« Boccace (Gebhart) » : différence entre les versions
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Voulez-vous bien comprendre l'originalité de Boccace et de son œuvre et juger la valeur du Décaméron, embrassez d'abord d'un rapide coup d'oeil la vie et l'
Il a vu l’aurore d’une civilisation très noble, et cependant, en lui, de sa jeunesse à sa dernière lecture, tout est mélancolie et découragement. Cette âme vibrante, lyrique et maladive, qui n’a jamais su se détacher d’elle-même, ne nous rend que ses émotions, ses tristesses et ses souffrances, amours chimériques et douloureuses, ennuis d’exil, espoirs évanouis, rêves de citoyen enflammé par les souvenirs de Tive-Live, que les misères d’un âge affreux ont dissipés, vanité de la gloire et de la liberté, amertume de la vieillesse, charmes de la solitude, douceur de la mort. Toutes se passions ont été déçues, tous ses efforts impuissans, toutes ses missions diplomatiques stériles. Les fantômes qu’il a poursuivis ont échappé à son étreinte : Laure de Noves, la République romaine, le principat mystique de Rienzi, le secret de la langue grecque. Mais il n’a pu ni ramener à Rome l’Eglise d’Avignon, ni rappeler en Italie le protectorat de l’Empire. Autour de lui, le moyen âge tombe en ruines, et lui, qui fut l’ouvrier inconscient de l’avenir, l’adversaire ironique de la scolastique, il s’attarde, par certaines formes de son art et les habitudes de sa pensée, au moyen âge. La poésie de ses sonnets se fond trop souvent dans l’abstraction ou la subtilité ; ses traités de morale ont la sécheresse du XIIe siècle ; tel chapitre de ses dialogues sur la Vie solitaire ou la Paix des religieux, semble une page détachée de l’Imitation. Et, sur le front pâle de celui que l’on appelle volontiers « le premier homme moderne », la lueur d’aurore prend parfois la teinte attristante du crépuscule.
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Il revint donc à ses premières amours. Mais Robert le Sage était mort ; André, neveu et gendre du bon roi, assassiné, avait été jeté par les fenêtres du palais ; Louis de Hongrie, frère de la victime, chassait Jeanne, la reine sanglante, et s'emparait violemment du royaume ; les chants et les rires avaient cessé et les amours pleuraient sur les rives du golfe charmant. La peste de 1348 rappela Boccace à Florence. Son père venait de mourir et laissait à sa tutelle un très jeune frère, Giacomo, issu d'un second et récent mariage du vieux marchand. Florence et la Toscane étaient en deuil. Toutes sortes d'impressions graves, l'influence morale de Tétrarque, alors dans toute sa gloire, l'étude assidue de Dante, la maturité commençante de la vie, produisent alors sur l'esprit de Giovanni un effet singulier, comme une soudaine fécondation. Il suffit qu'un souffle de tristesse l'ait effleuré pour que son propre génie lui soit révélé, et qu'il prenne des choses humaines une conscience nouvelle, plus généreuse et plus claire. Sa période lyrique est désormais close. Il renonce à répandre l’histoire de son
(1) Voyez, ce sujet, l'étude de M. Henry Cochin dans la Revue du 15 juillet 1888.
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Le noir archange passa sur la chrétienté entière, et le monde se crut arrivé à son dernier soir. Il mourut, selon certains chroniqueurs, soixante personnes sur cent. A Constantinople, on perdit le fils de l'empereur Andronicus ; en France, la reine et trois princes du sang; à Florence, l'historien Jean Villani; à Rome, sept cardinaux; en Provence, la bien-aimée de Pétrarque, Laure de Noves.
Or, un mardi matin, se rencontraient, à l'issue de la messe, dans la claire église de Santa-Maria-Novella, à Florence, sept jenes dames, en grands habits de deuil, qui n'avaient nulle envie de goûter de sitôt au banquet funèbre. La plus âgée n'avait pas plus de vingt-huit ans, la plus jeune moins de dix-huit. « Chacune d'elles était sage et de noble race, belle et de
La très discrète Filomena répondit : « C'est une sage pensée et nous ne demandons pas mieux; mais vous savez, mesdames, combien les femmes sont malhabiles à tenir leur maison et à se conduire en l'absence de tout homme. Nous sommes mobiles, fantasques, soupçonneuses et timides à l'excès. J'ai grand'peur que notre compagnie ne se brouille et ne se sépare bientôt. -Cela est bien vrai, dit Élisa avec candeur, mais comment faire pour emmener des cavaliers qui nous protègent et nous conseillent dans notre solitude? »
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Si chacun de ces contes est une couvre d'art, c'est qu'il répond à la vue profonde et périlleuse de la Renaissance sur la vie et le bonheur. Pour l'Italie nouvelle, la condition première du bonheur est la sérénité, telle que la voulait Épicure, la paix du
Ajoutez les artistes. L'artiste, lui aussi, est un virtuose. Peintre, conteur, sculpteur ou poète, il tient, en quelque sorte, son
Ce n'est pas le tout, pour l'artiste de Renaissance italienne, d'avoir assuré son
Tout ce que le récit comporte de vie, de mouvement, de couleur, toute l'illusion de réalité qu'il peut donner au lecteur, se rencontre en Boccace. Mais le réalisme florentin de la Renaissance répugne à toute vie grossière, à toute couleur crue. Quand les sept dames du Décaméron ont entendu conter par l'un de leurs trois cavaliers quelque histoire un peu vive, elles rient et rougissent tout à la fois et baissent un instant leurs beaux yeux sur l'herbe émaillée de virginales pâquerettes ; elles risquent volontiers, à demi-voix, une remarque édifiante sur les périls du péché ou la sottise des pauvres gens qui ont péché sans élégance ni esprit. Forment-elles, dans le secret de leurs consciences, de fermes propos de vertu ou seulement de prudence? Je ne le crois pas, car elles ne sont point là au sermon de la paroisse Santa-Maria-Novella, et le conteur ne s'est point proposé de leur aplanir la voie du salut. Il n'a voulu que les divertir ou les émouvoir, même jusqu'aux soupirs et aux pleurs. Boccace fait, je le veux, semblant de moraliser au préambule de ses Nouvelles; mais ce n'est guère qu'une précaution littéraire, une façon de sous-titre qu'il attache à ses contes, un catalogue raisonné de ses peintures. Il promène la joyeuse compagnie le long d'une galerie de tableaux très différente, sans doute, d'une fresque d'église, où les scènes pathétiques s'entremêlent aux scènes plaisantes, mais où celles-ci, grâce à certains artifices de clair-obscur, ou même au voile léger que l'écrivain y jette, à l'occasion, d'une main fort adroite, se dérobent à temps pour n'être point choquantes. L'admirable artiste n'a point affaire à de petites nonnes envolées pardessus les murs de leur couvent, mais à des femmes de « grande valeur » et d'esprit cultivé, valorose donne, et bien charmantes aussi, vaghe donne, - mariées, veuves ou jeunes filles, il ne nous l'a pas dit, - qu'aucun mystère, aucune singularité de la vie n'étonne beaucoup, et qui tiennent néanmoins aux délicatesses et aux demi-pudeurs d'une civilisation déjà très raffinée. La musique italienne, la musique sensuelle les caresse sans les troubler, mais elles aiment que certains airs soient joués en sourdine. Or jamais chef d'orchestre ne sut, mieux que Boccace, adoucir à propos l'éclat strident de ses cuivres et le chant ironique de ses violons.
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===IV===
La Renaissance des Italiens se distingue essentiellement de la nôtre en ceci surtout qu'elle ne marque point un saut brusque, une révolution hâtive dans l'ensemble de la vie intellectuelle et de la civilisation. Chez nous, la langue, la littérature, les arts et les
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Mille récits analogues ont dû courir à travers le moyen âge. En Italie, pays des changeurs, des Lombards, des prêteurs aux longues griffes et des esprits subtils, celui-ci parut assurément
savoureux et fit fortune. Mais Boccace enlèvera ces masques inertes : des personnes bien vivantes, dont nous croirons reconnaître le visage et les
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Boccace va réparer le point faible du fabliau. Il y met l'idée joyeuse que le trouvère n'avait point su imaginer et qui éclairera tout le conte italien : la femme, avant de s'agenouiller au confessionnal, avait reconnu les traits et la voix de son mari. Ce n'est plus alors qu'une confession pour rire. Il a voulu la tromper et c'est elle qui le trompera et sur l'heure, allégrement, avec une mine confite et des soupirs de contrition : par un faux aveu elle l'obligera à se faire l'innocent complice de sa rusée pénitente et l'artisan de sa propre infortune conjugale. Il était jaloux avec excès, ce riche marchand de Rimini; sa femme était belle, fort éveillée, et il ne lui permettait point, à la maison, de regarder par la fenêtre. Il avait lu certainement son Francesco da Barberino, et le mettait à profit. Pour distraire son ennui, la recluse élargit une fente de la muraille et communique bientôt en paroles avec un jeune et aimable voisin. Mais comment recevoir Philippe en ses appartemens? Cependant, la fête de Noël approchait, la Pasqua di Natale. Elle demande au marchand la permission de se rendre à l'église afin de s'y confesser « et d'y communier, comme font les bons chrétiens ». Notre jaloux est fort troublé par cette pieuse requête. Sa femme a donc des péchés sur la conscience? S'il pouvait en recevoir lui-même la confidence ! « Vous n'irez qu'à notre chapelle et ne prendrez que notre aumônier ou tel autre prêtre qu'il vous donnera pour vous entendre. » « La dame comprit alors à moitié. » Le matin de Noël, à l'aurore, elle se rend à l'église où se trouve la chapelle patrimoniale de son mari. Celui-ci l'y avait devancée, et, d'accord avec l'aumônier, déguisé en prêtre, la tête dans un vaste capuchon serré aux joues, il attendait, assis au
Elle le lui donne, en effet, et très libéralement. « Mon Père, j'aime un prêtre qui, chaque nuit, vient chez moi. C'est un vrai sorcier : il ouvre les serrures rien qu'en les touchant et quant à mon mari, il l'endort par des paroles magiques. » Le confesseur, très déconfit, furieux, gronde, tempête, refuse l'absolution, menace des feux de l'enfer. Il promet néanmoins de prier pour cette âme en perdition, impose la pénitence et sort du saint réduit so ffiando, en soufflant de rage mal étouffée. Elle, très calme, « se releva et alla entendre la messe. »
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Dans la comédie italienne de Boccace, un personnage tient à lui seul le grand premier rôle : c'est le Toscan de la vallée florentine, le Toscan de Florence, de Prato, de Pistoja. Par son agilité d'esprit, son élégante allégresse, sa malice, sa charmante perversité, il entraîne tous ses comparses en un tourbillon d'incidens, de fourberies, de mots plaisans et d'intrigues déplaisantes ; il est le roi de ce théâtre. Dame Jancofiore, qui était cependant courtisane et Sicilienne, dupée et dépouillée par lui, salue ainsi le génie de son vainqueur : « Chi ha a far con Tosco, non vuole esses losco. Qui a affaire à un Toscan ne doit pas être borgne. » C'était le cri de toute l'Italie.
Dans la Commedia dell'Arte, la comédie populaire et improvisée, si chère aux Italiens jusqu'au temps de Goldoni, chaque province, chaque ville a son masque traditionnel, Cassandre, Arlequin, Pantalon, Polichinelle, Stenterello, Faggiolini, des pères ridicules, des pédans imbéciles, de gais sacripans, des bourgeois ou des paysans stupides. Florence a le Florentin, qui se moque du reste de la péninsule. Son Bruno et son Buffalmaco, qui figurent çà et là au Décaméron, ne sont guère toutefois que de malins farceurs qui tourmentent un pauvre homme, le peintre Calandrino, « homme simple et de
Étudiez, du haut en bas de la péninsule, les types généraux des races italiennes, la gravité du Lombard, la délicatesse efféminée et la morbidezza du Vénitien, la face honnête et brutale du Romagnol, la noblesse fade ou la sévérité sombre du Romain, la grimace éternelle, l'agitation, les contorsions, la gaîté déraisonnable du Napolitain, l'astuce tranquille du Sicilien; ni à Milan, ni à Venise, ni à Bologne, ni à Rome, ni à Naples, ni à Palerme vous n'aurez le plaisir esthétique que l'on goûte à Florence, à Pise, à Prato, à Fiesole, à Pistoja, à San-Giovanni. Ici, jeunes ou vieux, gens du monde, écoliers, hommes d'église, artistes, marchands, artisans, lettrés, portefaix, jusqu'aux tireurs de sable qui, jambes nues, fouillent, avec un grand geste élégant, les eaux blondes de l'Arno, ils sont tous, assurément, de race distinguée et gens d'esprit. Ils sont courtois, affables, de belle humeur, sensibles à la beauté, orgueilleux de leur ville, respectueux de ses
« Ah! signore, qui siamo a Firenze! Ah ! monsieur, ici c'est Florence ! »
Ces gens d'esprit étaient, longtemps avant Boccace, les maîtres de la civilisation italienne. Ils l'étaient par leurs industries de luxe, par l'habileté financière de leurs banquiers qui prêtaient aux rois et que les rois d'Angleterre n'ont jamais remboursés, par le prestige de leurs arts et de leur littérature. Mais cette maîtrise de Florence se manifesta surtout par la diplomatie. La politique extérieure est vraiment l'art souverain de cette cité, grâce auquel elle s'est longtemps tirée des plus mauvais pas, échappant à ses ennemis, les empereurs allemands; aux papes, ses bons amis; à la France, aux Aragons, aux Sforza. C'était bien la panthère mouchetée, si souple et si féline, - lonza leggiera e presta molto, - la panthère symbolique qui bondit autour de Dante, dans la noire forêt enchantée. Florence sut ourdir des ligues qu'elle laissait se débrouiller sans elle. Elle excella dans la pêche en eau trouble. Elle n'aimait pas les méchans coups et se réjouissait de les voir tombant sur Venise, sa grande rivale maritime. Elle mit le plus rare génie d'observation au service de l'égoïsme communal le plus résolu. La Seigneurie, sans cesse renversée par le contre-coup des agitations démocratiques, tenait néanmoins, et d'une main très sûre, le fil de toutes les affaires italiennes. Et, du haut de son campanile, Florence surveillait encore, au delà des Alpes et de la mer, le jeu de la chrétienté, France, Empire, Espagne. Comparez l'un à l'autre Machiavel et son contemporain Giustinian, orateur de Venise près du Saint-Siège dans les dernières années d'Alexandre VI, au début des guerres européennes d'Italie. Le Vénitien ne se préoccupe que de l'intérêt de sa république à l'heure présente; il le démêle avec une dextérité parfaite, mais sa politique n'est qu'au jour le jour et son horizon borné. Le Florentin pénètre jusqu'au fond du
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Remettre vivement à leur place, par une impertinence ou un bon mot, les fâcheux, les insolens et les superbes, est un talent fort agréable à pratiquer, que Boccace aime à signaler en ses compatriotes. De la part d'hommes tels que Giotto ou le grand lyrique Guido Cavalcanti, ces triomphantes reparties n'ont rien qui nous étonne. Mais dans la bouche d'artisans tels que le boulanger Cisti, elles sont pour nous charmer. Cisti était doué « d'un très haut esprit, d'altissimo ingenio ». Il arriva qu'au temps de Boniface VIII des gentilshommes, ambassadeurs du pape, passaient chaque matin, pour se rendre à l'église, devant le four de Cisti, en compagnie de leur hôte, messer Geri Spina, un Guelfe fort en faveur à la cour de Rome. Ce boulanger, bien qu'il enfournât lui-même ses pains, était néanmoins un riche bourgeois d'arts mineurs, et sa cave était réputée dans toute la ville pour l'excellence de ses vins blancs et rouges, les premiers crus de la Toscane. On était alors dans les jours les plus chauds de l'année et le brave homme imagina que l'ambassade du SaintPère accepterait volontiers, tout en allant à la messe, un verre de son bon vin blanc. Mais, trop discret pour le leur offrir, il fit disposer tous les jours devant sa porte un seau d'eau bien fraîche, un vase d'étain rempli de vin d'or et deux verres si clairs « qu'ils semblaient d'argent ». Puis, tout endimanché, avec un blanc tablier, dès qu'approchait le noble cortège il se mettait à boire délicatement, saporitamente, d'un air de si engageante sensualité, « qu'il eût donné envie à des mors ». Un jour, messer Geri s'arrête en face du buveur. « Eh ! Cisti, ton vin est donc bien exquis? - A votre service, messire. »
Les ambassadeurs du pape ne se font point prier. On apporte un banc. Cisti commande à ses garçons de chercher quatre nouveaux verres et, lui-même, il sert le pur breuvage à ces hauts seigneurs. Chaque matin, il renouvelle « sa grande courtoisie ». A quelque temps de là, Geri donnait un grand festin aux principaux citoyens de Florence : il y invite Cisti, qui refuse modestement. Geri ordonne alors à son maître d'hôtel d'aller remplir chez le boulanger un fiasco, afin d'offrir à chacun de ses invités un verre à dessert du vin d'ambassadeurs. Le valet présente à Cisti une véritable futaille. L'autre hausse les épaules. « Va-t'en, ce n'est pas messire Geri qui t'envoie. » L'homme revient chez son maître, le fiasco vide. « Retourne, dit celui-ci, dis bien que tu viens de ma part et, s'il répond encore non, demande-lui alors où se peut-il que je t'envoie. » Nouveau refus de Cisti. « Non, mon garçon, ce n'est point messire Geri. -Et où croyez-vous donc qu'il m'ait commandé d'aller? - A l'Arno. » Cette fois, Geri comprit, il voulut voir le fiasco et gourmanda son serviteur. Une troisième fois, il l'expédie à Cisti, mais avec une bouteille de taille raisonnable. « A la bonne heure, je sais maintenant de chez qui tu viens. » Il remplit la bouteille lietamente, avec une figure riante, et, le jour même, un petit tonneau qu'il fit porter tout doucement, soavemente, au palais Spina. Il accompagnait son présent et dit au seigneur : « Messire, votre grand fiasco ne me faisait point peur, mais j'ai cru que vous aviez oublié mes petits gobelets et que mon vin n'est point pour être bu à l'ordinaire. Je vous l'ai rappelé ce matin. Mais voici toute la provision, je vous la donne de bon
Cisti est un bourgeois fort digne de respect. Mais tous les Florentins du Décaméron ne méritent pas le même compliment. Dès qu'ils se sont jetés en quelque intrigue d'amour, ils trahissent sans scrupule, même leur meilleur ami, si cet ami est l'époux. Quant aux dames de Boccace, c'est avec génie qu'elles sont perfides. L'histoire de George Dandin est, sans doute, aussi vieille que le genre humain. Monna Ghita, femme de Tofano, riche marchand d'Arezzo, y ajoute quelques raffinemens de cruauté qui ne sont pas dans Molière. Tofano était jaloux d'instinct, et, de plus, il aimait à boire, deux raisons qui décidèrent bientôt Ghita à prendre un amant. Une nuit, Tofano tire les verrous de sa maison et attend, le nez à la fenêtre, le retour de sa moitié. Vers minuit, elle apparaît enfin; le mari de douleur, il doloroso marito, refuse de lui ouvrir et menace de tout conter à ses beaux-parens et aux voisins. Ghita supplie et jure de son innocence : elle est allée à la veillée dans le quartier, car, seule, elle s'ennuie trop au logis. Chansons ! répond l'impitoyable époux. « Eh bien, crie la femme, à qui l'amour avait aiguisé l'esprit, je me précipite dans le puits. On croira qu'étant ivre tu m'y as noyée, tu te sauveras en exil, proscrit par le bande, perdant tous tes biens, ou, si tu demeures, on te coupera la tête, comme à un assassin. » Une pierre énorme tombe au fond du puits. Et c'est alors la scène de Molière, la femme à la fenêtre, le mari à la porte, bien au frais et furieux. Nous n'avons pas encore à ce moment le couple de Sottenville. Mais aux cris de Ghita, accablant d'injures le malheureux, voisins et voisines ont sauté à bas du lit, et les voilà dans la rue, disant son fait à Tofano, plaignant l'épouse outragée; l'aventure devient, sur l'heure, un scandale communal: « de proche en proche, la rumeur court jusqu'aux pareras de Ghita », qui accourent, je pense en bonnet de nuit, et achèvent la confusion de leur gendre. Ils remmènent Ghita à sa chambre de jeune fille, et le pauvre homme, objet de la risée publique, obtient, non sans peine, qu'on lui rende sa femme à qui il fait le serment de n'être plus jaloux. Désormais, il ferma les yeux. Ghita ne lui demandait pas davantage.
Voici un imbroglio plus sérieux. Deux amans à la fois dans la maison conjugale et le mari qui rentre à l'improviste. Dans ce quadrille, qui promettait de tourner au tragique, madonna Isabetta, « jeune danse gentille et très belle », évolue avec un à propos et une grâce sans pareils. C'est, bien entendu, à Florence, « ville où tous les biens abondent», que ceci est advenu. Isabetta, dont le mari - Boccace ne l'a pas nommé -était un gentilhomme fort honorable, aimait le jeune Leonetto, « très agréable et de
De ce conte singulier nous devons retenir une vue, ou plutôt une sensation que renouvellera plus d'une fois encore l'histoire de la Nouvelle italienne. Songez que, sans la présence d'esprit (je n'ose dire l'impudence) d'lsabetta, la blanche villa, ses escaliers de marbre et la chambre de la jeune femme, si tièdement assoupie en une demi-nuit voluptueuse, pouvaient se trouver tout à coup inondés de sang. Lambertuccio surprend Leonetto derrière les tentures et le poignarde : dans sa fuite, il rencontre le mari qui, devinant l'outrage fait à son blason, le tue sur le seuil du palais : il entre chez sa femme, son couteau rouge et fumant à la main; ses yeux rencontrant le cadavre du jeune Florentin, sur lequel se pâme la triste amoureuse, il la tue. Un mari toscan et gentilhomme, du XIVe siècle, n'est point un époux de fabliau champenois. La comédie de Boccace n'est souvent séparée du drame que par une frontière bien indécise. On n'y rit point toujours de très bon
Je sais bien que l'amour de Leonetto et d'Isabetta, l'amour de Lambertuccio pour Isabetta, ne sont point d'une nature très noble. Le lyrisme de la passion, même coupable, auquel nous ont habitués le roman et le théâtre modernes, ne se concilie point encore, sur la scène italienne de Boccace, avec l'intention purement comique du conte. Dans son indulgence pour l'entraînement des sens, l'écrivain a voulu que la plupart des Nouvelles où il se montre finissent au contentement de tous les personnages, ou de presque tous, le mari devant être çà et là sacrifié. Et si, une fois, l'amour apparaît avec une grâce plus ingénue, le conteur, après avoir fait passer l'amant par une minute pénible, achève l'aventure au moyen d'une bouffonnerie de foire, comme pour nous reposer de notre court attendrissement ou se moquer de notre émotion.
Lodovico, fils d'un gentilhomme florentin, enrichi à Paris dans le commerce, est entré au service du roi de France. Un jour, des chevaliers de cour, revenus du Saint-Sépulcre, s'entretiennent en sa présence de la beauté des femmes françaises ou anglaises l'un d'eux déclare que, de toutes les dames qu'il a vues à travers le monde, la plus belle est Béatrice, femme d' Egano de'Galluzzi, noble de Bologne. Lodovico n'avait encore jamais aimé. Il s'enflamme pour la belle inconnue et, en dépit de son père qui veut l'envoyer à la croisade, il part pour Bologne. Il voit Béatrice à une fête, et décide qu'il sera son amant. Il prend le nom d'Anichino et se présente en qualité de (page à Egano, qui le reçoit à son service et met bientôt en lui une confiance sans bornes. Un jour, le maître étant à la chasse, Anichino joue aux échecs avec Béatrice et la laisse gagner. « de quoi la dame faisait une merveilleuse fête ». Puis, il soupire si douloureusement qu'elle lui demande la cause de son chagrin. « Per quanto ben che tu mi vuogli », dit-elle avec tendresse déjà, pour tout le bien que tu me veux. » Parole imprudente et trop douce à ouïr; le jeune homme, les yeux pleins de larmes, dévoile à Béatrice le secret de son
Elle l'attendra donc à minuit, dans la chambre conjugale même, dont la porte ne sera point fermée : puis, en guise d'arrhes, elle lui donne un baiser très suave. Egano rentre de la chasse, rompu de fatigue, va se coucher innocemment dans l'un des deux lits. Il dort à poings fermés. Le page, se dirige tout doucement vers l'autre lit. Béatrice, qui veillait, lui prend une main qu'elle retient avec force, puis, élevant la voix, elle réveille son mari. «Lequel de vos serviteurs jugez-vous le plus loyal et chérissez-vous le plus? - Anichino », répond le bon gentilhomme. Le page, fort inquiet de la tournure que les choses semblaient prendre, faisait de vains efforts pour échapper à la main de Béatrice. « C'est un traître, continue celle-ci. Il a osé me parler d'amour et m'attend, après minuit, dans le jardin, au pied du pin. Si tu veux éprouver sa fidélité, revêts une de mes robes et, la tête sous un voile, va-t'en au jardin et demeure jusqu'à ce qu'il y vienne. » Egano, fort ému, se relève, s'habille en femme à tâtons et descend au jardin. Anichino se rassure et Béatrice pousse les verrous.
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Dans les contes d'amour de Boccace, le beau rôle, je veux dire l’art de débrouiller lestement une situation périlleuse, échoit à la femme. Mais il est tel chef-d'
C'était un notaire, qui rougissait de pure honte quand un de ses contrats n'était point falsifié et qui fabriquait, « avec un souverain plaisir », de faux testamens. Il aimait à prêter de faux sermens. Il se délectait aux querelles suscitées par lui entre parens et amis. Invité à quelque assassinat, toujours il s'y rendait. Il tuait volontiers de sa propre main. Il blasphémait journellement Dieu et les saints, « n'allait jamais à l'église et traitait les sacremens comme choses viles, en paroles abominables », il hantait les tavernes et les mauvais lieux; il était gourmand, ivrogne, joueur, pipeur de dés, en somme « le plus triste personnage qu'il y eût au inonde ». Mais, tout de même, homme de beaucoup d'esprit, ainsi qu'on va le voir.
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Le confesseur perdait tout son latin et ne faisait que rassurer cette virginale conscience. Au moment de l'absolution, Ciappelletto crie : « Attendez, j'en retrouve encore d'autres. Un samedi, après l'heure de nones, je fis balayer la maison par mon valet, sans aucun respect pour la sainteté du dimanche. - Ce n'est rien », réplique le moine. Et c'est alors au pénitent de parler sévèrement. « Ne dites pas que ce n'est rien, car le dimanche est un jour trop vénérable, étant celui où Notre-Seigneur ressuscita de la mort à la vie! » Une fois aussi, il a craché dans une église. Le frère sourit : « Mon fils, n'en parlez pas ; nous, qui sommes des religieux, nous crachons à l'église toute la journée. » Alors les rôles se renversent tout à fait : le vieil aigrefin florentin se fâche et gronde pour de bon son père spirituel : « Et vous faites grande vilenie, car on ne doit tenir aucun lieu plus net que le temple sacré où s'offre le divin sacrifice. » Puis, nouveaux soupirs, larmes et signes d'angoisse. Il reste un dernier péché, accroupi dans un recoin perdu de sa conscience, un péché si affreux qu'il n'a jamais osé le confesser, et qu'il n'est pas possible que Dieu le lui pardonne. Le moine a recours, pour calmer cette âme souffrante, aux plus généreuses espérances de sa théologie : un tel repentir ne suffirait-il point pour effacer en une seule âme tous les péchés du genre humain? Mais Ciappelletto ne veut pas être consolé. Il ne cédera qu'1 la promesse d'être aidé par les prières incessantes du saint homme. Enfin, il dévoile la faute dans toute son horreur : étant tout petit, il a dit un gros mot à sa mère, « à sa douce mère qui l'a porté neuf mois dans son sein et plus de cent fois à son cou ! » Enfin, voilà notre drôle absous et béni : on lui apportera tout à l'heure le saint viatique et l'extrême-onction. Derrière la porte, les deux usuriers, ses hôtes, s'émerveillaient d'une si superbe impudence que les approches de la mort et du jugement de Dieu ne parvenaient point à troubler. Ciappelletto, après avoir reçu les derniers sacremens, mourut vers le soir. Et ici la comédie -j'avoue qu'elle est d'une couleur un peu lugubre - fait un tour nouveau et nous donne son acte le plus inattendu et le plus plaisant.
Le confesseur est persuadé qu'un saint vient de quitter cette vallée de larmes. Avant de quitter le mourant, il a obtenu de lui une demande de sépulture au cloître de son couvent. D'accord avec le prieur, il fait « sonner au chapitre », et devant la communauté réunie, il ouvre son
Cette nouvelle ouvre la première journée du Décaméron. Elle est suivie de l'histoire d'un juif de Paris, Abraham, allant à Rome, afin de considérer, en son plus auguste sanctuaire, l'Église chrétienne et se convertissant au spectacle même des abus et des vices qui pullulent ad limina Apostolorum. Dieu, pense-t-il, et son Saint-Esprit sont évidemment avec une Église si perverse, sinon, comment pourrait-elle durer, depuis de si longs siècles? Il revient à Paris, enchanté de son voyage, et se fait sans retard baptiser à Notre-Dame. Le troisième conte est celui des Trois Anneaux, l'audacieuse allégorie du Novellino, à laquelle Boccace n'ajoute qu'un très discret développement littéraire. Ce frontispice original de l'
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Le Romande la Rose et Rutebœuf dénoncent surtout les moines mendians, dont les empiétemens avaient si fort inquiété pour leurs privilèges, au milieu du XIIIe siècle, les clercs de l'Université de Paris. Cette accusation d'hypocrisie, lancée contre les mineurs et les prêcheurs, paraît, pour la France du moins, quelque peu vague, peut-être partiale. Nous voyons plus clair dans l'état moral de l'Église et du monachisme italien. Les origines de la maladie, le développement et les gestes de l'hypocrisie, dans la péninsule, apparaissent, en effet, ici à la limpide lumière de l'histoire.
En Italie, le mal était sorti de l'abondance du bien. La rénovation du christianisme inaugurée par l'apostolat franciscain avait été une
L'exemple de saint François et de ses premiers disciples fut étonnamment contagieux.Tandis que la milice du Poverello, multipliée à l'infini, allait et venait sans relâche sur tous les chemins de la péninsule, de toutes parts, dans les cités populeuses, comme dans les solitudes des Apennins. ou de la campagne romaine, se levaient de nouveaux apôtres, qui prétendirent retoucher, eux aussi, à leur guise, le vieux christianisme et interpréter, selon leur inspiration personnelle, les mystères de l'Esprit-Saint. Durant au moins un demi-siècle, la création dogmatique fut continue, très variée, souvent d'une extraordinaire témérité. Partout surgirent des illuminés, des fondateurs de sectes, des condottières de mysticisme, des irréguliers ou des déserteurs de l'ordre franciscain, des fraticelles, et, parmi eux, quelques fous et beaucoup de charlatans. Rome, surprise de cette intensité de vie religieuse, inquiète de cette anarchie croissante, avertissait, condamnait, fulminait. Mais le fleuve avait rompu ses digues, aucune autorité n'était plus assez forte pour en comprimer l'élan.
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Martellino est à peine un hypocrite et c'est un laïque. Mais, au Décaméron, les vrais faussaires de la maison de Dieu, clercs ou moines, sont en assez grand nombre. Voici le grand Inquisiteur Florence, un mineur, qui est en même temps le grand investigateur des bourses bien garnies : il apprend qu'un bourgeois fort baise s'est vanté de posséder en ses caves un vin si exquis que le Christ même pourrait le boire. Blasphème et sacrilège. Procès d'hérésie. Le bourgeois s'en tire à peu près avec beaucoup d’argent, « graisse excellente pour guérir la pestilentielle avarice de frères qui n'osent pas toucher du doigt les pièces de monnaie». En outre, il doit entendre chaque matin la messe à Santa-Croce et se présenter au Père Inquisiteur à l'heure du dîner de celui-ci. Mais il ne tarde pas à se libérer de sa pénitence par un mot piquant qui fait rire les convives de Sa Révérence. Quand l'Inquisition souriait, au moins en Italie, elle était désarmée.
C'est un grand art que celui des hypocrites sensuels. Un abbé toscan (Boccace ne nomme pas l'abbaye) attire dans son jardin un paysan riche, Ferondo, et sa femme, « une personne très belle ». Là, il leur parle de la béatitude éternelle et des
L'opération est menée rapidement. Le paysan, invité par l'abbé, boit un verre de vin somnifère, dont la recette vient du Vieux de la Montagne. Il semble vraiment mort et on le met au sépulcre. La nuit d'après, aidé d'un moine de Bologne, l'abbé retire son homme du sarcophage, le revêt d'une robe monacale et l'enferme en un caveau, couché sur une botte de paille. Quant à lui, chaque soir, il se rend chez la veuve, revêtu des habits mêmes du défunt, et tout le pays croit que l'âme en peine de Ferondo va demander des messes à sa femme éplorée. Cependant, le frère de Bologne visite son faux mort, qui s'est bientôt réveillé; il l'informe de son séjour d'outre-tombe, le bat de verges avec une voix épouvantable et lui apporte à dîner. « Mais les morts mangent-ils ? interroge Ferondo. - Certainement, et voici ce que ta femme a porté ce matin à l'église pour des messes. » Le mort boit et fait la grimace. Pourquoi n'a-t-elle pas donné au curé du tonneau qui est contre le mur ? En guise de dessert, nouvelle tournée de verges, avec commentaires d'édification. « Le bon Dieu te punit pour avoir été jaloux, ayant la meilleure femme de la contrée. » Ferondo, qui ne voit goutte dans sa cave, demande si sa femme n'a pas offert de chandelles. « Oui, dit le moine, mais on les a brûlées pour la messe. » Au bout de dix mois, on endort de nouveau le paysan et on le recouche, avec ses habits, dans son premier tombeau. Il se réveille, voit un rayon de lumière, se démène et crie : « Ouvrez! ouvrez! » et finit par rejeter le couvercle du funèbre monument. Les moines, qui ne sont pas dans le secret de la comédie, courent, frappés de terreur, chez l'abbé. « Mes enfans, ne craignez rien! prenez la croix et l'eau bénite, suivez-moi et allons voir ce qu'a fait la puissance de Dieu pour exaucer mes prières. » Ce fut une touchante cérémonie. Le bonhomme, persuadé qu'il ressuscite, inondé d'eau bénite, retourne à sa maison tout le pays, à sa vue, s'enfuit en se signant. Il finit par rassurer tout le monde, sa femme aussi, qui ne tarde pas beaucoup à lui donner un beau garçon. Lui, il vivra désormais très satisfait de son voyage au purgatoire, ami intime du bon abbé, donnant à ses voisins des nouvelles de leurs parens et amis morts, et répétant volontiers l'entretien particulier qu'il eut là-bas avec Ragnolo Braghiello, c'est-à-dire l'Ange Gabriel. C'est le rêve éveillé de don Quichotte, sortant de la caverne de Montésinos.
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Cette comédie du Décaméron est florentine par ses principaux personnages, comme par le théâtre de la plupart de ses intrigues. Boccace n’a bien connu, en Italie, ou plutôt il n’a aimé que la Toscane et Naples. Des Venitiens, des Lombards, des Gênois, des Romains, des gens de la Romagne, il ne fait que des comparses ou des figures destinées aux mauvais coups, tels que Frà Alberto d’Imola. A Venise, à Gênes, à Pérouse, sont les avares, les imbéciles, les libertins grossiers. Il semble que Rome, veuve de son pape et de son grand monde ecclésiastique, n’ait pu fournir au conteur ni un type, ni une scène originale. La satire placée dans la bouche d'Abraham, le juif de Paris, n'est formée que de traits généraux, de critiques abstraites, telles qu'il s'en rencontrait chez les écrivains ascétiques eux-mêmes, depuis Pierre Damien et saint Bernard. Le vide laissé par Rome au Decaméron a une réelle signification historique. Au temps de sainte Catherine de Sienne et des derniers pontifes d'Avignon, la pauvre ville' éternelle, accablée de misères, oubliée par les pèlerins, n'était plus qu'une ruine immense, où se perdaient moins de vingt mille habitans. Les ronces croissaient sur le tombeau des Apôtres, et la vision mystique de Rome, tête du monde, Borna caput mundi, s était retirée de la chrétienté.
Mais Boccace a vécu, dans Naples, les plus beaux jours de sa jeunesse. La vie napolitaine lui a dévoilé quelques-uns de ses secrets. Secrets de Polichinelle, à la vérité : ici, la vie populaire s'étale en plein air, le long de la Marine, au môle, sur les degrés des églises, à Santa Lucia, au beau milieu des ruelles fangeuses; aux paroles, ou plutôt aux clameurs, aux gestes et aux contorsions des personnes, il est aisé de deviner les
Un jeune Pérugin, Andreuccio, courtier en chevaux, s'est rendu, pour sa première expédition loin de sa montagne, à la foire de Naples, avec cinq cents florins d'or dans sa bourse. Il entre dans la bruyante fourmilière un dimanche soir, descend à l'hôtellerie, se renseigne et, le lendemain matin, se dirige vers le marché. Il montre à tout venant sa riche sacoche et fait sottement tinter ses florins.
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Ces seigneurs étaient, de leur métier, tire-laine et crocheteurs de serrures. Ils se firent conter l'aventure. « C'est à la maison de Scarabone Buttafuoco, tu peux remercier Dieu de la chute qui t'a tiré de ce repaire; autrement, tu n'en serais jamais sorti vivant. Ne pleure pas sur tes florins perdus; tu n'en retrouveras pas un seul; viens avec nous; nous allons à une bonne affaire; pour ta part, tu récupéreras et au delà l'argent qu'on t'a volé. » Andreuccio répondit qu'il était leur homme. Or, la veille, on avait enseveli à la cathédrale, revêtu d'ornemens d'or, portant au doigt un admirable rubis, l'archevêque de Naples, Messer Filippo Minutolo; il s'agissait simplement de dépouiller le cadavre. Le Pérugin, que sa détresse avait rendu stupide, les suivit. En chemin, l'idée vint aux voleurs qu'il ne serait point hors de propos de nettoyer leur compagnon. Un puits, muni de sa poulie et d'une corde sans seau, se présente; ils attachent Andreuccio et le descendent. Mais voilà que des sbires, pressés par la soif, se dirigent, eux aussi, vers le puits : les voleurs décampent et se glissent dans l'ombre à pas de loup : les sbires tirent la corde et ramènent le Pérugin en chemise, rafraîchi et purifié; leur premier mouvement, à la vue de ce fantôme qui monte à eux, est de s'enfuir, en abandonnant leurs armes et leurs manteaux. Andreuccio se raccroche à la margelle : il rejoint ses amis qui retournaient au puits afin de l'en tirer. Tout en riant de la lâcheté des sbires, on se hâte vers Saint-Janvier. Ils entrent dans la cathédrale comme en un moulin, assai leggiermente, et vont droit au sarcophage épiscopal. Ils en soulèvent le couvercle et l'étançonnent, afin de livrer passage à un corps de voleur. Mais qui descendra, vivant, au sépulcre? « Ce n'est pas moi, dit chacun des trois associés. - Tu entreras, disent les deux bandits, ou nous t'assommerons. » Andreuccio, tout tremblant, se coule dans le tombeau. « Ces gens-là, pense-t-il, emporteront tout le trésor et se moqueront de moi : faisons-nous d'abord notre part. » Il se passe au doigt l'anneau pastoral et livre à ses complices tour à tour la croix d'or, la mitre, les gants brodés d'or, la chape, l'étole, jusqu'à la chemise du prélat. « Et l'anneau? » interrogent les deux autres. « Je ne trouve point d'anneau. » Nos voleurs font brusquement retomber le couvercle et s'en vont Andreuccio essaie en vain de soulever, de la tête et des épaules, la pierre du sépulcre. Le voilà bien enfermé, jusqu'au jour du Jugement. Il mourra d'une mort horrible, sur le cadavre de l'archevêque. Et si, par hasard, on le délivre, il sera pendu en qualité de voleur et de sacrilège.
Une rumeur court sous les voûtes de Saint-Janvier. Il y a des gens qui vont et viennent dans les ténèbres et parlent bas. Ils se rapprochent du tombeau. Le Pérugin se meurt d'épouvante. On a soulevé et maintenu le couvercle, mais personne n'a le
Nous voici bien loin de la douceur et de l'ironie florentines. Ce conte est comique, non par l'esprit de finesse des personnages, gens de sac et de corde, mais par l'accumulation d'infortunes grotesques qui pleuvent sur l'enfant de Pérouse. C'est bien de l'art napolitain, une peinture chargée de couleurs crues, faites pour la lumière brûlante, une musique coupée de notes aigres et railleuses. Au petit théâtre populaire de San Carlino, la pièce, dominée et réglée par Polichinelle, se trouverait dans son cadre naturel, en présence de son vrai public. Mais l'on sait que les coups de bâton de cet idéal Napolitain sont parfois mortels. A Naples et sur les bords de la mer de Sicile, en vue de l'île azurée de Caprée, Boccace avait respiré l'air d'une des régions les plus tragiques du monde. Il put voir un jour, en 1343, le cadavre d’André de Hongrie, égorgé par l'amant de sa femme, la reine Jeanne, petite-fille du roi Robert d'Anjou. On lui conta là-bas bien des histoires d'amour où le crime se mêlait à la volupté, où la vendetta scélérate gâtait les fêtes les plus joyeuses. C'est à Naples, et non point à Florence, qu'il puisa l'inspiration des plus sombres drames du Décaméron.
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