« Les Sciences et les Humanités » : différence entre les versions

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== IX ==
 
On s’accorde à dire que l'enseignement littéraire, bien compris, c'est-à-dire dépouillé de tout appareil inutile de pédantisme ou d'érudition est le plus propre à développer en nous l'esprit de finesse. Et comme l'esprit de finesse est nécessaire à tout le monde, parce que tout le monde doit vivre, on conclura que la culture littéraire est nécessaire aux savants comme à tous les hommes. Seulement on croit généralement qu'ils en ont besoin pour devenir des hommes et non pour devenir des savants ; et c'est là qu'on se trompe.
 
On peut être un savant et même un grand savant sans aucun esprit de finesse, dira-t-on, et la preuve c'est que la plupart des hommes de science en sont absolument dépourvus. C'est là se contenter d'une vue superficielle ; si l'on rencontre tant de géomètres ou de naturalistes qui dans le commerce ordinaire de la vie ont une conduite parfois étonnante, c'est que distraits par leurs pensées des contingences qui les entourent, ils ne voient pas ce qui est autour d'eux. Mais s'ils ne voient pas, ce n'est point qu'ils n'aient pas de bons yeux, c'est qu'ils ne regardent pas. Cela n'empêche nullement qu'ils ne soient capables de déployer quelque finesse, quand il s'agit des seuls objets qui leur semblent intéressants.
 
L'esprit géométrique, en effet, nous permet de conclure d'après des prémisses complètes, certaines et bien assises ; mais on a besoin de l'esprit de finesse toutes les fois que l'on veut deviner d'après des données multiples et incertaines entre lesquelles il faut choisir. Son domaine est donc beaucoup plus étendu qu'on ne le pense. Il n'est nullement restreint à ce qui concerne les choses littéraires ou le commerce des hommes entre eux. Croit-on que le savant qui a un problème à résoudre ne se trouve jamais en présence de données incertaines ? Laissons de côté le physicien et le biologiste, la preuve serait trop facile, mais prenons le mathématicien pur. Il faut qu'il démontre, il faut que ses démonstrations reposent sur des bases inébranlables et constituent des monuments solides ; pour cela l'esprit géométrique lui suffit. Mais avant de démontrer, il a fallu inventer. On n'invente pas par déduction pure ; si toute la conclusion était déjà dans les prémisses connues, ce ne serait plus de l'invention, de la création, ce ne serait que de la mise en oeuvreœuvre, de la transformation. Le géomètre invente par induction, comme le physicien lui-même ; cela je l'ai expliqué ailleurs. Mais pour inventer par induction, il faut deviner, il faut choisir. On ne peut pas attendre d'avoir la certitude, il faut se contenter de l'intuition. Ici l'esprit géométrique pur est en défaut ; il nous faut quelque chose de plus, et ce quelque chose c'est l'esprit de finesse tel que je viens de le définir.
 
Et c'est pourquoi parmi les géomètres il y a ceux qui sont dépourvus d'esprit de finesse, et ceux qui en sont doués, sinon dans leur vie extérieure, au moins, dans leur vie scientifique. Les premiers pourront faire une œuvre très utile ; ils mettront à point les découvertes des autres, ils en tireront conséquences sur conséquences, ils accumuleront les théorèmes, mais ils ne seront pas de véritables créateurs, sinon peut-être une fois au début de leur existence, par un heureux hasard. Les autres sauront choisir, ils sauront deviner, ils sauront créer ; leur oeuvreœuvre se réduira peut-être à quelques pages, mais ce seront des pages dont tout ouvrier un peu habile tirera facilement des volumes. Certes je ne veux pas dire, que les premiers soient tous des produits de l'enseignement moderne, tandis qu'on devrait chercher les créateurs parmi ceux qui ont fait leurs classes, comme on disait autrefois. Loin de là ; il y a des gens chez qui l'esprit de finesse est naturel et n'a pas besoin de secours étrangers ; il y en à d'autres à qui vingt années d'étude ne sauraient le donner. Il n'en est pas moins vrai que la plupart des hommes en possède le germe et qu'un peu de culture en favorisera le développement.
 
Je ne crois pas avoir détourné le mot d'esprit de finesse de son véritable sens. Il ne s'agit pas seulement de la connaissance des hommes ; et cependant cette connaissance n'est pas à dédaigner, même pour le savant, si celui-ci qui ne peut tout voir par lui-même est parfois forcé de s'en rapporter aux témoignages. Que de bévues bien des hommes illustres n'auraient-ils pas évitées s'ils avaient su critiquer les témoignages et en peser la valeur ! Mais nous pouvons aussi, comme nous l'avons fait, entendre le mot dans un sens plus général ; ne voyons-nous pas, alors, que les études littéraires sont merveilleusement propres à nous exercer à l'art de deviner ; et le modeste écolier qui fait une simple version n'a-t-il pas déjà à chaque instant, en présence de deux sens grammaticalement possibles, à choisir entre les deux et, à deviner quel est le bon ?
 
== X ==