« L’Économie politique et la justice » : différence entre les versions

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« elle préfère la rémunération offerte à n’être pas rémunérée
« du tout. Ce point d’équilibre déterminera la Valeur de ce
« service spécial, comme de tous les autres<ref>''Harmonies *économiques'', De la Valeur.</ref>. »—A merveille !
Le banquier est très-opulent et très-vaniteux : il ira jusqu’à
10,000 francs ; il aimerait mieux se priver de la satisfaction j
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t-on ?
 
Ce point ne se trouvera pas ; la transaction ne s’opérera jamais dans les seules données établies par Bastiat. Si par hasard elle s’opérait, ce serait en dehors de toutes les circonstances ordinaires de l’échange.—C’en est je pense assez pour montrer qu’avec la seule ressource de la définition donnée par Bastiat de ses services, toute détermination de valeur est impossible.
Ce point ne se trouvera pas ; la transaction ne s’opérera
jamais dans les seules données établies par Bastiat. Si par
hasard elle s’opérait, ce serait en* dehors de toutes les circon-
stances ordinaires de l’échange.—C’en est je pense assez pour
montrer qu’avec la seule ressource de la définition donnée
par Bastiat de ses services, toute détermination de valeur est
impossible.
 
Dans cette étude, je me propose plutôt, ainsi qu’on l’a pu reconnaître, de constater les erreurs de mes adversaires que de les redresser. Dans le cas présent, je ne puis guère me dispenser de compléter ma critique en comblant les lacunes de la théorie de Bastiat : c’est presque le seul moyen d’achever de les montrer.
Dans cette étude, je me propose plutôt, ainsi qu’on l’a pu
reconnaître, de constater les erreurs de mes adversaires que
de les redresser. Dans le cas présent, je ne puis guère me
dispenser de compléter ma critique en comblant les lacunes
de la théorie de Bastiat : c’est presque le seul moyen d’achever
de les montrer.
 
Voici donc ce que Bastiat n’a point vu et ce qu’il n’a point raconté. Il n’y a point qu’une cantatrice : il y en a dix de la même force ; et il n’y a point qu’un seul banquier opulent et vaniteux : il y a cent autres personnes aussi vaniteuses, aussi I opulentes. Cela dit, le service de l’artiste vaut 500 francs, ni I plus ni moins -, parce que cette valeur est une ''fonction algébrique des variables'' qui sont : 1° le nombre des artistes, 2° le nombre des riches dilettantes. Et la transaction s’opère tout de suite au taux de 500 francs ; parce que d’une part, si la cantatrice ne veut point chanter pour ce prix, le banquier trouvera neuf autres cantatrices disposées à y consentir ; et parce que d’autre part, si le banquier refuse de donner la somme, la cantatrice trouvera quatre-vingt-dix-neuf autres personnes qui la lui donneront.
1 Harmonies économiques, De la Valeur.
 
C’est tout simplement la loi de l'''offre'' et de la ''demande'' que Bastiat a négligé de signaler, parce qu’il ne l’a jamais étudiée ni comprise. S’il n’y avait au monde qu’une seule et unique cantatrice, on la rémunérerait peut-être à raison de 20,000 francs la séance. Et s’il y avait des cantatrices en nombre indéfini, on les aurait pour rien. Dune façon générale, les services valent suivant qu’ils sont plus demandés et moins offerts, ou proportionnellement à leur rareté relative, sur le marché. Et si les services valent quelque chose, c’est que le nombre en est restreint. D’une façon plus générale encore, la valeur naît de la limitation dans la quantité des choses utiles, et elle se mesure sur leur rareté relative, c’est-à-dire sur le rapport de la demande à l’offre en fonction de l’une et de l’autre.
 
En possession de la loi de l’offre et de la demande, nous pouvons reconnaître combien est vide et creuse la théorie de Bastiat.
Voici donc ce que Bastiat n’a point vu et ce qu’il n’a point
raconté. Il n’y a point qu’une cantatrice : il y en a dix de la
même force ; et il n’y a point qu’un seul banquier opulent et
vaniteux : il y a cent autres personnes aussi vaniteuses, aussi
I opulentes. Cela dit, le service de l’artiste vaut 500 francs, ni
I plus ni moins -, parce que cette valeur est une fonction algé-
brique des variables qui sont : 1° le nombre des artistes, 2° le
nombre des riches dilettantes. Et la transaction s’opère tout de
suite au taux de^50fT francs ; parce que d’une part, si la can-
I tatrice ne veut point chanter pour ce prix, le banquier trouvera
\ neuf autres cantatrices disposées à y consentir ; et parce que
d’autre part, si le banquier refuse de donner la somme, la
cantatrice trouvera quatre-vingt-dix-neuf autres personnes qui
la lui donneront.
v C’est tout simplement la loi de Voffre et de la demande que
Bastiat a négligé de signaler, parce qu’il ne l’a jamais étudiée
m cjicapjrise. S’il n’y avait au monde qu’une seule et unique
cantatrice, on la rémunérerait peut-être à raison de 20,000 francs
la séance. Et s’il y avait des cantatrices en nombre indéfini, on
les aurait pour rien. Dune façon générale, les services valent
suivant qu’ils sont plus demandés et moins offerts, ou propor-
tionnellement à leur rareté relative, sur le marché. Et si les
services valent quelque chose, c’est que le nombre en est res-
treint. D’une façon plus générale encore, la valeur naît de la
limitation dans la quantité des choses utiles, et elle se mesure
*sur leur rareté relative, c’est-à-dire sur le rapport de la
demande à l’offre en fonction de l’une et de l’autre.
 
Bastiat invente le mot de ''services'' et le voilà dans l’enchantement. — « Une foule de circonstances extérieures influent<br />
En possession de la loi de l’offre et de la demande, nous
« sur la valeur sans être la valeur même : — Le mot ''service''<br />
pouvons reconnaître combien est vide et creuse la théorie de
« tient compte de toutes ces circonstances dans la mesure<br />
Bastiat. ~"
« convenable<ref>''Harmonies économiques'', De la Valeur.</ref>. »—C’est ce qu’il faut voir. ''Service'', au dire de Bastiat, implique : 1° l’effort fait par un individu, 2° la satisfaction du besoin d’un autre individu, 3° l’effort évité par le vendeur à l’acheteur. Très-bien ; mais encore comment s’apprécient, s’évaluent les services ? Ce n’est ni par l’effort fait, ni par la satisfaction du besoin : ces deux théories du ''prix de revient'' et de l'''utilité'' sont ruinées. Est-ce par l’effort évité ? Cette troisième théorie est simplement ridicule : quel effort m’est évité quand j’achète un tableau de Raphaël ? Encore une fois, comment se détermine la valeur des services ? — Par la libre compassion répond enfin Bastiat.
 
Cette quatrième théorie n’est autre que la théorie du ''jugement'' de Storch. Elle est aussi erronée que les trois premières. Pour juger, il faut avoir les bases du jugement ; pour comparer, il faut avoir les éléments de la comparaison. Quelles sont ces bases ? Quels sont ces éléments ? Ce ne peut être dans tous les cas ni l’effort fait, ni l’utilité, ni l’effort évité. Mais qu’est-ce donc ? — Toutes ces considérations réunies, s’écrie Bastiat, et discutées ''librement'' entre les deux contractants de l’échange. — Est-ce bien là votre dernière ressource ? Elle est encore insuffisante ; car : 1° le raisonnement prouve que vous n’avez que de mauvais éléments de discussion : et 2° l’expérience démontre que la valeur ne dépend point de la liberté des échangeants, mais qu’elle s’impose, la même pour tous, à leur volonté.
Bastiat invente le mot de services et le voilà dans l’enchan-
tement. — « Une foule de circonstances extérieures influent
« sur la valeur sans être la valeur même : — Le mot service
« tient compte de toutes ces circonstances dans la mesure
« convenable1. »—C’est ce qu’il faut voir. Service, au dire de
Bastiat, implique : 1° l’effort fait par un individu, 2° la satis-
faction du besoin d’un autre individu, 3° l’effort évité par le
vendeur à l’acheteur. Très-bien ; mais encore comment s’ap-
 
Si j’achète aujourd’hui sur le marché une paire de souliers, quels que soient les efforts qu’a faits le cordonnier, quel que soit le besoin que j’aie de chaussures, quelle que put être l’effort que j’aurais à faire pour me confectionner moi-même une paire de souliers, quelle que soit ma ''vanité'' mon ''opulence'', etc., etc., je paye mes chaussures 20 francs, comme tout le monde, si les souliers valent 20 francs. Pourquoi ? Parce que la valeur des souliers résulte de la comparaison entre la somme des besoins et la somme des provisions, du rapport de la demande à l’offre, de la rareté relative ; et qu’en dehors de cette circonstance précise, indépendante de mon libre arbitre , toute détermination de la valeur est fausse ou impossible.
1 Harmonies économiques, De la Valeur.
 
Bastiat a rencontré sur son chemin la théorie de la rareté ; il lui a fait un reproche et une concession. Examinons l’un et l’autre.
 
Le reproche consiste en ceci que les économistes qui voient dans la rareté des choses l’origine et la mesure de leur valeur subissent le ''joug de la matérialité''. Que signifie ce barbarisme ? Au dire de l’auteur, si l’on prétend que le rapport du chiffre de la demande au chiffre de l’offre peut donner aux objets leur valeur, on se représente la valeur comme matérielle. Se plaisant alors à prêter aux économistes qui ne sont point satisfaits du ''rapport des services'' les idées les plus stupides, Bastiat ose affirmer que, dans leur opinion, les physiciens devront constater la rareté entre la pesanteur et l’impénétrabilité des corps, que les chimistes devront la retrouver par l’analyse… Je m’arrête : il est, je pense, inutile de réfuter cette métaphysique ; et je suis, je l’avoue, quelque peu honteux d’avoir à constater chez un auteur en renom de si tristes étourderies.
précient, s’évaluent les services ? Ce n’est ni par l’effort fait,
ni par la satisfaction du besoin : ces deux théories du prix de
revient et de Vutilité sont ruinées. Est-ce par l’effort évité ?
Cette troisième théorie est simplement ridicule : quel effort
m’est évité quand j’achète un tableau de Raphaël ? Encore une
fois, comment se détermine la valeur des services ? — Par la
^T ? ,Ç ? ? ?^ftt&Hon’ répond enfin Bastiat.
 
Quant à la concession, voici quelle elle est :—« ''Rareté''.<br />
* Cette quatrième théorie n’est autre que la théorie du
« J’admets avec Senior que la rareté influe sur la ''valeur''. Mais<br />
jugement de Storçh. Elle est aussi erronée que les trois
« pourquoi ? Parce qu’elle rend le ''service'' d’autant plus pré-<br />
premières. Pour juger, il faut avoir les bases du jugement ;
ce cieux.<ref>''Harmonies économiques'', De la Valeur.</ref> »
pour comparer, il faut avoir les éléments de la comparaison.
Quelles sont ces bases ? Quels sont ces éléments ? Ce ne peut
être dans tous les cas ni l’effort fait, ni l’utilité, ni l’effort évité.
Mais qu’est-ce donc ? — Toutes ces considérations réunies,
s’écrie Bastiat, et discutées librement entre les deux contrac-
tants de l’échange. — Est-ce bien là votre dernière ressource ?
Elle est encore insuffisante ; car : 1° le raisonnement prouve que
vous n’avez que de mauvais éléments de discussion : et 2°
l’expérience démontre que la valeur ne dépend point de la
liberté des échangeants, mais qu’elle s’impose, la même pour
tous, à leur volonté.
 
La rareté, telle que l’entend ici Bastiat, n’est pas la rareté ; ''scientifique'', c’est la rareté que le vulgaire oppose à l’abondance, comme il oppose le froid au chaud sans connaître les limites de l’un et de l’autre, sans même vouloir accuser implicitement l’existence de limites semblables. Pour le physicien, il n’y a ni chaud ni froid, il n’y a que des températures. Aux yeux de l'économiste, la rareté vulgaire n’est qu’une moindre abondance, comme l’abondance vulgaire n’est qu’une moindre rareté. Si Bastiat eût été réellement un penseur, il ne s’en fût jamais tenu à cet aperçu sommaire. Il eût distingué scientifiquement, d’une part, l'abondance des choses utiles qui se trouvent dans le monde en quantité illimitée, et, d’autre part, la rareté des choses qui ne se trouvent dans le monde qu’en quantité limitée. Alors, en possession du sens économique du mot ''rareté'', il fût convenu que la ''rareté'' ne rend pas seulement les choses en général et les services en particulier ''plus précieux'', mais qu’elle les rend ''précieux'', c’est-à-dire qu’elle leur donne leur valeur.
Si j’achète aujourd’hui sur le marché une paire de souliers,
quels que soient les efforts qu’a faits le cordonnier, quel que soit
le besoin que j’aie de chaussures, quelle que put être l’effort que
j’aurais à faire pour me confectionner moi-même une paire de
souliers, quelle que soit ma vanité mon opulence , etc., etc., je
paye mes chaussures 20 francs, comme tout le monde , si les
souliers valent 20 francs. Pourquoi ? Parce que la valeur des
souliers résulte de la comparaison entre la somme des besoins et
la somme des provisions, du rapport de la demande à l’offre , de
la rareté relative ; et qu’en dehors de cette circonstance précise,
indépendante de mon libre arbitre , toute détermination de
la valeur est fausse ou impossible.
 
La concession de Bastiat est donc l’aveu de son erreur.<br />
Bastiat a rencontré sur son chemin la théorie de la rareté ;
« L’abbé Genovesi disait, il y a cent ans, dans son cours<br />
il lui a fait un reproche et une concession. Examinons l’un et
« d’économie civile, fondé pour lui à Naples par Intieri : Les<br />
l’autre.
« seules choses qui n’aient pas de valeur sont celles qui ne<br />
« satisfont pas nos besoins, ou celles qui, tout en les satisfai-<br />
« sant, ne manquent à personne. (''Lezioni di economia civile'',<br />
« II* partie, chap. 1er)<ref>Joseph Garnier, ''Éléments de l’Économie politique'', 3e édit. p. 58.</ref>. » Le principe économique de la rarreté est tout entier dans ces mots. Ce principe a été repris par Senior ; il a été développé avec une grande rigueur philosophique en 1831 par M. Auguste Walras qui l'a victorieusement opposé à la théorie de Ri car do sur les frais de production et à celle de J.-B. Say sur l'utilité<ref>M. Auguste Walras, ''De la nature de la Richesse et de l’origine de la Valeur''.</ref>. En vertu de ce principe, toutes choses utiles, naturelles ou artificielles, matérielles ou immatérielles : matière première, travail, produits, qui se
trouvent autour de nous en quantité limitée sont valables et appropriables. Nos facultés personnelles sont dans ce cas ; c’est-à-dire que les efforts, les peines, les services, comme dit Bastiat, s’y trouvent. Mais la terre y est de m A me ; elle a de la valeur et elle est l’objet de la propriété, individuelle ou commune.
 
Le principe économique commun à M. Thiers et à Bastiat est donc faux qui dit que :—Tout homme jouit gratuitement de toutes les utilités fournies ou élaborées par lanature, L’homme ne jouit gratuitement des utilités fournies ou élaborées par la nature que si ces utilités sont dans le monde en quantité indéfinie. Bastiat s’est évertué à soutenir qu’en thèse absolue nous ne payons pas les dons de Dieu. Il prouve que si nous achetons de l’eau, nous ne payons point le liquide, mais le travail du porteur d’eau. Il affirme que nous ne payons point la lumière du jour, la chaleur du soleil. Tout cela est incontestable. Mais il en conclut que nous ne saurions acheter la terre et que nous ne pouvons payer que les services des hommes qui l’ont défrichée, ensemencée, etc., etc. En cela il se trompe grossièrement, faute d’attention. La terre est utile comme l’eau, comme l’air respirable, comme la lumière et la chaleur solaires ; elle est limitée dans sa quantité comme le travail des facultés personnelles. Elle est possédée ; elle se vend et s’achète. Si donc la théorie de la propriété de M. Thiers et de Bastiat, ne justifie point la propriété foncière, c’est que cette théorie est mauvaise, insuffisante ou fausse.
Le reproche consiste en ceci que les économistes qui voient
dans la rareté des choses l’origine et la mesure de leur valeur
subissent le joug de la matérialité. Que signifie ce barbarisme ?
Au dire de l’auteur, si l’on prétend que le rapport du chiffre
 
Frédéric Bastiat est mort : je puis me permettre de porter sur son œuvre et sur lui un jugement général dont je me suis abstenu à l’égard des vivants. Il fut un homme de bonne volonté ;
 
mais il eut le malheur de faire de la science,sans- génie scientifique. Il était de ces hommes dominés par une sensibilité trop vive qui ont dans l’esprit deux catégories d’idées : les unes qu’ils abandonnent à la discussion et qu’ils ne craigne al point d’examiner Jibrement eux-mêmes, les autres auxquelles ils se sont pris par la foi et qu’ils ne songent point à éprouver. La science est une jalouse maîtresse qui ne souffre point de tels partages.
de la demande au chiffre de l’offre peut donner aux objets leur
valeur, on se représente la valeur comme matérielle. Se plaisant
alors à prêter aux économistes qui ne sont point satisfaits du
rapport des services les idées les plus stupides, Bastiat ose
affirmer que, dans leur opinion, les physiciens devront consta-
ter la rareté entre la pesanteur et l’impénétrabilité des corps,
que les chimistes devront la retrouver par l’analyse... Je
m’arrête : il est, je pense, inutile de réfuter cette métaphy-
sique ; et je suis, je l’avoue, quelque peu honteux d’avoir
à constater chez un auteur en renom de si tristes étour-
deries.
 
Bastiat avait d’avance donné son intelligence en même temps que son cœur à quelques convictions arrêtées et définies touchant la société, touchant la famille, touchant la propriété. Sa religion et sa philosophie ne lui interdisaient point formellement de les mettre"en doute et de les scruter : ce fut son génie borné qui le lui défendit ; le coup de balai de Descartes était au-dessus de ses forces. Au lieu de refaire la théorie de la propriété, j>our la théorie de la valeur, il voulut refaire la théorie de la valeur pour la théorie de la propriété. Il fit de la science de parti pris en vue d’une morale de sentiment.
Quant à la concession, voici quelle elle est :—« Rareté.
« J’admets avec Senior que la rareté influe sur la valeur. Mais
« pourquoi ? Parce qu’elle rend le service d’autant plus pré-
ce cieux. J »
 
Quand on exécute un pareil travail dans un iritërfct de fortune ou d’amour-propre, on mérite les plus cruelles, les plus impitoyables rigueurs de la critique. Bastiat fut sincère, et paya sa tentative de sa sauté et de sa vie. Paix donc à sa mémoire ! Mais pourtant qu’il soit permis de regretter pour lui, qu’il ait dépensé tant d’efforts à poursuivre une besogne aride et funeste. Qu’il soit permis surtout de regretter pour la science qu’il l’ait entravée, et qu’en rompant la grande tradition économique, il ait peut-être retardé l’avènement de la science sociale *.
La rareté, telle que l’entend ici Bastiat, n’est pas la rareté
; scientifique, c’est la rareté que le vulgaire oppose à l’abondance,
/ comme il oppose le froid au chaud sans connaître les limites
de l’un et de l’autre, sans même vouloir accuser implicitement
l’existence de limites semblables. Pour le physicien, il n’y a
ni chaud ni froid, il n’y a que des températures. Aux yeux
de Téconomiste, la rareté vulgaire n’est qu’une moindre abon-
dance, comme l’abondance vulgaire n’est qu’une moindre ra-
reté. Si Bastiat eût été réellement un penseur, il ne s’en fût
jamais tenu à cet aperçu sommaire. Il eût distingué scientifi-
quement, d’une part, T abondance des choses utiles qui se
trouvent dans le monde en quantité illimitée, et, d’autre part, la
rareté des choses qui ne se trouvent dans le monde qu’en
quantité limitée. Alors, en possession du sens économique du
mot rareté, il fût convenu que la rareté ne rend pas seulement
les choses en général et les services en particulier plus pré-
cieux, mais qu’elle les rend précieux, c’est-à-dire qu’elle leur
donne leur valeur.
 
Je ne me dissimule point qu’un jugement aussi sévère porté sur la valeur et le rôle scientifiques de l’auteur des Harmonies économiques pourra froisser quelques personnes. J’aurai du moins la satisfaction de penser que je n’ai rien négligé pour motiver mon arrêt. Maintenant l’on doit avouer que, si le principe de la rareté est le principe fondamental de la théorie de la valeur
La concession de Bastiat est donc l’aveu de son erreur.
a L’abbé Genovesi disait, il y a cent ans, dans son cours
« d’économie civile, fondé pour lui à Naples par Intieri : Les
a seules choses qui n’aient pas de valeur sont celles qui ne
« satisfont pas nos besoins, ou celles qui, tout en les satisfai-
te sant, ne manquent à personne. (Lezior^i di economia civile,
 
i Harmonies économiques, De la Valeur.
 
« II* partie, chap. 1er)1. » Le principe économique de la rar-
reté est tout entier dans ces mots. Ce principe a été repris
par Senior ; il a été développé avec une grande rigueur philo- •
sophique en }831 par M. Auguste Walras qui Ta victorieu- /
sèment opposé à la théorie de Ri car do sur les frais deproduc-l
tion et à celle de J.-B. Say sur Vutilité*. En vertu de ce principe, l
tontes choses utiles, naturelles ou artificielles, matérielles ou |
immatérielles : matière première, travail, produits, qui se
trouvent autour de nous en quantité limitée sont valables et
appropriables- Nos facultés personnelles sont dans ce cas ;
c’est-à-dire que les efforts, les peines, les services, comme dit
Bastiat, s’y trouvent. Mais la terre y est de m A me ; elle a de la
valeur et elle est l’objet de la propriété, individuelle ou com-
mune.
 
Le principe économique commun à M. Thiers et à Bastiat est
donc faux qui dit que :—Tout homme jouit gratuitement de toutes "
les utilités fournies ou élaborées par lanature, L’homme ne jouit
gratuitement des utilités fournies ou élaborées par la nature
que si ces utilités sont dans le monde en quantité indéfinie.
Bastiat s’est évertué à soutenir qu’en thèse absolue nous ne
payons pas les dons de Dieu. Il prouve que si nous achetons de
l’eau, nous ne payons point le liquide, mais le travail du por-
teur d’eau. Il affirme que nous ne payons point la lumière du
jour, la chaleur du soleil. Tout cela est incontestable. Mais il
en conclut que nous ne saurions acheter la terre et que nous *"
ne pouvons payer que les services des hommes qui l’ont dé-
frichée, ensemencée, etc., etc. En cela il se trompe grossière-
ment, faute d’attention. La terre est utile comme l’eau,
comme l’air respirable, comme la lumière et la chaleur solaires ;
elle est limitée dans sa quantité comme le travail des facultés
personnelles. Elle est possédée ; elle se vend et s’achète. Si
donc la théorie de la propriété de M. Thiers et de Bastiat, ne
justifie point la propriété foncière, c’est que cette théorie est
mauvaise, insuffisante ou fausse.
 
Frédéric Bastiat est mort : je puis me permettre de porter "
sur son œuvre et sur lui un jugement général dont je me suis
abstenu à l’égard des vivants. Il fut un homme de bonne volonté ;
 
1 Joseph Garnier, Éléments de l’Économie politique, 3e édit. p. 58.
* M. Auguste Walras, De la nature de la Richesse et de l’origine
de la Valeur.
 
mais il eut le malheur de faire de la science,sans- génie scien-
tifique. Il était de ces hommes dominés par une sensibilité trop
vive qui ont dans l’esprit deux catégories d’idées : les unes
qu’ils abandonnent à la discussion et qu’ils ne craigne al point
d’examiner Jibrement eux-mêmes, les autres auxquelles ils se
sont pris par la foi et qu’ils ne songent point à éprouver. La
science est une jalouse maîtresse qui ne souffre point de tels
partages.
 
Bastiat avait d’avance donné son intelligence en même
temps que son cœur à quelques convictions arrêtées et définies
touchant la société, touchant la famille, touchant la propriété.
Sa religion et sa philosophie ne lui interdisaient point formel-
lement de les mettre"en doute et de les scruter : ce fut son
génie borné qui le lui défendit ; le coup de balai de Descartes
était au-dessus de ses forces. Au lieu de refaire la théorie de
la propriété, j>our la théorie de la valeur, il voulut refaire la
théorie de la valeur pour la théorie de la propriété. Il fit de la
science de parti pris en vue d’une morale de sentiment.
 
Quand on exécute un pareil travail dans un iritërfct de for-
tune ou d’amour-propre, on mérite les plus cruelles, les plus
impitoyables rigueurs de la critique. Bastiat fut sincère, et
paya sa tentative de sa sauté et de sa vie. Paix donc à sa
’ mémoire ! Mais pourtant qu’il soit permis de regretter pour
lui, qu’il ait dépensé tant d’efforts à poursuivre une besogne
aride et funeste. Qu’il soit permis surtout de regretter pour la
science qu’il l’ait entravée, et qu’en rompant la grande tradi-
tion économique, il ait peut-être retardé l’avènement de la
science sociale *.
 
Je ne me dissimule point qu’un jugement aussi sévère porté
sur la valeur et le rôle scientifiques de l’auteur des Harmonies
économiques pourra froisser quelques personnes. J’aurai du moins
la satisfaction de penser que je n’ai rien négligé pour motiver
mon arrêt. Maintenant l’on doit avouer que, si le principe de
la rareté est le principe fondamental de la théorie de la valeur
 
* Il convient de dire qu’à un autre point de vue que celui de la constitution de la science sociale, Bastiat est digne de sérieux éloges. Il fut un pamphlétaire brillant au service du libre-échange. Ce n’est pas tout encore : la grâce de son esprit et les charmes littéraires de son style ont singulièrement contribué a populariser l’économie politique.