« Bretons de Lettres » : différence entre les versions

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[[Catégorie:Leconte de Lisle]]
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{{titre|Bretons de Lettres|[[Auteur:Louis Tiercelin|Louis Tiercelin]]|1905}}
<br /><br />
 
<center>TABLE</center>
 
<center>
== LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT (1837-1843) ==
</center>
 
Charles Leconte de Liste quitta l'île Bourbon, le 11 mars 1837, pour venir étudier le
droit en France. Il laissait ses parents désolés de son départ. « J'ai beau chercher à me
faire une raison de son absence, écrivait son
père, quand son souvenir me revient, et il me
revient souvent, mes yeux se mouillent. Je
me laisse volontiers pleurer. Puisses-tu, mon
ami, n'être jamais obligé de te séparer de tes
enfants à d'aussi immenses distances ; cela
nuit au bonheur de la vie. » Avant de s'installer à Rennes pour y suivre les cours de la
Faculté de droit, Charles devait passer quelque temps chez son oncle, M. Louis Leconte,
avoué à Dinan. C'était le plus proche parent
 
<center>4 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
que M. Leconte de Lisle<ref>Au sujet de l'orthographe du nom, dans les lettres et
documents de cette époque, il y a lieu de remarquer que le
nom ''Leconte'' est toujours écrit eu un seul mot par les trois
correspondants ; l'apostrophe à ''l'Isle'' figure dans les signatures
du père ; elle est omise dans celles du fils. Je me conformerai,
eu les nommant, à l'orthographe adoptée par chacun d'eux.</ref>, émigré depuis vingt
ans, eut laissé dans la petite ville bretonne
dont il était originaire. C'était à lui qu'il
confiait la surveillance et la tutelle de son
fils pendant le temps de ses études, en lui
donnant tout pouvoir pour l'administration du
budget et la direction de la vie du jeune étudiant.
 
[[Leconte de Lisle étudiant (Louis Tiercelin, 1905)|Leconte de Lisle étudiant]] .............................3
La correspondance échangée entre les parents de Bourbon et le cousin de Bretagne,
les notes que j'ai prises dans les archives de
l'Université et dans les journaux et revues de
Rennes, — notes et correspondance éclairées
ou complétées par quelques lettres de Charles
Leconte de Lisle et par des souvenirs de famille, — m'ont permis de suivre, à Rennes,
pendant près de six années, les traces du
mauvais étudiant qui devait être un grand
poète. Je dis ''six années'', car voici qu'une
première rectification s'impose.
 
[[Villiers de l'Isle Adam chrétien]] .................. 161
« Trois ans, il demeura à Rennes, sous prétexte d'y faire son droit... On le rappela à
 
[[Hippolyte Lucas au Temple du Cerisier]]...... 199
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 5 </center>
<br />
l'Île Bourbon, en 1841. » Jean Dornis, à qui
j'emprunte ce renseignement, se trompe, Le
séjour de Leconte de Lisle à Rennes et à
Dinan fut de six années ; Leconte de Lisle ne
repartit pour Bourbon qu'en 1843,
 
[[Brizeux à Scaër]] .......................................241
À ce sujet, j'ai reçu de Jean Dornis la lettre
suivante :
 
« Paris, novembre 1807,
 
[[Catégorie:Leconte de Lisle]]
« Monsieur, vous venez de publier un intéressant article sur Leconte de Lisle. Puisque
vous me faites l'honneur de citer mon témoignage et que vous croyez pouvoir relever
dans mes souvenirs quelques légères inexactitudes, je crois vous être agréable en mettant
sous vos yeux le document dont je me suis
servi. Je le tire des notes autographes que
Leconte de Lisle avait bien voulu écrire pour
me renseigner : « Mon père d'origine normande et Bretonne. Deux branches, aînée
et cadette. Le nom est ainsi orthographié
dans les anciens papiers de famille : Le
Conte de Lisle, branche aînée ; Le Conte
de Préval, cadette. Les Préval n'ont gardé
que le nom patronymique, J'ai réuni, le premier ''le'' et ''Conte'', pour éviter le semblant d'un
titre.....
 
Venu en France à 3 ans, retourné à Bourbon à 10 ans avec ma famille, deuxième
 
<center>6 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
voyage, seul, à 20 ans, séjourné au Cap
de Bonne-Espérance et à Sainte-Hélène.
Retourné à Bourbon à 23. Puis troisième
voyage, retour définitif en France..... »
 
En dépit des renseignements puisés par
Jean Dornis à la source même, je prouverai
par des documents que les ''notes autographes''
sont erronées et qu'elles tendraient à biffer
près de trois années dans la vie du Maître.
 
Tout d'abord, quelques mots sur les origines de famille et le nom de Leconte de Lisle
ne seront pas inutiles, pour rectifier tant
d'erreurs accumulées sur ces deux points.
 
De documents remis par {{Mme}} Le Branchu et
déposés par M. Charles Bellier-Dumaine<ref>L'Hermine tome XVII, page 179 et tome XX, page 61..</ref> aux
Archives d'Ille-et-Vilaine (série E), il résulte
que le plus lointain ancêtre connu de Leconte
de Lisle est un Jean Leconte qui vivait vers
le milieu du XVI{{e}} siècle ; son fils fut Jean,
son petit-fils Thomas, son arrière petit-fils
Charles. Un des fils de celui-ci fut Thomas,
« aïeul paternel de Leconte de Lisle au cinquième degré. »
 
Le fils de Thomas fut Jean, qui vivait dans
la seconde moitié du XVII{{e}} siècle. Un de ses
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 7</center>
<br />
fils Michel prit le nom de Préval, qui « devait
se conserver longtemps dans la famille, » et
que pourtant M. Louis Leconte, le maire de
Dinan, ne parvint pas à se faire concéder légalement et auquel dès lors il renonça.
 
Ce Michel Leconte de Préval, qui était apothicaire, habitait Pontorson, petite ville aux
frontières de la Bretagne. Parmi d'autres enfants, il eut un fils Jacques Leconte, sieur
de Préval, qui fut l'arrière grand-père de
Leconte de Lisle. Il fit ses études de médecine
à Paris et s'établit a Avranches, Son fils
Charles-Marie, né en 1759, mort en 1809, vint
se fixer comme apothicaire à Dinan, Un de
ses frères, René l'y suivit bientôt ; celui-là fut
le père de Louis Leconte,
 
La poésie apparaît pour la première fois
dans la famille en la personne de ce Charles
Marie, grand-père du poète. La pharmacie lui
laissait des loisirs. Il célébra la Révolution
naissante et fut à Dinan le chansonnier de la
Fédération :
 
:Souviens-toi que le Dieu qui punit les parjures
:Lit au fond de ton âme, y voit tes sentiments ;
:Si par hypocrisie ou par crainte tu jures,
:Va loin de cet autel porter tes faux serments.
 
Le patriote poète n'en fut pas moins emprisonné, et, rendu à la liberté au 9 thermidor,
 
 
<center>8 BRETONS DE LETTRES</center>
<br />
ce fut en vers encore qu'il manifesta sa joie.
Les ''Souvenirs'' de M. Néel de Lavigne constatent le succès de ces vers et la célébrité locale
de leur auteur.
 
Son fils fut Charles-Guillaume Jacques, né
en 1787. Il n'avait pas terminé ses études de
médecine quand, en 1813, il fut nommé chirurgien sous-aide au corps de Bavière. À la
chute de l'Empire, il quitta son poste, et, en
1816, il se décida à partir pour lîle Bourbon.
Ce Charles-Guillaume-Jacques, père du poète,
s'est toujours fait appeler Leconte de L'IsIe,
À quel titre et de quel droit ? Voici :
 
Parmi les noms additionnels des Leconte,
nous trouvons ceux de « du Val, de Préval, du
Désert, du Grimbert, » et enfin de « de Lisle. »
Ils furent pris, selon l'habitude des bourgeois
des XVII{{e}} et XVIII{{e}} siècles, pour se distinguer
entre frères et cousins et n'impliquaient pas
même une prétention à la noblesse ; ils marquaient, et encore pas toujours, la possession
d'une terre,
 
La terre de l'isle est située sur les anciennes
paroisses de Saint Samson de l'Isle et de Cendres, qui font partie aujourd'hui de la paroisse de Pleine-Fougères, au diocèse de Rennes. Elle relevait autrefois de l'évêché de Dol
et des moines de Marmoutiers. Une vieille
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 9 </center>
<br />
église, les ruines d'une autre plus ancienne
détruite par les Normands, la jolie rivière du
Couësnon, de vastes marais couverts d'eau
pendant l'hiver, la cathédrale de Dol d'un
côté, le mont Saint-Michel de l'autre, les hauteurs d'Avranches à l'Est », au nord et à l'ouest
la mer et Saint-Malo, voilà les horizons à vol
d'oiseau de cette région où est enclose la
petite ''seigneurie'' du poète. N'y avait-il pas de
quoi éveiller une génération à la poésie ? C'est
ainsi, du moins, que les Leconte Normands,
en franchissant le petit fleuve, qui,
:::''par sa folie
:A mis le Mont en Normandie.''
se sont faits, pour nous dédommager sans
doute de la Merveille devenue Normande, un
peu plus Bretons et bientôt, par leur séjour
à Dinan, Bretons tout à fait.
 
C'est par un mariage avec la fille de François Estienne, acquéreur de cette terre et qui
en prit le nom, que Michel Leconte de Préval
devint propriétaire de la petite terre de l'Isle.
Le premier qui en porta le nom fut son petit-fils Charles-Marie, grand-père de notre poète.
Bien que ''légalement'' ce nom ne lui appartint
pas, il le porta si constamment que son fils,
sur l'ordre ministériel de 1813 qui l'appelait
à l'armée de Bavière, est qualifié : Leconte
 
<center>10 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
''dit'' de Lisle. Aussi quand le chirurgien démissionnaire partit pour Bourbon, emportait-il
son nom presque ''légitimement'' constitué et désormais en fit-il sa signature incontestée,
avec la seule variante de l'apostrophe mise
ou omise à ''Lisle''.
 
Il n'y avait guère plus de vingt ans que
M. Leconte de Lisle avait émigré à Bourbon
pour y exercer la médecine et y faire de la
culture. Il s'y était marié avec {{Mlle}} Elisée de
Riscourt de Lanux ; en 1818, Charles-Marie-René, qui fut le poète était né.
 
Quand il fut question d'envoyer Charles en
France pour la seconde fois, en 1837. leur
plus proche parent dans la petite ville de
Dinan était M. Louis Leconte, et c'était à lui
que M. Leconte de l'Isle confiait son fils, en
le lui recommandant tendrement : « Que nous
serions heureux, si vous alliez l'aimer, Lucie
et toi. Mon Dieu ! si je pouvais deviner ce
qu'il faudrait faire pour cela ! »
 
Par malheur, les deux cousins étaient loin
d'avoir te même tempérament. D'ailleurs, ils
se connaissaient peu et n'avaient guère
échangé de lettres depuis la séparation. M.
Charles Leconte semble tout ignorer de la
famille de son cousin. Il lui dit : « Fais-moi
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 11</center>
<br />
connaître, je te prie, l'intérieur de ton ménage. Combien as-tu d'enfants ? Leur âge,
leur nom ? Que nous nous connaissions avant
de nous voir. »
 
Fort estimé dans sa ville natale, dont il
allait bientôt devenir maire, M. Louis Leconte,
à en juger par sa correspondance, semble
d'une nature tin peu sèche, d'une correction
bourgeoise un peu étroite, de principes un
peu durs. Il était peu fait, lui, l'homme d'affaires et le citadin d'une petite ville bretonne,
pour comprendre et pour diriger un jeune
homme librement élevé à Bourbon et déjà
atteint de poésie, un enfant gâté, s'il faut tout
dire, car la correspondance de M. Leconte de
l'Isle, même aux heures où elle se fera sévère,
est pleine de la plus grande tendresse et d'une
exquise faiblesse pour l'enfant exilé.
 
Elle marque, dès le début, les préoccupations les plus vives, les inquiétudes les plus
minutieuses. Les moindres détails de la vie
de l'étudiant seront l'objet de soucis constants
et de recommandations pressantes. Si les parents du poète ne l'ont jamais ''compris'', au
dire d'un biographe qui reçut les confidences
du Maître, ils l'ont, du moins, profondément
aimé. Son installation à Rennes les préoccupe
à divers points de vue.
 
<center>12 BRETONS DE LETTRES </center>
 
« Mon premier désir, écrit M. Leconte de
l'Isle, est qu'il habite le quartier le plus aéré
et conséquemment le plus sain. Je suis loin
de vouloir et de pouvoir lui fournir un logement autre que modeste et propre, mais
encore que je ne veuille pas faire une dépense
folle, suis-je désireux que sa chambre soit
bien propre, bien garnie de tous les meubles
nécessaires et commodes — on se plaît mieux
chez soi, quand on est bien logé — et bien
située pour l'air et la vue — c'est l'expérience qui me l'a appris...
 
« Il est peu difficile en nourriture. Quant
à la pension, qu'elle soit saine, c'est tout ce
qu'il lui faut ! Sous ce rapport, il n'est pas
sensuel. S'il était possible qu'une personne fût
chargée de son linge (celle chez qui il logerait,
par exemple), cela serait fort utile pour lui,
car nul, que je sache, ne porfa plus loin l'insouciance en pareille matière. »
 
L'excellent père lient à ce que son fils
« soigne son costume : il se respectera davantage, quand il sera bien mis. »
 
« Je n'ai pas le désir, écrit-il, qu'il soit un
fashionable, mais cependant je serais désobligé que sa mise ne fût pas soignée. Veuille,
mon ami, y donner la main, sans permettre
l'excès contraire, qui jusqu'ici n'a jamais été
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 13 </center>
<br />
dans ses goûts, mais que je désapprouve autant que la négligence. Qu'il soit donc toujours mis avec goût et propreté. L'homme bien
mis se respecte toujours plus que celui qui
en raison de son mauvais maintien ne craint
pas de se mélanger. »
 
Et si l'on veut savoir quelle était la façon
d'être bien mis à Rennes, à cette époque, voici
ce qu'en écrivait, à la date du 12 février 1838,
le chroniqueur des Modes du Journal. ''L'Auxiliaire Breton : « Redingote pardessus en drap
peloté. La jupe ne dépasse pas le dessous des
genoux, elle n'est pas fendue et l'ampleur par
derrière est formée par deux gros plis grevés.
La taille est très longue et d'une largeur prodigieuse. Les boutons d'un très grand diamètre ; les parements, le col et les poches
garnis de velours... Le paletot est très bien
porté ; les habits à la française sont une fantaisie négligée. Les pantalons ajustés à la
botte passent de mode ; on revient aux pantalons droits ; en négligé, on porte encore
quelques pantalons à plis. Les chapeaux n'ont
pas varié : fond ballonné avec rebords plus
larges devant et derrière que sur les côtés. »
 
On n'en demandait pas tant au jeune étudiant et sa pension ne lui permettait pas de
telles fantaisies. Son père semble pourtant
 
 
<center>14 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
très soucieux de la bonne tenue de son fils et
cette préoccupation revient souvent dans ses
lettres.
 
« Nous désirons vivement, Élysée et moi,
écrit-il encore, qu'il puisse tenir son rang,
qui le force à sortir des habitudes de trop
de laisser aller qui lui sont naturelles. Si je
me sers du mot ''rang'', je veux dire tout simplement une bonne société, peu soucieux
qu'il était ici de voir le monde. Nous craignons qu'il vive trop retiré, ce qui est toujours peu avantageux pour un jeune homme,
lorsqu'il est destiné, si rien ne s'y oppose, à
entrer dans la magistrature. »
 
Mais ce n'était pas tout d'habiter un logement sain, de vivre d'une vie confortable, de
fréquenter la bonne société, et d'avoir la tenue d'un homme du monde, Charles Leconte
de Lisle devait encore, au gré de ses parents,
se teinter d'art, non pas sans doute pour l'art
en lui-même, mais pour ce qu'il peut ajouter
d'agrément au bonheur d'une vie bourgeoise.
On lui a bien recommandé de prendre des
« maîtres de dessin (paysage), de musique et
de danse ». Il serait bon aussi qu'il eût « un
maître d'armes pendant l'hiver » ; tout cela
est « accessoire, c'est vrai, et secondaire, mais
utile, pourtant. »
 
<center>
ECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 15 </center>
 
Et comme ces recommandations faites au
départ pourraient être oubliées, le cousin de
Dinan est prié par lettre d'y tenir la main.
 
« Malheureusement, Charles n'est pas encore musicien; fais en sorte qu'il le devienne ;
tu en conçois tout l'agrément, toi qui as le
bonheur de l'être. Indique-lui un bon maître,
car presque toujours, en ces sortes de matières, l'élève dépend du maître. »
 
Le chapitre des plaisirs était prévu dans ce
règlement de vie, sinon dans tous ses détails,
du moins au point de vue budgétaire. Une
somme de « dix francs par mois » y devait
suffire ; cependant M. Leconte de Dinan était
autorisé a fournir un léger supplément à cet
article et, au besoin « à ne pas se tenir à
cinquante francs de plus. » Mais M. Louis
Leconte semblait penser qu'on avait toujours
trop d'argent pour s'amuser, et je ne crois
pas qu'il ait jamais dépassé la somme fixée.
 
M. Leconte de l'Isle a réfléchi que son fils
allait arriver en France pour « la saison des
pluies », et l'hiver le préoccupe.
 
Charles ne doit pas regarder « à une brasse
de bois de plus ou de moins. » Non pas qu'on
le croie « une demoiselle, mais on travaille
mieux, quand on n'a pas froid et l'on ne dé-
 
<center>16 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
sire pas aller se chauffer ailleurs que chez
soi.. »
 
La maladie aussi est prévue. Il faut qu'on
lui indique « le médecin qu'il devra faire
appeler, ainsi que la garde-malade. »
 
Cet article ne devait pas être ruineux.
Charles avait une bonne santé et, d'ailleurs, à
ce moment, le prix d'une visite de médecin à
Rennes était taxé à 1 franc 50 ; ce ne fut qu'en
1841 qu'il fut élevé à ''deux francs''.
 
Quel que fut le prix, Charles ne devait « rien
épargner » en pareille occurrence.
 
« J'aime encore mieux, écrit M, Leconte de
l'Isle, sa santé que sa science. Nous travaillerons pour lui, sa mère et moi ; nous avons
essentiellement besoin qu'il se porte bien pour
être heureux. »
 
Et comme s'il se rendait compte que ce sont
beaucoup et de bien minutieuses recommandations, et qu'elles pourraient sembler exagérées, le bon père s'en excuse doucement auprès de son cousin :
 
« Tu songeras que c'est un père qui envoie
son fils à 4000 lieues de lui. »
 
Et en lui déléguant ses pleins pouvoirs, il
ajoute :
 
« Remplace-moi, mon ami ; supplée dans
ses intérêts à ce que j'ai omis ; fais pour le
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 17 </center>
<br />
mieux, comme ton père fit pour moi dans ma
jeunesse. »
 
Hélas ! que ne pouvait-il déléguer, avec
son autorité, un peu de sa tendresse : mais
Charles Leconte de Lisle ne devait pas trouver près de son oncle de Dinan l'indulgence
de ses parents, et la vie à Rennes allait être
pour lui bien différente de celle de Bourbon.
 
Ce à quoi M. Leconte de Lisle tient par
dessus tout, c'est à savoir « la vérité, toute
la vérité sur son fils. Si elle est pénible, il
tâchera d'y remédier. Qui n'a pas commis des
fautes dans la vie ? Encore vaut-il mieux connaître les erreurs de son fils que de le croire
dans la bonne voie, quand il est égaré. »
 
« Enfin, conclut M. Leconte de Lisle dans
ses recommandations à son cousin, sois sévère
avec Charles pour la reddition de ses comptes.
Cela lui apprendra à avoir de l'ordre. Il n'est
point habitué à garder de l'argent. Dans le
principe, ne lui confie que l'argent de ses
plaisirs et de ses leçons particulières, non
qu'il soit aucunement capable d'en mésuser,
mais il est si étourdi qu'il laisserait son secrétaire ouvert et il pourrait être dupe. Lorsqu'il sera habitué a soigner lui-même ses
affaires, il est digne de toute confiance ; lui
aussi sera un honnête homme. »
 
 
<center>18 BRETONS DE LETTRES </center>
 
En même temps qu'ils prouvent la sensibilité profonde et la vraie tendresse de M.
Leconte de l'Isle, ces extraits de sa correspondance, ainsi que ceux qui suivront, ont un
autre intérêt et plus grand pour nous, c'est
de nous permettre de connaître le caractère
de notre poète, à vingt ans, et, par ces traits
épars, d'en fixer la vraie physionomie.
 
Pourquoi faut-il que tant d'affection d'un
côté et tant de de ns heureux de l'autre ne
suffisent pas à maintenir d'affectueux rapports
entre les parents et les enfants ? Pourquoi en
arrive-t-on presque toujours à se séparer et à
ne plus se comprendre ?
 
Charles Leconte de Lisle avait écrit à ses
parents, du cap de Bonne-Espérance, une lettre qui leur était parvenue au commencement
du mois de juillet 1837. Ils n'avaient pas reçu
d'autres nouvelles de lui : peut-être, le bateau
n'avait-il pas fait escale à Sainte-Hélène, comme l'avait annoncé le capitaine ? Du moins,
les navires anglais qui avaient touché à l'Île
de France n'avaient rien apporté et personne
n'avait entendu parler du voyageur.
 
M. Leconte de l'Isle écrivit alors à son cousin ; il ne voulait pas croire a un accident,
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 19 </center>
<br />
mais il prenait prétexte de son inquiétude
pour prier l'oncle de Charles de bien lui recommander de donner régulièrement de ses
nouvelles. « Une négligence de sa part à nous
écrire ferait bien souffrir sa pauvre mère et
moi aussi. »
 
Cette lettre, datée du 3 juillet 1837, est
pleine d'émotion. La mort de deux compatriotes, Tanguy et Théophile de Querhoënt, à
huit mois de distance, l'arrivée à Bourbon
d'un Malouin, le capitaine Moucet, commandant le ''Robert Surcouf'' ; tous ces événements,
joints au départ de son fils et au manque de
nouvelles, ont remué au cœur de l'exilé les
vieux souvenirs du pays natal.
 
C'est que M. Leconte de lisle ne se considérait que comme un exilé sur la terre de
Bourbon. Il avait placé, de manière à l'avoir
toujours sous les yeux, une ''Vue de Dinan'' que
lui avait envoyée Louis Leconte. « Je suis fort
aise, lui écrivait-il, de la revoir tous les jours,
encore qu'elle soit bien gravée dans mon souvenir. » Et il en prenait occasion pour renouveler sa demande de toutes les vues de Dinan
du même auteur. « Les 4.000 lieues qui nous
séparent ne m'enlèveront jamais mon affection pour la terre natale. »
 
Son projet bien arrêté était de rentrer au
 
 
<center>20 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
pays. C'est avec le capitaine Moucet qu'il rêvait d'y revenir. Quand on lui annonce la
mort de {{Mlle}} Robinot, de Dinan, il s'en désole ;
il se faisait « un plaisir de la compter au
nombre des amies de sa fille à son retour. Je
ne saurais te dire, ajoute-t-il, combien cet
exil me pèse, lorsque je me vois condamné a
vivre seul, loin de mon pays, de mes amis. »
De Nantes, où Charles était débarqué, il
avait écrit « dix lignes » à sa famille, pour
annoncer son arrivée en bonne santé ; mais
« de détails, pas encore. » Dieu sait pourtant
combien « ils en avaient besoin. » Dans une
lettre, apportée en France par le capitaine
Moucet qui regagnait Saint-Malo, M. Leconte
de l'Isle disait toute son impatience d'avoir
des nouvelles. Cette lettre, datée du 12 septembre 1837, était à peine partie que les nouvelles tant attendues arrivaient par ''l'Ange
Gardien''. Avec quelle joie les parents de
Bourbon connurent l'arrivée de leur fils dans
la famille de son oncle et le bon accueil qui
lui avait été fait. L'avoué de Dinan annonçait à son cousin qu'il allait, avant peu, être
nommé maire. Le reste de la lettre était moins
agréable à lire et quelques points noirs étaient
signalés déjà dans l'existence de Charles. Son
oncle avait remarqué chez lui de la tendance
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 21 </center>
<br />
à la « coquetterie, un peu de vanité et d'amour-propre. »
 
Dès le 27 novembre, M. Leconte de l'Isle répondait à son cousin pour remercier « les protecteurs, les amis de son enfant. » Et ce n'était
pas seulement pour la cordialité de leur accueil, c'était même, c'était surtout pour la
tutelle morale qui s'exerçait déjà par des
observations, quoique peut-être prématurées,
sur le caractère de Charles. Il a besoin pourtant qu'on le rassure sur cette vanité et
cet amour-propre qu'on lui signale. « Soit
faiblesse de père, soit changement chez Charles,
je ne m'en étais pas aperçu. Il aime la toilette, me dis-tu : j'avais craint le contraire,
tant ce triste pays où je suis exilé avait jeté
d'abandon dans son âme, dans sa tenue. Les
excès ne valent rien ; je serais aussi peiné
qu'il s'occupât trop de sa mise que je serais
contrarié qu'il se négligeât. » On devine pourtant que, s'il fallait choisir entre les deux
excès, l'excellent homme pencherait plutôt
pour un peu de coquetterie. « Un costume
soigné porte au respect de soi-même et vous
ferme en quelque sorte, à mon avis, l'entrée
des réunions trop faciles où l'on contracte
de mauvaises habitudes, » Un point sur lequel les deux cousins sont d'accord, c'est la
 
 
<center>22 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
nécessité de mettre de l'ordre dans les dépenses du jeune homme et l'obligation pour
lui d'en fournir le compte à son tuteur. Sans
doute, il arrivera souvent à Charles de faire
infraction à cet article de son règlement de
vie : le désordre, l'insouciance du lendemain,
l'absence des idées d'économie « sont si grandes à Bourbon, dans ce malheureux pays »
où, même pour un homme d'ordre, le mal
est contagieux. Ce sera à son oncle « qui a si
bien mené sa barque » à prêcher d'exemple.
Et M. Leconte de l'Isle le félicite sur « la
haute situation » à laquelle il va être appelé !
 
Soit par suite des préoccupations de sa nomination d'abord, puis des charges de sa fonction, soit mauvaise humeur de sa tutelle, je
ne sais ; toujours est-il que M. Louis Leconte,
après cette lettre, ne donna plus de ses nouvelles, c'est-à-dire des nouvelles de Charles.
 
La famille de Bourbon patienta jusqu'au
mois de février 1838, mais, le 10 de ce mois,
M. Leconte de l'Iisle prit la plume et, en même
temps qu'il envoyait l'argent de la seconde
année de pension de son fils, il suppliait son
cousin de rompre enfin le silence.
 
La lettre fut confiée au ''Mandarin'' de Nantes.
 
Qu'est-il donc arrivé ? L'étudiant aurait-il
commis quelque faute ? Mais, outre que Char-
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 23 </center>
<br />
les en est incapable, encore le lui eût-on écrit.
On l'obligerait, si les affaires le permettent,
de lui écrire deux lignes sur la conduite de
son enfant. « Puisse cette surveillance ne pas
te peser trop, conclut-il. Je conçois combien
il faut de complaisance pour cela. Sa mère et
moi, nous vous en remercions bien sincèrement. »
 
Ce qui augmentait l'inquiétude des parents
de Bourbon, c'est que, depuis les six lignes
du Cap, la lettre de Nantes et une autre lettre,
écrite huit jours après son arrivée à Dinan,
où il disait toutes les bontés de son oncle et
de sa tante pour lui, Charles n'avait pas écrit
à sa famille, ou, du moins, sa famille n'avait
rien reçu de lui !
 
« Il a eu tort, écrit avec un peu d'amertume ce pauvre père attristé ; aurait-il oublié
notre amour pour lui ? Si loin, c'eût été cependant bien doux pour nous de recevoir de
ses nouvelles. » Et à la pensée de cet enfant
qu'il n'a pas embrassé depuis si longtemps,
l'attendrissement le gagne. Il faut que l'étudiant soit présent a Bourbon un peu plus que
par le souvenir, et on demande au cousin que
Charles fasse faire sa miniature par le meilleur artiste de Rennes ; on paiera la somme
nécessaire. « Ce sera toujours pour eux un
 
 
<center>24 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
moyen de le revoir. Être éloigné, et si loin
encore, de son enfant, on ne saurait croire
combien cela fait de mal, »
 
Le 25 février, le ''Col'' de Nantes emporte une
autre lettre de Bourbon. Toujours pas de
nouvelles de France. On en attend par tous
les navires. Et, cependant, pour bien disposer
le cousin, on lui a envoyé « un petit ballotin
de café ; il n'est pas gros, mais c'est de la
crème. »
 
Enfin, le 29 mars 1838, arrivait à Bourbon
une lettre de Dinan, datée du 23octobre 1837 ;
elle avait mis cinq mois à franchir les quatre
mille lieues. Mais quelles nouvelles !
 
Le Maire de Dinan semblait épouvanté de
son neveu et, sous les réticences de sa plume,
on devine son effroi et sa colère. Charles était
accusé « d'affecter un mépris sauvage pour tout
ce que l'on est convenu de respecter dans la
société » ; son caractère est froid, inégal ; il
est peu poli ; ses opinions politiques « d'une
exagération blâmable » ont fortement blessé
son oncle ; bref, il est républicain et M. le
Maire n'entend pas que son neveu le compromette. M. Louis Leconte se plaint encore d'une « piétendue myopie » qui ne lui paraît qu'affectation et pose, et de dépenses exagérées
de toilette, et d'achats excessifs de livres. Il
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 25 </center>
<br />
y a lieu de signaler enfin certains déportements de ce jeune homme, qui n'est pas du
tout la ''demoiselle'' qu'on lui avait annoncée.
 
Comment dire la surprise des parents de
Charles ? Sa conduite près d'eux avait toujours
été si ''pure'', le mot est souligné dans une lettre
du 5 mai 1838 ; son caractère « si égal, si poli
avec tout le monde », qu'ils en sont littéralement « tombés des nues ». Les compagnons
de voyage de Charles avaient tous « chanté
ses louanges » ; sa douceur, son affabilité, son
travail avaient fait l'admiration des passagers.
Qui eût pu croire qu'on eût jamais écrit à son
père qu'il « affectait un mépris sauvage pour
tout ce que l'on est convenu de respecter
dans la société. Je n'en reviens pas, écrit M.
Leconte de l'Isle. Je m'y perds. Quant à sa
timidité, ou plutôt son caractère froid et réservé, cela lui est naturel, il est peu communicatif, peu causeur. La nature l'a fait ainsi ;
le temps, les femmes, la société le changeront
peut-être. »
 
Quant à ses opinions politiques, il n'a péché
que par trop de franchise avec son oncle. Il a
cru pouvoir s'exprimer avec celui qui lui tient
lieu de père, comme il le faisait avec son
père, à Bourbon.
 
« Tu as trouvé, continue M. Leconte de
 
 
<center>26 BRETONS DE LETTRES</center>
<br />
l'Isle, ses idées en politique exagérées au-delà de toute expression et tu es assez bon
enfant pour me demander comment j'ai pu
lui en inculquer de pareilles. Eh morbleu ! je
ne les lui ai pas plus données de cette espèce
que les professeurs de l'École Polytechnique
et de tous les Collèges Royaux de France n'en
avaient inculqué de semblables à tous les
jeunes gens. Cette exaltation de pensée tient,
comme chez les jeunes gens de son âge, à sa
jeune organisation ; ses idées religieuses prennent chez lui une teinte plus forte, parce
qu'il sait mieux soutenir son paradoxe. »
 
Certainement, le père ne prêtend pas défendre les exagérations de son fils ; cela serait
«impardonnable à son âge, mais il veut plaider la cause de son enfant, » lui conserver
l'affection de son oncle dont il a tant besoin ;
et, d'ailleurs, avec les années, tout cela s'atténuera. « Le temps et les bons conseils viendront facilement à bout de son républicanisme. »
 
Il est clair qu'en défendant le jeune Charles,
M. Leconte de l'Isle veut éviter surtout de froisser son sévère cousin et qu'il n'ajoute foi qu'à
moitié à toutes les accusations dont on charge
son fils. Il avait meilleure opinion de lui et
cette bonne opinion se trouvait encore confir-
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 27 </center>
<br />
mée par une lettre de France, adressée à un
parent établi à Bourbon, M. Foucque, et que
celui-ci lui avait communiquée, « Charles,
écrivait-on, est un excellent garçon et d'une
conduite exemplaire. »
 
Quant à la prétendue myopie, et je pense
que M. Leconte de l'Isle dut se tenir à quatre
pour ne pas rabrouer son farouche cousin, il
serait à désirer quelle fût vraiment un enfantillage, mais le grand-père, le père et un
oncle de Charles étant « atteints de cette
infirmité, » quoi d'étonnant à ce que Charles
en souffrit également ? Aussi son père lui avait-il bien recommandé de ne jamais travailler le
soir, sans être éclairé par « deux grosses chandelles. » Ses économies de bouts de chandelle
« seraient contre lui. » Quant aux dépenses
exagérées, ne faut-il pas que sa chambre soit
bien située, bien aérée, les meubles simples,
mais en quantité suffisante ; sa mise doit être
« constamment soignée. » Quant aux livres,
que M. le Maire soit juge de ce qui est utile ?
 
Et M. Leconte de lisle s'excuse d'entrer
dans « de si petits détails, » si toutefois il
peut y avoir rien de petit, « quand il s'agit
«d'un fils qu'on aime. »
 
Hélas ! il eût bien voulu, le cher père,
qu'on imitât un peu la minutie de ses lettres
 
 
<center>28 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
dans les réponses ; mais on écrivait si peu,
et c'était toujours, et si bref et si sec ! « Que
vous êtes égoïstes, vous autres, gens de France !
Un exilé trouverait un adoucissement dans vos
causeries. Vous les lui refusez, ce n'est pas
bien ! »
 
Parti de Bourbon, le 11 mars 1837, débarqué a Nantes dans les derniers jours de juin,
Charles Leconte de Lisle avait gagné Dinan,
où sa famille l'attendait. De Nantes, il avait
annoncé son arrivée « en cinq mots », et de
Dinan, il adressait à sa sœur, avec un complément de nouvelles, un recueil illustré : ''Paris-Londres''.
 
Au commencement d'octobre, son oncle et
sa tante le conduisaient à Rennes pour y surveiller son installation. On lui avait trouvé une
chambre, dans la partie basse de la ville, au
bord de la rivière, non encore canalisée, au
n° 4 de la rue des Carmes. En dépit des recommandations réitérées de son père qui désirait « une exposition bien aérée, » importante surtout « dans une ville humide comme
Rennes », ce qui avait déterminé le choix,
c'était le voisinage d'un parent des Leconte,
M. Liger, brasseur, qui demeurait au n° 1 de
cette même rue.
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 29 </center>
 
Sur les 1.500 francs qui formaient le budget
annuel de l'étudiant, un crédit de sept à huit
cents francs était affecté au logement et à la
nourriture. La somme avait paru suffisante à
M. Leconte de l'Isle, mais il avait quitté le
pays depuis vingt-deux ans et les prix s'étaient
élevés déjà. On le lui fit remarquer et il se
rendit de bonne grâce aux observations de
sou cousin. « Fais comme tu le jugeras, lui
écrivait-il, et ce sera toujours très bien. »
 
Le cousin, d'ailleurs, n'en faisait qu'à sa
tête ; c'est ainsi qu'il n'avait pas cru devoir
présenter son neveu chez un magistrat rennais,
M. Arnaud Robinet, auquel Charles cependant
avait été recommandé par son père et par M.
Auguste Robinot.
 
Cet « oubli » contrariait vivement M. Leconte de l'Isle. « Il n'eût pas manqué d'y rencontrer » (chez M. Robinot) « des hommes de
robe, dont la société ne pouvait manquer de
lui être utile et la connaissance avantageuse. »
Il fallait absolument qu'à son prochain voyage,
le cousin conduisit Charles chez le magistrat.
 
Hélas ! c'était trop tôt parler de robe et de
magistrature ; il fallait d'abord, avant de faire
sont droit, obtenir le diplôme de bachelier ès-lettres, et les choses n'allèrent pas toutes
seules de ce côté. Cette formalité n'est pas
 
 
<center>30 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
sans ennuyer M. Leconte de l'Isle, qui n'en
comprend pas la nécessité. « Je compte sur
ton aide, écrit-il à son cousin, et sur tes connaissances de Rennes pour lui faciliter son
ridicule examen de baccalauréat. Je viens de
voir qu'il était essentiel d'être bachelier avant
de prendre sa première inscription. » Et il
ajoute celte réflexion amusante : « Je ne sais
en vérité quand ce gouvernement cessera de
faire des sottises. »
 
Mais, s'il fallait être bachelier pour être
admis à prendre la première inscription de
Droit, il fallait encore, « autre sottise de ce
gouvernement, » pour être admis au baccalauréat, fournir un certificat d'études. M. Leconte
de l'Isle avait omis de munir son fils, au départ, de l'attestation nécessaire. Il fallut écrire
à Bourbon et l'année fut prise par ces difficultés.
 
Charles avait déjà fait en France un premier
séjour au sujet duquel M. Jean Dornis a bien
voulu me communiquer une note de Leconte
de Liste que j'ai transcrite à la première page
de cette étude : « Venu en France à trois ans,
retourné à Bourbon avec ma famille à dix
ans. »
 
D'autre part, je liens de M. Auguste Lacaus-
sade, compatriote du Maître et son collègue à
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 31 </center>
<br />
la Bibliothèque du Sénat, que « Leconte de
Lisle et lui étaient élèves de la pension Brieugne, place aux Cochons, à Nantes<ref>L'archiviste de la ville de Nantes, M. René Blanchard a
bien voulu m'adresser les renseignements suivants dont je le
remercie :
 
« la pension Brieugne était une école secondaire autorisée
par l'Université. Les Annuaires de la ville la citent de 1815 à
1840, Elle était située sur la place Brancas, (actuellement,
depuis 1897, place Édouard Normand).
 
La ''place aux cochons'' ou plutôt la ''motte aux cochons'' est
une dénomination populaire de la place Brancas, provenant du
voisinage du grand champ de foire. »</ref>, pendant
la Révolution de Juillet. »
 
Si ce séjour fut de sept ans, il faut rectifier
l'assertion de Leconte de Lisle, quant à son
âge, et lire qu'il arriva à Nantes, vers six ans,
— ce qui paraît plus naturel, d'ailleurs, puisqu'il y venait en pension, — et qu'il en repartit vers treize.
 
Et maintenant, le Maître a-t-il étudié au
collège de Dinan ? Une lettre de lui écrite à
Rennes, à la date du 12 janvier 1838, et dont
un extrait m'a été adressé par M. Rellier-Dumaine, le montre occupé à faire « démonter
entièrement pour remporter, » un grand bureau qui taisait partie de son mobilier de
Rennes, cherchant le moyen d'expédier ses
malles à Dinan et prenant soin « de payer
 
 
<center>32 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
tout » avant son départ, selon la recommandation de son oncle.
 
Il est probable que, prévoyant les difficultés
et les lenteurs que l'éloignement des parents
de Charles allait mettre à la solution de cette
affaire du certificat d'études, M. Louis Leconte
avait rappelé son neveu près de lui. Il est
possible encore que, pour occuper les loisirs
forcés du candidat, il l'ait fait entrer au collège
de Dinan, pour y compléter la préparation de
son examen.
 
Aucune trace du passage de Leconte de Liste
n'est restée au collège ; c'est une tradition
pourtant qu'il y fut élève. En tout cas, il n'a
pu y entrer avant le mois de février 1838 et y
rester après la fin de l'année scolaire, en tout
six mois environ.
 
C'est à cette époque qu'il faudrait rapporter
les témoignages tournis en faveur de son séjour au collège de Dinan, par M. Bellier Dumaine, dans une lettre que j'ai publiée dans
l'''Hermine'', tome XVII, page 179.
 
Enfin le certificat fut envoyé. Le père de
Charles grormmelait un peu : « C'est absurde !
Car s'il ne savait rien, à quoi bon ? Et s'il sait,
qu'importe un certificat ? Mais enfin le voilà !
Je ne pense pas que cela l'ait empêché de
prendre des inscriptions. »
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 33 </center>
 
Pourtant, à la date de l'envoi, (5 mai 1838)
Charles attendait toujours que la Commission
d'examen l'admit à se présenter devant elle.
Mais de nouvelles difficultés surgirent à la
remise des pièces. Une lettre de Charles à son
oncle, datée de Rennes, octobre 1838, y fait
allusion.
 
Le Secrétaire de l'Académie vient de lui
rendre ses pièces, afin qu'il rectifie deux
erreurs qui lui seraient très préjudiciables.
Peu s'en fallut qu'il ne fût encore « repoussé
de l'examen, parce que son père ne désignait
pas d'une manière spéciale les professeurs qui
avaient dirigé ses études, avant qu'il les eût
continuées avec lui. » Enfin on voulut bien
passer sur ce manque « des formalités voulues et borner les difficultés à la demande
qu'on lui faisait faire, » et lui permettre de
passer l'examen, les premiers jours de novembre.
 
Quels étaient ces maîtres, non désignés
d'une manière spéciale ? On s'en tira « d'une
manière générale » en inscrivant, au lieu du
nom de ces maîtres, sans doute ceux de la
pension Brieugne, la mention : « Élève du ''Collège de Nantes'' et de son père ».
 
Tout conspirait d'ailleurs, contre ce pauvre
baccalauréat et « quelques difficultés » sem-
 
<center>34 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
blent être venues du candidat lui-même.
Charles se montrait peu soucieux de s'y préparer, à moins que, se trouvant suffisamment
préparé d'avance, il ne crût inutile de peiner
sur des bouquins classiques, Déjà se manifestaient en lui les premières rébellions et l'artiste s'éveillait dans l'étudiant.
 
Ce serait la peinture qui aurait motivé sa
première escapade, s'il faut en croire un billet
au crayon, destiné à calmer les fureurs de son
oncle.
 
Deux artistes de Paris, amis de son ami
Cliquot, l'avaient invité « à faire avec eux une
petite tournée » ; ce dernier l'engagea à partir avec lui, contrarié qu'il eût été de revenir
seul. Charles consentit à l'accompagner « certain de pouvoir revenir de suite » mais le
manque d'argent les retint en route et notre
étudiant en rupture d'études dut faire « treize
lieues de chemin à pied et un sac de peinture
sur le de s, ce qui fait, écrit-il, que je suis
maintenant harassé de fatigue ». Il comprenait
bien l'inquiétude de son oncle, mais « une
petite tournée comme celle-là » ne devait
pourtant pas le fâcher contre lui. Comme on
le battait froid depuis quelque temps, il n'avait
pas osé en demander l'autorisation, ce qui ne
l'empêche pas de reconnaître qu'il n'a pas agi
« comme il aurait dû le faire. »
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 35 </center>
 
La « petite tournée », comme écrivait le
jeune « vagabond, » ne fut pas du goût de M.
Louis Leconte. Non seulement il gourmanda
vertement son neveu, mais il envoya {{Mme}} Louis
Leconte à Rennes, pour remettre le coupable
dans la bonne voie. Ce n'était pas ainsi que les
parents de Bourbon entendaient encourager
« les leçons de paysage ; » le plein air n'était
pas encore à la mode en art. Aussi les mit-on,
sans tarder, au courant de cette peccadille et
de quelques autres ; le pauvre père en fut
navré.
 
« J'ai vu avec bien de la peine, écrivait-il
le 30 octobre 1838, que Charles t'avait donné
quelques sujets de mécontentement. Je ne
saurais m'expliquer les motifs qui ont pu le
porter à oublier son devoir pendant tant de
jours. Lucie est allée le chercher. Ma chère
Lucie, permets-moi de t'en remercier de tout
mon cœur. Si mon enfant commet quelques
fautes, ramène-le ; il t'écoutera, puisqu'il est
mon fils. Il n'est pas infaillible ; puis, il n'est
pas bien vieux ! On pèche si facilement à son
âge, »
 
Quelle différence entre ce père indulgent
qui a l'intelligence du cœur, qui se souvient
de sa vingtième année, et cet oncle aux idées
étroites qui voudrait que son jeune neveu
 
 
<center>36 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
regardât la vie avec les lunettes de M. le Maire
et par les fenêtres de son étude. M. Leconte
de l'Iisle est désolé pourtant que son fils « ait
perdu une année ». Du moins, « il devait avoir
travaillé tout de même et il serait reçu à son
examen. »
 
Il le fut, en effet, le 14 novembre 1838, et
voici le certificat qui lui fut délivré en atten-
dant le diplôme,
 
{{Centré|COLLÈGE ROYAL DE RENNES}}
 
Je soussigné, proviseur du Collège Royal de Rennes, remplissant les fonctions de doyen près la
Commission du baccalauréat, certifie que l'elève
Leconte de l'Isle, né à Saint-Paul (de Bourbon), a été
déclaré admissible au grade de bachelier ès-lettres,
dans la avance du 14 novembre 1838.
 
Rennes, le 14 novembre 1838.
 
RÉPÉCAUD
 
Il n'est pas sans intérêt de connaître les
notes qui furent attribuées à l'élève Leconte
de Lisle. Je les ai copiées sur le registre du
baccalauréat de la Faculté des Lettres. Elles
ne manquent pas, sur certains points, de quelque piquant.
 
Les voici :
 
LECONTE DE LISLE, né le 20 novembre 1818,
à Saint-Paul (Île Bourbon).
 
Établissements où il a étudié : Collège de Nantes et
chez son père.
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 37</center>
 
''Interrogations.'' ''Notes.''
 
:En Grec (Homère)............. médiocre.
:En Latin (Cieèron).........assez bien.
:Sur la rhétorique.........assez bien.
:En histoire et géographie.........assez bien.
:Sur la philosophie.......passable.
:En mathématiques...........faible.
:En physique...........très faible.
:En Français..........suffisant.
 
Voilà ! Maintenant, mélangez ces ''assez bien'',
ces ''médiocre'', ces ''passable'', ces ''suffisant'', ces
''faible'', et ces ''très faible'', vous avez le traducteur d'Homère et d'Eschyle, d'Euripide et
d'Horace, le curieux de toutes les histoires
et de toutes les géographies, le philosophe,
l'érudit, le plus grand poète de la seconde
moitié de ce siècle.
 
On pensera peut-être que, comme pierre de
touche de l'avenir du Maître, cette épreuve
du baccalauréat fut insuffisante. Mais il n'était
pas au bout des épreuves académiques et la
Faculté de droit de Rennes lui en réservait de
plus nombreuses et de plus rudes. D'ailleurs,
le jeune bachelier ne se plaignit pas. Si les
notes étaient « sévères, » il ajoutait en riant
qu'elles étaient « justes ». Deux lettres témoignent de sa joie d'en avoir fini. (15 novembre
et décembre 1838). Fort peu prépaie à son
baccalauréat, il n'était pas sans crainte. « Heu-
 
 
<center>38 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
reusement, écrit-il que les demandes qu'on
m'a faites étaient des plus faciles, puisque j'y
ai répondu passablement et que le résultat a
été plus favorable que je ne le méritais. »
Pure modestie ! Il ajoute, faisant un retour
sur les escapades de l'année, qu'il y a en lui
« plus de faiblesse que de propension à mal
faire. » L'aveu est gentil, pour un garçon de
vingt ans, dans sa naïveté qui charme, et il
conclut : « La ville de Rennes me plaît beaucoup, rien ne me manque : la bibliothèque,
le théâtre, une chambre tranquille, commode
et point d'amis !!! Que demanderais-je de
plus ? » Le philosophe pessimiste s'éveille !
 
Ce jour même, 14 novembre 1838, Charles
Leconte de Lisle prenait sa première inscription de droit. J'en ai trouvé le certificat dans
les archives.
 
:J'autorise M. Le Conte de Lisle<ref>Le nom ''Le Conte'' est ici en deux mots et Lisle en un ;
sur le registre de la Faculté de Lettres, il est écrit : Le Conte
de L'Isle en cinq morceaux.</ref> à prendre une
première inscription sans représentation de son acte
de naissance, parce qu'il s'oblige à le déposer avant
la fin du mois, sinon son inscription serait de nul
effet pour lui.
 
Et cette autorisation, signée du doyen Vatar,
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 39 </center>
<br />
est datée, par erreur sans doute, du 13 novembre. Quant à l'extrait de naissance qui
manquait encore à cette date, il ne figure pas
au de ssier de Leconte de Lisle. Fut-il présenté, je ne le crois pas, car celui de tous les
autres étudiants est soigneusement épinglé
avec les autres pièces qui les concernent ; un
seul fait défaut, celui de Leconte de Lisle.
 
C'est à l'absence de l'acte de naissance qu'il
faut attribuer ces variantes d'orthographe du
nom sur les registres des deux Facultés et ce
sont ces variantes sans doute qui avaient été
cause des dernières difficultés pour le certificat d'études.
 
Quoi qu'il en soit, le 14 novembre 1838.
Charles Leconte de Lisle était étudiant en droit
à la Faculté des Lettres de Rennes.
 
« Encore que Rennes ne soit pas précisément une ville enchanteresse, a dit M, Henri
Houssaye dans son discours de réception à
l'Académie Française, Leconte de Lisle s'y
plaisait, grâce au milieu intellectuel où il
vivait. »
 
La ''Civitas Rubra'', l'ancienne ville aux murailles de briques rouges, Rennes n'est pas
« une ville enchanteresse ! » M. Henri Houssaye n'est pas le premier à décocher contre
 
<center>40 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
la capitale de la Bretagne un de ces traits
malicieux que nous recevons et recueillons,
nous autres Rennais, avec une souriante tranquillité. La mauvaise réputation de Rennes
auprès des écrivains et des artistes ne date
pas d'aujourd'hui !
 
Ce sont les Angevins qui ont commencé.
Baldric, évêque de Dol, appelait Rennes « un
nid de scorpions et un repaire de bêtes doublement féroces<ref>''Préface de la vie de Robert d'Arbrisset'', citée par
S. Ropartz dans ses ''Poèmes de Marbode'' traduits en vers
français.</ref>. » Son compatriote et ami
Marbode a laissé, parmi d'autres vers plus
aimables, une satire contre notre ville, qui
s'aggrave de cela qu'il fut évêque de Rennes
(on aimerait à croire que ce poème fut antérieur à son épiscopat) et de ceci qu'elle est
écrite en vers catapultins<ref>M. Léon Ernault, dans son livre ''Marbode, sa vie et ses
œuvres'', cite tel vers de notre évêque :
:In quibus, exercens animum, sudare solebam.
qui pourrait servir d'inscription sur sa catapulte dirigée contre
Rennes ou d'épigraphe à ce méchant poème.</ref>. M. Henry Houssaye,
qui est un vrai lettré, ne les lira pas sans plaisir. Voici ce morceau, curieux de facture, où la
consonne d'appui et la double assonnance et
la triple répétition pourraient faire envie aux
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 41</center>
<br />
auteurs, de nos rimes batelées, fraternisées,
emperières et couronnées.
 
DE CIV1TATE RHEDONIS
:Urbs Redonis Spoliata bonis, Viduata colonis,
:Plena de lis, Odiosa polis, Sine lumine solis,
:In tenebris Vacat illecebris Gaudet que latebris.
:Desidiam Putat egregiam Spernitque sophiam ;
:Jus atrum Vocat omne patrum, Meritura barathrum.
:Causidicos Per falsidicos Absolvit iniquos,
:Veridicos Et pacificos Condemnat amicos.
:Quisque bonus Reputatur onus. Nequit esse patronus.
:Bella ciet Neque deficiet, Quia pessima fiet.
:Nemo quidem Scit habere fidem, Nutritus ibidem.
:Quid referam Gentemque feram Sævamque Megæram ?
:Ruricolis Fit ab armicolis Oppressio solis.
:Mors currit. Quia prædo furit Villasque perurit ;
:Ira Dei Non obstat ei, Plenæ rabiei.
:Qui graditur Miser exuitur Pugnisque feritur.
:Pauperibus Deest inde cibus. Sunt vulnera gibbus.
 
C'est une boutade, a dit un Rennais,
Alphonse Marteville (1), qui en a essayé une
traduction, et cet ami et contemporain de Leconte de Lisle ajoute, en parlant de la ville
qu'habitait le jeune étudiant en droit : « Qui
reconnaîtrait aujourd'hui (vers 1840) la ville
de lionnes au portrait qu'en lait Marbode ? »
 
Parmi ces boutades contre Rennes, il faut
signaler encore une amusante traduction en
 
''Rennes ancien et moderne''.
 
<center>42 BRETONS DE LETTRES</center>
<br />
vers du poème de Marbode par M. Sigismond
Ropartz. Le spirituel auteur — mettons que
ce fut pour des nécessités de rime, et encore
le traducteur contemporain n'a pu atteindre à
l'étonnante richesse de rimes du poète du
XIe siècle — a parfois aggravé la virulence du
texte primitif. Qu'on en juge.
 
LA VILLE DE RENNES
 
:La ville des Redons
:Que désertent les bons
:Est pleine de fripons.
 
:Ville chère à l'enfer,
:Où la fraude est dans l'air ;
:On n'y voit jamais clair.
 
:Amante de la nuit,
:Dans l'ombre elle poursuit
:Quelque infâme déduit.
 
:Là, le plus insensé
:Du peuple est encensé ;
:Le sage est méprisé.
 
:0 damnable cité,
:Où le droit est traité
:Comme une iniquité.
 
:Des avocats menteurs
:Et retors et rhéteurs
:Défendent les voleurs<ref>« Les notaires du tablier de Rennes, comme ils ont l'esprit gaillard et esveillé... » ''Contes d'Eutrapel'', XIV, NOËL DU
FAIL.</ref>.
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 43 </center>
 
:Les hommes droits et vrais,
:Amoureux de la paix,
:Perdent tous leurs procès.
 
:Là, le bon citoyen
:N'est jugé propre à rien :
:On le lui montre bien.
 
:Là, toujours des débats,
:Des guerres, des combats
:Qui ne finissent pas.
 
:Oh ! que voir je voudrais
:Ce qu'on ne vit jamais :
:Un honnête Rennais<ref>« Je n'ay congneu, dit Polygame, pour vray et entier
marchant homme de bien qu'un marchant drapier de Rennes
l'appelé Jamet Jan, » Contes d'Eulropel. XXXVI. C'est un bel
eloge, après la satire de Marbode.</ref>.
 
:En quels traits plus hideux
:Te dépeindrais-je mieux,
:Mégère aux traits affreux ?
 
:Tes soldats, vrais brigands,
:Pillent tes paysans
:Et sèment dans leurs champs
 
:La mort et ses horreurs,
:Le vol et ses fureurs,
:L'incendie et les pleurs,
 
:Brigandage sans frein
:Qui brave avec dédain
:Le châtiment divin.
 
<center>44 BRETONS DE LETTRES </center>
 
:L'étranger mal venu
:Est bientôt reconnu,
:Dépouillé, puis battu !
 
:Aux mendiants, enfin,
:Qui périssent de faim,
:Les coups servent de pain.
 
Faut-il m'excuser de renouveler de si
cruelles accusations contre ma ville natale ?
Un éditeur de Marbode, de m Beaugendre, en
a senti la nécessité. En reproduisant le poème
de Marbode dans l'édition de 1708, il écrivait :
''Ne Redonenses indigenas, tot nominibus et virtutibus nunc illustres, XXdere voluisse, videremur.''
Nous ne voudrions pas, nous aussi, blesser
nos compatriotes, non moins vertueux et non
moins illustres maintenant qu'au dix-huitième
siècle... et avant ! car ce ''nunc'' de Beaugendre
n'est pas sans impertinence pour les contemporains de Marbode. Nous ne sommes pas au
bout cependant du chapelet des méchancetés
débitées contre Rennes et les poètes vraiment
ont abusé contre nous de leur droit à l'irritabilité.
 
Elle est encore d'un compatriote Breton,
d'un Morlaisien, Charles Alexandre, celle boutade qui n'est pas sans valeur... poétique.
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 45 </center>
 
:Ô terre de l'ennui, morne pays de Rennes,
:Où la route serpente au fond des vastes plaines,
:Où le sol affaissé, sans sève et sans sommets,
:Perd l'horizon du ciel sous les flots des forêts ;
:Champs aux fossés touffus tout recouverts de chênes,
:Dont les troncs émondés n'ont que des branches naines,
:Vieux arbres mutilés où le vent sans échos
:Passe impuissant et mort dans les bois sans rameaux ;
:Contrée aux flancs taris, monotone nature,
:Sans souffle, sans oiseaux, sans hymne, sans murmure,
:Aux rivières de rmant dans les ajoncs épais,
:Aux plaines de blé noir, de lande, de genêts,
:Aux murs de terre jaune, aux foyers en décombres,
:Aux vieilles croix en bois, au bord des chemins sombres,
:Aux sentiers s'enfonçant sous les taillis ombreux,
:Où les Chouans cachés frappaient sans peur les Bleus ;
:Aux paysans trapus vêtus de peaux de chèvre,
:Passant d'un air farouche et tout pâles de fièvre ;
:Pays mort, sans élan, aux bas et lourds clochers,
:Dont les flèches d'ardoise, au sein des verts halliers,
:Montant d'un vol pesant, sans essor et sans aile,
:Donnent à peine au cœur la pensée éternelle,
:Et perdant à demi les fourrés de leurs croix,
:Semblent des mâts noyés dans l'océan des bois.
 
Un Rennais, M. Raoul de la Grasserie, savant doublé d'un poète, n'a pas été clément
pour sa ville natale :
 
:Comment te chanter, ma ville natale !
:Dans tes monuments tu n'as rien de beau.
:Le soir, un gaz maigre éclaire un tombeau,
:Des sombres Bretons terne capitale.
 
 
<center>46 BRETONS DE LETTRES </center>
 
:Quand le jour enfin montre son flambeau,
:La pluie et le vent te font un ciel sale ;
:L'été, ton bourgeois bien vite détale,
:Le noble plus loin porte son drapeau.
 
:Tes quais sont étroits, ton canal est jaune,
:Une boue épaisse entoure la zone
:Où deux piétons seuls marchent à pied sec.
 
:Et si de ta flore on passe à ta faune,
:On voit petit homme et fier comme un trône
:Et dame pointue aiguisant son bec.
 
Et le poète continue sa critiqué dans un"
second sonnet, dont voici les tercets :
 
:Ta morgue, dit-on, au monde est unique.
:Breton à lui-même, ah ! souvent se pique,
:Rennais est piqué bien plus que piquant ;
 
:Et comme sa rue est étroit, modique !
:Cependant il fait de la politique,
:Comme un député, tout en s'en moquant.
 
Voilà certes de bien méchants vers. Et le
poète récidive en un troisième sonnet pas
meilleur. Cependant les tercets s'adoucissent
et s'améliorent ; le Rennais, mécontent de ses
compatriotes et de sa ville, aperçoit le Thabor.
 
:C'est là qu'il faut vivre et qu'il faut mourir.
 
L'abbé Neveu a pensé, lui, qu'il fallait y
vivre et y rimer. Il s'est fait en maint endroit
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 47 </center>
<br />
de son œuvre imprimée<ref>''Ait grand air'', poésies. </ref> ou inédite, le panégyriste de Rennes, non pas de ses habitants,
mais de sa nature et surtout, — il n'a que cela
de commun avec M. de la Grasserie, — de son
admirable Thabor.
 
Son Thabor avec ses marronniers et ses
enfants, son Jardin des Plantes avec ses vieux
chênes et ses oiseaux, lui ont inspiré ses meilleurs vers.
 
Ah ! ce Thabor, Hippotyte Lucas aussi l'a
chanté dans ses ''Heures d'amour'', mais en amoureux, pour les yeux de sa bien-aimée, car
c'est elle qu'il suivait partout à travers Rennes
jusqu'à ''notre Musée''. Où M. Taine a vu des
toiles, le poète, lui, ne voit que son amour.
Aux buttes Saint-Cyr, dans la forêt de Rennes<ref>''Les cahiers roses de la Marquise.''</ref>,
il cherche partout la bien aimée, et partout
il ne trouve qu'Elle; le reste est indifférent.
Les rues ou elle passe ne sont que ''vieilles'', l'église où elle entre n'est que ''vénérée'', le porche
qu'elle franchit n'est que sombre.
 
:Où près d'un bénitier dans l'ombre
:Il attendait cet ange pur.
 
La beauté de Rennes, c'est celle de « la belle
marquise. »
 
 
<center>48 BRETONS DE LETTRES </center>
 
Mettons que Rennes a gardé pour Hippolyle
Lucas quelque chose du charme de {{Mme}} de P....
son « ange pur ».
 
C'est Souvestre, dans ses ''Souvenirs d'un Bas
Breton'', qui fait dire à l'un de ses personnages,
à propos de Rennes : « J'étais frappé de la
largeur des rues, de la hauteur des maisons.
En arrivant à la place du Palais, je demeurai
immobile d'admiration. » Il y a d'ailleurs un
peu d'anachronisme dans cette admiration, la
régularisation de la place du Palais étant
toute moderne, mais le Palais, sans doute,
méritait à lui seul cette stupeur élogieuse,
d'autant que le jeune voyageur était natif et
arrivait de Guingamp.
 
Moins régulière, alors, la place avait, ce
qu'elle n'a plus, en son milieu, l'ornement
d'une statue équestre de Louis XIV, semblable
à celle de la place Vendôme et dont l'érection
avait enrichi le répertoire des dictons de la
ville de celui-ci, pour qualifier l'entêtement de
certains Rennais : « Plutôt que de l'en faire
démordre, on ferait faire un p.. au Cheval de
bronze. »
 
De Souvestre encore, ce poétique éloge de
Rennes, dans ''Riche et Pauvre'' : « Peu de cités
possèdent autant de promenades charmantes
que l'ancienne capitale de la Bretagne. De
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 49 </center>
<br />
quelque côté que vous tourniez vos pas, vous
rencontrez des allées verdoyantes ou des jardins fleuris, ouvrant devant vous leurs oasis
embaumées. Aussi conçoit-on facilement, en
parcourant ses parcs publics, que Rennes ait
produit dans ces dernières années tant de
jeunes poètes intimes et mélancoliques. C'est
en effet par excellence la ville de l'élégie.
Tout vous y pousse ; on la sent dans l'air du
Champ de Mars, on la respire sous les dômes
gazouillants du Thabor ; elle s'exhale au bord
du Mail avec les parfums du soir, alors que
l'odeur du foin coupé vient des prairies et que
les chants des ''Filles repenties'' s'élèvent des
buttes éloignées de Saint-Cyr. À Rennes, la
rêverie trouve partout des asiles muets, des
retraites nombreuses, où le vers peut germer
et éclore. Rien ne manque à ses promenades,
pas même la solitude, car à peine si vous y
rencontrez de loin en loin quelque penseur
solitaire qui, la tête baissée, pousse devant
lui avec distraction les feuilles dont la terre
est jonchée. »
 
Il est vrai qu'ailleurs le même Souvestre a
traité Rennes de «vieille ville replâtrée, » qui
essaie de faire « peau neuve » et à laquelle on
ne saurait trouver « un caractère décidé. »
 
Il faut en prendre notre parti, Rennes
 
 
<center>50 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
n'est pas une ville sympathique. C'est de
Rennes qu'Évarisle Boulay-Paty, qui y fit son
droit, a écrit : « Pauvres villes, où point çà
et là un artiste inconnu, poète, peintre, musicien, sculpteur, qui s'échappe bien vite et
qu'elles sont tout à coup stupéfaites d'entendre proclamer grand homme, dans ce
Paris, le Capitale des Reaux-Arts ! Bonnes
gens de compatriotes, qui, après avoir dénigré sans jugement le jeune homme, s'enorgueillissent de l'homme fait sans enthousiasme et qui, après avoir tenu l'aigle dans
leurs mains sans en reconnaître les plumes,
le voient avec étonnement planer haut et
disent alors : C'est d'ici qu'il est parti ! »
 
Il est vrai, par contraste, que celui qui fut
avant Hérédia, le maître du sonnet, écrivait à
son ami Hippolyte Lucas :
 
« J'ai regretté que vous ne fussiez plus à
Rennes, lorsque j'y suis arrivé. Pourquoi donc
n'avez-vous pas profité du voyage fait pour
rester quelque temps dans la vieille ville qui
vous a inspiré des vers si jolis ? On aime, malgré Paris et le temps qui nous presse, à parcourir ces rues tranquilles qui rappellent le
passé ; on retrouve mille émotions dans les
lieux chéris autrefois. La belle jeunesse nous
sourit de loin et nous fait encore signe du
doigt. »
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 51 </center>
 
En 1636, un voyageur, Dubuisson-Aubenai,
a parcouru la Brctagne ; voici comment il a
vu Rennes.
 
D'abord, il cite l'opinion de d'Argentré, très
flatteuse, au moins pour les fortifications de
Rennes : « que le circuit de Rhennes, parsus
ses murs aujourd'hui, est de 3.450 marches
ou pas communs et que c'est la ville de la plus
grande étendue de Bretagne, en très bonne
assiette, et jugée forte de tous les hommes de
guerre, en sorte qu'il y a peu de villes en
France qui la secondent ». Sur quoi Dubuisson
proteste : « ''Belle, belle, o bone vir, sed nunc non
est vere, » et il redécrit à sa manière : « Le
circuit est médiocre et comme d'une demi-heure ou fort petite heure de chemin...
 
« La plus menue populace sont les artisans
de toute sorte, épars par toute la ville, mais
principalement abondants et presque tous
en la basse ville, au delà de la rivière et du
côté de sa rive gauche. On appelle ces sortes
do gens ''les gars de Rhennes'' et sont la plupart
ivrongnes et séditieux... La ville est peu belle.
Le pavé est comme celui de Vienne, en
Autriche, fort petit et pointu, les rues étroites,
les maisons s'élargissant par le haut, en sorte
qu'en beaucoup de lieux, elles se touchent
presque l'une l'autre et à peine le jour entre-
 
 
<center>52 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
t-il dans les rues, car les seconds étages
s'avancent en dehors sur les premiers, les
troisièmes sur les deuxièmes et ainsi toujours
se vont estrécissant. Par dedans, elles sont
mal ordonnées, les chambres et quartiers mal
disposés. En la plupart des logis, il faut
passer par la salle ou la cuisine pour aller à
l'écurie ou estable. C'est comme au reste de
la Bretagne, les bestiaux passent par même
passage que les hommes et peu s'en faut
qu'ils ne logent ensemble. Et comme les logis
sont partie de pierre ardoisine et principalement de bois, les rats et les souris y sont en
plus grand nombre que j'aie jamais vu en
aucun autre lieu.
 
« Leur meuble est à l'avenant ; leurs licts
sont fort courts et fort aults de terre, leurs
tables aultes et les sièges d'autour fort bas.
Les puces et les punaises n'y manquent pas. »
 
M. Henri Houssaye avait raison, la ville
n'est pas « précisément enchanteresse » ; du
moins ne le semble-t-elle pas en 1636, sous la
plume de Dubuisson-Aubenai.
 
A. de la Borderie a publié<ref>''Mélanges historiques, littéraires et biographiques''</ref> d'amusantes
stances d'un poète méridional qui mourut
prêtre (Décidément Rennes n'a pas de chance
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 53 </center>
<br />
avec le clergé) et où Rennes est sévèrement
traité.
 
Le petit poème a pour titre : ''Le Cours de
Rennes'', et le poète a pour nom Benech de
Cantenac. C'est presque un contemporain de
Dubuissou-Aubenai. Le volume d'où A. de la
Borderie a extrait cette satire est un petit
in-12, paru à Paris chez Théodore Girard,
en 1662
 
Le Cours de Rennes était la promenade à la
mode au XVII{{e}} siècle, « sorte d'esplanade plus
longue que large située au sud de la ville et
sur le bord extérieur des fossés de l'enceinte
murale, lesquels sont aujourd'hui représentés
par les boulevards établis de la place de Bretagne à l'avenue de la Gare. »
 
:Juste Dieu ! que ce cours est sale !
:Il ne s'en vit jamais de tel ;
:L'on ne sent rien de si mortel
:Que les puanteurs qu'il exhale.
:Qu'il est mal pris, qu'il me déplaît !
:Il mérite le plus noir trait
:De la plus piquante satire.
 
Et voici la description qu'en donne Cantenac :
 
:Ce lieu, sale en toutes saisons,
:Est borde de vieilles maisons
:Qui le bornent par leurs mazures
:Et l'on ne voit rien de plus beau
:Qu'un canal tout rempli d'ordures
 
 
<center>54 BRETONS DE LETTRES </center>
 
:Où coule la bourbe avec l'eau ;
:Là, pour tout poisson, la grenouille
:Sort de la fange et du limon.
:Puis avec un horrible ton
:Se jette dans l'eau qui la souille.
:Là tous les égouts d'alentour
:Viennent apporter chaque jour
:Un tribut d'ordure et de peste ;
:Là le flambeau de l'univers
:Puise cette vapeur funeste
:Dont on voit infecter tes airs.
 
Suit une énumération des galanteries des
dames de la ville, qui essayent par leurs grâces
de réparer la laideur du lieu : œillades, appas,
mouchoirs à l'envers, doux propos, etc.
 
Elles auraient perdu leur temps, je crois,
auprès de ce religieux de Vitré qui écrivait, à
l'occasion de l'incendie de 1720 : « Pour vous
figurer la situation de cette infortunée ville,
rappelez-vous ou Rome ou Troie ou les villes
criminelles : ce n'est qu'un monceau de cendres et un tas fumant de débris, » comparaison qui ne peut sembler excessive, étant donné
que l'excellent Père affirmait qu'une « pluie
de feu visible » était tombée sur la ville, sans
doute pour la châtier, et que « tous l'ont vu
et l'assurent ». Sodome ou Gomorrhe, n'est-ce
pas ?
 
Dans son livre, l'''Élégie en France'', Henri Potez
 
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 55 </center>
<br />
écrit, à propos du séjour de Parny dans notre
ville :
 
« On le mit au collège de Rennes. De ce séjour, il conserva un fort mauvais souvenir.
Eennes était alors comme aujourd'hui une
grande ville solennelle, sombre et morne, au
seuil de l'austère Bretagne. »
 
Bernardin de Saint-Pierre a eu la même impression à peu près :
 
« Rennes m'a paru triste. Les faubourgs sont
formés de petites maisons assez sales, ses rues
mal pavées. »
 
M. Taine non plus ira pas dépeint Rennes
comme « une ville enchanteresse. » Ses ''Carmis de Voyage'' sont amusants à consulter :
 
« Belles grandes rues monumentales au centre, pavés et trottoirs en granit, mais rien pour
le goût. La ville a été brûlée au XVIII{{e}} siècle.
La Cathédrale, à colonnes superposées en consoles, ira rien d'intéressant au dehors et, au
dedans, elle est blanche<ref>M. Taine écrivait ceci en 1863 ; on a surabondamment
maquillé la Cathédrale depuis.</ref> et plate »
 
Le pavé est « pointu, exécrable et blesse les
pieds. Les maisons sont misérables, comme un
reste du Moyen Âge<ref>M. Taine nous flatte. Il reste trop peu de Moyen Âge à
Rennes ; l'incendie de 1720 et les bâtisseurs modernes y ont
mis bon ordre.</ref>, bâties en bois, ventrues,
 
<center>56 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
bossues, protégées par une espèce de cuirasse
lézardée eu vieilles ardoises ébréchées, salies,
branlantes, un pêle-mêle bizarre. Des escaliers
vermoulus, obscurs, sortent de mauvaises
odeurs. »
 
Le type des habitants n'est pas plus avantagé que leurs maisons : « quelque chose de
grêle, de souffreteux, de pâlot. » Cependant,
ne peut s'empêcher de remarquer M. Taine,
cela produit parfois chez certaines jeunes filles
des « expressions admirables de virginité parfaite, de sensibilité exquise, de délicalesse charmante, de suavité étrange. » Saluez, Mesdemoiselles, mais dépêchez-vous, car, s'il fallait
en croire M. Taine, ce ne seraient qu'apparences au grand jour et, la nuit, il faudrait en
rabattre avec la réalité. Enfin « saleté, puanteur, pauvreté, tapage, mendiants, » la ''Juiverie de Francfort'', et tous les « imbéciles de l'endroit » recevant les fonctionnaires à genoux
pour obtenir « des routes et des écoles...»
Quant aux mœurs, elles sont primitives : on
boit, on mange, on est « rouge, gonflé, on
fume, on danse, on est ivre-mort ! Pour échapper à tout ce vilain monde, M. Taine se réfugie au Musée, où il admire quelques toiles de
maîtres et lit quelques légendes, celle de sainte
Tryphine entre autres, mais comme il lit mal,
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 57</center>
<br />
puisqu'il appelle M. de la Villemarqué, ''Hersent''
au lieu de Hersart, et qu'il lait de Saint Trémeur Saint Travers, je suis persuadé qu'il a
mal vu aussi et qu'il a vu Rennes de travers.
Un ami d'Amiens, pour consoler le Rennais que
je suis, m'affirme que M, Taine a dû mal voir,
en effet. Ses notes sur Amiens, élogieuses pourtant, sont, paraît-il, tout à fait fausses.
 
Il avait vu Rennes de travers encore, ce personnage des ''Propos Rustiques'' de Noël du Fail
qui dit :
 
— « Ne voudrois principalement aller à
Renes, car aucuns de mes compaignons qui se
estimaient bien fins et qui en vendoyent aux
autres y ont esté frottez et estrellez et laissé
quelque oreille. »
 
Il est vrai que c'est un « coquiin et maraud »
qui parle.
 
Il est vrai, d'autre part, qu'un saint, un
bienheureux, du moins— mais j'espère bien
que sa satire contre Rennes l'empêchera de
monter plus haut dans la hiérarchie céleste —
un bienheureux, le P. Grignion de Montfort, a
fulminé contre Rennes un cantique sévère. De
bonnes âmes ont vu même la prédiction de
rincendie dé 1720, dans le refrain :
 
 
<center>58 BRETONS DE LETTRES </center>
 
:Adieu Rennes, Rennes, Rennes !
:On déplore ton destin ;
:On t'annonce mille peines :
:Tu périras a la fin.
 
Lé Père Grignion de Alonttort fut toujours
prolixe. Citons deux couplets seulement de sa
pieuse chanson, plus pieuse que poétique, selon son habitude. « Si Montfort l'eût voulu,
dit un de ses biographes, l'abbé Quérard, il
eût peut-être été l'un des plus grands poètes
de son siècle, » Mais, par modestie, sans doute,
comme saint Mathurin qui aurait pu être le
Bon Dieu et ne voulut pas, le Vénérable Montfort a préféré demeurer un mauvais poète. En
voici la preuve :
 
:Tout est en réjouissance,
:Monsieur est au cabaret,
:Mademoiselle à la danse
:Et Madame au lansquenet
:Où chacun fait sa bombance
:Et sans croire avoir mal fait.
:Que voit-on en tes églises ?
:Souvent des badins, des chiens,
:Des coureuses des mieux mises,
:Des libertins, des païens,
:Qui tiennent là leurs assises
:Parmi très peu de chrétiens.
 
À rapprocher de cette satire des ménages
Rennais, cette tradition sur leur mauvaise entente, consignée par Noël du Fail :
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 59 </center>
 
« À l'abbaie de Saint Melaine près Rennes,
y a plus de 600 ans, sont un costé de lard encore tout frais et non corrompu, et néanmoins
voué et ordonné aux premiers qui, par an et
jour ensemble mariez, ont vescu sans débat,
grondement et sans s'en repentir. » (Contes
d'Eutrapel XXX).
« Rennes, dit Jouanne, a conservé l'aspect
froid et sévère de l'ancienne cité parlementaire.
Si les maisons furent rebâties dans un style
uniforme avec un granit gris ou même noirâtre qui assombrit la ville, les places du Palais,
de l'Hôtel de Ville et les rues avoisinantes sont
dignes d'une grande cité. Mais tout autour...
se serrent et s'enchevêtrent les rues étroites,
noires, mal pavées et tortueuses de la vieille
cité... »
 
« Le Palais de Justice, affirme Conty, a quelque chose de grandiose. »
 
Enfin, conclut {{Mme}} de Sévigné, à propos de
l'exil du Parlement en 1675 : « On a transféré
le Parlement (à Vannes) ; c'est le dernier coup,
car Rennes sans cela ne vaut pas Vitré. »
 
C'est le dernier coup, en effet !
 
Aussi, c'est avec un peu de surprise et beaucoup de joie, que j'ai lu au début d'un livre
récent de M. A. Pigeon, ''Un Ami du Peuple'', ces
aimables lignes que je transcris très volontiers,
 
 
<center>60 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
tout en me demandant si M. Pigeon est jamais
venu à Rennes, pour y avoir vu tout ce qui n'y
est pas!
 
« De toutes les villes de la Bretagne, Rennes
est celle qui rappelle le mieux le passé d'une
des plus grandes provinces de France, et qui
conserve les plus vieux souvenirs de ce passé...
On va droit au Palais de Justice, on se croit
transporté en plein XVII{{e}} siècle... On ne serait
pas surpris de rencontrer, dans une des rues
qui avoisinent le Palais, un contemporain du
comte de Rieux et du maréchal de Montesquiou... De vieux hôtels, semblables à ceux
qu'on voit encore à Paris dans la rue du Bac
et dans les rues qui l'entourent, forment autour du Palais de Justice comme une ceinture
qui le protège. On sent là l'âme d'une époque
où les architectes savaient faire grand... De
graudes portes de pierre, des cours pavées...
Quelquefois une statue rappelant le style de
Coysevox ou de Coustou, un bas-relief encadré dans une façade... Le Palais de Justice, si
vaste, si majestueux, avec sa grande salle des
Pas-Perdus... avec ses longs couloirs, avec ses
statues grises et sa porte sculptée est lui-même
comme la fleur d'une époque processive et batailleuse... Les peintures de Jouvenet, de Coypel, d' Érard, de Ferdinand témoignent des
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 61 </center>
<br />
goûts artistiques des anciens commandants de
la province et rappellent un peu les splendeurs du Louvre et de Versailles.
 
« Les églises de Rennes, Notre-Dame, Saint-Sauveur et la Cathédrale ont aussi d'anciennes
boiseries, des vitraux, des fragments de tombeaux qui font songer au passé. »
 
D'ailleurs, les « agréments de Rennes » ont
eu leurs poètes.
 
« Souvent je me suis demandé où était M.
Turquety, écrit Brizeux ; si sa douce ville de
Rennes le tenait toujours et s'il rêvait pour
la poésie. » (''La vie d'un poète'', par F. SAULNIER,
p. 128.) Paul Féval écrit a Hippolyte Lucas :
« La même cité, une belle ! nous a fourni le
jour. »
 
Chateaubriand a dit : « Rennes me semblait
une Babylone.»
 
Boulay-Paty, dont j'ai cité une boutade qu'il
faut mettre au passif d' Élie Mariaker, a eu,
quoique nantais, pour la ville où il avait vécu
sa jeunesse, de bonnes paroles et de gracieux
souvenirs. Il a chanté une de ses rues :
 
:Je me souviens toujours de la petite rue
:bes Violiers, auprès de Saint-Georges ; souvent,
:Au milieu de l'hiver, lorsque soufflait le vent,
:Qu'on entendait te bruit de là rivière accrue,
 
 
<center>62 BRETONS DE LETTRES</center>
 
:Sans plus m'apercevoir de la fleur disparue,
:J'allais dans cet endroit promener en rêvant
:Et, le moindre rayon de soleil arrivant,
:Pour moi la saison belle était vite accourue.
 
:Ce nom des Violiers me rendait le printemps ;
:Malgré les blancs frimas et l'âpreté du temps,
:Sur le vieux mur soudain les tiges désolées
 
:Me montraient leurs bouquets de toutes les couleur ;
:J'aspirais les parfums des douces giroflées
:Et janvier me semblait un avril tout en fleurs.
 
Hélas, on nous l'a enlevé ce joli nom : la
rue des Violiers est maintenant la ''rue Gambetta'',
Rrrou ! Je ne crois pas que la nouvelle rue
rectifiée inspire jamais un poète.
 
''La Promenade du Canal, à Rennes'', a été chantée encore par le même poète et en un sonnet
aussi, car c'est toujours en sonnets que s'exprime son ''quidquid tentabam''.
 
:Charmante promenade aux sentiers frais et lisses,
:Je ne t'oublierais pas au bout de l'univers !
 
Il est vrai que le souvenir du Canal est associé par Boulay-Paty aux souvenirs chers « de
sa mère et de sa sœur...
 
:Elle, ma sœur et moi, nous descendions les Lices.
 
Et, la rime y aidant un peu, — chez Boulay-Paty elle aide beaucoup, à moins qu'elle ne
nuise aux idées, — vous ne serez pas surpris
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 63</center>
<br />
que la promenade fit leurs ''délices''. Ne fait-elle
pas nos délices, aussi, puisqu'on nous la conservée encore ? Car, hélas ! les « promenades »
ne sont pas éternelles et les Rennais d'aujourd'hui peuvent, comme ceux de jadis, pleurer
sur le Mail, délicieuse promenade<ref>''Nature'', Sonnet LXXX. </ref> », détruit
de nos jours pour la seconde fois.
 
:Le beau qui meurt, poète, à tes pleurs doit s'attendre.
 
Et les pleurs de Boulay-Paty n'ont pas manqué au crime des premiers Vandales... Pauvre
Mail !
 
:On change donc en un triste chemin
:La fraîche promenade, un admirable ouvrage ;
:La poussière à ton front va faire un dur outrage,
:Le poète et l'oiseau te quitteront demain<ref>''Nature'', Sonnet LXXXL </ref>.
 
Mais avec les vieux arbres, tombent aussi
les vieilles maisons. Et les regrets et les re-
proches sont les mêmes :
 
:Démolisseurs, je hais votre métier,
:Car votre main est prosaïque et vile.
:D'un vil chagrin, je vois l'ancienne ville
:Sous le marteau disparaître en entier<ref>''Philosophie'', Sonnet LV.</ref>.
 
Vraiment nos pères furent de grands coupables, et si notre ville est si cruellement dé-
 
<center>64 BRETONS DE LETTRES</center>
<br />
nigrée, c'est qu'ils ont détruit l'œuvre pittoresque des aïeux. Et nous-mêmes, s'il y avait
encore des poètes parmi nous, ne devrions-nous pas venger par un sonnet la calme beauté
de nos rues et de nos places que les tramways
à trolley ont détruite à jamais. Boulay-Paty
pleurait ''la Place aux Arbres'' ; ne pourrions-nous
avoir un regret pour 'la Place de la Mairie'', et
refaire, sur la destruction de la Motte, le sonnet du poète sur ''la Place aux Arbres<ref>''Nature'', Sonnet XXXVI</ref> :
 
:Comme à son sein la fille des champs met
:La fleur des bois, et dort dans la prairie,
:Rennes, la ville humble, calme et fleurie,
:Avait au cœur un bouquet qu'on aimait.
 
:Verte ramée où tant d'ombre charmait,
:Lieu ravissant de longue causerie,
:Place où, le soir, errait la rêverie
:Et qu'à plaisir le tilleul embaumait.
 
:On a détruit ta belle promenade,
:Chère à l'enfant, au vieillard, au malade ;
:Rennes n'a plus ses frais parfums au cœur !
 
:La hache abat ce que le temps effeuille !
:Du lieu qui fut des oiseaux le doux chœur,
:Que ce sonnet reste une verte feuille.
 
Les touristes modernes n'ont pas été très
cléments pour Rennes.
Rennes, dit un voyageur, « grande préfec-
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 65</center>
<br />
ture, aux rues propres, spacieuses, régulières,
bordées de trottoirs larges et de massives bâlisses uniformes, de couleur sombre, d'aspect,
hélas ! tout à fait moderne. La Vilaine y mèrite son nom, dans ses quais larges mais inanimés, silencieux et tristes<ref>''En Bretagne, de Saint-Malo à Brest'', May et Motteroz.
Paris.</ref>. »
 
Un autre<ref>''Zig-Zags en Brelagne'', P. Lethielleux, Paris.</ref> n'est pas séduit davantage par
les « casernes neuves, » par les beaux « quartiers, » par la « lugubre monotonie des angles
droits, » par les « embellissements » du goût
moderne qui, avec l'incendie, ont défiguré « la
vieille capitale. »
 
On connaît l'opinion de Mérimée<ref>''Notes de Voyage''.</ref> sur Rennes : « La manière, le mauvais goût du dix-huitième siècle déparent presque tous les édifices publics qui, d'ailleurs, construits en granit, offrent une teinte grise, uniforme, à laquelle mes yeux ont de la peine à s'habituer.
Il faut cependant reconnaître dans quelques-uns un caractère de grandeur. »
 
Mais l'éloge ne dure guère et Mérimée conclut ainsi :
 
« On a généralement peu de goût à Rennes,
pour les objets d'art et les antiquités. »
 
<center>66 BRETONS DE LETTRES</center>
 
Peut-être Mérimée se trouvait-il à Rennes au
moment où l'évêque venait de faire enterrer
un certain nombre de vieux saints de bois, « façonnés de façon tellement grossière qu'ils en
étaient grotesques ! » Et je comprendrais alors
sa critique, mais il l'eut atténuée pourtant, si
on lui avait raconté la spirituelle riposte d'un
curé de campagne au prélat.
 
Ayant appris que Sa Grandeur arrivait en
visite pastorale, le bon curé, qui avait de
vieux saints dans son église et qui les aimait,
donna l'ordre à son bedeau de les cacher dans
le clocher pour les soustraire à la vue de l'évêque proscripteur.
 
— Vous n'avez donc pas de vieux saints ici ?
fit Monseigneur, en interrogeant du regard tout
le presbytère.
 
Silence, d'abord. Insistance du prélat. Gêne
de tout le monde. Alors le bedeau s'approche :
 
— Il ne faut pas mentir à Monseigneur ;
nous avions des vieux saints, mais quand ils
ont su qu'on enterrait leurs camarades à Rennes, ils sont partis pour assister à la cérémonie.
 
L'évêque ne put s'empêcher de rire :
— Oh ! alors ils reviendront, fit-il.
 
Et les vieux saints de bois sont revenus dans
l'église. Mérimée ne les y a pas vus !
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 67</center>
 
Encore une autre opinion et qui n'est pas
négligeable, d'autant qu'elle est contemporaine du séjour de Leconte de Lisle. Par une
coïncidence curieuse, au moment où, débarqué à Nantes, il traversait Rennes pour se
rendre à Dinan, Stendhal visitait la « capitale
de la Bretagne. » Voici quelles étaient ses impressions de voyageur<ref>''Mémoires d'un Touriste'', II, 43 et seq.</ref> (Juillet 1837) :
 
« Comme je savais que Rennes avait été entièrement détruite par l'incendie de 1720, je
m'attendais à n'y rien trouver d'intéressant
sous le rapport de l'architecture. J'ai été agréablement surpris. Les citoyens de Rennes viennent de se bâtir une salle de spectacle, et, ce
qui est bien plus étonnant, une sorte de promenade à couvert, première nécessité dans
toute ville qui prétend à un peu de conversation.
 
« On a commencé depuis nombre d'années
une cathédrale, où les colonnes sont, ce me
semble, en aussi grand nombre qu'à Sainte-Marie Majeure, ou à Saint-Paul-hors des murs
(Rome). Mais, grand Dieu ! quel contraste !
Rien de plus sot que cette assemblée de colonnes convoquée par le génie architectural
du siècle de Louis XV.
 
<center>68 BRETONS DE LETTRES</center>
 
« L'aspect du palais, remarquable par son
immense toit d'ardoises, n'est que triste ; il
n'est pas imposant : mais l'intérieur est décoré
avec beaucoup de richesse. Ces vastes salles
disent bien : nous appartenons à..., ont bien
l'air d'appartenir à un palais : il y a certainement abus de de rures, les formes des ornements sont tourmentées.
 
« La grande rue qui passe devant la place
du Palais est assez belle ; mais les gens qui y
passent marchent lentement, et peu de gens y
passent.
 
« À Sainte-Mclaine, l'ancienne cathédrale,
on voit des colonnes engagées, probablement
du XIIe siècle : leurs chapiteaux ont été masqués avec du plâtre, pour ménager, dit-on, la
pudeur des fidèles.
 
« Saint-Yves, l'église de l'hôpital, de la fin
du XV{{e}} siècle, présente à l'extérieur quelques
ornements gothiques. Parmi les caricatures
sculptées à l'intérieur, on remarque un marmouset tournant le dos, pour ne pas dire plus,
au grand autel. Quel chemin les convenances
n'ont-elles pas fait depuis ce temps-là !
 
« Une porte de la ville est en ogive, et l'une
des pierres que l'on a employées pour la construire présente une inscription romaine.
 
« Il faut avouer que ta couleur ''gris-noirâtre''
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 69</center>
<br />
des petits morceaux de granit carrés avec lesquels les maisons de Rennes sont bâties, n'est
pas d'un bel effet.
 
« On construisait un pont sur la Vilaine,
qui là est une bien petite rivière ; il me semble
qu'il est tombé depuis. J'ai été fort content
des promenades du Tabor et du Mail. Les pantalons rouges des conscrits, auxquels on enseignait le maniement des armes, faisaient un
très bon effet au coucher du soleil ; c'était un
tableau du ''Canatello''.
 
« Je me suis hâté de courir au Musée, avant
que le jour me quittât ; les tableaux sont placés dans une grande salle, au rez-de-chaussée ;
une grosse église voisine la prive tout à tait
du soleil ; aussi elle est fort humide et les tableaux y dépérissent-ils rapidement. J'y ai vu
un Guerchin presque tout à fait dévoré par
l'humidité. Dans deux ou trois petites salles,
voisines, où les tableaux et les gravures sont
entassés, faute d'espace, on a le plaisir d'aller
comme à la découverte. J'y ai trouvé une jolie
collection des maîtresses de Louis XIV ; elles
ont des yeux singuliers et bien dignes d'être
aimés ; mais, par l'effet de l'humidité, une
joue de {{Mme}} de Maintenon venait de se détacher de la toile.
 
« Il faut que l'on ait en ce pays-ci bien peu
 
 
<center>70 BRETONS DE LETTRES</center>
<br />
de goût pour les arts : un Musée aussi pauvrement tenu fait honte à une ville aussi riche. »
 
Un peu plus loin, Stendhal, en quittant
Rennes, la qualifie de « ville si aristocratique. »
Il en reparlera une dernière fois, au même
tome II des ''Mémoires d'un Touriste'', dans une
lettre datée de Genève : « Je ne rencontre
jamais ici cet esprit de ''routine'' étroite qui me
désole dans les villes de l'intérieur de la
France, Bourges, Rennes, etc. »
 
Un Anglais, Arthur Young, a décrit Rennes,
au point de vue gastronomique et l'a louée :
c'est quelque chose. Par malheur, Leconte de
Lisle, au dire de son père, n'avait pas le moindre sensualisme sous ce rapport.
 
« Rennes, dit le vovageur d'outre-Manche,
est bien bâti. Il a deux belles places, particulièrement celle de Louis XV, où est sa statue.
Le jardin des Bénédictins, appelé le Thabor,
mérite d'être vu.
 
« Je trouve que Rennes n'est pas cher, la
table d'hôte à ''La Grande Maison'' est fort bonne.
On y donne deux services avec abondance de
plats et un ample dessert. Au souper, un service avec un gros gigot de mouton et un autre
bon dessert. Chaque repas avec le vin ordinaire coûte quarante sols et pour vingt sols
de plus on a de bon vin : de sorte qu'avec de
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 71</center>
<br />
bon vin, ce n'est que 6 livres 10 sols par jour. »
 
Enfin pour terminer cette revue des opinions sur Rennes, longue certainement et pourtant incomplète, on lit dans ''Les Actionnaires'' de
Scribe et Bayard (1829) :
 
''Gustave''. — Je suis arrivé hier à Rennes.
 
''Piffart''. — Notre pays ! « À tous les cœurs
bien nés... » La plus vilaine ville que je connaisse !.. Et nos chers compatriotes, têtus, querelleurs, mauvaises langues !.. C'est égal, le
souvenir de la patrie !... Je vois que tu as fait
comme moi, tu n'as pas pu y rester...»
 
Somme toute, les reproches les plus graves
qu'on pût faire à la ville, vers 1840, étaient
ceux-ci, qu'Alphonse Marteville résume sensément : « Les eaux potables manquent et les
étrangers admirent toujours en riant ce magnifique escalier-fontaine de la Motte<ref>On vient de le transporter pour faire une entrée monumentale au Thabor par la rue de Paris et l'eau y coule maintenant quelque peu et quelquefois dans les cascades.</ref>, qui
attend l'eau pour ses cascades. Rennes, en perdant son Parlement, a conservé ses habitudes
d'un autre siècle; elle ne peut croire qu'elle
soit le moins du monde destinée au commerce
et se proclame tour à tour, se drapant dans
son apathie, ville d'études, de droit, de garnison. Rennes a beaucoup de propriétaires qui
 
<center>72 BRETONS DE LETTRES</center>
<br />
vivent sans travailler, non dans l'aisance, mais
dans la gêne, à l'abri de quelques petits revenus fonciers ou d'intérêts de capitaux... »
 
Les chemins de ter, l'adduction des eaux,
l'invasion des tramways ont déjà changé tout
cela et je crois que désormais la modernisation
de la ville ira vite. Ceux qui ont mon âge ont
connu l'ancienne ville et l'ancienne vie dans
leur tranquille douceur, et peuvent se faire
une plus juste idée de ce que pouvait être
l'existence à Rennes un quart de siècle avant
leur naissance.
 
Le mieux est de prendre l'opinion d'un contemporain, d'un homme sage qui écrivait en
1838, l'année même où Leconte de Lisle se faisait inscrire sur les registres de la Faculté de
Droit. Ce contemporain, cet homme sage, c'est
l'abbé Manet, et son ''Essai sur la Ville de Rennes''
paraissait justement cette année-là même, chez
MM. Vatar, Molliex et M<sup>lles</sup> Blouet, libraires.
Voyons un peu ce que pense de Rennes, ce
Malouin au franc parler.
 
« Le climat de Rennes est doux et l'air y
est sain, mais presque toujours humide et
chargé de vapeurs... Les orages y sont rares
et encore bien plus rarement y tonne-t-il avec
force ; mais les pluies y sont fréquentes, et il
y pleut même souvent tandis que le ciel est
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 73</center>
<br />
serein à trois lieues de là. » Je vous fais grâce
de toutes les facilités de la vie qu'on y rencontre : beurre très estimé, excellent cidre, fort
bons légumes, fruits délicieux et des lièvres
et des lapins et des perdrix et du bœuf qui,
selon Manet, figure « avantageusement à la
boucherie. »
 
La ville est divisée par la Vilaine : « la ville
haute est la plus belle et la plus considérable ; »
Manet en loue « l'unité, la magnificence, la
propreté et l'agrément, (Altrappe, Monsieur
Taine !) mais la ville basse est ordinairement
assez sale et renferme beaucoup de tanneries<ref>C'était justement ''jouxte'' les tanneries qu'on avait installé
Leconte de Lisle.</ref>,
de rues aussi tortueuses que mal pavées, de
maisons ou maisonnettes en simple bousillage...
et l'abattoir ! » C'est la ville basse qu'avait
surtout visitée M. Taine.
 
Manet note encore que « de deux ou trois
points, Rennes se présente assez pittoresquement » et qu'au Thabor, « la vue est magnifique. » Il fait l'énumération des promenades
publiques, ''mais''... et c'est ici que le ''mais'' familier triomphe et pendant près de cinq pages, pleines d'insinuations, qui, sous leur forme
volontairement vague, ressemblent terrible-
 
 
<center>74 BRETONS DE LETTRES</center>
<br />
ment à des personnalités. Et c'est sur les habitants que tous ces ''mais'' s'abattent. Que voit-on dans ces belles promenades et dans ces
belles places ? Regardez passer tous ces gens,
et Manet les nomme au passage :
 
« Ce pauvre naufragé du déluge révolutionnaire, marchant le front humilié ; et cet héritier de Robespierre aux mains encore rouges
de sang, trottant fièrement, la tête haute, prêt
à cracher au visage des victimes dont il regrette de ne pouvoir plus consommer le meurtre : ce professeur émérite dans le noble art
de boire, fléchissant sous l'influence du rameau de gui : et ce cortège bruyant de polissons, saluant d'un haro général ce vieux silène ;
ce maigre rentier végétant sans honneurs dans
ses foyers de mestiques ; et ce gros industriel
fou d'un bon dîner ; ce pétitionnaire important renvoyé par les distributeurs des grâces
au médecin des fous ; et cet être sans nom
dont les grands cercles ne valent pas mieux
que les épicycles ; ces beaux messieurs et ces
belles dames ensevelis sous la dentelle, le velours et le drap d'or ; et ces misérables hères
à demi cachés sous leurs guenilles ; ce jeune
insensé, livré à toutes les illusions de l'amour,
qui croit voir dans l'objet aimé un objet divin : et cette rustique Galathée qui écoute les
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 75</center>
<br />
flatteuses paroles d'un suborneur, comme Ève
écouta colles du serpent ; ce gyrovague qui
n'a jamais su s'arrêter à l'embranchement de
deux routes et qui a constamment arboré la
couleur du Jour, sans s'embarrasser si elle
faisait gloire ou tache à la France ; et ce vrai
citoyen, pur comme le soleil, dans l'histoire
de nos désastres, qui n'a jamais apporté la
moindre matière combustible dans le brasier
de nos discordes civiles ; cette vierge ingénue,
peu inquiète si son nom se retrouvera ou pas
dans les débris du siècle et ne voyant dans son
âme qu'une immortelle exilée ; et cette vieille
coquette qui n'a pas songé un seul instant à
embellir de saintes espérances son existence
terrestre ; ce politique turbulent, livré à d'interminables discussions, pour trouver quelque
intermède propre à rapprocher des éléments
inassociables de leur nature ; et ce cacochyme
maladif allongé sur la pelouse, tout occupé de
se remémorer le tissu de ses anciennes puérilités ou d'ajouter de nouveaux
rêves à ses espérances invétérées : cette bonne vieille, revenue des joies vulgaires, causant tout bas
dans un coin avec Dieu ; et cette petite déité
d'argile fort satisfaite de sa draperie, de ses
'charmes et de sa pantomime : ce fumeur à la
journée, tirant symétriquement de sa poche
 
 
<center>76 BRETONS DE LETTRES</center>
<br />
l'étui de cuir où sont renfermés sa pipe et
son briquet ; et ce priseur au ton doucereux
et emmiellé, vous offrant galamment une pincée de la poudre que contient sa tabatière ;
cet adolescent sans expérience qui pense prématurémenl à asseoir sa vie en prenant femme ;
et cet ennuyeux barbon lassé de la sienne, qui
ne sait comment s'ingénier pour s'en débarrasser au plus vite ; ce polyphème à moustaches de sapeur, qui, après avoir été en quelque sorte un des dromadaires de l'armée
d'Égypte, est revenu faire mettre des compresses sur ses contusions, par ceux qui l'appelaient jadis tout court Gabriel ; et ce compagnon du Devoir, qui, las d'être une machine
à fabriquer des clous où des têtes d'épingle,
vient de s'engager, dans l'espoir de devenir un
des maréchaux de Philippe Ier et veut avant
de partir, fêter ici pour la dernière fois son
vieux maître, ses voisins et ses amis : ces
nymphes parfumées au goudron, et au corsage
épais, dont les pieds parchus font sur le sable
des allées le même effet que l'instrument du
paveur dans nos rues... »
 
Qui disait donc qu'il n'y avait personne dans
les rues de Rennes ? C'est une foule que nous
dépeint l'abbé Manet. Ce Rennes est un vrai
microcosme ! Et ce n'est pas tout, car le dé-
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 77</center>
<br />
filé continue, dans la prose du satirique abbé,
qui a des chatoiements de cinématographe.
 
« Et ce véritable bourgeois gentilhomme,
qui a des raisons pour se montrer très content
de tout ce qui existe dans notre ordre social ;
et ce modeste boutiquier qui continue de vivoter dans la France comme à son insu ; ce
libertin fini qui, n'ayant bientôt plus qu'une
bouche sans lèvres, ne cesse de blasphémer
Dieu dans sa rage impie : et cette chrétienne
méticuleuse qui s'imagine honorer par des
frayeurs excessives l'Être infiniment bon,
comme un marmot qui se cache à la vue d'un
objet inconnu : ces grosses tôles d'un fort relief qui ne singent pas mal Pasquin et Marforio et ces espèces de cylindres qui ont bien
de la peine à tenir leurs bretelles affermies sur
leurs épaules ; ces bonnes, rassemblées sur le
gazon destiné aux États Généraux de l'enfance
du quartier, caquetant, bavardant, ricanant
sans mesure en se racontant les confidences
de leurs amoureux ; et ces écoliers espiègles,
faisant autour du même sopha les excursions
vagabondes de leur carrousel ; ce spéculateur
s'orientant sur un lord tel ou tel, comme le
marinier sur la brillante étoile du Nord ; et
cet auteur dont le nom est à peine prononcé
dans le village où il naquit, exigeant pour
 
 
<center>78 BRETONS DE LETTRES</center>
<br />
ainsi dire que ses œuvres soient gravées sur
le granit et sur le marbre ; cette esquisse
d'homme dont les péripéties de l'existence sont
le matin et le soir et qui, sentant son infériorité en tout genre, se tient à l'écart comme un
suspect de la fièvre jaune ; et ce malencontreux chanteur faisant dans une longue complainte le récit de ses nombreuses infortunes ;
Ce pauvre diable de gentillâtre fier encore de
sa misère native, se vantant à qui voulait l'entendre de l'honneur qu'il a eu autrefois de se
griser à la table du Président des États. Et
cette vénérable antique comtesse de N*** qui,
ayant depuis plus de trente ans achevé son
bail, prétend que le millésime qu'elle porte sur
la figure est faux d'autant et tâche de plâtrer
cette erreur par le fard et la céruse ; enfin, ces
marchandes d'oranges, de limonade, de petits
pains au lait ou de babioles, soutenant à qui
mieux mieux les duels de la concurrence dans
leurs appels aux consommateurs ; et ce désœuvré à la journée travaillant, heureusement en
vain, à ce qu'on puisse dire de ses compatriotes : les joueurs de Rennes<ref>« Mon fils est revenu de Rennes, écrivait {{Mme}} de Sévigné ;
il y a dépensé 400 francs en trois jours. »</ref>, comme on disait
jadis les buveurs d'Auxerre, les fainéants de
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 79</center>
<br />
Verdun, les usuriers de Metz, les mangeurs de
Poitiers. »
 
Voilà ce que l'abbé Manet avait vu dans les
rues de Rennes. Quand aura-t-il tout vu ?
 
Est-ce un fragment de sermon ? Est-ce une
satire réelle ? N'est-elle pas un peu générale ?
Gabriel est-il un Malouin ? La comtesse de N***
est-elle une Rennaise ? Faut-il prendre cette
boutade au pied de la lettre ? L'abbé Manet
corrige un peu plus loin ce qu'elle semble
avoir d'excessif et d'oratoire et de vague.
 
« Les Rennais, dit-il, sont, en général, d'un
naturel doux, sociables<ref>L'abbé Manet ne croit pas à ta tradition de l’''Épaule
rennaise''.</ref>, obligeants. L'esprit
et un certain sel épigrammatique leur sont
particuliers. Chez eux l'honneur ne s'escompte
pas, et s'il est ailleurs des palais où l'argent
est tout, il est là des chaumières où il est regardé comme rien. Ils ne se sont pas chargés
de fournir l'Europe d'arlequins et leur coutume n'est nullement de laisser d'un œil sec
le misérable languir à leur porte pour aller au
théâtre pleurer les malheurs de la famille
d'Agamenmon. »
 
Les Rennais ne sont pas loin, à ce compte,
d'avoir maintenant toutes les qualités, et c'é-
 
 
<center>80 BRETONS DE LETTRES</center>
<br />
taient sans doute des étrangers de passage que
Manet a photographiés dans nos rues. Voyons
maintenant ce qu'il pense des Rennaises ; un
si grave abbé est incapable de flagorner le
beau sexe.
 
« Elles sont polies, belles, enjouées, costu-
mées d'une façon assez avenante<ref>Frère Thomas Conecte, de l'ordre des Carmes « personne
mémorable et digne issue de la ville de Rennes » (D'ARGENTRÉ,
''Histoire de Bretagne'') était moins indulgent pour les « délices
et pompes des habits des femmes et damoiselles » de son
temps.</ref>. »
 
Les femmes de Rennes n'ont donc rien à
envier aux hommes, dans les éloges du bon
abbé, qui dit encore qu'« on se ressent peu, à
Rennes, de l'entêtement indomptable reproché
aux habitants de la partie basse de la province. » La ''partie basse'' est un peu dur ! Si
l'on ajoute que « les belles-lettres y sont cultivées, que les jeunes gens ont du goût pour
le commerce et l'état militaire, qu'ils s'y faisaient moines lorsque c'en était la mode, »
Rennes était, vers 1838, comme il est aujourd'hui, un petit paradis terrestre, surtout lorsque l'Adam avait nom Leconte de Liste.
 
Voilà dans quelle ville, peu différente à cette
époque de ce qu'elle avait été aux dix-sep-
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 81</center>
<br />
tième et dix-huitième siècles, le jeune bachelier Leconte de Lisle s'installait définitivement
pour faire son droit, obtenir le diplôme de
licencié et se faire nommer à un poste dans
la magistrature.
 
Pour occuper les loisirs de son fils et lui
donner aussi quelque notion des affaires, M.
Leconte de L'Isle avait demandé que « Charles
pût travailler, une heure le matin et autant le
soir, dans l'étude d'un avoué. » Il avait recommandé à Charles de suivre un cours d'anatomie et de physiologie : « Ces connaissances
sont de toute utilité en médecine légale ; j'ai
rencontré en Cour d'Assises, disait le colon,
qui n'avait pas oublié sa médecine, trop de
magistrats ignorants sur cette matière, incapables de concevoir nos explications et conséquemment de fixer leur jugement. » Charles
devait encore étudier « la botanique, au printemps, et la chimie, dans les cours d'hiver.
Quant aux leçons d'histoire, il en aime l'étude,
ajoutait M. Leconte de L'isle ; une Faculté des
Lettres étant établie à Rennes, je ne doute pas
qu'il ne se rende à ces conférences avec plaisir. M. Salvandy a bien mérité de la patrie.
C'est comme cela que j'entends les améliorations de la chose publique ; trop vite, non ! »
 
L'important d'abord, était que le temps de
 
 
<center>82 BRETONS DE LETTRES</center>
<br />
l'étudiant fûtt entièrement pris par des occu-
pations sérieuses et quelques distractions honnêtes. M. Leconte de L'Isle y tenait beaucoup.
 
Il avait recommandé surtout, ordonné même
« l'étude de la flûte et du paysage. » Enfin, la
fréquentation de la bonne société était un des
points importants du programme paternel.
« Un jeune homme qui porte notre nom, écrivait-il, est admissible partout, non pour assister à toutes les fêtes, mais pour y paraître
dans l'occasion. » Et, se figurant, à tort d'ailleurs, qu'on avait pu « faire l'épaule Rennaise »
à son fils, il concluait : « Qu'il reste donc dans
son étude, maïs qu'il sache comme moi s'abstenir plutôt que de mal choisir, »
 
Dans ses lettres, en effet, Charles ne parlait
pas de cette société-là ; par un mot des « deux
Robinot » et M. Leconte de Dinan, toujours
aussi peu prolixe, ne donnait aucune assurance
qui pût tranquilliser les parents de Bourbon.
M. l'avoué avait bien d'autres choses à faire
en ce moment : non content d'être maire, il
rêvait de plus hautes destinées, et la situation
de sous-préfet le tentait. Il travaillait à l'obtenir. Voilà un oncle plus pratique que son
neveu ! M. Leconte de Bourbon, lui, suivant
toujours son idée, essayait par tous les moyens
de réchauffer le zèle de son cousin : dans une
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 83</center>
<br />
lettre du 30 octobre 1838, il lui annonce l'envoi d'un nouveau ballot de café.
 
À dire le vrai, cette année scolaire 1838-1830 fut fort mal employée par l'étudiant, au
point de vue du moins de ses études de droit.
Il prit une seconde inscription en janvier 1839,
mais son manque d'assiduité aux cours lui
avait fait perdre la première (novembre 1838) ;
il perdit de même encore celle d'avril 1839
pour les mêmes raisons, et ne prit pas celle
de juillet. Inutile d'ajouter que, n'ayant pas le
nombre d'inscriptions réglementaire, il ne put
se présenter à l'examen à la fin de l'année
scolaire.
 
Aussitôt les inscriptions prises, Charles Leconte de Lisle ne se rappelait plus qu'il y avait
une Faculté de droit, des professeurs et qu'il
était étudiant à Rennes. La première fougue
de jeunesse s'épanchait librement : il oubliait
tous les freins ; il oublia même sa famille.
Pendant plus de six mois, il ne donna pas de
ses nouvelles à Bourbon. Son oncle, qui n'avait
rien de bon à écrire, hormis les espérances de
sa sous-préfecture.
 
:Imitait de Conrart le silence prudent.
 
Les parents de Bourbon étaient désolés.
« j'ai peine à comprendre, écrivait le père,
 
<center>84 BRETONS DE LETTRES</center>
<br />
que Charles ait pu rester six mois sans nous
écrire, si des motifs sérieux ne l'en eussent
empêché. Est-il malade ? Voilà notre plus
grande crainte ! » M. Leconte de L'isle ne pouvait prendre son parti de ce double silence de
son fils et de son cousin. Il avait « besoin de
consolation après la lettre qui lui apprenait
l'escapade inqualifiable » de son fils. « Éloigné
que je suis, écrivait-il à la date du 10 juin
1839, silencieux que tu es toi-même, dans la
crainte sans doute de trop m'affliger, je courbe
la tête, priant Dieu qu'il s'amende, plus en
état, à des distances pareilles, de pleurer,
malgré mon caractère sévère, que de heurter
trop duremcnt le coupable ; craignant d'ailleurs de frapper à faux et à contretemps. Il
est si loin de nous ! » Et l'excellent homme va
jusqu'à remercier avec des larmes son peu sensible cousin de ne pas avoir abandonné Charles,
« malgré sa conduite aussi impolie que peu
respectueuse. » Et les recommandations de
pleuvoir de plus belle sur l'étudiant « léger
et peu soucieux du lendemain. »
 
Tous ceux qui ont connu le Maître, ne fût-ce que pour l'avoir vu traverser le jardin du
Luxembourg ont gardé mémoire du laineux
monocle, dont il accentuait le dédain de son
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 85</center>
<br />
regard. Tous ceux qui ont franchi le seuil de
son appartement à l'École des Mines se rappellent la cigarette fichée au coin moqueur de
sa bouche. Je ne sais si dans sa garde-robe
modeste<ref>À propos de la façon de se vêtir, Leconte de Liste m'a
raconté ceci. Ver» la fin de sa vie, il avait acquis une pelisse
de fourrure, qui n'avait rien d'une splendeur provocante. Un
de ses confrères à l'Académie, pourtant, l'arrêtait, un jour, par
un des boutons de cette pelisse, et, faisant attention à sa grande
assiduité aux séances, lui demandait brusquement :
 
— Est-ce avec vos jetons de présence que vous vous êtes
payé ça, mon cher confrère ? vous vous êtes
 
Et j'entends encore Leconte de Liste, me rapportant sa réponse, qui prenait des proportions épiques :
 
- Confrère ! Confrère !… Le misérable ! riche comme il est
et poète comme il n'est pas !</ref> et dont la postérité ne connaîtra
jamais sans doute l'inventaire, — les comédiens, seuls, ont de ces honneurs-là ! — je ne
sais si on a retrouvé la flûte dont retentirent
les échos de sa chambre d'étudiant à Rennes,
et certaine pipe et certaines lunettes. Et cependant flûte, pipe et lunettes, car c'était une
pipe et des lunettes alors, ont joué un rôle
dans sa vie de jeune homme.
 
Un de ses premiers ennuis lui est venu de
ces lunettes et de cette pipe : il dut ses premières joies musicales, — ses dernières sans
doute, car il goûtait peu la musique vers la fin
de sa vie, — à la flûte, aimée de son père et
imposée par lui.
 
 
 
<center>86 BRETONS DE LETTRES </center>
 
Le 18 janvier 1839, Charles Leconte de Lisle,
« étudiant en droit et demeurant rue des Carmes, n° 4, » se présentait chez le sieur Binda,
afin « d'obtenir crédit d'une paire de lunettes
et d'une pipe en écume garnie d'argent, » le
tout d'une valeur de 22 francs, « soit dix-huit
francs pour la pipe et quatre francs pour les
lunettes. » C'est Binda lui-même qui raconte
la chose, en français d'Italien, dans une lettre
de réclamation adressée à M. Leconte de Dinan.
Il promettait de s'acquitter « fin courant. » Le
temps révolu, Binda présente sa facture rue
des Carmes, mais l'étudiant était sans argent
et priait son créancier « d'attendre quelque
temps. » Binda ''patienta'' quelque temps, mais,
fatigué par des remises successives, il se dirigea
à un oncle habitant Rennes, M. Liger probablement. « Chargé seulement du paiement de
la pension, du logement et de l'habillement. »
''M. l'oncle dirigea'' Binda à un attire oncle, le
vrai celui-là, et qui n'était autre que M. le
Maire de Dinan.
 
On devine les récriminations de ''M. l'oncle'',
après les réclamations de Binda ; cette année
scolaire en fut empoisonnée. L'écho en parvint jusqu'à Bourbon. Que signifiait cette myopie ; cette « prétendue myopie ? » ''M. l'oncle''
n'y pouvait pas croire. Évidemment c'était
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 87 </center>
<br />
quelque farce d'étudiant ! On n'est pas myope
à vingt ans ! Et quatre francs de lunettes sont
une dépense excessive !
 
Et le tabac ! On fume ! Et ou fume dans des
pipes « en écume garnies d'argent ! » Dans
des pipes « de seize francs ! » La voilà bien la
vie folle ! Et ce n'est point ainsi qu'on devient
maire et qu'on peut aspirer à se faire nommer sous-préfet.
 
M. Leconte de L'Isle fut moins ému que M.
Louis Leconte ne l'avait pensé à la lecture de
la lettre qui contenait ces commérages. Cette
myopie n'était point si « prétendue ; » son
père et son frère avaient été myopes, rien
n'empêchait donc que son fils eût « la même
infirmité. » C'était tellement prévu même qu'au
moment du départ, il avait « recommandé à
Charles de ne jamais travailler sans être éclairé
par deux grosses chandelles. » Quant au tabac, le père ne l'acceptait pas aussi facilement
que les lunettes. Pour ce qui est de « cette
singulière habitude de fumer, je n'en reviens
pas, écrivait-il ; sévère jusqu'à la rudesse,
c'est la dernière manie que j'eusse permise,
moi qui la considère comme la plus propre à
éloigner un homme de la société des femmes,
la seule agréable selon moi : moi qui n'avais
jamais voulu lui permettre de la contracter !
 
<center>88 BRETONS DE LETTRES </center>
 
S'il ne la perd pas entièrement, j'ose espérer
du moins qu'il la modifiera. Je saurai me répéter... »
 
Le Maître devait la modifier, en effet, puisque, de fumeur de pipe, il devint fumeur de
cigarettes ; ce fut, je pense, la seule modification que les répétitions du père obtinrent
du fils incorrigible.
 
Les objurgations pour commander n'eurent
guère plus de succès que pour défendre, s'il
faut en croire ce passage d'une lettre de Bourbon : « Ce qui m'étonne bien, c'est que dans
aucune de ses lettres, Charles ne me parle de
son étude de la flûte et du paysage que je lui
avais recommandée verbalement et que je n'ai
cessé, chaque fois que je lui ai écrit de renouveler avec instance. Après le droit, ces talents
sont considérés par moi essentiellement utiles
à la position d'un jeune homme de la société. »
 
Hélas ! le droit, la flûte, le paysage, notre
« jeune homme de la société » n'en avait cure,
et, s'il devait demeurer, en dépit des plaintes
de M. l'oncle, un vrai myope et un parfait fumeur, il ne devait pas mourir dans la peau
d'un magistrat — c'est l'hermine que je veux
dire — et dans celle d'un musicien, pas davantage.
 
Cependant, averti par son cousin de l'indiff-
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 89 </center>
<br />
férence que son fils marquait pour ses études,
de ses pertes d'inscriptions successives, de
l'impossibilité pour lui de subir son premier
examen, bref de toute une année gâchée, après
un an déjà gaspillé pour le baccalauréat ès-lettres, M. Leconte de L'Isle écrivit à son fils pour
le rappeler au devoir et le prier de tenir un
peu plus compte des observations de son oncle
de Dinan. La lettre était sérieuse ; elle dut être
accentuée par une glose solennelle de ''M. l'oncle''
de Dinan. La double mercuriale fit son effet sur
l'étudiant coupable et nous trouvons le gentil
témoignage de son repentir et de ses bonnes
résolutions dans une lettre adressée à M. Louis
Leconte.
 
Mais on sait ce que valent ces promesses de
la vingtième année.
 
M. Leconte de L'Isle disait vrai, M. de Salvandy avait bien mérité de la Brelagne en accordant à Rennes une Faculté des Lettres : son
fils put assister à la séance d'installation ; elle
eut lieu le samedi 1{{er}} décembre 1838. Le Palais
Universitaire actuel n'était pas encore bâti :
on projetait d'en construire un sur la Motte ;
M. Chevremont développait dans l’''Auxiliaire
Breton'' les raisons qui imposaient cet établissement à la Ville. Il faut, disait-il, s'appuyer
 
 
<center>90 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
sur le sentiment provincial ; Rennes est peu
soucieuse de l'entretenir ; c'est une indifférence coupable; il ne se produit aucune tentative pour y concentrer le mouvement intellectuel, artistique, industriel de la province ;
aucun enseignement n'est consacré aux antiquités, à la littérature, à l'histoire de Bretagne : aucun monument ne rappelle les vieilles
gloires du pays ; il faudrait à Rennes un enseignement destiné aux Bretons : nous avons
une histoire et une poésie !
 
« Dans leur intérêt commun, ajoutait M.
Chevremont, la Ville et les Facultés doivent
s'attacher à tout ce qui peut restaurer chez
nous le patriotisme provincial, l'attachement
au sol, le culte des traditions, la vénération
des ancêtres. »
 
Hélas, ces idées, pour lesquelles nous luttons encore aujourd'hui, étaient peu en faveur
à cette époque, et comment pouvait-on songer
à les faire triompher ? Elles n'avaient d'asile
que dans la tête des rêveurs et les Palais demandés pour elles n'existaient guère que dans
les brouillards de Bretagne.
 
La Faculté de Droit était au Palais de Justice ;
la Faculté des Lettres tenait toute dans la salle
des Séances du Conseil municipal : le Musée
de tableaux était dans une chapelle, et le Mu-
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 91 </center>
<br />
sée d'Histoire Naturelle, dans un grenier. La
Faculté des Sciences n'était pas encore établie,
mais on cherchait un « local important » pour
elle et le rapport constatait avec effroi qu'elle
devait comporter essentiellement « une cour
et un puits<ref>Tous |es enseignements manquaient de ''Palais'' et pourtant, en dette année 1839 quatre Rennais, Ramel, Noury,
Chrétien et Bertrand, étaient admis à l'École Polytechnique.</ref> pour ses expériences ! » Il était
à peine question d'une Faculté de Médecine !
 
Telle quelle, pourtant, dans la salle municipale, la Faculté des Lettres faisait bonne
figure et Leconte de Lisle y suivit, il me l'a
dit, quelques cours pendant ses années d'étude.
 
M. Martin, helléniste éminent, y étudiait la
tragédie grecque, puis la poétique d'Aristote ;
M. Delaunay y fit de remarquables leçons sur
la poésie au XVI{{e}} siècle et sur Ronsard, puis
sur Montaigne ; M. Charles Labitte parlait de
Dante et de Pétrarque. Avec M. Varin, c'était
l'histoire des temps Mérovingiens. Le 2 février
1839, M. Xavier Marmier inaugurait son cours,
qui ne devait durer que jusqu'en mai, les
voyages vers le Nord requérant le jeune professeur, que le savant Lehuérou venait remplacer. Aux leçons de celui-ci, Leconte de
Lisle a pu sentir s'éveiller en lui les premières
émotions de l'histoire. M. Émile de la Digne
 
<center>92 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
Villeneuve, le 4 mars de la même année, ouvrait un cours libre de langue hébraïque ;
peut-être y parla-tdl de Qaïn et d'Achat.
 
À dire le vrai, à la Faculté des Lettres,
comme à celle de Droit, Charles Leconte de
Lisle ne fut qu'un étudiant irrégulier ; cette
année scolaire 1838-1839 fut occupée a prendre possession de la vie rennaise,.
 
Elle n'était point si ennuyeuse alors et si
dénuée d'intérêt artistique et littéraire.
 
Les concerts étaient fort brillants à Rennes
à cette époque et nos entrepreneurs demusique devraient revenir aux anciennes habitudes, en faisant entendre aux Rennais, ce dont
il se gardent bien à cette heure, les vrais
grands artistes parisiens et étrangers.
 
Pendant les années du séjour de Leeonlo de
Lisle à Rennes, je trouve dans les programmes des concerts les noms de Stamaty, M. et
{{Mme}} Schecht, Charles Delioux, Ernst, Anna
Thillon, Filippa, Ghys, {{Mme}} de Paw, Tellier,
M. et {{Mme}} Richelmi, Loisa Puget, Huerla, Forzonni, {{Mme}} Ernst-Seidler, Danjou, Luigi Elena,
M. et {{Mme}} Yweins d'Hennin, M<sup>lles</sup> Anaïs Bazin
et Thomassetti, Gareau, Lecorbellier, Teresa
et Maria Millanollo, {{Mme}} Mazinni, Giorgis, Polydore Devos, A. de Latour, Le Maout, Prudent,
Morandy, Bourguy, etc., auxquels des artistes
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 93 </center>
<br />
locaux comme Warot, Pilet, {{Mlles}} Comettant et
Sorbiatti, Godfroy, Brune, Ferdinand prêtaient
leur concours.
 
Nous n'avions pas de Conservatoire alors, et,
pourtant, je relève, parmi les lauréats du
Conservatoire de Paris on 1810, les noms d'Eugène Claudel, âgé de 14 ans, second prix de
cor ; Carlier, second prix de basson ; Chapelle,
sans un mal de lèvres qui l'empêcha de concourir, allait obtenir le premier prix. Tous
trois sont des Rennais ; deux Brestois remportent deux premiers prix de chant et de
flûte, la même année.
 
Le théâtre fut pour le jeune créole la première distraction favorite.
 
Est-ce aux auditions de la troupe d'opéra de
Rennes qu'il devait prendre l'horreur de ce
genre de spectacles. On jouait ''La Muette, La
Juive, Robert'', « toujours une solennité, » dit
un chroniqueur, et où triomphait Warot, le
père du professeur de chant du Conservatoire.
L'opéra comique était représenté par ''La Dame
Blanche, Le Postillon, Le Serment, Le de minoNoir,
L'Ambassadrice''<ref>Le 4 mars, le directeur Laurent abandonnait sa troupe :
« C'est un fait nouveau pour notre arrondissement théâtral, dit
un chroniqueur, les troupes d'opéra sont devenues pour les directeurs mi trop lourd fardeau ; elles coûtent trop et rapportent trop peu. » Déjà !</ref>, encore frais et pimpants et
 
 
<center>94 BRETONS DE LETTRES</center>
<br />
jeunes alors. Pour la comédie et le drame,
c'était ''{{Mlle}} de Belle-Isle, L'Alchimiste, Le Fils de la
Folle, L'Homme au Masque de fer, Le Manoir de
Montlourier, Le Mariage de Figaro, Le Naufrage
de la Méduse''.
 
Tel était le répertoire des soirées ordinaires
mais il y eut aussi quelques soirées de gala,
et pour un jeune créole de vingt ans, exilé
dans une province lointaine, ce dut être une
grande joie d'art d'applaudir, à quelques mois
de distance, {{Mme}} Breval et Frederick Lemaître,
 
{{Mme}} de XXrval, voilà de ces fêtes qu'on ne nous
procure plus à Rennes ! y donna quatre représentations les 5, 7, 10 et 14 février 1839 ; elle
joua ''Angelo, Trente Ans ou la Vie d'un Joueur, Les
Suites d'une Faute, Clotilde'' el La Belle-sœur. Toute
sa lyre, comme on voit. Son succès fut très
grand.
 
Celui de Frederick fut plus grand encore et
marqué par des manifestations des étudiants
en droit.
 
I| vint en juillet pour jouer ''Kean, Ruy Blas''
et ''Trente Ans ou la Vie d'un Joueur''. C'était bien,
mais le public de Rennes voulait mieux encore,
c'est-à-dire ''Robert Macaire'' et ''L'Auberge des Adrets''.
Le préfet refusait l'autorisation. « Le développement donné plus lard à ce caractère (celui
de ''Robert Macaire'') et la lâcheuse célébrité qu'il
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 95</center>
<br />
a acquise en ont fait un de ces types dont
l'exposition publique serait un danger pour
l'homme ignorant et une honte pour l'administration qui l'autoriserait. » Telle était l'opinion de la Préfecture, basée surtout, je pense,
sur la ressemblance de la tête que Frederick
se faisait dans ce rôle,
 
À la représentation du 11 juillet, il y eut
du tapage ; le public s'obstinait à réclamer les
deux pièces. Le soir, une agression eut lieu
contre la Préfecture, dont un communiqué
officiel rend compte dans l'''Auxiliaire Breton'',
Quelques jeunes gens, « assez bien mis et parlent le langage de ce qu'on appelle communément des gens bien élevés, » s'étaient réunis
sur la Motte, Une fanfare de cors de chasse
les accompagnait. Au signal des cors, une volée de pierres est lancée contre l'appartement
du préfet et de sa famille. Une seconde fanfare
se fait entendre, rythmée par une seconde
volée de pierres adressée cette fois à l'aile de
la rue de Fougères. Puis, la troupe se disperse.
La Préfecture ne céda pas, et pour éviter de
nouveaux désordres, Frederick Lemaître dut
filer à l'anglaise. Déjà, depuis un an, les étudiants, à la suite de coups de cannes aux
agents dans l'intérieur du théâtre, avaient dû,
 
<center>96 BRETONS DE LETTRES</center>
<br />
par ordonnance de M. le Maire, abandonner
cannes et bâtons à la porte<ref>Les étudiants sont toujours houleux et profitent de toutes les occasions pour faire du tapage. Le 28 octobre 1811, le
Maire prend un nouvel arrêté pour interdire « les cris, sifflets,
ou autres actes de même genre contraires à la décence et aux
égards dûs au public. » Cette année, la troupe joue ''L'École
des Jeunes Filles, Le Marchand d'Habits, Les Trois Lionnes,
Renaudin de Caen, Marie Tudor, Un Mariage sous Louis XV,
Paul le Corsaire, Les Saltimbanques, Le Verre d'Eau, La
Fête des Fous, Le Sonneur de Saint-Paul, La Grâce de Dieu,
La Tour de Nesle''…</ref>,
 
Du moins, ne leur ordonna-t-on pas de couper leurs cheveux qu'ondulait savamment un
célèbre coiffeur, installé « sous les arcades de
la comédie, ''M. Edouard'', auteur de ''L'HUILE
D'ALCIBIADE !! »
 
Deux cafés surtout étaient fréquentés par
les clients de M. Édouard : au bas de la rue
Saint-Louis, dans le vieux cabaret du ''Fort de
Plaisance'', où s'allongeait un ancien jeu de
boules célèbre, on allait boire du « cidre en
bouteilles ; » au café moderne ''du Cirque'', on dégustait les boissons parisiennes, dans un « local » nouvellement installé « à l'instar, » avec
des « lustres à branches d'or et de magnifiques
rideaux de soie rouge reflétés par des glaces
multipliées.»
 
Un troisième, le ''Café de Bretagne'', avait surtout pour clients les jeunes gens de la no-
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 97 </center>
<br />
blesse Voici ce qu'en disait le baron Régis de
Trobriand dans son roman, rarissime aujourd'hui, ''Les Gentilshommes de l'Ouest'' : « Ô mon
joyeux café de Bretagne, ingrat qui pourrait
oublier les soirées de fête arrosées de vin vieux
et parfumées de tabac ; tu n'étais qu'un trou
ohscur, le premier de la ville où l'on allumai
les lampes, chaque soir ; jamais le soleil n'y
jetait un timide rayon qui n'y fût obscurci autant par la fumée que par le sombre reflet de
tes tentures rouges, traces vieillies des temps
passés, quels stupides gens sont venus te défigurer à plaisir, toi, le dernier cabaret de
France peut-être, où la noblesse vînt encore
se régaler ! Combien de marquis sortirent au
matin par la rue d'Estrées, cherchant à reconnaître à travers les fumées d'Aï, le chemin
de leur hôtel et combien de gentilshommes y
noyèrent dans le punch, les soucis plébéiens
de notre misérable époque. Aujourd'hui que
sont-ils devenus ? » Hélas ! l'ancien cabaret
lui aussi allait être transformé ''à l'instar'', « doré
sur tous les lambris, chargé de glaces sur tous
les murs, bariolé de fresques sur tous les
plafonds... Pauvre café ! de gentilhomme qu'il
était, il est devenu presque banquier ! »
 
A trois kilomètres de Rennes, sur la route
 
<center>98 BRETONS DE LETTRES</center>
<br />
de Saint-Malo, les étudiants allaient encore
« manger de la galette » chez Jamet,
 
Ce Jamet, surnommé ''Poganne'', était célèbre
à Rennes pour les bonnes farces qu'il avait
faites aux Prussiens, en 1815. L'une de ces
farces consistait à mettre du suif, au lieu de
beurre, sur les galettes qu'il était forcé de
leur vendre. Où le patriotisme va-t-il se nicher ?
 
Les joies de la Basoche ne se bornaient pas
à boire et l'un de ces jeunes gens, Leconte de
Lisle peut-être, nous en conte de plus poétiques dans le numéro du 30 décembre 1838 du
journal ''Le Foyer'',
 
:Mais vienne le printemps avec ses soleils d'or
:Et nous aurons le Mail et le riant Thabor
:Et les champs pleins de fleurs et le Jardin des Plantes,
:Où se glissent, le soir, tant de femmes charmantes,
:Qui viennent voir fleurir un arbuste étranger
:Ou sentir les parfums qu'exhale l'oranger.
:Puis au bord du canal les joyeuses baignades
:Et de la Prévalais les douces promenades.
 
Paul Loysel, étudiant d'alors, et qui devait
mourir sous la robe du Jésuite, a chanté, lui
aussi, la beauté calme du Thabor et ses plaisirs permis, dans un poème de ses ''Paysages
Bretons'', intitulé ''À Paul'' et adressé à son cousin
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 99 </center>
 
Paul de Geslin, étudiant Rennais aussi, qui
lut plus tard le P. de Geslin.
 
:Le Thabor près de nous ouvrait son Élysée
:Et nous y promenions aux matins de printemps
:Pour voir la tendre feuille humide de rosée
:Lentement dérouler ses bourgeons éclatants,
:…………………………….
:Et nous nous arrêtions auprès du chêne antique,
:De la forêt rennaise admirable débris,
:Celte forêt semblable aux mœurs de l'Armorique,
:Où tombent chaque jour de beaux arbres flétris,
 
Le Thabor, ou, pour mieux dire, ses environs, n'était pas uniquement le lieu de rêverie
des poètes en herbe ; la noblesse rennaise en
avait fait le théâtre des duels à sensation.
 
« Derrière le Thabor est un chemin peu
fréquenté qui borde la promenade dans toute
sa longueur et se prolonge dans la plaine.
Comme tous les chemins de Bretagne, il est
assez mal tenu et tracé irrégulièrement, de
sorte que tantôt il se trouve de niveau avec les
champs d'alentour, et tantôt, creusé comme
un vaste sillon, il s'enfonce entre deux talus
couronnés de haies et élevés de chaque côté
de huit ou dix pieds,
 
— Que dites-vous, Messieurs, de ce terrain ?
dit le premier Ulric de Puyceney avec une
tranquillité parfaite.
 
— Excellent ! répondit Arthur d'Ortenailles.
 
<center>100 BRETONS DE LETTRES</center>
 
''Les Gentilshommes de l'Ouest'', dont j'extrais les
lignes qui précèdent, ont paru en 1841 chez
Louis Dessessart, 22, rue des Grands-Augustins,
à Paris, et racontent la vie Rennaise de 1832
à 1839.
 
À propos des étudiants de Rennes et de
leurs amusements, je trouve justement dans
un livre récent : ''Le P. Geslin de Kersolon, d'après
ses souvenirs'', quelques amusants détails sur les
« farces académiques » du temps de Leconte
de Lisle.
 
« Il paraît qu'à Rennes, il y avait aussi de
joyeux « esbattements » et Paul de Geslin ne
refusait pas non plus de prendre part aux
farces académiques, quand, bien entendu, elles
n'étaient pas de mauvais aloi et ne nuisaient
à personne. On s'en allait, par exemple, la
nuit, et à l'aide de longues échelles, enlever
les enseignes d'une rue tout entière et, le matin, le coiffeur se réveillait boucher et l'épicier, dentiste ; par le même procédé, on échangeait les pots de fleurs d'une fenêtre à l'autre,
et, au jour, on venait en tapinois et l'air le
plus innocent du monde, jouir de l'agréable
surprise des propriétaires. »
 
Ainsi s'amusaient Messieurs les étudiants,
parmi lesquels les plus ardents étaient certes
les jeunes rédacteurs du ''Foyer''.
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 101 </center>
 
Ce bon petit journal ''Le Foyer'', qui, à toutes
ses qualités d'alors, joint aujourd'hui celle
d'être introuvable, il se fondait à Rennes au
moment même où Leconte de Lisle y arrivait
pour passer son baccalauréat (15 novembre
1837.) Il paraissait, sur papier de couleur, tous
les dimanches, pendant la saison théâtrale, au
prix de 4 francs pour la ville. Son imprimeur
était Alphonse Marteville ; le libraire chargé
de la vente était Blin, place du Palais, il s'intulait : ''Le Foyer, journal de littérature, musique,
beaux-arts et programme''. J'ai parcouru avec
plaisir<ref> Je n'en ai quelques numéros ; la seule collection complète que je connaisse des deux premières années appartient
à M. Frédéric Sacher, qui a bien voulu me la communiquer
aimablement.</ref> la collection des deux premières années. Elle contient, sous le titre ''Étincelles'', une
partie satirique ; beaucoup de vers. La plupart des articles ne sont pas signés ; cependant, peu à peu les jeunes rédacteurs s'habituent à la publicité et y prennent goût ; ils tirent leurs masques les uns après les autres ;
parmi les poètes, je relève le nom de Kerambrun, le premier qui brave la publicité avec
une pièce ''Le Poète'', 5 décembre 1837. « Aujourd'hui, disent les ''Étincelles, Le Foyer'' paraît en
 
<center>102 BRETONS DE LETTRES</center>
<br />
vert ; nous pouvons nous flatter d'en faire
voir à nos abonnés de toutes les couleurs. »
 
Le numéro suivant parait encadré de noir,
avec des larmes ! Il annonce la mort supposée
du journal ; le 17 décembre, il ressuscite en
rose et une pièce intitulée : ''Passion et Résurrection du Foyer'', nous conte les épisodes de
cette mort.
 
Dans le numéro du 7 janvier, je remarque
une poésie d'H. Lucas, « notre spirituel compatriote » : ''La Bretagne''.
 
La littérature Bretonne est représentée dans
le numéro du 11 janvier par une traduction
du ''Kanomp oll an dero de Brizeux ; le 21 janvier, c'est une romance d'Émile Langlois, « La
Rose blanche ». Puis ce sont des vers de Keram
brun encore, d'Ernest Turin, d'Émile Langlois,
de Paul Rabuan, C. Bethuys, A. Desbarres, E.
Udelez, Louis de Léon, Aristide Letourneux,
Eugénie Vaillant, A. Marteville, Les ''Étirncelles
critiquent de plus en plus les choses locales
avec calembours par à peu près ; c'est souvent
spirituel et parfois mordant.
 
Le numéro du 20 décembre 1838 est particulièrement amusant ; il est tout en vers depuis la manchette jusqu'à la signature de l'imprimeur :
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 103 </center>
 
:Avis important : on s'abonne,
:Sans jamais souffrir de refus
:En payant cinq francs par personne<ref>Le prix avait augmenté et le libraire vendeur était maintenant Molliex.</ref> ;
:Et par la poste un franc de plus.
 
Le numéro débute par des « souhaits de
bonne année, » ou Rennes est moqué sous le
nom de ''Castel-Gorin ; ou critique son Conseil
municipal, ses gouttières, les pavés pointus
de la ville.
 
La seconde pièce est intitulée ''Rennes''. On
décrit les « magasins de fraîches nouveautés, »
de jouets ; on parle des librairies, où brillent
 
:Les chefs-d'œuvre nouveaux en pompeux exemplaires ;
:Souvestre, Turquety, Chateaubriand, Hugo,
:Surchargeant les comptoirs de leurs ''in-octavo''...
 
des cours, de la Bibliothèque,
 
:Que Maillet met en ordre et range par étages...
 
et des promenades. La poésie lyrique est représentée par ''Prière'', d'Émile Langlois.
 
On annonce, en vers toujours, le bal du
''Cercle musical'', la première soirée du ''Concert
Musard'', la représentation du cirque. Le compte rendu du théâtre est aussi en vers ; et le vo-
 
 
<center>104 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
lume nouveau de Turquely est annoncé en
vers. La signature de l'imprimeur elle-même
est rédigée dans la langue des dieux.
 
:Notre petit journal s'imprime en cette ville
:Chez notre typographe Alphonse Marteville.
 
Le numéro du 10 mars 1830, dernier de la
deuxième année, est aussi en vers :
 
:Notre journal qui fit rire toute la Ville
:Pour la dernière fois s'imprime. A. Marteville.
 
Hâtons-nous de dire que ''Le Foyer'' devait renaître de ses cendres et reparaître à des intervalles divers.
 
J'en ai des numéros de l'année 1847, qui
s'intitule huitième année ; mais Leconte de
Lisle n'y collaborait plus.
 
Quelle fut sa part de collaboration au ''Foyer'',
je ne saurais le dire ; les rédacteurs étaient
ses amis ; il y collabora, voilà tout ce que je
sais, mais sans doute pour des plaisanteries
qu'il ne crut pas devoir signer de son nom et
que pendant longtemps il n'aima pas à rappeler.
 
La Faculté multiplia les avertissements au
cours de cette année 1838-1839.
 
Leconte de Lisle avait pris sa seconde inscription en janvier 1839 ; pendant ce second
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 105</center>
<br />
trimestre, les admonestations ne lui manquèrent pas. Les professeurs MM. Richelot (Code
Civil) et Saiget (Droit Romain) constataient de
nombreuses absences et les signalaient sans
pitié. Le 16 février 1839, Charles recevait la
lettre que voici :
 
::MONSIEUR,
 
La Faculté, dans sa séance d'hier, a décidé que
vous seriez mandé devant elle pour justifier de vive
voix ou par écrit des absences que vous avez faites
aux cours que vous deviez suivre. Vous aurez, en
conséquence, à comparaître devant elle, le 28 février
courant, à midi et demi, salle des examens, ou à
envoyer avant cette époque vos motifs par écrit à
M. le Doyen<ref>Leconte de Lisle n'était pas seul à briller aux coins par
son absence. Parmi ses camarades de première année mandés
comme lui devant la Faculté, je trouve MM. Dubois, Chrétien,
Chevalier, Dupont, Delécluse, Delaroche, I.elièvre, Leduc,
Meneust, Ollivier, Ravazé et Villeneuve.</ref>.
 
J'ai l'honneur, Monsieur, de vous saluer.
 
:::Le secrétaire de la Faculté de Droit,
::::Th. PONTALLIÉ.
 
Le jeune étudiant dut sourire à la forme
peu littéraire de cette sommation. À force d'en
recevoir de semblables, il finit sans doute par
s'y habituer, je n'ose dire par s'y plaire, en
dépit de la répétition. Il faut croire d'ailleurs
qu'il ne vit en cette première lettre qu'une
 
 
<center>106 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
aimable plaisanterie du Doyen ; il ne se rendit
pas à son invitation ; le châtiment ne se fit pas
attendre : le 2 mars, il était averti qu'il perdait par défaut son inscription de novembre
1838 et qu'il était mandé de nouveau pour
« le jeudi 21 mars courant, à midi et demi,
salle des examens. » Le 22 mars, la Faculté
avisait le Recteur que, par délibération en
date de la veille, Charles Leconte de Lisle avait
perdu une inscription « pour son défaut d'assiduité aux cours et qu'avis en serait donné à
ses parents. » Le 24 mars, M. Liger, son répondant en recevait la nouvelle.
 
Leconte de Lisle prit l'inscription d'avril ;
en juillet, il négligea de se mettre en règle
avec la caisse de la faculté ; le 20 juillet, le
Recteur et M. Liger étaient prévenus de cet
oubli<ref>MM. Jan Kerguistel, Jules Poinçon de la Blanchardière
et Villiers de l'isle Adam s'étaient rendus coupables du même
oubli.</ref>. Le 21 juillet, Leconte de Lisle et ses
camarades délinquants étaient invités à comparaître devant la Faculté, le 14 août. Le
17 août, notification était faite au Recteur et
aux familles de la radiation sur les registres
de l'inscription d'avril. Les étudiants n'avaient
pas comparu !
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 107 </center>
 
Leconte de Lisle, furieux de se voir enlever
deux inscriptions sur trois qu'il avait prises,
bouda l'étude du Droit jusque vers la fin de
l'année (1839). Dans les premiers jours de décembre, il se décida à prendre une nouvelle
inscription ; i| dut en faire la demande officielle. Son père, informé de tout ce qui s'était
passé pendant l'année scolaire, avait donné
ordre de lui couper les vivres ; Charles s'y
était résigné ou du moins semblait faire contre
fortune bon cœur. Puisque l'autorisation du
Recteur ou du Ministre pouvait se faire attendre
jusqu'au 15 janvier (1840), « son oncle a eu
raison de suivre les recommandations de son
père. Il doit se trouver encore fort heureux
d'avoir une chambre et une pension que certainement il ne mérite pas. »
 
« J'eusse désiré, ajoute-t-il dans cette lettre
à son oncle en date du 10 décembre 1839, que
mes lettres à Bourbon fussent accompagnées
des preuves de ma bonne volonté à recommencer mon droit, mais il n'en sera pas ainsi
malheureusement. » Il veut dire que l'autorisation ministérielle ou rectorale ne suivrait
pas, aussi vite qu'on l'espérait, le mouvement
de sa bonne volonté.
 
Et, en attendant que son retour aux études
de droit lui vaille de la part de ses parents la
 
 
<center>108 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
levée des mesures de rigueur, il prie son oncle
de lui remettre « ce que son père veut bien
encore lui accorder, » n'ayant pas « l'intention
de mourir de faim. » Et il signe : ''Votre neveu
affectionné''. On peut penser que c'était une
simple formule de politesse, car les rapports
commençaient à être très tendus entre M.
Louis Leconte et son neveu Charles.
 
Ses protestations, d'ailleurs, n'avaient point
ému le farouche Maire. Il avait eu tort pourtant de ne pas y croire. Aussitôt l'autorisation
accordée, notre étudiant avait pris, le 14 janvier 1840, une inscription « pour faire suite à
cette prise en janvier 1839, celles de novembre 1838 et d'avril 1839 » ayant été radiées.
{{Mme}} Liger se faisait, auprès de {{Mme}} Louis Leconte, la messagère de la bonne nouvelle : elle
garantissait les excellentes dispositions de
Charles et implorait un adoucissement aux
sévérités de son oncle. Elle écrit à sa cousine :
 
« Charles désire une redingote, il l'a même
commandée. Peut-on la laisser faire ? Il en a
grand besoin, et il serait à craindre que, si on
loi refuse tout, il pourrait se dégoûter de son
droit qu'il suit dans le moment très exactement ».
 
Il y avait même, peut-on penser sans trop
de malice quelque exagération, dans ce zèle
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 109 </center>
<br />
d'étude et de claustration, car {{Mme}} Liger est
obligée de constater qu'elle ne voit jamais son
jeune parent.
 
M. Louis Leconte avait notifié aux cousins
de Bourbon la reprise des études de leur fils.
C'était si imprévu, que M. Leconte de Lisle
avait de la peine à croire ce retour sincère ;
aussi écrivait-il à Charles, an commencement
de 1840, pour le prévenir que, s'il ne passait
pas « son premier examen en juillet 1840, son
second en juillet 1841 et sa thèse en juillet
1852 », il deviendrait « ce qu'il voudrait ! » À
lui « d'orienter son budget » comme il pourra ;
la somme de 1,200 francs ne sera pas dépassée : « Cinq ou six cents francs pour logement
et nourriture, deux cents pour vêtement, le
reste pour les cours et livres, etc.. »
 
Donc cent francs par mois, s'il se conduit
bien, écrit M. Leconte de l'isole à son cousin ;
sinon qu'on le réduise de suite à quarante
francs par mois, pendant trois mois, au bout
desquels il aura trouvé un moyen de se suffire
à lui-même..... « Soit cœur se serre » en écrivant cela, mais il doit à sa nombreuse famille
« cette décision sévère, » et il la doit « même à
son fils, » qu'il soutiendrait « dans son inqualifiable conduite, s'il se montrait faible. » Il
veut bien « oublier, » mais il ne veut pas
 
<center>110 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
« être dupe ! » Et l'excellent père ajoute :
« Puisque Charles s'est remis au travail,
qu'il nous écrive ; sa pauvre mère souffre
beaucoup de son silence. La honte de nous
avouer sa paresse l'a retenu sans doute ; dislui, je t'en prie, que nous oublions, s'il se
conduit bien, que conséquemment, il peut
nous écrire sans nous parler de ses fautes. »
 
Il ne semble pas que Charles Leconte de
Lisle ait obéi au désir de son père ; pendant
cette année 1840, il n'écrivit pas à Bourbon.
Les registres de la Faculté de Droit nous apprennent qu'il prit une inscription, qui fut
notée comme sa troisième, le 14 avril ; puis
une autre, la quatrième, le 14 juillet<ref>Il avait été mandé encore une fois devant la Faculté, le
samedi 13 juin, à une heure du soir, « pour justifier son défaut
d'assiduité aux cours ». Cette fois, il ne fit pas défaut, car il
ne figure pas sur la liste des étudiants appelés à nouveau pour
le 12 août. « à l'effet de purger le défaut prononcé contre eux,
le 13 juin. »</ref> la cinquiète, le 14 novembre ; à la fin de l'année
1840, son premier examen n'avait pas été subi.
Il fut néanmoins autorisé par le Doyen à
prendre sa sixième inscription, le 15 janvier
1841, et invité à se présenter à la session d'examens de ce mois.
 
Le 29 janvier 1841, Charles Leconte de Lisle
cormparaissait devant ses examinateurs. Ses
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 111 </center>
<br />
trois juges étaient MM. Morel, Lepoitvin et
Gougeon. « Le résultat du scrutin, disent les
registres, a été pour l'admission, mais avec
deux boules rouges et une noire. »
 
Ce n'était pas brillant, mais c'était suffisant ;
Charles Leconte de Lisle était donc « bachelier
en droit ». On dut fêter cet heureux événement, avec les camarades, dans la boutique
de l'horloger Alix où se réunissait le Cénacle,
car Leconte de Lisle, moins misanthrope qu'à
son arrivée à Rennes, y avait noué quelques
relations de camaraderie littéraire.
 
Un album qui m'a été communiqué par
M. Orain et qui lut celui d'Édouard Alix, contient des dessins et des vers de Leconte de
Lisle et de ses amis d'alors.
 
Des dessins de Guiheneuc et de Victor Lemonnier. Des vers, ''Laissez chanter l'Oiseau'' du
même Lemonnier, dessinateur et poète ; ''Mes
Vœux'', deux quatrains de Villeblanche ; deux
autres quatrains de Gaston (?) ; ''La Fleur'' de
N. Mille, un de ceux-là dont Leconte de Lisle
avait gardé le meilleur souvenir : quatorze
vers de E. du Pontavice ; un dialogue en vers
assez spirituel de Émile Langlois, et deux
pièces de Leconte de Lisle.
 
On nous-permettra de ne pas les transcrire.
 
 
<center>112 BRETONS DE LETTRES </center>
 
À une date que je ne saurais préciser, peu de
temps après son élection à l'Académie, Leconte
de Lisle me pria d'intervenir près d'un éditeur
et d'un écrivain rennais pour leur faire défense de sa part de publier un recueil projeté
par eux et qui contenait ses vers de jeunesse.
 
Leconte de Lisle me reparla quelquefois de
cet incident, mais ses idées sur ce point semblaient s'être modifiées. Ces exhumations possibles avaient fini par le faire sourire. Un jour
même, cet impeccable alla jusqu'à me dire,
comparant ses débuts si lents aux habiletés
rapides de tant de jeunes maîtres de dix-neuf
ans, dont les vers sont d'une irréprochable
facture : « Plus j'y pense, mon ami, plus je
crois, qu'il faut avoir fait de mauvais vers. »
 
Moins mauvais que les vers de Leconte de
Lisle récemment publiés dans la ''Revue Bleue'' et
qui furent écrits à Bourbon, ces petits poèmes
ne sont pas de ceux qu'il est intéressant de
sauver de ce que les pédants appellent « le
juste oubli. »
 
Ils sont un peu moins amoureux et un peu
moins tristes que les autres ''Romances'' des futurs inconnus, écrites sur l'album d'Alix, et
dont voici quelques extraits :
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 113 </center>
 
:L'œil levé, je l'écoute
:Moi qui ne chante plus
:Et qui seul sur la route
:Compte mes jours perdus.
 
C'est Victor Lemonnier qui se lamente ainsi.
Villebranche lui répond amoureusement :
 
:Je voudrais au loin dans la plaine,
:Par delà les monts et les mers,
:Seul respirer ta douce haleine,
:Seul être seul ton univers
 
Et N. Mille à son tour soupire et geint :
 
:Si ton amour ne luit sur ma vie isolée,
:O vierge, en quelques jours, je m'étendrai, pareil
:: À cette fleur étiolée
::Qui mourut faute de soleil.
 
J'ai détaché quatre vers et la signature d'une
pièce de Leconte de Lisle intitulée : ''Romance''
et je les ai reproduits en tête de cette étude,
simplement à titre d'autographe. L'écriture de
l'étudiant à cette époque aura sans doute pour
les curieux plus de prix que la poésie.
 
D'ailleurs, nous allons trouver d'autres vers
du Maître, et non plus inédits ceux-là, mais
sauvés de l'oubli, juste ou injuste, par l'impression. Ce fut, en effet, pendant cette même
année 1840 que Leconte de Lisle fonda à
Rennes la revue littéraire ''La Variété''.
 
<center>114 BRETONS DE LETTRES</center>
 
Le 9 Mars 1840, on lisait dans l'''Auxiliaire''
Breton'' :
 
UNE FEUILLE LITTÉRAIRE
 
« Dans une ville studieuse la littérature doit
rencontrer des adeptes et le résultat de ses
travaux des encouragements et des lecteurs.
Jusqu'à ce jour, Rennes, placée dans des conditions si favorables sous ce rapport, n'a néanmoins laissé paraître qu'une tiédeur déplorable. Foyer resplendissant de lumières et
d'incontestables talents, elle a sans cesse semblé les méconnaître et abandonné à d'autres
le soin de les apprécier. D'où vient ce mal ?
D'un individualisme mal entendu, d'une sorte
d'éloignement tel pour l'esprit d'association
que personne n'ose se produire, que les essais
les plus heureux, les inspirations les plus
fécondes restent enfouis en germe dans le
secret du cabinet et que, chacun restant isolé,
personne ne s'échauffe à cette noble flamme
de l'émulation, source de si grandes choses
dans une foule d'autres villes.
 
« Aussi voyez ce qui advient de cet isolement
funeste ; aussitôt qu'un jeune talent se sent
assez de vigueur pour aspirer à quelques succès, à un peu de renommée, vite il tourne les
yeux vers Paris, vite il y transporte son bagage
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 115 </center>
<br />
littéraire, quelque minime qu'il soit et, après
quelques années écoulées, nous nous étonnons, lorsqu'un beau jour, les feuilles de la
capitale viennent nous apprendre que nous
avons négligé une perle qu'elle a soigneusement recueillie en son sein et nous apporte
toute faite une réputation d'artiste ou d'écrivain qui fût morte pour nous sous notre indifférentisme glacial ; après cela plaignez-vous
de la centralisation parisienne, si vous l'osez.
 
« C'est sans doute sous l'impression pénible
des funestes effets de cette froideur mortelle
pour les jeunes gens qu'une feuille littéraire
nouvelle vient de jeter son prospectus au vent
de la publicité et se propose d'ouvrir ses
colonnes à la jeunesse laborieuse et amie des
arts. « Exciter les sympathies de la jeunesse,
se faire l'interprète de toutes les inspirations
qui méritent d'être révélées, voilà le but de
''La Variété'', qu'elle essaiera de réaliser. »Ce recueil, composé de deux feuilles in-8°, beau papier,
justification de ''La Revue de Bretagne'', paraîtra le 1{{er}} de chaque
mois.
 
Le prix de l'abonnement est de 6 francs par an pour Rennes
et 7 fr. 20, franc de port, par la poste, pour les départements.
On s'abonne à Rennes, chez Molliex, libraire, éditeur du ''Dictionnaire de Bretagne'', rue Royale.
 
« Bon accueil donc à la nouvelle feuille littéraire et puisse-t-elle, en ouvrant la voie à
 
<center>116 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
quelque talent ignoré, dissiper l'apathie qui
étouffe chez nous tout sentiment artistique. »
 
L'article était long mais bienveillant pour la
nouvelle Revue, mal écrit mais animé d'un
souffle généreux. Je l'attribuerais volontiers,
pour toutes ces raisons, au poète Yves Tennaëc,
vulgò M. Chèvremont, qui collaborait à l'Auxiliaire''.
 
Le premier numéro de ''La Variété'' parut le
1{{er}} avril 1840. Un prolesseur de la Faculté des
Lettres, M. Alexandre Nicolas, accepta d'écrire
l'''Introduction'' et de présenter les jeunes rédacteurs au public. Il ne manquait pas en même
temps de tracer sa voie, à « cette milice adolescente, à ces enfants de la croisade. »
 
Cette voie est uniquement celle du christianisme. Le monde grec ne fut qu'injustice,
déraison, égoïsme, cruauté, dit M. A. Nicolas.
« Le monde romain fut un peu meilleur, mais
il fut matérialiste comme lui. » Le Christ est
venu délivrer les hommes et rappeler l'humanité « à sa dignité primitive ». Il faut donc
« saluer avec attendrissement et respect cette
loi du progrès que le christianisme a dévoilée
au monde ; » il faut faire de la doctrine chrétienne la base de la politique, des sciences,
de la législation et des beaux-arts. La nouvelle
Revue doit être un foyer « de toutes les nobles
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 117 </center>
<br />
émotions que les arts, sortis du christianisme,
peuvent communiquer à tous ces frères de
cœur, d'âge et de pensée. » Le spiritualisme
a des luttes à soutenir ; des mains coupables
veulent éteindre le feu sacré, les « adorateurs
de la pierre et du bois » relèvent la tête ; le
Paganisme n'est pas mort.
 
Et M. A. Nicolas conclut : « Ses adversaires
se doivent réunir, se nommer et combattre.
Ah ! que cette flamme divine qui a brillé un
instant aux mains de Platon, pour se rallumer
avec tant de force dans celle des Apôtres, ne
soit pas abandonnée par la jeunesse dans cette
terre chrétienne et catholique, où s'est levé
l'astre de Châteaubriand. »
 
« Catholique et Breton toujours, » chantait
déjà le protagoniste de ''La Variété'' et ses jeunes
amis allaient faire leur partie dans ce cantique,
bien décidés à partir en guerre pour défendre
l'idée chrétienne<ref>Il n'est peut-être pas inutile de noter en outre que, parmi
les vignettes qui ornent ''La Variété'', il en est une qui représente un jeune homme dont la main s'appuie sur une croix ;
une autre encore est une croix entourée des attributs de la
Passion ; une autre enfin est un calice avec la clef et le livre
symboliques.</ref>. Les trois chefs de cette
croisade étaient Mille, Bénézit et Leconte de
 
Ce ne fut pas en vain, d'ailleurs, qu'ils
 
 
<center>118 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
avaient prononcé le grand nom de Châteaubriand, et l'illustre vicomte, invoqué par eux,
leur adressait quelques paroles d'encouragement, un peu désenchantées. Mais la jeunesse
a des chaleurs d'illusion et d'enthousiasme où
se fondent toutes les glaces de l'expérience et
de l'âge. Châteaubriand écrivait :
 
« Si je n'avais pas entièrement renoncé aux
lettres et à la politique, je vous demanderais,
tout vieux que je suis, à combattre dans vos
rangs. Grâce aux armes modernes, l'âge n'est
plus une excuse pour refuser de descendre en
champ clos ; mais, pour écrire avec succès, il
faut avoir de la foi, et je n'en ai plus aucune
dans la société. Tous mes vœux seront pour
votre Revue littéraire. Il y a aujourd'hui en
Bretagne trois ou quatre talents dont les preuves sont faites et qui seront sans doute très
disposés à vous prêter secours dans vos belles
études. »
 
Je ne sais si cette façon de passer la main
tout en bénissant fut goûtée par nos enthousiastes : du moins déclarent-ils que la lettre
était « honorable » pour eux, et, comme ils
avaient la foi, Leconte de Lisle et ses deux
amis redoublèrent de zèle chrétien et d'ardeur
littéraire, en faisant appel « aux talents inconnus ». Ils déclarèrent même que les béné-
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 119 </center>
<br />
fices — ô naïfs ! — de la Revue seraient consacrés à des œuvres de bienfaisance. À ''La Variété''
« les paroles seront aumônieuses, les pensées
seront la propriété de l'indigent » et tous ainsi, « riches et pauvres, poètes et puissants, »
collaboreront à l'accomplissement d'une bonne
pensée. Les marches de l'autel, on le voit,
furent ainsi les premiers degrés que franchit
le jeune poète pour arriver au fouriérisme,
au bouddhisme, au panthéisme et au naturalisme. La charité et la fraternité chrétiennes
furent son premier idéal : il a aimé le catholicisme autant qu'il devait le haïr plus tard, et
cela servirait à justifier ses amis et ses exécuteurs testamentaires d'avoir voulu l'ombre de
la croix pour sa tombe et pour son œuvre,
puisqu'ils lui firent des obsèques religieuses
et qu'ils ont publié son poème ''La Passion''. Ne
faut-il pas ajouter aussi que ses haines s'étaient
bien atténuées à la fin et que, dans ses derniers vers, Jean Dornis a voulu voir « un acte
de foi. » On peut dire sans exagération que
''La Variété'' fut, de toute manière, un véritable
acte de foi religieuse.
 
M. Mille était un humoriste, Charles Bénézit
était un musicien. ''Les Mémoires d'une Puce de
qualité (Une puce de Napoléon Ier !) et ''l'Orphelin'',
roman musical, de ces deux rédacteurs, se
 
<center>120 BRETONS DE LETTRES </center>
<br />
continuèrent de livraison en livraison. La collaboration de Leconte de Lisle<ref>Les autres collaborateurs étaient Émile Langlois, Charles
Vergos, Édouard Turquety, A. Lefas, Julien Rouffet, P. de
Labastang, P.-E. Duval, Camille Maugé, Charles de l'Hormay,
Pitre Werbel, J.-M. Tiengou, Besnon, etc...</ref>, était de moins
longue haleine, mais ne fut pas moins importante ; elle comprend cinq poèmes, trois études
littéraires et deux nouvelles.
 
Les cinq poèmes sont ''Issa ben Mariam, Lelia
dans la Solitude, La Gloire et le Siècle, À M. F de
Lamennais, Rehdi et Stephany ; il faut y joindre
une sixième pièce en petits vers, À {{Mlle}} A. L.
de ., insérée dans une des nouvelles.
 
Les trois ''Esquisses littéraires'', tel est le litre
même qui leur est donné, témoignent des
études que Leconte de Lisle avait entreprises
sous l'impulsion heureuse de Charles Labitte,
dont les cours à la Faculté des Lettres obtenaient un très vif succès. Ces articles sur
''Hoffmann et la a Satire fantastique, Sheridan et l'Art
comique en Angleterre, André Chénier et la Poésie
lyrique à la fin du XVIII{{e}} siècle étaient « l'essai
consciencieux d'une trilogie raisonnée ; » il s'agissait « de faire entrevoir la réaction littéraire
fondamentale qui se rattache » à ces trois noms
en Allemagne, en Angleterre et en France.
 
La valeur critique de ces esquissés n'est pas
 
 
 
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 121</center>
<br />
grande, non plus que la valeur esthétique de
ces poèmes ; ce n'est pas sous ce rapport que
nous devons les interroger, mais seulement
comme des témoins d'un état d'esprit et d'un
état d'âme que nous aimerions à fixer nettement. Quelque contradiction qu'il y ait entre
les croyances du poète à vingt ans et ses négations d'homme mûr, quelque variation que ses
théories littéraires aient dû subir avec le
temps, on ne doit rien écarter de ce qui peut
faire mieux connaître une telle pensée, et les
années d'étude et de formation ne sont pas les
moins intéressantes à étudier.
 
Quand j'ai parlé du catholicisme de Leconte
de Lisle, je n'aurais pas eu le droit d'être aussi
affirmatif, si je n'avais pu que lui prêter les
croyances que voulait défendre sa Revue ; mais
j'en trouve à toutes les pages l'expression
personnelle, sans qu'il soit possible d'en nier
la sincérité. Ce qui frappe dans tous ses poèmes
de cette époque, ce sont ses convictions religieuses, très ardentes. Pour Leconte de Lisle,
alors, le progrès de l'humanité est lié au christianisme ; c'est des yeux de Jésus qu'a jailli
« l'aurore du monde ; » c'est « son sang sacré
qui a fécondé l'avenir ; » c'est lui qui a doté
« la frêle humanité »
 
 
<center>122 BRETONS DE LETTRES</center>
 
::Des rayons de l'amour et de la liberté
:::Et de l'immortelle espérance.
 
Les mots « Dieu, ange, prière, foi, espoir
divin, impiété, soleil de Dieu, espérance, azur
divin, âme immortelle, but sacré, œuvre divine, temps religieux, » tombent tout naturellement de sa plume. Quand il s'adresse à
Lamennais, il l'appelle « prophète ; » c'est
 
::... Son geste sauveur qui désigne dans l'ombre
:::L'étoile de la Liberté ;
 
C'est lui qui lait luire
 
::Un radieux soleil de jeunesse et de fête
:::Sur notre vieille humanité.
 
Leconte de Lisle était à cette époque un
catholique libéral. Et qu'on ne dise pas que ce
sont là de simples formules poétiques, de purs
développements lyriques. C'est d'un accent
bien personnel qu'il adjure Lélia de se rappeler les jours de sa jeunesse, où « son hymne
d'innocence cherchait Dieu dans le ciel ; » qu'il
lui demande de maudire l'orgueil qui fil d'elle
« un ange déshérité, » de prier et de pleurer
et de se laisser emporter par « l'espoir divin »
pour remonter au ciel. En vain dira-t-on qu'il
ne partageait pas les idées de M. Nicolas dans
l'''Introduction'' de ''La Variété'' ou de ses collaborateurs dans leur programme. La prose de
 
 
 
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 123}}
<br />
Leconte de Lisle est plus nette encore que ses
vers et trahit la ferveur de son christianisme.
 
Nous en trouvons un témoignage dans l'étude
sur André Chénier ; il ne lui ménage pas les
éloges certes, mais il ne peut s'empêcher de
noter que « la sublime el douloureuse tristesse
de la Grèce chrétienne échappait à ses regards.
Aveuglement coupable ou incompréhensible
du poète, » il s'est laissé éblouir par l'éclat du
passé. « Les rêves sublimes du spiritualisme
chrétien, cette seconde et suprême aurore de
l'intelligence humaine, ne lui avaient jamais
été révélés. Nous ne pensons même pas qu'il
les eût compris ; André Chénier était païen de
souvenirs, de pensées et d'inspirations. Il a été
le régénérateur et le roi de la forme lyrique,
mais un autre esprit puissant et harmonieux
lui a succédé pour la gloire de notre France.
Ce doux et religieux génie nous a révélé un
Chénier spiritualiste, disciple du Christ, ce
sublime libérateur de la pensée, un Chénier
grand par le sentiment comme par la forme,
M. de Lamartine. »
 
Plus tard, dans des notes sur les poètes
contemporains et que {{Mme}} Dornis a publiées,
Leconte de Lisle a écrit :
 
« LAMARTINE : Imagination abondante ; intelligence douée de mille désirs ambitieux et nobles
 
 
 
{{Centré|124 BRETONS DE LETTRES}}
<br />
plutôt que d'aptitudes réelles ; nature d'élite ;
artiste incomplet ; grand poète de hasard. A
laissé derrière lui, comme une expiation, une
multitude d'esprits avortés, cervelles liquéfiées
et cœurs de pierre, misérable famille d'un
père illustre. »
 
Si le rédacteur de cette note, si l'auteur de
''Quaïn'', des ''Siècles maudits'' et d'''Hypathie'', le fervent
de la Grêce païenne, l'ennemi du Christianisme,
n'apparaît pas encore dans l'écrivain de ''La
Variété'', peut-être parviendrons-nous à découvrir, dans les théories littéraires de Leconte
de Lisle à cette époque, le germe de l'originalité artistique du chef de l'École Parnassienne.
 
Dans son étude sur Hoffmann, il s'attache à
prouver que ce « génie bizarre et enthousiaste »
fut cependant « éminemment et incontestablement moral. » Il le défend, comme d'une injure,
de l'accusation d'avoir « mené une vie errante
et sauvage, » et constate avec empressement
qu'il occupait « une position élevée et honorée, » qu'il était accueilli « dans la haute société
et y exerçait une influence proportionnée à
la profondeur de son talent. ». Ce qui surprendra moins, c'est qu'en louant les œuvres
« de ce créateur d'une nouvelle forme de satire, » il condamne « les fantaisies incroyables et les caprices fous » de ses imitateurs.
 
 
 
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 125}}
 
En terminant, il demande à M. Henri Heine de
prendre la direction du mouvement allemand,
« pour ramener l'esprit enthousiaste de mélancolie outrée aux beautés plus réelles d'une
pensé sévère. » Et comme il ajoute que « les
jeunes écrivains font tous leurs efforts maintenant pour se laisser guider par le cachet qui
leur est propre et se confient avec plus de foi
à leurs tendances particulières, » on pourrait,
peut-être déjà pressentir sous cette formule,
— si peu nette soit-elle, — la première expression d'une personnalité qui se cherche et le
rêve d'une réaction contre les devanciers.
 
Ce mépris pour la bohême de lettres se
marque de nouveau dans les opinions de Leconte de Lisle sur Sheridan ; son mépris aussi
pour l'improvisation littéraire s'y affirme. Le
huilant auteur comique aurait pu être un
« réformateur» ; il ne l'a pas voulu, dit-il. » Cet
écrivain indolent prodiguait avec trop de facilité les éclairs de son esprit pour qu'il se souvînt de son génie. Les bizarreries artistiques
de sa vie privée rejaillissaient sur ses œuvres ;
il composait par saccades. » L'esprit aussi, qui
« s'allie rarement au génie, » est un obstacle
que Sheridan ne sut pas franchir et qui l'empêcha de fournir toute sa course. Il ne faudrait
pas croire cependant que Leçon le de Lisle
 
{{Centré|126 BRETONS DE LETTRES}}
<br />
réclamât de l'écrivain une correction exagérée ; il donne en passant, à propos de Cumberland, un coup de plume à Casimir Delavigne,
« le premier de nos poètes corrects, si toutefois il n'est pas le seul à l'être, » et qui sembla
avoir encore un double tort aux yeux du jeune
critique, celui d'être spirituel, — on venait de
jouer ''Don Juan d'Autriche'', et d'être acadé
micien. Pour conclure, Leconte de Lisle se
demande qui réveillera la littérature anglaise
endormie. Le sommeil lui semble profond,
tandis qu'en France, il salue « le génie régénérateur de Victor Hugo. »
 
Le nom de Victor Hugo, prononcé avec sympathie, nous amène à rechercher quelles étaient
les idées de Leconte de Lisle sur la poésie. Il
les a formulées dans son étude sur Chénier.
La poésie, « inspiration créatrice et spontanée,
sentiment inné du grand et du vrai, » était
morte « dans les dernières années du XVII{{e}}
siècle. À l'énergie avait succédé la timidité
académique ; à la spontanéité, la réflexion ;
à Corneille, Racine ! » La poésie n'est pas ce
qu'en ont écrit Malherbe et Boileau. « Ces
hommes » sont oubliés ! Corneille n'a pas eu
d'héritier ; ''Phèdre'' cet ''Alhalie'' « ne révèlent rien
qu'une prodigieuse puissance de forme, rien
de plus. » Quant à Voltaire, « il a passé ina-
 
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 127}}
<br />
perçu ou justement méprisé par ceux qui conservaient religieusement les saintes traditions
de la véritable poésie. » Le XVIII{{e}} siècle n'est
intéressant qu'à son agonie et seulement pour
sa double réaction politique et littéraire. Corneille et André Chénier « se touchent comme
intelligences primitives, spontanées, originales. » Chénier aussi est un fils de Ronsard,
« le seul poète du XVI{{e}} siècle et qui a conquis
la gloire de n'avoir pas été compris par Boileau. » André Chénier est « le Messie » et, s'il
avait eu le sentiment chrétien, il ne lui eut
rien manqué pour atteindre la perfection du
génie qui s'est réalisée dans Lamartine ; aussi,
malgré la grandeur de ses qualités poétiques,
n'a-t-il pu faire revivre que « la forme éteinte,
l'expression oubliée... La facture de son vers,
la coupe de sa phrase, pittoresque et énergique, ont fait de ses poèmes une œuvre nou-
velle et savante, d'une mélodie entièrement
ignorée, d'un éclat inattendu...» Lebrun-Pindare, Lefranc de Pompignan, Lamotte, Marmon-
tel et Dorai avaient « jeté la honte et la médiocrité sur l'inspiration lyrique; ces incapables et ces insensés » avaient profané la poésie.
Chénier parut ! Le présent fut relié au passé
et se nouait à l'avenir. De son amour, de son
enthousiasme et de son énergie, Chénier a
 
 
{{Centré|128 BRETONS DE LETTRES}}
<br />
« créé Lamartine, Hugo et Barbier<ref>Plus tard, Barbier sera jugé par Leconte de Lisle « un
mouton affublé d'une peau de lion assez bien ajustée dans les
Iambes, mais tombée en de telles loques dans ses dernières
poésies qu'il était désormais impossible de se méprendre sur la
nature de l'animal. »</ref>, le sentiment de la méditation, ou de l'harmonie, l'ode,
l'iambe... Notre littérature actuelle n'a d'autre
sève primitive que lui ; sans lui nous ne posséderions pas aujourd'hui ce qui fait l'envie
du monde contemporain. »
 
J'ai tenu à conserver à ces opinions de la
vingtième année leur expression même, si imparfaite et si naïve soit-elle parfois ; dans ces
bouillonnements, ce sont des germes qui fermentent. Leconte de Liste, dès cette époque,
était ''plein d'idées'', selon le mot de Beaumarchais. À vrai dire, il n'avait pas encore choisi
parmi elles ni fait la part de ce qu'il en devait
conserver, mais, à vingt ans, ce qui importe
c'est d'amasser un nombreux bagage, ne fut-ce que pour suffire à tout ce qu'il faut en jeter par dessus bord, pendant la traversée.
 
À la fin de son article sur André Chénier,
Leconte de Lisle écrivait ceci :
 
« Nous entreprendrons maintenant d'examiner successivement le théâtre français depuis son origine jusqu'à Corneille et Molière,
 
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 129}}
<br />
et le Théâtre italien, depuis le XVI{{e}} siècle...
Délicatesse, finesse et souvent excès d'une imagination enthousiaste et exaltée ; peu de profondeur sans doute mais beaucoup d'esprit ;
plus de propension à prendre en traits saillants le bizarre et le ridicule, que de mûres
réflexions, que de caractères fortement dessinés, quede graves tableaux de mœurs ; telles
seront les principales manières de voir qui
donneront lieu à une nouvelle série d'esquisses
littéraires. »
 
Cette promesse, faite dans le sixième numéro
de ''La Variété'', qui en vécut de douze, n'a pas été
tenue par Leconte de Lisle. Nous ne trouvons
plus à glaner aux pages de la revue que les
deux nouvelles : ''Un Premier Amour'' et ''Une Peau
de Tigre'', épisodes de sa vie à Bourbon et de son
passage au Cap, qui témoignent, la première,
d'une sensibilité très vive, l'autre, d'une tentative, pas très heureuse d'ailleurs, dans la
manière humouristique et cavalière de certains conteurs à la mode d'alors. Elles sont
sans intérêt au point de vue du séjour de Leconte de Lisle à Rennes.
 
Le 11 mars 1841, en ce mois qui vit mourir
''La Variété'', l'étudiant inassidu fut mandé de
nouveau devant la Faculté. On prononçait
 
{{Centré|130 BRETONS DE LETTRES}}
<br />
contre lui la perte conditionnelle d'une inscription et il était marqué « sur la liste des étudiants qui seraient interrogés plus sévèrement
à leur examen. » Le 22 juillet, il était encore
appelé devant les professeurs et ne comparaissait pas : la perte par défaut était donc
prononcée et devenait définitive, le délinquant
ayant négligé de se pourvoir. Je note encore
sur son ''Bulletin individuel'' qu'il fut « mandé de
nouveau, » le 23 juillet 1812, frappé de « perte
conditionnelle » et inscrit « sur la liste de
sévérité. » Dans l'intervalle, il avait pris quatre inscriptions, les 15 avril, 15 juillet, 15 novembre 1841 et le 13 avril 1842. Celle-ci fut
la dernière et la Faculté comprit qu'elle n'avait
plus à mander devant elle celui qui n'y voulait pas revenir. On se borna à prévenir la famille qu'il n'avait pas pris l'inscription de juillet, comme on l'avait avertie qu'il avait omis
de prendre celle de janvier.
 
Sa vie, à cette époque, semble de plus en
plus affranchie des obligations imposées par
son père. Néanmoins, il ne rompt pas avec sa
famille ; il semble, au contraire, très préoccupé de la rassurer sur ses bonnes intentions
de travail et la parfaite correction de sa conduite. Le 7 fevrier 1841, il écrit à M. Louis
Leconte :
 
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 131}}
 
« Votre lettre, mon cher oncle, m'a fait beau[coup] de peine, La promesse que j'avais faite à ma
tante de ne plus me défaire de mes vêtements
n'a pas été oubliée. Si vous avez été informé
que je persistais à vendre mes habits<ref>Avaient-ils ''l'élégance de ceux que décrit le chroniqueur
(Ses Modes, à l'''Auxiliaire Breton'' ? (l841)
« Pour la toilette du matin, on porte l'habit en velours pensée en grenat clair, boutonnant droit avec basques larges,
plates sur la hanche et poches de dessous, sans renoncer à
l'habit français.
 
« Les boutons dorés se perfectionnent. On en voit avec des
dessus charmants et d'un travail fini, avec des roses en relief,
parfaitement bien faites. Les gilets pour toilette se font croisés
avec anglaises ; les étoffes sont les piquets blancs, valencias
couleur chamois ou gris tourelle ou à filets formant le carreau
écossais. On porte aussi des gilets droits et collets droits.
 
« Les pantalons se font à plis droits, ou larges des jambes,
formant un peu la guêtre sur la botte ou moins larges des
jambes et formant aussi la guêtre. »</ref>, on
vous a tait un infâme mensonge. Quant à mes
mauvaises connaissances, mon cher oncle, l'influence qu'elles exercent sur ma conduite se
réduit a me faire rester dans ma chambre
toute la journée, si ce n'est pour aller aux
cours. Nous nous rassemblons, le soir, pour
causer, et à cela se réduit mon crime. Depuis
quelque temps, je suis on ne petit plus assidu
à la Faculté. Si je suis appelé devant elle pour
quelques absences, je viens d'écrire au doyen
pour lui expliquer mes motifs et j'espère qu'il
y aura égard. J'ai maintenant la ferme volonté
 
 
{{Centré|132 BRETONS DE LETTRES}}
<br />
de terminer le plus tôt possible mes études de
droit, mais, si je recevais d'aussi affreuses
lettres que par le passé, je ne sais trop ce que
je ferais. Je suis bien avec papa maintenant
et j'ai une grâce à vous demander, c'est de ne
pas lui écrire contre moi. Fiez vous encore à
ma promesse de travail, je la tiendrai. J'aurai
une éternelle reconnaissance, mon cher oncle,
des peines que je vous cause.
:« Votre neveu dévoué,
 
:::C. LECONTE DE LISLE. »
 
Mais M. Louis Leconte ne se fiait pas aux
promesses que les lettres de la Faculté ne confirmaient pas, tant s'en faut ! M. Leconte de
L'lsle annonçait bien un envoi d'argent à son
fils, mais de Dinan pas de nouvelles. Charles
insiste par une lettre d'avril 1841. Il s'étonne
qu'on ne comprenne pas « le cruel embarras »
dans lequel il doit se trouver, « toujours sans le
moindre argent. » Il n'est certes pas exigeant,
d'ailleurs ; il sera satisfait si son oncle veut
bien lui « faire parvenir cinq francs » et il
ajoute, pris de remords sur la modicité de sa
demande, « cinq francs au moins. »
 
M. Louis Leconte est insensible. La pénurie
augmente au logis de l'étudiant. Les appels
se multiplient de Rennes mais à Dinan, tou-
 
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 133}}
<br />
jours même silence. Au mois de septembre,
c'est une lettre désespérée. Il « manque absolument de tout ; » il ne sait plus « même comment se faire la barbe ; » il a été obligé de recourir « à la bonne volonté » d'un ami « pour
se procurer un peu de sirop, » attendu qu'il
avait la fièvre et que la soif le dévorait. » On
devrait bien comprendre pourtant la situation
d'un jeune homme qui, depuis longtemps, n'avait pas eu « un centime à sa disposition. »
Il sait bien que ce sont là des « demandes
quelque peu honteuses, » mais la nécessité l'y
contraint. Son oncle venait de passer à Rennes, mais il n'avait pas osé lui présenter sa
requête de vive voix.
 
Les parents de Bourbon, cependant, avaient
repris un peu d'espérance. On croit au prochain succès de la licence enfin conquise, et
déjà on prie M. Louis Leconte de mettre en
avant ses amis pour obtenir une place de substitut ou procureur du roi, ou de juge auditeur
à Bourbon. Si Charles pouvait être nommé au
tribunal de Saint-Denis, ce serait le rêve accompli ; car on voudrait bien le voir rentrer
dans sa famille ; « malgré ses forfaits, sa pauvre mère n'a pas d'autre pensée ; ainsi est
fait le cœur des parents. » Pour arriver à ses
fins, M. Leconte de L'Isle écrit à un ancien
 
 
{{Centré|134 BRETONS DE LETTRES}}
<br />
camarade, M. Gesbert, avocat général à la
Cour Royale de Rouen, et le prie de prendre
en main les intérêts de son fils.
 
« Simple élève de son père, écrit M. Leconte
de l'Iisle, il a dépassé son professeur ; il s'est
adonné à l'élude et est regardé comme capable parmi les élèves. » Et il conclut, avec un
retour sur lui-même : « Adieu, mon ami ; plus
heureux que moi, tu ne vis jamais l'étranger
dans ses fêles, comme dit Châteaubriand. Moi,
depuis de longues années, je souffre de mon
exil. La nostalgie est le mal le plus pénible
pour l'homme qui pense.
 
::Et dulces semper reminiscitur Argos ! »
 
Puis sachant que les éloges paternels paraîtront entachés de partialité et ne prouvent pas
grand chose, il donne pour caution du jeune
étudiant la bonne opinion qu'en a M. Louis
Leconte, près de qui Gesbert peut se renseigner, mais, craignant quelque mauvais renseignement de l'oncle, il lui écrit aussi pour
le prier d'oublier les torts de Charles. « La jeunesse a besoin d'indulgence, et, à notre âge, il
sera probablement plus raisonnable ! » dit-il.
 
Hélas ! la raison ne venait pas, du moins
celle qu'espéraient les parents de Charles. Un
moment, pour expliquer l'abandon de ses études de droit, Leconte «le Lisle parla de se faire
 
 
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 135}}
<br />
inscrire étudiant en médecine. Cette fantaisie
dura peu : en réalité, il avait renoncé à la magistrature et à toute autre carrière « bourgeoise. » Sa décision était prise d'être un
homme de lettres et rien que cela.
 
Pendant toute l'année 1842, Leconte de Lisle
vécut sans relations presque avec sa famille,
ne recevant plus d'elle que des subsides irréguliers., étudiant l'histoire et les langues, faisant quelques courses en Bretagne, tout entier à ses idées d'avenir. Ses parents le rap-
pelaient en vain près d'eux ; il faisait la sourde
oreille. De cette année datent ses premières
révoltes ouvertes contre la « société, » qu'exaspéraient encore les remontrances de son père,
les duretés de son oncle, et l'imbécillité de
quelques « bourgeois » de Rennes.
 
Il projeta de dire à tous ces braves gens
ennuyeux, — magistrats et professeurs, — ce
qu'il pensait de leurs ridicules ; un «le ses camarades de la Faculté, fils d'un riche notaire
pourtant, s'associa à lui pour fonder un journal satirique, ''Le Scorpion''. Le titre était menaçant et le premier numéro justifiait le titre,
paraît-il. Ce fut du moins l'opinion des imprimeurs de la ville, à qui les deux fondateurs,
Paul Duclos et Charles Leconte de Lisle, s'adressèrent, mais vainement à tour de rôle. L'un
 
{{Centré|136 BRETONS DE LETTRES}}
<br />
d'eux, Ambroise Jausions, avec lequel des pourparlers avaient été engagés, se déroba comme
les autres ; dès qu'il eut pris connaissance des
premiers manuscrits. Les deux journalistes
ne se tinrent pas pour battus ; ils firent sommation audit Jausions d'imprimer leur journal,
offrant de satisfaire, — Duclos le pouvait sans
peine, — à toutes les exigences et garanties
pécuniaires. L'imprimeur, ayant persisté dans
son refus, fut cité à comparaître devant le tribunal civil de Rennes, le 28 décembre 1842
pour être condamné à imprimer ''Le. Scorpion'',
« à payer 1500 francs à titre de dommages-intérêts aux demandeurs, plus 20 francs par
jour de retard. »
 
Me Provins, l'avocat des deux « pamphlétaires, » se fondait sur l'article 7 de la Charte de
1830, qui accordait aux Français « le droit de
publier et faire tmpriiner leurs opinions. » Or,
l'imprimerie étant un monopole, le refus des
imprimeurs équivalait à une annulation de cet
article. Les Français n'étaient pas libres ! On
les privait de leurs droits !!
 
La cause fut renvoyée au lundi suivant pour
l'audition de Me Caron, avocat de M. Jausions.
Le dit Me Caron fut sévère : « L'esprit du journal, dit-il, mérite la réprobation des gens de
bien ; c'est ce qui explique et justifie le refus
 
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 137}}
<br />
de tous les imprimeurs de fournir leur concours au journal projeté. Le prospectus déjà
imprimé et les articles proposés à l'impression
ne laissent aucun doute sur le caractère du
''Scorpion'', ou les personnages les plus recommandables par leur position et les plus honorables par leur caractère sont l'objet des attaques les plus vives. En imprimant de pareilles
œuvres, les imprimeurs seraient complices et
bientôt le ministère public serait obligé de les
poursuivre... Le Tribunal ne peut les contraindre à accepter une telle responsabilité. »
 
Tel fut aussi l'avis du procureur du Roi, M.
Malherbe et ses conclusions turent celles de
Me Caron. Le 9 janvier 1843, le Tribunal donna
gain de cause à l'imprimeur récalcitrant et débouta Leconte de Lisle et Duclos de leurs présentions.
 
Ce fut la dernière manifestation littéraire
de Leconte de Lisle à Rennes. À bout de ressources et las de cette vie de privations, dans
l'ennui d'une ville de province qui devenait
hostile peu à peu, il finit par céder au désir
de ses parents et s'embarqua pour retourner
à Bourbon, après un séjour de près de six années à Rennes.
 
Il était de retour dans sa famille à la fin du
 
 
{{Centré|138 BRETONS DE LETTRES}}
<br />
mois de septembre 1843. Une lettre de son
frère parle de « l'heureuse métamorphose » que
« les idées et les principes de l'indigne et bien
aimé Charles » ont subie à Rennes ; ces idées
étaient alors, parait-il « de haute philosophie »
et ses principes « irréprochables. »
 
Sans doute, quand le bateau quitta le port
de Nantes, Leconte de Liste eut un regard en
arrière, non pas pour dire adieu à cette Bretagne, qui était sa terre maternelle<ref>Verlaine a écrit :
 
« À contempler sa large tête hâlée, ses traits hardis et réguliers, son grand front obstiné, son nez droit volontaire, ses
lèvres assez fortes, dessinées d'une ligne extraordinairement
nette et pure, tout cet ensemble athlétique que confirmait un
regard clair, troublant dès qu'il insistait, en eut dit plutôt un
Breton et un dur Breton qu'un créole. »
 
Tout de même, Leconte de Lisle avait peu le type Breton
et Verlaine se faisait une singulière idée des caractères physiques qui le constituent.
 
P.-S. — Décidément, tout examiné, je ne puis admettre que
Leconte de Lisle ait été, à un moment quelconque, élève du
Collège de Dinan.
 
Je viens de relire l'histoire de ce Collège publiée par M.
Bellier-Dumaine dans les ''Annales de Bretagne'', et j'y trouve
mon meilleur argument contre l'affirmation de l'historien lui-même. J'ai prouvé que Leconte de Lisle n'avait pu entrer à ce
Collège « avant le mois de février 1838 et y séjourner après
la fin de l'année scolaire, en tout six mois environ. » J'étais
trop généreux, car le collège de Dinan, fermé, faute d'élèves,
à la fin de l'année scolaire 1837, ne dut rouvrir ses portes, selon
le témoignage de M. Bellier-Dumaine, que le 1{{er}} Mai 1838.
 
À ce compte, Leconte de Lisle n'a pu y séjourner que trois
mois, et encore je demande une preuve de ce séjour.
 
J'ai suivi le Maître pendant ses études à Rennes, je l'ai retrouvé à Nantes : que ceux qui affirment qu'il fut élève à Dinan
ne se bornent pas à des témoignages vagues ; qu'ils retrouvent
son nom sur le palmarès de 1833, ou dans les papiers du principal ou dans les comptes de l'économat.
 
Rien n'était plus facile à M. Beilier-Dumaine, qui a eu en
mains la « liasse de 1838, Arch. du Collège. » Faute de l'avoir
fait, il ne peut maintenir que Leconte de Liste ait suivi les
cours ni « pendant plusieurs années, » ce qui est manifestement impossible, ni même pendant trois mois, seule concession
que je puisse faire aux affirmations qu'il à données.
 
On peut voir dans ''Jean-Marie de la Mennais'', par le R.-P.
Laveille (tome II, page 103 et suiv.), les pourparlers engagés
entre la municipalité de Dinan et le fondateur des Frères, à
l'occasion de la fermeture du collège dont les rares élèves
devaient être versés dans la grande école que M. de Lamennais
se disposait à fonder à Dinan (Juillet 1837).
 
L'évèque de St-Brieuc fit échec à ce projet, auquel la ville
et M. de Lamennais durent renoncer. Le P. Laveille donne
une lettre du Maire, M. Le Conte (eu deux mots,) extraite des
archives de Ploërmel, qui venge M. de Lamennais des attaques
injustifiées de Mgr La Romagère.</ref> pourtant
et ou la formation de son esprit venait de s'achever, mais pour crier au revoir à cette
France, où il rêvait de revenir pour ne plus
la quitter et qu'il devait remplir à jamais de
son nom.
 
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 139}}
 
 
 
 
{{Centré|(140)
 
A PROPOS D'UN LIVRE RECENT
 
SUR
 
LECONTE DE LISLE}}
 
M. Benjamin Guinaudeau vient de publier
un recueil de Premières poésies et de Lettres
intimes de Leconte de Lisle. (Fasquelle éditeur, 1902).
 
La première de ces lettres est datée : Rennes,
janvier 1838 et la dernière : Rennes, octobre
1840. Ayant, le premier, raconté la vie d'étudiant du Maître et fixé des dates et des faits
inconnus ou dénaturés jusque-là, j'ai parcouru
ces pages avec le plus vif intérêt. Je les lisais
non sans crainte aussi : une lettre de Leconte
de Lisle pouvait contredire telle opinion que
j'avais exprimée, infirmer telle conclusion que
j'avais cru pouvoir tirer des documents.
 
Ces documents étaient de trois sortes : une
 
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 141}}
<br />
correspondance de famille, les archives uni-
versitaires, les journaux de l'époque. On parlait beaucoup de Leconte de Lisle dans tous
ces papiers ; dans le livre de M. Guinaudeau,
c'est Leconte de Lisle qui parle « en personne. »
Sil allait se lever contre moi !
 
J'ai la grande joie de dire qu'il ne m'a pas
contredit. Toute cette correspondance du Maître avec Julien Rouffet vient confirmer mon
étude, et c'est seulement d'une lumière plus
intense qu'elle éclaire la vie d'étudiant que
j'ai racontée. Il peut être intéressant de suivre
à nouveau le sentier que j'ai parcouru et de
revivre ces années encore, avec, pour guide,
le livre de M. Guinaudeau ou mieux Leconte
de Liste lui-même.
 
Ce qu'il y a de curieux, c'est que Leconte
de Lisle avait oublié ce Rouffet, son ami d'alors,
son confident préféré, son poète chéri. Je me
rappelle qu'un jour je causais avec le Maître de
ses collaborateurs de ''La Variété'' et je lui en évoquais les noms, l'un après l'autre ; il me dit :
— « Non !... Je ne me rappelle qu'un certain
Mille ! »
 
Ainsi, après plus de quarante ans, c'était
« le jeune homme étranger qui demeure maintenant à Rennes » qui, seul, avait laissé sa
trace dans le souvenir du Maître, N. Mille,
 
 
 
{{Centré|142 BRETONS DE LETTRES}}
<br />
l'auteur des ''Mémoires d'une Puce de Qualité''. Leconte de Lisle avait oublié Julien Rouffet, dont
l'amitié lui était aussi chère que les vers lui
étaient harmonieux.
 
Il ne se rappelait plus celui dont l'affection
« l'honorait », à qui il écrivait qu'ils étaient
« faits l'un pour l'autre, » que leurs âmes se
comprenaient, « l'homme de son choix ! » le
cœur qu'il met « en dehors de bien d'autres ; »
celui que, dans un bel élan de lyrisme amical, il se prend a tutoyer ; son correspondant
le plus cher, son poète le plus admiré ! Il ne
se le rappelait plus ! L'amitié a de ces infidélités comme l'amour. Que de choses on sème
le long de la vie ! Comme il est bizarre pourtant que ce soit justement par ce paquet de
lettres adressées à cet oublié que l'oublieux
ami soit réveillé de nouveau. ''Scripta manent''.
 
Si la première lettre est datée de Rennes,
janvier 1838, la seconde est de Dinan, février
1839. Et voilà qui fixe définitivement, comme
je l'avais pressenti, le séjour de Leconte de
Lisle à Dinan, « de février 1838 à la fin de l'année scolaire, en tout six mois environ. » La
septième lettre est datée de Rennes, octobre
1838. Le candidat au baccalauréat a-t-il suivi
les cours du Collège de Dinan pendant ce se-
 
 
 
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 143}}
<br />
mestre ? J'ai dit que c'était une tradition que
rien ne confirmait, et dans les lettres de Leconte de Lisle à son ami, rien non plus, pas
un mot, ne peut taire supposer qu'il fut même
externe à ce collège,
 
Nous voyons bien qu'il « mange avec la plupart des notabilités de la ville, hommes excellents, sans doute, mais dépourvus de toute
idée avancée ; » c'est un état de contrainte
pour lui de vivre « parmi des êtres non intelligents » qu'il est obligé de ne pas froisser. Il
est probable que ces « notabilités non intelligentes » étaient les amis de son oncle, chez
lequel il ne dut demeurer que peu de jours.
Il écrit en effet, dans sa seconde lettre, encore
datée de février : « Je demeure maintenant
chez {{Mlle}} Aubry, place des Champs. »
 
Nous le voyons occupé d'aller au bal chez
M. Aubry et chez M. Robinson.
 
À la porte de M. Aubry, il glisse dans la
boue, s'y allonge. « Dès lors, plus de bal ! »
Chez l'Anglais, il fut plus heureux et là, il
rencontra « la femme la plus gracieuse, la
plus noble », telle enfin qu'un sonnet seul
peut en dire les charmes, sonnet tout platonique d'ailleurs, s'il faut en croire le jeune
impassible qui écrit : « L'amour et moi, voyez-vous, c'est de l'eau sur une pierre : elle peut
la mouiller mais ne la pénètre jamais. »
 
 
{{Centré|144 BRETONS DE LETTRES}}
 
Nous voyons encore qu'il fait des vers, qu'il
en reçoit, qu'il s'intéresse à l'''Annuaire Dinannais'', où d'ailleurs il dédaigne de collaborer.
qu'il se laisse distraire par « une partie de
masques et quelques bals » encore ; que l'image
de M|le C. B. le suit dans les nuages ; c'est
tout!''
 
Il n'y a pas une allusion à la vie de collège ;
il n'est question que de sa vie mondaine. Pas
de thèmes latins, pas de vers français : « de
l'étourdissement et de la distraction, » pas un
mot sur ses études.
 
En octobre 1838, Leconte de Lisle est de
retour à Rennes ; le souvenir de {{Mlle}} C. et
M. B*** le poursuit et c'est en vers qu'il chante
son amour pour l'une d'elles, qui semble devenir une « passion positive. » Mais l'idéalisme reprend vite le dessus et, dans une lettre suivante, l'étudiant préconise l'autre amour
« plus doux, plus frais, l'amour mystique,
l'amour de l'âme. »
 
J'avais parlé, sur la foi d'un billet au crayon
de Leconte de Liste, d'une « petite tournée »
avec son ami Cliquot, escapade qui lui avait
valu une forte semonce de son oncle. La lettre
X (novembre 1838) nous apprend qu'elle eut
lieu en Bretagne, aux mois d'août et de sep-
 
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 145}}
<br />
tembre. Cette « tournée artistique, » le mot
est souligné, commença par Lorient, où le
poète séjourna quatre jours ; il avait pour
compagnons trois « peintres paysagistes de
Paris ; ils visitèrent « Kemperlé, l'Isole et l'Ellé,
que Brizeux a chantés, Scaër, le Faouet et Guémenée. » Ils ne purent voir Auray, Carnac et
Pont-Scorff, qui étaient dans leurs désirs,
mais... le manque d'argent, je l'ai dit, les força
d'abréger leur voyage.
 
Son baccalauréat le préoccupe en ce moment, il « compte être refusé. » Il se trompait et la lettre XII annonce qu'il est reçu. J'ai
dit comment. Le bachelier trouve que « MM.
les examinateurs se sont montrés extraordinairement bienveillants » à son égard. Il fera
donc son droit à Rennes.
 
Ce qui l'absorbe désormais, c'est la composition d'un volume de vers, ''Le Cœur et l'Âme'',
qu'il veut faire de moitié avec Roufiet. Ce serait « l'ensemble raisonné et vraiment grand,
utile et beau, de toutes les niaises et insignifiantes publications du jour. » La partie du
cœur reviendrait de droit à Rouffet ; celle de
l'âme, il s'en chargerait. » Et il ajoute avec le
bel enthousiasme des vingt ans : « Ce serait
une œuvre immortelle dans son genre ! »
Rouffet accepte ; on échange les divers poésies, on les classe.
 
{{Centré|146 BRETONS DE LETTRES}}
 
De la poésie à l'amour, il n'y a qu'un pas ;
il ne faut donc pas s'étonner que Leconte de
Lisle en philosophe encore ; il s'élève de plus
en plus dans le bleu. « Jamais, écrit-il, je n'aimerai que mes idéalités ou plutôt mes impossibilités. »
 
Non pas qu'il soit insensible, certes ; il se
sent « capable d'éprouver en un mois tout
l'amour, toute la haine et toutes les espérances d'un homme qui y aurait consacré sa vie
entière. » Et « avec tout cela » il est « excessivement malheureux. » Il y a de quoi !
 
Le Droit est pour quelque chose aussi dans
son malheur, cet « ignoble fatras » qui lui fait
monter le « dégoût à la gorge, » sans compter
les réprimandes incessantes de son « honoré
tonton, » qui ne lui verse pas l'argent « à
pleines mains. » Il y a des créanciers, en conséquence.
 
En juillet 1839, il déclare qu'il abandonne
le Droit : j'ai noté toutes les menaces de la
Faculté ; elles eurent leur effet, comme les réprimandes du « tonton, » car Leconte de Lisle
prit une nouvelle inscription en janvier 1840.
En attendant, la préoccupation du volume de
vers absorbait nos deux correspondants. Leconte de Lisle peut fournir huit cents vers :
cela « formera, avec les vers de Rouffet. « un
 
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 147}}
<br />
''in octavo'' dans le genre de ceux de Turquety. »
Vendra-t-on la propriété littéraire ou cédera-t-on seulement la moitié des exemplaires au
libraire éditeur ?
 
Tous ces projets vont si bien que déjà il est
question d'un second livre : ''Les Trois Harmonie en Une, ou Musique, Peinture, et Poésie''. Raphaël et Rossini, Michel-Ànge et Meyerbeer,
Lamartine et Hugo, Dante et Byron, en feront
le sujet ; il y aura exactement « quatre cent
quarante-deux vers. » Ô bel enfantillage du
génie !
 
Mais la question matérielle ? Plusieurs solutions se présentent ; nos étudiants les envisagent.
 
Leconte de Lisle penche pour la vente totale
au libraire, sous réserve d'une dizaine d'exemplaires pour chacun des auteurs. Il se demande
si on s'adressera aux libraires de Lorient ou
de Rennes. Quant à Dinan, le poète n'y voudrait pas faire imprimer « une carte de visite,
en admettant qu'on fût capable de le faire, » et
quant à se voir éditer par souscription, il est
trop fier ; il aimerait mieux ne pas « faire imprimer une ligne que de la devoir à la pitié
du Vulgaire. » Mieux vaut rester ignoré. Hélas !
il est probable que le volume ne verra jamais
le jour, car il en faudrait taire les frais ! « Et
 
{{Centré|148 BRETONS DE LETTRES}}
<br />
douze cents francs, pour le moins, » ne se
trouvent pas, comme on pense, dans le tiroir
d'un étudiant pauvre,
 
Mais comme il ne faut désespérer de rien,
Leconte de Lisle écrit à Charles Gosselin, qui
répond « très poliment » qu'il est trop occupé
en ce moment pour rien entreprendre de nouveau. Il faut s'adresser ailleurs ; on fera « une
circulaire à quatre ou cinq libraires de Paris. »
Aussi faut-il se hâter à rassembler les pièces
du volume.
 
Comment s'appellera-t-il : ''Effusions poétiques.
Les Rossignols et le Bengali, Cœur et Âme, Deux
Voix du Cœur, Sourire et Tristesse'' ? Enfin le classement est fait ; il y a quarante-trois numéros ;
il faut arriver à deux mille vers. Encore quatre pièces à faire !
 
Sur les entrefaites, depuis janvier 1840,
Leconte de Lisle s'est remis au Droit. J'ai noté
dans quelles conditions et ce qu'il advint de
cette reprise d'études. Et puis Julien Rouffet
s'est marié. Et la correspondance cesse, ou du
moins M. Guinaudeau ne nous en donne pas
davantage !
 
J'ai eu occasion de parler des théories littéraires et des opinions religieuses de Leconte
de Lisle étudiant ; ses ''Esquisses Littéraires'' dans
 
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 149}}
<br />
''La Variété'' nous ont révélé sa pensée d'alors.
Les lettres publiées par M. Guinaudeau l'expriment plus fortement encore. Il est curieux
de connaître l'opinion du jeune homme sur
Dumas, sur Lamartine, sur Hugo.
 
La publication de ''Caligula'' est saluée avec
enthousiasme par Leconte rie Lisle. Il défend
la pièce contre les critiques de Jules Sandeau ;
quant à lui, il l'admire au point de vue littéraire et historique. Le caractère de Caligula
ne pouvait être mieux tracé ; les vers sur le
christianisme sont admirables; les scènes de
Stella et d'Aquila superbes ; « somme totale,
c'est une belle œuvre. »
 
Quant à Lamartine, c'est à propos de Jocelyn
qu'il en parle. Il s'est « enfin décidé à le lire ;
ce n'a pas été sans peine. » Il y trouve du
vague prétentieux à côté de « morceaux charmants » et de« pages magnifiques, » mais il y a
bien des longueurs qui affadissent « cet incorrect ouvrage. »
 
Deux hommes, croit-il, eussent lait de ''Jocelyn'' « un poème délicieux : Brizeux, « le doux
chantre de Marie, » et son ami Julien Rouffet !
Oui, Julien Rouffet, à côté de qui Leconte de
Lisle « tremble de marcher, » lui, si pauvre de
tout ce que possède ce poète « et dont le sentier est tellement vague » qu'il se prend parfois
« à rire de sa folie. »
 
 
{{Centré|150 BRETONS DE LETTRES}}
 
Victor Hugo est jugé à l'occasion de ''Ruy
Blas''. Leconte de Lisle analyse brièvement la
pièce et l'apprécie dans ces termes qu'il faut
citer textuellement :
 
« À part la mise en scène, qui déplaît généralement, à part un style souvent grossier,
peu digne de l'auteur des ''Feuilles d'Automne'',
il y a dans cette pièce de magnifiques morceaux poétiques... Du génie toujours ; mais
peu ou point de règles. »
 
Mes conclusions sur l'état d'âme de l'étudiant à cette époque sont plutôt corroborées
par ses lettres. Il est spiritualiste et chrétien.
C'est à ce titre qu'il fait quelques objections
à un poème de son ami. « Disciple du Christ,
avez-vous raison ?... Le désir de la mort, l'oubli de ses devoirs humains, le découragement
de la vie, n'est-ce pas un suicide moral ? » La
mort d'un jeune ami lui arrache cet aveu ;
« La foi d'un autre monde est d'un bien puissant appui et je plains sincèrement celui qui
ne l'a pas. » Il rêvait même de faire profession de ses croyances, car il annonce dans ces
termes le second livre qu'il rêve :
 
{{Centré|
 
TROIS HARMONIES EN UNE
 
ou
 
MUSIQUE, PEINTURE ET POÉSIE
 
POÈME SPIRITUALISTE ET ARTISTIQUE
 
Pour paraître prochainement
}}
 
 
 
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 151}}
 
Il est républicain, mais ce n'est pas avec la
même conviction qu'il se confesse à cet égard ;
il se borne à dire, une seule fois et avec assez
d'irrévérence : « Comme je ne suis pas républicain pour des prunes ! » Et il improvise des
vers aux Cendres de Napoléon ; les vers ne sont
pas bons et lui-même les traite de « fadaise. »
Dans une lettre de mai 1839, quand il veut
louer un nouvel ami, il dit de lui : « C'est
un charmant garçon, doux, religieux et instruit. »
 
Le théâtre, je le pensais bien, avait pris
une certaine place dans sa vie.
 
« Imaginez-vous un front large et passionné ;
deux yeux noirs qui expriment ce qu'ils veulent, une taille gracieusement brisée en avant,
une voix cadencée, grave et austère, harmonieuse et douce, un geste ardent, majestueux
et sévère, un jeu plein d'expansion, de force,
de naturel, de charme et d'intensité... ou plutôt ne vous imaginez rien. Quels mots rendraient l'émotion irrésistible qui fait battre le
cœur en lace de {{Mme}} Dorval. Il faut la voir et
l'entendre. »
 
Cette lettre est de février 1839 ; j'avais noté
les quatre représentations des 5, 7, 10 et
14 février à Rennes.
 
 
{{Centré|152 BRETONS DE LETTRES}}
 
Puis c'est M. et {{Mme}} Volnys du Gymnase,
« Je n'ai pas besoin de vous dire que je suis
un habitué du théâtre. » Comme on change !
Le Maître devait prendre cette forme littéraire
en mépris et n'assistait que rarement à une
première.
 
Eu revanche, notre habitué du Théâtre ne
dit rien de Frédérik Lemaître. Et pourtant la
troupe locale même l'intéresse. « C'est un coup
du sort que nous possédions semblable merveille en province ; nos acteurs ne seraient
nullement déplacés à Paris. Nous avons surtout Mercier, notre premier comique, qui est
à cent pieds au-dessus de Valmont... Je suis
toujours aussi fou du théâtre ; cela ne va qu'en
augmentant. »
 
Cela devait diminuer terriblement, un jour.
 
J'ai raconté la naissance de ''La Variété''. Il ne
semble pas que Leconte rie Lisle ait été parmi
les premiers directeurs ; il s'y intéresse pourtant, sollicite la collaboration de Rouffet, mais,
dès le second numéro, il est de la maison :
« Depuis trois jours, je fais partie du comité
de rédaction. » Aussi cela marchera mieux
désormais. La première livraison a été « composée de raccroc ; c'est un vrai galimatias, à
l'exception de l'introduction par M. Nicolas,
qui est un fort beau morceau de style, et d'une
 
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 153}}
<br />
petite pièce d'Alix, qui est aussi tort bien. »
 
Mais déjà la discorde sans doute avait séparé les collaborateurs. Cette seconde livraison fut laite par Ch. Bénézit et Leconte de
Lisle, qui y insérèrent chacun deux morceaux,
Celui-ci même se glisse, une troisième fois, à
l'abri d'un pseudonyme : ''Léonce''. Ce sont des
conseils à George Sand, à l'occasion de ''Cosima''.
La ''Revue Mensuelle'', dans les cinquième et sixième livraisons, est signée du même pseudonyme.
 
D'ailleurs, les abonnements né marchent
pas et l'impression coûte cinquante francs par
mois. On se décide à demander le patronage
de Nodier, qui ne vint pas ; en revanche, Châteaubriand envoya une lettre et Turquety, des
vers. Leconte de Liste bat la caisse, on peut
le dire. Il faut que Rouffet s'abonne. « Sept
francs, ce n'est pas le diable. »
 
Pour comprendre ce zèle de ''Léonce''<ref>« Ajoutez un t et vous aurez Leconte, en faisant l'anagramme, » écrit Leconte de Lisle.</ref>, sachez
qu'on venait de le nommer Président du Comité
de rédaction. Il en est tout glorieux. « C'est
un premier échelon. » Et il promet à son ami
d'insérer un de ses poèmes.
 
Ce poème : ''Seize Ans'', parut dans la sixième
 
{{Centré|154 BRETONS DE LETTRES}}
<br />
livraison, et la collaboration de Julien Rouffet
se continua par trois pièces : ''Dernier Asile'', ''Le
Cœur et la Nature'', ''Désir du Cœur'', qui ne sont
pas parmi les moins bonnes du recueil.
 
Enfin Bénézit se marie (octobre 1840) et
Leconte de Lisle devient directeur de ''La Variété''. Il la conduisit jusqu'aux lilas !
 
J'avais noté la collaboration probable de
Leconte de Lisle au ''Foyer'' ; pourtant en feuilletant la rarissime collection de cette revue
« aussi stupide qu'autrefois, » je n'y avais pas
trouvé la signature de Leconte de Liste. Une
lettre de novembre 1839 permet d'affirmer
qu'il y a inséré au moins « une bluette : ''À
une Galère !...'' Il ne manquait plus que cela
pour compléter sa nullité. »
 
J'ai trouvé aussi çà et là et avec grand plaisir le témoignage des sentiments Bretons de
Leconte de Lisle. II demande à Rouffet, pour
''l'Annuaire Dinannais'', de lui adresser un poème
et il insiste, de la part de son oncle, pour que
ce soit « un sujet Breton. »
 
Pour ''La Variété'', il demande à son ami « une
nouvelle Bretonne. »
 
Enfin lui-même envoie à ''l'Impartial de Dinan''
un fragment de son poème : ''Amour et Bretagne !''
 
 
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 155}}
 
Il écrit : « Cela n'est pas dénué de poésie, » et
ce n'est certes pas dénué d'intérêt.
 
Qui croirait aussi que Leconte de Lisle ait
voulu se faire « marchand de soupe. » Lui qui
avait tant de peine à décrocher les peaux d'âne,
il aspire à cette fonction de préparer la jeunesse à en recevoir.
 
La chose devait avoir lieu à Quintin ; c'eut
été « un pensionnat qui pût faire toutes les
classes et dirigé suivant la méthode d'enseignement la plus large. » Houein, son associé,
va être reçu licencié ès lettres ; il faut 9,000 fr. ;
on commencerait l'année prochaine, en 1840,
« avec cinquante élèves, deux maîtres d'étude,
quatre professeurs. » Houein ferait le grec et
la philosophie, Rouffet le latin et la littérature
française, Leconte de Lisle « la rhétorique, la
géographie et l'histoire ; » on s'engagerait à
faire obtenir « le diplôme baccalauréatique au
bout de trois ans et cela dans un prospectus,
papier rose, doré sur tranche. Hein ! » Sans
doute, il ne manqua que les 9,000 francs !...
Déjà l'argent manquait pour affranchir les lettres et elles n'étaient pas dorées sur tranche
ni sur papier rose !
 
Cette correspondance est charmante, vive,
 
 
{{Centré|156 BRETONS DE LETTRES}}
<br />
sincère, chaleureuse, pleine d”allusions, pleine
de malice aussi : ce sont surtout les camarades
G*** et R°'*** de la T***<ref>M. B. Guinaudeau a donné les noms entiers, dont je ne
transcris que les initiales.</ref> qui font les frais des
plaisanteries de Leconte de Lisle,
 
il écrit à R*** qu'il emportera le royaume
des cieux sur la foi de ceci : ''Beati pauperes
spiritu'', et il ajoute : « J'attends qu'il me remercie et il me remerciera. »
 
À propos d'une passion que G*** a pu faire
partager, il conclut : « Nous revenons au temps
des miracles. »
 
Puis c'est un poème satirique à l'adresse de
R*** ; un amusant dialogue entre {{Mlle}} A*** et
G*** ; un horoscope, enfin, de ce dernier, qui
s'est peut-être réalisé.
 
« J. G***, le pauvre d'esprit, qui après être
resté onze années dans l'étable universitaire,
mangeant des pensums en guise de foin, deviendra, j'en suis persuadé, directeur général,
membre de la Légion d'honneur, homme considéré, payant 200 francs de contributions !.....
Gloire aux Utiles !... Honte à vous, honte à
moi ! »
 
Quant aux vers, ils sont nombreux dans ce
 
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 157}}
<br />
volume : je reste fidèle à mes intentions premières en ne m'en occupant pas.
 
En 1902, l'éditeur Fasquelle réunit en un volume ces poèmes que Gosselin refusa en 1839.
 
En se disculpant de les avoir publiés, en se
défendant de « cet attentat, » M. B. Guinaudeau
dit qu'il a réalisé « très respectueusement le
premier rêve de gloire de Leconte de Lisle. »
Telle n'a pas été l'opinion de {{Mme}} Leconte de
Lisle qui a protesté judiciairement contre la
publication de ces vers et qui a eu gain de
cause, au moins en partie (mai 1904).
 
Quel que soit leur intérêt, celui des lettres
est plus grand ; Leconte de Lisle y apparaît
plus nettement et ce nous est une occasion
encore de saluer cet Immortel, debout dans la
fleur de sa rayonnante jeunesse, dans l'aube
de ses premières illusions.
 
{{Centré|158 BRETONS DE LETTRES}}
 
P.-S. — J'ai écrit, page 28, que Leconte de Lisle habitait
rue des Carmes, « au bord de la rivière, non encore canalisée. »
J'ai voulu simplement dire que les quais n'étaient pas construits
à cette époque ; les lois qui autorisaient l'exécution des travaux
et un emprunt de 800,000 francs sont du 8 juillet 1840 et du
25 juin 1841 (Voir ''Au Pays de Rennes'', d'Adolphe Orain.)
 
Une promenade dite ''Les Murs'' et un fossé d'ancienne fortifi-
cation bornaient la rue des Carmes au sud. Non loin de là s'étendait Le Champ de Mars et sur un triste ruisseau se dressait
le solennel ''Pont aux Lions''. Tel se présentait alors, avec le
voisinage du Lycée, de Kergus et de Toussaints, le quartier
habité par Leconte de Lisle. (Voir ''Trente Ans après'', par
Louis Hamon.)
 
== VILLIERS DE L'ISLE ADAM CHRÉTIEN ==
 
== HIPPOLYTE LUCAS AU TEMPLE DU CERISIER ==
 
== BRIZEUX À SCAËR ==
 
== TABLE ==
 
Leconte de Lisle étudiant .............................3
 
Villiers de l'isle Adam chrétien .................. 161
 
Hippolyte Lucas au Temple du Cerisier...... 199
 
Brizeux à Scaër .......................................241
 
== Notes ==
<references />