? »
 
Arrivons aux parties sérieuses. Il ne manque pas de fortes et doctes tentatives de nos jours : la Sorbonne, par exemple, a fourni depuis quelque temps ses thèses mémorables. Prenez garde : les thèses sont un peu les poésies lyriques des esprits solides; qu'ils en viennent, s'il se peut, bientôt, à réaliser leurs graves promesses, à fonder leur œuvre définitive mieux que les autres, et à tenir leurs ''épopées''.
Ligne 213 :
===II - Histoire et philosophie===
 
ESSAI SUR LA PHILOSOPISIE DE DANTE, par M. Ozanam (1). -M. Ozanam rappelle à un endroit de sa thèse on plutôt son livre cette phrase de M. de Lamartine : « Dante semble le poète de notre époque, car chaque époque adopte et rajeunit tour à tour quelqu'un de ces génies immortels qui sont toujours aussi des hommes de circonstance; elle s'y réfléchit elle-même; elle y retrouve sa propre image et trahit ainsi sa nature par ses prédilections. » Si les ''retours'' dont parle Vico étaient admissibles, il faudrait surtout les appliquer aux oeuvresœuvres intellectuelles dont la fortune posthume est tour à tour si diverse. Depuis trois cents ans le moyen-âge n'avait guère occupé que les érudits. Le XVIe siècle, qui était en rupture ouverte avec les âges précédens, ne faisait que le dédaigner; le XVIIe nous donnait une littérature et s'inspirait de l'antiquité en ne se souvenant guère des aïeux directs; enfin le XVIIIe, dont l'œuvre devait se traduire en résultats immédiats sur la société, ne lui réservait que des sarcasmes et du mépris. Nous, au contraire, dans la situation un peu confuse et indifférente que nous ont faite les évènemens, nous remontons sans haine à l'étude de ces âges chrétiens, et nous nous éprenons même d'admiration pour des croyances que nous n'avons plus, pour des dévouemens qui seraient au-dessus de nos forces. Triste privilège que celui des âges critiques; triste bienfait peut-être que cette impartialité devenue facile par la même aptitude successive à tous les systèmes, par le manque commun de but et de désir! M. 0zanam a emprunté à notre temps cette curiosité historique, cette sympathie pour les hommes et les choses du moyen-âge, cette justice éclectique pour tous les partis, assez générales aujourd'hui. De plus, voulant une unité qui échappe au grand nombre, il semble se rattacher par ses sympathies à cette jeune école catholique, qui n'a fait que cotoyer un instant M. de Bonald, à cette école brusquement délaissée par M. de Lamennais, et à laquelle demeurent fidèles, en philosophie M. Gerbet, en histoire M. de Montalembert. La vivacité et l'ardeur sont restées à ces écrivains, comme un nécessaire héritage de Joseph de Maistre. Ils sont absolus dans leurs assertions. Ainsi M. de Motalembert, dans sa belle monographie d'Élizabeth de Hongrie, immole complètement la littérature provençale aux trouvères (2); M. François Huet, dans une remarquable thèse, nie complètement Bacon. Je ne sais quels résultats moraux obtiendront en définitive ces courageux adeptes dans le pêle-mêle des idées et la confusion des penchans qui caractérisent notre société; mais ce qui me paraît positif, c'est qu'au point de vue de la science, il faudra beaucoup rabattre de leurs affirmations exclusives.
 
M. Ozanam appartient sans nul doute à l’école catholique, mais les inspirations qu’il demande souvent à l'éclectisme tempèrent ce qu'il y aurait volontiers d'absolu dans ses jugemens. En s'attaquant au grand génie de Dante, dont l'admirable poésie a été comme le dernier mot et le majestueux couronnement de la civilisation et des croyances chrétiennes jusqu'au XIIIe siècle, M. 0zanam s'est fait de nouveau l'interprète des tendances qui nous ramènent à l'oeuvreœuvre immense du poète florentin. Dans la ''Divine Comédie'', dans le traité de ''Monarchia'', dans le ''Convito'', dans le ''de Eloquentia, on trouve éparses les idées philosophiques de Dante, qui ne fut pas docteur en théologie, parce qu'il ne put point payer son diplôme. Réunir en un faisceau ces assertions isolées, mais qui constituent une véritable doctrine philosophique chez le poète, reconstruire avec des indications nombreuses et abondantes les croyances du plus grand poète de l'Italie et peut-être de l'Europe moderne, examiner à la lumière de Platon et d'Aristote, de saint Bonaventure et de saint Thomas, les cercles sans fin de ce poème qui suit l'homme dans sa destinée tout entière et qui ne le laisse qu'aux pieds de Dieu : tel est le but que s'est proposé M. Ozanam, et je dois dire qu'il n'est pas demeuré au-dessous de cette tâche difficile. Le mal, puis le mal et le bien dans leur rapprochement et, dans leur lutte, et enfin le bien, voilà les trois divisions philosophiques qui correspondent aux divisions mêmes du livre de Dante, et qu'a adoptées M. Ozanam. Presque toutes les questions que peuvent se poser la psychologie, la logique, la morale et la théodicée moderne, se retrouvent donc dans le cadre de Dante, et il est curieux de voir un si grand poète posséder si familièrement les secrets de la science philosophique et leur prêter le riche langage d'une oeuvreœuvre qui est devenue l'un des principaux et des éternels legs de l'intelligence humaine. Toutefois il y a une objection qu'il est impossible de ne pas faire à M. Ozanam. Malgré la tournure essentiellement philosophique de l'esprit de Dante, les allures libres de sa fantaisie me paraissent avoir été prises quelquefois par M. Ozanam trop à la lettre. A quelques endroits où il dit Platon et Aristote, je dirais plus volontiers Homère et Virgile, et je verrais çà et là la poésie dans certains vers où il voit la métaphysique. Un critique mal disposé pourrait même se souvenir de la phrase de Rabelais sur les ''abstracteurs de quintessence''.
 
Les opinions extérieures et contemporaines sont rapprochées des opinions de Dante avec une singulière perspicacité et une érudition étendue. Bonaventure et saint Thomas, et derrière eux Platon et Aristote, inspirent surtout le poète; mais M. Ozanam n'interroge pas seulement leurs écrits. Boëce, saint Denis l'Aréopagite, les admirables traités ascétiques de Hugues et de Richard de Saint-Victor, enfin toute la philosophie antérieure à Dante, sont pour M. Ozanam l'objet de comparaisons très intéressantes. Je regrette toutefois que quelques écrivains ecclésiastiques moins connus, mais aussi curieux, comme Yves de Chartres, Hildebert du Mans, Pierre de Celles, n'aient pas été cités. M. Ozanam aurait surtout trouvé des rapprochemens d'un grand prix dans ces nombreux traités mystiques, complètement inexplorés de nos jours, mais si élevés, si admirables pourtant, dont quelques-uns se rapportent aux noms oubliés à tort, d'Isaac de l'Étoile, de Garnerius, d'Helinand de Froidmont, de Serlon de Savigny, que Pez, Tissier et quelques autres collecteurs ont heureusement sauvés de la destruction.
 
J'aurais désiré chez M. Ozanam plus de rigueur et de fermeté scientifique, plus de condescendance pour ce langage ''exotérique'' dont la forme sévère séduit, un peu trop peut-être, nous le verrons tout à l'heure, l'esprit éminemment philosophique de M. Ravaisson. L'abus fréquent des images, les métaphores exagérées, des inversions prétentieuses, une manière volontairement recherchée et mystique, un ton trop ardent et que la science aimerait à voir plus contenu, déparent trop souvent l'oeuvreœuvre de M. Ozanam; son érudition solide et variée devrait aussi se garder des livres de seconde main qu'il cite beaucoup trop. Quoi qu'il en soit, malgré des défauts graves et des erreurs, ce livre est un remarquable début. M. Bach déjà, qui depuis a été enlevé, par une mort trop prompte, à l'enseignement, avait dans une thèse appréciée rapproché quelques passages de Dante des écrits de saint Thomas. L'ouvrage de M. Ozanam achève et complète ce travail. Que Dante ait été hérétique, comme l'ont voulu Foscolo et M. Rossetti; ou orthodoxe, comme l'a soutenu dans cette ''Revue'' même M. de Schlegel, comme le veut M. Ozanam, et comme nous le croyons nous-mêmes, peu importe; mais il a été un grand philosophe autant qu'un grand poète, et le nom de M. Ozanam est désormais associé avec honneur à cette assertion dans l'histoire littéraire.
 
xxxxxxxxxxxx
Ligne 245 :
On sait les infinies souffrances de l'ergastule, étroit cachot où les esclaves étaient entassés chargés de chaînes. Les gardiens les battaient chaque jour à heure fixe, afin de les former à la douleur; ils ne sortaient de la prison que pour aller au travail, et alors c'étaient des fatigues sans repos. Les plus jeunes remuaient les fardeaux, cultivaient la terre; les vieux écrasaient le grain sous la meule; et pour les empêcher de porter à leur bouche quelques poignées de ce grain, on leur attachait au cou de larges planches. Un esclave vigoureux rapportait à son maître un bénéfice net de 25 centimes par journée de travail, et, pour prix de ses labeurs, il recevait par mois vingt litres de blé environ et vingt-cinq litres de vin : ce vin, dont Caton nous a conservé la recette, était étendu de vinaigre, d'eau douce et d'eau de mer vieillie. Le prix des esclaves variait suivant leur âge, leur force, leur origine, leur beauté; les hommes nés d'une nation indépendante étaient peu recherchés des acheteurs, parce qu'ils gardaient dans la servitude des instincts de liberté. Les Espagnols se vendaient à vil prix, on redoutait leur penchant au meurtre; mais on payait largement les qualités lascives des Phrygiennes, les graces et l'esprit des femmes de Milet. Du reste, le prix des plus belles femmes s'élevait rarement au-delà de 2,800 fr. de notre monnaie. Dans la Thrace, en Afrique, dans les Gaules, il était facile d'acquérir une jeune fille pour quelques poignées de sel ou un peu de vin; en Sicile, l'échanson avait moins de valeur que la coupe. Ainsi, une pièce d'or, une poignée de sel, livraient aux plus hideuses fantaisies du vice la jeunesse et la beauté; la femme, le jeune garçon, réduits en servitude, devaient tout subir du maître et de ses amis. A Rome, la politesse voulait même qu'on offrît avant le repas des esclaves aux plaisirs des convives, et, par un singulier raffinement de barbarie et de dépravation, on imprimait avec un fer rouge des vers obscènes sur le sein des femmes quand elles avaient vieilli.
 
L'histoire de l'esclavage antique se trouve reconstituée dans ce livre, non pas toujours avec suite et méthode, mais du moins avec un intérêt soutenu. L'auteur annonce un travail général et complet; nous l'engageons à persister dans cette pensée. Mais s'il veut que son oeuvreœuvre prenne rang dans la science, il importe, avant tout, d'en faire disparaître la manière et la prétention; nous l'engageons à choisir moins légèrement ses autorités, à ne citer que des noms qui aient cours dans le monde des études sérieuses, à se défier sagement de cette école qui substitue le rêve à la déduction simple et logique, le paradoxe à la réalité. Nous insistons sur ce point; car, de notre temps, à force de chercher à être neuf, on n'arrive souvent à n'être que faux, et nous avons vu le bon sens français, si clair et si précis, se voiler complètement, même en des esprits distingués, sous les ténèbres du symbolisme et de la formule.
 
xxxxxxxxxxx
Ligne 259 :
 
 
LETTRES INÉDITES DE MARIE STUART. 1558-1587 (1). - Trente-cinq lettres inédites de Marie Stuart, son testament et diverses dépêches diplomatiques composent ce volume. L'histoire s'est émue souvent, et avec une curiosité toujours vive, au souvenir de cette triste et résignée soeursœur d'Élisabeth, qui eut ses heures de faiblesse peut-être, mais que tant de douleurs et de poésie ne donnent pas le droit d'accuser. L'histoire cependant n'a dessiné que d'une manière imparfaite et sous un jour souvent faux cette mélancolique figure. Le drame, à son tour, a demandé des inspirations à la scène sanglante du château de Fothringhay, et le drame, original ou pâle copie, me semble avoir échoué comme l'histoire. Puis sont venus les collecteurs de textes, les publicateurs exacts qui s'inquiètent peu de critique ou d'inspiration, mais dont les travaux faciles sauvent parfois de l'oubli des faits d'un intérêt réel. La vie de Marie Stuart a été, en France, à diverses époques, l'objet de recherches toutes particulières. C'est qu'en effet cette infortunée reine nous appartient par ses affections, par ses adieux que tout le monde sait, par des sympathies toujours présentes pendant une captivité de dix-huit ans.
 
La correspondance publiée par M. le prince de Labanoff est, en quelque sorte, une longue élégie : souffrances du corps et de l'ame, tortures froidement calculées, violences religieuses, affections profondément senties pour les serviteurs dévoués, tout rappelle à chaque ligne, dans ces lettres, de royales infortunes plus voisines de nous et plus profondes peut-être. Marie supporte, avec une dignité calme, ces tourmens dont elle ne prévoit pas le terme. Elisabeth est encore pour elle sa ''bonne soeursœur'', mais elle a peine à réprimer des pressentimens sinistres. « La reine, dit-elle, ne trouvera jamais tant de sûreté dans les rigueurs que je lui en offre par la seule bonne foi. Il m'est grief à supporter que je ne puis gagner qu'elle prenne quelqu'assurance en moi. » Les rigueurs, en effet, étaient souvent poussées jusqu'à la barbarie. Marie avait à subir à la fois les haines politiques et les haines religieuses. Dans une lettre adressée à Castelnau de Mauvissière, elle se plaint avec amertume de ce que Paulet, son gardien, lui refuse le droit d'envoyer quelques aumônes aux pauvres. Elle demande, comme une insigne faveur, le droit de faire remettre ces aumônes par des soldats, car elle a besoin, dit-elle, au milieu de ses ennuis, de cette consolation chrétienne; et c'est toujours ainsi, par des oeuvresœuvres pieuses, qu'elle s'efforce d'adoucir tout ce qu'il y a de tristesse et d'inquiétude dans son ame. Le malheur développe en elle une singulière tendresse de coeurcœur, et une puissance de résignation qui s'exalte encore de la ferveur de son catholicisme, car elle est catholique ferme et croyante, et l'obstination de son fils dans l'hérésie l'afflige plus que sa propre infortune; elle déclare même, dans une missive à don Bernard de Mendoça, que si l'héritier de son trône persiste à soutenir la cause de la réforme, elle léguera au roi de France la couronne d'Ecosse.
 
Ces lettres apportent-elles à l'histoire des élémens nouveaux et d'un intérêt supérieur ? Marie Stuart, Philippe II, Henri III, s'y révèlent-ils, chacun dans sa sphère si tranchée, sous un jour nouveau ? Je suis loin de le penser. Cependant, de ces confidences intimes, de ces plaintes à demi voilées de la soeursœur d'Elisabeth, s'échappent, çà et là, quelques nuances délicates qu'il importait de recueillir. La pitié qu'inspirait, à tant de titres, la reine d'Ecosse devient plus vive encore après la lecture de ces lettres, car au milieu des luttes de sa vie et de son époque, elle garde un grand côté d'ame et de coeurcœur, qui est une exception au XVIe siècle. Elle garde, surtout pour la France, pour cette terre où elle avait laissé la meilleure part de sa vie, un souvenir singulièrement vif et doux. Elle est, pour ainsi dire, de la paroisse des rois de France, et c'est aux moines de Saint-Denis, aux chanoines de Reims qu'elle demande des prières, avant de s'agenouiller près de ce billot fatal, sur ce coussin noir, que les soeurssœurs, les femmes, les maîtresses des rois d'Angleterre devaient tour à tour tacher de leur sang.
 
Quant au mode de publication adopté par M. le prince de Labanoff, il est étrangement sobre de pensées et de style. Pas un mot de pitié pour cette grande infortune, pas un jugement dans le cours entier du volume. Tout le travail de l'éditeur se borne à une exacte mais très sèche chronologie de l'histoire de Marie Stuart, de 1542 à 1587, à quelques détails graphiques, à un avertissement qui n'apprend rien; Bréquigny a fait à peu près seul tous les frais des notes insignifiantes insérées au texte. Les lettres, les dépêches se suivent brusquement, et sans qu'une appréciation nette et rapide les lie entre elles ou donne la juste mesure de leur valeur, en les rattachant aux évènemens contemporains. Procéder de la sorte, même dans une simple publication de textes, c'est se réduire au rôle utile sans doute, mais facile à l'excès, de scrupuleux correcteur d'épreuves.
Ligne 282 :
L'Opéra Italien fait cette année encore une glorieuse campagne et soutient vaillamment l'éclat des années précédentes. A l'Odéon comme à Favart, c'est toujours le même empressement, le même succès, le même enthousiasme de bon goût; il ne fallait rien moins que les voix toutes puissantes de Rubini, de Lablache, de la Grisi et de la Persiani, pour dompter la mauvaise fortune attachée aux murailles de cette salle abandonnée. Ce que Mozart et Rossini n'avaient pu faire à eux seuls et livrés à leur simple force mélodieuse, les grands chanteurs l'ont accompli. Désormais le charme est rompu, pour cette année du moins; car si cette funeste influence du quartier qui a déjà ruiné tant d'administrations diverses doit aussi se faire sentir à celle-ci, ce ne sera guère que l'hiver prochain, et encore à certains jours de représentations extraordinaires, où la location est laissée aux chances du spectacle. Pour le public des loges et des stalles, le vrai public enfin du Théâtre-Italien et du dilettantisme, il se trouve là tout aussi bien qu'à Favart, mieux peut-être; car il faut avouer que cette salle du faubourg Saint-Germain convient à ravir à ce public d'élite; il y est à son aise, il y est chez lui, ''zu hause'', comme on dit en Allemagne; pour s'en convaincre, il suffit de promener sa vue sur cet hémicycle merveilleux que forme le premier rang des loges par une belle soirée de ''Don Giovanni'' ou des ''Puritains''.
 
Le répertoire, si complet et si beau, s'est encore enrichi cette année de partitions nouvelles, et surtout d'un chef-d'oeuvreœuvre de Rossini qu'on avait eu le tort de laisser trop long temps hors de la scène. Entre tous les opéras du grand maître, ''la Donna del Lago'' est, avec ''Tancredi'', celui qui se recommande par les plus fraîches, les plus aimables et les plus mélodieuses inspirations. Certes on ne trouve dans cette musique ni le sentiment épique, ni la force de composition qui se révèlent dans la ''Semiramide'' et ''Guillaume Tell''; mais, en revanche, quelle abondance! quelle fantaisie! comme les idées coulent de source! En Italie, il y a toujours dans le bagage des musiciens de génie quelque grand chef-d'oeuvreœuvre sacrifié; or, cela ne peut-il pas se dire de ''la Donna del Lago''? Quelles que soient les beautés qui s'y rencontrent, la froideur accablante du poème et les difficultés qui entourent le rôle de Malcolm, écrit pour une voix que le public a cessé dès long-temps d'apprécier, en rendront toujours les représentations rares et monotones. Chacun pourtant connaît cette musique, chacun en sait par coeurcœur les motifs les plus heureux; et cela, grace à cette singulière habitude qu'ont tous les chanteurs italiens de transporter sans scrupule les fragmens d'une oeuvreœuvre dans une autre, et d'intervertir de la sorte tout ordre de composition. Par exemple, un musicien, le premier venu, Mozart, écrit pour l'Opéra son ''Don Juan''. On le siffle, il tombe, il n'en est plus question, et voilà le chef-d'oeuvreœuvre enseveli pour jamais dans la poussière de la bibliothèque. Mais en Italie les choses ne se passent point ainsi, et, pour ce qui est des opéras, on dépouille les morts de manière à ne leur laisser rien. Le ténor arrive le premier, et prend bien vite sa cavatine, qu'il emporte; puis survient la prima donna, qui s'empare de l’''aria di soprano''; puis enfin le maestro économe, qui recueille ses airs, ses duos et ses morceaux d'ensemble pour les faire servir à la prochaine occasion; de sorte que le public accepte en détail, à son insu, les oeuvresœuvres qu'il a d'abord répudiées. De là vous avez dans ''la Straniera''la cavatine de ''Niobe'', et l'air d’''Elizabeth'' dans ''0tello''. Certes, on ne peut nier que cette façon d'agir n'ait son côté louable, puisqu'elle impose au public, à force d'insistance, des oeuvresœuvres condamnées à tort; mais aussi, le plus souvent, combien elle dénature la pensée originelle du maître! C'est ce qui arrive pour ''la Donna del Lago''. A force d'avoir entendu cette musique en dehors du centre pour lequel Rossini l'avait composée, et de s'être habitué à l'expression arbitraire que lui donnaient les traducteurs, on n'en saisit plus qu'avec peine le véritable sens. Je ne sais si cette absence d'unité qui vous frappe dans ''la Donna del Lago'' vient de l'oeuvreœuvre même ou de l'abus qu'on en a fait. Il est impossible qu'une partition alimente dix ans d'autres partitions de sa substance mélodieuse sans perdre à ce travail quelque chose de sa propre vitalité. Une fois que les idées se sont dispersées au hasard, elles cherchent en vain à se rassembler de nouveau, car toute harmonie est dissoute, car elles ont perdu dans leurs alliances adultères cette force de concentration qui fait l'oeuvreœuvre. Cependant, quelque droit qu'on ait de contester à cette partition les qualités d'ensemble, de style et de composition, on ne peut s'empêcher de reconnaître les magnifiques beautés qui s'y rencontrent. Le finale du premier acte est un des plus vastes morceaux que Rossini ait jamais écrits, un morceau dont l'inspiration du grand-prêtre, dans ''le Siège de Corinthe'', restera l'unique pendant. Quoi de plus solennel et de plus large que cet hymne de guerre qu'entonnent les bardes en s'accompagnant sur des harpes d'or! Dès les premiers préludes de cette musique vaporeuse, vous vous sentez transporté dans un monde imaginaire, vous voyez les chantres sublimes flotter échevelés dans les brouillards de l'air; vous entendez leurs voix puissantes se mêler au vent qui gronde, au fracas du torrent qui se précipite de la montagne, aux cris de mort des guerriers farouches qui se préparent au combat et frappent sur leurs boucliers. Ossian, Scott et Rossini, quel rêve! Malheureusement vous êtes aux Italiens, c'est-à-dire dans le lieu de la terre où l'on se préoccupe le moins de ce qui touche à l'idéal; et ce sentiment d'épouvante qu'émeut en vous le songe fantastique du grand maître se dissipe aussitôt à la vue de ces huit ou dix pauvres diables affublés de perruques monstrueuses, et qui, pâles, ébouriffés, chantent faux à tue-tête, et promènent entre deux morceaux de bois vermoulu leurs doigts énormes qui pincent le vide. Le duo du second acte, entre Malcolm et la mystérieuse dame, débute par une phrase pleine de grandeur et de noblesse, à laquelle succède un agitato sublime, et dont Paisiello eût envié l'expression dramatique.
 
On peut dire que, depuis la Monbelli et la Sontag, les traditions mélodieuses du rôle si frais et si pur d'Elena se sont perdues : ce n'est pas que la Grisi ne rencontre par intervalle quelques beaux élans dans sa voix ou son geste; nais tout cela se fait sans succession, sans ordre, sans intelligence de l'ensemble du caractère, comme au hasard. Dans le quatuor du premier acte, lorsqu'elle refuse l'époux qu'on lui destine, et, suppliante, éperdue, en butte à la colère de son père outragé, s'efforce de contenir la haine de son amant, l'expression de la Grisi est parfaitement belle et dramatique. On retrouve bien, à la vérité, dans cette façon de porter ainsi brusquement son corps en arrière et de le laisser peser sur sa jambe ployée, un geste qu'affectionnait la Pasta. Mais, en pareil cas, peu importe l'imitation, et d'ailleurs la Grisi n'a jamais prétendu créer les beaux effets qu'elle produit. Du reste, c'est l'unique fois qu'elle prend la peine de s'émouvoir dans la soirée, et dès ce moment, soit qu'elle se sente épuisée par l'élan naturel et généreux où elle vient de s'abandonner, soit qu'elle ne trouve pas cette musique digne de ses efforts, de son talent, elle ne fait plus que traverser la pièce dans une indifférence absolue de tout ce qui se passe, et, comme l'Hélène antique, absorbée par la contemplation de sa propre beauté. Une chose aussi qu'on ne saurait trop déplorer chez la Grisi, c'est cette absence de toute élévation dans la méthode, de toute largeur dans la manière de poser la voix, de toute intelligence des moindres artifices de la respiration. Ce qu'elle tente est toujours net, limpide, agréable, merveilleux, mais la plupart du temps en reste là, et son ame de cantatrice, agissant sur son gosier sonore, ne dépasse guère les fonctions du marteau qui provoque la vibration d'un timbre métallique. Quant à Mme Albertazzi dans le rôle de Malcolm, je ne sais à qui la comparer, si ce n'est à Mme Albertazzi dans celui d'Arsace. Qui donc a pu inspirer à cette cantatrice l'idée malencontreuse de prendre les parties de contralto ? Autrefois, lorsque sa voix s'exerçait dans la gamme du mezzo soprano, on l'entendait à peine; que dire maintenant qu'elle s'est abîmée dans la profondeur des registres du contralto? Du reste, Mme Albertazzi semble elle-même tout aussi convaincue qu'on peut l'être de l'insuffisance de son organe, et, pour avertir le public de sa présence, elle invente un stratagème des plus ingénieux. Voyant que l'orchestre est assez impertinent pour étouffer sa voix, Mrne Albertazzi imagine de chanter sans lui. Ainsi, dans l'entrée de Malcolm, au premier acte, elle épie le moment où les fanfares ont cessé pour émettre une note bizarre à laquelle elle s'efforce de donner, avec une affectation risible, l'accent le plus mâle qu'elle trouve dans sa poitrine et que chacun prend pour un bruit que l'écho de la salle renvoie à ses oreilles. Rubini chante, au second acte de ''la Donna del Lago'', une cavatine qu’on peut avoir entendue autrefois dans ''Ricciardo et Zoraïde''. Je ne sais au juste à laquelle de ces deux partitions elle appartient; mais ce qu'il y a de certain, c'est que David la chantait dans ''Ricciardo'', et la chantait à ravir. Rubini dit cette cavatine avec une puissance d'organe, une facilité de vocalisation qui tiennent du prodige; large et pathétique dans l'adagio; vif, entraînant, prodigue de richesses frivoles et de traits éblouissans dans la cabalette, qu'il ''enlève''. Cependant, s'il fallait opter, dans ce morceau, entre Rubini et David, il me semble que je n'hésiterais pas à me décider pour ce dernier. Il y avait sans doute chez David moins d'éclat et de séduction, mais, à coup sûr, plus de passion chaleureuse et d'enthousiasme sincère. On sait quel étrange chanteur était cet homme, surtout vers les dernières années de sa carrière musicale. Il n'avait, la plupart du temps, qu'un éclair par soirée, mais un éclair de génie : il fallait, pour un moment d'émotion vraie, supporter durant trois heures toutes les pasquinades ridicules de son extravagante personne; mais aussi, quand venait ce moment tant désiré, qui jamais regretta de l'avoir payé trop cher? On se souviendra toujours du David de l'admirable duo de ''la Gazza'', lorsque son inspiration s'allumait tout à coup à l'étincelle du génie de la Malibran, et grandissait ensuite, dévorant tout autour d'elle; du David de la cavatine de ''Ricciardo'' : on ne voyait plus alors le soldat grotesque ou le Turc affublé d'oripeaux ramassés au hasard à la friperie, mais le chanteur sublime dont l'inspiration s'exhalait en notes de flamme. Le triomphe de Rubini est toujours la cavatine de la ''Niobe''.
 
Nous ne parlerons pas de ''Roberto Devereux'', hâtive production d'un maître que sa facilité déplorable égare. Quels que soient les dons que vous teniez de la nature, un opéra ne s'improvise pas en quelques jours; on n'aboutit de la sorte qu'à mettre au monde des ébauches dont nul ne vous sait gré, car le plus souvent ces tristes oeuvresœuvres, fruits de l'insouciance ou de l'orgueil, échouent devant le public. Et quant à la critique, elle n'a garde de s'en occuper. La critique, en effet, serait bien dupe de prendre au sérieux des choses que leur auteur lui-même traite avec si peu d'importance. Donizetti a mieux réussi avec ''l'Elisir d’Amore''. Ce n'est pas qu'il y ait dans cette partition beaucoup plus de soin et d'invention que le maestro n'a coutume d'en mettre dans ses oeuvresœuvres. Mais au moins cette fois, on peut le dire, il a été mieux inspiré; la veine mélodieuse s'est ouverte, et de grosses larmes de joie ont coulé, de sorte qu'à cette malheureuse imitation d’''Anna Bolenna'' a succédé un excellent opéra bouffe, écrit dans les meilleures traditions de l'ancienne école italienne, une musique facile, joyeuse, épanouie; une musique, après tout, d'assez bon aloi. Comme on le pense, on n'a pas manqué de comparer l'opéra de Donizetti au ''Philtre'' de M. Auber, et cependant il n'existe pas entre ces deux partitions le moindre lien de parenté. Chacune a son mérite qui lui est propre, et ses raisons de succès qu'elle peut réclamer sans partage. Bien plus, les deux poèmes, malgré leur apparente identité, ont chacun une existence bien marquée, et, pour peu qu'on y réfléchisse, on verra comme ils inclinent vers des sentimens contraires. Ainsi, la pièce française, en se transformant, exagère tout de suite son expression, et prend, en passant dans la langue du Tasse et de Cimarosa, deux élémens nouveaux, le bouffe et la sentimentalité pastorale du pays de Scaramouche et d’Aminta, c'est-à-dire la poésie de l'esprit, que M. Scribe ne pouvait lui donner, lui qui n'a que l'esprit. La musique de M. Auber est vive, ingénieuse, charmante, d'une gaieté toute française, c'est-à-dire d'une gaieté qui ne va jamais au-delà du sourire. Celle de Donizetti, au contraire, aborde la situation sans scrupule, largement bouffe avec le charlatan, passionnément mélancolique et tendre avec ce berger transi qui se lamente au bord du ruisseau. Après tout, la musique ne vit guère que de sentimens exagérés; les Italiens l'ont compris, eux qui ont inventé pour elle le grotesque et la pastorale, et voilà sans doute pourquoi les Italiens sont de plus grands musiciens que nous. Le duo entre Adina et le charlatan, au second acte de ''l'Elisir d'Amore'', peut passer pour un petit chef-d'œuvre; c'est là un duo bouffe composé à souhait pour la voix et pour le geste, un morceau conduit à merveille, où rien ne manque, ni le trait agile pour la cantatrice, ni le récit ''staccato'' du basso; et lorsque, vers la fin, survient tout à coup cette cabalette si heureuse, que la Persiani dit avec tant de grace, de coquetterie et de malice, et que Lablache accompagne avec un si parfait comique, on ne peut s'empêcher de trouver tout cela charmant. Depuis le duo de la ''Cenerentola'', on n'a rien écrit en Italie de plus amusant et de plus gai que ce morceau. Il faut dire aussi que la Persiani et Lablache y sont à ravir. Quelle pureté, quelle grace, quelle irréprochable vocalisation chez la ''prima donna'' ! Et chez le sublime ''basso cantante'', quelle verve, quel aplomb, quelle imperturbable sûreté dans sa manière d'attaquer la note! Vraiment, plus on se sent d'aise à l'exécution d'une pareille musique, plus on regrette de voir le discrédit où tombe de jour en jour ce genre si précieux, qui pourtant amusait nos pères. On ne peut le nier, l'opéra bouffe sen va. Lablache est le dernier Geronimo, le dernier marquis de Montefiascone, le dernier Dulcamara. Aux Italiens, à l'Opéra, à la Comédie-Française, il y aura toujours des épées et des poignards, des coupes pleines de poison et des grincemens de dents; il y aura toujours des princesses amoureuses et de mélancoliques jeunes gens, auxquels ne manqueront, dans leurs plaintes, ni les belles mélodies, ni les beaux vers; mais le rire si généreux, si bon, si sympathique, le rire épanoui de Molière et de Cimarosa, quand Leblache n'y sera plus, qui nous le rendra ?
 
L'Opéra a retrouvé, avec M. de Candia, ses magnifiques soirées de Robert-le-Diable. Le chef d'oeuvreœuvre, vieilli dans les triomphes, s'est de nouveau fait jeune, grace aux miracles de cette voix si sonore, si pure, si mollement flexible. Il en est un peu de Robert-le-Diable comme de ces vieux rois qui, arrivés au terme d'une longue carrière, se versaient dans la veine, pour revivre, un sang jeune et vermeil, avec cette différence toutefois, que les vieux rois francs n'en mouraient pas moins, et que la partition de Meyerbeer a reconquis à cet expédient toute la vaillance de sa puissante jeunesse. La voix de M. de Candia est un ténor d'une richesse inouïe, auquel une vibration toute juvénile donne par momens l'expression du ''contraltino''. Ample, facile, toujours agréable, elle parcourt la gamme la plus étendue, et s'élève en son de poitrine du ''re'' au ''si naturel'', qu'elle attaque avec une singulière plénitude. Les sons du ''medium'' sortent un peu voilés, et, selon moi, il y a un charme inexprimable dans ces légers brouillards que les belles voix ont seules, et qui ressemblent aux petites vapeurs d'une fraîche matinée de printemps. M. de Candia n'est pas un comédien de l'école de Nourrit; il lui suffit de ne jamais faire défaut à l'expression du moment, et, raisonnablement, c'en est assez pour un chanteur. Quant au reste, il y a dans son air et ses façons d'agir sur la scène une sorte de ''morbidezza'' dans la désinvolture, qui n'est pas sans élégance, et rappelle un peu le gentilhomme dans le chanteur. M. de Candia étudie en ce moment le rôle du comte Ory, et, dans quelques jours, la musique si vive, si aimable, si ingénieusement mélodieuse de Rossini sera, pour le charmant ténor, un nouveau motif de succès, car l'élément naturel de cette voix heureuse, c'est le chant italien.
 
On se souvient d'une ravissante fantaisie d'Hoffmann, ''Chiara'', cette blanche soeursœur de ''Mignon'' et de ''Preciosa'', qu'un charlatan exploite, et qui dit à tous la bonne aventure dans une boule de cristal. Cette idée du conteur de Berlin vient d'inspirer à M. de Saint-Georges le plus charmant ballet qui se puisse voir.
 
En général, je trouve qu'on a tort de traiter si lestement ces sortes d'imaginations, et qu'un poème d'opéra ou de ballet ne mérite pas toujours le dédain qu'on affecte à son égard; il est peut-être plus difficile qu'on ne pense de trouver une idée qui se chante ou qui se danse, et de la mettre en oeuvreœuvre selon les conditions de la musique ou de la chorégraphie. Aussi, je ne partage nullement, sur ce point, l'opinion des Italiens, et ne saurais m'accommoder du système de Vigano, qui prétend que toute action dramatique est propre à faire une excellente pantomime, et qu'il suffit d'arracher la langue au premier personnage de tragédie, pour qu'il devienne à l'instant même un admirable héros de ballet. Othello, Macbeth, Hamlet, réduits à de semblables proportions, m'ont toujours paru souverainement ridicules. Pourquoi ôter la voix à ces passions sublimes qui ont tant de choses à nous apprendre des mystères du coeurcœur? La mythologie, la légende, l'histoire, abondent en imaginations dramatiques, lyriques, chorégraphiques, en personnages tellement organisés, que leur passion est faite pour se répandre en phrases déclamées, en airs mélodieux, en gestes; le tout, c'est de savoir choisir. Par exemple, si les Grecs ont connu ce genre de spectacle, Hélène, la beauté pure, mais impassible, inerte, préoccupée sans cesse de sa pose harmonieuse ou de son geste, Hélène a dû être chez les Grecs un admirable personnage de ballet. A coup sûr, on n'en peut dire autant d'Hécube ou d'Andromaque. La tragédie trouve ses sujets dans le coeurcœur humain; le ballet a les champs du merveilleux et de l'excentrique pour domaine : l'air lui donne ses sylphides; le Danube, ses filles; la terre, ses bohémiennes et ses courtisanes. Mais de la passion, il ne prend que le côté réel, qui va au sens, le côté plastique, de sorte qu'en un véritable ballet, du commencement à la fin, tout est clair, jusqu'au moindre détail, et se laisse si facilement saisir, qu'on oublie de regretter la voix absente. Trouvez un langage plus éloquent que la pantomime vaporeuse de Taglioni dans ''la Sylphide'' ? Quel récit vaudrait ''la Cachucha''? Le ballet nouveau a du moins le mérite d'être un sujet bien trouvé pour la danse cette action nette, rapide, dramatique, se lie et se dénoue sans la moindre obscurité ; tout s'y enchaîne à souhait pour le plaisir des sens, et c'est la danse seule qui fait tous les frais de la soirée. Il y a surtout, au second acte de ''la Gypsy'', une scène charmante, et que je veux louer tout à mon aise. Le peuple des Bohêmes, irrité contre sa souveraine qui l'empêche d'arrêter les passans au coin de tous les carrefours, se révolte et refuse, par un beau jour de fête, d'aller gambader sur la place. En vain la reine d'Égypte commande, en vain elle supplie, la race des bandits, conduite par un mauvais drôle à face patibulaire, reste les bras croisés et persiste dans sa rébellion, lorsque tout à coup survient la Gypsy, qui, au lieu de s'emporter ou de tomber à leurs genoux, danse tout simplement devant eux, et, les fascinant sans qu'ils s'en doutent, les entraîne sur ses pas. Cette femme, qui met en danse toute une tribu de bandits mutinés, est une imagination heureuse qui, au théâtre, ne pouvait manquer de réussir. Du reste, Fanny Elssler conduit cette scène avec un art infini, une expression irrésistible de grace, de coquetterie et de volupté. Il faut voir comme elle va de l'un à l'autre, comme elle s'anime par degré jusqu'au délire des sens : elle danse d'abord avec insouciance, puis avec chaleur, puis avec enthousiasme et frénésie. Alors ses regards s'enflamment, son sein palpite, ses bras épuisés battent ses hanches; c'est la véritable fille de Bohême, la Zingara lascive qui cherche, dans ses jeux effrénés, l'oubli de la misère ignoble qui l'oppresse et la révélation des brillantes voluptés qu'elle rêve. Le pas des deux soeurssœurs sur la place du marché abonde en combinaisons ingénieuses, en poses pleines d'harmonie et d'abandon. Fanny rase le sol, comme toujours, sans s'élever aux sphères vaporeuses de Taglioni; et Thérèse, la grande Thérèse, mesure l'espace avec des allures gigantesques, qui ne conviennent guère au nom merveilleux, qu'elle porte dans ce ballet. Qui donc, en effet, a pu imaginer de donner à Thérèse Elssler le petit nom de Mab ? Voilà, certes, une étrange rencontre, et je ne vois pas quels rapports peuvent exister entre cette personne hardie, impérieuse, au col tendu, aux grands airs de Judith, avec la fée invisible des rêves de Mercutio. Tout à coup Fanny reparaît vêtue à la hongroise, sa taille serrée dans un étroit corset de velours épinglé, ses pieds dans des bottines rouges à éperons d'or, qui battent la mesure avec un tintement métallique, et la mazurka va son train. Il y a vraiment un charme inouï dans cette danse variée et changeante, qui se ploie avec la souplesse de reins d'une jeune espiègle de seize ans, et se redresse tout à coup avec l'allure fringante d'un lieutenant de hussards ; c'est ainsi que devaient danser les Amazones sur les rivages embaumés de la Colchide. Quoi qu'on dise, tout ce qui porte en soi un caractère de nationalité exerce sur l'esprit une irrésistible influence : je parle ici de la danse comme de la musique, comme de la poésie. C'est quelque chose qui n'a rien à démêler avec l'art, quelque chose de mélancolique et de mystérieux qui vous ravit par-delà les fleuves et les montagnes, et fait qu'on se sent tout à coup dans l'ame le désir de connaître un pays, ou le regret de l'avoir quitté. - La musique de cet acte est tout entière de Weber, qui, par une modestie qu'on ne peut expliquer, persiste à se dérober à l'admiration de la foule sous le pseudonyme d'Ambroise Thomas. L'illustre auteur de ''Freyschütz'' et d’''Oberon'' a pourtant eu parmi nous d'assez glorieux succès pour ne pas devoir craindre de s'abandonner franchement au public, d'autant plus que la partition dont nous parlons ne saurait compromettre sa renommée le moins du monde, composée, comme elle est, de sublimes fragmens consacrés depuis long-temps par l'admiration publique et choisis avec goût dans son oeuvreœuvre. Les idées s'y succèdent avec une rapidité miraculeuse, jamais on n'avait vu pareilles richesses : ''Freyschütz, Oberon, Preciosa'', tout cela tient dans un acte. Aux phrases si profondément originales de ''Preciosa'', cette musique toute empreinte de la poésie des brigands de Schiller, l'auteur a mêlé avec un art exquis les plus délicieux motifs hongrois qu'on joue à Vienne, et qui sont d'un effet ravissant. En somme, c'est là, un succès fait pour accroître encore parmi nous la gloire de Weber. C'est pourquoi nous désirons vivement qu'il prenne sa place sur l'affiche et n'usurpe pas plus long-temps le nom d'Ambroise Thomas, qui appartient à un jeune compositeur de mérite et d'avenir, dont on chante les partitions à l'Opéra-Comique.
 
On répète toujours activement la partition nouvelle de M. Auber, et les amis de l'administration disent déjà merveilles de cette musique toute paisible, toute sereine, tout aimable et mélodieuse, et qui doit dissiper les vapeurs malsaines qu'ont laissées dans l'atmosphère de l'Opéra les psalmodies lugubres de ''Guido'' et les ophicléïdes de ''Cellini''. Si l'on en croit les bruits qui courent, toutes les parties du chant auraient été sacrifiées au rôle de Mlle Nau, qui représente la soeursœur des fées. On a peine à s'expliquer quelles raisons ont pu décider M. Auber à commettre les destinées de son oeuvreœuvre dans cette voix pure et flexible à la vérité, mais si fluette qu'elle se laisse à peine entendre. Sans doute, cette fois encore, M. Auber aura obéi à cet ascendant irrésistible qui lui fait chercher le talent de Mme Damoreau jusque dans ses plus pâles reflets. Quoi qu'il en soit, Mme Dorus a rendu son rôle, et la partie de cette charmante cantatrice sera nécessairement abandonnée à quelque talent secondaire qui n'aura point sans doute les mêmes raisons pour ne pas vouloir reconnaître la royauté de mademoiselle Nau. Ensuite viendront les débuts de Mlle Nathan, l'élève affectionnée de Duprez. Il est temps que l'Opéra trouve enfin une ''prima donna'' capable de tenir tête aux grands rôles du répertoire. Tant que l'état de la voix de Mlle Falcon a laissé quelque espoir, on n'a pas dû se montrer trop exigeant; mais aujourd'hui que toute chance de retour est perdue, il faut absolument qu'on sorte d'un provisoire dont ni le publie, ni les maîtres ne sauraient s'accommoder désormais, et que l'élève de Duprez se produise à la place de l'élève de Nourrit, éloignée de la scène. Alors seulement on retrouvera les splendides soirées des ''Huguenots''; car, pour quiconque n'ignore pas les profondes ressources de l'art du chant, il n'est pas douteux que Duprez, qui n'a guère été soutenu jusqu'ici que dans les rares duos qu'il chante avec Mme Dorus, ne puise une force nouvelle d'inspiration dans le voisinage d'une jeune cantatrice, sinon son égale, du moins digne lui.
 
La partition de M. Meyerbeer ne sera guère livrée à l'Académie royale de musique avant l'hiver prochain. En attendant, l'illustre maître travaille à composer, avec de bien précieux fragmens laissés par Weber, une oeuvreœuvre que le roi de Saxe attend pour l'inauguration de la nouvelle salle qui se construit à Dresde. L'intendant de la musique de sa majesté est en ce moment à Paris pour ce sujet, qui se traite comme une affaire d'état à la légation de Saxe, chez le baron de Koeneritz. - On a parlé de changemens dans l'administration de l'Opéra : il a été question en effet de M. Viardot à la place de M. Duponchel , et d'une combinaison immense qui réunirait dans les mêmes mains le Théâtre-Italien, l'Académie royale et le Queen's-Theatre. Mais tous ces grands projets ont échoué, du moins pour ce qui regarde l'Opéra. On ne saurait trop louer la commission du zèle qu'elle a mis en cette affaire. Rien n'est plus déplorable en effet que ces sortes d'abdications à prix d'or; il en résulte un grand dommage pour l'art dont les intérêts sont abandonnés le plus souvent à des entrepreneurs qu'aucun antécédent ne recommande, et la dignité du théâtre en souffre presque toujours Lorsqu'un ministre vous accorde le privilège de l'Opéra, c'est apparemment pour que vous l'exploitiez à vos risques et périls, jusqu'à l'expiration du bail, et non pour que vous saisissiez la première occasion de vous en défaire. - C'est M. de Coigny qui remplace M. de Choiseul dans la présidence de la commission des théâtres royaux. L'opinion publique avait désigné tout d'abord M. le marquis de Louvois; M. de Louvois, dans une lettre pleine de modestie et de réserve, a déclaré qu'il se contenterait d'entrer dans la commission en qualité de simple membre. Et certes, ce serait là un choix auquel on ne saurait trop applaudir : la musique ne peut que gagner à l'influence du noble pair dont chacun connaît le goût exquis et le dilettantisme éclairé.
 
Le théâtre de la Bourse a représenté, à quelques semaines de distance, deux opéras nouveaux de M. Adam, ''le Brasseur de Preston'' et ''Régine''. M. Adam a pour lui cette triste facilité d'écrire que nous déplorions tout à l'heure chez Donizetti. Il faut absolument que chaque année M. Adam produise ses trois partitions; les temps où l'auteur du ''Postillon de Lonjumeau'' ne fait que six ou sept actes en douze mois, sont pour lui des temps de sécheresse et de disette. Sérieusement, quel résultat peut-on attendre d'un tel abus des meilleures facultés, quand on pense que Weber n'a composé dans sa vie que cinq partitions? Cependant il est impossible de ne pas reconnaître çà et là dans le ''Postillon de Lonjumeau'', dans ''le Fidèle Berge''r, dans ''le Brasseur de Preston'', etc., certaines qualités bouffes qui, sagement réglées, auraient, sans aucun doute, abouti à d'excellentes fins; mais tout cela s'en va se perdre dans un fatras de notes assemblées sans choix, au hasard, comme elles se présentent, et dont la disposition mesquine décèle l'ouvrier hâtif plutôt que le maître sérieux. Que dire maintenant de ''Zurich'', de ''la Mantille'' et de ces partitions en un acte de toute espèce, sortes de fleurs inodores qui poussent par milliers sur le sol de l'Opéra-Comique, et meurent sans laisser dans l'air la moindre trace mélodieuse? Il semble, en vérité, qu'on devrait avoir plus d'égards pour les jeunes musiciens qui débutent; il suffirait pour cela, au lieu de les accueillir au hasard, comme on fait, de choisir avec soin dans le nombre, et, quand on en aurait trouvé un digne de se produire, de lui confier une oeuvreœuvre où son talent pût se développer à loisir. Tout au contraire, on obéit à je ne sais quel article d'un règlement stupide qui dit que tout lauréat de l'Institut, à son retour de Rome, peut prétendre à faire représenter un acte à l'Opéra-Comique. Or, je vous le demande, que signifie un pareil début? Quel parti voulez-vous qu'on tire d'une forme étroite et mesquine qui n'admet ni symphonie ni morceaux d'ensemble, et fait son affaire d'une ariette pour le gosier de Mlle Berthault? Aujourd'hui, un musicien qui écrit un acte pour l'Opéra-Comique, fût-il le chevalier d'Alayrac, cet aimable génie, sait au fond qu'il ne travaille que pour l'indifférence publique. Nous nous rappelons à ce propos une contestation des plus curieuses survenue entre le directeur du théâtre de la Bourse et le directeur du théâtre de la Renaissance. M. Crosnier prétend que M. Anténor Joly, dont le privilège ne s'étend pas au-delà des ''vaudevilles avec airs nouveaux'', se permet de jouer des opéras-comiques, et réclame de lui toute sorte de dommages et intérêts. On le voit, le moment serait mal choisi pour discuter le mérite d'une oeuvreœuvre telle que ''Lady Melvil'' ou ''l'Eau merveilleuse''. Il s'agit de savoir si la musique de M. Grisar est de la musique; nous n'oserions, quant à nous, nous prononcer sur ce point: la cour royale en décidera. En attendant, Mme Damoreau est rentrée au milieu d'un tonnerre d'applaudissemens et d'une pluie de fleurs. La voix de Mme Damoreau n'a guère subi d'altération; c'est toujours la même souplesse, la même flexibilité suave; c'est toujours ce talent ingénieux à suppléer par toute sorte de coquetteries vocales à la sonorité d'organe qui lui manque. Grace aux mille artifices dont elle sait disposer, grace surtout à la sollicitude du public de l'Opéra-Comique qui retient son souffle sitôt qu'elle fait mine de vouloir émettre un son, Mme Damoreau pourra chanter jusqu'à son dernier jour. Avec Mme Damoreau, ''le Domino noir'' a reparu; on se presse maintenant au théâtre de la Bourse, on applaudit, on se laisse ravir par les folles gentillesses de cette charmante musique de M. Auber. Mme Damoreau est le vrai rossignol de ce pays; dès qu'elle se tait, on devient morne et triste, la solitude règne partout; mais aussi, à son retour, quelle joie! Les vieux arbres poudreux de l'Opéra-Comique semblent reverdir; le printemps se fait; il n'y a pas jusqu'à M. Moreau-Sainti qui ne retrouve un brin de voix dans son gosier. - On s'occupe d'une partition nouvelle que M. Halévy vient d'écrire pour l'élégante cantatrice d'Auber. Le chantre de ''la Peste de Florence'', après avoir labouré vainement dans ses profondeurs le sol ingrat pour lui de l'Académie royale de musique, se voue au culte des muses paisibles. Nous souhaitons sincèrement à M. Halévy un succès sérieux et capable de le consoler des récentes mésaventures de ''Guido'' et ''Ginevra''.
 
Les concerts se succèdent avec une rapidité sans exemple; ce ne sont de toutes parts que séances et matinées de musique instrumentale, de musique vocale, de musique de chambre; que sais-je? Quand les mots ne suffisent plus, on en invente, et du reste, au fond, les choses ne varient guère. Quelle que soit l'affiche ambitieuse qui vous leurre, vous n'échappez pas aux pianistes qui font d'ordinaire à eux seuls tous les frais de ces réunions monotones. La race des pianistes a singulièrement multiplié depuis quelques années ; ils sont si nombreux maintenant, qu'on ne les peut compter : il y en a de tendres, de passionnés, de rêveurs, de mélancoliques et de catholiques, et, chose étrange! tous ont la puissance et le génie; tous portent à leurs fronts illuminés le signe glorieux et fatal. On dirait qu'il en est de la tribu des pianistes comme de la race juive, et que le ciel répand sur elle à tout instant des dons sublimes qui, dispensés autrement, suffiraient pour alimenter durant trois siècles la poésie et les autres arts. Dès qu'il s'agit du piano, le talent n'est plus de mise; il faut absolument parler de génie : le génie a si bon air lorsqu'il provoque avec ses doigts de flamme la sonorité du clavier ! Et cependant, au fond de tout cela, combien de tristes imitateurs, combien de médiocrités sonnantes pour deux maîtres vraiment reconnus, Thalberg et Listz! je ne dis par Chopin, fantôme vaporeux que l'imitation ne peut saisir. Au-dessus de ce petit monde règne la société des concerts. La symphonie en ''ut'' mineur, la symphonie en ''la'', les ouvertures d’''Oberon'', de ''Freychütz'', d’''Euryanthe'', de ''Coriolan'' et de ''Fidelio'', que dire d'un pareil répertoire? Nous avons eu tant de fois l'occasion de saluer ces chefs-d'oeuvreœuvre, que nous ne saurions en parler sans retomber dans les mêmes formules d'admiration et d'enthousiasme. Il y a des beautés si incontestables, si radieuses, si sincères, qu'elles se proclament d'elles-mêmes. Que penserait-on d'un homme qui, dans son culte religieux pour les merveilles de la nature, se croirait obligé d'écrire de belles pages à la louange du soleil chaque fois qu'il se lève? L'orchestre du Conservatoire a exécuté au premier concert un fragment du troisième quatuor de Beethoven avec cette verve précise, cet entraînement plein d'exactitude qu'on ne trouve que là. Cette manière de multiplier les parties et d'exécuter en symphonie la plupart des quatuors de Beethoven a fait grand bruit en Allemagne, et tient en émoi les plus illustres dilettanti de Vienne. Les uns prétendent que la musique des quatuors ne peut que gagner beaucoup à cette innovation; les autres soutiennent qu'elle y perd; il y a même à ce sujet un pari de vingt mille florins, dont le baron de P. a confié la solution à la sagesse d'un grand maître en ce moment à Paris. Nous ne savons à laquelle de ces deux opinions le célèbre musicien donnera gain de cause; cependant il nous semble qu'en pareil cas on pourrait répondre à la fois oui et non : oui, dans les parties symphoniques du morceau; non, dans les parties concertantes. En somme, nous pensons qu'on ne saurait avoir trop de respect pour le génie, et qu'il convient, autant que possible, de produire ses oeuvresœuvres dans la forme qu'il s'est plu à leur donner. Quand Beethoven composait un quatuor, ce n'était pas une symphonie qu'il prétendait faire, et ni l'exécution prodigieuse de la société des concerts, ni l'exemple de la sonate en ut mineur de Mozart, convertie en symphonie aux applaudissemens de toute l'Allemagne, ne nous sembleraient des raisons suffisantes en un tel débat.
 
On s'entretient beaucoup dans le monde, cet hiver, de Mlle Pauline Garcia; on la recherche partout, on l'applaudit, on la fête comme un souvenir de la Malibran, dont elle a par momens l'inspiration généreuse et la flamme sacrée. La voix de Pauline est tout simplement cet admirable mélange du contralto et du soprano qui se transmet par héritage dans la famille des Garcia. Cependant, jusqu'ici, le contralto domine, les notes graves sortent pleines, vibrantes, bien nourries, tandis qu'on sent dans le haut comme une légère incertitude qui vient sans doute de l'extrême jeunesse de la cantatrice. Sa voix de soprano n'a encore ni toute sa portée ni tout son timbre; elle hésite, elle ploie; on dirait un jeune faon qui vient de naître et dont les jambes tressaillent et fléchissent. Plus tard, quand il aura brouté les feuilles des arbres et bu l'eau claire de la fontaine, les forces lui viendront, et le jeune faon bondira d'un pied sûr à travers les joyeuses campagnes, et franchira, sans que rien l'arrête désormais, les fossés et les taillis. Ainsi de Pauline Garcia il faut que cette voix adolescente se fortifie dans l'étude et le repos. Malheureusement le succès l'a prise sur ses ailes, et Dieu sait où il la conduit. On lui répète tant chaque jour qu'elle a du génie, et qu'il lui suffira de monter sur la scène pour prendre aussitôt la place de la Malibran, que je crains bien que la tête ne lui tourne. Par exemple, on a peine à voir cette voix puissante, faite pour se former à la grande école de Crescentini et de Garcia, se dépenser en chansons de ''contrabandista'' et en tyroliennes. Cela est charmant et merveilleux, je l'avoue; on se pâme d'aise aux inspirations de Mlle Puget et de M. de Beauplan, bien autrement, ma foi, que s'il s'agissait de Mozart ou de Cimarosa; et puis Pauline dit ces petits airs avec tant de charme, et puis elle a pour elle l'exemple de sa soeursœur ! Oui , mais lorsque la Malibran s'abandonnait à ces caprices, sa renommée et sa gloire étaient déjà fondées; elle avait joué Desdemona, Arsace, Romeo, Rosina, Ninetta, tous ses rôles enfin; elle avait fait ses preuves dans la grande musique. Aussi on l'applaudissait sans arrière-pensée, et ses amis la laissaient se délasser par là des fatigues énervantes de l'inspiration. Mais, ici, peut-on dire qu'il en soit de même? Pauline Garcia n'a révélé encore que des dispositions magnifiques, à la vérité, mais que nul grand rôle créé ne consacre encore parmi nous. C'est l'heure de rassembler toutes ses forces, et elle semble prendre plaisir à les éparpiller : sa voix naissante, encore frêle en certains endroits, ne peut que contracter de fâcheuses habitudes dans la pratique de ce genre mesquin. Chanter en quatre langues dans la même soirée, est un luxe qui témoigne d'une aptitude merveilleuse, mais dont la musique tient moins de compte que d'une scène de Paisiello ou de Mozart, dite dans le style et l'expression des maîtres. Après tout, il n'y a pour le chant qu'une langue, l'italien.
 
On peut dire que la Malibran revit parmi nous; de tous côtés les souvenirs de ce génie harmonieux se réveillent. Avant que Pauline Garcia ne nous eût rendu quelque chose de l'inspiration ardente de sa sœur, Mme la comtesse Merlin avait écrit sur la sublime cantatrice un livre plein de mélancolie et d'intérêt, semé çà et là d'aimables digressions musicales et de fort ingénieuses critiques. Nous n'aimons pas ces lettres que Mme Merlin a cru devoir ajouter comme appendice. Cet en-train familier, ce ton de mauvaise plaisanterie, que nul trait d'esprit ne rachète, ne conviennent ni à l'élégance du livre, ni à l'idéal qu'on se fait de l'héroïne. Il n'est pas permis à Sémiramide ou à Desdemona d'écrire de pareilles fariboles. Nous conseillons vivement à Mme la comtesse Merlin de retrancher ces pages à une nouvelle édition. Pour revenir sur le sentiment critique de ce livre, nous citerons çà et là d'excellentes appréciations de la Pasta, de la Pisaroni, de Garcia et de tous les chanteurs de la grande école italienne. Personne plus que Mme Merlin ne semblait être appelé à ce genre de travaux. Cantatrice du premier ordre elle même, sa voix doit confier nécessairement à sa plume bien des mystères qu'on ignore. On rencontre en outre dans ce livre certaines petites remarques qui, pour ne point toucher aux plus hautes questions de l'art, ne sont pas sans attrait ni sans charme ; celle-ci, par exemple : « Maria donna ''Otello'' pour son bénéfice le 30 mars. L'enthousiasme fut à son comble. Pour la première fois, les couronnes et les bouquets apparurent sur la scène italienne à Paris. Maria eut les prémices de ce doux hommage qui va si bien aux femmes, et qui pénètre si loin dans leur coeurcœur. D'une nature nerveuse et romanesque, elle aimait les fleurs avec passion; et lorsque, tuée par son amant, elle gisait morte sur la scène, qu'Otello, dans sa douleur furibonde, s'apprêtait à se donner la mort et à tomber à son tour, elle lui répétait tout bas : Prenez garde à mes fleurs, prenez garde à mes fleurs! , Autre part Mme Merlin nous dit à quelle représentation fut introduite à Favart cette mode, aujourd'hui en vigueur, de tailler en pièces les partitions des maîtres, et de composer le spectacle avec deux actes séparés d'opéras divers. On le voit, ce sont là des annales qui ne peuvent être tenues que par une femme de goût et d'esprit, qui a sa loge aux Italiens.
 
Nous ne parlerions pas ici d'un livre qui se publie à la gloire de M. Berlioz, si l'écrivain obscur qui en a rédigé les pages ne semblait avoir pris à tâche de poursuivre de sa colère ébouriffée tous les malheureux qui osent sourire quand on leur parle du génie de l'auteur de la ''Symphonie fantastique''. Personne ne trouve grace devant le sectaire furibond. L'administration de l'Opéra, Duprez, la critique, le public, il pulvérise tout au nom de je ne sais quelle scholastique de dupes dont il fait parade. Peu s'en faut qu'il ne maltraite fort les cieux pour n'avoir point lancé la foudre sur cette salle où l'on sifflait son idole. Vraiment on aurait grand tort de s'appesantir sur de semblables boutades; le public en fait justice en ne les lisant pas; aussi nous nous abstenons d'en dire davantage, et renvoyons le lecteur au livre si charmant de Mme Merlin, à ces vives sensations de la musique italienne qu'on aime à retrouver jusque dans l'écho des souvenirs.
 
Il paraît en ce moment une édition nouvelle des oeuvresœuvres de Schubert. Grace à M. Emile Deschamps, le chantre mélodieux du ''Roi des Aulnes'', de ''la Marguerite au rouet'', de ''la Belle Meunière'', va dépouiller enfin les ridicules oripeaux dont les ''poètes lyriques'' l'avaient affublé. Il est impossible, en effet, de rien imaginer de plus surprenant que les inventions auxquelles la musique de Schubert avait donné lieu. Jamais la poésie à l'usage des marchands de musique n'avait été si loin. Et certes, on peut dire au moins que c'était bien s'y prendre : traduire Schubert en pareilles rimes ! Schubert qui n'a jamais composé sa musique que sur des inspirations de Goethe, de Schiller, de Schlegel, de Rückert, de Wilhelm Müller, ce qui, soit dit en passant, répond suffisamment à ceux qui prétendent que la belle poésie ne saurait s'allier à la belle musique. Le poète ''primitif'' s'était contenté de ''mettre des paroles sous la musique'', sans avoir égard le moins du monde au texte allemand, au sentiment dont Schubert avait pu s'inspirer. Il taillait à sa fantaisie, émondait les arbres à son gré dans cette forêt de mélodies. Ainsi, il sépare l'un de l'autre les fragmens indivisibles qui forment le cycle de ''la Belle Meunière, den Cyclus der Schonen Müllerinn'', et leur donne à chacun un nom qu'il invente.
 
Il appartenait au traducteur ingénieux de ''Romeo'' et de ''Macbeth'', de ''la Cloche'' et de ''la Fiancée de Corinthe'', de venger l'oeuvreœuvre de Schubert de profanations semblables. Nous ne prétendons pas dire ici que nous approuvions tout ce qui sortira de la plume de M. Émile Deschamps. M. Deschamps sait aussi bien que nous que rien n'est plus capricieux qu'une traduction, et surtout qu'une traduction de quinze vers qui font un poème, comme cela se rencontre dans ''le Roi des Aulnes'' de Goethe; cela vient la plupart du temps d'un seul jet, bien ou mal, à l'étoile du moment, ''zu dem Stern der Stunde'', comme dit Wagner. Mais ce qu'on peut sans crainte affirmer d'avance, c'est que le travail de M. Émile Deschamps ne cessera jamais d'être digne de Schubert. La première livraison contient ''la Marguerite au rouet, le Roi des Aulnes, la Rose, l'Ave Maria, la Poste, la Sérénade''. Pour ce qui est de la traduction, s'il nous fallait choisir entre les six morceaux, nous n'hésiterions pas à nous décider pour ''la Religieuse, la Poste'' et l’''Ave Maria; le Roi des Aulnes'' nous semble manquer de rêverie et de grandeur; on y cherche en vain cette précision dans le vague que Goethe a seul entre tous les grands poètes allemands. Quant à la ''Marguerite au rouet'', il faudra toujours se contenter d'imitations plus ou moins heureuses de cet adorable chef-d'oeuvreœuvre. Où trouver en effet cette grace exquise, cet abandon si frais, cette première mélancolie de l'amour, dans une forme si parfaite, si admirablement combinée que la pensée n'y semble pas à l'étroit en un vers de quatre pieds? Cependant nous croyons qu'on pourrait mieux réussir en ce travail que M. Émile Deschamps ne l'a fait. Par exemple, ces deux vers :
 
::De mon coeurcœur a fui la paix ;
::Elle n'y reviendra jamais,
 
Ligne 374 :
Nous cherchons quelque exemple de ces prévenances maladroites dont parle M. Thiers, et nous n'en trouvons pas; mais, en revanche, nous voyons que M. Thiers et ses amis, que M. Guizot et ses amis ont signé l'engagement de porter partout les légitimistes dans les élections et de voter pour eux. En fait d'avances, nous n'en voyons pas de plus décisives que celles-là, et si M. Thiers éprouve de la répugnance à favoriser le parti légitimiste, nous ne comprenons pas sa conduite, qui tend à maintenir et à augmenter ce parti dans la chambre, par conséquent à lui donner plus d'influence dans le gouvernement !
 
Ce grief arrête toutefois sérieusement M. Thiers. Il lui plaît de voir une invasion d'émigrés dans le gouvernement, comme au temps de Napoléon, qui manqua, dit-il, d'habileté et de grandeur quand il se hâta d'attirer ces mêmes émigrés dans sa cour et d'accumuler autour de son trône toutes les pompes de l'église. Où sont donc, s'il vous plaît, ces émigrés qui assiégent les Tuileries ? Nous ne voyons autour du trône que des vieux soldats de Napoléon, qui ont acheté par vingt ans de combats, puis par vingt ans d'exil ou de disgrace, l'honorable retraite qu'ils ont trouvée près du roi. A ses fêtes, à ses réceptions, figurent des députés, des pairs, des citoyens de tous les rangs, des industriels, des savans, tous ceux qui exercent un droit politique, ou qui se sont recommandés à l'estime publique par de nobles succès, par une vie laborieuse, par des services rendus au pays. Où est la place des ''émigrés'' dans tout cela? Quel rapport trouver entre Napoléon qui restaurait l'étiquette de Louis XIV, et Louis-Philippe et ses enfans, dont le parti de l'ancienne cour critique chaque jour, dans ses journaux, les moeursmœurs simples et bourgeoises? M. Thiers a bien raison de terminer cette longue partie de sa lettre en disant que ces faits sont d'une médiocre importance. Ajoutons que ces griefs sont nuls ou puérils, et passons avec lui à ceux qu'il regarde comme plus graves, au chapitre des affaires étrangères.
 
Une discussion de douze jours, où M. Molé est monté dix-sept fois à la tribune pour répondre victorieusement à M. Thiers ne lui suffit pas. M Thiers réveille une vieille querelle qui ne s'est pas terminée à son avantage, et où il a fait briller un talent digne d'une meilleure cause. « Le gouvernement a été faible au dehors comme au dedans, dit M. Thiers, qui tout à l'heure s'était séparé de lui parce qu'il avait montré, disait-il, trop de rigueur. Le gouvernement a voulu prouver à l'Europe qu'il ne s'intéresse qu'à sa propre existence; qu'il est indifférent à l'Italie, à l'Espagne, à la Belgique, et à tous les états dont le cabinet antérieur avait pris la défense. » Nous venons de voir, par les citations de M. Thiers, de quelle manière il avait pris la défense de l'Italie, comment il entendait alors donner à la Belgique plus que ne lui accordent les traités , de quelle façon il envisageait la nationalité de la Pologne. Et le ministère actuel aurait fait moins! M. Molé qui, de l'aveu de M. Thiers, a maintenu l'intégrité de la Belgique, aurait voulu prouver à l'Europe que la Belgique ne l'intéresse pas! Voilà sans doute pourquoi il combat depuis six mois pour elle dans la conférence, et comment il est parvenu à faire modifier à son avantage toutes les conditions financières du traité des vingt-quatre articles! En ce qui est d'Ancône, M. Thiers dit que l'engagement qui a été pris envers nous n'a pas été exécuté. Cet engagement consistait à faire évacuer les Marches par les Autrichiens, et déjà avant l'embarquement de nos troupes, il ne restait pas un Autrichien dans les Marches. En Belgique, dit M. Thiers, il y avait un traité, mais personne ne l'avait exécuté. On avait modifié les dix-huit articles signés précédemment, M. Thiers demande pourquoi on n'a pas modifié les vingt-quatre articles. Est-ce un jeu de l'imagination de M. Thiers, que la reproduction de pareils argumens? M. Thiers, qui a été ministre des affaires étrangères, peut-il sérieusement avoir oublié que le traité des dix-huit articles était un acte émané spontanément de la conférence de Londres, tandis que le traité des vingt-quatre articles qui règle les limites de la Belgique et de la Hollande a été fait à la demande réitérée de la Belgique, et que le plénipotentiaire belge à Londres l'a sollicité comme une faveur, en invoquant la garantie de la France? M. Thiers ne sait-il pas que la Belgique a demandé à signer ce traité et à le rendre obligatoire, sans la participation du roi des Pays-Bas, qui se refusait à traiter? M. Thiers ignore-t-il que la Belgique a traité avec les cinq puissances, sous leur garantie, et que le traité des 24 articles est l'acte même qui établit sa nationalité en Europe? On a donc pu modifier les 18 articles, tandis que l'on ne pouvait modifier les 24 articles que sous le rapport financier, car un des articles de ce traité réservait expressément la révision de ce qui était relatif à la dette des deux états. C'est pour ce motif, qu'eu égard aux dispendieux déploiemens de forces militaires que le roi de Hollande a rendus nécessaires par son refus de signer le traité pendant huit ans, la conférence vient de libérer la Belgique d'une somme de 68 millions de florins (125 millions de francs), et ce résultat est dû aux efforts de M. Molé. Il est vrai que M. Molé ne fera pas avancer une armée et ne fera pas la guerre à l'Europe pour détruire un traité que la Belgique a invoqué depuis huit ans, comme la charte de ses droits et le titre légal de son indépendance. Si c'est ainsi que M. Thiers entend la dignité de la France, il diffère, en effet, essentiellement du cabinet du 15 avril, qui croirait manquer à tous ses engagemens et commettre un acte d'agression et de violation des droits, en donnant par les armes, à la Belgique, un territoire qui est devenu, depuis le traité de Vienne, un état dépendant du roi de Hollande, en sa qualité de duc de Luxembourg. Libre maintenant à M. Thiers de s'écrier que le Limbourg et le Luxembourg se sont insurgés en même temps que la Belgique, et doivent partager son sort. M. Thiers sait bien par lui-même qu'il ne faut pas donner les mains à toutes les révolutions, et la Belgique e partagé ce principe; car, en signant le traité des 24 articles à Londres, elle n'a pas revendiqué ces deux territoires : elle les a abandonnés à leur propre sort.
Ligne 414 :
Nous le répétons, c'est la guerre où mènent directement vos voies ''pacifiques'' et votre manière d'entendre les traités. La guerre, et dans quel temps! Quand la France a tout à gagner par la paix; quand elle n'a nul motif de se jeter dans la voie des conquêtes et des entreprises violentes. Voyez les progrès immenses que la France a faits depuis six ans. Elle les doit à la paix et au système que vous blâmez aujourd'hui. Quelles concessions, autres que l’exécution des traités, a-t-elle faites en retour ? Aucune. Qui songe à nous provoquer, à nous insulter en Europe ? N'a-t-on pas vu à Lisbonne, à Ancône, à Anvers, en Afrique, à la Vera-Cruz, que nous n'avons rien perdu de notre vieille ardeur militaire? et ne serions-nous pas fous de braver l'Europe et de l'attaquer pour répondre aux reproches de lâcheté qu'une opposition oisive adresse au gouvernement depuis huit ans? Et pourquoi la France se jetterait-elle ainsi au travers de l'Europe? Jamais les circonstances ne nous furent plus favorables, malgré quelques embarras partiels et passagers. L'alliance de l'Angleterre et de la France, sauvegarde des libertés constitutionnelles en Europe, n'a jamais été commandée par des circonstances plus impérieuses. La Russie et l'Autriche, la Russie et l'Angleterre sont en lutte pour leurs intérêts en Orient, et cette rivalité ne cesserait que si la France inquiétait ces états en cherchant à renouveler en Europe la grande lutte révolutionnaire. La Prusse a ses embarras du côté du Rhin et du duché de Posen. Le système d'alliances qu'elle voulait établir entre la noblesse westphalienne des anciens cercles du Rhin et la noblesse militaire de la vieille Prusse, a causé de profonds mécontentemens parmi ses nouveaux sujets, et les questions religieuses ont encore étendu et agrandi ces germes. La Bavière et la Prusse se font une guerre sourde et acharnée sur le terrain des questions protestante et catholique. La rivalité entre l'Autriche et la Prusse s'est augmentée par l'effet du système de douanes prussien, et l'alliance de famille entre la Prusse et la Russie couvre à peine les dissentimens que font naître chaque jour les nouveaux intérêts commerciaux de ces deux états. Tant que la France s'est montrée jalouse de sa parole, tant qu'elle a respecté religieusement les traités, les différens états de l'Europe ont cru pouvoir se livrer avec sécurité à leurs motifs réciproques de divisions; mais un geste menaçant de la France, fait mal à propos, suffirait pour rétablir en Europe la bonne harmonie de 1815 et de 1830. Déjà, depuis le commencement de la discussion de l'adresse, les rapports les plus exacts nous ont appris que toutes les grandes puissances se remettent sur le pied de guerre. L'Autriche remplit les cadres de son armée, la Prusse rappelle ses landwehr et ses réserves, la Russie fait avancer des troupes sur la Vistule, et arme ses flottes de la mer Noire. Enfin, l'ordre est donné, en Angleterre, de mettre sur un pied plus respectable la flotte, et, ce qui est plus sérieux, l'armée de terre. M. Thiers et M. Guizot vantent sans cesse le cabinet du 13 mars. Ce ministère n'avait qu'un but, faire désarmer l'Europe, réduire les factions, et il y parvint. Qu'a fait la coalition, qu'a produit M. Guizot, quel résultat a obtenu M. Thiers, qui, avec le talent et l'éloquence, a aussi la popularité qui manque à M. Guizot? Leur ouvrage est sous nos yeux. Ils ont fait armer de nouveau l'Europe, et ils ont relevé les factions!
 
Il n'importe, les reproches ne tarissent pas et tombent à la fois sur le gouvernement et sur les amis actuels de M. Thiers. Dans sa lettre aux électeurs de Lizieux, M. Guizot se plaint du peu de fermeté du gouvernement à l'intérieur; il demande un pouvoir fort, décidé, un chef qui force le pays à le suivre, et sans doute M. Guizot ne demande pas un chef qui mène la France dans une voie opposée à celle des doctrinaires. Dans sa lettre aux électeurs d'Aix, M. Thiers revient à chaque moment sur les mesures de rigueur accumulées, dit-il, au-delà du terme de l'utilité. Il s'ensuit que M. Guizot veut quelque chose de plus que les lois de septembre, et qu'il veut encore toutes les lois retirées au 15 avril, tandis que M. Thiers semble demander l'abrogation des lois de septembre et peut-être quelque chose de plus. Nous ne disons pas que M. Guizot est sous l'influence de M. Berryer, sa propre influence suffit pour motiver ces voeuxvœux; mais assurément M. Thiers est, à cette heure, sous l'influence de M. Odilon Barrot, et dans tous les cas il est permis de demander à M. Guizot et à M. Thiers quel singulier noeudnœud les unit, et ce qu'ils font ensemble !
 
C'est sur le vote des chambres que M. Thiers appuie le blâme dont il frappe le gouvernement! Nous ne savions pas, en vérité, que la majorité de la chambre des pairs se fût réunie à l'éloquence de M. Cousin et de M. Villemain. Pour la chambre des députés, elle a simplement changé, d'un bout à l'autre, le projet d'adresse rédigé par M. Thiers et les autres membres de la majorité de la commission. Elle a approuvé tout ce que M. Thiers et ses amis avaient blâmé, et elle a soutenu, par un acte inouï jusqu'à ce jour, le ministère qu'ils voulaient renverser. Il n'est pas d'exemple, en effet, d'une adresse si différente du projet primitif, depuis l'établissement du gouvernement représentatif en France. C'est qu'aussi il n'est pas d'exemple d'une commission aussi violente et aussi exagérée que celle dont la chambre a fait justice. Mais il paraît que les sentences de la chambre sont comme non avenues pour les membres de la coalition. M. Thiers avance que c'est le ministère que la chambre a prétendu blâmer en renversant le projet d'adresse, et que c'est pour punir la majorité, qui a voté pour lui, que le gouvernement a prononcé la dissolution! A la bonne heure, après un tel raisonnement, il est tout naturel de comparer le ministère au gouvernement de Charles X, qui méconnaissait le vote de la majorité, et M. Thiers ne manque pas de le faire. Toutes les circonstances se trouvent conformes à ses yeux. Le gouvernement qui ne veut pas la guerre avec l'Europe, c'est le gouvernement de Charles X, qui ne voulait pas souffrir la contradiction; le cabinet qui entend respecter les traités, et qui se refuse à déchirer avec la pointe de la baïonnette les engagemens qu'il a signés, c'est le cabinet de M. de Polignac, qui voulait déchirer la charte; aussi la monarchie de juillet est à la veille de tomber dans l'abîme où M. Thiers a précipité la restauration! Les projets, les menaces du pouvoir sont les mêmes, et il faut lui répondre comme on le fit alors! M. Thiers, M. Duvergier de Hauranne et ses amis ont attaqué personnellement le roi dans leurs pamphlets; ils ont déclaré qu'ils avaient formé une coalition pour faire cesser son intervention dans les affaires. C'était leur droit. Mais ceux qui leur répondent attentent au droit de ces messieurs! « Le gouvernement représentatif, dit M. Thiers, est celui où les citoyens ont toute liberté de soutenir ce qu'ils croient vrai, même quand ils se trompent. Si, tandis que je discute de bonne foi les actes du gouvernement, on dérobe les ministres pour m'opposer l'image du roi, on m'arrête ainsi avec cette image auguste, mais on m'ôte ma liberté! Et cette liberté, s'écrie M. Thiers dans un beau mouvement digne de la convention nationale, je la réclame, car nous l'avons acquise en 1830 au risque de notre tête ! »
Ligne 449 :
Quant à une politique d'ajournement, puisque c'est le mot dont on se sert, je connais bien quelque chose qui y ressemble et qu'on pourrait appeler de ce nom; mais ce n'est pas la conduite tenue par le ministère du 15 avril à l'égard de la question belge. Ce serait la convention du 21 mai 1833; et, prenez-y garde, je ne me permets cependant pas de l'incriminer, ni d'en faire un grave reproche au ministère de ce temps-là. Je veux dire seulement que, par la convention et le ''statu quo'' de 1833, on avait reculé la difficulté au lieu de la vaincre, et rejeté sur l'avenir les embarras du présent. En effet, d'où proviennent les embarras actuels? Uniquement de ce fait, dont je suis loin de méconnaître la gravité, que les populations du Luxembourg et du Limbourg se sont habituées à vivre sous la loi belge, se sont attachées aux libres institutions du nouvel état, ont joui de tous leurs avantages, ont identifié leur existence et leurs intérêts à l'existence et aux intérêts de la Belgique. Il en résulte que le roi Léopold, le gouvernement, les chambres, le ministère belge, éprouvent la plus grande peine à consommer le sacrifice. En 1831, en 1832, en 1833, ce sacrifice eût été bien moins douloureux. Alors on y était résigné. Les populations s'y attendaient; les chambres l'avaient voté; le ministère était tout prêt à remplir ses engagemens. Mais qu'a fait la convention de 1833 ? Elle a maintenu le traité, elle a confirmé les obligations existantes, et en même temps elle a multiplié et aggravé les difficultés qui rendent aujourd'hui si pénible l'accomplissement de ces obligations. Je sais dans quel but on établissait en 1833 un statu quo très onéreux pour la Hollande, très favorable pour la Belgique. Je sais qu'on agissait alors ainsi de très bonne foi pour déterminer, pour hâter cette adhésion du cabinet de La Haye, si difficile à obtenir, aux arrangemens adoptés par les cinq puissances. Mais il n'en est pas moins vrai que le mal était ici à côté du bien, le danger à côté de l'avantage. Le mal, c'est que, malgré les négociations du roi de Hollande avec la diète germanique et les agnats de la maison de Nassau, la Belgique oubliait insensiblement le caractère provisoire des avantages dont elle jouissait, intégrité territoriale, non-paiement de la dette, absence de tout péage sur l'Escaut. Fallait-il donc un prodigieux effort de sagacité politique pour prévoir, en 1833, que, par ce statu quo si commode, on préparait à l'avenir de graves embarras? Nullement, et tenez pour certain que les hommes d'état qui adoptaient cette combinaison apercevaient bien l'inconvénient dans le lointain; mais, au milieu des difficultés de l'intérieur et des périls de la question d'Orient, qu'ils ont ajournée aussi et non résolue, ils se disaient tout bas qu'à chaque jour suffit sa peine et couraient au plus pressé. Cependant je ne puis m'empêcher de regretter qu'on n'ait pas fait alors autre chose. Il me semble qu'on aurait dû séquestrer les territoires dont il s'agissait, confier l'un à la garde de la Prusse, remettre l'autre à la garde de la France, et, dans cette position qui ne compromettait rien, attendre que le roi Guillaume prît son parti de la séparation et du traité des 24 articles. C'est peut-être de la théorie que je vous fais là, moi qui ne l'aime guère. Mais les orateurs de l'opposition, M. Manguin, par exemple, qui en a fait de si belles à propos du Caucase et de l'Afghanistan, daigneront me le pardonner.
 
On a parlé des ''bonnes fortunes'' du 15 avril. Je ne veux pas examiner s'il n'y a pas aussi du ''bien joué'' dans son bonheur; je veux seulement faire observer que ces ''bonnes fortunes'' ne sont pas sans compensation, et que tous les ''hasards'' ne lui ont pas été favorables. Il a dû acquittter des billets à vue portant la signature de la France, et qu'on aurait bien pu nous présenter deux ans plus tôt ou deux ans plus tard. Ce n'est pas au ministère du 15 avril que le roi des Pays-Bas, vaincu par le temps et le mécontentement de ses peuples, a notifié sa tardive adhésion aux 24 articles : c'est à la conférence de Londres, où se trouve représenté non tel ou tel ministère, mais la France. Quel que fût le cabinet auquel les vicissitudes du régime parlementaire eussent fait échoir la direction des affaires, le roi Guillaume aurait tenu le même langage, rappelé les mêmes engagemens, invoqué les mêmes principes, et je suis sûr que le résultat eût été le même. Toute administration sensée aurait fait honneur, comme le 15 avril, aux obligations contractées par la France, à la parole donnée, à la signature du roi. Les ministres qui ont respecté les traités de la restauration auraient à bien plus forte raison exécuté ceux de la révolution de juillet; ils auraient maintenu l'oeuvreœuvre du gouvernement de 1830 et la leur; ils n'auraient pas mis à néant le traité du 15 novembre 1831; ils en auraient courageusement bravé l'impopularité, comme ils ont bravé celle du traité des vingt-cinq millions. Mais voici en quoi ils ont été plus heureux que le ministère du 15 avril : ils ont eu la bonne fortune d'être obligés de prendre Anvers, en exécution des engagemens de 1831. Le ministère da 15 avril a le malheur d'être obligé de dire aux Belges, en exécution des mimas engagemens, que le moment est venu de rendre Venloo. Les deux choses ne se ressemblent pas, dit-on; si elles ne se ressemblent pas, au moins elles se tiennent, comme promettre et accomplir. Après la courte et décisive campagne de 1831 contre les Hollandais, on reprochait aussi à Casimir Périer de reculer devant les menaces de l'Europe : il répondait qu'il avait atteint son but, et qu'il retirait les troupes françaises. L'un paraissait moins glorieux que l'autre; cependant M. Périer croyait-il se démentir? Le ministère du 15 avril se trouve dans la même position : le but est atteint. La France se montre conséquente avec elle-même en acceptant aujourd-hui le résultat prévu, désiré, poursuivi sans déviation depuis 1830, la constitution d'une Belgique indépendante dans les limites de ses droits et des traités solennels qu'elle a librement ratifiés.
 
Mon intention n'est pas d'examiner ici l'un après l'autre tous les articles du traité modifié que la conférence de Londres vient de proposer à la Belgique et à la Hollande, et que celle-ci a immédiatement accepté ''sans réserve''. Il suffira de dire que, par son exécution, le roi des Pays-Bas devra être remis en possession de Venloo et d'une partie de la province du Limbourg, peu considérable sur la rive gauche de la Meuse, mais plus étendue sur la rive droite, puisqu'elle descend au-dessous de Maëstricht jusqu'aux limites septentrionales de la province de Liège, et, dans le Luxembourg, de la moitié orientale de cette principauté, qui est adossée et contiguë à la province prussienne de Trèves. Ce sont les arrangemens territoriaux de 1831. Ces deux demi-provinces du Limbourg et du Luxembourg sont déclarées et reconnues territoire fédéral, l'une par continuation du passé, l'autre par substitution à la partie du grand-duché cédée au royaume de Belgique. Les droits de la branche allemande de la maison de Nassau sur la totalité du grand-duché, comme équivalent d'autres possessions, sont également transportés sur la moitié du Limbourg cédée à la Hollande; mais la place de Maëstricht, bien que comprise dans le territoire fédéralisé, ne devient en aucune façon forteresse fédérale. Des insinuations faites dans ce sens, soit à Berlin, soit à Francfort, en 1836, je crois, avaient été énergiquement repoussées par le roi Guillaume, et cette idée n'a pas eu de suites. Maëstricht, vieille possession des Provinces-Unies des Pays-Bas, restera donc ville exclusivement hollandaise.