« Les Grandes Espérances/II/2 » : différence entre les versions

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À<ref>Ce chapitre est, comme on le verra, consacré au récit d’une représentation d'''Hamlet'' sur un théâtre de trente-sixième ordre. Le chef-d’œuvre de Shakespeare est trop généralement connu en France pour que les excentricités de cette représentation aient besoin de commentaires. Nous dirons seulement que les représentations de Shakespeare sur des théâtres borgnes son en effet un des côtés caractéristiques de la liberté des théâtres en Angleterre, et ce sont justement elles qui donnent la mesure de l’immense popularité de cette grande illustration nationale.</ref> notre arrivée en Danemark<ref>C’est-à-dire au théâtre, la scène se passant en Danemark.</ref>, nous trouvâmes le roi et la reine de ce pays dans deux fauteuils élevés sur une table de cuisine, et tenant leur cour. Toute la noblesse danoise était là ; elle se composait d’un jeune gentilhomme enfoui dans des bottes en peau de chamois, qu’il avait probablement héritées d’un ancêtre géant ; d’un vénérable pair à figure sale, qui paraissait n’être sorti des rangs du peuple que dans un âge très avancé ; et d’une personne avec un peigne dans les cheveux, les deux jambes recouvertes de soie blanche, et présentant une apparence toute féminine. Mon éminent compatriote, M. Wopsle, chargé du rôle d’Hamlet, se tenait sournoisement à part, les bras croisés, et j’aurais pu désirer que ses boucles de cheveux et son front eussent été plus vraisemblables.
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Plusieurs petites circonstances curieuses transpiraient à mesure que l’action se déroulait. Le défunt roi paraissait non seulement avoir été atteint d’un rhume au moment de sa mort, mais l’avoir emporté avec lui dans la tombe, et l’avoir rapporté en sortant. Le royal fantôme portait aussi un fantôme de manuscrit autour de son bâton de commandement, qu’il avait l’air de consulter de temps en temps, et cela avec une tendance évidente à perdre l’endroit où il en était resté, ce qui résultait sans doute de son état de mortalité. C’est ce qui, je pense, amena la galerie à conseiller à l’ombre de tourner la page, recommandation qu’elle prit extrêmement mal. Il faut aussi faire remarquer que cet esprit majestueux, qui avait l’air, en faisant son apparition, d’avoir marché longtemps et d’avoir parcouru une distance énorme, sortait d’un mur, immédiatement contigu. Cela fut cause que les terreurs qu’il inspirait furent reçues avec dérision. La reine de Danemark, dame très gaillarde, fut considérée par le public comme ayant trop de cuivre sur sa personne. Son menton se réunissait à son diadème par une large bande de ce métal, comme si elle eût eu un mal de dents formidable. Sa taille était ceinte d’une autre bande, et chacun de ses bras également, de sorte qu’on lui donnait tout haut le nom de grosse caisse. Le jeune gentilhomme, dans les bottes de son ancêtre, était très insuffisant pour représenter tout d’une baleine à lui seul, un marin habile, un acteur ambulant, un fossoyeur, un prêtre et un personnage de la plus haute importance, assistant à l’assaut d’armes devant la cour, et qui par son œil habile et son jugement sain, était appelé à juger les plus beaux coups. Cela amena graduellement le public à manquer graduellement d’indulgence pour
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lui, et lorsque enfin on le reconnut dans les saints ordres, se refusant à célébrer le service funèbre, l’indignation générale ne connut plus de bornes et le poursuivit sous la forme de coquilles de noix. En dernier lieu, Ophélia fut en proie à une folie si lente et si musicale, que, lorsque au moment voulu, elle eut ôté son écharpe de mousseline blanche, qu’elle l’eut pliée et entourée, un mauvais plaisant du parterre, qui depuis longtemps rafraîchissait son nez impatient contre une barre de fer du premier rang, s’écria :
 
« Maintenant que le moutard est couché, qu’on nous donne à souper. »
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« Écoutez ! Écoutez ! »
 
Lorsqu’il parut avec son bas en désordre (ce désordre exprimé, selon l’usage, par un pli très propre à la partie supérieure, pli que l’on obtient, je crois, à l’aide d’un fer à repasser), une discussion s’éleva dans la galerie, à propos de la pâleur de sa jambe, et le public demanda si
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elle était occasionnée par la peur que lui avait faite le fantôme. Lorsqu’il saisit le flageolet qui ressemblait énormément à une petite flûte dont on avait joué dans l’orchestre, et qu’on venait de mettre dehors, on lui demanda, à l’unanimité, le ''Rule Britannia''. Quand il recommanda à l’accompagnateur de ne pas massacrer l’air, le mauvais plaisant dit :
 
« Et vous non plus, vous êtes bien plus mauvais que lui. »
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« Garçon !… »
 
L’arrivée du corps pour l’enterrement, dans une grande boite noire, vide, avec le couvercle ouvert et retombant en dehors, fut le signal d’une joie générale, qui s’accrut encore par la découverte, parmi les porteurs, d’un individu, sujet à l’identification. La joie suivit M. Wopsle, dans sa lutte avec Laërte sur le bord de la tombe de l’orchestre et ne se ralentit pas jusqu’au
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moment où il renversa le Roi de dessus la table de cuisine et qu’il fut mort à force de se tenir les pieds en l’air.
 
Nous avions fait au commencement quelques timides efforts pour applaudir M. Wopsle, mais avec trop d’insuccès pour persister. Nous étions donc restés tranquilles, tout en souffrant pour lui, mais riant tout bas, néanmoins, de l’un à l’autre. Je riais tout le temps, malgré moi, tant cela était comique, et pourtant j’avais une espèce d’impression qu’il y avait quelque chose de positivement beau dans l’élocution de M. Wopsle : non pas que j’en aie peur à cause de mes anciennes relations, mais parce qu’elle était très lente, terrible, montante et descendante, et qu’elle ne ressemblait en aucune manière à la façon dont un homme, dans les circonstances naturelles de la vie ou de la mort, s’est jamais exprimé sur quoi que ce soit. Quand la tragédie fut finie, et qu’on eût rappelé et hué notre ami, je dis à Herbert :
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— Oh ! bien, dis-je, faut-il vous suivre ?
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— Quelques pas, s’il vous plaît. »
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En même temps, M. Waldengarver, dans une effroyable transpiration, cherchait à se débarrasser de son deuil princier.
 
« Retournez les bas ! monsieur Waldengarver, dit le possesseur de cette partie du costume, ou vous les crèverez, vous les crèverez, et vous crèverez trente-cinq shillings. Shakespeare n’a jamais
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été interprété avec une plus belle paire de bas. Tenez-vous tranquille sur votre chaise, et laissez-moi faire. »
 
Sur ce, il se mit à genoux et commença à dépouiller sa victime qui, le premier bas ôté, serait infailliblement tombée à la renverse avec sa chaise, s’il y avait eu de la place pour tomber n’importe comment.
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— Je suis aise d’avoir votre approbation, messieurs, dit M. Waldengarver, avec un air de dignité, tout en se cognant en même temps contre la muraille et en se retenant au siège du fauteuil.
 
— Mais je vais vous dire une chose, monsieur Waldengarver, dit l’homme qui lui retirait ses bas, que vous ne comprenez pas, maintenant faites attention, je ne crains pas qu’on dise le contraire, je vous dis donc que
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vous vous trompez quand vous placez vos jambes de profil. Le dernier Hamlet que j’ai habillé faisait la même faute aux répétitions, jusqu’au jour où je lui fis mettre un grand pain à cacheter rouge sur chaque genou ; puis, à la dernière répétition, j’allai me mettre de face, monsieur, au fond du parterre, et toutes les fois que son rôle le plaçait de profil, je criais : « Je ne vois pas les pains à cacheter ! À la représentation, tout marcha le mieux du monde. »
 
M. Waldengarver me sourit, comme pour me dire :
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M. Wopsle ferma les yeux et les rouvrit, exécutant ces mouvements avec une grande lenteur.
 
« Vous avez dû remarquer, messieurs, dit-il, un âne ignorant et beuglant, à la gorge pelée, qui a une expression de basse malignité sur le visage ; il a essayé, je ne dirai pas joué, le rôle de Claudius, roi de Danemark. C’est celui qui l’emploie, messieurs, voilà sa profession ! »C’
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est celui qui l’emploie, messieurs, voilà sa profession ! »
 
Sans savoir exactement si j’aurais été plus fâché pour M. Wopsle, s’il eût été au désespoir, j’étais, quoi qu’il en soit, si fâché pour lui, et je compatissais tellement à son sort, que je profitai de l’instant où il se retournait pour faire mettre ses bretelles, ce qui nous forçait à rester en dehors de la porte, pour demander à Herbert ce qu’il pensait de l’avoir à souper. Herbert dit qu’il pensait qu’il serait bien de l’inviter. En conséquence je lui fis mon invitation et il vint avec nous à l’hôtel ''Barnard'', enveloppé jusqu’aux yeux. Nous le traitâmes de notre mieux, et il resta jusqu’à deux heures du matin, en passant en revue son succès et en développant ses plans. J’ai oublié ce qu’ils étaient en détail, mais j’ai un souvenir général qu’il voulait commencer par ressusciter le théâtre pour finir par l’anéantir, d’autant plus que sa mort le laisserait dans un abandon complet, et sans aucune chance d’espoir.
 
Après tout cela, je gagnai mon lit dans un état piteux ; je pensai à Estelle, je rêvai que toutes mes espérances étaient évanouies, et que je devais donner ma main en légitime mariage à la Clara d’Herbert, ou jouer ''Hamlet'' avec le fantôme de miss Havisham, devant vingt mille personnes, sans en savoir les vingt premiers motspremiersmots.