« Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme » : différence entre les versions

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{{indentation}}Ainsi, la grande difficulté, c’est que la société ne doit point cesser un seul instant <i>dans le temps</i> pendant que la société morale se forme <i>dans l’idée</i> ; c’est qu’il ne faut pas, par amour pour la dignité de l’homme, mettre son existence en péril. Quand l’ouvrier veut réparer une horloge, il en arrête les rouages ; mais l’horloge vivante de l’État doit être réparée pendant qu’elle marche, et il ne s’agit de rien moins que de remplacer une roue par une autre pendant son évolution. Afin de pourvoir à la continuation de la société, il faut donc chercher un appui qui la rende indépendante de cet État fondé sur la nature qu’on veut dissoudre.<br />
Cet appui ne se trouve pas dans le caractère naturel de l’homme qui, égoïste et violent, tend au bouleversement bien plus qu’à la conservation de la société ; il ne se trouve pas davantage dans son caractère moral, qui, d’après l’hypothèse, n’est pas encore formé, et sur lequel le législateur ne saurait jamais agir ou même compter avec certitude, parce qu’il est libre et ne <i>se manifeste</i> jamais. Il s’agirait, en conséquence, d’abstraire du caractère physique l’arbitraire, et du caractère morale la liberté ; il s’agirait de mettre le premier en harmonie avec les lois et de faire le second dépendant des impressions ; il s’agirait d’éloigner celui-là de la matière et d’en rapprocher celui-ci, afin de produire un troisième caractère qui, allié des deux autres, ménageât une transition entre l’empire des forces brutales et l’empire des lois, et qui, sans entraver le développement du caractère moral, devînt en quelque sorte un gage sensible de la moralité invisible.<br />
 
<center>IV.</center>
{{indentation}}En fait, la prédominance d’un semblable caractère chez un peuple peut seule prévenir les conséquences fâcheuses d’une transformation de l’État selon des principes moraux, et seul aussi un tel caractère peut garantir la durée de l’État ainsi transformé. Dans l’institution d’un État moral, on compte sur la loi morale comme sur une force active, et l’on fait rentrer le libre arbitre dans ce domaine des causes où tout est enchaîné par les lois rigoureuses de la nécessité et de la stabilité. Nous savons pourtant que les déterminations de la volonté humaine sont toujours contingentes, et que chez l’être absolu seulement la nécessité physique coïncide avec la nécessité morale. Ainsi donc, pour pouvoir compter sur la conduite morale de l’homme comme sur une conséquence <i>naturelle</i>, il faut que cette conduite <i>soit</i> nature ; il faut que déjà ses instincts le portent à cette manière d’agir que peut avoir pour effet un caractère moral. Mais, entre le devoir et l’inclination, la volonté de l’homme est complètement libre, et la coaction physique ne peut ni ne doit attenter à ce droit régalien de sa personnalité. Si donc il doit d’une part conserver ce libre arbitre, et de l’autre former cependant un des membres utiles et sûrs de la série des forces enchaînées par les lois de la causalité, cela n’est possible qu’à une seule condition : c’est que les effets produits par ces deux mobiles dans la sphère des phénomènes coïncident parfaitement, et que, nonobstant toute différence dans la forme, la matière de la volonté reste la même ; en un mot, que ses penchants s’accordent avec sa raison, pour qu’une législation puisse sortir de cette harmonie.<br />
{{indentation}}On peut dire que chaque homme individu porte virtuellement en lui le type d’un homme pur et idéal, et le grand problème de son existence est de rester d’accord avec l’immuable unité de ce type, au milieu de tous les changements. Cet homme idéal, qui se révèle d’une manière plus ou moins claire dans chaque sujet ou individu, est représenté par l’État, forme objective, normale si je puis dire, dans laquelle la diversité des sujets tend à s’identifier. Pour que l’homme du temps coïncide avec l’homme de l’idée, on peut concevoir deux moyens ; et c’est par ces deux moyens aussi que l’État peut se maintenir dans les individus : Ou bien, l’homme idéal supprime l’homme empirique, l’État absorbe les individus ; ou bien, l’individu devient État, l’homme du temps s’ennoblit jusqu’à devenir l’homme de l’idée. <br />
{{indentation}}Sans doute, cette différence disparaît dans une appréciation morale superficielle ; car, pourvu que sa loi ait une valeur absolue, la raison est satisfaite. Mais, dans une appréciation anthropologique complète, où l’on tient compte du fond en même temps que de la forme, où le sentiment vivant a, lui aussi, droit de suffrage, cette différence entrera en sérieuse considération. Si la raison exige l’unité, la nature réclame la diversité, et l’homme est revendiqué par ces deux législations. Les préceptes de la première sont gravés dans son âme par une conscience incorruptible ; les préceptes de la seconde, par un sentiment indélébile. Dès lors, ce sera toujours le signe d’une culture défectueuse encore, que le caractère moral ne puisse se maintenir que par le sacrifice du caractère naturel ; et une constitution politique sera encore bien imparfaite si elle ne sait produire l’unité que par le sacrifice de la diversité. L’État doit honorer non seulement le caractère objectif et générique, mais aussi le caractère subjectif et spécifique, dans les individus ; en étendant l’empire invisible des mœurs, il ne doit point dépeupler l’empire des phénomènes.<br />
{{indentation}}Lorsque l’ouvrier porte la main sur la masse informe pour la modeler suivant son but, il n’a nul scrupule de lui faire violence ; car la nature qu’il façonne ne mérite en soi aucun respect : il ne s’intéresse pas au tout à cause des parties, mais aux parties à cause du tout. Lorsque l’artiste porte la main sur la même masse, il n’a pas plus de scrupule de lui faire violence ; seulement il évite de la montrer. La matière qu’il façonne, il ne la respecte pas plus que l’ouvrier ; mais l’œil prenant cette matière sous sa protection et la voulant libre, il cherche à la tromper par une apparente condescendance envers elle. Il en est tout autrement de l’artiste pédagogue et politique, pour lequel l’homme est à la fois ce sur quoi il travaille et ce qu’il a à faire. Ici le but se confond avec la matière, et c’est seulement parce que le tout sert les parties, que les parties doivent s’accommoder au tout. Le respect que, dans le domaine des beaux-arts, l’artiste affecte pour sa matière, n’est rien en comparaison de celui avec lequel l’artiste politique doit aborder la sienne : il en doit ménager le caractère propre et la personnalité, non pas seulement au point de vue subjectif et pour produire une illusion des sens, mais objectivement et en vue de l’intime essence.<br />
{{indentation}}Mais, précisément parce que l’État doit être une organisation qui se forme par elle-même et pour elle-même, il ne peut se réaliser qu’autant que les parties sont élevées à l’idée du tout et mises d’accord avec elle. Comme l’État sert de représentant à ce type pur et objectif de l’humanité que les citoyens portent dans leur âme, il aura à garder avec eux les rapports qu’ils ont vis-à-vis d’eux-mêmes, et ne pourra honorer leur humanité subjective qu’en raison du degré d’ennoblissement objectif qu’elle atteint. Si l’homme intérieur est en harmonie avec lui-même, il sauvera son caractère propre, même en généralisant sa conduite au plus haut point, et l’État ne sera que l’interprète de ses nobles instincts, la formule plus nette de la législation écrite dans son cœur. Si au contraire, dans le caractère d’un peuple, il y a encore entre l’homme subjectif et objectif une contradiction telle que ce dernier ne puisse triompher que par l’oppression du premier, l’État, à son tour, s’armera contre le citoyen de toute la rigueur de la loi, et sera obligé de comprimer sans ménagement, pour n’être pas sa victime, une individualité si hostile.
{{indentation}}Or, l’homme peut être en contradiction avec lui-même de deux manières : ou comme sauvage, lorsque ses sentiments dominent ses principes ; ou comme barbare, lorsque ses principes corrompent ses sentiments. Le sauvage méprise l’art et reconnaît la nature pour souveraine absolue ; le barbare insulte la nature et la déshonore, mais, plus méprisable que le sauvage, souvent il continue d’être esclave de son esclave. L’homme civilisé fait de la nature son amie, et respecte en elle la liberté en se bornant à réprimer ses caprices tyranniques.
{{indentation}}En conséquence, lorsque la raison met dans la société physique son unité morale, elle ne doit point porter atteinte à la variété de la nature ; et lorsque la nature s’efforce de maintenir sa variété dans l’édifice moral de la société, il ne doit en résulter aucun dommage pour l’unité morale : la forme sociale victorieuse est également éloignée de l’uniformité et de la confusion. La <i>totalité</i> du caractère doit donc se trouver chez le peuple capable et digne d’échanger l’État fondé sur la nécessité contre l’État fondé sur la liberté.