« Les Possédés/Deuxième Partie/10 » : différence entre les versions

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Chapitre X. Les Flibustiers. Une matinée fatale.
 
=== I ===
 
Une heure avant que je sortisse avec Stépan Trophimovitch, on vit
non sans surprise défiler dans les rues de notre ville une bande
de soixante-dix ouvriers au moins, appartenant à la fabrique de
Chpigouline, qui en comptait environ neuf cents. Ils marchaient en
bon ordre, presque silencieusement. Plus tard on a prétendu que
ces soixante-dix hommes étaient les mandataires de leurs
camarades, qu’ils avaient été choisis pour aller trouver le
gouverneur et lui demander justice contre l’intendant qui, en
l’absence des patrons, avait fermé l’usine et volé effrontément le
personnel congédié. D’autres chez nous se refusent à admettre que
les soixante-dix aient été délégués par l’ensemble des
travailleurs de la fabrique, ils soutiennent qu’une députation
comprenant soixante-dix membres n’aurait pas eu le sens commun. À
en croire les partisans de cette opinion, la bande se composait
tout bonnement des ouvriers qui avaient le plus à se plaindre de
l’intendant, et qui s’étaient réunis pour porter au gouverneur
leurs doléances particulières et non celles de toute l’usine. Dans
l’hypothèse que je viens d’indiquer, la « révolte » générale de la
fabrique, dont on a tant parlé depuis, n’aurait été qu’une
intervention de nouvellistes. Enfin, suivant une troisième
version, il faudrait voir dans la manifestation
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ouvrière non le
fait de simples tapageurs, mais un mouvement politique provoqué
par des écrits clandestins. Bref, on ne sait pas encore au juste
si les excitations des nihilistes ont été pour quelque chose dans
cette affaire. Mon sentiment personnel est que les ouvriers
n’avaient pas lu les proclamations, et que, les eussent-ils lues,
ils n’en auraient pas compris un mot, attendu que les rédacteurs
de ces papiers, nonobstant la crudité de leur style, écrivent
d’une façon extrêmement obscure. Mais les ouvriers de la fabrique
se trouvant réellement lésés, et la police à qui ils s’étaient
adressés d’abord refusant d’intervenir en leur faveur, il est tout
naturel qu’ils aient songé à se rendre en masse auprès du « général
lui-même » pour lui exposer respectueusement leurs griefs. Selon
moi, on n’avait affaire ici ni à des séditieux, ni même à une
députation élue, mais à des gens qui suivaient une vieille
tradition russe : de tout temps, en effet, notre peuple a aimé les
entretiens avec le « général lui-même », bien qu’il n’ait jamais
retiré aucun avantage de ces colloques.
 
Des indices sérieux donnent à penser que Pierre Stépanovitch,
Lipoutine et peut-être encore un autre, sans compter Fedka,
avaient cherché au préalable à se ménager des intelligences dans
l’usine ; mais je tiens pour certain qu’ils ne s’abouchèrent pas
avec plus de deux ou trois ouvriers, mettons cinq, si l’on veut,
et que ces menées n’aboutirent à aucun résultat. La propagande des
agitateurs ne pouvait guère être comprise dans un pareil milieu.
Fedka, il est vrai, semble avoir mieux réussi que Pierre
Stépanovitch. Il est prouvé aujourd’hui que deux hommes de la
fabrique prirent part, conjointement avec le galérien, à
l’incendie de la ville survenu trois jours plus tard ; un mois
après, on a aussi arrêté dans le district trois anciens ouvriers
de l’usine sous l’inculpation d’incendie et de pillage. Mais ces
cinq individus paraissent être les seuls qui aient prêté l’oreille
aux instigations de Fedka.
 
Quoi qu’il en soit, arrivés sur l’esplanade qui s’étend devant
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la
maison du gouverneur, les ouvriers se rangèrent silencieusement
vis-à-vis du perron ; ensuite ils attendirent bouche béante. On m’a
dit qu’à peine en place ils avaient ôté leurs bonnets, et cela
avant l’apparition de Von Lembke, qui, comme par un fait exprès,
ne se trouvait pas chez lui en ce moment. La police se montra
bientôt, d’abord par petites escouades, puis au grand complet.
Comme toujours, elle commença par sommer les manifestants de se
disperser. Ils n’en firent rien, et répondirent laconiquement
qu’ils avaient à parler au « _général_ lui-même » ; leur attitude
dénotait une résolution énergique ; le calme dont ils ne se
départaient point, et qui semblait l’effet d’un mot d’ordre,
inquiéta l’autorité. Le maître de police crut devoir attendre
l’arrivée de Von Lembke. Les faits et gestes de ce personnage ont
été racontés de la façon la plus fantaisiste. Ainsi, il est
absolument faux qu’il ait fait venir la troupe baïonnette au
fusil, et qu’il ait télégraphié quelque part pour demander de
l’artillerie et des Cosaques. Ce sont des fables dont se moquent à
présent ceux même qui les ont inventées. Non moins absurde est
l’histoire des pompes à incendie, avec lesquelles on aurait douché
la foule. Ce qui a pu donner naissance à ce bruit, c’est qu’Ilia
Ilitch, fort échauffé, criait aux ouvriers : « Pas un de vous ne
sortira sec de l’eau[25]. » De là sans doute la légende des pompes à
incendie, qui a trouvé un écho dans les correspondances adressées
aux journaux de la capitale. En réalité, le maître de police se
borna à faire cerner le rassemblement par tout ce qu’il avait
d’hommes disponibles, et à dépêcher au gouverneur le commissaire
du premier arrondissement ; celui-ci monta dans le drojki d’Ilia
Ilitch et partit en tout hâte pour Skvorechniki, sachant qu’une
demi-heure auparavant Von Lembke s’était mis en route dans cette
direction…
 
Mais un point, je l’avoue, reste encore obscur
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pour moi : comment
transforma-t-on tout d’abord une paisible réunion de solliciteurs
en une émeute menaçante pour l’ordre social ? Comment Lembke lui-
même, qui arriva au bout de vingt minutes, adopta-t-il d’emblée
cette manière de voir ? Je présume (mais c’est encore une opinion
personnelle) qu’Ilia Ilitch, acquis aux intérêts de l’intendant,
présenta exprès au gouverneur la situation sous un jour faux pour
l’empêcher d’examiner sérieusement les réclamations des ouvriers.
L’idée de donner le change à son supérieur fut sans doute suggérée
au maître de police par André Antonovitch lui-même. La veille et
l’avant-veille, dans deux entretiens confidentiels que ce dernier
avait eus avec son subordonné, il s’était montré fort préoccupé
des proclamations et très disposé à admettre l’existence d’un
complot tramé par les nihilistes avec les ouvriers de l’usine
Chpigouline ; il semblait même que Son Excellence aurait été
désolée si l’événement avait donné tort à ses conjectures. « Il
veut attirer sur lui l’attention du ministère », se dit notre rusé
Ilia Ilitch en sortant de chez le gouverneur ; « eh bien cela tombe
à merveille. »
 
Mais je suis persuadé que le pauvre André Antonovitch n’aurait pas
désiré une émeute, même pour avoir l’occasion de se distinguer.
C’était un fonctionnaire extrêmement consciencieux, et jusqu’à son
mariage il avait été irréprochable. Était-ce même sa faute, à cet
Allemand simple et modeste, si une princesse quadragénaire l’avait
élevé jusqu’à elle ? Je sais à peu près positivement que de cette
matinée fatale datent les premiers symptômes irrécusables du
dérangement intellectuel pour lequel l’infortuné Von Lembke suit
aujourd’hui un traitement dans un établissement psychiatrique de
la Suisse ; mais on peut supposer que, la veille déjà, l’altération
de ses facultés mentales s’était manifestée par certains signes.
Je tiens de bonne source que la nuit précédente, à trois heures du
matin, il se rendit dans l’appartement de sa femme, la réveilla et
la somma d’entendre « son ultimatum ». Il parlait d’un ton si
impérieux que Julie Mikhaïlovna dut obéir ; elle se leva indignée,
s’assit sur une couchette sans
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prendre le temps de défaire ses
papillotes, et s’apprêta à écouter d’un air sarcastique. Alors,
pour la première fois, elle comprit dans quel état d’esprit se
trouvait André Antonovitch, et elle s’en effraya à part soi. Mais,
au lieu de rentrer en elle-même, de s’humaniser, elle affecta de
se montrer plus intraitable que jamais. Chaque femme a sa manière
de mettre son mari à la raison. Le procédé de Julie Mikhaïlovna
consistait dans un dédaigneux silence qu’elle observait pendant
une heure, deux heures, vingt-quatre heures, parfois durant trois
jours ; André Antonovitch pouvait dire ou faire tout ce qu’il
voulait, menacer même de se jeter par la fenêtre d’un troisième
étage, sa femme n’ouvrait pas la bouche, — pour un homme sensible
il n’y a rien d’insupportable comme un pareil mutisme ! La
gouvernante était-elle fâchée contre un époux qui, non content
d’accumuler depuis quelques jours bévues sur bévues, prenait
ombrage des capacités administratives de sa femme ? Avait-elle sur
le cœur les reproches qu’il lui avait adressés au sujet de sa
conduite avec les jeunes gens et avec toute notre société, sans
comprendre les hautes et subtiles considérations politiques dont
elle s’inspirait ? Se sentait-elle offensée de la sotte jalousie
qu’il témoignait à l’égard de Pierre Stépanovitch ? Quoi qu’il en
soit, maintenant encore Julie Mikhaïlovna résolut de tenir rigueur
à son mari, nonobstant l’agitation inaccoutumée à laquelle elle le
voyait en proie.
 
Tandis qu’il arpentait de long en large le boudoir de sa femme,
Von Lembke se répandit en récriminations aussi décousues que
violentes. Il commença par déclarer que tout le monde se moquait
de lui et le « menait par le nez ». — « Qu’importe la vulgarité de
l’expression ! vociféra-t-il en surprenant un sourire sur les
lèvres de sa femme, — le mot n’y fait rien, la vérité est qu’on
me mène par le nez !…Non, madame, le moment est venu ; sachez qu’à
présent il ne s’agit plus de rire et que les manèges de la
coquetterie féminine ne sont plus de saison. Nous ne sommes pas
dans le boudoir d’une petite-maîtresse, nous sommes en quelque
sorte deux êtres abstraits
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se rencontrant en ballon pour dire la
vérité. » (Comme on le voit, le trouble de ses idées se trahissait
dans l’incohérence de ses images.) « C’est vous, vous, madame, qui
m’avez fait quitter mon ancien poste : je n’ai accepté cette place
que pour vous, pour satisfaire votre ambition… Vous souriez
ironiquement ? Ne vous hâtez pas de triompher. Sachez, madame,
sachez que je pourrais, que je saurais me montrer à la hauteur de
cette place, que dis-je ? de dix places semblables à celle-ci, car
je ne manque pas de capacités ; mais avec vous, madame, c’est
impossible, attendu que vous me faites perdre tous mes moyens.
Deux centres ne peuvent coexister, et vous en avez organisé deux :
l’un chez moi, l’autre dans votre boudoir, — deux centres de
pouvoir, madame, mais je ne permets pas cela, je ne le permets
pas ! Dans le service comme dans le ménage l’autorité doit être
une, elle ne peut se scinder… Comment m’avez-vous récompensé ?
s’écria-t-il ensuite, — quelle a été notre vie conjugale ? Sans
cesse, à tout heure, vous me démontriez que j’étais un être nul,
bête et même lâche ; moi, j’étais réduit à la nécessité de vous
démontrer sans cesse, à toute heure, que je n’étais ni une
nullité, ni un imbécile, et que j’étonnais tout le monde par ma
noblesse : — eh bien, n’était-ce pas une situation humiliante de
part et d’autre ? » En prononçant ces mots, il frappait du pied sur
le tapis. Julie Mikhaïlovna se redressa d’un air de dignité
hautaine. André Antonovitch se calma aussitôt ; mais sa colère fit
place à un débordement de sensibilité. Pendant cinq minutes
environ, il sanglota (oui, il sanglota) et se frappa la poitrine :
le silence obstiné de sa femme le mettait hors de lui. À la fin,
il s’oublia au point de laisser percer sa jalousie à l’endroit de
Pierre Stépanovitch ; puis, sentant combien il avait été bête, il
entra dans une violente colère. « Je ne permettrai pas la négation
de Dieu, cria-t-il, — je fermerai votre salon aussi antinational
qu’antireligieux ; croire en Dieu est une obligation pour un
gouverneur, et par conséquent aussi pour sa femme ; je ne
souffrirai plus de jeunes gens autour de vous… Par dignité
personnelle, vous auriez dû, madame, vous intéresser à votre mari
et ne pas laisser mettre en doute
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son intelligence, lors même
qu’il aurait été un homme de peu de moyens (ce qui n’est pas du
tout mon cas) ; or vous êtes cause, au contraire, que tout le monde
ici me méprise ; c’est vous qui avez ainsi disposé l’esprit
public… Je supprimerai la question des femmes, poursuivit-il
avec véhémence, — je purifierai l’atmosphère de ce miasme ;
demain, je vais interdire la sotte fête au profit des
institutrices (que le diable les emporte !). Gare à la première qui
se présentera demain matin, je la ferai reconduire à la frontière
de la province par un Cosaque ! Exprès, exprès ! Savez-vous, savez-
vous que vos vauriens fomentent le désordre parmi les ouvriers de
l’usine, et que je n’ignore pas cela ? Savez-vous qu’ils
distribuent exprès des proclamations, exprès ? Savez-vous que je
connais les noms de quatre de ces vauriens, et que je perds la
tête ; je la perds définitivement, définitivement !!!… »
 
À ces mots, Julie Mikhaïlovna, sortant soudain de son mutisme,
déclara sèchement qu’elle-même était depuis longtemps instruite
des projets de complot, et que c’était une bêtise à laquelle André
Antonovitch attachait trop d’importance ; quant aux polissons, elle
connaissait non-seulement ces quatre-là, mais tous les autres (en
parlant ainsi, elle mentait) ; du reste, elle comptait bien ne pas
perdre l’esprit à propos de cela ; au contraire, elle était plus
sûre que jamais de son intelligence, et avait le ferme espoir de
tout terminer heureusement, grâce à l’application de son
programme : témoigner de l’intérêt aux jeunes gens, leur faire
entendre raison, les surprendre en leur prouvant tout d’un coup
qu’on a éventé leurs desseins, et ensuite offrir à leur activité
un objectif plus sage.
 
Oh ! que devint en ce moment André Antonovitch ! Ainsi il avait
encore été berné par Pierre Stépanovitch ; ce dernier s’était
grossièrement moqué de lui, il n’avait révélé quelque chose au
gouverneur qu’après avoir fait des confidences beaucoup plus
détaillées à la gouvernante, et enfin ce même
==[[Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/123]]==
Pierre Stépanovitch
était peut-être l’âme de la conspiration ! Cette pensée exaspéra
Von Lembke. « Sache, femme insensée mais venimeuse, répliqua-t-il
avec fureur, — sache que je vais faire arrêter à l’instant même
ton indigne amant ; je le chargerai de chaînes et je l’enverrai
dans un ravelin, à moins que… à moins que moi-même, sous tes
yeux, je ne me jette par la fenêtre ! » Julie Mikhaïlovna, blême de
colère, accueillit cette tirade par un rire sonore et prolongé,
comme celui qu’on entend au Théâtre-Français, quand une actrice
parisienne, engagée aux appointements de cent mille roubles pour
jouer les grandes coquettes, rit au nez du mari qui ose suspecter
sa fidélité. André Antonovitch fit mine de s’élancer vers la
fenêtre, mais il s’arrêta soudain comme cloué sur place ; une
pâleur cadavérique couvrit son visage, il croisa ses bras sur sa
poitrine, et regardant sa femme d’un air sinistre : « Sais-tu, sais-
tu, Julie… proféra-t-il d’une voix étouffée et suppliante, —
sais-tu, que dans l’état où je suis, je puis tout entreprendre ? » À
cette menace, l’hilarité de la gouvernante redoubla, ce que
voyant, Von Lembke serra les lèvres et s’avança, le poing levé
vers la rieuse. Mais, au moment de frapper, il sentit ses genoux
se dérober sous lui, s’enfuit dans son cabinet et se jeta tout
habillé sur son lit. Pendant deux heures, le malheureux resta
couché à plat ventre, ne dormant pas, ne réfléchissant à rien,
hébété par l’écrasant désespoir qui pesait sur son cœur comme une
pierre. De temps à autre, un tremblement fiévreux secouait tout
son corps. Des idées incohérentes, tout à fait étrangères à sa
situation, traversaient son esprit : tantôt il se rappelait la
vieille pendule qu’il avait à Pétersbourg quinze ans auparavant,
et dont la grande aiguille était cassée ; tantôt il songeait au
joyeux employé Millebois, avec qui il avait un jour attrapé des
moineaux dans le parc Alexandrovsky : pendant que les deux
fonctionnaires s’amusaient de la sorte, ils avaient observé en
riant que l’un d’eux était assesseur de collège. À sept heures,
André Antonovitch s’endormit, et des rêves agréables le visitèrent
durant son sommeil. Il
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était environ dix heures quand il
s’éveilla ; il sauta brusquement à bas de son lit, se rappela
soudain tout ce qui s’était passé et se frappa le front avec
force. On vint lui dire que le déjeuner était servi ;
successivement se présentèrent Blum, le maître de police, et un
employé chargé d’annoncer à Son Excellence que telle assemblée
l’attendait. Le gouverneur ne voulut point déjeuner, ne reçut
personne, et courut comme un fou à l’appartement de sa femme. Là,
Sophie Antropovna, vieille dame noble, qui depuis longtemps déjà
demeurait chez Julie Mikhaïlovna, lui apprit que celle-ci, à dix
heures, était partie en grande compagnie pour Skvorechniki : il
avait été convenu avec Barbara Pétrovna qu’une seconde fête serait
donnée dans quinze jours chez cette dame, et l’on était allé
visiter la maison pour prendre sur les lieux les dispositions
nécessaires. Cette nouvelle impressionna André Antonovitch ; il
rentra dans son cabinet, et commanda aussitôt sa voiture. À peine
même put-il attendre que les chevaux fussent attelés. Son âme
avait soif de Julie Mikhaïlovna ; — s’il pouvait seulement la
voir, passer cinq minutes auprès d’elle ! Peut-être qu’elle lui
accorderait un regard, qu’elle remarquerait sa présence, lui
sourirait comme autrefois, lui pardonnerait — o-oh ! « Mais
pourquoi faire atteler ? » Machinalement il ouvrit un gros volume
placé sur la table (parfois il cherchait des inspirations dans un
livre en l’ouvrant au hasard, et en lisant les trois premières
lignes de la page de droite). C’étaient les _Contes_ de Voltaire
qui se trouvaient sur la table. « Tout est pour le mieux dans le
meilleur des mondes possibles… » lut le gouverneur. Il lança un
jet de salive, et se hâta de monter en voiture. « À Skvorechniki ! »
Le cocher raconta que pendant toute la route le barine s’était
montré fort impatient d’arriver, mais qu’au moment où l’on
approchait de la maison de Barbara Pétrovna, il avait brusquement
donné l’ordre de le ramener à la ville. « Plus vite, je te prie,
plus vite ! ne cessait-il de répéter. Nous n’étions plus qu’à une
petite distance du rempart quand il fit arrêter, descendit et prit
un chemin à
==[[Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/125]]==
travers champs. Ensuite, il s’arrêta et se mit à
examiner de petites fleurs. Il les contempla si longtemps que je
me demandai même ce que cela voulait dire. » Tel fut le récit du
cocher. Je me rappelle le temps qu’il faisait ce jour-là ; c’était
par une matinée de septembre, froide et claire, mais venteuse ;
devant André Antonovitch s’étendait un paysage d’un aspect sévère ;
la campagne, d’où l’on avait depuis longtemps enlevé les récoltes,
n’offrait plus que quelques petites fleurs jaunes dont le vent
agitait les tiges… Le gouverneur comparaît-il mentalement sa
destinée à celle de ces pauvres plantes flétries par le froid de
l’automne ? Je ne le crois pas. Les objets qu’il avait sous les
yeux étaient, je suppose, fort loin de son esprit, nonobstant le
témoignage du cocher et celui du commissaire de police, qui
déclara plus tard avoir trouvé Son Excellence tenant à la main un
petit bouquet de fleurs jaunes. Ce commissaire, Basile Ivanovitch
Flibustiéroff, était arrivé depuis peu chez nous ; mais il avait
déjà su se distinguer par l’intempérance de son zèle. Lorsqu’il
eut mis pied à terre, il ne douta point, en voyant ce à quoi
s’occupait le gouverneur, que celui-ci ne fût fou ; néanmoins, il
lui annonça de but en blanc que la ville n’était pas tranquille.
 
— Hein ? Quoi ? fit Von Lembke en tournant vers le commissaire de
police un visage sévère, mais sans manifester le moindre
étonnement ; il semblait se croire dans son cabinet, et avoir perdu
tout souvenir de la voiture et du cocher.
 
— Le commissaire de police du premier arrondissement,
Flibustiéroff, Excellence. Il y a une émeute en ville.
 
— Des flibustiers ? demanda André Antonovitch songeur.
 
— Précisément, Excellence. Les ouvriers de la fabrique des
Chpigouline sont en insurrection.
 
— Les ouvriers des Chpigouline !
 
Ces mots parurent lui rappeler quelque chose. Il frissonna même et
porta le doigt à son front : « Les ouvriers des Chpigouline ! »
Silencieux, mais toujours songeur, il regagna lentement sa
calèche, y monta et se fit conduire à la ville. Le commissaire de
police le suivit en drojki.
 
J’imagine que nombre de choses fort intéressantes se présentèrent,
durant la route, à la pensée du gouverneur, toutefois c’est bien
au plus
==[[Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/126]]==
s’il avait pris une décision quelconque lorsqu’il arriva
sur la place située devant sa demeure. Mais tout son sang reflua
vers son cœur dès qu’il eût vu le groupe résolu des « émeutiers »,
le cordon des sergents de ville, le désarroi (peut-être plus
apparent que réel) du maître de police, enfin l’attente qui se
lisait dans tous les regards fixés sur lui. Il était livide en
descendant de voiture.
 
— Découvrez-vous ! dit-il d’une voix étranglée et presque
inintelligible. — À genoux ! ajouta-t-il avec un emportement qui
fut une surprise pour tout le monde et peut-être pour lui-même.
Toute sa vie André Antonovitch s’était distingué par l’égalité de
son caractère, jamais on ne l’avait vu tempêter contre personne,
mais ces gens calmes sont les plus à craindre, si par hasard
quelque chose les met hors des gonds. Tout commençait à tourner
autour de lui.
 
— Flibustiers ! vociféra-t-il ; après avoir proféré cette
exclamation insensée, il se tut et resta là, ignorant encore ce
qu’il ferait, mais sachant et sentant dans tout son être qu’il
allait immédiatement faire quelque chose.
 
— « Seigneur ! » entendit-on dans la foule. Un gars se signa, trois
ou quatre hommes voulurent se mettre à genoux, mais tous les
autres firent trois pas en avant et soudain remplirent l’air de
leurs cris : « Votre Excellence… on nous a engagés à raison de
quarante… l’intendant… tu ne peux pas dire… » etc., etc. Il
était impossible de découvrir un sens à ces clameurs confuses.
 
D’ailleurs, André Antonovitch n’aurait rien pu y comprendre : le
malheureux avait toujours les fleurs dans ses mains. L’émeute
était évidente pour lui comme la kibitka l’avait été tout à
l’heure pour Stépan Trophimovitch. Et dans la foule des
« émeutiers » qui le regardaient en ouvrant
==[[Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/127]]==
de grands yeux il
croyait voir aller et venir le « Boute-en-train » du désordre,
Pierre Stépanovitch dont la pensée ne l’avait pas quitté un seul
instant depuis la veille, — l’exécré Pierre Stépanovitch…
 
— Des verges ! cria-t-il brusquement.
 
Ces mots furent suivis d’un silence de mort.
 
La relation qui a précédé a été écrite d’après les informations
les plus exactes. Pour la suite, mes renseignements ne sont pas
aussi précis. Cependant on possède certains faits.
 
D’abord, les verges firent leur apparition trop vite ; évidemment
elles avaient été tenues en réserve, à tout hasard, par le
prévoyant maître de police. Du reste, on ne fouetta pas plus de
deux ou trois ouvriers. J’insiste sur ce point, car le bruit a
couru que tous les manifestants ou du moins la moitié d’entre eux
avaient été fustigés. Ce n’est pas le seul canard qui, de notre
ville, se soit envolé dans les gazettes pétersbourgeoises. On a
beaucoup parlé chez nous de l’aventure prétendument arrivée à une
pensionnaire d’un hospice, Avdotia Pétrovna Tarapyguine : cette
dame, pauvre, mais noble, était sortie, disait-on, pour aller
faire des visites ; en passant sur la place elle se serait écrié
avec indignation : « Quelle honte ! » sur quoi, on l’aurait arrêtée et
fouettée. Non seulement l’histoire a été mise dans les journaux,
mais encore on a organisé en ville une souscription au profit de
la victime pour protester contre les agissements de la police.
J’ai moi-même souscrit pour vingt kopeks. Eh bien, il est prouvé
maintenant que cette dame Tarapyguine est un mythe ! Je suis allé
m’informer à l’hospice où elle était censée habiter, et l’on m’a
répondu que l’établissement n’avait jamais eu aucune pensionnaire
de ce nom.
 
Dès que nous fûmes arrivés sur la place, Stépan Trophimovitch
échappa, je ne sais comment, à ma surveillance. Ne pressentant
rien de bon, je voulais l’empêcher de traverser la foule, et mon
intention était de le conduire chez le gouverneur en lui faisant
faire le tour de la place. Mais, poussé par la curiosité, je
m’arrêtai une minute pour questionner
==[[Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/128]]==
un badaud, et quand ensuite
je promenai mes yeux autour de moi, je n’aperçus plus Stépan
Trophimovitch. Instinctivement je me mis tout de suite à le
chercher dans l’endroit le plus dangereux ; je devinais que lui
aussi était hors de ses gonds. Je le découvris en effet au beau
milieu de la bagarre. Je me rappelle que je le saisis par le bras,
mais il me regarda avec une dignité calme et imposante :
 
— Cher, dit-il d’une voix où vibrait une corde prête à se briser,
— si, ici, sur la place, devant nous, ils procèdent avec un tel
sans gêne, qu’attendre de _ce_… dans le cas où il agirait sans
contrôle ?
 
Et, tremblant d’indignation, il montra avec un geste de défi le
commissaire de police qui, debout à deux pas, nous faisait de gros
yeux.
 
_— De ce ! _s’écria Flibustiéroff, ivre de colère. — Ce, quoi ?
Et toi, qui es-tu ? En prononçant ces mots, il fermait les poings
et s’avançait vers nous. — Qui es-tu ? répéta-t-il avec rage. (Je
noterai que le visage de Stépan Trophimovitch était loin de lui
être inconnu.) Encore un moment, et sans doute il aurait pris au
collet mon audacieux compagnon ; par bonheur, Lembke tourna la tête
de notre côté en entendant crier le commissaire de police. Le
gouverneur attacha sur Stépan Trophimovitch un regard indécis,
mais attentif, comme s’il eût cherché à recueillir ses idées, puis
il fit tout à coup un geste d’impatience. Flibustiéroff ne dit
plus mot. J’entraînai Stépan Trophimovitch hors de la foule. Du
reste, lui-même peut-être avait envie de battre en retraite.
 
— Rentrez chez vous, rentrez chez vous, insistai-je, — si l’on
ne nous a pas battus, c’est sans doute grâce à Lembke.
 
— Allez-vous en, mon ami, je me reproche de vous faire courir des
dangers. Vous êtes jeune, vous avez de l’avenir ; moi, mon heure a
sonné.
 
Il monta d’un pas ferme le perron de la maison du gouverneur. Le
suisse me connaissait, je lui dis que nous nous rendions tous deux
chez Julie Mikhaïlovna. Nous attendîmes dans le salon de
réception. Je ne voulais pas aba
==[[Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/129]]==
ndonner mon ami, mais je jugeais
inutile de lui faire encore des observations. Il avait l’air d’un
homme qui se prépare à accomplir le sacrifice de Décius. Nous nous
assîmes non à côté l’un de l’autre, mais chacun dans un coin
différent, moi tout près de la porte d’entrée, lui du côté opposé.
Tenant dans sa main gauche son chapeau à larges bords, il
inclinait pensivement la tête et appuyait ses deux mains sur la
pomme de sa canne. Nous restâmes ainsi pendant dix minutes.
 
=== II ===
 
Tout à coup Lembke accompagné du maître de police entra d’un pas
rapide ; il nous regarda à peine, et, sans faire attention à nous,
se dirigea vers son cabinet, mais Stépan Trophimovitch se campa
devant lui pour lui barrer le passage. La haute mine de cet homme
qui ne ressemblait pas au premier venu produisit son effet : Lembke
s’arrêta.
 
— Qui est-ce ? murmura-t-il d’un air étonné ; quoique cette
question parut s’adresser au maître de police, il ne tourna pas la
tête vers lui et continua d’examiner Stépan Trophimovitch.
 
— L’ancien assesseur de collège Stépan Trophimovitch
Verkhovensky, Excellence, répondit Stépan Trophimovitch en
s’inclinant avec dignité devant le gouverneur qui ne cessait de
fixer sur lui un œil du reste complètement atone.
 
— De quoi ? fit avec un laconisme autoritaire André Antonovitch,
et il tendit dédaigneusement l’oreille vers Stépan Trophimovitch
qu’il avait fini par prendre pour un vulgaire solliciteur.
 
— Aujourd’hui un employé agissant au nom de Votre Excellence est
venu faire une perquisition chez moi ; en conséquence je
désirerais…
==[[Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/130]]==
 
À ces mots, la lumière parut se faire dans l’esprit de Von Lembke.
 
— Le nom ? le nom ? demanda-t-il impatiemment.
 
Stépan Trophimovitch, plus digne que jamais, déclina de nouveau
ses noms et qualités.
 
— A-a-ah ! C’est… c’est ce propagateur… Monsieur, vous vous
êtes signalé d’une façon qui… Vous êtes professeur ? Professeur ?
 
— J’ai eu autrefois l’honneur de faire quelques leçons à la
jeunesse à l’université de…
 
— À la jeunesse ! répéta Von Lembke avec une sorte de frisson,
mais je parierais qu’il n’avait pas encore bien compris de quoi il
s’agissait, ni même peut-être à qui il avait affaire.
 
— Monsieur, je n’admets pas cela, poursuivit-il pris d’une colère
subite. — Je n’admets pas la jeunesse. Ce sont toujours des
proclamations. C’est un assaut livré à la société, monsieur, c’est
du flibustiérisme… Qu’est-ce que vous sollicitez ?
 
— C’est, au contraire, votre épouse qui m’a sollicité de faire
une lecture demain à la fête organisée par elle. Moi, je ne
sollicite rien, je viens réclamer mes droits…
 
— À la fête ? Il n’y aura pas de fête ! J’interdirai votre fête !
Des leçons ? Des leçons ? vociféra furieusement le gouverneur.
 
— Je vous prierais, Excellence, de me parler plus poliment, sans
frapper du pied et sans faire la grosse voix comme si vous vous
adressiez à un domestique.
 
— Savez-vous à qui vous parlez ? demanda Von Lembke devenu
pourpre.
 
— Parfaitement, Excellence.
 
— Je fais à la société un rempart de mon corps, et vous la battez
en brèche. Vous la ruinez !… Vous… Du reste, je n’ignore pas
qui vous êtes : c’est vous qui avez été gouverneur dans la maison
de la générale Stavroguine ?
 
— Oui, j’ai été… gouverneur… dans la maison de la générale
Stavroguine.
==[[Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/131]]==
 
— Et durant vingt ans vous avez propagé les doctrines dont nous
voyons à présent… les fruits… Je crois vous avoir aperçu tout
à l’heure sur la place. Craignez pourtant, monsieur, craignez ;
votre manière de penser est connue. Soyez sûr que j’ai l’œil sur
vous. Je ne puis pas, monsieur, tolérer vos leçons, je ne le puis
pas. Ce n’est pas à moi qu’il faut adresser de pareilles demandes.
 
Pour la seconde fois il voulut passer dans son cabinet.
 
— Je répète que vous vous trompez, Excellence. C’est votre épouse
qui m’a prié de faire non pas une leçon, mais une lecture
littéraire à la fête de demain. Maintenant, du reste, j’y renonce.
Je vous prie très humblement de m’expliquer, si c’est possible,
comment et pourquoi une perquisition a eu lieu aujourd’hui dans
mon domicile. On m’a pris des livres, des papiers, des lettres
privées auxquelles je tiens ; le tout a été emporté dans une
brouette…
 
Lembke tressaillit.
 
— Qui a fait la perquisition ? demanda-t-il, et, tout rouge, il se
tourna vivement vers le maître de police. En ce moment parut sur
le seuil le personnage voûté, long et disgracieux, qui répondait
au nom de Blum.
 
— Tenez, c’est cet employé, reprit Stépan Trophimovitch en le
montrant. Blum s’approcha avec la mine d’un coupable qui ne se
repent guère.
 
— Vous ne faites que des bêtises, dit d’un ton irrité le
gouverneur à son âme damnée, et tout à coup un revirement complet
s’opéra en lui.
 
— Excusez-moi… balbutia-t-il confus et rougissant, — tout
cela… il n’y a eu dans tout cela qu’un malentendu… un simple
malentendu.
 
— Excellence, repartit Stépan Trophimovitch, — j’ai été témoin
dans ma jeunesse d’un fait caractéristique. Un jour, au théâtre,
deux spectateurs se rencontrèrent dans un couloir, et, devant tout
le public, l’un d’eux donna à l’autre un retentissant soufflet.
Aussitôt après, l’auteur de cette voie de fait reconnut qu’il
avait commis un
==[[Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/132]]==
regrettable quiproquo, mais en homme qui apprécie
trop la valeur du temps pour le perdre en vaines excuses, il se
contenta de dire d’un air vexé à sa victime exactement ce que je
viens d’entendre de la bouche de Votre Excellence : « Je me suis
trompé… pardonnez-moi, c’est un malentendu, un simple
malentendu. » Et comme, néanmoins, l’individu giflé continuait à
récriminer, le gifleur ajouta avec colère : « Voyons, puisque je
vous dis que c’est un malentendu, pourquoi donc criez-vous
encore ? »
 
— C’est… c’est sans doute fort ridicule… répondit Von Lembke
avec un sourire forcé, — mais… mais est-il possible que vous en
voyiez pas combien je suis moi-même malheureux ?
 
Dans cette exclamation inattendue s’exhalait le désespoir d’un
coeur navré. Qui sait ? encore un moment, et peut-être le
gouverneur aurait éclaté en sanglots. Stépan Trophimovitch le
considéra d’abord avec stupéfaction ; puis il inclina la tête et
reprit d’un ton profondément pénétré :
 
— Excellence, ne vous inquiétez plus de ma sotte plainte ; faites-
moi seulement rendre mes livres et mes lettres…
 
En ce moment un brouhaha se produisit dans la salle : Julie
Mikhaïlovna arrivait avec toute sa société.
 
=== III ===
 
À gauche du perron, une entrée particulière donnait accès aux
appartements de la gouvernante, mais cette fois toute la bande s’y
rendit en traversant la salle, sans doute parce que dans cette
pièce se trouvait Stépan Trophimovitch dont on connaissait déjà
l’aventure. Le hasard avait voulu que Liamchine n’allât point avec
les autres chez Barbara Pétrovna. Grâce à cette circonstance, le
Juif apprit avant tout le monde ce qui s’était passé en ville ;
pressé d’annoncer d’auss
==[[Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/133]]==
i agréables nouvelles, il loua un mauvais
cheval de Cosaque et partit à la rencontre de la société qui
revenait de Skvorechniki. Je présume que Julie Mikhaïlovna, malgré
sa fermeté, se troubla un peu en entendant le récit de Liamchine,
mais cette impression dut être très fugitive. Par exemple, le côté
politique de la question ne pouvait guère préoccuper la
gouvernante : à quatre reprises déjà Pierre Stépanovitch lui avait
assuré qu’il n’y avait qu’à fustiger en masse tous les tapageurs
de la fabrique, et depuis quelque temps Pierre Stépanovitch était
devenu pour elle un véritable oracle. « Mais… n’importe, il me
payera cela », pensa-t-elle probablement à part soi : _il_, c’était
à coup sûr son mari. Soit dit en passant, Pierre Stépanovitch ne
figurait point dans la suite de Julie Mikhaïlovna lors de
l’excursion à Skvorechniki, et durant cette matinée personne ne le
vit nulle part. J’ajoute que Barbara Pétrovna, après avoir reçu
ses visiteurs, retourna avec eux à la ville, voulant absolument
assister à la dernière séance du comité organisateur de la fête.
Selon toute apparence, ce ne fut pas sans agitation qu’elle apprit
les nouvelles communiquées par Liamchine au sujet de Stépan
Trophimovitch.
 
Le châtiment d’André Antonovitch ne se fit pas attendre. Dès le
premier coup d’œil qu’il jeta sur son excellente épouse, le
gouverneur sut à quoi s’en tenir. À peine entrée, Julie
Mikhaïlovna s’approcha avec un ravissant sourire de Stépan
Trophimovitch, lui tendit une petite main adorablement gantée et
l’accabla des compliments les plus flatteurs : on aurait dit
qu’elle était tout entière au bonheur de le voir enfin chez elle.
Pas une allusion à la perquisition du matin, pas un mot, pas un
regard à Von Lembke dont elle semblait ne pas remarquer la
présence. Bien plus, elle confisqua immédiatement Stépan
Trophimovitch et l’emmena au salon comme s’il n’avait pas eu à
s’expliquer avec le gouverneur. Je le répète : toute femme de grand
ton qu’elle était, je trouve que dans cette circonstance Julie
Mikhaïlovna manqua complètement de tact. Karmazinoff rivalisa avec
 
==[[Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/134]]==
elle (sur la demande de la gouvernante il s’était joint aux
excursionnistes ; tout au plus pouvait-on appeler cela une visite ;
néanmoins cette politesse tardive et indirecte n’avait pas laissé
de chatouiller délicieusement la petite vanité de Barbara
Pétrovna). Entré le dernier, il n’eut pas plus tôt aperçu Stépan
Trophimovitch qu’il poussa un cri et courut à lui les bras ouverts
en bousculant même Julie Mikhaïlovna.
 
— Combien d’étés, combien d’hivers ! Enfin… Excellent ami !
 
Il l’embrassa, c’est-à-dire qu’il lui présenta sa joue. Stépan
Trophimovitch ahuri dut la baiser.
 
— Cher, me dit-il le soir en s’entretenant avec moi des incidents
de la journée, — je me demandais dans ce moment-là lequel était
le plus lâche, de lui qui m’embrassait pour m’humilier, ou de moi,
qui, tout en le méprisant, baisais sa joue alors que j’aurais pu
m’en dispenser… pouah !
 
— Eh bien, racontez-donc, racontez tout, poursuivit de sa voix
sifflante Karmazinoff.
 
Prier un homme de faire au pied levé le récit de toute sa vie
depuis vingt-cinq ans, c’était absurde, mais cette sottise avait
bonne grâce.
 
— Songez que nous nous sommes vus pour la dernière fois à Moscou,
au banquet donné en l’honneur de Granovsky, et que depuis lors
vingt-cinq ans se sont écoulés… commença très sensément (et par
suite avec fort peu de chic) Stépan Trophimovitch.
 
— Ce cher homme ! interrompit Karmazinoff en saisissant son
interlocuteur par l’épaule avec une familiarité qui, pour être
amicale, n’en était pas moins déplacée, — mais conduisez-nous
donc au plus tôt dans votre appartement, Julie Mikhaïlovna, il
s’assiéra là et racontera tout.
 
Et pourtant je n’ai jamais été intime avec cette irascible
femmelette, me fit observer dans la soirée Stépan Trophimovitch
qui tremblait de colère au souvenir de son entretien avec
Karmazinoff, — déjà quand nous étions jeunes tous deux, nous
n’éprouvions que de l’antipathie l’un pour l’autre…
 
Le salon de Julie Mikhaïlovna
==[[Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/135]]==
ne tarda pas à se remplir. Barbara
Pétrovna était dans un état particulier d’excitation, bien qu’elle
feignît l’indifférence ; à deux ou trois reprises je la vis
regarder Karmazinoff avec malveillance et Stépan Trophimovitch
avec colère. Cette irritation était prématurée, et elle provenait
d’un amour inquiet : si, dans cette circonstance, Stépan
Trophimovitch avait été terne, s’il s’était laissé éclipser devant
tout le monde par Karmazinoff, je crois que Barbara Pétrovna se
serait élancée sur lui et l’aurait battu. J’ai oublié de
mentionner parmi les personnes présentes Élisabeth Nikolaïevna ;
jamais encore je ne l’avais vue plus gaie, plus insouciante, plus
joyeuse. Avec Lisa se trouvait aussi, naturellement, Maurice
Nikolaïévitch. Puis, dans la foule des jeunes dames et des jeunes
gens d’assez mauvais ton qui formaient l’entourage habituel de
Julie Mikhaïlovna, je remarquai deux ou trois visages nouveaux : un
Polonais de passage dans notre ville, un médecin allemand,
vieillard très vert encore, qui riait brusquement à tout propos,
et enfin un tout jeune prince arrivé de Pétersbourg, figure
automatique engoncée dans un immense faux col. La gouvernante
traitait ce dernier visiteur avec une considération visible et
même paraissait inquiète de l’opinion qu’il pourrait avoir de son
salon…
 
— Cher monsieur Karmazinoff, dit Stépan Trophimovitch qui s’assit
sur un divan dans une attitude pittoresque et qui se mit soudain à
susseyer tout comme le grand romancier, — cher monsieur
Karmazinoff, la vie d’un homme de notre génération, quand il
possède certains principes, doit, même pendant une durée de vingt-
cinq ans, présenter un aspect uniforme…
 
Croyant sans doute avoir entendu quelque chose de fort drôle,
l’Allemand partit d’un bruyant éclat de rire. Stépan Trophimovitch
le considéra d’un air étonné qui, du reste, ne fit aucun effet sur
le vieux docteur. Le prince se tourna aussi vers ce dernier et
l’examina nonchalamment avec son pince-nez.
==[[Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/136]]==
 
— …Doit présenter un aspect uniforme, répéta exprès Stépan
Trophimovitch en traînant négligemment la voix sur chaque mot. —
Telle a été ma vie durant tout ce quart de siècle, _et comme on
trouve partout plus de moines que de raison, _la conséquence a été
que durant ces vingt-cinq ans je…
 
— C’est charmant, les moines, murmura la gouvernante en se
penchant vers Barbara Pétrovna assise à côté d’elle.
 
Un regard rayonnant de fierté fut la réponse de la générale
Stavroguine. Mais Karmazinoff ne put digérer le succès de la
phrase française, et il se hâta d’interrompre Stépan
Trophimovitch.
 
— Quant à moi, dit-il de sa voix criarde, — je ne me tracasse
pas à ce sujet, voilà déjà sept ans que j’ai élu domicile à
Karlsruhe. Et quand, l’année dernière, le conseil municipal a
décidé l’établissement d’une nouvelle conduite d’eau, j’ai senti
que cette question des eaux de Karlsruhe me tenait plus fortement
au cœur que toutes les questions de ma chère patrie… que toutes
les prétendues réformes d’ici.
 
— On a beau faire, on s’y intéresse malgré soi, soupira Stépan
Trophimovitch en inclinant la tête d’un air significatif.
 
Julie Mikhaïlovna était radieuse ; la conversation devenait
profonde et manifestait une « tendance ».
 
— Un tuyau d’égout ? demanda d’une voix sonore le médecin
allemand.
 
— Une conduite d’eau, docteur, et je les ai même aidés alors à
rédiger le projet.
 
Le vieillard éclata de rire ; son exemple trouva de nombreux
imitateurs, mais ce fut de lui qu’on rit ; du reste, il ne s’en
aperçut pas, et l’hilarité générale lui fit grand plaisir.
 
— Permettez-nous de n’être pas de votre avis, Karmazinoff,
s’empressa d’observer Julie Mikhaïlovna. — Il se peut que vous
aimiez Karlsruhe, mais vous vous plaisez à mystifier les gens, et
cette fois nous ne vous croyons pas. Quel est parmi les écrivains
russes celui qui a mis en scène le plus de types contemporains,
deviné avec la plus lumineuse prescience les questions actuelles ?
C’est vous assu
==[[Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/137]]==
rément. Et après cela vous viendrez nous parler de
votre indifférence à l’endroit de la patrie, vous voudrez nous
faire croire que vous ne vous intéressez qu’aux eaux de Karlsruhe !
Ha, ha !
 
— Oui, il est vrai, répondit en minaudant Karmazinoff, — que
j’ai incarné dans le personnage de Pogojeff tous les défauts des
slavophiles, et dans celui de Nikodimoff tous les défauts des
zapadniki[26]…
 
— Oh ! il en a bien oublié quelques uns ! fit à demi-voix
Liamchine.
 
— Mais je ne m’occupe de cela qu’à mes moments perdus, à seule
fin de tuer le temps et… de donner satisfaction aux importunes
exigences de mes compatriotes.
 
— Vous savez probablement, Stépan Trophimovitch, reprit avec
enthousiasme Julie Mikhaïlovna, — que demain nous aurons la joie
d’entendre un morceau charmant… une des dernières et des plus
exquises productions de Sémen Égorovitch, — elle est intitulée
_Merci_. Il déclare dans cette pièce qu’il n’écrira plus, pour
rien au monde, lors même qu’un ange du ciel ou, pour mieux dire,
toute la haute société le supplierait de revenir sur sa
résolution. En un mot, il dépose la plume pour toujours, et ce
gracieux _Merci_ est adressé au public dont les ardentes
sympathies n’ont jamais fait défaut durant tant d’années à Sémen
Égorovitch.
 
La gouvernante jubilait.
 
— Oui, je ferai mes adieux ; je dirai mon _Merci, _et puis j’irai
m’enterrer là-bas… à Karlsruhe, reprit Karmazinoff dont la
fatuité s’épanouissait peu à peu. — Nous autres grands hommes,
quand nous avons accompli notre œuvre, nous n’avons plus qu’à
disparaître, sans chercher de récompense. C’est ce que je ferai.
 
— Donnez-moi votre adresse, et j’irai vous voir à Karlsruhe, dans
votre tombeau, dit en riant à gorge déployée le docteur allemand.
==[[Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/138]]==
 
— À présent on transporte les morts même par les voies ferrées,
remarqua à brûle-pourpoint un des jeunes gens sans importance.
 
Toujours facétieux, Liamchine se récria d’admiration. Julie
Mikhaïlovna fronça le sourcil. Entra Nicolas Stavroguine.
 
— Mais on m’avait dit que vous aviez été conduit au poste ? fit-il
à haute voix en s’adressant tout d’abord à Stépan Trophimovitch.
 
— Non, répondit gaiement celui-ci, — ce n’a été qu’un cas
_particulier_[27]_._
 
— Mais j’espère qu’il ne vous empêchera nullement d’accéder à ma
demande, dit Julie Mikhaïlovna, — j’espère que vous oublierez ce
fâcheux désagrément qui est encore inexplicable pour moi ; vous ne
pouvez pas tromper notre plus chère attente et nous priver du
plaisir d’entendre votre lecture à la matinée littéraire.
 
— Je ne sais pas, je… maintenant…
 
— Je suis bien malheureuse, vraiment, Barbara Pétrovna…
figurez-vous, je me faisais un tel bonheur d’entrer
personnellement en rapport avec un des esprits les plus
remarquables et les plus indépendants de la Russie, et voilà que
tout d’un coup Stépan Trophimovitch manifeste l’intention de nous
fausser compagnie.
 
— L’éloge a été prononcé à si haute voix que sans doute je
n’aurais pas dû l’entendre, observa spirituellement Stépan
Trophimovitch, — mais je ne crois pas que ma pauvre personnalité
soit si nécessaire à votre fête. Du reste, je…
 
— Mais vous le gâtez ! cria Pierre Stépanovitch entrant comme une
trombe dans la chambre. — Moi, je lui tenais la main haute, et
soudain, dans la même matinée, — perquisition, saisie, un
policier le prend au collet, et voilà que maintenant les dames lui
font des mamours dans le salon du gouverneur de la province ! Je
suis sûr qu’en ce moment il est malade de joie ; même en rêve il
n’avait jamais
==[[Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/139]]==
entrevu pareil bonheur. Et à présent il ira débiner
les socialistes !
 
— C’est impossible, Pierre Stépanovitch. Le socialisme est une
trop grande idée pour que Stépan Trophimovitch ne l’admette pas,
répliqua avec énergie Julie Mikhaïlovna.
 
— L’idée est grande, mais ceux qui la prêchent ne sont pas
toujours des géants, et laissons là, mon cher, dit Stépan
Trophimovitch en s’adressant à son fils.
 
Alors survint la circonstance la plus imprévue. Depuis quelque
temps déjà Von Lembke était dans le salon, mais personne ne
semblait remarquer sa présence, quoique tous l’eussent vu entrer.
Toujours décidée à punir son mari, Julie Mikhaïlovna ne s’occupait
pas plus de lui que s’il n’avait pas été là. Assis non loin de la
porte, le gouverneur écoutait la conversation d’un air sombre et
sévère. En entendant les allusions aux événements de la matinée,
il commença à donner des signes d’agitation et fixa ses yeux sur
le prince ; son attention était évidemment attirée par le faux col
extraordinaire que portait ce visiteur ; puis il eut comme un
frisson soudain lorsqu’il perçut la voix de Pierre Stépanovitch et
qu’il vit le jeune homme s’élancer dans la chambre. Mais Stépan
Trophimovitch venait à peine d’achever sa phrase sur les
socialistes, que Von Lembke s’avançait brusquement vers lui ; il
poussa même Liamchine qui se trouvait sur son passage ; le Juif se
recula vivement, feignit la stupéfaction et se frotta l’épaule,
comme si on lui avait fait beaucoup de mal.
 
— Assez ! dit Von Lembke, et, saisissant avec énergie la main de
Stépan Trophimovitch effrayé, il la serra de toutes ses forces
dans la sienne. — Assez, les flibustiers de notre temps sont
connus. Pas un mot de plus. Les mesures sont prises…
 
Ces mots prononcés d’une voix vibrante retentirent dans tout le
salon. L’impression fut pénible. Tout le monde eut le
pressentiment d’un malheur. Je vis Julie Mikhaïlovna pâlir. Un sot
accident ajouta encore à l’effet de cette scène.
==[[Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/140]]==
Après avoir
déclaré que des mesures étaient prises, Von Lembke tourna
brusquement les talons et se dirigea vers la porte, mais, au
second pas qu’il fit, son pied s’embarrassa dans le tapis, il
perdit l’équilibre et faillit tomber. Pendant un instant le
gouverneur s’arrêta pour considérer l’endroit du parquet où il
avait bronché : « Il faudra changer cela », observa-t-il tout haut,
et il sortit. Sa femme se hâta de le suivre. Dès que Julie
Mikhaïlovna eût quitté la chambre, la société se mit à commenter
l’incident. « Il a un grain », disaient les uns ; les autres
exprimaient la même idée en portant le doigt à leur front ; on se
racontait à l’oreille diverses particularités concernant
l’existence domestique de Von Lembke. Personne ne prenait son
chapeau, tous attendaient. Je ne sais ce que faisait pendant ce
temps là Julie Mikhaïlovna, mais elle revint au bout de cinq
minutes ; s’efforçant de paraître calme, elle répondit évasivement
qu’André Antonovitch était un peu agité, mais que ce ne serait
rien, qu’il était sujet à cela depuis l’enfance et qu’il n’y avait
pas lieu de s’inquiéter, qu’enfin la fête de demain lui fournirait
une distraction salutaire. Puis, après avoir encore adressé, mais
seulement par convenance, quelques mots flatteurs à Stépan
Trophimovitch, elle invita les membres du comité à ouvrir
immédiatement la séance. C’était une façon de congédier les
autres ; ils le comprirent et se retirèrent. Toutefois une dernière
péripétie devait clore cette journée déjà si mouvementée…
 
Au moment même où Nicolas Vsévolodovitch était entré, j’avais
remarqué que Lisa avait fixé ses yeux sur lui ; elle le considéra
si longuement que l’insistance de ce regard finit par attirer
l’attention. Maurice Nikolaïévitch qui se tenait derrière la jeune
fille se pencha vers elle avec l’intention de lui parler tout bas,
mais sans doute il changea d’idée, car presque aussitôt il se
redressa et promena autour de lui le regard d’un coupable. Nicolas
Vsévolodovitch éveilla aussi la curiosité de l’assistance : son
visage était plus pâle que de coutume, et son regard
extraordinairement distrait. Il parut oublier Stépan Trophimovitch
immédiatement après lui avoir adressé la question qu’on a lue plus
haut ; je crois même qu’il ne pensa pas à aller saluer la maîtresse
de la maison. Quant à Lisa, il ne la regarda pas une seule fois,
et ce n’était pas de sa part une indifférence affectée ; je suis
persuadé qu’il n’avait pas remarqué la présence de la jeune fille.
Et tout à coup, au milieu du silence qui succéda aux dernières
paroles de Julie Mikhaïlovna,
==[[Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/141]]==
s’éleva la voix sonore d’Élisabeth
Nikolaïevna interpellant Stavroguine.
 
— Nicolas Vsévolodovitch, un certain capitaine, du nom de
Lébiadkine, se disant votre parent, le frère de votre femme,
m’écrit toujours des lettres inconvenantes dans lesquelles il se
plaint de vous, et offre de me révéler divers secrets qui vous
concernent. S’il est, en effet, votre parent, défendez-lui de
m’insulter et délivrez-moi de cette persécution.
 
Le terrible défi contenu dans ces paroles n’échappa à personne.
Lisa provoquait Stavroguine avec une audace dont elle se serait
peut-être effrayée elle-même, si elle avait été en état de la
comprendre. Cela ressemblait à la résolution désespérée d’un homme
qui se jette, les yeux fermés, du haut d’un toit.
 
Mais la réponse de Nicolas Vsévolodovitch fut encore plus
stupéfiante.
 
C’était déjà une chose étrange que le flegme imperturbable avec
lequel il avait écouté la jeune fille. Ni confusion, ni colère ne
se manifesta sur son visage. À la question qui lui était faite, il
répondit simplement, d’un ton ferme, et même avec une sorte
d’empressement :
 
— Oui, j’ai le malheur d’être le parent de cet homme. Voilà
bientôt cinq ans que j’ai épousé sa sœur, née Lébiadkine. Soyez
sûre que je lui ferai part de vos exigences dans le plus bref
délai, et je vous réponds qu’à l’avenir il vous laissera
tranquille.
 
Jamais je n’oublierai la consternation dont la générale
Stavroguine offrit alors l’image. Ses traits prirent une
expression d’affolement, elle se
==[[Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 2.djvu/142]]==
leva à demi et étendit le bras
droit devant elle comme pour se protéger. Nicolas Vsévolodovitch
regarda à son tour sa mère, Lisa, l’assistance, et tout à coup un
sourire d’ineffable dédain se montra sur ses lèvres ; il se dirigea
lentement vers la porte. Le premier mouvement d’Élisabeth
Nikolaïevna fut de courir après lui ; au moment où il sortit, tout
le monde la vit se lever précipitamment, mais elle se ravisa, et,
au lieu de s’élancer sur les pas du jeune homme, elle se retira
tranquillement, sans rien dire à personne, sans regarder qui que
ce fût. Comme de juste, Maurice Nikolaïévitch s’empressa de lui
offrir son bras…
 
De retour à sa maison de ville, Barbara Pétrovna fit défendre sa
porte. Quant à Nicolas Vsévolodovitch, on a dit qu’il s’était
rendu directement à Skvorechniki, sans voir sa mère. Stépan
Trophimovitch m’envoya le soir demander pour lui à « cette chère
amie » la permission de l’aller voir, mais je ne fus pas reçu. Il
était profondément désolé : « Un pareil mariage ! Un pareil mariage !
Quel malheur pour une famille ! » ne cessait-il de répéter les
larmes aux yeux. Pourtant il n’oubliait pas Karmazinoff, contre
qui il se répandait en injures. Il était aussi très occupé de la
lecture qu’il devait faire, et — nature artistique ! — il s’y
préparait devant une glace, en repassant dans sa mémoire pour les
servir le lendemain au public tous les calembours et traits
d’esprit qu’il avait faits pendant toute sa vie et dont il avait
soigneusement tenu registre.
 
— Mon ami, c’est pour la grande idée, me dit-il en manière de
justification. — Mon ami, je sors de la retraite où je vivais
depuis vingt-cinq ans. Où vais-je ? je l’ignore, mais je pars…