« P’tit Bonhomme/Première partie/Chapitre 3 » : différence entre les versions

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M. O’Bodkins était le directeur de la « ragged-school » de Galway, petite ville située sur la baie et dans le comté du même nom, au sud-ouest de la province du Connaught. Cette province est la seule où les catholiques puissent posséder des propriétés foncières, et c’est là, comme dans le Munster, que le Gouvernement anglais prend à tâche de refouler l’Irlande non protestante.
 
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Tel était O’Bodkins, et, nous en conviendrons volontiers, il était précisément né pour être directeur d’une ragged-school.
 
Ragged-school, c’est l’école des déguenillés, et l’on a vu de quelle admirable exactitude, de quelle entente du doit et avoir témoignent les livres de M. O’Bodkins. Il avait pour aides, d’abord une vieille fumeuse,
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la mère Kriss, sa pipe toujours à la bouche, puis un ancien pensionnaire de seize ans, nommé Grip. Celui-ci, un pauvre diable, les yeux bons, la physionomie empreinte d’une jovialité naturelle, le nez un peu relevé, ce qui est un signe caractéristique chez l’Irlandais, valait infiniment mieux que les trois quarts des misérables recueillis dans cette espèce de lazaret scolaire.
 
Ces déguenillés sont des enfants orphelins ou abandonnés de leurs parents que la plupart n’ont jamais connus, nés du ruisseau et de la borne, des polissons ramassés à même les rues et sur les routes, et qui y retourneront, lorsqu’ils auront l’âge de travailler. Quel rebut de la société ! Quelle dégradation morale ! Quelle agglomération de larves humaines, destinées à faire des monstres ! Et, en effet, de ces graines jetées au hasard entre les pavés, que pourrait-il sortir ?
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Et il a raison, si aucun soin, si aucune moralisation n’est capable de les empêcher de devenir des êtres malfaisants. Cependant il y a une âme sous ces tristes enveloppes, et avec une meilleure direction, un dévouement de missionnaire, on arriverait peut-être à la faire s’épanouir vers le bien. Dans tous les cas, il faudrait, pour élever ces malheureux, d’autres éducateurs que l’un de ces mannequins dont M. O’Bodkins nous offre le déplorable type, et qu’il n’est point rare de rencontrer, même ailleurs que dans les comtés besoigneux de l’Irlande.
 
P’tit-Bonhomme était l’un des moins âgés de cette ragged-school. Il n’avait pas quatre ans et demi. Pauvre enfant ! Il aurait pu porter sur son front cette navrante locution française : Pas de chance ! Avoir été traité, comme on sait, par ce Thornpipe, s’être vu réduit à l’état de manivelle, puis, arraché à ce bourreau grâce à la pitié de
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quelques bonnes âmes de Westport, et être maintenant un hôte de la ragged-school de Galway ! Et, quand il la quittera, ne sera-ce pas pour trouver pire encore ?…
 
Certes, c’était un bon sentiment qui avait conduit le curé de la paroisse à enlever ce malheureux être au montreur de marionnettes. Après avoir vainement fait des recherches à son sujet, il avait fallu renoncer à découvrir son origine. P’tit-Bonhomme ne se souvenait que de ceci : c’est qu’il avait vécu chez une méchante femme en même temps qu’une autre fillette qui l’embrassait parfois, et aussi une petite qui était morte… Où cela s’était-il passé ?… Il ne savait pas. Qu’il fût un enfant abandonné ou qu’il eût été volé à sa famille, personne n’aurait pu le dire.
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Depuis qu’il avait été recueilli à Westport, on avait pris soin de lui tantôt dans une maison, tantôt dans une autre. Les femmes s’apitoyaient sur son sort. On lui avait conservé le nom de P’tit-Bonhomme. Des familles le gardèrent huit jours, quinze jours. Ce fut ainsi pendant trois mois. Mais la paroisse n’était pas riche. Bien des malheureux vivaient à sa charge. Si elle eût possédé une maison de charité pour les enfants, notre petit garçon y aurait eu sa place. Or, il n’en existait pas. Aussi avait-il dû être envoyé à la ragged-school de Galway, et voilà neuf mois qu’il végétait au milieu de ce ramassis de mauvais garnements. Quand en sortirait-il, et, lorsqu’il en sortirait, que deviendrait-il ? Il est de ces déshérités pour lesquels, dès le bas âge, l’existence, avec ses exigences quotidiennes, est une question de vie ou de mort, — question qui ne reste que trop souvent sans réponse !
 
Ainsi P’tit-Bonhomme était depuis neuf mois confié aux soins de la vieille Kriss à demi abrutie, de ce pauvre Grip résigné à son sort, et de M. O’Bodkins, cette machine à balancer des recettes et des dépenses. Cependant sa bonne constitution lui avait permis de résister à tant de causes de destruction. Il ne figurait pas encore sur le grand livre du directeur, à la colonne des rougeoles, des scarlatines et autres maladies de l’enfance, sans quoi son compte eût été déjà réglé…
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au fond de la fosse commune que Galway réserve à ses déguenillés.
 
Mais, pour ce qui est de la santé, si P’tit-Bonhomme supportait impunément de telles épreuves, que ne pouvait-on craindre au point de vue de son développement intellectuel et moral ? Comment résisterait-il au contact de ces « rogues », comme disent les Anglais, au milieu de ces gnomes vicieux de corps et d’esprit, les uns nés on ne sait où ni de qui, les autres, pour la plupart, venus de parents relégués dans les colonies pénitentiaires, à moins qu’ils ne fussent fils de suppliciés !
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Hâtons-nous de le dire, P’tit-Bonhomme n’éprouvait que de l’aversion pour ce Carker, bien qu’il ne cessât de le regarder avec de grands yeux pleins d’étonnement. Jugez donc ! le fils d’un homme qui a été pendu !
 
En général, ces écoles ne ressemblent guère aux établissements modernes d’éducation où le cube d’air est distribué mathématiquement. Le contenant est approprié au contenu. De la paille pour literie, et le lit est vite fait : on ne le retourne même pas. Des réfectoires ? À quoi bon, lorsqu’il s’agit de manger les quelques croûtes et pommes de terre, dont il n’y a pas toujours suffisance. Quant à la matière instructive, c’est M. O’Bodkins qui était chargé de la distribuer aux
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déguenillés de Galway. Il devait apprendre à lire, à écrire, à compter, mais il n’y obligeait personne, et, après deux ou trois ans passés sous sa férule, on n’eût pas trouvé une dizaine de ces enfants qui fussent en état de déchiffrer une affiche. P’tit-Bonhomme, quoiqu’il fût l’un des plus jeunes, contrastait avec ses camarades, montrant un certain goût à s’instruire, — ce qui lui valait mille sarcasmes. Quelle misère, et aussi quelle responsabilité sociale, quand une intelligence, qui ne demanderait qu’à être cultivée, reste sans culture ! Sait-on ce que l’avenir perd à la stérilisation d’un jeune cerveau, dans lequel la nature a peut-être déposé de bons germes qui ne produiront pas ?
 
Si le personnel de l’école travaillait à peine de la tête, ce n’est pas parce qu’il travaillait honorablement de ses mains. Ramasser un peu de combustible pour l’hiver, mendier des lambeaux de vêtements chez les personnes charitables, recueillir le crottin des chevaux et des bestiaux pour l’aller vendre dans les fermes au prix de quelques coppers — recette à laquelle M. O’Bodkins ouvrait un compte spécial — fouiller les tas d’ordures accumulées au coin des rues, autant que possible avant les chiens et, s’il le fallait, après s’être battus avec eux, telles étaient les occupations quotidiennes de ces enfants. De jeux, de divertissements, aucuns, — à moins que ce ne soit un plaisir de s’égratigner, de se pincer, de se mordre, de se frapper du pied et du poing, sans parler des mauvais tours que l’on jouait à Grip. Il est vrai, ce brave garçon prenait cela sans trop s’en inquiéter, — ce qui poussait Carker et les autres à s’acharner sur lui avec autant de lâcheté que de cruauté.
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La seule chambre à peu près propre de la ragged-school était celle du directeur. Il va de soi qu’il n’y laissait jamais entrer personne. Ses livres eussent été vite mis en pièces, leurs feuilles dispersées à tous les vents. Aussi ne lui déplaisait-il pas que ses « élèves » fussent dehors, errant à l’aventure, vagabondant, polissonnant, et c’était toujours trop tôt, à son gré, qu’il les voyait revenir, lorsque le besoin de manger ou de dormir les ramenait à l’école.
 
Avec son esprit sérieux, ses bons instincts, P’tit-Bonhomme était
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le plus ordinairement en butte, non seulement aux sottes plaisanteries de Carker et de cinq ou six autres qui ne valaient pas mieux, mais aussi à leurs brutalités. Il évitait de se plaindre. Ah ! que n’avait-il la force ? Comme il se serait fait respecter, comme il aurait rendu coup de poing pour coup de poing, coup de pied pour coup de pied, et quelle colère s’amassait en son cœur de se sentir trop faible pour se défendre !
 
Il était, d’ailleurs, celui qui sortait le moins de l’école, trop heureux d’y goûter un peu de calme, lorsque ces garnements vaguaient aux alentours.
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Avec ses éclats de rire dans ce sombre milieu, il semblait à P’tit-Bonhomme que ce brave garçon jetait un rayon de lumière au milieu de la ténébreuse école.
 
Ce qui irritait particulièrement notre héros, c’était que les autres s’en prissent à Grip et en fissent l’objet de leur malveillance. Celui-ci,
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nous le répétons, supportait cela avec une très philosophique résignation.
 
« Grip !… lui disait parfois P’tit-Bonhomme.
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Grip voulait bien.
 
Quelquefois tous deux sortaient. Grip emmenait l’enfant, lorsqu’il était envoyé en course. Il était misérablement vêtu, P’tit-Bonhomme, des nippes à peine à sa taille, sa culotte trouée, sa veste effilochée, sa casquette sans fond, aux pieds des brogues en cuir de vache, dont la semelle ne tenait que par un bout de corde. Grip, habillé lui-même de haillons, ne valait pas mieux. Les deux faisaient la paire. Cela allait encore, par le beau temps ; mais le beau temps, au milieu des comtés du nord de l’Irlande, est aussi rare qu’un bon repas
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dans la cabane de Paddy. Et alors, sous la pluie, sous la neige, demi-nus, la figure bleuie par le froid, les yeux mordus par la bise, les pieds dévorés par la neige, ces deux misérables faisaient pitié, le grand tenant le petit par la main, et courant pour s’échauffer.
 
Ils erraient ainsi le long des rues de cette Galway, qui a l’aspect d’une bourgade espagnole, seuls parmi une foule indifférente. P’tit-
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Bonhomme aurait bien voulu savoir ce qu’il y avait à l’intérieur des maisons. À travers leurs étroites fenêtres fermées de grillages, leurs jalousies baissées, impossible de rien distinguer. C’était pour lui des coffres-forts, qui devaient être remplis de sacs d’argent. Et les hôtels où les voyageurs arrivaient en voiture, quel plaisir à en visiter les belles chambres, celles du Royal-Hôtel surtout ! Mais les domestiques les auraient chassés tous deux comme des chiens, ou, ce qui est pire,
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comme des mendiants, car les chiens peuvent à la rigueur recevoir quelque caresse…
 
Et lorsqu’ils s’arrêtaient devant les magasins, si insuffisamment approvisionnés pourtant, des bourgades de la haute Irlande, les choses leur paraissaient un entassement de richesses incalculables. Quel regard ils jetaient, ici, sur un étalage de vêtements, eux qui n’étaient vêtus que de loques ; là, sur une boutique de chaussures, eux qui marchaient pieds nus ! Et connaîtraient-ils jamais cette jouissance d’avoir un habit neuf à leur taille, et une paire de bons souliers dont on leur aurait pris mesure ? Non, sans doute, pas plus que tant de malheureux condamnés au rebut des autres, restes de défroque et restes de cuisine !
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Un jour, une dame, prenant pitié de sa mine pâle, lui demanda si un gâteau lui ferait plaisir.
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« J’aimerais mieux un pain, madame, répondit-il.
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— Alors pourquoi que tu n’es pas marin sur la mer ?…
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— T’as raison… Pourquoi que je n’suis pas marin ?…
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Le port de Galway est formé par l’embouchure d’une rivière qui sort du Lough Corrib et se jette au fond de la baie. Sur l’autre rive, au-delà d’un pont, se développe le curieux village du Claddagh, avec ses quatre mille habitants. Rien que des pêcheurs, qui ont longtemps joui de leur autonomie communale, et dont le maire est qualifié de roi dans les vieilles chartes. Grip et l’enfant venaient parfois jusqu’au Claddagh. Que n’aurait-il donné, P’tit-Bonhomme, pour être un de ces garçons robustes, pétulants, hâlés par les brises, pour être le fils d’une de ces mères vigoureuses, au sang gallicien, un peu sauvages d’aspect comme leur homme. Oui ! il enviait cette marmaille bien portante, et vraiment plus heureuse qu’en tant d’autres villes d’Irlande. Des garçons, qui criaient, jouaient, barbotaient… Il aurait voulu être des leurs… Il avait envie d’aller les prendre par la main… Il n’osait, haillonné comme il l’était, et, à le voir s’approcher, ils auraient pu croire qu’il venait leur demander l’aumône. Alors il se tenait à l’écart, une grosse larme perlant à ses yeux, se contentant de traîner ses brogues sur la place du marché, s’enhardissant à regarder les maquereaux aux couleurs scintillantes, les harengs grisâtres, les seuls poissons que recherchent les pêcheurs du Claddagh. Quant aux homards, aux gros crabes, qui abondent aussi entre les roches de la baie, il ne pouvait croire que ce fût bon à manger, bien que Grip affirmât — d’après ce qu’il avait ouï dire, — que « c’était du gâteau à la crème que ces bêtes-là avaient dans l’coque » ! Peut-être ne serait-il pas impossible qu’un jour ils s’en rendraient compte par eux-mêmes.
 
Leur promenade hors de la ville terminée, tous deux regagnaient par les rues étroites et sordides le quartier de la ragged-school. Ils passaient au milieu des ruines, qui font de Galway une bourgade qu’un tremblement de terre aurait à moitié détruite. Et
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encore les ruines ont-elles leur charme, lorsque c’est le temps qui les a faites. Ici, de ces maisons inachevées faute d’argent, de ces édifices à peine ébauchés dont les murs étaient lézardés, enfin de tout ce qui était l’œuvre de l’abandon et non l’œuvre des siècles, il ne se dégageait qu’une impression de morne tristesse.
 
Pourtant ce qu’il y avait de plus désolé que les quartiers pauvres de Galway, de plus repoussant que les dernières masures de ses faubourgs, c’était l’abominable et nauséabonde demeure, l’abri insuffisant et répugnant, où la misère entassait les compagnons de P’tit-Bonhomme, et ils ne se hâtaient guère, Grip et lui, lorsque l’heure arrivait de rentrer à la ragged-school !