« L’Économie politique et la justice » : différence entre les versions
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== SECTION I. Rapports de coordination des lois de l’Économie politique avec les principes de la Justice. ==
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La lecture des économistes, dit M. Proudhon<ref>De la justice dans la révolution et dans l’église, Nouveaux Principes de philosophie pratique, par P.-J. Proudhon. Troisième étude, chapitres v et vi.</ref>, m’eut bientôt convaincu de deux choses, pour moi d’une importance capitale :
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En effet, qui dit propriété, dit propriété à l'exclusion, et l’exclusion se fonde sur lajimitation des choses propres. Qui dit valeur d’échange, dit sacrifice à faire en échange, et le sacrifice que Ton fait ne se motive que par l’impossibilité où l’on est de se procurer autrement l’objet de ses désirs. Si tous les objets dont nous pouvons avoir besoin étaient naturellement illimités dans leur quantité, il n’y aurait pas de propriété, il n’y aurait pas de valeur ; sans propriété ni valeur, il n’y aurait pas d’échange. Ce n’est que par la limitation dans la quantité des choses utiles qu’on peut expliquer la propriété, la valeur d’échange, et l’échange.
Cette communauté d’origine, cette simultanéité d’apparition des deux faits généraux’ de la valeur d’échange et de la propriété est essentielle à signaler. Toutefois sans rien ôter à notre observation de son importance, il ne faut pas non plus lui en donner plus qu’elle n’en comporte. Or, à tout prendre, l’échange n’implique, et la limitation en quantité des utilités n’explique que la valeur d’échange et l’appropriation ; mais nullement la propriété , c’est-à-dire l’appropriation légitime et conforme à la justice. La question de droit reste entière. Cela n’empêche point qu’il ne puisse et doive y avoir, comme en effet il y a, matière à faire une théorie du fait de la propriété, en partant du fait de l’appropriation pure et simple pour le soumettre aux principes de la justice, tout aussi bien qu’il peut et doit y avoir matière à faire une théorie du fait de la valeur d’échange indépendante de la justice.
Tels sont les résultats d’une analyse sévère du phénomène de
La théorie de la valeur d’échange et la théorie de la propriété se touchent en raison de l’identité de leur objet. Ce sont les mêmes choses utiles qui, par le fait de leur limitation en quantité, deviennent : 1° valables et échangeables, 2° appropriables. Ce qui constitue la valeur d’échange constitue aussi la propriété ; ce qui constitue la propriété constitue aussi la valeur d’échange.
La théorie de la valeur d’échange et la théorie de la propriété diffèrent en raison du caractère respectif de leur point de vue. L’une est une science naturelle, parce qu’elle est la théorie d’un fait naturel ; l'autre est une science morale, parce qu’elle est la théorie d’un fait moral : c’est ce qu’il faut établir.
M. Proudhon, qui est grand ennemi de l’absolu, ne me contestera pas, je l’espère, que le fait de la liberté de l’homme est bien la source de toute moralité. De ce que l’homme délibère et se résout librement, il résulte : 1° que ses actes lui sont imputables ; 2° qu’il en est responsable, que sur lui rejaillit l’idée du mérite et du démérite ; 3° qu’il y a donc pour l’homme à se préoccuper du bien ou du mal dont il répond.
Les faits naturels se distingueront donc des faits moraux en ce que les premiers auront leur origine dans la fatalité des forces naturelles, les seconds dans la volonté libre de l’homme. Il est une troisième catégorie de faits, les faits historiques, qui s’accomplissent ! au sein de l’humanité exactement comme les faits naturels au sein de la nature, et qui sont empreints, comme les faits naturels, d’un caractère fatal, ou, sinon veut, providentiel. Le fait naturel et le fait historique se distinguent autrement : le premier est toujours identique à lui-même, le second est varié et progressif. Cela posé, il est aisé de se convaincre :
1° Que le fait de la valeur d’échange est un fait naturel et fatal ; car, s’il se produit en partie par suite de la présence de l’homme sur la terre ; il se produit surtout par suite de la limitation en quantité des choses utiles, et doit être considéré comme aussi indépendant de notre liberté psychologique que le sont aussi les faits de la pesanteur, de la végétation , etc. ;
2° Que le fait de la propriété est un fait moral et libre ; car s’il se produit en partie, en tant que fait de l’appropriation, par suite de la limitation en quantité des choses utiles, il se produit surtout, en tant que fait de la propriété, comme caractère moral de l’appropriation, en considération de la double qualité de moralité ou d’immoralité dont l’appropriation peut être revêtue ou entachée.
Ainsi donc au seuil de l’étude de la richesse sociale, et derrière le phénomène de l’échange, se présentent à nous deux théories de deux faits généraux distincts, deux sciences bien caractérisées : la science naturelle de la valeur d’échange, la science morale de la propriété.
Remarquons alors qu’il n’y a pas plus à l'économie politique pour le philosophe qu’il n’y a pour lui de mathématiques, de physique, de médecine. Ce sont là des expressions dont il faut tolérer l’usage chez les gens du monde sans jamais en user soi-même, pour peu qu’on prétende à l’esprit scientifique. Et même on voit qu’il ne faut pas s’avancer bien loin dans la métaphysique des faits pour s’apercevoir que, comme il y a des sciences mathématiques (géométrie, algèbre, etc.)r, des sciences physiques (acoustique, thermologie, optique, etc.), des sciences médicales (anatomie, pathologie, etc.), de même il y a des sciences économiques : une théorie de la valeur d’échange, et une théorie de la propriété.
Poursuivons. Il arrive que, par le fait de l’activité humaine, souvent, sinon toujours, une science se complète par un art. Ainsi la pathologie médicale se double de la thérapeutique ; ainsi la mécanique rationnelle se complète par la théorie de la construction des machines. L’art est l’application pratique, en vue de Y utile y des résultats delà spéculation scientifique qui s’attache au vrai. La science a des lois, l’art a des règles : cela dit tout. C’est ainsi qu’on doit naturellement faire suivre la théorie de la valeur d’échange d’une théorie de la production, et la théorie de la propriété, qui n’est autre que celle de la distribution, d’une théorie de la consommation.
1* Théorie de la valeur d’échange, de l’échange et
de la production ; 2* théorie de la propriété, de la distribution et de la jconsommation, voilà, ce me semble, une division de la science économique qui ne laisse rien à désirer sous le rapport philosophique ; je ne vois pas non plus quels reproches on pourrait lui faire au point de vue pratique. Elle a été inaugurée% ; je ne m’attache ici qu’à la justifier.
Elle n’est point celle adoptée par M. Joseph Garnier dans ses Éléments de l’Économie politique ; mais M. Garnier semble avoir appelé lui-même la discussion sur sa méthode quand il a pris soin de dire* :
€ 11 ne faut pas attacher aux divisions que nous
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c qu’elles n’en doivent avoir. »
Il faut tenir grand compte à M. Garnier de cette réserve. Je pense néanmoins que, sentant l’insuffisance philosophique de ses divisions, il eût dû s’efforcer d’y remédier ; et je ne doute pas qu’il n’y fût arrivé.
« Les classifications scientifiques les plus commo-
« des, les plus élémentaires, ne sont pas toujours les
« plus naturelles.....Les sections, les partages sont
« donc forcés, mais ils aident l’esprit. »
J’en demande pardon à M. Garnier ; mais il me semble, quant à moi, que les sections et partages forcés, et non point naturels, sont plus propres à égarer l’esprit qu’à l’aider. J’en ai pour preuve ce qui est arrivé à M. Garnier lui-même.—« On peut admettre,
1 M. Walras, Théorie de la Richesse sociale ou Résumé des principes
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« dit-il., avec J.-B. Say trois grandes phases dans le<br />
« rôle de la Richesse, à la création de laquelle tout le<br />
« monde concourt, et dont chacun doit avoir une part<br />
« équitable. Elle est d’abord Produite, ensuite Distri-<br />
« à-dire utilisée ou employée. »
Il m’est impossible d’admettre cela, même avec J.-B. Say. D’abord, Monsieur Garnier, je vous affirme que tout le monde ne concourt pas à la création de la richesse. Il y a, croyez-moi, des gens qui se contentent parfaitement du rôle de consommateur sans envier celui de producteur. Mais ce n’est rien encore ; et l’erreur est bien plus grave.
Il y a des richesses à la création desquelles personne ne concourt : c’est à savoir les richesses naturelles. Entre toutes les choses si diverses et si nombreuses qui ont de la valeur, les unes nous sont données par la nature sans le secours du travail de l’homme ; les autres sont le fruit du travail, ou de l’application du travail de nos facultés aux dons gratuits de la nature. Il y a donc une richesse naturelle et une richesse produite. En énonçant comme l’ont fait Adam Smith, Eicardo, J.-B. Say et M. Garnier, d’une façon générale, que la richesse est d’abord produite, puis distribuée, etc., on semble chasser du domaine delà science toute une catégorie de valeurs des plus importantes ; car elles sont précisément l’objet le plus direct de la théorie de la valeur et de la théorie de la propriété : je parle des richesses naturelles. M. Garnier veut-il que je lui cite un premier exemple de richesse naturelie ? En voici un : nos facultés personnelles. M. Garnier en veut-il un second ? En voici un autre : la terre.
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