« Mémoires (Cardinal de Retz) » : différence entre les versions

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{{titre|[[Mémoires (Cardinal de Retz)|Mémoires]]|[[Auteur:Cardinal de Retz|Jean François Paul de Gondi,<br/>cardinal de Retz]]|TroisièmePremière Partie}}
 
 
== Première Partie ==
 
Madame, quelque répugnance que je puisse avoir à vous donner l’histoire de ma vie, qui a été agitée de tant d’aventures différentes, néanmoins, comme vous me l’avez commandé, je vous obéis, même aux dépens de ma réputation. Le caprice de la fortune m’a fait honneur de beaucoup de fautes ; et je doute qu’il soit judicieux de lever le voile qui en cache une partie. Je vais cependant vous instruire nuement et sans détour des plus petites particularités, depuis le moment que j’ai commencé à connaître mon état ; et je ne vous cèlerai aucunes des démarches que j’ai faites en tous les temps de ma vie. Je vous supplie très humblement de ne pas être surprise de trouver si peu d’art et au contraire tant de désordre en toute ma narration, et de considérer que si, en récitant les diverses parties qui la composent, j’interromps quelquefois le fil de l’histoire, néanmoins je ne vous dirai rien qu’avec toute la sincérité que demande l’estime que je sens pour vous. Je mets mon nom à la tête de cet ouvrage, pour m’obliger davantage moi-même à ne diminuer et à ne grossir en rien la vérité. La fausse gloire et la fausse modestie sont les deux écueils que la plupart de ceux qui ont écrit leur propre vie n’ont pu éviter. Le président de Thou l’a fait avec succès dans le dernier siècle, et dans l’antiquité César n’y a pas échoué. Vous me faites, sans doute, la justice d’être persuadée que je n’alléguerais pas ces grands noms sur un sujet qui me regarde, si la sincérité n’était une vertu dans laquelle il est permis et même commandé de s’égaler aux héros.
Je ne demeurai que quatre heures à Piombin ; j’en partis aussitôt que j’eus dîné, et je pris la route de Florence. Je trouvai, à trois ou quatre lieues de Volterre, un signor Annibal (je ne me ressouviens pas du nom de sa maison) : il était gentilhomme de la chambre du grand-duc, et il venait de sa part, sur l’avis que le gouverneur de Porto-Ferrare lui avait donné, me faire compliment et me prier d’agréer de faire une légère quarantaine devant que d’entrer plus avant dans le pays.
 
Je sors d’une maison illustre en France et ancienne en Italie. Le jour de ma naissance, on prit un esturgeon monstrueux dans une petite rivière qui passe sur la terre de Montmirail, en Brie, où ma mère accoucha de moi. Comme je ne m’estime pas assez pour me croire un homme à augure, je ne rapporterais pas cette circonstance, si les libelles qui ont depuis été faits contre moi, et qui en ont parlé comme d’un prétendu présage de l’agitation dont ils ont voulu me faire l’auteur, ne me donnaient lieu de craindre qu’il n’y eût de l’affectation à l’omettre.
Il était un peu brouillé avec les Génois, et il appréhendait que, sur le prétexte de communication avec les gens qui venaient de la côte d’Espagne, suspecte de contagion, ils n’interdissent le commerce de la Toscane. Le signor Annibal me mena dans une maison, qui est sous Volterre, qui s’appelle l’Hospitalité et qui est bâtie sur le champ de bataille où Catilina fut tué. Elle était autrefois au grand Laurent de Médicis, et elle est tombée, par alliance, dans la maison de Corsini. J’y demeurai neuf jours, et j’y fus toujours servi magnifiquement par les officiers du grand-duc. L’abbé Charrier, qui, sur le premier avis de mon arrivée à Porto-Ferrare, était venu de Florence en poste, m’y vint trouver, et le bailli de Gondi m’y vint prendre avec les carrosses du grand-duc, pour me mener coucher à Camogliane, belle et superbe maison qui est au marquis Nicolini, son parent proche. J’en partis le lendemain au matin, d’assez bonne heure, pour aller coucher à l’Ambrosiane, qui est un lieu de chasse où le grand-duc était depuis quelques jours. Il me fit l’honneur de venir au-devant de moi, à une lieue de là, jusques à Empoli, qui est une assez jolie ville ; et le premier mot qu’il me dit, après le premier compliment, fut que je n’avais pas trouvé en Espagne les Espagnols de Charles Quint. Comme il me menait dans mon appartement à l’Ambrosiane, et que je me vis, dans ma propre chambre, dans un fauteuil au-dessus de lui, je lui demandai si je jouais bien la comédie. Il ne m’entendait pas d’abord. Comme il eut connu que je lui voulais marquer par là que je ne me méconnaissais pas moi-même, et que je ne prenais pas la main sur lui sans y faire au moins la réflexion que je devais, il me dit ces propres paroles : " Vous êtes le premier cardinal qui m’ait parlé ainsi ; vous êtes aussi le premier pour qui je fasse ce que je fais, sans peine. "
 
Je communiquai à Attichy, frère de la comtesse de Maure, et je le priai de se servir de moi la première fois qu’il tirerait l’épée. Il la tirait souvent et je n’attendis pas longtemps. Il me pria d’appeler pour lui Melbeville, enseigne-colonel des gardes, qui se servit de Bassompierre, celui qui est mort, avec beaucoup de réputation, major général de bataille dans l’armée de l’Empire. Nous nous battîmes à l’épée et au pistolet, derrière les Minimes du bois de Vincennes. Je blessai Bassompierre d’un coup d’épée dans la cuisse et d’un coup de pistolet dans le bras. Il ne laissa pas de me désarmer, parce qu’il passa sur moi et qu’il était plus âgé et plus fort. Nous allâmes séparer nos amis, qui étaient tous deux fort blessés. Ce combat fit assez de bruit ; mais il ne produisit pas l’effet que j’attendais. Le procureur général commença des poursuites ; mais il les discontinua à la prière de nos proches ; et ainsi je demeurai là avec ma soutane et un duel.
Je demeurai trois jours avec lui à l’Ambrosiane, et, le second, il entra tout ému dans ma chambre, en me disant : " Je vous apporte une lettre du duc d’Arcos, vice-roi de Naples, qui vous fera voir l’état où est le royaume de Naples. " Cette lettre portait que M. de Guise y était descendu ; qu’il y avait eu un grand combat auprès de la Tour des Grecs, qu’il espérait que les Français ne feraient point de progrès ; qu’au moins les gens de guerre le lui faisaient espérer ainsi : " Car comme, disait-il, io non soi soldato, je suis obligé de m’en rapporter à eux. " La confession, comme vous voyez, est assez plaisante pour un vice-roi. Le grand-duc me fit beaucoup d’offres, quoique le cardinal Mazarin l’eût fait menacer, de la part du Roi même, de rupture, si il me donnait passage par ses États. Rien ne pouvait être plus ridicule ; et le grand-duc lui répondit par son résident, qui me l’a confirmé depuis, qu’il le priait de lui donner une invention de faire agréer au Pape et au sacré collège le refus qu’il m’en pourrait faire. Je ne pris, de toutes les offres du grand-duc, que quatre mille écus, que je me crus nécessaires, parce que l’abbé Charrier m’avait dit qu’il n’y avait encore aucune lettre de change qui fût arrivée à Rome pour moi. J’en fis ma promesse, et je les dois encore au grand-duc, qui a trouvé bon que je le misse le dernier dans le catalogue de mes créanciers, comme celui qui est assurément le moins pressé de son remboursement.
 
La mère s’en aperçut ; elle avertit mon père, et l’on me ramena à Paris assez brusquement. Il ne tint pas à moi de me consoler de son absence avec Mme du Chatelet ; mais comme elle était engagée avec le comte d’Harcourt, elle me traita d’écolier, et elle me joua même assez publiquement sous ce titre, en présence de M. le comte d’Harcourt. Je m’en pris à lui ; je lui fis un appel à la Comédie. Nous nous battîmes, le lendemain au matin, au-delà du faubourg Saint-Marcel. Il passa sur moi, après m’avoir donné un coup d’épée qui ne faisait qu’effleurer l’estomac ; il me porta par terre, et il eût eu infailliblement tout l’avantage, si son épée ne lui fût tombée de la main en nous colletant. Je voulus raccourcir la mienne pour lui en donner dans les reins ; mais comme il était beaucoup plus fort et plus âgé que moi, il me tenait le bras si serré sous lui que je ne pus exécuter mon dessein. Nous demeurions ainsi sans nous pouvoir faire du mal, quand il me dit : " Levons-nous, il n’est pas honnête de se gourmer. Vous êtes un joli garçon ; je vous estime, et je ne fais aucune difficulté, dans l’état où nous sommes, de dire que je ne vous ai donné aucun sujet de me quereller. " Nous convînmes de dire au marquis de Boisy, qui était son neveu et mon ami, comment le combat s’était passé, mais de le tenir secret à l’égard du monde, à la considération de Mme du Châtelet. Ce n’était pas mon compte ; mais quel moyen honnête de le refuser ? On ne parla que peu de cette affaire, et encore fut-ce par l’indiscrétion de Noirmoutier, qui, l’ayant apprise du marquis de Boisy, la mit un peu dans le monde ; mais enfin il n’y eut point de procédures, et je demeurai encore là avec ma soutane et deux duels.
J’allai de l’Ambrosiane à Florence, où je demeurai deux jours avec M. le cardinal Jean-Carie de Médicis et M. le prince Léopold, son frère, qui a été aussi depuis cardinal. Ils me donnèrent une litière du grand-duc, qui me porta à Sienne, où je trouvai M. le prince Mathias, qui en était le gouverneur. Il ne se peut rien ajouter aux honnêtetés que je reçus de toute cette maison, qui a véritablement hérité du titre de magnifique, que quelques-uns d’eux ont porté et que tous ont mérité. Je continuai mon chemin dans leur litière et avec leurs officiers ; et comme les pluies furent excessives en Italie cette année-là, je faillis à me noyer, auprès de Ponte-Centine, dans un torrent, dans lequel un coup de tonnerre, qui effraya mes mulets, fit tomber, la nuit, ma litière. Le péril y fut certainement fort grand.
 
Permettez-moi, je vous supplie, de faire un peu de réflexion sur la nature de l’esprit de l’homme. Je ne crois pas qu’il y eût au monde un meilleur cœur que celui de mon père, et je puis dire que sa trempe était celle de la vertu. Cependant et ces duels et ces galanteries ne l’empêchèrent pas de faire tous ses efforts pour attacher à l’Église l’âme peut-être la moins ecclésiastique qui fût dans l’univers : la prédilection pour son aîné et la vue de l’archevêché de Paris, qui était dans sa maison, produisirent cet effet. Il ne le crut pas, et ne le sentit pas lui-même ; je jurerais même qu’il eût lui-même juré, dans le plus intérieur de son cœur, qu’il n’avait en cela d’autre mouvement que celui qui lui était inspiré par l’appréhension des périls auxquels la profession contraire exposerait mon âme : tant il est vrai qu’il n’y a rien qui soit si sujet à l’illusion que la piété. Toutes sortes d’erreurs se glissent et se cachent sous son voile ; elle consacre toutes sortes d’imaginations ; et la meilleure intention ne suffit pas pour y faire éviter les travers. Enfin, après tout ce que je viens de vous raconter, je demeurai homme d’Église ; mais ce n’eût pas été assurément pour longtemps, sans un incident dont je vais vous rendre compte.
Comme je fus à une demi-journée de Rome, l’abbé Rousseau, qui, après m’avoir tenu à Nantes la corde avec laquelle je me sauvai, s’était sauvé lui-même fort résolument et fort heureusement du château, et qui était venu m’attendre à Rome, l’abbé Rousseau, dis-je, vint au-devant de moi pour me dire que la faction de France s’était fort déclarée à Rome contre moi, et qu’elle menaçait même de m’empêcher d’y entrer. Je continuai mon chemin, je n’y trouvai aucun obstacle, et j’arrivai, par la porte Angélique, à Saint-Pierre, où je fis ma prière, et d’où j’allai descendre chez l’abbé Charrier. J’y trouvai monsignor Febei, maître des cérémonies, qui m’y attendait et qui avait ordre du Pape de me diriger dans ces commencements. Monsignor Franzoni, trésorier de la Chambre et qui est présentement cardinal, y arriva ensuite, avec une bourse dans laquelle il y avait quatre mille écus en or, que Sa Sainteté m’envoyait avec mille et mille honnêtetés. J’allai, dès le soir, en chaise, inconnu, chez la signora Olimpia et chez Mme la princesse de Rossane, et je revins coucher, sans être accompagné que de deux gentilshommes, chez l’abbé Charrier. Le lendemain au matin, comme j’étais encore au lit, l’abbé de La Rocheposay, que je ne connaissais point du tout, entra dans ma chambre, et après qu’il m’eut fait son premier compliment sur quelque alliance qui est entre nous, il me dit qu’il se croyait obligé de m’avertir que M. le cardinal d’Est, protecteur de France, avait des ordres terribles du Roi ; qu’il se tenait, à l’heure même qu’il me parlait, une congrégation des cardinaux français chez lui, qui allait décider du détail de la résolution que l’on y prendrait contre moi ; mais que la résolution y était déjà prise en gros, conformément aux ordres de Sa Majesté, de ne me point souffrir à Rome et de m’en faire sortir à quelque prix que ce fût. Je répondis à M. l’abbé de La Rocheposay que j’avais eu de si violents scrupules de ces manières d’armements que j’avais autrefois faits à Paris, que j’étais résolu de mourir plutôt mille fois que de songer jamais à aucune défensive ; que d’un autre côté, je ne croyais pas qu’il fût du respect à un cardinal d’être venu si près du Pape pour sortir de Rome sans lui baiser les pieds, et qu’ainsi tout ce que je pouvais faire, dans l’extrémité où je me trouvais, était de m’abandonner à la Providence et d’aller à la messe dans un quart d’heure, tout seul, si il lui plaisait, avec lui, dans une petite église qui était à la vue du logis. L’abbé de La Rocheposay s’aperçut que je me moquais de lui, et il sortit de chez moi assez mal satisfait de la négociation, dont, à mon avis, il avait été chargé par le pauvre cardinal Antoine, bon homme, mais faible au-delà de l’imagination. Je ne laissai pas de faire donner avis au Pape de ces menaces, et il envoya aussitôt le comte Vidman, noble vénitien et colonel de sa garde, à l’abbé Charrier, pour lui dire qu’il répondrait de ma personne, en cas que si il voyait la moindre apparence de mouvement dans la faction de France, il ne disposât pas, comme il lui plairait, de ses Suisses, de ses Corses, de ses lanciers et de ses chevau-légers. J’eus l’honnêteté de faire donner avis de cet ordre à M. le cardinal d’Est, quoique indirectement, par monsignor Scotti, et M. le cardinal d’Est eut aussi la bonté de me laisser en repos.
M. le duc de Rais, aîné de notre maison, rompit, dans ce temps-là, par le commandement du Roi, le traité de mariage qui avait été accordé, quelques années auparavant, entre M. le duc de Mercœur et sa fille. Il vint trouver mon père, dès le lendemain, et le surprit très agréablement en lui disant qu’il était résolu de la donner à son cousin, pour réunir la maison. Comme je savais qu’elle avait une sœur, qui possédait plus de quatre-vingt mille livres de rente, je songeai au même moment à la double alliance. Je n’espérais pas que l’on y pensât pour moi, connaissant le terrain comme je le connaissais, et je pris le parti de me pourvoir de moi-même. Comme j’eus quelque lumière que mon père n’était pas dans le dessein de me mener aux noces, peut-être en vue de ce qui en arriva, je fis semblant de me radoucir à l’égard de ma profession. Je feignis d’être touché de ce que l’on m’avait représenté tant de fois sur ce sujet, et je jouai si bien mon personnage, que l’on crut que j’étais absolument 1
changé. Mon père se résolut de me mener en Bretagne d’autant plus facilement que je n’en avais témoigné aucun désir. Nous trouvâmes Mlle de Rais à Beaupréau en Anjou. Je ne regardai l’aînée que comme ma sœur ; je considérai d’abord Mlle de Scépeaux (c’est ainsi que l’on appelait la cadette) comme ma maîtresse. Je la trouvai très belle, le teint du plus grand éclat du monde, des lis et des roses en abondance, les yeux admirables ; la bouche très belle, du défaut à la taille, mais peu remarquable et qui était beaucoup couvert par la vue de quatre-vingt mille livres de rente, par l’espérance du duché de Beaupréau, et par mille chimères que je formais sur ces fondements, qui étaient réels.
 
Je couvris très bien mon jeu dans le commencement : j’avais fait l’ecclésiastique et le dévot dans tout le voyage ; je continuai dans le séjour. Je soupirais toutefois devant la belle ; elle s’en aperçut : je parlai ensuite, elle m’écouta, mais d’un air un peu sévère. Comme j’avais observé qu’elle aimait extrêmement une vieille fille de chambre, qui était sœur d’un de mes moines de Buzay, je n’oubliai rien pour la gagner, et j’y réussis par le moyen de cent pistoles et par des promesses immenses que je lui fis. Elle mit dans l’esprit de sa maîtresse que l’on ne songeait qu’à la faire religieuse, et je lui disais, de mon côté, que l’on ne pensait qu’à me faire moine. Elle haïssait cruellement sa sœur, parce qu’elle était beaucoup plus aimée de son père, et je n’aimais pas trop mon frère pour la même raison. Cette conformité dans nos fortunes contribua beaucoup à notre liaison. Je me persuadai qu’elle était réciproque, et je me résolus de la mener en Hollande. Dans la vérité, il n’y avait rien de si facile, Machecoul, où nous étions venus de Beaupréau, n’étant qu’à une demi-lieue de la mer ; mais il fallait de l’argent pour cette expédition ; et mon trésor étant épuisé par le don des cent pistoles, je ne me trouvais pas un sol. J’en trouvai suffisamment en témoignant à mon père que l’économat de mes abbayes étant censé tenu de la plus grande rigueur des lois, je croyais être obligé, en conscience, d’en prendre l’administration. La proposition ne plut pas ; mais on ne put la refuser, et parce qu’elle était dans l’ordre, et parce qu’elle faisait, en quelque façon, juger que je voulais au moins retenir mes bénéfices, puisque j’en voulais prendre soin.
Le Pape m’accorda une audience de quatre heures dès le lendemain, où il me donna toutes les marques d’une bonne volonté qui était bien au-dessus de l’ordinaire et d’un génie qui était bien au-dessus du commun. Il s’abaissa jusques au point de me faire des excuses de ce qu’il n’avait pas agi avec plus de vigueur pour ma liberté ; il en versa des larmes, même avec abondance, en me disant : " Dio lo perdoni à ceux qui ont manqué à me donner le premier avis de votre prison. C&forfante de Valencay me surprit, et il me vint dire que vous étiez convaincu d’avoir entrepris sur la personne du Roi. Je ne vis aucun courrier ni de vos proches, ni de vos amis. L’ambassadeur eut tout le loisir de débiter ce qu’il lui plut et d’amortir le premier feu du sacré collège, dont la moitié crut que vous étiez abandonné de tout le royaume, en ne voyant ici personne de votre part. "
 
Je partis dès le lendemain, pour aller affermer Buzay, qui n’est qu’à cinq lieues de Machecoul.
L’abbé Charrier, qui, faute d’argent, était demeuré dix ou douze jours à Paris depuis ma détention, m’avait instruit de tout ce détail à l’Hospitalité, et il avait même ajouté qu’il y serait peut-être demeuré encore longtemps, si l’abbé Amelot ne lui eût apporté deux mille écus. Ce délai me coûta cher ; car il est vrai que si le Pape eût été prévenu par un courrier de mes amis, il n’eût pas donné d’audience à l’ambassadeur, ou qu’il ne la lui aurait donnée qu’après qu’il aurait pris lui-même ses résolutions. Cette faute fut capitale, et d’autant plus qu’elle était de celles que l’on peut aisément s’empêcher de commettre. Mon intendant avait quatorze mille livres de mon argent quand je fus arrêté ; mes amis n’en manquaient pas, ni même à mon égard, comme il parut par les assistances qu’ils me donnèrent dans les suites. Ce n’est pas l’unique occasion dans laquelle j’aie remarqué que l’aversion que la plupart des hommes ont à se dessaisir fait qu’ils ne le font jamais assez tôt, même dans les rencontres où ils sont le plus résolus de le faire. Je ne me suis jamais ouvert à qui que ce soit de ce détail, parce qu’il touche particulièrement quelques-uns de mes amis. Je suis uniquement à vous, et je vous dois la vérité tout entière.
 
Je traitai avec un marchand de Nantes, appelé Jucatieres, qui prit avantage de ma précipitation, et qui, moyennant quatre mille écus comptants qu’il me donna, conclut un marché qui a fait sa fortune. Je crus avoir quatre millions. J’étais sur le point de m’assurer d’une de ces flûtes hollandaises qui sont toujours à la rade de Rais, lorsqu’il arriva un accident qui rompit toutes mes mesures.
Le Pape tint consistoire, le jour qui suivit l’audience dont je viens de vous rendre compte, tout exprès pour me donner le chapeau. " Et comme, me dit-il, vostro protettore di quattro baiocchi (il n’appelait jamais autrement le cardinal d’Est) est tout propre à faire quelque impertinence en cette occasion, il le faut amuser et lui faire croire que vous ne viendrez pas au consistoire. " Cela me fut aisé, parce que j’étais, dans la vérité, très mal de mon épaule, et si mal que Nicolo, le plus fameux chirurgien de Rome, disait que si l’on n’y travaillait en diligence, je courais fortune de tomber dans des accidents encore plus fâcheux. Je me mis au lit sous ce prétexte, au retour de chez le Pape. Il fit courir je ne sais quel bruit touchant ce consistoire, qui aida à tromper les Français. Ils y allèrent tous bonnement, et ils furent fort étonnés quand ils m’y virent entrer avec les maîtres des cérémonies et en état de recevoir le chapeau. MM. les cardinaux d’Est et Des Ursins sortirent, et le cardinal Bichi demeura. L’on ne peut s’imaginer l’effet que ces sortes de pièces font en faveur de ceux qui les jouent bien, dans un pays où il est moins permis de passer pour dupe qu’en lieu du monde.
 
Mlle de Rais (car elle avait pris ce nom depuis le mariage de sa sœur) avait les plus beaux yeux du monde ; mais ils n’étaient jamais si beaux que quand ils mouraient, et je n’en ai jamais vu à qui la langueur donnât tant de grâces. Un jour que nous dînions chez une dame du pays, à une lieue de Machecoul, en se regardant dans un miroir qui était dans la ruelle, elle montra tout ce que la morbidezza des Italiens a de plus tendre, de plus animé et de plus touchant. Mais par malheur elle ne prit pas garde que Palluau, qui a depuis été le maréchal de Clérembault, était au point de vue du miroir. Il le remarqua, et comme il était fort attaché à Mme de Rais, avec laquelle, étant fille, il avait eu beaucoup de commerce, il ne manqua pas de lui en rendre un compte fidèle, et il m’assura même, à ce qu’il m’a dit lui-même depuis, que ce qu’il avait vu ne pouvait pas être un original.
La disposition où le Pape était pour moi, laquelle allait jusques au point de penser à m’adopter pour neveu, et l’indisposition qu’il avait cruelle contre M. le cardinal Mazarin, eût apparemment donné, dans peu, d’autres scènes, si il ne fût tombé malade, trois jours après, de la maladie dont il mourut au bout de cinq semaines, de sorte que tout ce que je pus faire avant le conclave fut de me faire traiter de ma blessure. Nicolo me démit l’épaule pour la seconde fois, pour me la remettre. Il me fit des douleurs inconcevables, et il ne réussit pas à son opération.
La mort du Pape arriva, et comme j’avais été presque toujours au lit, je n’avais eu que fort peu de temps pour me préparer au conclave, qui devait pourtant être, selon toutes les apparences, d’un fort grand embarras pour moi. M. le cardinal d’Est disait publiquement qu’il avait ordre du Roi, non pas seulement de ne point communiquer avec moi, mais même de ne me pas saluer. Le duc de Terra-Nu eva, ambassadeur d’Espagne, m’avait fait toutes les offres imaginables de la part du roi son maître, aussi bien que le cardinal de Harrach, au nom de l’Empereur. Le vieux cardinal de Médicis, doyen du sacré collège et protecteur d’Espagne, prit d’abord une inclination naturelle pour moi. Mais vous jugez assez, par ce que vous avez vu de Saint-Sébastien et de Vinaros, que je n’avais pas de disposition d’entrer dans la faction d’Autriche. Je n’ignorais pas qu’un cardinal étranger, persécuté par son roi, ne pouvait faire qu’une figure très médiocre dans un lieu où les égards que le général et les particuliers ont pour les couronnes ont encore plus de force qu’ailleurs, par les intérêts plus pressants et plus présents que tout le monde trouve à ne leur pas déplaire. Il m’était toutefois, non pas seulement d’importance, mais de nécessité pour les suites, de ne pas demeurer sans mesures, dans un pays où la prévoyance n’est pas moins de réputation que d’utilité : je me trouvai, pour vous dire le vrai, fort embarrassé dans cette conjoncture. Voici comme je m’en démêlai.
 
Mme de Rais, qui haïssait mortellement sa sœur, en avertit, dès le soir même, monsieur son père, qui ne manqua pas d’en donner part au mien. Le lendemain, l’ordinaire de Paris arriva ; l’on feignit d’avoir reçu des lettres biens pressantes ; l’on dit un adieu aux dames fort léger et fort public. Mon père me mena coucher à Nantes. Je fus, comme vous le pouvez juger, et fort surpris et fort touché. Je ne savais pas à quoi attribuer la promptitude de ce départ ; je ne pouvais me reprocher aucune imprudence ; je n’avais pas le moindre doute que Palluau eût pu avoir rien vu. Je fus un peu éclairci à Orléans, où mon père, appréhendant que je ne m’échappasse, ce que j’avais vainement tenté plusieurs fois dès Tours, se saisit de ma cassette, où était mon argent. Je connus, par ce procédé, que j’avais été pénétré, et j’arrivai à Paris avec la douleur que vous pouvez vous imaginer.
Le pape Innocent, qui était un grand homme, avait eu une application particulière au choix qu’il avait fait des sujets pour les promotions des cardinaux, et il est constant qu’il ne s’y était que fort peu trompé. La signora Olimpia le força, en quelque façon, par l’ascendant qu’elle avait sur son esprit, à honorer de cette dignité Maldachin, son neveu, qui n’était encore qu’un enfant ; mais l’on peut dire qu’à la réserve de celui-là, tous les autres choix furent ou bons ou soutenus par des considérations qui les justifièrent. Il est même vrai qu’en la plupart le mérite et la naissance concoururent à les rendre illustres. Ceux de ce nombre qui ne se trouvèrent pas attachés aux couronnes par la nomination ou par la faction, se trouvèrent tout à fait libres à la mort du Pape, parce que le cardinal Pamphile, son neveu, ayant remis son chapeau pour épouser Mme la princesse de Rossane, et le cardinal Astalli, que Sa Sainteté avait adopté, ayant été dégradé depuis du népotisme, même avec honte, il n’y avait plus personne qui pût se mettre à la tête de cette faction dans le conclave. Ceux qui se rencontrèrent en cet état, que l’on peut appeler de liberté, étaient MM. les cardinaux Chigi, Lomelin, Ottoboni, Imperiali, Aquaviva, Pio, Borromée, Albizzi, Gualtieri, Azzolin, Omedei, Cibo, Odescalchi, Vidman, Aldobrandin. Dix de ceux-là, qui furent Lomelin, Ottoboni, Imperiali, Borromée, Aquaviva, Pio, Gualtieri, Albizzi, Omedei, Azzolin, se mirent dans l’esprit de se servir de leur liberté pour affranchir le sacré collège de cette coutume qui assujettit à la reconnaissance des voix qui ne devraient reconnaître que les mouvements du Saint-Esprit. Ils résolurent de ne s’attacher qu’à leur devoir et de faire une profession publique, en entrant dans le conclave, de toute sorte d’indépendance et de faction et de couronne. Comme celle d’Espagne était, en ce temps-là, la plus forte à Rome, et par le nombre des cardinaux et par la jonction des sujets qui étaient assujettis à la maison de Médicis, ce fut celle aussi qui éclata le plus contre cette indépendance de l’Escadron volant : c’est le nom que l’on donna à ces dix cardinaux que je viens de vous nommer ; et je pris ce moment de l’éclat que le cardinal Jean-Carie de Médicis fit, au nom de l’Espagne, contre cette union, pour entrer moi-même dans leur corps : à quoi je mis toutefois le préalable qui y était nécessaire à l’égard de la France ; car je priai monsignor Scotti, qui y avait été nonce extraordinaire et qui était agréable à la cour, d’aller chez tous les cardinaux de la faction leur dire que je les suppliais de me dire ce que j’avais à faire pour le service du Roi ; que je ne demandais pas le secret, et qu’il me suffisait que l’on me dît jour à jour les pas que j’aurais à faire pour remplir mon devoir.
 
Je trouvai Ecquilly, oncle de Vassé et mon cousin germain, que j’ose assurer avoir été le plus honnête homme de son siècle. Il avait vingt ans plus que moi, mais il ne laissait pas de m’aimer chèrement. Je lui avais communiqué, avant mon départ, la pensée que j’avais d’enlever Mlle de Rais, et il l’avait fort approuvée, non seulement parce qu’il la trouvait fort avantageuse pour moi, mais encore parce qu’il était persuadé que la double alliance était nécessaire pour assurer l’établissement de la maison. L’événement qui porte aujourd’hui notre nom dans une famille étrangère marque qu’il était assez bien fondé. Il me promit de nouveau de me servir de toute chose en cette occasion. Il me prêta douze cent écus, qui était tout ce qu’il avait d’argent comptant. J’en pris trois mille du président Barillon. Ecquilly manda de Provence le pilote de sa galère, qui était homme de main et de sens. Je m’ouvris de mon dessein à Mme la comtesse de Sault, qui a été depuis Mme de Lesdiguières.
M. le cardinal Grimaldi fit une réponse fort civile et même fort obligeante à monsignor Scotti ; mais MM. les cardinaux d’Est, Bichi et Ursin me traitèrent de haut en bas, même avec mépris. Je déclarai publiquement, dès le lendemain, que puisque l’on ne me voulait donner aucun moyen de servir la France, je croyais que je ne pouvais rien faire de mieux que de me mettre au moins dans la faction la plus indépendante de celle d’Espagne. J’y fus reçu avec toutes les honnêtetés imaginables, et l’événement fit voir que j’avais eu raison.
 
Ce nom m’oblige à interrompre le fil de mon discours, et vous en verrez les raisons dans la suite.
Je n’en eus pas tant dans la conduite que j’eus au même moment avec M. de Lionne. Il s’était raccommodé avec M. le cardinal Mazarin ; qui l’envoya à Rome pour agir contre moi, et qui, pour s’y tenir avec plus de dignité, lui donna la qualité d’ambassadeur extraordinaire vers les princes d’Italie. Comme il était assez ami de Montrésor, il le vit avant que de partir, et il le pria de m’écrire qu’il n’oublierait rien pour adoucir les choses et que je le connaîtrais par les effets. Il parlait sincèrement : son intention pour moi était bonne. Je n’y répondis pas comme je devais, et cette faute n’est pas la moindre de celles que j’ai commises pendant ma vie. Je vous en dirai le détail et les raisons de ma conduite, qui n’était pas bonne, après que je vous aurai rendu compte du conclave.
Je querellai Praslin à propos de rien : nous nous battîmes dans le bois de Boulogne, après avoir eu des peines incroyables à nous échapper de ceux qui nous voulaient arrêter. Il me donna un fort grand coup d’épée dans la gorge : je lui en donnai un, qui n’était pas moindre, dans le bras. Meillancour, écuyer de mon frère, qui me servait de second, et qui avait été blessé dans le petit ventre et désarmé, et le chevalier Du Plessis, second de Praslin, nous vinrent séparer. Je n’oubliai rien pour faire éclater ce combat, jusques au point d’avoir aposté des témoins ; mais l’on ne peut forcer le destin, et l’on ne songea pas seulement à en informer.
 
" En ce cas-là, croyez-vous, me dit-il, qu’un attachement à une fille de cette sorte puisse vous empêcher de tomber dans un inconvénient où Monsieur de Paris, votre oncle, est tombé, beaucoup plus par la bassesse de ses inclinations que par le dérèglement de ses mœurs ? Il en est des ecclésiastiques comme des femmes, qui ne peuvent jamais conserver de dignité dans la galanterie que par le mérite de leurs amants. Où est celui de Mlle de Roche, hors sa beauté ? Est-ce une excuse suffisante pour un abbé dont la première prétention est l’archevêché de Paris ? Si vous prenez l’épée, comme je le crois, à quoi vous exposez-vous ? Pouvez-vous répondre de vous-même à l’égard d’une fille aussi brillante et aussi belle qu’elle est ? Dans six semaines, elle ne sera plus enfant ; elle sera sifflée par Epineuil, qui est un vieux renard, et par sa mère, qui paraît avoir de l’entendement. Que savez-vous ce qu’une beauté comme celle-là, qui sera bien instruite, vous pourra mettre dans l’esprit ? "
Le premier pas que fit l’Escadron volant, dans l’intervalle des neufs jours qui sont employés aux obsèques du Pape, fut de s’unir avec le cardinal Barberin, qui avait dans l’esprit de porter au pontificat le cardinal Sachetti, homme d’une représentation pareille à celle du feu président Le Bailleul, de qui Ménage disait qu’il n’était bon qu’à peindre. Le cardinal Sachetti n’avait effectivement qu’un fort médiocre talent ; mais comme il était créature du pape Urbain et qu’il avait toujours été fidèlement attaché à sa maison, Barberin l’avait en tête, et avec d’autant plus de fermeté, que son exaltation paraissait et était en effet difficile au dernier point. M. le cardinal Barberin, dont la vie est angélique, a un travers dans l’humeur, qui le rend, comme ils disent en Italie, inamorato del’ impossibile. Il ne s’en fallait guère que l’exaltation de Sachetti ne fût de ce genre. L’amitié étroite entre lui et Mazarin, qui avait été, sinon domestique, au moins commensal de son frère, n’était pas une bonne recommandation pour lui vers l’Espagne ; mais ce qui l’éloignait encore plus de la chaire de Saint-Pierre était la déclaration publique que la maison de Médicis, qui était d’ailleurs à la tête de la faction d’Espagne, avait faite contre lui dès le précédent conclave.
 
M. le cardinal de Richelieu haïssait au dernier point Mme la princesse de Guémené, parce qu’il était persuadé qu’elle avait traversé l’inclination qu’il avait pour la Reine, et qu’elle avait même été de part à la pièce que Mme Du Fargis, dame d’atour, lui fit quand elle porta à la reine mère, Marie de Médicis, une lettre d’amour qu’il avait écrite à la Reine sa belle-fille. Cette haine de M. le cardinal de Richelieu avait passé jusqu’au point d’avoir voulu obliger pour se venger M. le maréchal de Brézé, son beau-frère et capitaine des gardes du corps, à rendre publiques les lettres de Mme de Guémené, qui avaient été trouvées dans la cassette de M. de Montmorency, lorsqu’il fut pris à Castelnaudary ; mais le maréchal de Brézé eut ou l’honnêteté ou la franchise de les rendre à Mme de Guémené. Il était pourtant fort extravagant ; mais comme M. le cardinal de Richelieu s’était trouvé autrefois honoré, en quelque façon, de son alliance, et qu’il craignait même ses emportements et ses prôneries auprès du Roi, qui avait quelque sorte d’inclination pour lui, il le souffrait dans la vue de se donner à lui-même quelque repos dans sa famille, qu’il souhaitait avec passion d’établir et d’unir. Il pouvait tout en France, à la réserve de ce dernier point ; car M. le maréchal de Brézé avait pris une si forte aversion pour M. de La Meilleraye, qui était grand maître de l’artillerie en ce temps-là, et qui a été depuis le maréchal de La Meilleraye, qu’il ne le pouvait souffrir. Il ne pouvait se mettre dans l’esprit que M. le cardinal de Richelieu dût seulement songer à un homme qui était vraiment son cousin germain, mais qui n’avait apporté dans son alliance qu’une roture fort connue, la plus petite mine du monde, et un mérite, à ce qu’il publiait, fort commun.
Ceux de l’Escadron, qui avaient en vue de faire pape le cardinal Ghisi, crurent que l’unique moyen, pour engager M. le cardinal Barberin à le servir, serait de l’y obliger par reconnaissance, et de faire sincèrement et de bonne foi tous leurs efforts pour porter au pontificat Sachetti, voyant qu’ils seraient pourtant inutiles par l’événement, ou du moins qu’ils ne seraient utiles qu’à les lier si étroitement et si intimement avec le cardinal Barberin, qu’il ne pourrait s’empêcher lui-même de concourir dans la suite à ce qu’ils désiraient. Voilà l’unique secret de ce conclave, sur lequel tous ceux à qui il a plu d’écrire ont dit mille et mille impertinences, et je soutiens que le raisonnement de l’Escadron était fort juste. Le voici : " Nous sommes persuadés que Ghisi est le sujet du plus grand mérite qui soit dans le collège, et nous ne le sommes pas moins que l’on ne le peut faire pape qu’en faisant tous nos efforts pour réussir à Sachetti. Le pis du pis est que nous réussissions à Sachetti, qui n’est pas trop bon, mais qui est toujours un des moins mauvais. Selon toutes les apparences du monde, nous n’y réussirons pas : auquel cas nous ferons tomber Barberin à Ghisi par reconnaissance et par l’intérêt de nous conserver. Nous y ferons venir l’Espagne et Médicis, par l’appréhension que nous n’emportions à la fin le plus de voix pour Sachetti, et la France, par l’impossibilité où elle se trouvera de l’empêcher. " Ce raisonnement beau et profond, auquel il faut avouer que M. le cardinal Azzolin eut plus de part que personne, fut approuvé tout d’une voix dans la Transpontine, où l’Escadron volant s’assembla dès les premiers jours des obsèques, et après même que l’on y eut examiné mûrement les difficultés de ce dessein, qui eussent paru insurmontables à des esprits médiocres. Les grands noms sont toujours de grandes raisons aux petits génies. France, Espagne, Empire, Toscane étaient des mots tout propres à épouvanter les gens. Il n’y avait aucune apparence que le cardinal Mazarin pût agréer Ghisi, qui avait été nonce à Munster dans le temps de la négociation de la paix et qui s’était déclaré ouvertement, en plus d’une occasion, contre Servien, qui y était plénipotentiaire de France. Il n’y avait pas de vraisemblance que l’Espagne lui dût être favorable. Le cardinal Trivulce, le plus capable sujet de sa faction et peut-être de tout le sacré collège, déclamait publiquement contre lui comme contre un bigot, et il appréhendait, dans le fond, extrêmement son exaltation, par la crainte qu’il avait de sa sévérité, peu propre à souffrir la licence de ses débauches, qui, à la vérité, étaient scandaleuses. Il n’était pas croyable que le cardinal Jean-Carie de Médicis pût être bien intentionné pour lui, et par la même raison et par celle de sa naissance ; car il était siennois et connu pour aimer passionnément sa patrie, qui est pareillement connue pour n’aimer pas passionnément la domination de Florence.
 
M. le cardinal de Richelieu n’était pas de ce sentiment. Il croyait, et avec raison, beaucoup de cœur à M. de La Meilleraye ; il estimait même sa capacité dans la guerre infiniment au-dessus de ce qu’elle méritait, quoique en effet elle ne fût pas méprisable. Enfin il le destinait à la place que nous avons vu avoir été tenue depuis si glorieusement par M. de Turenne.
Toutes ces considérations furent examinées. On pesa l’apparent, le douteux et le possible, et l’on se fixa à la résolution que je viens de vous marquer, avec une sagesse qui était d’autant plus profonde qu’elle paraissait hasardeuse. Il faut avouer qu’il n’y a peut-être jamais eu de concert où l’harmonie ait été si juste qu’en celui-ci ; et il semblait que tous ceux qui y entrèrent ne fussent nés que pour agir les uns avec les autres. L’activité d’Imperiali y était tempérée par le flegme de Lomelin ; la profondeur d’Ottoboni se servait utilement de la hauteur d’Aquaviva ; la candeur d’Omodei et la froideur de Gualtieri y couvraient, quand il était nécessaire, l’impétuosité de Pio et la duplicité d’Albizzi ; Azzolin, qui est un des plus beaux et des plus faciles esprits du monde, veillait avec une application d’esprit continuelle aux mouvements de ces différents ressorts ; et l’inclination que MM. les cardinaux de Médicis et Barberin, chefs des deux factions les plus opposées, prirent d’abord pour moi, suppléa dans les rencontres, en ma personne, au défaut des qualités qui m’étaient nécessaires pour y tenir mon coin. Tous les acteurs firent bien ; le théâtre fut toujours rempli ; les scènes ne furent pas beaucoup diversifiées ; mais la pièce fut belle, et d’autant plus qu’elle fut simple, quoi qu’en aient écrit les compilateurs de ce conclave. Il n’y eut de mystère que celui que je vous ai expliqué ci-devant. Il est vrai que les épisodes en furent curieuses : je m’explique.
 
Vous jugez assez, par ce que je viens de vous dire, de la brouillerie du dedans de la maison de M. le cardinal de Richelieu, et de l’intérêt qu’il avait à la démêler. Il y travailla avec application et il ne crut pas y pouvoir mieux réussir qu’en réunissant ces deux chefs de cabale dans une confiance qu’il n’eut pour personne et qu’il eut uniquement pour eux deux. Il les mit, pour cet effet, en commun et par indivis, dans la confidence de ses galanteries, qui en vérité ne répondaient en rien à la grandeur de ses actions, ni à l’éclat de sa vie ; car Marion de Lorme, qui était un peu moins qu’une prostituée, fut un des objets de son amour, et elle le sacrifia à Des Barreaux. Mme de Fruges, que vous voyez traînante dans les cabinets, sous le nom de vieille femme, en fut un autre. La première venait chez lui la nuit ; il allait aussi la nuit chez la seconde, qui était déjà un reste de Buchinchan et de L’Epienne. Ces deux confidents, qui avaient fait entre eux une paix fourrée, l’y menaient en habit de couleur ; Mme de Guémené faillit d’être la victime de cette paix fourrée.
Le conclave fut, si je ne me trompe, de quatre-vingts jours. Nous donnions tous les matins et toutes les après-dînées trente-deux et trente-trois voix à Sachetti, et ces voix étaient celles de la faction de France, des créatures du pape Urbain, oncle de M. le cardinal Barberin, et de l’Escadron volant. Celles des Espagnols, des Allemands et des Médicis se répandaient sur différents sujets dans tous les scrutins, et ils affectaient d’en user ainsi pour donner à leur conduite un air plus ecclésiastique et plus épuré d’intrigues et de cabales que le nôtre n’avait. Ils ne réussirent pas dans leur projet, parce que les murs très déréglées de M. le cardinal Jean-Carie de Médicis et de M. le cardinal Trivulce, qui étaient proprement les âmes de leur faction, donnaient bien plus de lustre à la piété exemplaire de M. le cardinal Barberin qu’ils ne lui en pouvaient ôter par leurs artifices. Et le cardinal Cesi, pensionnaire d’Espagne et l’homme le plus singe en tout sens que j’aie jamais connu, me disait un jour à ce propos fort plaisamment : " Vous nous battrez à la fin, car nous nous décréditons en ce que nous nous voulons faire passer pour gens de bien. " Cela paraît ridicule, et cela est pourtant vrai. Le faux trompe quelquefois, mais il ne trompe pas longtemps, quand il est relevé par d’habiles gens. Leur faction perdit, en peu de jours, le contto (qu’ils appellent en ce pays-là) de vouloir le bien. Nous gagnâmes de bonne heure cette réputation, et parce que, dans la vérité, Sachetti, qui était aimé à cause de sa douceur, passait pour homme de bonne et droite intention, et parce que le ménagement que la maison de Médicis était obligée d’avoir pour le cardinal Capponi, quoiqu’elle ne l’eût pas voulu en effet pour pape, nous donna lieu de faire croire dans le monde qu’elle voulait installer dans la chaire de Saint-Pierre la volpe : c’est ainsi que l’on appelait le cardinal Capponi, parce qu’il passait pour un fourbe.
 
M. de La Meilleraye, que l’on appelait le Grand Maître, était devenu amoureux d’elle ; mais elle ne l’était nullement de lui. Comme il était, et par son naturel et par sa faveur, l’homme du monde le plus impérieux, il trouva fort mauvais que l’on ne l’aimât pas. Il s’en plaignit, l’on n’en fut point touchée ; il menaça, l’on s’en moqua. Il crut le pouvoir, parce que Monsieur le Cardinal, auquel il avait dit rage contre Mme de Guémené, avait enfin obligé M. de Brézé à lui mettre entre les mains les lettres écrites à M. de Montmorency, desquelles je vous ai tantôt parlé, et il les avait données au Grand Maître, qui, dans les secondes menaces, en laissa échapper quelque chose à Mme de Guémené. Elle ne s’en moqua plus, mais elle faillit à en enrager. Elle tomba dans une mélancolie qui n’est pas imaginable, tellement que l’on ne la reconnaissait point. Elle s’en alla à Couperay, où elle ne voulut voir personne.
Ces dispositions, jointes à plusieurs autres, qui seraient trop longues à déduire, firent que la faction d’Espagne s’aperçut qu’elle perdait du terrain, et quoique cette perte n’allât pas jusques au point de lui faire croire que nous pensions faire le pape sans elle, elle ne laissa pas d’appréhender que, son parti ayant beaucoup de vieillards, et le nôtre beaucoup de jeunes, le temps ne pût être facilement pour nous. Nous surprîmes une lettre de l’ambassadeur d’Espagne au cardinal Sforce, qui faisait voir cette crainte en termes exprès, et nous comprîmes même, par l’air de cette lettre encore plus que par les paroles, que cet ambassadeur n’était pas trop content de la manière d’agir des Médicis. Je suis 56trompé, ou ce fut monsignor Febei qui surprit cette lettre. Cette semence fut cultivée avec beaucoup de soin dès qu’elle eut paru, et l’Escadron, qui, par le canal de Borromée, milanais, et d’Aquaviva, napolitain, gardait toujours beaucoup de mesures d’honnêteté avec l’ambassadeur d’Espagne, n’oublia pas de lui faire pénétrer qu’il était du service du roi son maître, et de l’intérêt particulier de lui ambassadeur, de ne se pas si fort abandonner aux Florentins, qu’il assujettît et à leurs maximes et à leur caprice la conduite d’une couronne pour laquelle tout le monde avait du respect. Cette poudre s’échauffa peu à peu, et elle prit feu dans son temps.
 
Dès que j’eus pris la résolution de me mettre à l’étude, j’y pris aussi celle de reprendre les errements de M. le cardinal de Richelieu ; et quoique mes proches mêmes s’y opposassent, dans l’opinion que cette matière n’était bonne que pour des pédants, je suivis mon dessein : j’entrepris la carrière, et je l’ouvris avec succès. Elle a été remplie depuis par toutes les personnes de qualité de la même profession. Mais comme je fus le premier depuis M. le cardinal de Richelieu, ma pensée lui plut ; et cela, joint aux bons offices que Monsieur le Grand Maître me rendait tous les jours auprès de lui, fit qu’il parla avantageusement de moi en deux ou trois occasions, qu’il témoigna un étonnement obligeant de ce que je ne lui avais jamais fait la cour, et qu’il ordonna même à M. de Lingendes, qui a été depuis évêque de Mâcon, de me mener chez lui.
Je vous ai déjà dit que la faction de France donnait de toute sa force à Sachetti avec nous. La différence est qu’elle y donnait à l’aveugle croyant qu’elle y pourrait réussir, et que nous y donnions avec une lumière presque certaine que nous ne pourrions pas l’emporter, ce qui faisait qu’elle ne prenait point de mesures hypothétiques, si l’on peut parler ainsi, c’est-à-dire qu’elle ne songeait pas à se résoudre quel parti elle prendrait, en cas qu’elle ne pût réussir à Sachetti. Comme le nôtre était pris selon cette disposition, que nous tenions presque pour constante, nous nous appliquions par avance à affaiblir celle de France, pour le temps dans lequel nous jugions qu’elle nous serait opposée. Je donnai par hasard l’ouverture à Jean-Carie de débaucher le cardinal Ursin, qu’il eut à bon marché, et ainsi, dans le moment que la faction d’Espagne ne songeait qu’à se défendre de Sachetti, et que celle de France ne pensait qu’à le porter, nous travaillions pour une fin sur laquelle ni l’une ni l’autre ne faisait aucune réflexion : à diviser celle-là et à affaiblir celle-ci. L’avantage de se trouver en cet état est grand, mais il est rare. Il fallait pour cela un rencontre pareil à celui dans lequel nous étions et qui ne se verra peut-être pas en dix mille ans. Nous voulions Ghisi, et nous ne le pouvions avoir qu’en faisant tout ce qui était en notre pouvoir pour l’exaltation de Sachetti, et nous étions moralement assurés que ce que nous faisions pour Sachetti ne pourrait réussir, de sorte que la bonne conduite nous portait à ce à quoi nous étions obligés par la bonne foi. Cette utilité n’était pas la seule : notre manuvre couvrait notre marche, et nos ennemis tiraient à faux, parce qu’ils visaient toujours où nous n’étions pas. Vous verrez le succès de cette conduite, après que je vous aurai expliqué celle de Ghisi, 56et la raison pour laquelle nous avions jeté les yeux sur lui.
Voilà la source de ma première disgrâce ; car au lieu de répondre à ses avances et aux instances que Monsieur le Grand Maître me fit pour m’obliger à lui aller faire ma cour, je ne les payai toutes que de très méchantes excuses. Je fis le malade, j’allai à la campagne ; enfin j’en fis assez pour laisser voir que je ne voulais point m’attacher à M. le cardinal de Richelieu, qui était un très grand homme, mais qui avait au souverain degré le faible de ne point mépriser les petites choses. Il le témoigna en ma personne ; car l’histoire de 1M Conjuration de Jean-Louis de Fiesque, que j’avais faite à dix-huit ans, ayant échappé, en ce temps-là, des mains de Lauzières, à qui je l’avais confiée seulement pour la lire, et ayant été portée à M. le cardinal de Richelieu par Boisrobert, il dit tout haut, en présence du maréchal d’Estrées et de Senneterre : " Voilà un dangereux esprit. " Le second le dit, dès le soir même, à mon père, et je me le tins comme dit à moi-même. Je continuai cependant, par ma propre considération, la conduite que je n’avais prise jusque-là que par celle de la haine personnelle que Mme de Guémené avait contre Monsieur le Cardinal.
 
Le succès que j’eus dans les actes de Sorbonne me donna du goût pour ce genre de réputation. Je la voulus pousser plus loin, et je m’imaginai que je pourrais réussir dans les sermons. On me conseillait de commencer par de petits couvents, où je m’accoutumerais peu à peu. Je fis tout le contraire. Je prêchai l’Ascension, la Pentecôte, la Fête-Dieu dans les Petites-Carmélites, en présence de la Reine et de toute la cour ; et cette audace m’attira un second éloge de la part de M. le cardinal de Richelieu ; car, comme on lui eut dit que j’avais bien fait, il répondit : " Il ne faut pas juger des choses par l’événement ; c’est un téméraire. " J’étais, comme vous voyez, assez occupé pour un homme de vingt-deux ans.
Il était créature du pape Innocent, et le troisième de la promotion de laquelle j’avais été le premier. Il avait été inquisiteur à Malte et nonce à Munster, et il avait acquis en tous ces lieux la réputation d’une intégrité sans tache. Ses murs avaient été sans reproche dès son enfance. Il savait assez d’humanités pour faire paraître au moins une teinture suffisante des autres sciences. Sa sévérité paraissait douce ; ses maximes paraissaient droites ; il se communiquait peu, mais ce peu qu’il se communiquait était mesuré et sage, savio col silen^io, mieux qu’homme que j’aie jamais connu ; et tous les dehors d’une piété véritable et solide relevaient merveilleusement toutes ces qualités, ou plutôt toutes ces apparences. Ce qui leur donnait un corps au moins fantastique était ce qui s’était passé à Munster entre Servien et lui. Celui-là, qui était connu et reconnu pour le démon exterminateur de la paix, s’y était cruellement brouillé avec le Contarin, ambassadeur de Venise, homme sage et homme de bien. Ghisi se signala pour le Contarin, sachant qu’il faisait fort bien sa cour à Innocent. L’opposition de Servien, qui était dans l’exécration des peuples, lui concilia l’amour public et lui donna de l’éclat. La morgue qu’il garda avec le cardinal Mazarin, lorsqu’il se trouva, ou à Aix-la-Chapelle, ou à Brusle en revenant de Munster, plut à sa Sainteté. Elle le rappela à Rome, et elle le fit secrétaire d’État et cardinal. On ne le connaissait que par les endroits que je vous viens de marquer. Comme Innocent était un génie fort et perçant, il découvrit bientôt que le fond de celui de Ghisi n’était ni bon ni si profond qu’il se l’était imaginé ; mais cette pénétration du Pape ne nuisit pas à la fortune de Ghisi : au contraire, elle y servit, parce qu’Innocent, qui se voyait mourant, ne voulut point condamner son propre choix, et que Ghisi, qui, par la même raison, ne craignait le Pape que médiocrement, se fit un honneur de se faire passer dans le monde pour un homme d’une vertu inébranlable et d’une rigidité inflexible. Il ne faisait point la cour à la signora Olimpia, qui était abhorrée dans Rome ; il blâmait assez ouvertement tout ce que le public n’approuvait pas de cette cour-là ; et tout le monde, qui est et qui sera éternellement dupe en ce qui flatte son aversion, admirait sa fermeté et sa vertu, sur un sujet sur lequel l’on ne devait tout au plus louer que son bon sens, qui lui 56faisait voir qu’il semait de la gloire, et de la graine pour le pontificat futur, dans un champ où il n’avait plus rien à cueillir pour le présent.
 
Monsieur le Comte, qui avait pris une très grande amitié pour moi, et pour le service et la personne duquel j’avais pris un très grand attachement, partit de Paris, la nuit, pour s’aller jeter dans Sedan, dans la crainte qu’il eut d’être arrêté. Il m’envoya quérir sur les dix heures du soir. Il me dit son dessein. Je le suppliai avec instance qu’il me permît d’avoir l’honneur de l’accompagner. Il me le défendit expressément ; mais il me confia Vanbroc, un joueur de luth flamand, et qui était l’homme du monde à qui il se confiait le plus. Il me dit qu’il me le donnait en garde, que je le cachasse chez moi, et que je ne le laissasse sortir que la nuit. J’exécutai fort bien de ma part tout ce qui m’avait été ordonné ; car je mis Vanbroc dans une soupente, où il eût fallu être chat ou diable pour le trouver. Il ne fit pas si bien de son côté ; car il fut découvert par le concierge de l’hôtel de Soissons, au moins à ce que j’ai toujours soupçonné ; et je fus bien étonné qu’un matin, à six heures, je vis toute ma chambre pleine de gens armés, qui m’éveillèrent en jetant la porte en dedans. Le prévôt de l’Ile s’avança, et il me dit en jurant : " Où est Vanbroc ? -A Sedan, je crois", lui répondis-je. Il redoubla ses jurements et il chercha dans la paillasse de tous les lits. Il menaça tous mes gens de la question : aucun d’eux, à la réserve d’un seul, ne lui en put dire de nouvelles. Ils ne s’avisèrent pas de la soupente, qui dans la vérité n’était pas reconnaissable, et ils sortirent très peu satisfaits. Vous pouvez croire qu’une note de cette nature se pouvait appeler pour moi, à l’égard de la cour, une nouvelle contusion. En voici une autre. La licence de Sorbonne expira ; il fut question de donner les lieux, c’est-à-dire déclarer publiquement, au nom de tout le corps, lesquels ont le mieux fait dans leurs actes ; et cette déclaration se fait avec de grandes cérémonies. J’eus la vanité de prétendre le premier lieu, et je ne crus pas le devoir céder à l’abbé de La Mothe-Houdancourt, qui est présentement l’archevêque d’Auch, et sur lequel il est vrai que j’avais eu quelques avantages dans les disputes.
Le cardinal Azzolin, qui avait été secrétaire des brefs dans le même temps que l’autre avait été secrétaire d’État, avait remarqué dans ses mémoires de certaines finoteries, qui n’avaient pas de rapport à la candeur dont il faisait profession. Il me le dit devant que nous entrassions dans le conclave ; mais il ajouta, en me le disant, que sur le tout il n’en voyait point de meilleur, et que, de plus, sa réputation était si bien établie, même dans l’esprit de nos amis de l’Escadron, que ce qu’il leur en pourrait dire ne passerait auprès d’eux que comme un reste de quelques petits démêlés qu’ils avaient eus ensemble par la compétence de leurs charges. Je fis d’autant moins de réflexion sur ce qu’Azzolin m’en disait, que j’étais moi-même tout à fait préoccupé en faveur de Ghisi. Il avait ménagé avec soin l’abbé Charrier dans le temps de ma prison ; il lui avait fait croire qu’il faisait des efforts incroyables pour moi auprès du Pape ; il pestait contre lui avec l’abbé Charrier, et avec plus d’emportement même que l’abbé Charrier, de ce qu’il ne poussait pas avec assez de vigueur le cardinal Mazarin sur mon sujet. L’abbé Charrier avait chez lui toutes les entrées, comme si il avait été son domestique ; et il était persuadé qu’il était mieux intentionné et plus échauffé pour moi que moi-même. Je n’eus pas sujet d’en douter dans tout le cours du conclave.
 
M. le cardinal de Richelieu, qui faisait l’honneur à cet abbé de le reconnaître pour son parent, envoya en Sorbonne le grand prieur de La Porte, son oncle, pour le recommander. Je me conduisis, dans cette occasion, mieux qu’il n’appartenait à mon âge ; car aussitôt que je le sus, j’allai trouver M. de Raconis, évêque de Lavaur, pour le prier de dire à Monsieur le Cardinal que, comme je savais le respect que je lui devais, je m’étais désisté de ma prétention aussitôt que j’avais appris qu’il y prenait part. Monsieur de Lavaur me vint retrouver, dès le lendemain matin, pour me dire que Monsieur le Cardinal ne prétendait point que M. l’abbé de La Mothe eût l’obligation du lieu à ma cession, mais à son mérite, auquel on ne pouvait le refuser. La réponse m’outra ; je ne répondis que par un sourire et par une profonde révérence. Je suivis ma pointe, et j’emportai le premier lieu de quatre-vingt-quatre voix. M. le cardinal de Richelieu, qui voulait être maître partout et en toutes choses, s’emporta jusqu’à la puérilité ; il menaça les députés de la Sorbonne de raser ce qu’il avait commencé d’y bâtir, et il fit mon éloge, tout de nouveau, avec une aigreur incroyable.
J’étais assis immédiatement au-dessus de lui au scrutin, et tant qu’il durait, j’avais lieu de l’entretenir. Ce fut, je crois, par cette raison qu’il affecta de ne vouloir écouter que moi sur ce qui regardait son pontificat. Il répondit à quelques-uns de ceux de l’Escadron, qui s’ouvrirent à lui de leurs desseins, d’une manière si désintéressée qu’il les édifia. Il ne se trouvait ni aux fenêtres où l’on va prendre l’air, ni dans les corridors où l’on se promène ensemble. Il était toujours enfermé dans sa cellule, où il ne recevait même aucune visite. Il recevait de moi quelques avis que je lui donnais au scrutin ; mais il les recevait toujours ou d’une manière si éloignée du désir de la tiare, qu’il attirait mon admiration, ou tout au plus avec des circonstances si remplies de l’esprit ecclésiastique, que la malignité la plus noire n’eût pu s’imaginer d’autres désirs que celui dont parle saint Paul, quand il dit : Qui episcopatum desiderat, bonum opus desiderat. Tous les discours qu’il me faisait n’étaient pleins que de zèle pour l’Église et de regret de ce que Rome 56n’étudiait pas assez l’Ecriture, les conciles, la tradition. Il ne se pouvait lasser de m’entendre parler des maximes de la Sorbonne. Comme l’on ne se peut jamais si bien contraindre qu’il n’échappe toujours quelque chose du naturel, il ne se put si bien couvrir que je ne m’aperçusse qu’il était homme de minuties : ce qui est toujours signe non pas seulement d’un petit génie, mais encore d’une âme basse. Il me parlait un jour des études de sa jeunesse, et il me disait qu’il avait été deux ans à écrire d’une même plume. Cela n’est qu’une bagatelle ; mais comme j’ai remarqué plusieurs fois que les plus petites choses sont souvent de meilleures marques que les plus grandes, cela ne me plut pas. Je le dis à l’abbé Charrier, qui était un de mes conclavistes. Je me souviens qu’il m’en gronda, en me disant que j’étais un maudit qui ne savait estimer la simplicité chrétienne.
 
Toute ma famille s’épouvanta. Mon père et ma tante de Maignelais, qui se joignaient ensemble, la Sorbonne, Vanbroc, Monsieur le Comte, mon frère, qui était parti la même nuit, Mme de Guémené, à laquelle ils voyaient bien que j’étais fort attaché, souhaitaient avec passion de m’éloigner et de m’envoyer en Italie. J’y allai, et je demeurai à Venise jusques à la mi-août, et il ne tint pas à moi de m’y faire assassiner. Je m’amusai à vouloir faire galanterie à la signora Vendranina, noble Vénitienne, et qui était une des personnes du monde les plus jolies. Le président de Maillier, ambassadeur pour le Roi, qui savait le péril qu’il y a, en ce pays-là, pour ces sortes d’aventures, me commanda d’en sortir. Je fis le tour de la Lombardie, et je me rendis à Rome sur la fin de septembre. M. le maréchal d’Estrées y était ambassadeur. Il me fit des leçons sur la manière dont je devais vivre, qui me persuadèrent ; et quoique je n’eusse aucun dessein d’être d’Église, je me résolus, à tout hasard, d’acquérir de la réputation dans une cour ecclésiastique où l’on me verrait avec la soutane.
Pour abréger, Ghisi fit si bien, par sa dissimulation profonde, que, nonobstant sa petitesse, qu’il ne pouvait cacher à l’égard de beaucoup de petites choses, sa physionomie, qui était basse, et sa mine qui tenait beaucoup du médecin, quoiqu’il fût de bonne naissance : il fit si bien, dis-je, que nous crûmes que nous renouvellerions en sa personne, si nous le pouvions porter au pontificat, la gloire et la vertu des saint Grégoire et des saint Léon. Nous nous trompâmes dans cette espérance. Nous réussîmes à l’égard de son exaltation, parce que les Espagnols appréhendèrent, par les raisons que je vous ai marquées ci-dessus, que l’opiniâtreté des jeunes ne l’emportât à la fin sur celle des vieux, et que Barberin désespéra à la fin de réussir pour Sachetti, vu l’engagement et la déclaration publique des Espagnols et des Médicis. Nous nous résolûmes de prendre, quand il en serait temps, ce défaut, pour insinuer aux deux partis l’avantage que ce leur serait à l’un et à l’autre de penser à Ghisi. Nous fîmes état que Borromée ferait voir aux Espagnols qu’ils ne pourraient mieux faire, vu l’aversion que la France avait pour lui, et que je ferais voir à M. le cardinal Barberin que, n’ayant personne dans ses créatures qu’il lui fût possible de porter au pontificat, il acquerrait un mérite infini envers toute l’Église, de le faire tomber sans aucune apparence d’intérêt au meilleur sujet. Nous crûmes que nous trouverions du secours pour notre dessein dans les dispositions des particuliers des factions, et voici sur quoi nous nous fondions. 56Le cardinal Montalte, qui était de celle d’Espagne, homme d’un petit talent, mais bon, de grande dépense, et qui avait un air de fort grand seigneur, avait une grande frayeur que le cardinal Fiorenzola, jacobin, et esprit vigoureux, ne fût proposé par M. le cardinal Grimaldi, qui était son ami intime et dont les travers avaient assez de rapport à celui de Fiorenzola. Nous résolûmes de nous servir utilement de l’appréhension de Montalte, pour lui donner presque insensiblement de l’inclination pour Ghisi. Le vieux cardinal de Médicis, qui était l’esprit du monde le plus doux, était la moitié du jour fatigué et de la longueur du conclave et de l’impétuosité du cardinal Jean-Carie, son neveu, qui ne l’épargnait pas quelquefois lui-même. J’étais très bien avec lui, et au point de donner même de la jalousie à M. le cardinal Jean-Carie ; et ce qui m’avait particulièrement procuré l’honneur de son amitié était sa candeur naturelle, qui avait fait qu’il avait pris plaisir à ma manière d’agir avec lui. Je faisais profession publique de l’honorer, et je lui rendais même avec soin mes devoirs. Mais je n’avais pas laissé de m’expliquer clairement avec lui sur mes engagements avec M. le cardinal Barberin et avec l’Escadron. Ma sincérité lui avait plu, et il se trouva par l’événement qu’elle me fut plus utile que n’aurait été l’artifice. Je ménageai avec application son esprit, et je jugeai que je me trouverais bientôt en état de le disposer peu à peu et à le radoucir pour M. le cardinal Barberin, qui était brouillé avec toute sa maison, et à ne pas regarder M. le cardinal Ghisi comme un homme si dangereux que l’on lui avait voulu faire croire. L’on ne s’endormait pas, comme vous voyez, à l’égard de l’Espagne et de la Toscane, quoique l’on y parût à elle-même sans action, parce qu’il n’était pas encore temps de se découvrir. L’on n’eut pas moins d’attention vers la France, dont l’opposition à Ghisi était encore plus publique et plus déclarée que celle des autres. M. de Lionne, neveu de Servien, en parlait à qui le voulait entendre comme d’un pédant, et il ne présumait pas que l’on le pût seulement mettre sur les rangs. M. le cardinal Grimaldi, qui, dans le temps de leur prélature, avait eu je ne sais quel malentendu avec lui, disait publiquement qu’il n’avait qu’un mérite d’imagination. Il ne se pouvait que M. le cardinal d’Est n’appréhendât, comme frère du duc de Modène, l’exaltation d’un sujet désintéressé et ferme, qui sont les deux qualités que les princes d’Italie craignent uniquement dans un pape. Vous avez vu ci-devant qu’il y avait eu même du personnel entre lui et M. le cardinal Mazarin en Allemagne, et nous jugeâmes qu’il était à propos, par toutes ces considérations, d’adoucir les choses autant que nous le pourrions de ce côté-là, qui, quoique faible, nous pourrait peut-être faire obstacle : je dis quoique faible, et peut-être, parce que, dans la vérité, la faction de France ne faisait pas une figure si considérable dans ce conclave que nous ne pussions prétendre, et que nous ne prétendissions, en effet, de pouvoir faire un pape malgré elle. Ce n’est pas qu’elle manquât de sujets, et même capables. Est, qui était protecteur, suppléait par sa qualité, par sa dépense et par son courage à ce que l’obscurité de son esprit et l’ambiguïté de ses expressions diminuaient de sa considération. Grimaldi joignait à la réputation de vigueur qu’il a toujours eue, un air de supériorité aux manières serviles des autres cardinaux de sa faction, et il élevait par là au-dessus d’eux sa réputation. Bichi, habile et rompu dans les affaires, y devait tenir naturellement un grand poste. M. le cardinal Antoine brillait par sa libéralité, et M. le cardinal Ursin par son nom. Voilà bien des circonstances qui devaient faire qu’une faction ne fût pas méprisable. Il s’en fallait fort peu que celle de France ne le fût avec toutes ces circonstances, parce qu’elles se trouvèrent compliquées avec d’autres qui les empoisonnèrent. Grimaldi, qui haïssait Mazarin, autant qu’il en était haï, n’agissait presque en rien, et d’autant moins qu’il croyait, et avec raison, que Lionne, qui avait au-dehors le secret de la cour, ne le lui confiait pas. Est, qui tremblait avec tout son courage, parce que le marquis de Caracène entra justement, en ce temps-là, dans le Modenais avec toute l’armée du Milanais, faisait qu’il n’osait s’étendre de toute sa force contre l’Espagne. Je vous ai déjà dit que les Médicis n’étaient point brouillés avec Ursin ; Antoine n’était ni intelligent ni actif, et de plus l’on n’ignorait pas que, dans le fond du cur, et à coup près, le cardinal Barberin, qui était très mal à la cour de France, ne l’emportât. Lionne n’y pouvait pas prendre une entière confiance, parce qu’il ne pouvait pas s’assurer que le cardinal Barberin, qui voulait aujourd’hui Sachetti qui était agréable à la France, n’en voulût pas demain un autre qui lui fût désagréable ; et cette même considération diminuait encore de beaucoup la confiance que Lionne eût pu prendre au cardinal d’Est, parce que l’on savait qu’il gardait toujours beaucoup d’égard avec le cardinal Barberin, et par l’amitié qui avait été dès longtemps entre eux, et par la raison de la duchesse de Modène, qui était sa nièce. Bichi n’était pas selon le cur du Mazarin, qui le croyait trop fin et très mal disposé pour lui, comme il était vrai. Voilà, comme vous voyez, un détail qui vous peut empêcher de vous étonner de ce que la faction d’une couronne puissante et heureuse n’était pas aussi considérée qu’elle le devait être dans une conjoncture pareille. Vous en serez encore moins surprise, quand il vous plaira de faire réflexion sur le premier mobile qui donnait le mouvement à des ressorts aussi mal assortis, ou plutôt aussi dérangés qu’étaient ceux que je viens de vous montrer.
 
J’exécutai fort bien ma résolution. Je ne laissai pas la moindre ombre de débauche ou de galanterie : je fus modeste au dernier point dans mes habits ; et cette modestie, qui paraissait dans ma personne, était relevée par une très grande dépense, par de belles livrées, par un équipage fort leste, et par une suite de sept ou huit gentilshommes, dont il y en avait quatre chevaliers de Malte. Je disputai dans les Écoles de Sapience, qui ne sont pas à beaucoup près si savantes que celles de Sorbonne ; et la fortune contribua encore à me relever.
Lionne n’était connu à Rome que pour un petit secrétaire de M. le cardinal Mazarin. L’on l’y avait vu, dans le temps du ministère de M. le cardinal de Richelieu, particulier d’un assez bas étage, et de plus brelandier et concubinaire public. Il eut depuis quelque espèce d’emploi en Italie, touchant les affaires de Parme ; mais cet emploi n’avait pas été assez grand pour le devoir porter d’un saut à celui de Rome, ni son expérience assez consommée pour lui confier la direction d’un conclave, qui est incontestablement de toutes les affaires la plus aiguë. Les fautes de ce genre sont assez communes, dans les États qui sont dans la prospérité, parce que l’incapacité de ceux qu’ils emploient s’y trouve souvent suppléée par le respect que l’on a pour leur maître. Jamais royaume ne s’est plus confié en ce respect que la France, dans le temps du ministère du cardinal Mazarin. Ce n’est pas jeu sûr : il l’éprouva dans l’occasion dont il s’agit. M. de Lionne n’y eut ni assez de dignité, ni assez de capacité pour tenir l’équilibre entre tous les ressorts qui se démanchaient. Nous le reconnûmes en peu de jours, et nous nous en servîmes très utilement pour notre fin.
Le prince de Schemberg, ambassadeur d’obédience de l’Empire, m’envoya dire, un jour que je jouais au ballon dans les thermes de l’empereur Antonin, de lui quitter la place. Je lui fis répondre qu’il n’y avait rien que je n’eusse rendu à Son Excellence, si elle me l’eût demandé par civilité ; mais puisque c’était un ordre, j’étais obligé de lui dire que je n’en pouvais recevoir d’aucun ambassadeur que de celui du Roi mon maître. Comme il insista et qu’il m’eut fait dire, pour la seconde fois, par un de ses estafiers, de sortir du jeu, je me mis sur la défensive ; et les Allemands, plus par mépris, à mon sens, du peu de gens que j’avais avec moi, que par autre considération, ne poussèrent pas l’affaire. Ce coup, porté par un abbé tout modeste à un ambassadeur qui marchait toujours avec cent mousquetaires à cheval, fit un très grand éclat à Rome, et si grand que Roze, que vous voyez secrétaire du cabinet, et qui était ce jour-là dans le jeu du ballon, dit que feu M. le cardinal Mazarin en eut, dès ce jour, l’imagination saisie, et qu’il lui en a parlé, depuis, plusieurs fois.
 
La santé de M. le cardinal de Richelieu commençait à s’affaiblir et à laisser, par conséquent, quelques vues de possibilité à prétendre à l’archevêché de Paris. Monsieur le Comte, qui avait pris quelque teinture de dévotion dans la retraite de Sedan, et qui sentait du scrupule de posséder, sous le nom de Custodi nos, plus de cent mille livres de rente en bénéfices, avait écrit à mon père qu’aussitôt qu’il serait en état d’en faire agréer à la cour sa démission en ma faveur, il me les remettrait entre les mains. Toutes ces considérations jointes ensemble ne me firent pas tout à fait perdre la résolution de quitter la soutane ; mais elles la suspendirent. Elles firent plus : elles me firent prendre celle de ne la quitter qu’à bonnes enseignes et par quelques grandes actions ; et comme je ne les voyais ni proches, ni certaines, je résolus de me signaler dans ma profession et de toutes les manières. Je commençai par une très grande retraite, j’étudiais presque tout le jour, je ne voyais que fort peu de monde, je n’avais presque plus d’habitudes avec toutes les femmes, hors Mme de Guémené.
Je vous ai déjà dit, ce me semble, qu’ayant été averti que Lionne avait mécontenté M. le cardinal Ursin sur un reste de pension, qui n’était que de mille écus, j’en informai M. le cardinal de Médicis assez à temps pour lui donner lieu de le gagner à une condition si petite, que, pour l’honneur de la pourpre, je crois que je ferais bien mieux de ne la point dire. Vous verrez, dans la suite, que nous nous servîmes avec encore plus de fruit de l’indisposition que M. le cardinal Bichi avait pour lui, pour diviser et pour déconcerter la faction de France encore plus qu’elle ne l’était. Mais comme ce n’était pas celle que nous appréhendions le plus, quoique ce fût celle qui nous fût la plus opposée, nous n’avancions notre travail, du côté qui la regardait, que subordinément au progrès que nous faisions des deux autres, d’où nous craignions, et avec raison, de trouver plus de difficulté.
 
… était à la ruelle du lit ; mais ce qui y fut le plus merveilleux, est que l’on le plaignit dans le plus tendre du raccommodement. Il faudrait un volume pour déduire toutes les façons dont cette histoire fut ornée. Une des plus simples fut qu’il fallut s’obliger, par serment, de laisser à la belle un mouchoir sur les yeux quand la chambre serait trop éclairée. Comme il ne pouvait couvrir que le visage, il n’empêcha pas de juger des autres beautés, qui, sans aucune exagération, passaient celles de la Vénus de Médicis, que je venais de voir tout fraîchement à Rome. J’en avais apporté la stampe, et cette merveille du siècle d’Alexandre cédait à la vivante. Le diable avait apparu justement quinze jours devant cette aventure, à Mme la princesse de Guémené, et il lui apparaissait souvent, évoqué par les conjurations de M. d’Andilly, qui le forçait, je crois, de faire peur à sa dévote, de laquelle il était encore plus amoureux que moi, mais en Dieu et purement spirituellement. J’évoquai, de mon côté, un démon, qui lui parut sous une forme plus bénigne et plus agréable ; il la retira au bout de six semaines du Port-Royal, où elle faisait de temps en temps des escapades plutôt que des retraites.
Vous avez déjà vu les raisons pour lesquelles nous ne pouvions pas ignorer que l’Espagne et les Médicis donneraient malaisément à Ghisi, et vous avez aussi vu la manuvre que nous faisions pour lever, peu à peu et même imperceptiblement, leur indisposition. Je dis imperceptiblement, et ce fut là notre plus grand embarras ; car si Barberin se fût seulement aperçu le moins du monde que nous eussions eu la moindre vue à Ghisi, il nous aurait échappé infailliblement, parce qu’avec toute la vertu imaginable il a tout le caprice possible, et qu’il ne se fût jamais empêché de s’imaginer que nous le trompions sur le sujet de Sachetti. Ce fut proprement en cet endroit où j’admirai la bonne foi, la prévoyance, la pénétration et l’activité de l’Escadron, et particulièrement d’Azzolin, qui fut celui qui se donna le plus de mouvement. Il ne s’y fit pas un pas à l’égard de Barberin et de Sachetti qui n’eût pu être avoué par la morale du monde la plus sévère. Comme l’on voyait clairement que tout ce que l’on faisait pour lui serait inutile par l’événement, l’on n’oublia aucune démarche de celles que l’on jugea être utiles à lever les indispositions que l’on prévoyait se devoir trouver de la part de France, d’Espagne, de Florence, et même de Barberin, à l’exaltation de Ghisi, lorsqu’elle serait en état d’être proposée. Comme l’on ne pouvait douter que pour peu que Barberin s’aperçût de notre dessein, il n’entrât en défiance de nous-mêmes, nous couvrîmes avec une application si grande et si heureuse notre marche, qu’il ne la connut lui-même que par nous, et quand nous crûmes qu’il était nécessaire qu’il la connût. Ce qui était de plus embarrassant pour nous était que, comme nous avions plus de besoin encore de lui que des autres parce qu’enfin nous en tirions notre principale force, il fallait que, par préalable même à tout le reste, nous travaillassions à lever les obstacles que nous prévoyions même très grands à notre dessein dans la faction.
 
Je conduisis ainsi l’Arsenal et la place Royale, et je charmais, par ce doux accord, le chagrin que ma profession ne laissait pas de nourrir toujours dans le fond de mon âme. Il s’en fallut bien peu qu’il ne sortît de cet enchantement une tempête qui eût fait changer de face à l’Europe, pour peu qu’il eût plu à la destinée d’être de mon avis. M. le cardinal de Richelieu aimait la raillerie, mais il ne la pouvait souffrir ; et toutes les personnes de cette humeur ne l’ont jamais que fort aigre. Il en fit une de cette nature, en plein cercle, à Mme de Guémené ; et tout le monde remarqua qu’il voulait me désigner. Elle en fut outrée, et moi plus qu’elle ; car enfin il s’était contracté une certaine espèce de ménage entre elle et moi, qui avait souvent du mauvais ménage, mais dont toutefois les intérêts n’étaient pas séparés.
Nous savions que l’unique et journalière application des vieux cardinaux qui en étaient, et qui voyaient comme nous l’impossibilité de réussir à l’exaltation de Sachetti, était de faire comprendre à Barberin qu’il lui serait d’une extrême honte que l’on prît un pape qui ne fût pas de ses créatures. Tous conspiraient à lui donner cette vue ; chacun prétendait de se l’appliquer en son particulier. Ginetti ne doutait pas que l’attachement qu’il avait de tout temps à sa maison, ne lui en dût donner la préférence ; Cecchini était persuadé qu’elle était due à son mérite ; Rapaccioli, qui n’avait pourtant que quarante-un ans ou un peu plus, je ne m’en souviens pas précisément, s’imaginait que sa piété, sa capacité et son peu de santé l’y pourraient porter, même avec facilité ; Fiorenzola se laissait chatouiller par les imaginations de Grimaldi, dont le naturel est de croire aisément tout ce qu’il désire. Ceux qui n’ont pas vu les conclaves ne se peuvent figurer les illusions des hommes en ce qui regarde la papauté, et l’on a raison de l’appeler rabbiapapale. Cette illusion toutefois était toute propre à nous faire manquer notre coup, parce que la clameur de toute la faction du pape Urbain était toute propre à faire appréhender à Barberin de perdre en un moment toutes ses créatures, si il choisissait un pape hors d’elle. Cet inconvénient, comme vous voyez, était fort grand ; mais nous trouvâmes le remède dans le même lieu d’où nous appréhendions le mal ; car la jalousie qui était entre eux les obligea, par avance, à faire tant de pas les uns contre les autres, qu’ils fâchèrent Barberin, parce qu’ils n’eurent pas la même circonspection que nous à cacher leurs sentiments sur l’impossibilité de l’exaltation de Sachetti. Il crut qu’ils voulaient croire cette impossibilité, pour relever leur propre intérêt. Il les considéra au commencement comme des ingrats et comme des ambitieux, et cette indisposition fit que, quand il vint lui-même à connaître qu’il ne pouvait en effet réussir à Sachetti, il se résolut plus facilement à sortir de sa faction et à se persuader qu’il hasarderait moins de perdre ses créatures en leur faisant voir qu’il était emporté dans un autre parti par ses alliés, que de l’aigrir tout entière par la préférence de l’un à l’autre. Car il faut remarquer qu’elles cédaient toutes à Sachetti à cause de son âge et de ses manières, qui, dans la vérité, étaient aimables. Ce n’est pas qu’à mon opinion il n’eût été de lui comme de Galba, digne de l’empire si il n’eût point été empereur ; mais enfin l’on n’en était pas là. Les autres créatures de Barberin s’étaient réglées sur ce point ; mais comme ils ne croyaient pas son exaltation possible, cette différence ne faisait qu’augmenter la jalousie enragée qu’ils avaient par avance les uns contre les autres.
Au même temps, Mme de La Meilleraye plut à Monsieur le Cardinal, et au point que le maréchal s’en était aperçu devant même qu’il partît pour l’armée. Il en avait fait la guerre à sa femme, et d’un air qui lui fit croire d’abord qu’il était encore plus jaloux qu’ambitieux. Elle le craignait terriblement ; elle n’aimait point Monsieur le Cardinal, qui, en la mariant avec son cousin, avait, à la vérité, dépouillé sa maison, de laquelle elle était idolâtre. Il était d’ailleurs encore plus vieux par ses incommodités que par son âge ; il est vrai de plus que, n’étant pédant en rien, il l’était tout à fait en galanterie. Elle m’avait dit le détail des avances qu’il lui avait faites, qui étaient effectivement ridicules ; mais comme il les continua jusques au point de lui faire faire des séjours, de temps même considérable, à Rueil, où il faisait le sien ordinaire, je m’aperçus que la petite cervelle de la demoiselle ne résisterait pas longtemps au brillant de la faveur, et que la jalousie du maréchal céderait bientôt un peu à son intérêt, qui ne lui était pas indifférent, et pleinement à sa faiblesse pour la cour, qui n’a jamais eu d’égale. J’étais dans les premiers feux du plaisir, qui, dans la jeunesse, se prennent aisément pour les premiers feux de l’amour, et j’avais trouvé tant de satisfaction à triompher du cardinal de Richelieu, dans un champ de bataille aussi beau que celui de l’Arsenal, que je me sentis de la rage dans le plus intérieur de mon âme, aussitôt que je reconnus qu’il y avait du changement dans toute la famille. Le mari consentait et désirait que l’on allât très souvent à Rueil ; la femme ne me faisait plus que des confidences qui me paraissaient assez souvent fausses ; enfin la colère de Mme de Guémené, dont je vous ai dit le sujet ci-dessus, la jalousie que j’eus pour Mme de La Meilleraye, mon aversion pour ma profession, s’unirent ensemble dans un moment fatal, et faillirent à produire un des plus grands et des plus fameux événements de notre siècle.
La Rochepot, mon cousin germain et mon ami intime, était domestique de feu M. le duc d’Orléans, et extrêmement dans sa confidence. Il haïssait cordialement M. le cardinal de Richelieu, et parce qu’il était fils de Mme Du Fargis, persécutée et mise en effigie par ce ministre, et parce que, tout de nouveau, Monsieur le Cardinal, qui tenait son père encore prisonnier à la Bastille, avait refusé l’agrément du régiment de Champagne pour lui à M. le maréchal de La Meilleraye, qui avait une estime particulière pour sa valeur. Vous pouvez croire que nous faisions souvent ensemble le panégyrique du Cardinal, et des invectives contre la faiblesse de Monsieur, qui, après avoir engagé Monsieur le Comte à sortir du royaume et à se retirer à Sedan, sous la parole qu’il lui donna de l’y venir joindre, était revenu de Blois honteusement à la cour.
Comme j’étais aussi plein des sentiments que je vous viens de marquer, que La Rochepot l’était de ceux que l’état de sa maison et de sa personne lui devait donner, nous entrâmes aisément dans les mêmes pensées, qui furent de nous servir de la faiblesse de Monsieur pour exécuter ce que la hardiesse de ses domestiques fut sur le point de lui faire faire à Corbie, dont il faut, pour plus d’éclaircissements, vous entretenir un moment.
Les ennemis étant entrés en Picardie, sous le commandement de M. le prince Thomas de Savoie et de Piccolomini, le Roi y alla en personne, et il y mena Monsieur son frère pour général de son armée et Monsieur le Comte pour lieutenant général. Ils étaient l’un et l’autre très mal avec M. le cardinal de Richelieu, qui ne leur donna cet emploi que par la pure nécessité des affaires, et parce que les Espagnols, qui menaçaient le cœur du royaume, avaient déjà pris Corbie, La Capelle et Le Catelet. Aussitôt qu’ils furent retirés dans les Pays-Bas et que le Roi eut repris Corbie, l’on ne douta point que l’on ne cherchât les moyens de perdre Monsieur le Comte, qui avait donné beaucoup de jalousie au ministre par son courage, par sa civilité, par sa dépense ; qui était intimement bien avec Monsieur, et qui avait surtout commis le crime capital de refuser le mariage de Mme d’Aiguillon. L’Epinay, Montrésor, La Rochepot n’oublièrent rien pour donner à Monsieur, par l’appréhension, le courage de se défaire du Cardinal ; Saint-Ibar, Varicarville, BardouviUe et Beauregard, père de celui qui est à moi, le persuadèrent à Monsieur le Comte.
La chose fut résolue, mais elle ne fut pas exécutée. Ils eurent le Cardinal dans leurs mains à Amiens, et ils ne lui firent rien. Je n’ai jamais pu savoir pourquoi : je leur en ai ouï parler à tous, et chacun rejetait la faute sur son compagnon. Je ne sais, dans la vérité, ce qui en est. Ce qui est vrai est qu’aussitôt qu’ils furent à Paris, la frayeur les saisit. Monsieur le Comte, que tout le monde convint avoir été le plus ferme de tous les conjurés d’Amiens, se retira à Sedan, qui était, en ce temps-là, en souveraineté à M. de Bouillon. Monsieur alla à Blois ; et M. de Rais, qui n’était pas de l’entreprise d’Amiens, mais qui était fort attaché à Monsieur le Comte, partit la nuit en poste de Paris, et il se jeta dans Belle-Ile. Le Roi envoya à Blois M. le comte de Guiche, qui est présentement M. le maréchal de Gramont, et M. de Chavigny, secrétaire d’État et confidentissime du Cardinal. Ils firent peur à Monsieur, et ils le ramenèrent à Paris, où il avait encore plus de peur ; car ceux qui étaient à lui dans sa maison, c’est-à-dire ceux de ses domestiques qui n’étaient pas gagnés par la cour, ne manquaient pas de le prendre par cet endroit, qui était son faible, pour l’obliger de penser à sa sûreté ou plutôt à la leur. Ce fut de ce penchant où nous crûmes, La Rochepot et moi, que nous le pourrions précipiter dans nos pensées. L’expression est bien irrégulière, mais je n’en trouve point qui marque plus naturellement le caractère d’un esprit comme le sien. Il pensait tout et il ne voulait rien ; et quand par hasard il voulait quelque chose, il fallait le pousser en même temps, ou plutôt le jeter, pour le lui faire exécuter.
La Rochepot fit tous les efforts possibles, et comme il vit que l’on ne répondait que par des remises, et par des impossibilités que l’on trouvait à tous les expédients qu’il proposait, il s’avisa d’un moyen qui était assurément hasardeux, mais qui, par un sort assez commun aux actions extraordinaires, l’était beaucoup moins qu’il ne le paraissait.
M. le cardinal de Richelieu devait tenir sur les fonts Mademoiselle, qui, comme vous pouvez juger, était baptisée il y avait longtemps ; mais les cérémonies du baptême n’avaient pas été faites. Il devait venir, pour cet effet, au Dôme, où Mademoiselle logeait, et le baptême se devait faire dans sa chapelle. La proposition de La Rochepot fut de continuer de faire voir à Monsieur, à tous les moments du jour, la nécessité de se défaire du Cardinal ; de lui parler moins qu’à l’ordinaire du détail de l’action, afin d’en moins hasarder le secret ; de se contenter de l’en entretenir en général, et pour l’y accoutumer et pour lui pouvoir dire en temps et lieu que l’on ne la lui avait pas celée ; que l’on avait plusieurs expériences qu’il ne pouvait lui-même être servi qu’en cette manière ; qu’il l’avait lui-même avoué mainte fois à lui La Rochepot ; qu’il n’y avait donc qu’à s’associer de braves gens qui fussent capables d’une action déterminée ; qu’à poster des relais, sous le prétexte d’un enlèvement, sur le chemin de Sedan ; qu’à exécuter la chose au nom de Monsieur et en sa présence, dans la chapelle, le jour de la cérémonie ; que Monsieur l’avouerait de tout son cœur dès qu’elle serait exécutée, et que nous le mènerions de ce pas sur nos relais à Sedan, dans un intervalle où l’abattement des sous-ministres, joint à la joie que le Roi aurait d’être délivré de son tyran, aurait laissé la cour en état de songer plutôt à le rechercher qu’à le poursuivre. Voilà la vue de La Rochepot, qui n’était nullement impraticable, et je le sentis par l’effet que la possibilité prochaine fit dans mon esprit, tout différent de celui que la simple spéculation y avait produit.
J’avais blâmé, peut-être cent fois, avec La Rochepot, l’inaction de Monsieur et celle de Monsieur le Comte à Amiens. Aussitôt que je me vis sur le point de la pratique, c’est-à-dire sur le point de l’exécution de la même action dont j’avais réveillé moi-même l’idée dans l’esprit de La Rochepot, je sentis je ne sais quoi qui pouvait être une peur. Je le pris pour un scrupule. Je ne sais si je me trompai ; mais enfin l’imagination d’un assassinat d’un prêtre, d’un cardinal me vint à l’esprit. La Rochepot se moqua de moi, et il me dit ces propres paroles : " Quand vous serez à la guerre, vous n’enlèverez point de quartier, de peur d’y assassiner des gens endormis. " J’eus honte de ma réflexion ; j’embrassai le crime qui me parut consacré par de grands exemples, justifié et honoré par le grand péril. Nous prîmes et nous concertâmes notre résolution. J’engageai, dès le soir, Lannoy, que vous voyez à la cour sous le nom de marquis de Piennes. La Rochepot s’assura de La Frette, du marquis de Boisy, de L’Estourville, qu’il savait être attachés à Monsieur et enragés contre le Cardinal. Nous fîmes nos préparatifs. L’exécution était sûre, le péril était grand pour nous ; mais nous pouvions raisonnablement espérer d’en sortir, parce que la garde de Monsieur, qui était dans le logis, nous eût infailliblement soutenus contre celle du Cardinal, qui ne pouvait être qu’à la porte. La fortune, plus forte que sa garde, le tira de ce pas. Il tomba malade, ou lui ou Mademoiselle, je ne m’en ressouviens pas précisément. La cérémonie fut différée : il n’y eut point d’occasion. Monsieur s’en retourna à Blois, et le marquis de Boisy nous déclara qu’il ne nous découvrirait jamais ; mais qu’il ne pouvait plus être de cette partie, parce qu’il venait de recevoir une je ne sais quelle grâce de Monsieur le Cardinal. Je vous confesse que cette entreprise, qui nous eût comblés de gloire si elle nous eût réussi, ne m’a jamais plu. Je n’en ai pas le même scrupule que des deux fautes que je vous ai marqué ci-dessus avoir commises contre la morale ; mais je voudrais toutefois de tout mon cœur n’en avoir jamais été. L’ancienne Rome l’aurait estimée ; mais ce n’est pas par cet endroit que j’estime l’ancienne Rome.
Il y a assez souvent de la folie à conjurer ; mais il n’y a rien de pareil pour faire les gens sages dans la suite, au moins pour quelque temps : comme le péril, en ces sortes d’affaires, dure même après l’occasion, l’on est prudent et circonspect dans les moments qui la suivent.
Le comte de La Rochepot, voyant que notre coup était manqué, se retira à Commercy, qui était à lui, pour sept ou huit mois. Le marquis de Boisy alla trouver le duc de Rouanne, son père, en Poitou ; Piennes, La Frette et L’Estourville prirent le chemin de leurs maisons. Mes attachements me retinrent à Paris, mais si serré et si modéré, que j’étudiais tout le jour, et que le peu que je paraissais laissait toutes les apparences d’un bon ecclésiastique. Nous les gardâmes si bien les uns et les autres, que l’on n’eut jamais le moindre vent de cette entreprise dans le temps de M. le cardinal de Richelieu, qui a été le ministre du monde le mieux averti. L’imprudence de La Frette et de L’EstourviUe fit qu’elle ne fut pas secrète après sa mort. Je dis leur imprudence ; car il n’y a rien de plus malhabile que de se faire croire capable des choses dont les exemples sont à craindre.
La déclaration de Monsieur le Comte nous tira, quelque temps après, de nos tanières, et nous nous réveillâmes au bruit de ses trompettes. Il faut reprendre son histoire un peu de plus loin.
Je vous ai marqué ci-dessus qu’il s’était retiré, à Sedan, par la seule raison de sa sûreté, qu’il ne pouvait trouver à la cour. Il écrivit au Roi en y arrivant : il l’assura de sa fidélité, et il lui promit de ne rien entreprendre, dans le temps de son séjour en ce lieu, contre son service. Il est certain qu’il lui tint très fidèlement sa parole, que toutes les offres de l’Espagne et de l’Empire ne le touchèrent point, et qu’il rebuta même avec colère les conseils de Saint-Ibar et de Bardouville, qui le voulaient porter au mouvement. Campion, qui était son domestique, et qu’il avait laissé à Paris pour y faire les affaires qu’il pouvait avoir à la cour, me disait tout ce détail par son ordre ; et je me souviens, entre autres, d’une lettre qu’il lui écrivait un jour, dans laquelle je lus ces propres paroles : "Les gens que vous connaissez n’oublient rien pour m’obliger à traiter avec les ennemis ; et ils m’accusent de faiblesse, parce que je redoute les exemples de Charles de Bourbon et de Robert d’Artois. " Campion avait ordre de me faire voir cette lettre et de m’en demander mon sentiment. Je pris la plume au même instant, et j’écrivis, en un petit endroit de la réponse qu’il avait commencée : " Et moi je les accuse de folie. " Ce fut le propre jour que je partis pour aller en Italie. Voici la raison de mon sentiment.
Monsieur le Comte avait toute la hardiesse du cœur que l’on appelle communément vaillance, au plus haut point qu’un homme la puisse avoir ; et il n’avait pas, même dans le degré le plus commun, la hardiesse de l’esprit, qui est ce que l’on nomme résolution. La première est ordinaire et même vulgaire ; la seconde est même plus rare que l’on ne se le peut imaginer : elle est toutefois encore plus nécessaire que l’autre pour les grandes actions ; et y a-t-il une action plus grande au monde que la conduite d’un parti ? Celle d’une armée a, sans comparaison, moins de ressorts, celle d’un État en a davantage ; mais les ressorts n’en sont, à beaucoup près, ni si fragiles ni si délicats. Enfin je suis persuadé qu’il faut plus de grandes qualités pour former un bon chef de parti que pour faire un bon empereur de l’univers ; et que dans le rang des qualités qui le composent, la résolution marche du pair avec le jugement : je dis avec le jugement héroïque, dont le principal usage est de distinguer l’extraordinaire de l’impossible. Monsieur le Comte n’avait pas un grain de cette sorte de jugement, qui ne se rencontre même que très rarement dans un grand esprit, mais qui ne se trouve jamais que dans un grand esprit. Le sien était médiocre, et susceptible, par conséquent, des injustes défiances, qui est de tous les caractères celui qui est le plus opposé à un bon chef de parti, dont la qualité la plus souvent et la plus indispensablement praticable est de supprimer en beaucoup d’occasions et de cacher en toutes les soupçons même les plus légitimes.
Voilà ce qui m’obligea à n’être pas de l’avis de ceux qui voulaient que Monsieur le Comte fît la guerre civile. Varicarville, qui était le plus sensé et le moins emporté de toutes les personnes de qualité qui étaient auprès de Monsieur le Comte, m’a dit depuis que, quand il vit ce que j’avais écrit dans la lettre de Campion, le jour que je partis pour aller en Italie, il ne douta pas des motifs qui m’avaient porté, contre mon inclination, à ce sentiment.
Monsieur le Comte se défendit, toute cette année et toute la suivante, des instances des Espagnols et des importunités des siens, beaucoup plus par les sages conseils de Varicarville que par sa propre force. Mais rien ne le put défendre des inquiétudes de M. le cardinal de Richelieu, qui lui faisait tous les jours faire, sous le nom du Roi, des éclaircissements fâcheux. Ce détail serait trop long à vous déduire, et je me contenterai de vous marquer que le ministre, contre ses propres intérêts, précipita Monsieur le Comte dans la guerre civile, par des chicaneries que ceux qui sont favorisés à un certain point par la fortune ne manquent jamais de faire aux malheureux.
Comme les esprits commencèrent à s’aigrir plus qu’à l’ordinaire, Monsieur le Comte me commanda de faire un voyage secret à Sedan. Je le vis, la nuit, dans le château où il logeait ; je lui parlai en présence de M. de Bouillon, de Saint-Ibar, de Bardouville et de Varicarville ; et je trouvai que la véritable raison pour laquelle il m’avait mandé était le désir qu’il avait d’être éclairci, de bouche et plus en détail que l’on ne le peut être par une lettre, de l’état de Paris. Le compte que je lui en rendis ne put que lui être très agréable. Je lui dis, et il était vrai, qu’il y était aimé, honoré, adoré, et que son ennemi y était redouté et abhorré. M. de Bouillon, qui voulait en toutes façons la rupture, prit cette occasion pour en exagérer les avantages ; Saint-Ibar l’appuya avec force ; Varicarville les combattit avec vigueur.
Je me sentais trop jeune pour dire mon avis. Monsieur le Comte m’y força, et je pris la liberté de lui représenter qu’un prince du sang doit plutôt faire la guerre civile que de remettre rien ou de sa réputation ou de sa dignité ; mais qu’aussi il n’y avait que ces deux considérations qui l’y pussent judicieusement obliger, parce qu’il hasarde l’une et l’autre par le mouvement, toutes les fois que l’une ou l’autre ne le rend pas nécessaire ; qu’il me paraissait bien éloigné de cette nécessité ; que sa retraite à Sedan le défendait des bassesses auxquelles la cour avait prétendu de l’obliger : par exemple, à celle de recevoir la main gauche dans la maison même du Cardinal ; que la haine que l’on avait pour le ministre attachait même à cette retraite la faveur publique, qui est toujours beaucoup plus assurée par l’inaction que par l’action, parce que la gloire de l’action dépend du succès, dont personne ne se peut répondre ; et que celle que l’on rencontre en ces matières dans l’inaction est toujours sûre, étant fondée sur la haine dont le public ne se dément jamais à l’égard du ministère ; qu’il serait, à mon opinion, plus glorieux à Monsieur le Comte de se soutenir par son propre poids, c’est-à-dire par celui de sa vertu, à la vue de toute l’Europe, contre les artifices d’un ministre aussi puissant que le cardinal de Richelieu ; qu’il lui serait, dis-je, plus glorieux de se soutenir par une conduite sage et réglée, que d’allumer un feu dont les suites étaient fort incertaines ; qu’il était vrai que le ministère était en exécration, mais que je ne voyais pourtant pas encore que l’exécration fût au période qu’il est nécessaire de prendre bien justement pour les grandes révolutions ; que la santé de Monsieur le Cardinal commençait à recevoir beaucoup d’atteintes ; que si il périssait par une maladie, Monsieur le Comte aurait l’avantage d’avoir fait voir au Roi et au public qu’étant aussi considérable qu’il était, et par sa personne et par l’important poste de Sedan, il n’aurait sacrifié qu’au bien et au repos de l’État ses propres ressentiments ; et que si la santé de Monsieur le Cardinal se rétablissait, sa puissance deviendrait aussi odieuse de plus en plus, et fournirait infailliblement, par l’abus qu’il ne manquerait pas d’en faire, des occasions plus favorables au mouvement que celles qui s’y voyaient présentement.
Voilà à peu près ce que je dis à Monsieur le Comte. Il en parut touché. M. de Bouillon s’en mit en colère, il me dit même d’un ton de raillerie : " Vous avez le sang bien froid pour un homme de votre âge. " A quoi je lui répondis ces propres mots : " Tous les serviteurs de Monsieur le Comte vous sont si obligés, Monsieur, qu’ils doivent tout souffrir de vous ; mais il n’y a que cette considération qui m’empêche de penser, à l’heure qu’il est, que vous pouvez n’être pas toujours entre vos bastions. " M. de Bouillon revint à lui ; il me fit toutes les honnêtetés imaginables, et telles qu’elles furent le commencement de notre amitié. Je demeurai encore deux jours à Sedan, dans lesquels Monsieur le Comte changea cinq fois de résolution ; et Saint-Ibar me confessa, à deux reprises différentes, qu’il était difficile de rien espérer d’un homme de cette humeur. M. de Bouillon le détermina à la fin. L’on manda don Miguel de Salamanque, ministre d’Espagne ; l’on me chargea de travailler à gagner des gens dans Paris ; l’on me donna un ordre pour toucher de l’argent et pour l’employer à cet effet, et je revins de Sedan, chargé de plus de lettres qu’il n’en fallait pour faire faire le procès à deux cents hommes.
Comme je ne me pouvais pas reprocher de n’avoir pas parlé à Monsieur le Comte dans ses véritables intérêts, qui n’étaient pas assurément d’entreprendre une affaire dont il n’était pas capable, je crus que j’avais toute la liberté de songer à ce qui était des miens, que je trouvais même sensiblement dans cette guerre. Je haïssais ma profession et plus que jamais : j’y avais été jeté d’abord par l’entêtement de mes proches ; le destin m’y avait retenu par toutes les chaînes et du plaisir et du devoir ; je m’y trouvais et je m’y sentais lié d’une manière à laquelle je ne voyais presque plus d’issue. J’avais vingt-cinq ans passés, et je concevais aisément que cet âge était bien avancé pour commencer à porter le mousquet ; et ce qui me faisait le plus de peine était la réflexion que je faisais, qu’il y avait eu des moments dans lesquels j’avais, par un trop grand attachement à mes plaisirs, serré moi-même les chaînes par lesquelles il semblait que la fortune eût pris plaisir de m’attacher, malgré moi, à l’Église. Jugez, par l’état où ces pensées me devaient mettre, de la satisfaction que je trouvais dans une occasion qui me donnait lieu d’espérer que je pourrais trouver à cet embarras une issue, non pas seulement honnête, mais illustre. Je pensai aux moyens de me distinguer : je les imaginai, je les suivis. Vous conviendrez qu’il n’y eut que la destinée qui rompit mes mesures.
MM. les maréchaux de Vitry et de Bassompierre, M. le comte de Cramail et MM. Du Fargis et Du Coudray-Montpensier étaient, en ce temps-là, prisonniers à la Bastille pour différents sujets. Mais comme la longueur adoucit toujours les prisons, ils y étaient traités avec beaucoup d’honnêteté et même avec beaucoup de liberté. Leurs amis les allaient voir ; l’on dînait même quelquefois avec eux. L’occasion de M. Du Fargis, qui avait épousé une sœur de ma mère, m’avait donné habitude avec les autres, et j’avais reconnu, dans la conversation de quelques-uns d’entre eux, des mouvements qui m’obligèrent à y faire réflexion. M. le maréchal de Vitry avait peu de sens, mais il était hardi jusques à la témérité ; et l’emploi qu’il avait eu de tuer le maréchal d’Ancre lui avait donné dans le monde, quoique fort injustement à mon avis, un certain air d’affaire et d’exécution. Il m’avait paru fort animé contre le Cardinal, et je crus qu’il pourrait n’être pas inutile dans la conjoncture présente. Je ne m’adressai pas toutefois directement à lui ; et je crus qu’il serait plus à propos de sonder M. le comte de Cramail, qui avait de l’entendement, et qui avait tout pouvoir sur son esprit. Il m’entendit à demi-mot, et il me demanda d’abord si je m’étais ouvert dans la Bastille à quelqu’un. Je lui répondis sans balancer : " Non, Monsieur, et je vous en dirai la raison en peu de mots. M. le maréchal de Bassompierre est trop causeur ; je ne compte rien sur M. le maréchal de Vitry que par vous ; la fidélité du Coudray m’est un peu suspecte ; et mon bon oncle Du Fargis est un bon et brave homme, mais il a le crâne étroit. — A qui vous fiez-vous dans Paris ? me dit d’un même fil M. le comte de Cramail. — A personne, Monsieur, lui repartis-je, qu’à vous seul. -Bon, reprit-il brusquement, vous êtes mon homme. J’ai quatre-vingts ans, vous n’en avez que vingt-cinq : je vous tempérerai et vous m’échaufferez. " Nous entrâmes en matière, nous fîmes notre plan ; et lorsque je le quittai, il me dit ces propres paroles : " Laissez-moi huit jours, je vous parlerai après plus décisivement, et j’espère que je ferai voir au Cardinal que je suis bon à autre chose qu’à faire Les Jeux de l’inconnu. " Vous remarquerez, s’il vous plaît, que ces Jeux de l’inconnu étaient un livre, à la vérité très mal fait, que le comte de Cramail avait mis au jour, et duquel M. le cardinal de Richelieu s’était fort moqué.
Vous vous étonnez sans doute de ce que, pour une affaire de cette nature, je jetai les yeux sur des prisonniers ; mais je me justifierai par la nature même de l’affaire, qui ne pouvait être en de meilleures mains, comme vous allez voir.
J’allai dîner, justement le huitième jour, avec M. le maréchal de Bassompierre qui, s’étant mis au jeu sur les trois heures avec Mme de Gravelle, aussi prisonnière, et avec le bon homme Du Tremblay, gouverneur de la Bastille, nous laissa très naturellement M. le comte de Cramail et moi ensemble. Nous allâmes sur la terrasse ; et là M. le comte de Cramail, après m’avoir fait mille remerciements de la confiance que j’avais prise en lui et mille protestations de service pour Monsieur le Comte, me tint ce propre discours : " Il n’y a qu’un coup d’épée ou Paris qui puisse nous défaire du Cardinal. Si j’avais été de l’entreprise d’Amiens, je n’aurais pas fait, au moins à ce que je crois, comme ceux qui ont manqué leur coup. Je suis de celle de Paris, elle est immanquable. J’y ai bien pensé : voilà ce que j’ai ajouté à notre plan. " En finissant ce mot, il me coula dans la main un papier écrit de deux côtés, dont voici la substance : qu’il avait parlé à M. le maréchal de Vitry, qui était dans toutes les dispositions du monde de servir Monsieur le Comte ; qu’ils répondaient l’un et l’autre de se rendre maîtres de la Bastille, où toute la garnison était à eux ; qu’ils répondaient aussi de l’Arsenal ; qu’ils se déclareraient aussitôt que Monsieur le Comte aurait gagné une bataille, et à condition que je leur fisse voir, au préalable, comme je l’avais avancé à lui, comte de Cramail, qu’ils seraient soutenus par un nombre considérable d’officiers des colonelles de Paris. Cet écrit contenait ensuite beaucoup d’observations sur le détail de la conduite de l’entreprise, et même beaucoup de conseils qui regardaient celle de Monsieur le Comte. Ce que j’y admirai le plus fut la facilité que ces messieurs eussent trouvée à l’exécution. Il fallait bien que la connaissance que j’avais du dedans de la Bastille, par l’habitude que j’avais avec eux, me l’eût fait croire possible, puisqu’il m’était venu dans l’esprit de la leur proposer. Mais je vous confesse que quand j’eus examiné le plan de M. le comte de Cramail, qui était un homme de très grande expérience et de très bons sens, je faillis à tomber de mon haut, en voyant que des prisonniers disposaient de la Bastille avec la même liberté qu’eût pu prendre le gouverneur le plus autorisé dans sa place.
Comme toutes les circonstances extraordinaires sont d’un merveilleux poids dans les révolutions populaires, je fis réflexion que celle-ci, qui l’était au dernier point, ferait un effet admirable dans la ville, aussitôt qu’elle y éclaterait ; et comme rien n’anime et n’appuie plus un mouvement que le ridicule de ceux contre lesquels on le fait, je conçus qu’il nous serait aisé d’y tourner de tout point la conduite d’un ministre capable de souffrir que des prisonniers fussent en état de l’accabler, pour ainsi dire, sous leurs propres chaînes. Je ne perdis pas de temps dans les suites : je m’ouvris à feu M. d’Etampes, président du Grand Conseil, et à M. L’Ecuyer, présentement doyen de la Chambre des comptes, tous deux colonels et fort autorisés parmi le bourgeois ; et je les trouvai tels que Monsieur le Comte me l’avait dit : c’est-à-dire passionnés pour ses intérêts, et persuadés que le mouvement n’était pas seulement possible, mais qu’il était même facile. Vous remarquerez, s’il vous plaît, que ces deux génies, très médiocres, même dans leur profession, étaient d’ailleurs peut-être les plus pacifiques qui fussent dans le royaume. Mais il y a des feux qui embrasent tout : l’importance est d’en connaître et d’en prendre le moment.
Monsieur le Comte m’avait ordonné de ne me découvrir qu’à ces deux hommes dans Paris. J’y en ajoutai de moi-même deux autres dont l’un fut Parmentier, substitut du procureur général, et l’autre L’Epinay, auditeur de la Chambre des comptes. Parmentier était capitaine du quartier de Saint-Eustache, qui regarde la rue des Prouvelles, considérable par le voisinage des Halles. L’Epinay commandait comme lieutenant la compagnie qui les joignait du côté de Montmartre, et y avait beaucoup plus de crédit que le capitaine, qui d’ailleurs était son beau-frère. Parmentier, qui, par l’esprit et par le cœur, était aussi capable d’une grande action qu’homme que j’aie jamais connu, m’assura qu’il disposerait, à coup près, de Brigalier, conseiller de la Cour des aides, capitaine de son quartier et très puissant dans le peuple. Mais il m’ajouta, en même temps, qu’il ne lui fallait parler de rien, parce qu’il était léger et sans secret.
Monsieur le Comte m’avait fait toucher douze mille écus par les mains de Duneau, l’un de ses secrétaires, sous je ne sais quel prétexte. Je les portai à ma tante de Maignelais, en lui disant que c’était une restitution qui m’avait été confiée par un de mes amis, à sa mort, avec ordre de l’employer moi-même au soulagement des pauvres qui ne mendiaient pas ; que comme j’avais fait serment sur l’Evangile de distribuer moi-même cette somme, je m’en trouvais extrêmement embarrassé, parce que je ne connaissais pas les gens, et que je la suppliais d’en vouloir bien prendre le soin. Elle fut ravie ; elle me dit qu’elle le ferait très volontiers ; mais que, comme j’avais promis de faire moi-même cette distribution, elle voulait absolument que j’y fusse présent, et pour demeurer fidèlement dans ma parole, et pour m’accoutumer moi-même aux œuvres de charité. C’était justement ce que je demandais, pour avoir lieu de me faire connaître à tous les nécessiteux de Paris. Je me laissais tous les jours comme traîner par ma tante dans des faubourgs et dans des greniers. Je voyais très souvent chez elle des gens bien vêtus, et connus même quelquefois, qui venaient à l’aumône secrète. La bonne femme ne manquait presque jamais de leur dire : " Priez bien Dieu pour mon neveu ; c’est lui de qui il lui a plu de se servir pour cette bonne œuvre. " Jugez de l’état où cela me mettait parmi les gens qui sont, sans comparaison, plus considérables que tous les autres dans les émotions populaires. Les riches n’y viennent que par force ; les mendiants y nuisent plus qu’ils n’y servent, parce que la crainte du pillage les fait appréhender. Ceux qui y peuvent le plus sont les gens qui sont assez pressés dans leurs affaires pour désirer du changement dans les publiques, et dont la pauvreté ne passe toutefois pas jusques à la mendicité publique. Je me fis donc connaître à cette sorte de gens, trois ou quatre mois durant, avec une application toute particulière, et il n’y avait point d’enfant au coin de leur feu à qui je ne donnasse toujours, en mon particulier, quelque bagatelle : je connaissais Nanon et Babet. Le voile de Mme de Maignelais, qui n’avait jamais fait d’autre vie, couvrait toute chose. Je faisais même un peu le dévot, et j’allais aux conférences de Saint-Lazare.
Mes deux correspondants de Sedan, qui étaient Varicarville et Beauregard, me mandaient de temps en temps que Monsieur le Comte était le mieux intentionné du monde, qu’il n’avait plus balancé depuis qu’il avait pris son parti. Et je me souviens, entre autres, qu’un jour Varicarville m’écrivait que lui et moi lui avions fait autrefois une horrible injustice, et que cela était si vrai, qu’il fallait présentement le retenir, et qu’il faisait même paraître trop de presse aux conseils de l’Empire et d’Espagne. Vous observerez, s’il vous plaît, que ces deux cours, qui lui avaient fait des instances incroyables quand il balançait, commencèrent à tenir bride en main dès qu’il fut résolu, par une fatalité que le flegme naturel au climat d’Espagne attache, sous le titre de prudence, à la politique de la maison d’Autriche. Et vous pouvez remarquer, en même temps, que Monsieur le Comte, qui avait témoigné une fermeté inébranlable trois mois durant, changea tout d’un coup de sentiment dès que les ennemis lui eurent accordé ce qu’il leur avait demandé. Tel est le sort de l’irrésolution : elle n’a jamais plus d’incertitude que dans la conclusion.
Je fus averti de cette convulsion par un courrier que Varicarville me dépêcha exprès. Je partis la nuit même, et j’arrivai à Sedan une heure après Anctoville, négociateur en titre d’office, que M. de Longueville, beau-frère de Monsieur le Comte, y avait envoyé. Il y portait des ouvertures d’accommodement plausibles, mais captieuses. Nous nous joignîmes tous pour les combattre. Ceux qui avaient toujours été avec Monsieur le Comte lui représentèrent avec force tout ce qu’il avait cru et dit depuis qu’il s’était résolu à la guerre. Saint-Ibar, qui avait négocié pour lui à Bruxelles, le pressait sur ses engagements, sur ses avances, sur ses instances ; j’insistais sur les pas que j’avais faits par son ordre dans Paris, sur les paroles données à MM. de Vitry et de Cramail, sur le secret confié à deux personnes par son commandement et à quatre autres pour son service et par son aveu. La matière était belle et, depuis les engagements, n’était plus problématique. Nous persuadâmes à la fin, ou plutôt nous emportâmes après quatre jours de conflit. Anctoville fut renvoyé avec une réponse très fière ; M. de Guise, qui s’était jeté avec Monsieur le Comte, et qui avait fort souhaité la rupture, alla à Liège donner ordre à des levées. Saint-Ibar retourna à Bruxelles pour conclure le traité ; Varicarville prit la poste pour Vienne, et je revins à Paris, où j’oubliai de dire à nos conjurés les irrésolutions de notre chef. Il y en eut encore depuis quelques nuages, mais légers ; et comme je sus que du côté des Espagnols tout était en état, je fis à Sedan mon dernier voyage, pour y prendre mes dernières mesures.
J’y trouvai Metternich, colonel de l’un des plus vieux régiments de l’Empire, envoyé par le général Lamboy, qui s’avançait avec une armée fort leste et presque toute composée de vieilles troupes. Le colonel assura Monsieur le Comte que Lamboy avait ordre de faire absolument tout ce que Monsieur le Comte lui commanderait, et même de donner bataille à M. le maréchal de Châtillon, qui commandait les armes de France qui étaient sur la Meuse. Comme toute l’entreprise de Paris dépendait de ce succès, je fus bien aise de m’éclaircir de ce détail, le plus que je pourrais, par moi-même. Monsieur le Comte trouva bon que j’allasse à Givet avec Metternich. J’y trouvai l’armée belle et en bon état ; je vis don Miguel de Salamanque, qui me confirma ce que Metternich avait dit, et je revins à Paris avec trente-deux blancs signés de Monsieur le Comte. Je rendis compte de tout à M. le maréchal de Vitry, qui fit l’ordre de l’entreprise, qui l’écrivit de sa main, et qui la porta cinq ou six jours dans sa poche, ce qui est assez rare dans les prisons. Voici la substance de cet ordre :
" Aussitôt que nous aurions reçu la nouvelle du gain de la bataille, nous le devions publier dans Paris avec toutes les figures. MM. de Vitry et de Cramail devaient s’ouvrir, en même temps, aux autres prisonniers, se rendre maîtres de la Bastille, arrêter le gouverneur, sortir dans la rue Saint-Antoine avec une troupe de noblesse, dont M. le maréchal de Vitry était assuré ; crier : "Vive le Roi et Monsieur le Comte ! " M. d’Etampes devait, à l’heure donnée, faire battre le tambour par toute sa colonelle, joindre le maréchal de Vitry au cimetière Saint-Jean, et marcher au Palais, pour rendre des lettres de Monsieur le Comte au Parlement, et l’obliger à donner arrêt en sa faveur. Je devais, de mon côté, me mettre à la tête des compagnies de Parmentier et Guérin, de laquelle L’Epinay me répondait, avec vingt-cinq gentilshommes que j’avais engagés par différents prétextes, sans qu’ils sussent eux-mêmes précisément ce que c’était. Mon bon homme de gouverneur, qui croyait lui-même que je voulais enlever Mlle de Rohan, m’en avait amené douze de son pays. Je faisais état de me saisir du Pont-Neuf, de donner la main par les quais à ceux qui marchaient au Palais, et de pousser ensuite les barricades dans les lieux qui nous paraîtraient les plus soulevés. " La disposition de Paris nous faisait croire le succès infaillible ; le secret y fut gardé jusques au prodige. Monsieur le Comte donna la bataille et il la gagna. Vous croyez sans doute l’affaire bien avancée. Rien moins. Monsieur le Comte est tué dans le moment de sa victoire, et il est tué au milieu des siens, sans qu’il y en ait jamais eu un seul qui ait pu dire comme sa mort est arrivée. Cela est incroyable, et cela est pourtant vrai. Jugez de l’état où je fus quand j’appris cette nouvelle. M. le comte de Cramail, le plus sage assurément de toute notre troupe, ne songea plus qu’à couvrir le passé, qui, du côté de Paris, n’était qu’entre six personnes. C’était toujours beaucoup ; mais le manquement de secret était encore plus à craindre de celui de Sedan, où il y avait des gens beaucoup moins intéressés à le garder, parce que, ne revenant pas en France, ils avaient moins de lieu d’en appréhender le châtiment. Tout le monde fut également religieux ; MM. de Vitry et Cramail, qui avaient au commencement balancé à se sauver, se rassurèrent. Personne du monde ne parla, et cette occasion, jointe à un aveu dont je vous parlerai dans la seconde partie de ce discours, m’a obligé de penser et de dire souvent que le secret n’est pas si rare que l’on le croit, entre les gens qui ont accoutumé de se mêler de grandes affaires.
La mort de Monsieur le Comte me fixa dans ma profession, parce que je crus qu’il n’y avait plus rien de considérable à faire, et que je me croyais trop âgé pour en sortir par quelque chose qui ne fût pas considérable. De plus, la santé de Monsieur le Cardinal s’affaiblissait, et l’archevêché de Paris commençait à flatter mon ambition. Je me résolus donc, non pas seulement à suivre, mais encore à faire ma profession. Tout m’y portait. Mme de Guémené s’était retirée depuis six semaines dans sa maison du Port-Royal. M. d’Andilly me l’avait enlevée : elle ne mettait plus de poudre, elle ne se frisait plus, et elle m’avait donné mon congé dans toute la forme la plus authentique que l’ordre de la pénitence pouvait demander. Si Dieu m’avait ôté la place Royale, le diable ne m’avait pas laissé l’Arsenal, où j’avais découvert, par le moyen du valet de chambre, mon confident, que j’avais absolument gagné, que Palière, capitaine des gardes du maréchal, était pour le moins aussi bien que moi avec la maréchale. Voilà de quoi devenir un saint.
La vérité est que j’en devins beaucoup plus réglé, au moins pour l’apparence. Je vécus fort retiré. Je ne laissai plus rien de problématique pour le choix de ma profession ; j’étudiai beaucoup ; je pris habitude avec soin avec tout ce qu’il y avait de gens de science et de piété ; je fis presque de mon logis une académie ; j’observai avec application de ne pas ériger l’académie en tribunal ; je commençai à ménager, sans affectation, les chanoines et les curés, que je trouvais très naturellement chez mon oncle. Je ne faisais pas le dévot, parce que je ne me pouvais assurer que je pusse durer à le contrefaire ; mais j’estimais beaucoup les dévots ; et à leur égard, c’est un des plus grands points de la piété. J’accommodais même mes plaisirs au reste de ma pratique. Je ne me pouvais passer de galanterie ; mais je la fis avec Mme de Pommereux, jeune et coquette, mais de la manière qui me convenait ; parce qu’ayant toute la jeunesse, non pas seulement chez elle, mais à ses oreilles, les apparentes affaires des autres couvraient la mienne, qui était, ou du moins qui fut quelque temps après plus effective. Enfin ma conduite me réussit, et au point qu’en vérité je fus fort à la mode parmi les gens de ma profession, et que les dévots mêmes disaient, après M. Vincent, qui m’avait appliqué ce mot de l’Evangile : que je n’avais pas assez de piété, mais que je n’étais pas trop éloigné du royaume de Dieu.
La fortune me favorisa, en cette occasion, plus qu’elle n’avait accoutumé. Je trouvai par hasard Métrezat, fameux ministre de Charenton, chez Mme d’Harambure, huguenote précieuse et savante. Elle me mit aux mains avec lui par curiosité. La dispute s’engagea, et au point qu’elle eut neuf conférences de suite en neuf jours différents. M. le maréchal de La Force et M. de Turenne se trouvèrent à trois ou quatre. Un gentilhomme de Poitou, qui fut présent à toutes, se convertit. Comme je n’avais pas encore vingt-six ans, cet événement fit grand bruit, et entre autres effets, il en produisit un qui n’avait guère de rapport à sa cause. Je vous le raconterai, après que j’aurai rendu la justice que je dois à une honnêteté que je reçus de Métrezat, dans une de ses conférences.
J’avais eu quelque avantage sur lui dans la cinquième, où la question de la vocation fut traitée. Il m’embarrassa dans la sixième, où l’on parlait de l’autorité du Pape, parce que, ne voulant pas me brouiller avec Rome, je lui répondais sur des principes qui ne sont pas si aisés à défendre que ceux de Sorbonne. Le ministre s’aperçut de ma peine : il m’épargna les endroits qui eussent pu m’obliger à m’expliquer d’une manière qui eût choqué le nonce. Je remarquai son procédé ; je l’en remerciai, au sortir de la conférence, en présence de M. de Turenne, et il me répondit ces propres mots : " Il n’est pas juste d’empêcher M. l’abbé de Rais d’être cardinal. " Cette délicatesse n’est pas, comme vous voyez, d’un pédant de Genève.
Je vous ai dit ci-dessus que cette conférence produisit un effet bien différent de sa cause. Le voici :
Mme de Vendôme, dont vous avez ouï parler, prit une affection pour moi, depuis cette conférence, qui allait jusques à la tendresse d’une mère. Elle y avait assisté, quoique assurément elle n’y entendît rien ; mais ce qui la confirma encore dans son sentiment, fut celui de Monsieur de Lisieux, qui était son directeur, et qui logeait toujours chez elle quant il était à Paris. Il revint en ce temps-là de son diocèse, et comme il avait beaucoup d’amitié pour moi et qu’il me trouva dans les dispositions de m’attacher à ma profession, ce qu’il avait souhaité passionnément, il prit tous les soins imaginables de faire valoir dans le monde le peu de qualités qu’il pouvait excuser en moi. Il est constant que ce fut à lui à qui je dus le peu d’éclat que j’eus en ce temps-là ; et il n’y avait personne en France dont l’approbation en pût tant donner. Ses sermons l’avaient élevé, d’une naissance fort basse et étrangère (il était flamand), à l’épiscopat ; il l’avait soutenu avec une piété sans faste et sans fard. Son désintéressement était au-delà de celui des anachorètes ; il avait la vigueur de saint Ambroise, et il conservait dans la cour et auprès du Roi une liberté que M. le cardinal de Richelieu, qui avait été son écolier en théologie, craignait et révérait. Ce bon homme, qui avait tant d’amitié pour moi qu’il me faisait trois fois la semaine des leçons sur les Epitres de saint Paul, se mit en tête de convertir M. de Turenne et de m’en donner l’honneur.
M. de Turenne avait beaucoup de respect pour lui ; mais il lui en donna encore plus de marques, par une raison qu’il m’a dite lui-même, mais qu’il ne m’a dite que plus de dix ans après. M. le comte de Brion, que vous avez vu sous le nom de duc Damville, était fort amoureux de Mlle de Vendôme, qui a été depuis Mme de Nemours, et il était aussi fort ami de M. de Turenne, qui pour lui faire plaisir et pour lui donner lieu de voir plus souvent Mlle de Vendôme, affectait d’écouter les exhortations de Monsieur de Lisieux, et de lui rendre même beaucoup de devoirs. Le comte de Brion, qui avait été deux fois capucin, et qui faisait un salmigondis perpétuel de dévotion et de péché, prenait une sensible part à sa prétendue conversion ; et il ne bougeait des conférences, qui se faisaient très souvent, et qui se faisaient toujours dans la chambre de Mme de Vendôme. Brion avait fort peu d’esprit ; mais il avait beaucoup de routine, qui en beaucoup de choses supplée à l’esprit ; et cette routine, jointe à la manière que vous connaissiez de M. de Turenne, et à la mine indolente de Mlle de Vendôme, fit que je pris le tout pour bon, et que je ne m’aperçus jamais de quoi que ce soit.
Les conférences dont je vous ai parlé ci-dessus se terminaient assez souvent par des promenades dans le jardin. Feu Mme de Choisy en proposa une à Saint-Cloud ; et elle dit en badinant à Mme de Vendôme qu’il y fallait donner la comédie à Monsieur de Lisieux. Le bon homme, qui admirait les pièces de Corneille, répondit qu’il n’en ferait aucune difficulté, pourvu que ce fût à la campagne et qu’il y eût peu de monde. La partie se fit ; l’on convint qu’il n’y aurait que Mme et Mlle de Vendôme, Mme de Choisy, M. de Turenne, M. de Brion, Voiture, et moi. Brion se chargea de la comédie et des violons ; je me chargeai de la collation. Nous allâmes à Saint-Cloud, chez Monsieur l’Archevêque. Les comédiens, qui jouaient ce soir-là à Rueil, chez Monsieur le Cardinal, n’arrivèrent qu’extrêmement tard. Monsieur de Lisieux prit plaisir aux violons ; Mme de Vendôme ne se laissait point de voir danser mademoiselle sa fille, qui dansait pourtant toute seule. Enfin l’on s’amusa tant que la petite pointe du jour (c’était dans les plus grands jours de l’été) commençait à paraître quand l’on fut au bas de la descente des Bons-Hommes.
Justement au pied, le carrosse arrêta tout court. Comme j’étais à l’une des portières avec Mlle de Vendôme, je demandai au cocher pourquoi il arrêtait, et il me répondit avec une voix fort étonnée : "Voulez-vous que je passe par-dessus tous les diables qui sont là devant moi ? " Je mis la tête hors de la portière, et comme j’ai toujours eu la vue fort basse, je ne vis rien. Mme de Choisy, qui était à l’autre portière avec M. de Turenne, fut la première qui aperçut du carrosse la cause de la frayeur du cocher ; je dis du carrosse, car cinq ou six laquais qui étaient derrière criaient : " Jésus Maria ! " et tremblaient déjà de peur. M. de Turenne se jeta hors du carrosse, au cri de Mme de Choisy. Je crus que c’étaient des voleurs ; je sautai aussi hors du carrosse ; je pris l’épée d’un laquais, je la tirai, et j’allai joindre de l’autre côté M. de Turenne, que je trouvai regardant fixement quelque chose que je ne voyais point. Je lui demandai ce qu’il regardait, et il me répondit, en me poussant du bras et assez bas : "Je vous le dirai ; mais il ne faut pas épouvanter ces femmes ", qui, dans la vérité, hurlaient plutôt qu’elles ne criaient. Voiture commença un Oremus ; vous connaissez peut-être les cris aigus de Mme de Choisy ; Mlle de Vendôme disait son chapelet ; Mme de Vendôme se voulait confesser à Monsieur de Lisieux, qui lui disait : " Ma fille, n’ayez point de peur, vous êtes en la main de Dieu " ; et le comte de Brion avait entonné, bien dévotement, à genoux, avec tous nos laquais, les litanies de la Vierge. Tout cela se passa, comme vous vous pouvez imaginer, en même temps et en moins de rien. M. de Turenne, qui avait une petite épée à son côté, l’avait aussi tirée, et après avoir un peu regardé, comme je vous l’ai déjà dit, il se tourna vers moi de l’air dont il eût demandé son dîner et de l’air dont il eût donné une bataille, avec ces paroles : " Allons voir ces gens-là. — Quelles gens ? " lui repartis-je ; et dans le vrai je croyais que tout le monde eût perdu le sens. Il me répondit : " Effectivement, je crois que ce pourrait bien être des diables. " Comme nous avions déjà fait cinq ou six pas du côté de la Savonnerie, et que nous étions, par conséquent, plus proches du spectacle, je commençai à entrevoir quelque chose, et ce qui m’en parut fut une longue procession de fantômes noirs, qui me donna d’abord plus d’émotion qu’elle n’en avait donné à M. de Turenne, mais qui, par la réflexion que je fis, que j’avais longtemps cherché des esprits et qu’apparemment j’en trouvais en ce lieu, me fit faire un mouvement plus vif que ses manières ne lui permettaient de faire. Je fis deux ou trois sauts vers la procession. Les gens du carrosse, qui croyaient que nous étions aux mains avec tous les diables, firent un grand cri, et ce ne furent pourtant pas eux qui eurent le plus de frayeur. Les pauvres augustins réformés et déchaussés, que l’on appelle les capucins noirs, qui étaient nos diables d’imagination, voyant venir à eux deux hommes qui avaient l’épée à la main, l’eurent très grande ; et l’un d’eux, se détachant de la troupe, nous cria : " Messieurs, nous sommes de pauvres religieux qui ne faisons mal à personne, et qui venons de nous rafraîchir un peu dans la rivière pour notre santé. "
Nous retournâmes au carrosse, M. de Turenne et moi, avec les éclats de rire que vous vous pouvez imaginer, et nous fîmes, lui et moi, dès le moment même, deux observations, que nous nous communiquâmes dès le lendemain matin. Il me jura que la première apparition de ces fantômes imaginaires lui avait donné de la joie, quoiqu’il eût toujours cru auparavant qu’il aurait peur s’il voyait jamais quelque chose d’extraordinaire ; et je lui avouai que la première vue m’avait ému, quoique j’eusse souhaité toute ma vie de voir des esprits. La seconde observation que nous fîmes fut que tout ce que nous lisons dans la vie de la plupart des hommes est faux. M. de Turenne me jura qu’il n’avait pas senti la moindre émotion, et il convint que j’avais eu sujet de croire, par son regard si fixe et par son mouvement si lent, qu’il en avait eu beaucoup. Je lui confessai que j’en avais eu d’abord, et il me protesta qu’il aurait juré sur son salut que je n’avais eu que du courage et de la gaieté. Qui peut donc écrire la vérité, que ceux qui l’ont sentie ? Et le président de Thou a eu raison de dire qu’il n’y a de véritables histoires que celles qui ont été écrites par les hommes qui ont été assez sincères pour parler véritablement d’eux-mêmes. Ma morale ne tire aucun mérite de cette sincérité ; car je trouve une satisfaction si sensible à vous rendre compte de tous les replis de mon âme et de ceux de mon cœur, que la raison, à mon égard, a beaucoup moins de part que le plaisir dans la religion et l’exactitude que j’ai pour la vérité.
Mlle de Vendôme conçut un mépris inconcevable pour le pauvre Brion, qui en effet avait fait voir aussi de son côté, dans cette ridicule aventure, une faiblesse inimaginable. Elle s’en moqua avec moi dès que l’on fut rentré en carrosse, et elle me dit : "Je sens, à l’estime que je fais de la valeur, que je suis petite-fille de Henri le Grand. Il faut que vous ne craigniez rien, puisque vous n’avez pas eu peur en cette occasion. -J’ai peur, lui répondis-je, Mademoiselle ; mais comme je ne suis pas si dévot que Brion, ma peur n’a pas tourné du côté des litanies. — Vous n’en avez point eu, me dit-elle, et je crois que vous ne croyez pas au diable ; car M. de Turenne, qui est bien brave, a été bien ému lui-même, et il n’allait pas si vite que vous. " Je vous confesse que cette distinction qu’elle mit entre M. de Turenne et moi me plut, et me fit naître la pensée d’hasarder quelque douceur. Je lui dis donc : " L’on peut croire le diable et ne le craindre pas ; il y a des choses au monde plus terribles. — Et quoi ? reprit-elle. — Elles le sont si fort que l’on n’oserait même les nommer", lui répondis-je. Elle m’entendit bien, à ce qu’elle m’a confessé depuis, mais elle n’en fit pas semblant : elle se remit dans la conversation publique. L’on descendit à l’hôtel de Vendôme, et chacun s’en alla chez soi.
Mlle de Vendôme n’était pas ce que l’on appelle une grande beauté ; mais elle en avait pourtant beaucoup, et l’on avait approuvé ce que j’avais dit d’elle et de Mlle de Guise : qu’elles étaient des beautés de qualité ; on n’était point étonné, en les voyant, de les trouver princesses. Mlle de Vendôme avait très peu d’esprit ; mais il est certain qu’au temps dont je vous parle, sa sottise n’était pas encore bien développée. Elle avait un sérieux qui n’était pas de sens, mais de langueur, avec un petit grain de hauteur ; et cette sorte de sérieux cache bien des défauts. Enfin elle était aimable à tout prendre et en tout sens.
Je suivis ma pointe et je trouvais des commodités merveilleuses. Je m’attirais des éloges de tout le monde en ne bougeant de chez Monsieur de Lisieux, qui logeait à l’hôtel de Vendôme ; les conférences pour M. de Turenne furent suivies de l’explication des Epitres de saint Paul, que le bon homme était ravi de me faire répéter en français, sous le prétexte de les faire entendre à Mme de Vendôme et à ma tante de Maignelais, qui s’y trouvait presque toujours. L’on fit deux voyages à Anet : l’un fut de quinze jours, et l’autre de six semaines ; et dans le dernier voyage, j’allai plus loin qu’à Anet. Je n’allai pourtant pas à tout et je n’y ai jamais été : l’on s’était fait des bornes desquelles l’on ne voulut jamais sortir. J’allai toutefois très loin et longtemps, car je ne fus arrêté dans ma course que par son mariage, qui ne se fit qu’un peu après la mort du feu Roi. Elle se mit dans la dévotion ; elle me prêcha ; je lui rendis des portraits, des lettres et des cheveux ; je demeurai son serviteur, et je fus assez heureux pour lui en donner de bonnes marques dans les suites de la guerre civile.
Vous voyez, par ce que je viens de vous dire, que mes occupations ecclésiastiques étaient diversifiées et égayées par d’autres, qui étaient un peu plus agréables ; mais elles n’en étaient pas assurément déparées. La bienséance y était observée en tout, et le peu qui y manquait était suppléé par mon bonheur, qui fut tel que tous les ecclésiastiques du diocèse me souhaitaient pour successeur de mon oncle, avec une passion qu’ils ne pouvaient cacher. M. le cardinal de Richelieu était bien éloigné de cette pensée : ma maison lui était fort odieuse et ma personne ne lui plaisait pas, par les raisons que je vous ai touchées ci-dessus. Voici deux occasions qui l’aigrirent encore bien davantage.
Je dis à feu M. le président de Mesmes, dans la conversation, une chose assez semblable, quoique contraire, à ce que je vous ai dit quelquefois, qui est que je connais une personne qui n’a que de petits défauts ; mais qu’il n’y a aucun de ces défauts qui ne soit la cause ou l’effet de quelque bonne qualité. Je disais à M. le président de Mesmes que M. le cardinal de Richelieu n’avait aucune grande qualité qui ne fût la cause ou l’effet de quelque grand défaut. Ce mot, qui avait été dit tête à tête, dans un cabinet, fut redit, je ne sais par qui, à Monsieur le Cardinal, et il fut redit sous mon nom : jugez de l’effet. L’autre chose qui le fâcha fut que j’allai voir feu M. le président Barillon, qui était prisonnier à Amboise pour des remontrances qui s’étaient faites au Parlement ; et que je l’allai voir dans une circonstance qui fit remarquer mon voyage. Deux misérables ermites et faux-monnayeurs, qui avaient eu quelque communication secrète avec M. de Vendôme, peut-être touchant leur second métier, et qui n’étaient pas satisfaits de lui, l’accusèrent très faussement de leur avoir proposé de tuer Monsieur le Cardinal ; et pour donner plus de créance à leur déposition, ils nommèrent tous ceux qu’ils croyaient être notés en ce pays-là. Montrésor et M. Barillon furent du nombre : je le sus des premiers par Bergeron, commis de M. de Noyers ; et comme j’aimais extrêmement le président Barillon, je pris la poste, le soir même, pour l’aller avertir et le tirer d’Amboise, ce qui était très faisable. Comme il était tout à fait innocent, il ne voulut pas seulement écouter la proposition que je lui en fis, et il demeura dans Amboise, en méprisant et les accusateurs et l’accusation. Monsieur le Cardinal dit à Monsieur de Lisieux, à propos de ce voyage, que j’étais ami de tous ses ennemis, et Monsieur de Lisieux lui répondit : " Il est vrai, et vous l’en devez estimer ; vous n’avez nul sujet de vous en plaindre. J’ai observé que ceux dont vous entendez parler étaient tous ses amis devant que d’être vos ennemis. — Si cela est vrai, lui dit Monsieur le Cardinal, l’on a tort de me faire les contes que l’on m’en fait. " Monsieur de Lisieux me rendit sur cela tous les bons offices imaginables, et tels qu’il me dit le lendemain, et qu’il me l’a dit encore plusieurs fois depuis, que si M. le cardinal de Richelieu eût vécu, il m’eût infailliblement rétabli dans son esprit. Ce qui y mettait le plus de disposition était que Monsieur de Lisieux l’avait assuré que, quoique j’eusse lieu de me croire perdu à la cour, je n’avais jamais voulu être des amis de Monsieur le Grand ; et il est vrai que M. de Thou, avec lequel j’avais habitude et amitié particulière, m’en avait pressé, et que je n’y donnai point, parce que je n’y crus d’abord rien de solide, et l’événement a fait voir que je ne m’y étais pas trompé.
M. le cardinal de Richelieu mourut devant que Monsieur de Lisieux eût pu achever ce qu’il avait commencé pour mon raccommodement, et je demeurai ainsi dans la foule de ceux qui avaient été notés par le ministère. Ce caractère ne fut pas favorable les premières semaines qui suivirent la mort de Monsieur le Cardinal. Quoique le Roi en eût une joie incroyable, il voulut conserver toutes les apparences : il ratifia les legs que ce ministre avait faits des charges et des gouvernements ; il caressa tous ses proches, il maintint dans le ministère toutes ses créatures, et il affecta de recevoir assez mal tous ceux qui avaient été mal avec lui. Je fus le seul privilégié. Lorsque M. l’archevêque de Paris me présenta au Roi, il me traita, je ne dis pas seulement honnêtement, mais avec une distinction qui surprit et qui étonna tout le monde ; il me parla de mes études, de mes sermons ; il me fit même des railleries douces et obligeantes. Il me commanda de lui faire ma cour toutes les semaines.
Voici les raisons de ce bon traitement, que nous ne sûmes nous-mêmes que la veille de sa mort. Il les dit à la Reine.
Ces deux raisons sont deux aventures qui m’arrivèrent au sortir du collège, et desquelles je ne vous ai pas parlé, parce que je n’ai pas cru que n’ayant aucun rapport à rien par elles-mêmes, elles méritassent seulement votre réflexion. Je suis obligé de les y exposer en ce lieu, parce que je trouve que la fortune leur a donné plus de suites sans comparaison qu’elles n’en devaient avoir naturellement. Je vous dois dire de plus, pour la vérité, que je ne m’en suis pas souvenu dans le commencement de ce discours, et qu’il n’y a que leur suite qui les ait remises dans ma mémoire.
Un peu après que je fus sorti du collège, ce valet de chambre de mon gouverneur qui était mon tercero me trouva chez une misérable épinglière une nièce de quatorze ans, qui était d’une beauté surprenante. Il l’acheta pour moi cent cinquante pistoles, après me l’avoir fait voir ; il lui loua une petite maison à Issy ; il mit sa sœur auprès d’elle ; et j’y allai le lendemain qu’elle y fut logée. Je la trouvai dans un abattement extrême, et je n’en fus point surpris, parce que je l’attribuai à la pudeur. J’y trouvai quelque chose de plus le lendemain, qui fut une raison encore plus surprenante et plus extraordinaire que sa beauté et c’était beaucoup dire. Elle me parla sagement, saintement, et sans emportement : toutefois elle ne pleura qu’autant qu’elle ne put pas s’en empêcher ; elle craignait sa tante à un point qui me fit pitié. J’admirai son esprit, et après j’admirai sa vertu. Je la pressai autant qu’il le fallut pour l’éprouver. J’eus honte pour moi-même. J’attendis la nuit pour la mettre dans mon carrosse ; je la menai à ma tante de Maignelais, qui la mit dans une religion, où elle mourut huit ou dix ans après en réputation de sainteté. Ma tante, à qui cette fille avoua que les menaces de l’épinglière l’avaient si fort intimidée qu’elle aurait fait tout ce que j’aurais voulu, fut si touchée de mon procédé, qu’elle alla, dès le lendemain, le conter à Monsieur de Lisieux, qui le dit, le jour même au Roi, à son dîner.
Voilà la première de ces deux aventures. La seconde ne fut pas de même nature ; mais elle ne fit pas un moindre effet dans l’esprit du Roi.
Un an devant cette première aventure, j’étais allé courre le cerf à Fontainebleau, avec la meute de M. de Souvré, et comme mes chevaux étaient fort las, je pris la poste pour revenir à Paris. Comme j’étais mieux monté que mon gouverneur et qu’un valet de chambre, qui couraient avec moi, j’arrivai le premier à Juvisy, et je fis mettre ma selle sur le meilleur cheval que j’y trouvai. Coutenant, capitaine de la petite compagnie de chevau-légers du Roi, brave, mais extravagant et scélérat, qui venait de Paris aussi en poste, commanda à un palefrenier d’ôter ma selle et d’y mettre la sienne. Je m’avançai en lui disant que j’avais retenu le cheval ; et comme il me voyait avec un petit collet uni et un habit noir tout simple, il me prit pour ce que j’étais en effet, c’est-à-dire pour un écolier, et il ne me répondit que par un soufflet, qu’il me donna à tour de bras, et qui me mit tout en sang. Je mis l’épée à la main et lui aussi ; et dès le premier coup que nous nous portâmes, il tomba, le pied lui ayant glissé ; et comme il donna de la main, en se voulant soutenir, contre un morceau de bois un peu pointu, son épée s’en alla aussi de l’autre côté. Je me reculai deux pas, et je lui dis de reprendre son épée ; il le fit, mais ce fut par la pointe, car il m’en présenta la garde en me demandant un million de pardons. Il les redoubla bien quand mon gouverneur fut arrivé, qui lui dit qui j’étais. Il retourna sur ses pas ; il alla conter au Roi, avec lequel il avait une très grande liberté, toute cette petite histoire. Elle lui plut, et il s’en souvint en temps et lieu, comme vous le verrez encore plus particulièrement à sa mort. Je reprends le fil de mon discours.
Le bon traitement que je recevais du Roi fit croire à mes proches que l’on pourrait peut-être trouver quelque ouverture pour moi à la coadjutorerie de Paris. Ils y trouvèrent d’abord beaucoup de difficulté dans l’esprit de mon oncle, très petit, et par conséquent jaloux et difficile. Ils le gagnèrent par le moyen [de] Defita, son avocat, et de Couret, son aumônier ; mais ils firent en même temps une faute, qui rompit au moins pour ce coup leurs mesures. Ils firent éclater, contre mon sentiment, le consentement de Monsieur de Paris, et ils souffrirent même que la Sorbonne, les curés, le chapitre lui en fissent des remerciements. Cette conduite eut beaucoup d’éclat ; mais elle en eut trop ; et MM. [le] cardinal Mazarin, de Noyers et de Chavigny en prirent sujet de me traverser, en disant au Roi qu’il ne fallait pas accoutumer les corps à se désigner eux-mêmes des archevêques : de sorte que M. le maréchal de Schomberg, qui avait épousé en premières noces ma cousine germaine, ayant voulu sonder le gué, n’y trouva aucun jour. Le Roi lui répondit avec beaucoup de bonté pour moi ; mais j’étais encore trop jeune, l’affaire avait fit trop de bruit devant que d’aller au Roi, et autres telles choses. Nous découvrîmes, quelque temps après, un obstacle plus sourd, mais aussi plus dangereux. M. de Noyers, secrétaire d’État, et celui des trois ministres qui paraissait le mieux à la cour, était dévot de profession, et même jésuite secret à ce que l’on a cru. Il se mit en tête d’être archevêque de Paris ; et comme l’on croyait compter sûrement tous les mois sur la mort de mon oncle, qui était dans la vérité fort infirme, il crut qu’il fallait à tout hasard m’éloigner de Paris, où il voyait que j’étais extrêmement aimé, et me donner une place qui parût belle et raisonnable pour un homme de mon âge. Il me fit proposer au Roi, par le P. Sirmond, jésuite et son confesseur, pour l’évêché d’Agde, qui n’a que vingt-deux paroisses, et qui vaut plus de trente mille livres de rente. Le Roi agréa la proposition avec joie, et il m’en envoya le brevet le jour même. Je vous confesse que je fus embarrassé au-delà de tout ce que je vous puis exprimer. Ma dévotion ne me portait nullement en Languedoc. Vous voyez les inconvénients du refus, si grands que je n’eusse pas trouvé un homme qui me l’eût osé conseiller. Je pris mon parti de moi-même. J’allai trouver le Roi. Je lui dis, après l’avoir remercié, que j’appréhendais extrêmement le poids d’un évêché éloigné ; que mon âge avait besoin d’avis et de conseils qui ne se rencontrent jamais que fort imparfaitement dans les provinces. J’ajoutai à cela tout ce que vous vous pouvez imaginer. Je fus plus heureux que sage. Le Roi ne se fâcha point de mon refus, et il continua à me très bien traiter. Cette circonstance, jointe à la retraite de M. de Noyers, qui donna dans le panneau que M. de Chavigny lui avait tendu, réveilla mes espérances de la coadjutorerie de Paris. Comme le Roi avait pris des engagements assez publics de n’en point admettre, depuis celle qu’il avait accordée à Monsieur d’Arles, l’on balançait, et l’on se donnait du temps avec d’autant moins de peine, que sa santé s’affaiblissait tous les jours et que j’avais lieu de tout espérer de la régence.
Le Roi mourut. M. de Beaufort, qui était de tout temps à la Reine, et qui en faisait même le galant, se mit en tête de gouverner, dont il était moins capable que son valet de chambre. M. l’évêque de Beauvais, plus idiot que tous les idiots de votre connaissance, prit la figure de premier ministre, et il demanda, dès le premier jour, aux Hollandais qu’ils se convertissent à la religion catholique, si ils voulaient demeurer dans l’alliance de France. La Reine eut honte de cette momerie de ministère. Elle me commanda d’aller offrir, de sa part, la première place à mon père ; et voyant qu’il refusait obstinément de sortir de sa cellule des pères de l’Oratoire, elle se mit entre les mains de M. le cardinal Mazarin.
Vous pouvez juger qu’il ne me fut pas difficile de trouver ma place dans ces moments, dans lesquels d’ailleurs l’on ne refusait rien ; et La Feuillade, frère de celui que vous voyez à la cour, disait qu’il n’y avait plus que quatre petits mots dans la langue française : " La Reine est si bonne ! "
Mme de Maignelais et Monsieur de Lisieux demandèrent la coadjutorerie pour moi, et la Reine la leur refusa, en disant qu’elle ne l’accorderait qu’à mon père, qui ne voulait point du tout paraître au Louvre. Il y vint enfin une unique fois. La Reine lui dit publiquement qu’elle avait reçu ordre du feu Roi, la veille de sa mort, de me la faire expédier, et qu’il lui avait dit, en présence de Monsieur de Lisieux, qu’il m’ait toujours eu dans l’esprit, depuis les deux aventures de l’épinglière et de Coutenant. Quel rapport de ces deux bagatelles à l’archevêché de Paris ? et voilà toutefois comme la plupart des choses se font.
Tous les corps vinrent remercier la Reine. Lauzières, maître des requêtes et mon ami particulier, m’apporta seize mille écus pour mes bulles. Je les envoyai à Rome par un courrier, avec ordre de ne point demander de grâce, pour ne point différer l’expédition et pour ne laisser aucun temps au ministre de la traverser. Je la reçus la veille de la Toussaint. Je montai, le lendemain, en chaire dans Saint-Jean, pour y commencer l’Avent, que j’y prêchai. Mais il est temps de prendre un peu d’haleine.
Il me semble que je n’ai été jusques ici que dans le parterre, ou tout au plus dans l’orchestre, à jouer et à badiner avec les violons ; je vas monter sur le théâtre, où vous verrez des scènes, non pas dignes de vous, mais un peu moins indignes de votre attention.
 
Fin de la première partie de la Vie du cardinal de Rais.
Le vieux Spada, rompu et corrompu dans les affaires, se déclara contre Rapaccioli, jusques à faire un libelle contre lui, par lequel il l’accusait d’avoir cru que le diable pourrait être reçu à pénitence. Montalte dit publiquement qu’il avait de quoi s’opposer en forme à l’exaltation de Fiorenzola. Cesi, dont je vous ai déjà parlé, fit une description assez plaisante de la beauté du carnaval que la signora Vasti, belle et galante, nièce de Cecchini, donnerait au public, si son oncle était pape. Toutes ces aigreurs, toutes ces niaiseries, peu dignes à la vérité d’un conclave, déplurent au dernier point à Barberin, esprit et pieux et sérieux, et ne nuisirent pas à notre dessein dans la suite, que vous allez voir.
 
Il me semble que je vous ai déjà dit que ce conclave dura quatre-vingts jours, ou peu plus ou peu moins. Il y en eut plus des deux tiers employés comme je vous l’ai déjà dit ci-devant, parce que M. le cardinal Barberin ne se pouvait ôter de l’esprit que nous emporterions enfin Sachetti par notre opiniâtreté. Nous pouvions moins que personne le désabuser, par la raison que vous avez déjà vue, et je ne sais si la chose n’eût pas été encore bien plus loin, si Sachetti même, qui se lassait de se voir ballotter règlement quatre fois par jour, sans aucune apparence de réussir, ne lui eût lui-même ouvert les yeux. Ce ne fut pas toutefois sans beaucoup de peine. Il y réussit enfin ; et après que nous eûmes observé toutes les brèves et les longues, pour ne lui laisser aucun lieu de soupçonner que nous eussions part à cette démarche de Sachetti, à laquelle, dans le vrai, nous n’en avions aucune, nous discutâmes avec lui la possibilité des sujets de sa faction. Nous nous aperçûmes d’abord qu’il s’y trouvait lui-même fort embarrassé et même avec beaucoup de raison. Nous n’en fûmes pas fâchés, parce que cet embarras, nous donnant lieu de tomber sur les sujets des autres factions, nous porta insensiblement jusques à Ghisi.
 
M. le cardinal Barberin, qui dès son enfance a aimé jusques à la passion la piété, et qui estimait beaucoup celle qu’il croyait en Ghisi, se rendit avec assez de facilité, et il n’y eut, à vrai dire, qu’un scrupule, qui fut que Ghisi, qui était fort ami des jésuites, pourrait peut-être donner atteinte à la doctrine de saint Augustin, pour laquelle Barberin avait plus de respect que de connaissance. Je fus chargé de m’en éclaircir avec lui, et je m’acquittai de ma commission d’une manière qui ne blessa ni mon devoir, ni la prétendue tendresse de conscience de Ghisi. Comme, dans les grandes conversations que j’avais eues avec lui dans les scrutins ; il m’avait pénétré, ce qui lui était fort aisé parce que je ne me couvrais pas auprès de lui, il avait connu que je n’approuvais pas qu’on s’entêtât pour les personnes, et qu’il suffisait d’éclaircir la vérité. Il me témoigna entrer lui-même dans ces sentiments, et j’eus sujet de croire qu’il était tout propre, par ses maximes, à rendre la paix à l’Église. Il s’en expliqua lui-même assez publiquement et raisonnablement ; car Albizzi, pensionnaire des jésuites, s’étant emporté, même avec brutalité, contre l’extrémité, ce disait-il, de l’esprit de saint Augustin, Ghisi prit la parole avec vigueur, et il parla comme le respect que l’on doit au docteur de la grâce le requiert. Ce rencontre assura absolument Barberin, et beaucoup plus encore que tout ce que je lui en avais dit.
 
Dès qu’il eut pris son parti, nous commençâmes à mettre en uvre les matériaux que nous n’avions fait jusque-là que disposer. Nous agîmes, chacun de son côté, selon que nous l’avions projeté. Nous nous expliquâmes de ce que nous avions le plus souvent caché avec soin, ou que nous n’avions tout au plus qu’insinué. Borromée et Aquaviva se développèrent plus pleinement vers l’ambassadeur d’Espagne. Azzolin brilla dans les diverses factions avec plus de liberté. Je m’étendis de toute ma force vers le cardinal doyen : il prit confiance en moi sur le désir qu’il avait d’adoucir le grand-duc par les Barberins. Le cardinal Barberin l’y eut tout entière sur la joie qu’il en aurait. Azzolin ou Lomelin, je ne me souviens pas précisément lequel ce fut, découvrit que Bichi, qui était allié de Ghisi, était très bien intentionné pour lui dans le fond. Il entra dans le commerce habilement, et si bien que Bichi, qui ne crut pas que le Mazarin eût assez de confiance en lui pour concourir sur sa parole à l’exaltation de Ghisi, employa, pour le persuader, Sachetti, qui, lassé, comme il me semble que je vous l’ai déjà dit, de se voir ballotté inutilement tous les soirs et tous les matins, lui dépêcha un courrier pour l’avertir que Ghisi serait pape en dépit de la France, si elle faisait tant que de lui donner l’exclusion, comme l’on disait ; car, aussitôt que l’on le vit sur les rangs, tous les subalternes, selon le style de la nation, publièrent que le Roi ne le souffrirait jamais. Mazarin ne fut pas de leur sentiment, et il renvoya par le même courrier ordre à Lionne de ne le point exclure. Il eut raison ; car je suis persuadé que si l’exclusion fût arrivée, Ghisi eût été pape trois jours plus tôt qu’il ne le fut. Les couronnes ne doivent jamais hasarder facilement ces exclusions : il y a des conclaves où elles peuvent réussir ; il y en a d’autres où le succès en serait impossible. Celui-là était du nombre. Le sacré collège était fort, et de plus il sentait sa force.
 
Les choses étant en l’état que je viens de poser, MM. les cardinaux de Médicis et Barberin, qui avaient pris et reçu par moi leur paroles, me chargèrent, sur les neuf heures du soir, d’en aller porter la nouvelle à M. le cardinal Ghisi. Je le trouvai au lit ; je lui baisai la main. Il m’entendit et il me dit en m’embrassant : Ecco l’effetto de la buona vicinan^a. Je vous ai déjà dit que j’étais au scrutin auprès de lui. Tout le collège y accourut ensuite. Il m’envoya quérir sur les onze heures, après que tout le monde fut sorti de sa cellule, et je ne vous puis exprimer les bontés avec lesquelles il me traita. Nous l’allâmes tous prendre, le lendemain au matin, dans sa cellule, et nous l’accompagnâmes à la chapelle du scrutin, où il eut, ce me semble, toutes les voix, à la réserve d’une ou tout au plus de deux. Le soupçon tomba sur le vieux Spada, Grimaldi et Rosetti, lesquels, à la vérité, furent les seuls qui improuvèrent, au moins publiquement, son exaltation. Grimaldi me dit à moi-même que j’avais fait un choix dont je me repentirais en mon particulier, et il se trouva par l’événement qu’il eut raison. J’attribuai son discours à son travers ; l’aversion de Spada, à l’envie qui lui était naturelle ; et celle de Rosetti, à l’appréhension qu’il avait de la sévérité de Ghisi. Je crois encore que je ne me trompais pas dans ce jugement, quoique j’avoue qu’ils ne se trompaient pas eux-mêmes pour le fond.
 
Ce qui est constant est que jamais élection de pape n’a été plus universellement applaudie. Il ne se défaillit pas à lui-même dans les premiers moments, qui, par une imperfection assez bizarre de la nature humaine, surprennent davantage les gens qui les attendent avec le plus d’impatience. La suite a fait voir qu’il n’était pas assez homme de bien pour n’en avoir pas eu beaucoup en ce rencontre. Il fut si éloigné d’en donner aucunes marques, que nous eûmes sujet de croire qu’il en avait de la douleur. Il pleura amèrement au moment que l’on relisait le scrutin qui le faisait pape ; et comme il vit que je le remarquai, il m’embrassa d’un bras et prit de l’autre Lomelin, qui était au-dessous de lui, et il nous dit à l’un et l’autre. " Pardonnez cette faiblesse à un homme qui a toujours aimé ses proches avec tendresse et qui s’en voit séparé pour jamais. " Nous descendîmes, après les cérémonies accoutumées, à Saint-Pierre ; il affecta de ne s’asseoir que sur le coin de l’autel, quoique les maîtres des cérémonies lui dissent que la coutume était que les papes se missent justement sur le milieu. Il y reçut l’adoration du sacré collège avec beaucoup plus de modestie que de grandeur, avec beaucoup plus d’abattement que de joie ; et lorsque je m’approchai à mon tour pour lui baiser les pieds, il me dit en m’embrassant, si haut que les ambassadeurs d’Espagne et de Venise et le connétable Colonne l’entendirent : " Signor cardinal de Rais, ecce opus manuum tuarum. " Vous pouvez juger de l’effet que fit cette parole. Les ambassadeurs la dirent à ceux qui étaient auprès d’eux ; elle se répandit en moins d’un rien dans toute l’église. Chatillon, frère de Barillon, me la redit une heure après, en me rencontrant comme je sortais, et je retournai chez moi accompagné de plus de six-vingts carrosses, qui étaient pleins de gens très persuadés que j’allais gouverner le pontificat. Je me souviens que Chatillon me dit à l’oreille : "Je suis résolu de compter les carrosses pour en rendre ce soir un compte exact à M. de Lionne ; il ne faut pas épargner cette joie au cocu."
 
Je vous ai promis quelques épisodes, je vas vous tenir ma parole. Vous avez déjà vu que la faction de France avait eu ordre du Roi, non pas seulement de ne pas communiquer avec moi, mais même de ne me pas saluer. M. le cardinal d’Est évita avec soin de me rencontrer ; quand il ne le put, il tourna la tête de l’autre côté, ou il fit semblant de ramasser un mouchoir, ou de parler à quelqu’un. Enfin, comme il a toujours affecté de paraître ecclésiastique, il affecta aussi, à mon opinion, de témoigner en cette occasion qu’une conduite qui blessait même l’apparence de la charité chrétienne lui faisait de la peine. Antoine me saluait toujours fort honnêtement, quand personne ne le voyait ; mais comme il était fort bas à la cour et fort timide, il se redressait en public ; et Ursin, qui était l’âme du monde la plus vile, me morguait également partout. Bichi me saluait toujours civilement, et Grimaldi n’observait l’ordre qu’en ce qu’il ne me visitait pas, car il me parlait même dans la rencontre et toujours fort honnêtement. Ce détail vous paraît sans doute une minutie ; mais ce qui fait que je ne l’omets pas est qu’il me paraît être une véritable et bien naturelle image de la lâche politique des courtisans. Chacun d’eux la monte et la baisse à son cran, et leur inclination la règle sans comparaison davantage que leur véritable intérêt. Ils se conduisirent tous dans le conclave différemment sur mon sujet. J’observai qu’ils en furent tous également à la cour ; j’ai appliqué depuis cet exemple à mille autres. Je vivais avec autant d’honnêteté à leur égard que si ils eussent fort bien vécu avec moi. J’avais toujours la main au bonnet devant eux, de cinquante pas, et je poussai ma civilité jusques à l’humilité. Je disais à qui le voulait entendre que je leur rendais ces respects, non pas seulement comme à mes confrères, mais encore comme à des serviteurs de mon Roi. Je parlais en Français, en chrétien, en ecclésiastique ; et Ursin m’ayant un jour morgue si publiquement que tout le monde s’en scandalisa, je renouvelai d’honnêteté pour lui à un point que tout le monde s’en édifia. Ce qui arriva, le lendemain, releva cette modestie ou plutôt cette affectation de modestie. Le cardinal Jean-Carie de Médicis, qui était naturellement impétueux, s’éleva contre moi sur ce que j’étais, ce disait-il, trop uni avec l’Escadron. Je lui répondis avec toute la considération que je devais et à sa personne et à sa maison. Il ne laissa pas de s’échauffer et de me dire que je me devais souvenir des obligations que ma maison avait à la sienne : sur quoi je lui dis que je ne les oublierais jamais et que Monsieur le Cardinal doyen et Monsieur le Grand-Duc en étaient très persuadés. "Je ne le suis pas, moi, reprit-il tout d’un coup, que vous vous souveniez bien que, sans la reine Catherine, vous seriez un gentilhomme comme un autre à Florence. — Pardonnez-moi, Monsieur, lui répondis-je en présence de douze ou quinze cardinaux, et pour vous faire voir que je sais bien ce que je serais à Florence, je vous dirai que si j’y étais selon ma naissance, j’y serais autant au-dessus de vous, que mes prédécesseurs y étaient au-dessus des vôtres, il y a quatre cents ans. " Je me tournai ensuite vers ceux qui étaient présents, et je leur dis : " Vous voyez, Messieurs, que le sang français s’émeut aisément contre la faction d’Espagne. " Le grand-duc et le cardinal doyen eurent l’honnêteté de ne se point aigrir de cette parole ; et le marquis Riccardi, ambassadeur du premier, me dit, au sortir du conclave, qu’elle lui avait même plu et qu’il avait blâmé le cardinal Jean-Carie.
 
Il y eut une autre scène, quelques jours après, qui me fut assez heureuse. Le duc de Terra- Nueva, ambassadeur d’Espagne, présenta un mémorial au sacré collège, à propos de je ne sais quoi dont je ne me ressouviens point, et il donna dans ce mémorial la qualité de fils aîné de l’Église au roi son maître. Comme le secrétaire du collège le lisait, je remarquai cette expression, qui ne fut point, à mon sens, observée par les cardinaux de la faction ; il est au moins certain qu’elle ne fut pas relevée. Je leur en laissai tout le temps, afin de ne faire paraître ni précipitation ni affectation. Comme je vis qu’ils demeuraient tous dans un profond silence, je me levai, je sortis de ma place, et, en m’avançant du côté de Monsieur le Cardinal doyen, je m’opposai en forme à l’article du mémorial dans lequel le Roi Catholique était appelé fils aîné de l’Église. Je demandai acte de mon opposition, et l’on me l’accorda en bonne forme, signé de quatre maîtres des cérémonies. M. le cardinal Mazarin eut la bonté de dire au Roi et à la Reine mère, en plein cercle, que cette pièce avait été concertée avec l’ambassadeur d’Espagne pour m’en faire honneur en France. Il n’est jamais honnête à un ministre d’être imposteur ; mais il n’est pas même politique de porter l’imposture au-delà de toute apparence. Je ne puis finir cette matière des conclaves, sans vous en faire une peinture qui vous les fasse connaître, et qui efface l’idée que vous avez sans doute prise sur le bruit commun et peut-être sur la lecture de ces relations fabuleuses qui en ont été faites. Ce que je viens même de vous exposer de celui d’Alexandre VII ne vous en aura pas détrompée, parce que vous y avez vu des murmures, des plaintes, des aigreurs ; et c’est ce qu’il est, à mon opinion, nécessaire de vous expliquer. Il est certain qu’il y eut dans ce conclave plus de ces murmures, de ces plaintes et de ces aigreurs qu’en aucun autre que j’aie vu ; mais il ne l’est pas moins que, à la réserve de ce qui se passa entre M. le cardinal Jean-Carie et moi, dont je vous ai rendu compte, d’une parole encore sans comparaison plus légère qu’il s’attira d’Imperiali, à force de le presser, et du libelle de Spada contre Rapaccioli, il n’y eut pas dans ces murmures, dans ces plaintes et dans ces aigreurs extérieures, la moindre étincelle, je ne dis pas de haine, mais même d’indisposition. L’on y vécut toujours ensemble avec le même respect et la même civilité que l’on observe dans les cabinets des rois, avec la même politesse que l’on avait dans la cour de Henri III, avec la même familiarité que l’on voit dans les collèges, avec la même modestie qui se remarque dans les noviciats, et avec la même charité, au moins en apparence, qui pourrait être entre des frères parfaitement unis. Je n’exagère rien et j’en dis encore moins que je n’en ai vu dans les autres conclaves dans lesquels je me suis trouvé. Je ne me puis mieux exprimer sur ce sujet, qu’en vous disant que, même dans celui d’Alexandre VII, que l’impétuosité de M. le cardinal Jean-Carie de Médicis éveilla, ou plutôt dérégla un peu, la réponse que je lui fis ne fut excusée que parce qu’il n’y était pas aimé ; que celle d’Imperiali y fut condamnée, et que le libelle de Spada y fut détesté et désavoué, dès le lendemain au matin, par lui-même, à cause de la honte que l’on lui en fit. Je puis dire avec vérité que je n’ai jamais vu, dans aucun des conclaves auxquels j’ai assisté, ni un seul cardinal, ni un seul conclaviste s’emporter ; j’en ai vu même fort peu qui s’y soient échauffés. Il est rare d’y entendre une voix élevée, ou d’y remarquer un visage changé. J’ai souvent essayé de trouver de la différence dans l’air de ceux qui venaient d’être exclus, et je puis dire avec vérité qu’à la réserve d’une seule fois, je n’y en ai jamais trouvé. L’on y est même si éloigné du soupçon de ces vengeances, dont l’erreur commune charge l’Italie, qu’il est assez ordinaire que l’excluant y boive, à son dîner, du vin que l’exclu du matin lui vient d’envoyer. Enfin j’ose dire qu’il n’y a rien de plus grand, ni de plus sage, que l’extérieur ordinaire d’un conclave. Je sais bien que la forme qui s’y pratique, depuis la bulle de Grégoire, contribue beaucoup à le régler ; mais j’avoue qu’il n’y a que les Italiens au monde capables d’observer cette règle avec autant de bienséance qu’ils le font. Je reviens à la suite de ma narration.
 
Vous croyez aisément que je ne manquai pas, dans le cours du conclave, de prendre les sentiments de M. le cardinal Ghisi et de mes amis de l’Escadron sur la conduite que j’avais à tenir après que j’en serais sorti. Je prévoyais qu’elle serait assez difficile, et du côté de Rome et du côté de France, et je connus, dès les premières conversations, que je ne me trompais pas dans ma prévoyance. Je commence par les embarras que je trouvai à Rome, que j’expliquerai de suite, pour ne point interrompre le fil du récit, et je ne reviendrai à ce que je fis du côté de France qu’après que je vous aurai exposé la conduite que je pris en Italie.
 
Mes amis, qui n’étaient nullement pratiques de ce pays-là, et qui, selon le génie de notre nation, qui traite toutes les autres par rapport à elle, s’imaginaient qu’un cardinal persécuté pouvait et devait même vivre presque en homme privé à Rome, m’écrivaient par toutes leurs lettres qu’il était de la bienséance que je demeurasse toujours dans la maison de la Mission, où je m’étais effectivement logé sept ou huit jours après que je fus arrivé. Ils ajoutaient qu’il était nécessaire que je ne fisse aucune dépense, et parce que, tous mes revenus étant saisis en France avec une rigueur extraordinaire, je n’en pourrais pas soutenir même une médiocre, et parce que cette modestie ferait un effet admirable dans le clergé de Paris, dont j’aurais grand besoin dans la suite. Je parlai sur ce ton à M. le cardinal Ghisi, qui passait pour le plus grand ecclésiastique qui fût au-delà des monts, et je fus bien surpris quand il me dit : " Non, non, Monsieur ; quand vous serez rétabli dans votre siège, vivez comme il vous plaira, parce que vous serez dans un pays où l’on saura ce que vous pouvez et ce que vous ne pouvez pas. Vous êtes à Rome, où vos ennemis disent tous les jours que vous êtes décrédité en France : il est de nécessité de faire voir qu’ils ne disent pas vrai. Vous n’êtes pas ermite, vous êtes cardinal et cardinal d’une volée que nous appelons en ce pays-ci dei cardinaloni. Nous y estimons peut-être plus qu’ailleurs la modestie ; mais il faut à un homme de votre âge, de votre naissance et de votre sorte, qu’elle soit tempérée ; il faut de plus qu’elle soit si volontaire, qu’il n’y ait pas seulement le moindre soupçon qu’elle soit forcée. Il y a beaucoup de gens à Rome qui aiment à assassiner ceux qui sont à terre : n’y tombez pas, mon cher Monsieur, et faites réflexion, je vous supplie, quel personnage vous jouerez dans les rues avec les six estafiers dont vous parlez, quand vous y trouverez un petit bourgeois de Paris qui ne s’arrêtera pas devant vous et qui vous bravera, pour faire sa cour au cardinal d’Est. Vous ne deviez pas venir à Rome si vous n’étiez pas en résolution et en pouvoir d’y soutenir votre dignité. Nous ne mettons point l’humilité chrétienne à la perdre, et je n’ai rien à vous dire, si ce n’est que le pauvre cardinal Ghisi, qui vous parle, qui n’a que cinq mille écus de rente et qui est sur le pied du plus gueux des cardinaux moines, ne peut aller aux fonctions sans quatre carrosses de livrées, roulants ensemble, quoiqu’il soit assuré qu’il ne trouvera personne dans les rues qui manque en sa personne au respect que l’on doit à la pourpre. " Voilà une petite partie de ce que le cardinal Ghisi me disait tous les jours, et de tout ce que mes autres amis, qui n’étaient pas, ou du moins qui ne faisaient pas les ecclésiastiques si zélés que lui, m’exagéraient encore beaucoup davantage. M. le cardinal Barberin éclatait encore plus que tous les autres contre ce projet de retranchement. Il m’offrait sa bourse ; mais comme [je] ne la voulais pas prendre, et comme même j’eusse été fort aise de n’être pas à charge à mes proches et à mes amis de France, je me trouvais fort en peine ; et d’autant plus, que je les voyais très disposés à croire que la grande dépense ne m’était nullement nécessaire à Rome. Je n’ai guère eu dans ma vie de rencontre plus fâcheux que celui-là, et je vous puis dire avec vérité que je ne sais qu’une occasion où j’aie eu plus de besoin de faire un effort terrible sur moi, pour m’empêcher de faire ce que j’aurais souhaité. Si je me fusse cru, je me serais réduit à deux estafiers. La nécessité l’emporta. Je connus visiblement que je tomberais dans le mépris, si je ne me soutenais avec éclat : je cherchai un palais pour me loger ; je rassemblai toute ma maison, qui était fort grande ; je fis des livrées modestes, mais nombreuses, de quatre-vingts personnes ; je tins une grande table. Les abbés de Courtenay et de Sévigné se rendirent auprès de moi. Campi, qui avait commandé le régiment italien de M. le cardinal Mazarin, et qui s’était depuis attaché à moi, me joignit. Tous mes domestiques y accoururent. Ma dépense fut très grande dans le conclave ; elle fut très grande quand j’en fus sorti. Elle fut nécessaire, et l’événement fit connaître que le conseil de mes amis d’Italie était mieux fondé que celui de mes amis de France ; car, M. le cardinal d’Est ayant défendu, dès le lendemain de la création du Pape, à tous les Français, de la part du Roi, de s’arrêter devant moi dans les rues, et même aux supérieurs des églises françaises de me recevoir, je fusse tombé dans le ridicule si je n’eusse été en état de faire respecter ma dignité, et vous allez connaître clairement cette vérité par la réponse que le Pape me fit, lorsque je le suppliai de me prescrire de quelle manière il lui plaisait que je me conduisisse à l’égard de ces ordres de M. le cardinal d’Est. Je vous la dirai, après que je vous aurai rendu compte des premières démarches qu’il fit après sa création.
 
Il fit apporter, dès le lendemain même, avec apparat son cercueil sous son lit ; il donna, le jour suivant, un habit particulier aux caudataires des cardinaux ; il défendit, le troisième, aux cardinaux de porter le deuil, au moins en leurs personnes, même de leurs pères. Je me le tins pour dit, et je dis moi-même à Azzolin, qui en convint, que nous étions pris pour dupes, et que le Pape ne serait jamais qu’un fort pauvre homme. Le cavalier Bernin, qui a bon sens, remarqua, deux ou trois [jours] après, que le Pape n’avait observé, dans une statue qu’il lui faisait voir, qu’une petite frange qui était au bas de la robe de celui qu’elle représentait. Ces observations paraissent légères, elles sont certaines. Les grands hommes peuvent avoir de grands faibles, ils ne sont pas même exempts de tous les petits ; mais il y en a dont ils ne sont pas susceptibles ; et je n’ai jamais vu, par exemple, qu’ils aient entamé un grand emploi par une bagatelle.
 
Azzolin, qui fit les mêmes remarques que moi, me conseilla de ne pas perdre un moment à engager Rome à ma protection par la prise du pallium de l’archevêché de Paris. Je le demandai dans le premier consistoire, devant que l’on eût seulement fait réflexion que je pensasse à le demander. Le Pape me le donna naturellement, et sans y faire lui-même de réflexion. La chose était dans l’ordre et il ne le pouvait refuser selon les règles ; mais vous verrez par les suites que ce n’étaient pas les règles qui le réglaient. Ce pas me fit croire qu’il n’aurait pas au moins de peine à faire que l’on me traitât de cardinal à Rome. Je me plaignis à lui des ordres que M. le cardinal d’Est avait donnés à tous les Français. Je lui représentai qu’il ne se contentait pas de faire le souverain dans Rome, en me dégradant des honneurs temporels, mais qu’il y faisait encore le souverain pontife, en m’interdisant les églises françaises. L’étoffe était large, je ne m’en fis pas faute. Le Pape, à qui M. de Lionne s’était plaint, avec un éclat qui passa jusques à l’insolence, de la concession du pallium, me parut fort embarrassé. Il parla beaucoup contre le cardinal d’Est ; il déplora la misérable coutume (ce fut son mot) qui avait assujetti plutôt qu’attaché les cardinaux aux couronnes, jusques au point d’avoir formé entre eux-mêmes des schismes scandaleux ; il s’étendit même avec emphase sur la thèse ; mais j’eus mauvaise opinion de mon affaire, quand je vis qu’il demeurait si longtemps sur le général, sans descendre au particulier, et je m’aperçus aussitôt après que ma crainte n’était pas vaine, parce qu’il s’expliqua enfin, après beaucoup de circonlocutions, en ces termes : " La politique de mes prédécesseurs ne m’a pas laissé un champ aussi libre que mes bonnes intentions le mériteraient. Je conviens qu’il est honteux au collège et même au Saint-Siège de souffrir la licence que le cardinal d’Est, ou plutôt que le cardinal Mazarin se donne en ce rencontre ; mais les Espagnols l’ont prise presque pareille sous Innocent, à l’égard du cardinal Barberin ; et même, sous Paul V, le maréchal d’Estrées n’en usa guère mieux vers le cardinal Borghèse. Ces exemples, dans un temps ordinaire, n’autoriseraient pas le mal, et je les saurais bien redresser ; mais vous devez faire réflexion, charo mio signor cardinale, que la chrétienté est en feu, qu’il n’y a que le pape Alexandre qui le puisse éteindre ; qu’il est obligé, par cette raison, de fermer, en beaucoup de rencontres, les yeux, pour ne se pas mettre en État de se trouver inutile à un bien aussi public et aussi nécessaire que celui de la paix générale. Que direz-vous, quand vous saurez que Lionne m’a déclaré insolemment, depuis trois jours, sur ce que je vous ai donné le pallium, que la France ne me donnerait aucune part au traité dont l’on parle, et qui n’est pas si éloigné que l’on le croit ? Ce que je vous dis n’est pas que je vous veuille abandonner, mais seulement pour vous faire voir qu’il faut que je me conduise avec beaucoup de circonspection, et qu’il est bon aussi que vous m’aidiez de votre côté, et que nous donnions tous deux tempo al tempo. "
 
Si j’eusse voulu faire bien ma cour à Sa Sainteté, je n’avais qu’à me retirer après ce discours, qui, comme vous voyez, n’était qu’un préparatoire à ne point recevoir la réponse que je demandais ; mais comme elle m’était absolument nécessaire et même pressée, parce que je me pouvais rencontrer à tous les instants dans l’embarras dont il s’agissait, je ne crus pas que je dusse en demeurer là avec le Pape, et je pris la liberté de lui repartir, avec un profond respect, en lui représentant que peut-être, au sortir du Vatican, je trouverais dans la rue le cardinal d’Est, qui, n’étant que cardinal-diacre, devait s’arrêter devant moi ; que je rencontrerais infailliblement des Français, dont Rome était toute pleine ; que je le suppliais de me donner des ordres, avec lesquels je ne pourrais plus faillir et sans lesquels je ne savais ce que j’avais à faire ; que si je souffrais que l’on ne me rendît pas ce que le cérémonial veut que l’on rende aux cardinaux, j’appréhendais que le sacré collège n’approuvât pas ma conduite ; que si je me mettais en devoir de me le faire rendre, je craignais de manquer au respect que je devais à Sa Sainteté, à laquelle seule il touchait de régler tout ce qui nous regardait et les uns et les autres ; que je la suppliais très humblement de me prescrire très précisément ce que je devais faire, et que je l’assurais que je n’aurais pas la moindre peine à exécuter tout ce qu’il lui plairait de m’ordonner, parce que je croyais qu’il y aurait autant de gloire pour moi à me soumettre à ses ordres, qu’il y aurait de honte de reconnaître ceux de M. le cardinal d’Est.
 
Ce fut à cet instant où je reconnus, pour la première fois, le génie du pape Alexandre, qui mettait partout la finesse. C’est un grand défaut, et d’autant plus grand quand il se rencontre dans les hommes de grande dignité, qu’ils ne s’en corrigent jamais, parce que le respect que l’on a pour eux, et qui étouffe les plaintes, fait qu’ils demeurent presque toujours persuadés qu’ils fascinent tout le monde, même dans les occasions où ils ne trompent personne. Le Pape, qui, dans la vue de se disculper, ou plutôt de se débarrasser de ma conduite, soit à l’égard de la France, ou du sacré collège, eût souhaité que je lui eusse contesté ce qu’il me proposait, reprit promptement et même vivement la parole de me soumettre, que vous venez de voir, et il me dit : " Le cardinal d’Est au nom du Roi ! " Le ton avec lequel il prononça ce mot, joint à ce que le marquis Riccardi, ambassadeur de Florence, m’avait dit, la veille, d’un tour assez pareil qu’il avait donné, trois ou quatre jours auparavant, à une conversation qu’il avait eue avec lui : ce ton, dis-je, me fit juger que le Pape s’attendait que je prendrais le change, que je verbaliserais sur la distinction des ordres du Roi et de ceux de M. le cardinal d’Est, et qu’ainsi il aurait lieu de dire à M. de Lionne qu’il m’avait exhorté à l’obéissance ; et à mes confrères, qu’il ne m’avait recommandé que de demeurer dans les termes du respect que je devais au Roi. Je ne lui donnai lieu ni de l’un ni de l’autre, car je lui répondis, sans balancer, que c’était justement ce qui me mettait en peine, et sur quoi je le suppliais de décider, parce que, d’un côté, le nom du Roi paraissait, pour lequel je devais avoir toutes sortes de soumissions, et que de l’autre, je voyais celui de Sa Sainteté si blessé, que je ne croyais pas devoir, en mon particulier, donner les mains à une atteinte de cette nature, que je n’en eusse au moins un ordre exprès. Le Pape battit beaucoup de pays pour me tirer, ou plutôt pour se tirer lui-même de la décision que je lui demandais. Je demeurai fixe et ferme. Il courut, il s’égaya, ce qui est toujours facile aux supérieurs. Il me répéta plusieurs fois que le Roi était un grand monarque ; il me dit d’autres fois que Dieu était encore plus puissant que lui. Tantôt il exagérait les obligations que les ecclésiastiques avaient à conserver les libertés et les immunités de l’Église ; tantôt il s’étendait sur la nécessité de ménager, dans la conjoncture présente, l’esprit du Roi. Il me recommanda la patience chrétienne ; il me recommanda la vigueur épiscopale. Il blâma le cérémonial, auquel l’on était trop attaché à la cour de Rome ; il en loua l’observation, comme étant nécessaire pour le maintien de la dignité. Le sens de son discours était que, quoi que je pusse faire, je ne pourrais rien faire qu’il ne pût dire m’avoir défendu. Je le pressai de s’expliquer, autant que l’on en peut presser un homme qui est assis dans la chaire de saint Pierre : je n’en pus rien tirer. Je rendis compte de mon audience à M. le cardinal Barberin et à mes amis de l’Escadron ; et je vous rendrai celui de la conduite qu’ils me firent prendre, après que je vous aurai entretenue, et d’une conversation que M. de Lionne avait eue avec le Pape quelques jours auparavant, et de ce qui se passait entre M. de Lionne et moi dans le même temps.
 
Lionne, qui n’était rétabli à la cour que depuis peu, fut touché au vif de ce que le Pape m’avait donné le pallium, parce qu’il appréhendait que M. le cardinal Mazarin ne se prît à lui d’une action qu’il craignait que l’on n’imputât à sa négligence. Il n’en avait pas été averti, ce qui pouvait être un grand crime auprès d’un homme qui lui avait dit, en partant, qu’il n’y en avait pas un à Rome qui ne lui servît volontiers d’espion. L’appréhension qu’il eut de la réprimande l’obligea à en faire une terrible au Pape ; car la manière dont il lui parla ne se peut pas appeler une plainte. Il lui déclara en face que, nonobstant mes bulles, ma prise de possession et mon pallium, le Roi ne me tenait ni ne me tiendrait jamais pour archevêque de Paris. Voilà une des plus douces phrases de l’oraison ; les figures en furent remplies de menaces d’arrêts du Parlement, de décrets de Sorbonne, de résolutions du clergé de France. L’on jeta quelques mots un peu enveloppés de schisme, et l’on s’expliqua nettement et clairement de l’exclusion, entière et absolue, que l’on donnerait au Pape du congrès pour la paix générale, que l’on supposait devoir se traiter au premier jour. Ce dernier chef effraya le pape Alexandre à un tel point, qu’il fit un million d’excuses à Lionne, si basses et même si ridicules, qu’elles seraient incroyables à la postérité. Il lui dit, les larmes aux yeux, que je l’avais surpris ; qu’il ferait au premier jour une congrégation de cardinaux agréables au Roi, pour examiner ce qui se pourrait faire pour sa satisfaction ; que lui, M. de Lionne, n’avait qu’à travailler en diligence au mémoire de tout ce qui s’était passé dans la guerre civile ; qu’il en ferait très bonne et brève justice à Sa Majesté. Enfin il contenta si bien et si pleinement M. de Lionne, qu’il écrivit à M. le cardinal Mazarin, par un courrier exprès, en ces propres termes : "J’espère que je donnerai, dans peu de jours, une nouvelle encore meilleure que celle-ci à Votre Eminence, qui sera que le cardinal de Rais sera au château Saint-Ange. Le Pape ne compte pour rien les amnisties accordées au parti de Paris, et il m’a dit que le cardinal de Rais ne s’en peut servir, parce qu’il n’y a que le pape qui puisse absoudre les cardinaux, comme il n’y a que lui qui les puisse condamner. Je ne lui ai pas laissé passer, à tout hasard, cette alternative, et je lui ai répondu que le parlement de Paris prétendait qu’il les peut condamner, et qu’il aurait déjà fait le procès au cardinal de Rais, si Votre Eminence ne s’y était opposée avec vigueur, par le pur motif du respect qu’il a pour le Saint-Siège, et pour Sa Sainteté en son particulier. Le Pape m’a témoigné qu’il vous en était, Monseigneur, très obligé, et m’a chargé de vous assurer qu’il ferait plus de justice au Roi que le parlement de Paris ne lui en aurait pu faire. " Voilà l’un des articles de la lettre de M. de Lionne.
 
Je vous supplie d’observer que la conversation que j’eus avec le Pape, de laquelle je viens de vous raconter le détail, ne fut précédée que de deux ou trois jours de celle que M. de Lionne eut avec lui, et qui fut la matière de la lettre que vous venez de voir. Quand même elle ne fût pas venue à ma connaissance, je n’eusse pas laissé de m’apercevoir de l’indisposition du Pape, dont j’avais non seulement des indices, mais des lumières certaines. Monsignor Febei, premier maître des cérémonies, homme sage et homme de bien, et qui, de concert avec moi, avait servi le Pape très dignement pour son exaltation, m’avertit qu’il le trouvait beaucoup changé à mon égard, et à un point, ajouta-t-il, que j’en suis scandalisé al maggior segno. Le Pape même avait dit à l’abbé Charrier qu’il ne comprenait pas le plaisir qu’il prenait à faire courir le bruit dans Rome que je gouvernais le pontificat. Le P. Hilarion, bernardin et abbé de Sainte-Croix-en-Jérusalem, qui était un des plus honnêtes hommes du monde, et avec lequel j’avais fait une étroite amitié, me conseilla, sur ce discours du Pape à l’abbé Charrier, de faire un tour à la campagne, sous prétexte d’y aller prendre l’air, mais en effet pour lui faire voir que j’étais bien éloigné de m’empresser à la cour. Je suivis son avis, et j’allai passer un mois ou cinq semaines à Grotta-Ferrata qui est à quatre lieues de Rome, qui était autrefois le Tusculum de Cicéron, et qui est à présent une abbaye de saint Basile. Elle est à M. le cardinal Barberin. Le lieu est extrêmement agréable, et il ne me paraît pas même flatté dans ce que son ancien seigneur en dit dans ses épîtres. Je m’y divertissais par la vue de ce qui y paraît encore de ce grand homme ; les colonnes de marbre blanc qu’il fit apporter de Grèce pour son vestibule y soutiennent l’église des religieux, qui sont italiens, mais qui font l’office en grec, et qui ont un chant particulier, mais très beau. Ce fut dans ce séjour où j’eus connaissance de la lettre de M. de Lionne de laquelle je viens de vous parler. Croissy m’en apporta une copie tirée sur l’original. Il est nécessaire que je vous explique, et qui était ce Croissy, et le fond de l’intrigue qui me donna lieu de voir cette lettre.
 
Croissy était un conseiller du parlement de Paris, qui s’était beaucoup intrigué dans les affaires du temps, comme vous avez vu dans les autres volumes de cet ouvrage. Il avait été à Munster avec M. d’Avaux ; il avait même été envoyé par lui vers Rakôczi, prince de Transylvanie. Il s’était brouillé, pour ses intérêts, avec M. Servien ; et cette considération, jointe à son esprit qui était naturellement inquiet, le porta à se signaler contre le Mazarin, aussitôt que les mouvements de sa compagnie lui en eurent donné lieu. L’habitude que M. de Saint-Romain, son ami particulier, avait auprès de M. le prince de Conti, et celle de M. Courtin, qui a l’honneur d’être connu de vous, auprès de Mme de Longueville, l’attachèrent, dans le temps du siège de Paris, à leurs intérêts. Il se jeta dans ceux de Monsieur le Prince, aussitôt qu’il se fut brouillé à la cour ; il le servit utilement dans le cours de sa prison. Il fut du secret de la négociation et du traité que la Fronde fit avec lui ; il ne quitta pas son engagement quand nous nous rebrouillâmes avec Monsieur le Prince, après sa liberté ; mais il garda toujours toutes les mesures d’honnêteté avec nous. Il fut arrêté peu de jours après ma détention, à Paris, où il était revenu contre l’ordre du Roi, et où il se tenait caché ; il fut mené au bois de Vincennes, où j’étais prisonnier ; il y fut logé dans une chambre qui était au-dessus de la mienne. Nous trouvâmes moyen d’avoir commerce ensemble. Il descendait ses lettres, la nuit, par un filet qu’il laissait couler vis-à-vis de l’une de mes fenêtres. Comme j’étudiais toujours jusques à deux heures après minuit et que mes gardes s’endormaient, je recevais les siennes et j’attachais les miennes au même filet. Je ne lui fus pas inutile, par les avis que je lui donnai dans le cours de son procès, auquel l’on travaillait avec ardeur. Monsieur le Chancelier le vint interroger deux fois à Vincennes. Il était accusé d’intelligence avec Monsieur le Prince, même depuis sa condamnation et depuis sa retraite parmi les Espagnols. C’était lui qui avait proposé le premier, dans le Parlement, de mettre à prix la tête de M. le cardinal Mazarin, ce qui n’était pas une pièce bien favorable à sa justification. Il sortit toutefois de prison sans être condamné, quoiqu’il fût coupable, par l’assistance de M. le premier président de Bellièvre, qui était de ses juges, et qui me dit, le jour qu’il me vint prendre à Vincennes, qu’il lui avait fait un certain signe, du détail duquel je ne me ressouviens pas, qui l’avait redressé et sauvé dans la réponse qu’il faisait à un des interrogatoires de Monsieur le Chancelier. Enfin il sortit d’affaires sans être jugé, et de prison sur la parole qu’il donna de se défaire de sa charge et de quitter ou Paris ou le royaume : je ne sais plus proprement lequel ce fut.
 
Il vint à Rome, il m’y trouva ; il se logea, si je ne me trompe, avec Châtillon, de qui il était ami. Ils venaient ensemble, presque tous les soirs, chez moi, n’y osant venir de jour, parce que les Français avaient défense de me voir. Ils avaient l’un et l’autre habitude particulière avec le petit Fouquet, qui est présentement évêque d’Agde, qui était aussi à Rome en ce temps-là, et qui trouvait mauvais que M. de Lionne prît la liberté de coucher avec madame sa femme, avec laquelle le petit Fouquet était fort bien, et qui, de plus, ayant en vue l’emploi de Rome pour lui-même, était bien aise de faire jouer au mari un mauvais personnage, qui lui donnât lieu de lui porter des bottes du côté de la cour. Il crut que le meilleur moyen d’y réussir serait de brouiller et d’embarrasser la principale ou plutôt l’unique négociation qu’il y avait, qui était celle de mon affaire ; et il s’adressa pour cet effet à Croissy, en le priant de m’assurer qu’il m’avertirait ponctuellement de tous les pas qui s’y feraient ; que j’aurais les copies des dépêches du cocu (il n’appelait jamais autrement Lionne), devant qu’elles sortissent de Rome ; que j’aurais celles du Mazarin un quart d’heure après que le cocu les aurait reçues ; et que lui Fouquet était maître de tout ce qu’il me promettait, parce qu’il l’était absolument de Mme de Lionne, dont son mari ne se cachait aucunement, et laquelle, de plus, était enragée contre son mari, parce qu’il était passionnément amoureux, en ce temps-là, d’une petite femme de chambre qu’elle avait, qui était fort jolie et qui s’appelait Agathe. Cet avantage si grand, comme vous voyez, que je me trouvais avoir sur Lionne, fut la principale cause pour laquelle je ne fis pas assez de cas des avances qu’il m’avait faites par M. de Montrésor. Il ne m’en devait pas empêcher, et j’eus tort. Deux choses contribuèrent à me faire faire cette faute. La première fut le plaisir que nous avions tous les soirs, Croissy, Châtillon et moi, à tourner le cocu en ridicule ; et j’observai, quoique trop tard, en ce rencontre, ce que j’ai encore remarqué en d’autres, qu’il faut s’appliquer avec soin dans les grandes affaires, encore plus que dans les autres, à se défendre du goût que l’on trouve à la plaisanterie : elle y amuse, elle y chatouille, elle y flatte ; ce goût, en plus d’une occasion, a coûté cher à Monsieur le Prince. L’autre incident qui m’aigrit d’abord contre Lionne fut qu’au sortir du conclave il envoya, par ordre exprès de la cour, à ce qu’il m’a dit depuis à Saint-Germain, un expéditionnaire appelé La Borne, qui était celui du cardinal Mazarin, au palais de Notre-Dame-de-Lorette, dans lequel je logeais, avec une signification en forme, par laquelle il était ordonné à tous mes domestiques sujets du Roi, sous peine de crime de lèse-majesté, de me quitter comme rebelle à Sa Majesté et traître à ma patrie. Ces termes me fâchèrent. Le nom du Roi sauva l’expéditionnaire de l’insulte ; mais le chevalier de Bois-David, qui était à moi, jeune et folâtre, lui fit, comme il sortait, quelque commémoration de cornes, très applicable au sujet. Ainsi l’on s’engage souvent plus par un mot que par une chose ; et cette réflexion m’a obligé de me dire à moi-même, plus d’une fois, que l’on ne peut assez peser les moindres mots dans les plus grandes affaires. Je reviens à la lettre que Crois sy m’apporta à Grotta-Ferrata.
 
J’en fus surpris, mais de cette sorte de surprise qui n’émeut point. J’ai toute ma vie senti que ce qui est incroyable a fait toujours cet effet en moi. Ce n’est pas que je ne sache que ce qui est incroyable est souvent vrai ; mais comme il ne doit pas l’être dans l’ordre de la prévoyance, je n’ai jamais pu en être touché, parce que j’en ai toujours considéré les événements comme des coups de foudres, qui ne sont pas ordinaires, mais qui peuvent toujours arriver. Nous fîmes toutefois de grandes réflexions, Croissy, l’abbé Charrier et moi, sur cette lettre. J’envoyai celui-ci à Rome en communiquer le contenu à M. le cardinal Azzolin, qui ne fit pas grand cas des paroles du Pape, sur lesquelles M. de Lionne faisait tant de fondement, et qui dit à l’abbé Charrier, très habilement et très subtilement, qu’il était persuadé que Lionne, qui avait intérêt de couvrir ou plutôt de déguiser et de déparer à la cour de France la prise du pallium, grossissait les paroles et les promesses de Sa Sainteté, " qui d’ailleurs, ajouta Azzolin, est le premier homme du monde à trouver des expressions qui montrent tout et qui ne donnent rien ". Il me conseilla de retourner à Rome, de faire bonne mine, de continuer à témoigner au Pape une parfaite confiance et en sa justice et en sa bonne volonté, et d’aller mon chemin comme si je ne savais rien de ce qu’il avait dit à Lionne. Je le crus, j’en usai ainsi.
 
Je déclarai, en y arrivant, selon ce que mes amis m’avaient conseillé devant que j’en sortisse, que j’avais tant de respect pour le nom du Roi, que je souffrirais toutes choses sans exception de tous ceux qui auraient le moins du monde de son caractère ; que non pas seulement M. de Lionne, mais que même M. Gueffier, qui était simple agent de France, vivraient avec moi comme il leur plairait ; que je leur ferais toujours dans les rencontres toutes les civilités qui seraient en mon pouvoir ; que pour ce qui était de Messieurs les Cardinaux mes confrères, j’observerais la même règle, parce que j’étais persuadé qu’il ne pouvait y avoir aucune raison au monde capable de dispenser les ecclésiastiques de tous les devoirs, même extérieurs, de l’union et de la charité qui doit être entre eux ; que cette règle, qui est de l’Evangile et par conséquent bien supérieure à celle des cérémoniaux, m’apprenait que je ne devais pas prendre garde avec eux si ils étaient mes aînés, si ils étaient mes cadets ; que je m’arrêterais également devant eux, sans faire réflexion si ils me rendraient la pareille ou si ils ne me la rendraient pas, si ils me salueraient ou si ils ne me salueraient point ; que pour ce qui était des particuliers qui n’auraient point de caractère particulier du Roi, et qui ne rendraient point en ma personne ce qu’ils devaient à la pourpre, je ne pourrais pas avoir la même conduite, parce qu’elle tournerait au déchet de sa dignité par les conséquences que les gens du monde ne manquent jamais de tirer à leur avantage contre les prérogatives de l’Église ; que comme toutefois je me sentais, et par mon inclination et par mes maximes, très éloigné de tout ce qui pourrait avoir les moindres airs de violence, j’ordonnerais à mes gens de n’en faire aucune aux premiers de ceux qui manqueraient à ce qu’ils me devaient, et que je me contenterais qu’ils coupassent les jarrets aux chevaux de leurs carrosses. Vous croyez aisément que personne ne s’exposa à recevoir un affront de cette nature. La plupart des Français s’arrêtèrent devant moi ; ceux qui crurent devoir obéir aux ordres de M. le cardinal d’Est évitèrent avec soin de me rencontrer dans les rues.
 
Le Pape, à qui le cardinal Bichi grossit beaucoup la déclaration publique que j’avais faite sur la conduite que je tiendrais, m’en parla sur un ton de réprimande, en me disant que je ne devais pas menacer ceux qui obéiraient aux ordres du Roi. Comme je connaissais déjà sa manière tout artificieuse, je crus que je ne devais répondre que d’une façon qui l’obligeât lui-même à s’expliquer, ce qui est une règle infaillible pour agir avec les gens de ce caractère. Je lui dis que je lui étais sensiblement obligé de la bonté qu’il avait de me donner ses ordres ; que je souffrirais dorénavant tout du moindre Français, et qu’il me suffisait, pour me justifier dans le sacré collège, que je pusse dire que c’était par commandement de Sa Sainteté. Le Pape reprit ce mot avec chaleur, et il me répondit : " Ce n’est pas ce que je veux dire. Je ne prétends point que l’on ne rende pas ce que l’on doit à la pourpre ; vous allez d’une extrémité à l’autre. Gardez-vous bien d’aller faire ce discours dans Rome. " Je ne repris pas avec moins de promptitude ces paroles du Pape ; je le suppliai de me pardonner si je n’avais pas bien pris son sens. Je présumai qu’il approuvait le gros de la conduite que j’avais prise, et qu’il ne m’en avait recommandé que le juste tempérament. Il ne crut pas qu’il me dût dédire, parce qu’il avait un peu son compte en ce qu’il m’avait parlé amphibologiquement ; j’avais le mien en ce que je n’étais pas obligé de changer mon procédé. Ainsi finit mon audience, au sortir de laquelle je fis les éloges de Sa Sainteté à Monsignor il mstro di caméra, qui m’accompagnait. Il le dit le soir au Pape, qui lui répondit avec une mine refrognée : Questi maledetti Francesi sono piu furbi di noi altri. Ce maître de chambre, qui était monsignor Bandinelli qui fut depuis cardinal, le dit deux jours après au P. Hilarion, abbé de Sainte-Croix-en-Jérusalem, de qui je le sus. Je continuai à vivre sur ce pied jusques à un voyage que je fis aux eaux de Saint-Cassien, qui sont en Toscane, pour essayer de me remettre d’une nouvelle incommodité qui m’était survenue à l’épaule par ma faute.
 
Je vous ai déjà dit que le plus fameux chirurgien de Rome n’avait pu réussir à la remettre, quoiqu’il me l’eût démise de nouveau pour cet effet. Je me laissai enjôler par un paysan des terres du prince Borghèse, sur la parole d’un gentilhomme de Florence, mon allié, de la maison de Mazzinghi, qui m’assura qu’il avait vu des guérisons prodigieuses de la façon de ce charlatan. Il me démit l’épaule pour la troisième fois, avec des douleurs incroyables, mais il ne la rétablit point. La faiblesse qui me resta de cette opération, m’obligea de recourir aux eaux de Saint-Cassien, qui ne me furent que d’un médiocre soulagement. Je revins passer le reste de l’été à Caprarole, qui est une fort belle maison à quarante milles de Rome, et qui est à M. de Parme, et j’y attendis la rinfrescata, après laquelle je retournai à Rome, où je trouvai le Pape aussi changé sur toutes choses, sans exception, qu’il me l’avait déjà paru pour moi. Il ne tenait plus rien de sa prétendue piété que son sérieux quand il était à l’église : je dis son sérieux et non pas sa modestie, car il paraissait beaucoup d’orgueil dans sa gravité. Il ne continua pas seulement l’abus du népotisme, en faisant venir ses parents à Rome ; il le consacra en le faisant approuver par les cardinaux, auxquels il en demanda leur avis en particulier, pour n’être point obligé de suivre celui qui pouvait être contraire à sa volonté. Il était vain jusques au ridicule et au point de se piquer de sa noblesse, comme un petit noble de la campagne à qui les élus la contesteraient. Il était envieux de tout le monde sans exception. Le cardinal Cesi disait qu’il le ferait mourir de colère, à force de lui dire du bien de saint Léon. Il est constant que monsignor Magalotti se brouilla presque avec lui, parce qu’il lui parut qu’il croyait mieux savoir la Crusca. Il ne disait pas un mot de vérité ; et le marquis Riccardi, ambassadeur de Florence, écrivit au grand-duc ces propres paroles, à la fin d’une dépêche qu’il me montra : In fine, Serenissimo S ignore, habbiamo un papa chi non dice mai unaparola di verità.
 
Il était continuellement appliqué à des bagatelles. Il osa proposer un prix public pour celui qui trouverait un mot latin pour exprimer chaise roulante, et il passa une fois sept ou huit jours à chercher pour savoir si mosca venait de musca, ou si musca venait de mosca. M. le cardinal Imperiali m’ayant dit le détail de ce qui s’était passé en deux ou trois académies, qui s’étaient tenues sur ce digne sujet, je crus qu’il exagérait pour se divertir ; mais je perdis cette pensée dès le lendemain ; car le Pape nous ayant envoyé quérir, M. le cardinal Rapaccioli et moi, et nous ayant commandé de monter avec lui dans son carrosse, il nous tint, trois heures entières que la promenade dura, sur les minuties les plus fades que la critique la plus basse d’un petit collège eût pu produire ; et Rapaccioli, qui était un fort bel esprit, me dit, quand nous fûmes sortis de sa chambre, où nous le reconduisîmes, qu’aussitôt qu’il serait arrivé chez lui, il distillerait le discours du Pape pour voir ce qu’il pourrait tirer de bon sens d’une conversation de trois heures, dans laquelle il avait toujours parlé tout seul. Il eut une affectation, quelques jours après, qui parut être d’une grande puérilité. Il mena tous les cardinaux aux sept églises, et comme le chemin était trop long pour le pouvoir faire, avec un aussi grand cortège, dans le cours d’une matinée, il leur donna à dîner dans le réfectoire de Saint- Paul, et il les fit servir à portion à part, comme l’on sert les pèlerins dans le temps du jubilé. Véritablement, toute la vaisselle d’argent qui fut employée, avec profusion, à ce service fut faite exprès et d’une forme qui avait rapport aux ustensiles ordinaires des pèlerins. Je me souviens, entre autres, que les vases dans lesquels l’on nous servit le vin étaient tout à fait semblables aux calebasses de Saint-Jacques.
 
Mais rien ne fit plus paraître, à mon sens, son peu de solidité, que le faux honneur qu’il se voulut donner de la conversion de la reine de Suède. Il y avait plus de dix-huit mois qu’elle avait abjuré son hérésie, quand elle prit la pensée de venir à Rome. Aussitôt que le pape Alexandre l’eut appris, il en donna part au sacré collège en plein consistoire, par un discours fort étudié. Il n’oublia rien pour nous faire entendre qu’il avait été l’unique instrument dont Dieu s’était servi pour cette conversion. Il n’y eut personne dans Rome qui ne fût très bien informé du contraire ; et jugez, si il vous plaît, de l’effet qu’une vanité aussi mal entendue y put produire. Il ne vous sera pas difficile de concevoir que ces manières de Sa Sainteté ne me devaient pas donner une grande idée de ce que je pouvais espérer de sa protection ; et je reconnus de plus, en peu de jours, que sa faiblesse pour les grandes choses augmentait à mesure de son attachement aux petites.
 
On fait tous les ans un anniversaire pour l’âme de Henri le Grand, dans l’église de Saint-Jean-de-Latran, où les ambassadeurs de France et les cardinaux de la faction ne manquent jamais d’assister. Le cardinal d’Est prit en gré de déclarer qu’il ne m’y souffrirait pas. Je le sus ; je demandai audience au Pape pour l’en avertir. Il me la refusa, sous prétexte qu’il ne se portait pas bien. Je lui fis demander ses ordres sur cela par monsignor Febei, qui n’en put rien tirer que des réponses équivoques. Comme je prévoyais que si il arrivait là quelque fracas entre M. le cardinal d’Est et moi, où il y eût le moins du monde de sang répandu, le Pape ne manquerait pas de m’accabler, je n’oubliai rien de tout ce que je pus faire honnêtement pour m’attirer un commandement de ne me point trouver à la cérémonie. Comme je n’y pus pas réussir et que je ne voulus pas d’ailleurs me dégrader moi-même du titre de cardinal français, en m’excluant des fonctions qui étaient particulières à la nation, je me résolus de m’abandonner.
 
J’allai à Saint-Jean-de-Latran, fort accompagné. J’y pris ma place, j’assistai au service, je saluai fort civilement, et en entrant et en sortant, Messieurs les Cardinaux de la faction. Ils se contentèrent de ne me pas rendre le salut, et je revins chez moi très satisfait d’en être quitte à si bon marché. J’eus une pareille aventure à Saint-Louis, où le sacré collège se trouvait le jour de la fête du patron de cette église. Comme j’avais su que La Bussiere, qui est présentement maître de chambre des ambassadeurs à Rome et qui était, en ce temps-là, écuyer de M. de Lionne, avait dit publiquement que l’on ne m’y souffrirait pas, je fis toutes mes diligences pour obliger le Pape à prévenir ce qui pourrait arriver. Je lui en parlai à lui-même, même avec force ; il ne se voulut jamais expliquer. Ce n’est pas que, d’abord que je lui eus parlé, il ne me dît qu’il ne voyait pas ce qui pouvait m’obliger à me trouver à des cérémonies dont je me pouvais fort honnêtement excuser sur les défenses que le Roi avait faites de m’y recevoir ; mais comme je lui répondis que si je reconnaissais ces ordres pour des ordres du Roi, je ne voyais pas moi-même comme je me pourrais défendre d’obéir à ceux par lesquels Sa Majesté commandait tous les jours de ne me pas reconnaître pour archevêque de Paris, il tourna tout court. Il me dit que c’était à moi à me conseiller ; il me déclara qu’il ne défendrait jamais à un cardinal d’assister aux fonctions du sacré collège, et je sortis de mon audience comme j’y étais entré. J’allai à Saint-Louis en état d’y disputer le pavé. La Bussière arracha de la main du curé l’aspergés, comme il me voulait présenter l’eau bénite, qu’un gentilhomme à moi m’apporta. M. le cardinal Antoine ne me fit pas le compliment que l’on fait, en ces occasions, à tous les autres cardinaux. Je ne laissai pas de prendre ma place, d’y demeurer durant tout le temps de la cérémonie et de me maintenir par là à Rome dans le poste et dans le train de cardinal français.
 
La dépense qui était nécessaire pour cet effet n’était pas la moindre difficulté que j’y trouvais. Je n’étais plus à la tête d’une grande faction, que j’ai toujours comparée à une nuée, dans laquelle chacun se figure ce qu’il lui plaît. La plupart des hommes me considéraient, dans les mouvements de Paris, comme un sujet tout propre à profiter de toutes les révolutions ; mes racines étaient bonnes, chacun en espérait du fruit, et cet état m’attirait des offres immenses, et telles, que si je n’eusse eu encore plus d’aversion à emprunter que je n’avais d’inclination à dépenser, j’aurais compté, dans la suite, mes dettes par plus de millions d’or, que je ne les ai comptées par des millions de livres. Je n’étais pas à Rome dans la même posture : j’y étais réfugié et persécuté par mon Roi ; j’y étais maltraité par le Pape. Les revenus de mon archevêché et de mes bénéfices étaient saisis. On avait fait des défenses expresses à tous les banquiers français de me servir ; l’on avait poussé l’aigreur jusques au point d’avoir demandé des paroles de ne me point assister à ceux que l’on croyait, ou que l’on avait sujet de croire, le pouvoir ou le vouloir faire. L’on avait même affecté, pour me décréditer, de déclarer à tous mes créanciers que le Roi ne permettrait jamais qu’ils touchassent un double de tout ce qui était de mes revenus sous sa main. L’on avait affecté de dissiper ces revenus avec une telle profusion et profanation que deux bâtards de l’abbé Fouquet étaient publiquement nourris et entretenus, chez la portière de l’archevêché, sur un fonds qui était pris de cette recette. L’on n’avait oublié aucune des précautions qui pouvaient empêcher mes fermiers de me secourir, et l’on avait pris toutes celles qui devaient obliger mes créanciers à m’inquiéter, par des procédures, qui leur eussent été inutiles dans le temps, mais dont les frais eussent retombé sur moi dans la suite. L’application que l’abbé Fouquet eut sur ce dernier article ne lui réussit qu’à l’égard d’un boucher, aucun de mes autres créanciers n’ayant voulu branler. Celle du cardinal Mazarin eut plus d’effet sur les autres chefs. Les receveurs de l’archevêché ne m’assistèrent que faiblement ; quelques-uns même de mes amis prirent le prétexte des défenses du Roi, pour s’excuser de me secourir. M. et Mme de Liancourt envoyèrent à M. de Châlons deux mille écus, quoiqu’ils en eussent offert vingt [mille] à mon père, de qui ils étaient les plus particuliers et les plus intimes amis ; et leur excuse fut la parole qu’ils avaient donnée à la Reine. L’abbé Amelot, qui se mit en tête d’être évêque par la faveur de M. le cardinal Mazarin, répondit à ceux qui lui voulurent persuader de m’assister, que j’avais tant témoigné de distinction à M. de Caumartin, dans la visite qu’ils m’avaient rendue l’un et l’autre à Nantes, qu’il ne croyait pas qu’il se dût brouiller pour moi avec lui, au moment qu’il lui donnait des marques d’une estime particulière ; et M. de Luynes, avec qui j’avais fait une amitié assez étroite depuis le siège de Paris, crut qu’il y satisferait en me faisant toucher six mille livres. Enfin MM. de Châlons, Caumartin, Bagnols et de La Houssaye, qui eurent, en ce temps-là, la bonté de prendre le soin de ma subsistance, s’y trouvèrent assez embarrassés, et l’on peut dire qu’ils ne rencontrèrent de véritables secours qu’en M. de Mannevillette, qui leur donna pour moi vingt-quatre mille livres ; M. Pinon du Martray, qui leur en fit toucher dix-huit mille ; Mme d’As sérac, qui en fournit autant ; M. d’Hacqueville, qui, du peu qu’il avait pour lui-même, en donna cinq ; Mme de Lesdiguières, qui en prêta cinquante mille ; M. de Brissac, qui en envoya trente-six mille. Ils trouvèrent le reste dans leur propre fonds. MM. de Châlons et de La Houssaye en donnèrent quarante mille ; M. de Caumartin cinquante-cinq mille ; M. de Rais, mon frère, suppléa, même avec bonté, au reste ; et il l’eût fait encore de meilleure grâce, si sa femme eût eu autant d’honnêteté et autant de bon naturel que lui. Vous direz peut-être qu’il est étonnant qu’un homme qui paraissait autant abîmé que moi dans la disgrâce ait pu trouver d’aussi grandes sommes ; et je vous répondrai qu’il l’est sans comparaison beaucoup davantage que l’on ne m’en ait pas offert de plus considérables, après les engagements qu’un nombre infini de gens avaient avec moi.
 
J’insère, par reconnaissance, dans cet ouvrage, les noms de ceux qui m’ont assisté. J’y épargne, par honnêteté, la plupart de ceux qui m’ont manqué, et j’y aurais même supprimé avec joie les autres que j’y nomme, si l’ordre que vous m’avez donné, de laisser des Mémoires qui pussent être de quelque instruction à messieurs vos enfants, ne m’avait obligé à ne pas ensevelir tout à fait dans le silence un détail qui peut leur être de quelque utilité. Ils sont d’une naissance qui peut les élever assez naturellement aux plus grandes places, et rien, à mon sens, n’est plus nécessaire à ceux qui s’y peuvent trouver que d’être informés, dès leur enfance, qu’il n’y a que la continuation du bonheur qui fixe la plupart des amitiés. J’avais le naturel assez bon pour ne le pas croire, quoique tous les livres me l’eussent déclaré. Il n’est pas convenable combien j’ai fait de fautes par le principe contraire ; et j’ai été vingt fois sur le point, dans ma disgrâce, de manquer du plus nécessaire, parce que je n’avais jamais appréhendé, dans mon bonheur, de manquer du superflu. C’est par la même considération de messieurs vos enfants que j’entrerai dans une minutie qui ne serait pas, sans cette raison, digne de votre attention. Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que c’est que l’embarras domestique dans les disgrâces. Il n’y a personne qui ne croie faire honneur à un malheureux quand il le sert. Il y a très peu d’honnêtes gens à cette épreuve, parce que cette disposition, ou plutôt cette indisposition, se coule si imperceptiblement dans les esprits de ceux qu’elle domine, qu’ils ne la sentent pas eux-mêmes ; et elle est de la nature de l’ingratitude. J’ai fait souvent réflexion sur l’un et sur l’autre de ces défauts, et j’ai trouvé qu’ils ont cela de commun, que la plupart de ceux qui les ont ne soupçonnent pas seulement qu’ils les aient. Ceux qui sont atteints du second ne s’en aperçoivent pas, parce que la même faiblesse qui les y porte, les porte aussi, comme par un préalable, à diminuer dans leur propre imagination le poids des obligations qu’ils ont à leurs bienfaiteurs. Ceux qui sont sujets au premier ne s’en doutent pas davantage, parce que la complaisance qu’ils trouvent à s’être attachés avec fidélité à une fortune qui n’est pas bonne fait qu’ils ne connaissent pas eux-mêmes le chagrin qu’ils en ont plus de dix fois par jour.
 
Mme de Pommereux m’écrivit un jour, à propos d’un malentendu qui était arrivé entre MM. de Caumartin et La Houssaye, que les amis des malheureux étaient un peu difficiles ; elle devait ajouter : et les domestiques. La familiarité, dont un grand seigneur qui est honnête homme se défend moins qu’un autre, diminue insensiblement du respect dont l’on ne se dispense jamais dans l’exercice journalier de sa grandeur. Cette familiarité produit, au commencement, la liberté de parler : celle-là est bientôt suivie de la liberté de se plaindre. La véritable sève de ces plaintes, c’est l’imagination que l’on a, que l’on serait bien mieux ailleurs qu’auprès d’un disgracié. L’on ne s’avoue pas à soi-même cette imagination, parce que l’on connaît qu’elle ne conviendrait pas à l’engagement d’honneur que l’on a pris, ou au fond de l’affection que l’on ne laisse pas, assez souvent, de conserver dans ces indispositions. Ces raisons font que l’on se déguise, même de bonne foi, ce que l’on sent dans le plus intérieur de son cur, et que le chagrin que l’on a de la mauvaise fortune à laquelle l’on a part prend, à tous les moments, d’autres objets. La préférence de l’un à l’autre, souvent nécessaire et même inévitable en mille et mille occasions, leur paraît toujours une injustice. Tout ce que le maître fait pour eux, même de plus difficile, n’est que devoir ; tout ce qu’il ne fait pas, même de plus impossible, est ingratitude ou dureté ; et ce qui est encore pis que tout ce que je viens de vous dire est que le remède qu’un véritable bon cur veut apporter à ces inconvénients aigrit le mal au lieu de le guérir, parce qu’il le flatte. Je m’explique.
 
Comme j’avais toujours vécu avec mes domestiques comme avec mes frères, je ne m’étais pas seulement imaginé que je pusse trouver parmi eux que de la complaisance et de la douceur. Je commençai à m’apercevoir dans la galère que la familiarité a beaucoup d’inconvénients ; mais je crus que je pourrais remédier à ces inconvénients par le bon traitement ; et le premier pas que je fis, en arrivant à Florence, fut de partager avec ceux qui m’avaient suivi dans mon voyage, et avec tous les autres qui m’avaient joint par le chemin, l’argent que le grand-duc m’avait prêté. Je leur donnai à chacun six-vingts pistoles, proprement pour s’habiller, et je fus très étonné, en arrivant à Rome, de les trouver, au moins pour la plupart, sur le pied gauche et dans des prétentions, sur plusieurs chefs, sans comparaison plus grandes que l’on ne les a dans les maisons des premiers ministres. Ils trouvèrent mauvais que l’on ne tapissât pas de belles tapisseries les chambres que l’on leur avait marquées dans mon palais. Cette circonstance n’est qu’un échantillon de cent et de cent autres de cette nature ; et c’est tout vous dire, que les choses en vinrent au point, et par leurs murmures et par la division, qui suit toujours de fort près les murmures, que je fus obligé, pour ma propre satisfaction, de faire un mémoire exact, dans le grand loisir que j’avais aux eaux de Saint-Cassien, de ce que j’avais donné à mes gentilshommes depuis que j’étais arrivé à Rome, et que je trouvai que si j’avais été loger dans le Louvre, à l’appartement de M. le cardinal Mazarin, il ne m’aurait pas, à beaucoup près, tant coûté. Boisguérin seul, qui fut à la vérité fort malade à Saint-Cassien et que j’y laissai avec ma litière et mon médecin, me coûta, en moins de quinze mois qu’il fut auprès de moi, cinq mille huit cents livres d’argent déboursé et mis entre ses mains. Il n’en eût peut-être pas tant tiré, si il eût été domestique de M. le cardinal Mazarin. Sa santé l’obligea de changer d’air et de retourner en France, où il ne me parut pas, depuis, qu’il se ressouvînt beaucoup de la manière dont je l’avais traité. Je suis obligé de tirer de ce nombre de murmurateurs domestiques Malclerc, qui a l’honneur d’être connu de vous, et qui toucha de moi beaucoup moins que les autres, parce qu’il ne se trouva pas, par hasard, dans le temps des distributions. Il était continuellement en voyage, comme vous verrez dans la suite de cette narration, et je suis obligé de vous dire pour la vérité, que je ne lui vis jamais, dans pas une occasion, ni un mouvement de chagrin ni d’intérêt. M. l’abbé de Lamet, mon maître de chambre, qui n’a jamais voulu toucher un sol de moi dans tout le cours de ma disgrâce, était moins capable du dernier qu’homme que je connaisse ; son humeur, naturellement difficultueuse, faisait qu’il était assez susceptible du premier, parce qu’il était échauffé par Joly, qui, avec un bon cur et des intentions très droites, a une sorte de travers dans l’esprit, tout à fait contraire à la balance qu’il est nécessaire de tenir bien droite dans l’économie, ou plutôt dans le gouvernement d’une grande maison. Ce n’était pas sans peine que je me ménageais entre ces deux derniers et l’abbé Charrier, entre lesquels la jalousie était assez naturelle. Celui-ci penchait absolument vers l’abbé Bouvier, mon agent, et expéditionnaire à la cour de Rome, auquel toutes mes lettres de change étaient adressées. Joly prit parti pour l’abbé Rousseau, qui, comme frère de mon intendant, prétendait qu’il devait faire l’intendance, de laquelle, à la vérité, il n’était pas capable. Je vous fais encore des excuses de vous entretenir de toutes ces bagatelles, sur lesquelles d’ailleurs vous ne doutez pas que je n’épargnasse avec joie les petits défauts de ceux que je viens de vous marquer, quand il vous plaira de faire réflexion qu’ils ne m’ont pas empêché de faire, pour tous mes domestiques sans exception, ce qui a été en mon pouvoir, depuis que je suis de retour en France. Je ne touche, comme je vous ai dit, cette matière, que parce que messieurs vos enfants ne la trouveront peut-être en lieu du monde si spécifiée, et je ne l’ai jamais rencontrée, au moins particularisée, dans aucun livre. Vous me demanderez peut-être quel fruit je prétends qu’ils en tirent ? Le voici. Qu’ils fassent réflexion, une fois la semaine, qu’il est de la prudence de ne pas toujours s’abandonner à toute sa bonté, et qu’un grand seigneur, qui n’en peut jamais trop avoir dans le fond de son âme, la doit, par bonne conduite, cacher avec soin dans son cur, pour en conserver la dignité, particulièrement dans la disgrâce. Il n’est pas croyable ce que ma facilité naturelle, si contraire à cette maxime, m’a coûté de chagrin et de peines. Je crois que vous voyez suffisamment, par ces échantillons, la difficulté du personnage que je soutenais. Vous l’allez encore mieux concevoir par le compte que je vous supplie de me permettre que je vous rende de la conduite que je fus obligé de prendre, en même temps, du côté de France.
 
Aussitôt que je fus sorti du château de Nantes, M. le cardinal Mazarin fit donner un arrêt du conseil du Roi, par lequel il était défendu à mes grands vicaires de décerner aucun mandement sans en avoir communiqué au conseil de Sa Majesté. Quoique cet arrêt tendît à ruiner la liberté qui est essentielle au gouvernement de l’Église, l’on pouvait prétendre que ceux qui le rendaient affectaient de sauver quelques apparences d’ordre et de discipline, en ce qu’au moins ils reconnaissaient ma juridiction. Ils rompirent bientôt toutes mesures, en déclarant, par un autre arrêt, donné à Péronne, mon siège vacant, ce qui arriva un mois ou deux auparavant que le Saint-Siège le déclarât rempli en me donnant le pallium de l’archevêché de Paris en plein consistoire. L’on manda, en même temps, à la cour, MM. Chevalier et Lavocat, chanoines de Notre-Dame, mes grands vicaires, et l’on se servit du prétexte de leur absence pour forcer le chapitre à prendre l’administration de mon diocèse. Ce procédé si peu canonique ne scandalisa pas moins l’Église de Rome que celle de France. Les sentiments de l’une et de l’autre se trouvèrent conformes de tout point. Je les observai, et même les fortifiai avec application ; et après que je leur eus laissé tout le temps que je crus nécessaire, vu le flegme du pays où j’étais, pour purger ma conduite de tout air de précipitation, j’en formai une lettre que j’écrivis au chapitre de Notre-Dame de Paris, et que j’insérerai ici, parce qu’elle vous fera connaître, d’une vue, ce qui se passa depuis ma liberté à cet égard.
 
" Messieurs, " Comme l’une des plus grandes joies que je ressentis, aussitôt après que Dieu m’eut rendu la liberté, fut de recevoir les témoignages si avantageux d’affection et d’estime que vous me rendîtes, et en particulier par la réponse obligeante que vous fîtes d’abord à la lettre que je vous avais écrite, et en public par les publiques actions de grâces que vous offrîtes à Dieu pour ma délivrance, je vous puis aussi assurer que, parmi tant de traverses et de périls que j’ai courus depuis, je n’ai point eu d’affliction plus sensible que d’apprendre les tristes nouvelles de la manière dont on a traité votre compagnie pour la détacher de mes intérêts, qui ne sont autres que ceux de l’Église, et vous faire abandonner, par des résolutions forcées et involontaires, celui dont vous aviez soutenu le droit et l’autorité avec tant de vigueur et tant de constance.
 
" La fin si heureuse qu’il a plu à Dieu de donner à mes voyages et à mes travaux, en m’amenant dans la capitale du royaume de Jésus-Christ et l’asile le plus ancien et le plus sacré de ses ministres persécutés par les grands du monde, n’a pu me faire oublier ce qu’on a fait dans Paris pour vous assujettir ; et l’accueil si favorable que m’avait daigné faire le chef de tous les évêques et le père de tous les fidèles, avant que Dieu le retirât de ce monde, ces marques si publiques et si glorieuses de bonté et d’affection, dont il lui avait plu d’honorer mon exil et mon innocence, et la protection apostolique qu’il m’avait fait l’honneur de me promettre avec tant de tendresse et de générosité, n’ont pu entièrement adoucir l’amertume que m’a causée, depuis six mois, l’état déplorable auquel votre compagnie a été réduite.
 
" Car, comme les marques extraordinaires de votre fidèle amitié vers moi ont attiré sur vous leur aversion, et qu’on ne vous a persécutés que parce que vous vous étiez toujours opposés à la persécution que je souffrais, j’ai été blessé dans le cur de toutes les plaies que votre corps a reçues ; et la même générosité qui m’oblige à conserver jusqu’à la fin de ma vie des sentiments tout particuliers de reconnaissance et de gratitude pour vos bons offices m’oblige maintenant encore davantage à ressentir des mouvements non communs de compassion et de tendresse pour vos afflictions et pour vos souffrances.
 
"J’ai appris, Messieurs, avec douleur, que ceux qui, depuis ma liberté, m’ont fait un crime de votre zèle pour moi, ne m’ont reproché, par un écrit public et diffamant, d’avoir fait faire dans la ville capitale des actions scandaleuses et injurieuses à Sa Majesté, que parce que vous aviez témoigné à Dieu, par l’un des cantiques de l’Église, la joie que vous aviez de ma délivrance, après la lui avoir demandée par tant de prières. J’ai su que cette action de votre piété, qui a réjoui tous ceux qui étaient affligés du violement de la liberté ecclésiastique par la détention d’un cardinal et d’un archevêque, a tellement irrité mes ennemis, qu’ils en ont pris occasion de vous traiter de séditieux et de perturbateurs du repos public ; qu’ils se sont servis de ce prétexte pour faire mander en cour mes deux grands vicaires et autres personnes de votre corps, sous ombre de leur faire rendre compte de leurs actions, mais, dans la vérité, pour les exposer au mépris, pour les outrager par les insultes et les moqueries, et les abattre, si ils pouvaient, par les menaces.
 
" Mais ce qui m’a le plus touché a été d’apprendre que cette première persécution, qu’on a faite à mes grands vicaires et à quelques autres de vos confrères, n’a servi que de degré pour se porter ensuite à une plus grande, qu’on a faite à tout votre corps. On ne les a écartés que pour l’affaiblir, et prendre le temps de leur exil pour vous signifier un arrêt du 22 d’août dernier, par lequel des séculiers, usurpant l’autorité de l’Église, déclarent mon siège vacant, et vous ordonnent, ensuite de cette vacance prétendue, de nommer, dans huit jours, des grands vicaires pour gouverner mon diocèse, en la place de ceux que j’avais nommés, avec menaces qu’il y serait pourvu autrement, si vous refusiez de le faire.
 
"Je ne doute point que vous n’ayez tous regardé la seule proposition d’une entreprise si outrageuse à la dignité épiscopale comme une injure signalée qu’on faisait à l’Église de Paris, en lui témoignant par cette ordonnance qu’on la jugeait capable de consentir à un si honteux asservissement de l’épouse de Jésus-Christ, à une si violente usurpation de l’autorité ecclésiastique par une puissance séculière, qui est toujours vénérable en se tenant dans ses légitimes bornes, et à une dégradation si scandaleuse de votre archevêque.
 
" Mais aussi, parce qu’on savait combien de vous-même vous étiez éloignés de vous porter à rien de semblable, j’ai su qu’outre cette absence de vos confrères, on s’était servi de toutes sortes de voies pour gagner les uns, pour intimider les autres et pour affaiblir ceux mêmes qui seraient les plus désintéressés en leur particulier, par l’appréhension de perdre vos droits et vos privilèges. Et afin que tout fût conforme à ce même esprit, j’apprends, par la lecture de l’acte de signification de cet arrêt qui m’a été envoyé, que deux huissiers de la chaîne, étant entrés dans votre assemblée, déclarèrent qu’ils vous signifiaient cet arrêt par exprès commandement, à ce que vous n’en prétendissiez cause d’ignorance et que vous eussiez à obéir ; et, parce que l’on sait que les premières impressions de la crainte et de la frayeur sont toujours les plus puissantes, ne voulant point vous laisser de temps pour vous reconnaître, ils vous enjoignirent de délibérer à l’heure même sur cet arrêt, vous déclarant qu’ils ne sortiraient point du lieu jusques à ce que vous l’eussiez fait. " Cependant, il y a sujet de louer Dieu de ce que ce procédé si extraordinaire a rendu encore plus visible à tout le monde l’outrage que mes ennemis ont voulu faire à l’Église en ma personne. Quelque violence qu’on ait employée pour vous empêcher d’agir selon les véritables mouvements de votre cur, et quelque frayeur qu’on ait répandue dans les esprits, on n’a pu vous faire consentir à cette sacrilège dégradation d’un archevêque par un tribunal laïque ; et le refus que vous en avez fait, malgré toutes les instances de mes ennemis, leur sera dans la postérité une conviction plus que suffisante de s’être emportés à des attentats si insupportables contre l’Église, que ceux mêmes qu’ils ont opprimés et réduits à n’avoir plus de liberté n’en ont pu concevoir que de l’horreur.
 
" Ainsi, au lieu de déclarer mon siège vacant, selon les termes de cet arrêt, vous avez reconnu que mes grands vicaires étaient les véritables et légitimes administrateurs de la juridiction spirituelle dans mon diocèse, et qu’il n’y avait qu’une violence étrangère qui les empêchait de l’exercer. Vous avez résolu de faire des remontrances au Roi pour leur retour aussi bien que pour le mien et vous avez témoigné par là combien les plaies que l’on voulait faire à mon caractère vous étaient sensibles. Voilà votre véritable disposition. Tout ce qui s’est fait de plus ne doit être imputé qu’aux injustes violateurs des droits inviolables de l’Église.
 
"J’ai su, Messieurs, qu’il y eu plusieurs d’entre vous qui sont demeurés fermes et immobiles dans cet orage et qui ont conservé en partie l’honneur de votre corps par une courageuse résistance à toutes les entreprises de mes ennemis.
 
" Mais j’ai su encore que ceux qui n’ont pas été si fermes et qui n’ont osé s’opposer ouvertement à l’injure qu’on voulait faire à leur archevêque ne se sont laissés aller à cet affaiblissement que parce qu’on ne voulait pas leur permettre de suivre la loi de l’Église, mais les contraindre de se rendre à une nécessité qu’on prétendait n’avoir point de loi. Ils ont agi, non comme des personnes libres, mais comme des personnes réduites dans les dernières extrémités. Ils ont souffert, dans ce rencontre, le combat que décrit saint Paul, de la chair contre l’esprit ; et ils peuvent dire sur ce sujet : "Nous n’avons pas fait le bien que nous voulions ; mais nous avons fait le mal que nous ne voulions pas." " Tout le monde sait que, lorsqu’on vous a fait prendre l’administration spirituelle de mon diocèse, mes grands vicaires n’étaient que depuis peu de jours absents et qu’il y avait sujet de croire qu’ils devaient être bientôt de retour. Or, qui jamais ouït dire qu’un diocèse doive passer pour désert et abandonné, et qu’on doive obliger un chapitre à usurper l’autorité de son évêque quatre jours après qu’on aura mandé ses grands vicaires en cour ?
 
" Le passage même des décrétales qu’on m’a écrit avoir été l’unique fondement de cet avis ne détruit-il pas clairement ce qu’on veut qu’il établisse ? "Si un évêque, dit ce décret du pape Boniface VIII, est pris par des païens ou des schismatiques, ce n’est pas le métropolitain, mais le chapitre, qui doit administrer le diocèse, dans le spirituel et le temporel, comme si le siège était vacant par mort, jusques à ce que l’évêque sorte d’entre les mains de ces païens ou de ces schismatiques et soit remis en liberté ; ou que le Pape, à qui il appartient de pourvoir aux nécessités de l’Église, et que le chapitre doit consulter au plus tôt sur cette affaire, en ait ordonné autrement."
 
" Voilà ce qu’est ce décret : c’est-à-dire voilà la condamnation formelle de tout ce qu’on a voulu entreprendre contre l’autorité que Dieu m’a donnée. Car s’il y avait lieu de se servir de ce décret pour m’ôter l’exercice de ma charge, c’aurait été lorsque j’étais en prison, puisqu’il ne parle que de ce qu’on doit faire lorsqu’un évêque est prisonnier : ce qu’on a été si éloigné de prétendre que, durant tout le temps de ma prison jusqu’au jour de ma délivrance, mes grands vicaires ont toujours paisiblement gouverné mon diocèse en mon nom et sous mon autorité. Et en effet, comment mes ennemis auraient-ils pu se servir de ce décret, sans vouloir prendre à l’égard de moi la place peu honorable des païens ou des schismatiques qui, n’ayant point ou de crainte pour Dieu ou de respect pour l’Église, ne font point de conscience de persécuter les ministres de Dieu et les prélats de l’Église et de les réduire à la servitude et à la misère d’une prison ?
 
" Que si l’on ne s’en est pas pu servir lorsque j’étais dans la captivité, parce que je n’étais pas retenu par des païens ou des schismatiques, qui est la seule espèce de ce décret, comment aurait-on pu s’en servir lorsque Dieu avait rompu mes liens, puisque le Pape y ordonne expressément que cette administration du chapitre ne doit durer que jusqu’à ce que l’évêque soit en liberté ? De sorte que, si vous aviez pris auparavant l’administration de mon diocèse, lorsque j’étais retenu captif (ce que vous n’avez jamais voulu faire), vous auriez dû nécessairement la quitter, selon la décision expresse de ce décret, aussitôt que Dieu m’a rendu la liberté.
 
" Que si l’on prétend que l’absence d’un archevêque qui est libre, et les empêchements qu’une puissance séculière peut apporter aux fonctions de ses grands vicaires, donnent le même droit aux chapitres de prendre en main l’administration d’un diocèse que si l’évêque était captif parmi les schismatiques ou les infidèles, on prétend confondre des choses qui sont entièrement différentes : un évêque captif avec un évêque libre ; un évêque qui ne peut agir, ni par soi, ni par autrui, avec un évêque qui le peut et qui le doit ; un chapitre, un clergé, un peuple qui ne peut recevoir aucuns ordres ni aucunes lettres de son évêque, avec un chapitre et un diocèse qui en peut recevoir et qui les doit recevoir avec respect, selon tous les canons de l’Église, lorsqu’il est reconnu pour évêque par toute l’Église.
 
" Quand un évêque est prisonnier entre les mains des infidèles, c’est une violence étrangère qui suspend ses fonctions épiscopales, qui le met dans une impuissance absolue de gouverner son diocèse, et sur laquelle l’Église n’a aucun pouvoir ; mais ici, l’évêque étant libre comme je le suis, grâces à Dieu, il peut envoyer ses ordres et établir des personnes qui le gouvernent en son absence ; et les empêchements que la passion et l’animosité y voudraient apporter ne doivent être considérés que comme des entreprises et des attentats contre l’autorité épiscopale, auxquels des ecclésiastiques ne peuvent déférer sans trahir l’honneur et l’intérêt de l’Église. Et comme, lorsque la personne d’un évêque est captive parmi les infidèles, il n’y a rien que son Église ne doive faire pour le racheter, jusques à vendre les vases sacrés, si elle ne peut trouver autrement de quoi payer sa rançon : ainsi, lorsqu’on veut retenir, non sa personne, parce qu’on ne le peut pas, mais son autorité captive, son Église doit employer tout ce qu’elle a de pouvoir, non contre lui, mais pour lui ; non pour usurper son autorité, mais pour la défendre contre ceux qui la veulent anéantir.
 
" Car vous savez, Messieurs, que c’est dans ces rencontres de persécutions et de troubles que le clergé doit se tenir plus que jamais inséparablement uni avec son évêque ; et que, comme les mains se portent naturellement à la conservation de la tête, lorsqu’elle est menacée de quelque danger, les premiers ecclésiastiques d’un diocèse, qui sont les mains des prélats, par lesquelles ils agissent et conduisent les peuples, ne doivent jamais s’employer avec plus de vigueur et plus de zèle à maintenir l’autorité de leur chef et de leur pasteur, que lorsqu’elle est plus violemment attaquée et que la puissance séculière se veut attribuer le droit d’interdire les fonctions ecclésiastiques à ses grands vicaires, et de faire passer en d’autres mains, selon qu’il lui plaît, l’administration de son diocèse.
 
" Mais si l’on peut dire qu’un évêque laisse son siège désert et abandonné, et qu’ainsi d’autres en peuvent prendre la conduite malgré lui parce qu’on le persécute et qu’on veut empêcher qu’il ne le gouverne par lui-même ou par ses officiers, tant de grands prélats, que diverses persécutions ou par la foi ou pour de prétendus intérêts d’État et des querelles touchant la liberté de l’Église ont obligés autrefois de s’enfuir ou de se cacher, et qui ne laissaient pas cependant de gouverner leurs diocèses par leurs lettres et par leurs ordres, qu’ils envoyaient à leur clergé et à leurs peuples, auraient dû demeurer tout ce temps-là sans autorité, comme des déserteurs de leurs sièges ; et leurs prêtres auraient eu droit de s’attribuer leur puissance, et de leur ôter par un détestable schisme l’usage de leur caractère.
 
" Le grand saint Cyprien, évêque de Carthage, pour n’apporter que ce seul exemple de l’antiquité, ayant vu la persécution qui s’allumait contre lui, et que les païens, dans l’amphithéâtre, avaient demandé qu’on l’exposât aux lions, se crut obligé de se retirer pour ne pas exciter par sa présence la fureur des infidèles contre son peuple : ce qui donna sujet à quelques prêtres de son Église, qui ne l’aimaient pas, de se servir de son absence pour usurper son autorité, et s’attribuer la puissance que Dieu lui avait donnée sur les fidèles de Carthage. Mais il fit bien voir que son siège n’était point désert, quoiqu’il fût absent et caché et que la persécution l’empêchât de faire publiquement les fonctions d’un évêque. Jamais il ne gouverna son Église avec plus de fermeté et plus de vigueur. Il établit des vicaires pour la conduire en son nom et sous son autorité ; il excommunia ces prêtres qui lui voulaient ravir sa puissance, avec tous ceux qui les suivraient ; il fit par ses lettres tout ce qu’il aurait fait en présence. Le compte qu’il en rend lui-même, écrivant au clergé de Rome, montre bien clairement que jamais il n’avait moins abandonné son Église, que lorsque la proscription qu’on avait faite de sa personne et de ses biens l’avait contraint de s’en éloigner. Du lieu de sa retraite il envoyait des mandements pour la conduite qu’on devait tenir vers ceux qui étaient tombés dans la persécution. Il ordonnait des lecteurs, des sous-diacres et des prêtres, qu’il envoyait à son clergé. Il consolait les uns et exhortait les autres, et travaillait surtout à empêcher que son absence ne donnât lieu à ses ennemis de faire un schisme dans son Église, et de séparer de lui une partie du troupeau qui était commis à sa conduite.
 
" Que si ce saint évêque de Carthage n’avait rien perdu du droit de gouverner son Église pour être devenu caché et comme invisible à son Église même, combien plus un archevêque de Paris conserve-t-il toujours le droit de gouverner la sienne lorsqu’il n’est point caché ni invisible, mais qu’il est exposé à la plus grande lumière du monde ; qu’il s’est retiré près du chef de tous les évêques et du père commun de tous les rois catholiques ; qu’il y est reconnu par Sa Sainteté pour légitime prélat de son siège, et qu’il exerce publiquement, dans la maîtresse de toutes les Églises, les fonctions sacrées de sa dignité de cardinal ?
 
" Et il ne sert de rien de dire que, le sujet de la proscription de saint Cyprien étant la guerre que les païens faisaient à la foi, on ne doit pas étendre cet exemple à la proscription d’un archevêque qui n’est persécuté que pour de prétendus intérêts d’État ; car, pour quelque sujet que l’on proscrive un prélat, tant qu’il demeure revêtu de la dignité épiscopale et que l’Église n’a rendu aucun jugement contre lui, comme nulle proscription et nulle interdiction qui vienne de la part des puissances séculières ne peut empêcher qu’il ne soit évêque et qu’il ne remplisse son siège, elle ne peut aussi empêcher qu’il n’ait le droit et le pouvoir d’en exercer les fonctions, lequel il a reçu de Jésus-Christ et non des rois, et qu’ainsi tout son clergé ne soit obligé en conscience de déférer à ses ordres dans l’administration spirituelle de son diocèse.
 
" C’est donc en vain qu’on veut couvrir la violence d’un procédé inouï et sans exemple par le sujet dont on le prétexte, c’est-à-dire par des accusations chimériques et imaginaires de crime d’État, qui n’ont commencé à m’être publiquement imputées, pour me faire perdre l’exercice de ma charge, dont je jouissais par mes grands vicaires, étant en prison, que depuis le jour qu’il a plu à Dieu de me rendre la liberté.
 
" Que si j’ai été évêque étant prisonnier, ne le suis-je pas étant libre ? Si je l’étais étant à Nantes, ne le suis-je plus étant à Rome ? Suis-je le premier prélat qui soit tombé dans la disgrâce de la cour, et qui ait été contraint de se retirer hors du royaume ? Que si tous ceux à qui cet accident est arrivé n’ont pas laissé de gouverner leurs diocèses par leurs grands vicaires, selon la discipline inviolable de l’Église, quel est ce nouvel abus de la puissance séculière qui foule aux pieds toutes les lois ecclésiastiques ? Quelle est cette nouvelle servitude et ce nouveau joug qu’on veut imposer à l’Église de Jésus-Christ en faisant dépendre l’exercice divin de la puissance épiscopale de tous les caprices et de toutes les jalousies des favoris ?
 
" Feu M. le cardinal de Richelieu, n’étant encore qu’évêque de Luçon, fut relégué en Avignon après la mort du maréchal d’Ancre : et cependant, quoiqu’il fût hors du royaume, jamais on ne s’avisa de porter son chapitre à prendre le gouvernement de son évêché, comme si son siège eût été désert ; et ses grands vicaires continuèrent toujours de le gouverner en son nom et sous son autorité. " Et n’avons-nous pas vu encore que feu M. l’archevêque de Bordeaux, ayant été obligé de sortir de France et de se retirer au même comtat d’Avignon, il ne cessa point pour cela de conduire son archevêché, non seulement par ses grands vicaires, mais aussi par ses ordres et ses règlements, qu’il envoyait du lieu de sa retraite et dont j’en ai moi-même vu plusieurs de publics et d’imprimés ?
 
" Pour être à Rome, qu’on peut appeler la patrie commune de tous les évêques, perd-on le droit que l’on conserve dans Avignon ? Et pourquoi l’Église ne jouira-t-elle pas, sous le règne du plus chrétien et du plus pieux prince du monde, de l’un des plus sacrés et des plus inviolables de ses droits dont elle a joui paisiblement sous le règne du feu roi son père ?
 
" Mais ce qui m’a causé une sensible douleur a été d’avoir appris qu’il se soit trouvé deux prélats assez indifférents pour l’honneur de leur caractère, et assez dévoués à toutes les passions de mes ennemis, pour entreprendre de conférer les ordres sacrés dans mon Église, ou plutôt de les profaner par un attentat étrange : n’y ayant rien de plus établi, dans toute la discipline ecclésiastique, que le droit qu’a chaque évêque de communiquer la puissance sacerdotale de Jésus-Christ à ceux qui lui sont soumis, sans qu’aucun évêque particulier le puisse faire contre son gré, que par une entreprise qui le rend digne d’être privé des fonctions de l’épiscopat, dont il viole l’unité sainte, selon l’ordonnance de tous les anciens conciles, que celui de Trente a renouvelée.
 
" Que si les conciles, lors même que le siège est vacant par la mort d’un évêque, défendent aux chapitres de faire conférer les ordres sans une grande nécessité, telle que serait une vacance qui durerait plus d’un an, et si ce que le concile de Trente a établi sur ce sujet n’est qu’un renouvellement de ce que nous voyons avoir été établi par les conciles de France, qui défendent à tous évêques d’ordonner des clercs et de consacrer des autels dans une Église à qui la mort a ravi son propre pasteur, n’est-il pas visible que ce qui n’aurait pas été légitime quand mon siège aurait été vacant par ma mort, le peut être encore moins par la violence qu’on a exercée contre moi qui suis vivant et en liberté, et que la précipitation avec laquelle on s’est porté à cette entreprise la rend tout à fait inexcusable et digne de toutes les peines les plus sévères des saints canons ? " Mais il est temps, Messieurs, que l’Église de Paris sorte de l’oppression sous laquelle elle gémit, et qu’elle rentre dans l’ordre dont une violence étrangère l’a tirée.
 
"Je ne doute point que ceux mêmes qui ont eu moins de fermeté pour s’opposer à l’impétuosité de ce torrent ne bénissent Dieu lorsqu’ils verront cesser tous les prétextes qui ont donné lieu à ce scandaleux interrègne de la puissance épiscopale.
 
" On ne peut plus dire que l’on ignore le lieu où je suis ; on ne peut plus me considérer comme enfermé dans un conclave. Je ne puis plus trouver moi-même de prétextes et de couleurs à cette longue patience si contraire à toutes les anciennes pratiques de l’Église et qui me donnerait un scrupule étrange, si Dieu, qui pénètre les curs, ne voyait dans le mien que la cause de mon silence n’a été que ce profond respect que j’ai toujours conservé et que je conserverai éternellement pour tout ce qui porte le nom du Roi, et l’espérance que ces grandes et saintes inclinations qui brillent dans l’âme de Sa Majesté le porteraient à connaître l’injure que l’on a faite sous son nom à l’Église.
 
"Je ne puis croire, Messieurs, que le Saint-Esprit, qui vient de témoigner, par l’élection de ce grand et digne successeur de saint Pierre, une protection toute particulière à l’Église universelle, n’ait déjà inspiré dans le cur de notre grand monarque des sentiments très favorables pour le rétablissement de celle de Paris. Je ne fais point de doute que ce zèle ardent que j’ai fait paraître, dans toutes les occasions, pour son service n’ait effacé de son âme royale ces fausses impressions qui ne peuvent obscurcir l’innocence, et je suis persuadé que, dans un temps où l’Église répand avec abondance les trésors de ses grâces, la piété du successeur de saint Louis ne voudrait pas permettre qu’elles passassent par des canaux qui ne fussent pas ordinaires et naturels. J’ai toutes sortes de sujets de croire que mes grands vicaires sont présentement dans Paris, que la bonté du Roi les y a rappelés pour exercer leurs fonctions sous mon autorité, et que Sa Majesté aura enfin rendu la justice que vous lui demandez continuellement par tous vos actes, puisque vous protestez toujours, même dans leur titre, que vous ne les faites qu’à cause de leur absence. Je leur adresse donc, Messieurs, la bulle de notre Saint-Père le Pape, pour la faire publier selon les formes ; et en cas qu’ils ne soient pas à Paris, ce que j’aurais pourtant peine à croire, je l’envoie à MM. les archiprêtres de la Madeleine et de Saint-Séverin pour en user selon mes ordres et selon la pratique ordinaire du diocèse. Par le même mandement, je leur donne l’administration de mon diocèse en l’absence de mes grands vicaires, et je suis persuadé que ces résolutions vous donneront beaucoup de joie, puisqu’elles commencent à vous faire voir quelques lumières de ce que vous avez tant souhaité et qu’elles vous tirent de ces difficultés où vous avait mis l’appréhension de voir le gouvernement de mon archevêché désert et abandonné. J’aurais, au sortir du conclave, donné ces ordres si je n’eusse mieux aimé que vous les eussiez reçus en même temps que je reçois des mains de Sa Sainteté la plénitude de la puissance archiépiscopale, par le pallium qui en est la marque et la consommation. Je prie Dieu de me donner les grâces nécessaires pour l’employer selon mes obligations à son service et à sa gloire, et je vous demande vos prières qui implorent sur moi les bénédictions du Ciel. Je les espère, Messieurs, de votre charité et suis, Messieurs, votre très affectionné serviteur et confrère. "
 
 
Le Cardinal de Rais, archevêque de Paris.
 
A. Rome, ce 22 mai 1655. Cette lettre eut tout l’effet que je pouvais désirer. Le chapitre, qui était très bien disposé pour moi, quitta avec joie l’administration. Il ne tint pas à la cour de l’en empêcher ; mais elle ne trouva pour elle, dans ce corps, que trois ou quatre sujets, qui n’étaient pas les ornements de leur compagnie.
 
M. d’Aubigny, du nom de Stuart, s’y signala autant par sa fermeté, que le bonhomme Ventadour s’y fit remarquer par sa faiblesse. Enfin, mes grands vicaires reprirent avec courage le gouvernement de mon diocèse, et M. le cardinal Mazarin fut obligé de leur faire donner une lettre de cachet pour les tirer de Paris et les faire venir à la cour pour une seconde fois. Je vous rendrai compte de la suite de cette violence, après que je vous aurai entretenue d’un détail qui sera curieux en ce qu’il sera proprement le caractère du malheur le plus sensible, à mon opinion, qui soit attaché à la disgrâce.
 
Une lettre que je reçus de Paris, quelque temps après que je fus entré dans le conclave, m’obligea à y dépêcher en poste Malclerc. Cette lettre, qui était de M. de Caumartin, portait que M. de Noirmoutier traitait avec la cour, par le canal de Mme de Chevreuse et de Laigue ; que celle-là avait assuré le Cardinal que celui-ci ne me donnerait que des apparences et qu’il ne ferait rien contre ses intérêts ; que le Cardinal lui avait déclaré à elle-même que Laigue n’entrerait jamais en exercice de la charge de capitaine des gardes de Monsieur, qui lui avait été donnée à la prison de Messieurs les Princes, jusques à ce que le Roi fût maître de Mézières et de Charleville ; que Noirmoutier avait dépêché Longuerue, lieutenant de Roi de la dernière, à la cour, pour l’assurer, non pas seulement en son nom, mais même en celui du vicomte de Lamet, tout au moins d’une inaction entière, cependant que l’on traiterait du principal ; que cet avis venait de Mme de Lesdiguières, qui apparemment, le tenait du maréchal de Villeroy, et que je devais compter là-dessus. Cette affaire, comme vous voyez, méritait de la réflexion ; et celle que j’y fis, jointe au besoin que j’avais de pourvoir à ma subsistance, m’obligea, comme je viens de vous le dire, à envoyer en France Malclerc avec ordre et de faire concevoir à mes amis la nécessité qui me forçait à des dépenses qu’ils ne croyaient pas trop nécessaires, et de faire ses efforts pour obliger MM. de Noirmoutier et de Lamet à ne se point accommoder avec la cour, jusques à ce que le Pape fût fait. J’avais déjà de grandes espérances de l’exaltation de Ghisi, et j’avais si bonne opinion et de son zèle pour les intérêts de l’Église et de sa reconnaissance pour moi, que je ne comptais presque plus sur ces places, que comme sur des moyens que j’aurais, en consentant à l’accommodement de leur gouverneur, de faire connaître que je mettais l’unique espérance de mon rétablissement en la protection de Sa Sainteté. Malclerc trouva, en arrivant à Paris, que l’avis qui m’avait été donné n’était que trop bien fondé ; il ne tint pas même à M. de Caumartin de l’empêcher d’aller à Charleville, parce qu’il croyait que son voyage ne servirait qu’à faire faire sa cour à M. de Noirmoutier. M. de Châlons, que Malclerc vit en passant, essaya aussi de le retenir par la même raison : il voulut absolument suivre son ordre. Il fut reconnu, en passant à Montmirail, par un des gens de Mme de Noirmoutier, ce qui l’obligea de la voir. Il eut l’adresse de lui faire croire qu’il se rendait aux raisons qu’elle lui alléguait en foule, pour l’empêcher d’aller trouver son mari. Il se démêla, par cette ruse innocente, de ce mauvais pas, qui, vu l’humeur de la dame, était très capable de le mener à la Bastille. Il vit MM. de Noirmoutier et de Lamet à une lieue de Mézières, chez un gentilhomme nommé M. d’Haudrey. Le premier ne lui parla que des obligations qu’il avait à Mme de Chevreuse, de la parfaite union qui était entre lui et Laigue, et des sujets qu’il avait de se plaindre de moi : ce qui est le style ordinaire de tous les ingrats. Le second lui témoigna toutes sortes de bonnes volontés pour moi ; mais il lui laissa voir, en même temps, une grande difficulté à se pouvoir séparer des intérêts ou plutôt de la conduite du premier, vu la situation des deux places, dont il est vrai que l’une n’est pas fort considérable sans l’autre. Enfin, Malclerc, qui se réduisit à leur demander, pour toute grâce, en mon nom, de différer seulement leur accommodement jusques à la création du nouveau pape, ne tira de Noirmoutier que des railleries sur ce qu’il s’était lui-même laissé surprendre aux fausses lueurs avec lesquelles j’affectais, disait-il, d’amuser tout le monde touchant l’exaltation de Ghisi ; et il revint à Paris où il apprit de M. de Châlons la création du pape Alexandre.
 
Mes amis, auxquels je l’avais mandé par Malclerc, en conçurent toutes les espérances que vous vous pouvez imaginer. Vous n’avez pas de peine à croire la douleur que M. de Noirmoutier eut de sa précipitation. Il avait conclu son accommodement avec Monsieur le Cardinal un peu après que Malclerc lui eut parlé, et il était venu à Paris pour le consommer. Il désira de voir Malclerc, aussitôt qu’il eut appris que Ghisi était effectivement pape. Il découvrit qu’il était encore à Paris, quoique mes amis, qui se défiaient beaucoup de son secret et de sa bonne foi, lui eussent dit qu’il en était parti ; et il ht tant, qu’il le vit dans le faubourg Saint-Antoine.
 
Il n’oublia rien pour excuser, ou plutôt pour colorer la précipitation de son accommodement ; il ne cacha point la cruelle douleur qu’il avait de n’avoir pas accordé le petit délai que l’on lui avait demandé. Sa honte parut et dans son discours et dans son visage. Je ne fus plus cet homme malhonnête et tyran, qui voulais sacrifier tous mes amis à mon ambition et à mon caprice. L’on ne parla dans la conversation que de tendresse que l’on avait pour moi, que des expédients que l’on cherchait avec Mme de Chevreuse et avec Laigue, pour me raccommoder solidement avec la cour, que des facilités que l’on espérait d’y trouver. La conclusion fut une instance très grande de prendre dix mille écus, par lesquels on espérait, dans le pressant besoin que j’avais d’argent, d’adoucir à mon égard et de couvrir à celui du monde le cruel tort que l’on m’avait fait. Malclerc refusa les dix mille écus, quoique mes amis le pressassent beaucoup de les recevoir. Ils m’en écrivirent, même avec force, et ils ne me persuadèrent pas ; et je me remercie encore aujourd’hui de mon sentiment. Il n’y a rien de plus beau que de faire des grâces à ceux qui nous manquent ; il n’y a rien, à mon sens, de plus faible que d’en recevoir. Le christianisme, qui nous commande le premier, n’aurait pas manqué de nous enjoindre le second, si il était bon. Quoique mes amis eussent été de l’avis de ne pas refuser les offres de M. de Noirmoutier, parce qu’il les avait faites de lui-même, ils ne crurent pas qu’il fût de la bienséance d’en solliciter de nouvelles vers les autres, au moment que la bonne conduite les obligeait à affecter même de faire des triomphes de l’exaltation de Ghisi. Ils suppléèrent, de leur propre fonds, à ce qui était de plus pressant et de plus nécessaire, et Malclerc revint me trouver à Rome, où je vous assure qu’il ne fut pas désavoué du refus qu’il avait fait de recevoir l’argent de M. de Noirmoutier.
 
Ce que vous venez de voir de la conduite de celui-ci est l’image véritable de celle que tous ceux qui manquent à leurs amis dans les disgrâces ne manquent jamais de suivre. Leur première application est de jeter dans le monde des bruits sourds de mécontentements qu’ils feignent avoir de ceux qu’ils veulent abandonner ; et la seconde est de diminuer, autant qu’ils peuvent, le poids des obligations qu’ils leur ont. Rien ne leur peut être plus utile pour cet effet que de donner des apparences de reconnaissance vers d’autres dont l’amitié ne leur puisse être d’aucun embarras. Ils trompent ainsi l’inconstante attention que la moitié des hommes ont pour les ingratitudes qui ne les touchent pas personnellement, et ils éludent la véritable reconnaissance par la fausse. Il est vrai qu’il y a toujours des gens plus éclairés auxquels il est difficile de donner le change, et je me souviens, à ce propos, que Montrésor, à qui j’avais fait donner une abbaye de douze mille livres de rente, lorsque Messieurs les Princes furent arrêtés, ayant dit un jour chez le comte de Béthune qu’il en avait l’obligation à M. de Joyeuse, le prince de Guéméné lui répondit : "Je ne croyais pas que M. de Joyeuse eût donné les bénéfices en cette année-là. " M. de Noirmoutier fit, pour justifier son ingratitude, ce que M. de Montrésor n’avait fait que pour flatter l’entêtement qu’il avait pour M[adame] de Guise. J’excusai celui-ci par le principe de son action ; je fus vraiment touché de celle de l’autre. L’unique remède contre ces sortes de déplaisirs, qui sont plus sensibles dans les disgrâces que les disgrâces mêmes, est de ne jamais faire le bien que pour le bien même. Ce moyen est le plus assuré : un mauvais naturel est incapable de le prendre, parce que c’est la plus pure vertu qui nous l’enseigne. Un bon cur n’y a guère moins de peine, parce qu’il joint aisément, dans les motifs des grâces qu’il fait, à la satisfaction de sa conscience les considérations de son amitié. Je reviens à ce qui concerne ce qui se passa, en ce temps-là, à l’égard de l’administration de mon diocèse.
 
Aussitôt que la cour eut appris que le chapitre l’avait quittée, elle manda mes deux grands vicaires, aussi bien que M. Loisel, curé de Saint-Jean, chanoine de l’Église de Paris, et M. Biet, chanoine, qui s’étaient signalés pour mes intérêts.
 
Ici s’arrêtent les Mémoires du Cardinal de Retz
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