« Lucrèce Borgia/Édition J. Louis, 1833 » : différence entre les versions

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== AVERTISSEMENT ==
 
Ainsi qu'ilqu’il s'ys’y était engagé dans la préface de son
dernier drame, l'auteurl’auteur est revenu à l'occupationl’occupation de
toute sa vie, à l'artl’art. Il a repris ses travaux de
prédilection, avant même d'end’en avoir tout-à-fait fini
avec les petits adversaires politiques qui sont venus
le distraire il y a deux mois. Et puis, mettre au
jour un nouveau drame six semaines après le drame
proscrit, c'étaitc’était encore une manière de dire son fait
au présent gouvernement. C'étaitC’était lui montrer qu'ilqu’il
perdait sa peine. C'étaitC’était lui prouver que l'artl’art et la
liberté peuvent repousser en une nuit sous le pied
maladroit qui les écrase. Aussi compte-t-il bien
mener de front désormais la lutte politique,
tant que besoin sera, et l'oeuvrel’œuvre littéraire. On peut
faire en même temps son devoir et sa tâche. L'unL’un ne
nuit pas à l'autrel’autre. L'hommeL’homme a deux mains.
le roi s'amuses’amuse et Lucrèce Borgia ne se
ressemblent ni par le fond, ni par la forme, et ces
deux ouvrages ont eu chacun de leur côté une destinée
si diverse que l'unl’un sera peut-être un jour la
principale date politique et l'autrel’autre la principale date
littéraire de la vie de l'auteurl’auteur. Il croit devoir le
dire cependant, ces deux pièces si différentes par le
fond, par la forme et par la destinée, sont étroitement
accouplées dans sa pensée. L'idéeL’idée qui a produit le
roi s'amuses’amuse et l'idéel’idée qui a produit Lucrèce
Borgia sont nées au même moment sur le même point
du coeurcœur. Quelle est en effet la pensée intime cachée
sous trois ou quatre écorces concentriques dans le
roi s'amuses’amuse ? La voici. Prenez la difformité
physique la plus hideuse, la plus repoussante, la
plus complète ; placez-la là où elle ressort le mieux,
à l'étagel’étage le plus infime, le plus souterrain et le plus
méprisé de l'édificel’édifice social ; éclairez de tous côtés,
par le jour sinistre des contrastes, cette misérable
créature ; et puis, jetez-lui une ame, et mettez dans
cette ame le sentiment le plus pur qui soit donné à
l'hommel’homme, le sentiment paternel. Qu'arriveraQu’arrivera-t-il ?
C'estC’est que ce sentiment sublime, chauffé selon certaines
conditions, transformera sous vos yeux la créature
dégradée ; c'estc’est que l'êtrel’être petit deviendra grand ;
c'estc’est que l'êtrel’être difforme deviendra beau. Au fond,
voilà ce que c'estc’est que le roi s'amuse s’amuse. Eh bien !
Qu'estQu’est-ce que c'estc’est que Lucrèce Borgia ?
Prenez la difformité morale la plus hideuse, la plus repoussante,
la plus complète ; placez-la là où elle ressort le mieux,
dans le coeurcœur d'uned’une femme, avec toutes les conditions
de beauté physique et de la grandeur royale, qui
donnent de la saillie au crime, et maintenant mêlez à
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ame difforme deviendra presque belle à vos yeux. Ainsi,
la paternité sanctifiant la difformité physique, voilà
le roi s'amuses’amuse ; la maternité purifiant la
difformité morale, voilà Lucrèce Borgia. Dans la
pensée de l'auteurl’auteur, si le mot bilogie n'étaitn’était pas
un mot barbare, ces deux pièces ne feraient qu'unequ’une
bilogie sui generis , qui pourrait avoir pour
titre : le père et la mère . Le sort les a
séparées, qu'importequ’importe ! L'uneL’une a prospéré, l'autrel’autre a été
frappée d'uned’une lettre de cachet ; l'idéel’idée qui fait le
fond de la première restera long-temps encore peut-être
voilée par mille préventions à bien des regards ;
l'idéel’idée qui a engendré la seconde semble être chaque
soir, si aucune illusion ne nous aveugle, comprise et
acceptée par une foule intelligente et sympathique ;
mais quoi qu'ilqu’il en soit de ces deux pièces, qui n'ontn’ont
d'autred’autre mérite d'ailleursd’ailleurs que l'attentionl’attention dont le
public a bien voulu les entourer, elles sont soeurs
jumelles, elles se sont touchées en germe,
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Corneille et Molière avaient pour habitude de
répondre en détail aux critiques que leurs ouvrages
suscitaient, et ce n'estn’est pas une chose peu curieuse
aujourd'huiaujourd’hui de voir ces géans du théâtre se débattre
dans des avant-propos et des avis au lecteur
sous l'inextricablel’inextricable réseau d'objectionsd’objections que la
critique contemporaine ourdissait sans relâche autour
d'euxd’eux. L'auteurL’auteur de ce drame ne se croit pas digne de
suivre d'aussid’aussi grands exemples. Il se taira, lui,
devant la critique. Ce qui sied à des hommes pleins
d'autoritéd’autorité, comme Molière et Corneille, ne sied
pas à d'autresd’autres. D'ailleursD’ailleurs il n'yn’y a peut-être que
Corneille au monde qui puisse rester grand et sublime,
au moment même où il fait mettre une préface à genoux
devant Scudery ou Chapelain. L'auteurL’auteur est loin
d'êtred’être Corneille ; l'auteurl’auteur est loin d'avoird’avoir affaire
à Chapelain ou à Scudery. La critique, à quelques
rares exceptions près, a été en générale loyale et
bienveillante pour lui. Sans doute il pourrait
répondre à plus d'uned’une objection. à ceux qui trouvent,
par exemple, que Gennaro se laisse trop candidement
empoisonner par le duc au second acte, il pourrait
demander si Gennaro, personnage construit par la
fantaisie du poète, est tenu d'êtred’être plus
vraisemblable et plus défiant que l'historiquel’historique
Drusus de Tacite, ignarus et juveniliter
hauriens . à ceux qui lui reprochent d'avoird’avoir
exagéré les crimes de Lucrèce Borgia, il dirait :
lisez Tomasi, lisez Guicciardini, lisez
surtout le diarium . à ceux qui le blâment d'avoird’avoir
accepté sur la mort des maris de Lucrèce certaines
rumeurs populaires à demi fabuleuses, il répondrait
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une à une avec la critique toutes les pièces de la
charpente de son ouvrage ; mais il a plus de plaisir à
remercier la critique qu'àqu’à la contredire ; et, après
tout, les réponses qu'ilqu’il pourrait faire aux objections
de la critique, il aime mieux que le lecteur les
trouve dans le drame, si elles y sont, que dans la
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On lui pardonnera de ne point insister davantage sur
le côté purement esthétique de son ouvrage. Il est
tout un autre ordre d'idéesd’idées, non moins hautes selon
lui, qu'ilqu’il voudrait avoir le loisir de remuer et
d'approfondird’approfondir à l'occasionl’occasion de cette pièce de
Lucrèce Borgia . à ses yeux, il y a beaucoup de
questions sociales dans les questions littéraires,
et toute oeuvreœuvre est une action. Voilà le sujet sur
lequel il s'étendraits’étendrait volontiers, si l'espacel’espace et le
temps ne lui manquaient. Le théâtre, on ne saurait
trop le répéter, a de nos jours une importance
immense, et qui tend à s'accroîtres’accroître sans cesse avec
la civilisation même. Le théâtre est une tribune. Le
théâtre est une chaire. Le théâtre parle fort et
parle haut. Lorsque Corneille dit : pour être plus qu'unqu’un roi tu te crois quelque
chose , Corneille, c'estc’est Mirabeau. Quand
Shakespeare dit : (...), Shakespeare, c'estc’est Bossuet.
L'auteurL’auteur de ce drame sait combien c'estc’est une grande et
sérieuse chose que le théâtre. Il sait que le drame,
sans sortir des limites impartiales de l'artl’art, a une
mission nationale, une mission sociale, une mission
humaine. Quand il voit chaque soir ce peuple si
intelligent et si avancé qui a fait de Paris la
cité centrale du progrès, s'entassers’entasser en foule devant
un rideau que sa pensée, à lui chétif poète, va
soulever le moment d'aprèsd’après, il sent combien il est
peu de chose, lui, devant tant d'attented’attente et de
curiosité ; il sent que si son talent n'estn’est rien, il
faut que sa probité soit tout ; il s'interroges’interroge avec
sévérité et recueillement sur la portée philosophique
de son oeuvreœuvre ; car il se sait responsable, et il ne
veut pas que cette foule puisse lui demander compte un
jour de ce qu'ilqu’il lui aura enseigné. Le poète aussi a
charge d'amesd’ames. Il ne faut pas que la multitude sorte
du théâtre sans emporter avec elle quelque moralité
austère et profonde. Aussi espère-t-il bien, dieu
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fera toujours apparaître volontiers le cercueil dans
la salle du banquet, la prière des morts à travers
les refrains de l'orgiel’orgie, la cagoule à côté du masque.
Il laissera quelquefois le carnaval débraillé chanter
à tue-tête sur l'avantl’avant-scène ; mais il lui criera du fond du
théâtre. Il sait bien que l'artl’art seul, l'artl’art pur,
l'artl’art proprement dit, n'exigen’exige pas tout cela du poète,
mais il pense qu'auqu’au théâtre surtout il ne suffit pas
de remplir seulement les conditions de l'artl’art. Et
quant aux plaies et aux misères de l'humanitél’humanité, toutes
les fois qu'ilqu’il les étalera dans le drame, il tâchera
de jeter sur ce que ces nudités-là auraient de trop
odieux le voile d'uned’une idée consolante et grave.
Il ne mettra pas Marion De Lorme sur la scène,
sans purifier la courtisane avec un peu d'amourd’amour ; il
donnera à Triboulet le difforme un coeurcœur de père ; il
donnera à Lucrèce la monstrueuse des entrailles de
mère. Et de cette façon, sa conscience se reposera
du moins tranquille et sereine sur son oeuvreœuvre. Le
drame qu'ilqu’il rêve et qu'ilqu’il tente de réaliser pourra
toucher à tout sans se souiller à rien. Faites
circuler dans tout une pensée morale et compatissante,
et il n'yn’y a plus rien de difforme ni de repoussant. à
la chose la plus hideuse mêlez une idée religieuse,
elle deviendra sainte et pure. Attachez Dieu au
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Une terrasse du palais barbarigo, à Venise. C'estC’est une
fête de nuit. Des masques traversent par instans le
théâtre. Des deux côtés de la terrasse, le palais
splendidement illuminé et résonnant de fanfares. La
terrasse couverte d'ombred’ombre et de verdure. Au fond, au
bas de la terrasse, est censé couler le canal de la
Zueca, sur lequel on voit passer par momens, dans
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gondoles traverse le fond du théâtre avec une
symphonie tantôt gracieuse, tantôt lugubre, qui
s'éteints’éteint par degrés dans l'éloignementl’éloignement. Au fond,
Venise au clair de lune.
 
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Oloferno.
Nous vivons dans une époque où les gens
accomplissent tant d'actionsd’actions horribles qu'onqu’on ne parle
plus de celle-là, mais certes il n'yn’y eut jamais
événement plus sinistre et plus mystérieux.
 
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Gennaro, bâillant.
Ah ! Voilà Jeppo qui va nous conter des
histoires ! -pour ma part, je n'écouten’écoute pas. Je suis
déjà bien assez fatigué sans cela.
 
Maffio.
Ces choses-là ne t'intéressentt’intéressent pas, Gennaro, et
c'estc’est tout simple. Tu es un brave capitaine
d'aventured’aventure. Tu portes un nom de fantaisie. Tu ne connais
ni ton père ni ta mère. On ne doute pas que tu ne
sois gentilhomme, à la façon dont tu tiens une épée ;
mais tout ce qu'onqu’on sait de ta noblesse, c'estc’est que
tu te bats comme un lion. Sur mon ame, nous
sommes compagnons d'armesd’armes, et ce que je dis n'estn’est
pas pour t'offensert’offenser. Tu m'asm’as sauvé la vie à Rimini,
je t'ait’ai sauvé la vie au pont de Vicence. Nous nous
sommes juré de nous aider en périls comme en
amour, de nous venger l'unl’un l'autrel’autre quand besoin
serait, de n'avoirn’avoir pour ennemis, moi, que les tiens,
toi, que les miens. Un astrologue nous a prédit que
nous mourrions le même jour, et nous lui avons
donné dix sequins d'ord’or pour la prédiction. Nous ne
sommes pas amis, nous sommes frères. Mais enfin,
tu as le bonheur de t'appelert’appeler simplement Gennaro,
de ne tenir à personne, de ne traîner après toi
aucune de ces fatalités, souvent héréditaires, qui
s'attachents’attachent aux noms historiques. Tu es heureux ! Que
t'importet’importe ce qui se passe et ce qui s'ests’est passé,
pourvu qu'ilqu’il y ait toujours des hommes pour la
guerre et des femmes pour le plaisir ? Que te fait
l'histoirel’histoire des familles et des villes, à toi, enfant
du drapeau, qui n'asn’as ni ville ni famille ? Nous,
vois-tu, Gennaro ? C'estC’est différent. Nous avons droit
de prendre intérêt aux catastrophes de notre temps.
Nos pères et nos mères ont été mêlés à ces tragédies,
et presque toutes nos familles saignent encore.
 
-dis—dis-nous ce que tu sais, Jeppo.
 
Gennaro.
Il se jette dans un fauteuil, dans l'attitudel’attitude de
quelqu'unquelqu’un qui va dormir.
 
Vous me réveillerez quand Jeppo aura fini.
 
Jeppo.
Voici. -c'estc’est en quatorze cent quatre-vingt...vingt…
 
Gubetta, dans un coin du théâtre.
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Jeppo.
C'estC’est juste. Quatre-vingt-dix-sept. Dans une
certaine nuit d'und’un mercredi à un jeudi...jeudi…
 
Gubetta.
Non. D'unD’un mardi à un mercredi.
 
Jeppo.
Vous avez raison. -cette nuit donc, un batelier
du Tibre, qui s'étaits’était couché dans son bateau,
le long du bord, pour garder ses marchandises,
vit quelque chose d'effrayantd’effrayant. C'étaitC’était un peu
au-dessous de l'églisel’église santo-Hieronimo. Il pouvait
être cinq heures après minuit. Le batelier vit venir
dans l'obscuritél’obscurité, par le chemin qui est à gauche
de l'églisel’église, deux hommes qui allaient à pied, de
çà, de là, comme inquiets ; après quoi il en parut
deux autres ; et enfin trois ; en tout sept. Un seul
était à cheval. Il faisait nuit assez noire. Dans
toutes les maisons qui regardent le Tibre, il n'yn’y
avait plus qu'unequ’une seule fenêtre éclairée. Les sept
hommes s'approchèrents’approchèrent du bord de l'eaul’eau. Celui qui
était monté tourna la croupe de son cheval du côté
du Tibre, et alors le batelier vit distinctement sur
cette croupe des jambes qui pendaient d'und’un côté, une
tête et des bras de l'autrel’autre, -le cadavre d'und’un homme.
Pendant que leurs camarades guettaient les angles
des rues, deux de ceux qui étaient à pied prirent
le corps mort, le balancèrent deux ou trois fois
avec force, et le lancèrent au milieu du Tibre. Au
moment où le cadavre frappa l'eaul’eau, celui qui était
à cheval fit une question à laquelle les deux autres
répondirent : oui, monseigneur. Alors le cavalier
se retourna vers le Tibre, et vit quelque chose de
noir qui flottait sur l'eaul’eau. Il demanda ce que
c'étaitc’était. On lui répondit : monseigneur, c'estc’est le
manteau de monseigneur qui est mort. Et quelqu'unquelqu’un
de la troupe jeta des pierres à ce manteau, ce qui
le fit enfoncer. Ceci fait, ils s'ens’en allèrent tous de
compagnie, et prirent le chemin qui mène à
saint-Jacques. Voilà ce que vit le batelier.
 
Maffio.
Une lugubre aventure ! était-ce quelqu'unquelqu’un de
considérable que ces hommes jetaient ainsi à l'eaul’eau ?
Ce cheval me fait un effet étrange ; l'assassinl’assassin en
selle, et le mort en croupe !
 
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Jeppo.
Vous l'avezl’avez dit, Monsieur De Belverana. Le
cadavre, c'étaitc’était Jean Borgia ; le cavalier, c'étaitc’était
César Borgia.
 
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Je ne vous le dirai pas. La cause du meurtre est
tellement abominable, que ce doit être un péché
mortel d'end’en parler seulement.
 
Gubetta.
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Assez, Monsieur De Belverana. Ne prononcez pas
devant nous le nom de cette femme monstrueuse.
Il n'estn’est pas une de nos familles à laquelle
elle n'aitn’ait fait quelque plaie profonde.
 
Maffio.
N'yN’y avait-il pas aussi un enfant mêlé à tout
cela ?
 
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Don Apostolo.
Si c'estc’est la mère qui cache son fils, elle fait bien.
Depuis que César Borgia, cardinal de Valence, est
devenu duc de Valentinois, il a fait mourir, comme
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Ascanio.
La soeursœur que vous ne voulez pas nommer, Jeppo,
ne fit-elle pas à la même époque une cavalcade
secrète au monastère de saint-Sixte pour s'ys’y
renfermer, sans qu'onqu’on sût pourquoi ?
 
Jeppo.
Je crois que oui. C'étaitC’était pour se séparer du
seigneur Jean Sforza, son deuxième mari.
 
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Ascanio, bas.
Je me éfie comme toi de ce Monsieur De Belverana.
Mais n'approfondissonsn’approfondissons pas ceci ; il y a peut-être
une chose dangereuse là-dessous.
 
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humaine qui soit sûre de vivre quelques lendemains
dans cette pauvre Italie avec les guerres, les
pestes et les Borgia qu'ilqu’il y a !
 
Don Apostolo.
Ah çà, messeigneurs, je crois que tous tant que
nous sommes nous devons faire partie de l'ambassadel’ambassade
que la république de Venise envoie au duc de
Ferrare, pour le féliciter d'avoird’avoir repris Rimini
sur les Malatesta. Quand partons-nous pour
Ferrare ?
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Oloferno.
Décidément, après-demain. Vous savez que les
deux ambassadeurs sont nommés. C'estC’est le sénateur
Tiopolo et le général des galères Grimani.
 
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Ascanio.
J'aiJ’ai une observation importante à vous soumettre,
messieurs ; c'estc’est qu'onqu’on boit le vin d'Espagned’Espagne
sans nous.
 
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Rentrons au palais. -hé ! Gennaro !
à Jeppo.
-mais—mais c'estc’est qu'ilqu’il s'ests’est réellement endormi pendant
votre histoire, Jeppo.
 
Jeppo.
Qu'ilQu’il dorme.
Tous sortent excepté Gubetta.
 
Ligne 487 :
 
Gubetta, seul.
Oui, j'enj’en sais plus long qu'euxqu’eux ; ils se disaient
cela tout bas. J'enJ’en sais plus qu'euxqu’eux, mais dona
Lucrezia en sait plus que moi, Monsieur De
Valentinois en sait plus que dona Lucrezia, le
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Regardant Gennaro.
-comme—comme cela dort, ces jeunes gens !
 
Entre dona Lucrezia, masquée. Elle aperçoit Gennaro
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Dona Lucrezia, à part.
Il dort ! -cette fête l'aural’aura sans doute fatigué !
-qu'il—qu’il est beau !
Se retournant.
—Gubetta !
-Gubetta !
 
Gubetta.
Parlez moins haut, madame. -je ne m'appellem’appelle
pas ici Gubetta, mais le comte de Belverana,
gentilhomme castillan ; vous, vous êtes madame la
marquise de Pontequadrato, dame napolitaine.
Nous ne devons pas avoir l'airl’air de nous connaître.
Ne sont-ce pas là les ordres de votre altesse ? Vous
n'êtesn’êtes point ici chez vous ; vous êtes à Venise.
 
Dona Lucrezia.
C'estC’est juste, Gubetta. Mais il n'yn’y a personne sur
cette terrasse, que ce jeune homme qui dort ; nous
pouvons causer un instant.
 
Gubetta.
Comme il plaira à votre altesse. J'aiJ’ai encore un
conseil à vous donner ; c'estc’est de ne point vous
démasquer. On pourrait vous reconnaître.
 
Dona Lucrezia.
Et que m'importem’importe ? S'ilsS’ils ne savent pas qui je
suis, je n'ain’ai rien à craindre ; s'ilss’ils savent qui je
suis, c'estc’est à eux d'avoird’avoir peur.
 
Gubetta.
Nous sommes à Venise, madame ; vous avez bien
des ennemis ici, et des ennemis libres. Sans doute la
république de Venise ne souffrirait pas qu'onqu’on osât
attenter à la personne de votre altesse ; mais on
pourrait vous insulter.
Ligne 543 :
 
Gubetta.
Il n'yn’y a pas ici que des vénitiens ; il y a des
romains, des napolitains, des romagnols, des
lombards, des italiens de toute l'Italiel’Italie.
 
Dona Lucrezia.
Et toute l'Italiel’Italie me hait ! Tu as raison ! Il faut
pourtant que tout cela change. Je n'étaisn’étais pas née
pour faire le mal, je le sens à présent plus que
jamais. C'estC’est l'exemplel’exemple de ma famille qui m'am’a
entraînée. -Gubetta !
 
Ligne 563 :
 
Gubetta.
Ordonnez, madame ; j'aij’ai toujours quatre mules
sellées et quatre coureurs tout prêts à partir.
 
Dona Lucrezia.
Qu'aQu’a-t-on fait de Galeas Accaioli ?
 
Gubetta.
Ligne 577 :
 
Gubetta.
Au cachot. Vous n'avezn’avez pas encore dit de le
faire étrangler.
 
Ligne 590 :
 
Gubetta.
D'aprèsD’après vos ordres, on ne doit lui donner le
poison que le jour de Pâques, dans l'hostiel’hostie. Cela
viendra dans six semaines, nous sommes au
carnaval.
Ligne 599 :
 
Gubetta.
à l'heurel’heure qu'ilqu’il est, il est encore évêque de Pesaro
et régent de la chancellerie ; mais, avant un
mois, il ne sera plus qu'unqu’un peu de poussière, car
notre saint-père le pape l'al’a fait arrêter sur votre
plainte, et le tient sous bonne garde dans les
chambres basses du Vatican.
Ligne 608 :
Dona Lucrezia.
Gubetta, écris en hâte au saint-père que je lui
demande la grâce de Pierre Capra ! Gubetta, qu'onqu’on
mette en liberté Accaioli ! En liberté Manfredi De
Curzola ! En liberté Buondelmonte ! En liberté
Ligne 622 :
 
Dona Lucrezia.
Bonnes ou mauvaises, que t'importet’importe, pourvu
que je te les paie.
 
Gubetta.
Ah ! C'estC’est qu'unequ’une bonne action est bien plus difficile
à faire qu'unequ’une mauvaise. -hélas ! Pauvre
Gubetta que je suis ! à présent que vous vous
imaginez de devenir miséricordieuse, qu'estqu’est-ce que je
vais devenir, moi ?
 
Dona Lucrezia.
Ecoute, Gubetta, tu es mon plus ancien et mon
plus fidèle confident...confident…
 
Gubetta.
Voilà quinze ans, en effet, que j'aij’ai l'honneurl’honneur
d'êtred’être votre collaborateur.
 
Dona Lucrezia.
Ligne 644 :
vieux complice, est-ce que tu ne commences pas
à sentir le besoin de changer de genre de vie ?
Est-ce que tu n'asn’as pas soif d'êtred’être béni, toi et moi,
autant que nous avons été maudits ? Est-ce que tu
n'enn’en as pas assez du crime ?
 
Gubetta.
Ligne 655 :
Est-ce que notre commune renommée à tous
deux, notre renommée infâme, notre renommée
de meurtre et d'empoisonnementd’empoisonnement, ne commence
pas à te peser, Gubetta ?
 
Gubetta.
Pas du tout. Quand je passe dans les rues de Spolette,
j'entendsj’entends bien quelquefois des manans qui
fredonnent autour de moi : hum ! Ceci est Gubetta,
Gubetta-poison, Gubetta-poignard, Gubetta-gibet !
Ligne 666 :
aigrette de sobriquets. On dit tout cela, et quand
les voix ne le disent pas, ce sont les yeux qui le
disent. Mais qu'estqu’est-ce que cela fait ? Je suis habitué
à ma mauvaise réputation comme un soldat du
pape à servir la messe.
Ligne 672 :
Dona Lucrezia.
Mais ne sens-tu pas que tous les noms odieux
dont on t'accablet’accable, et dont on m'accablem’accable aussi,
peuvent aller éveiller le mépris et la haine dans
un coeurcœur où tu voudrais être aimé ? Tu n'aimesn’aimes
donc personne au monde, Gubetta ?
 
Ligne 681 :
 
Dona Lucrezia.
Qu'enQu’en sais-tu ? Je suis franche avec toi ; je ne te
parlerai ni de mon père, ni de mon frère, ni de
mon mari, ni de mes amans.
 
Gubetta.
Mais c'estc’est que je ne vois guère que cela qu'onqu’on
puisse aimer.
 
Ligne 694 :
Gubetta.
Ah çà ! Est-ce que vous vous faites vertueuse
pour l'amourl’amour de Dieu ?
 
Dona Lucrezia.
Gubetta ! Gubetta ! S'ilS’il y avait aujourd'huiaujourd’hui en
Italie, dans cette fatale et criminelle Italie, un
coeur noble et pur, un coeurcœur plein de hautes et de
mâles vertus, un coeurcœur d'anged’ange sous une cuirasse
de soldat ; s'ils’il ne me restait, à moi, pauvre femme,
haïe, méprisée, abhorrée, maudite des hommes,
damnée du ciel, misérable toute-puissante que je
suis ; s'ils’il ne me restait dans l'étatl’état de détresse où
mon âme agonise douloureusement qu'unequ’une idée,
qu'unequ’une espérance, qu'unequ’une ressource, celle de mériter
et d'obtenird’obtenir avant ma mort une petite place,
Gubetta, un peu de tendresse, un peu d'estimed’estime
dans ce coeurcœur si fier et si pur ; si je n'avaisn’avais d'autred’autre
pensée que l'ambitionl’ambition de le sentir battre un jour
joyeusement et librement sur le mien ; comprendrais-tu
alors, dis, Gubetta, pourquoi j'aij’ai hâte de
racheter mon passé, de laver ma renommée, d'effacerd’effacer
les taches de toutes sortes que j'aij’ai partout
sur moi, et de changer en une idée de gloire, de
pénitence et de vertu, l'idéel’idée infâme et sanglante
que l'Italiel’Italie attache à mon nom ?
 
Gubetta.
Mon dieu, madame ! Sur quel hermite avez-vous
marché aujourd'huiaujourd’hui ?
 
Dona Lucrezia.
Ne ris pas. Il y a long-temps déjà que j'aij’ai ces
pensées sans te les dire. Lorsqu'onLorsqu’on est entraîné par
un courant de crimes, on ne s'arrêtes’arrête pas quand
on veut. Les deux anges luttaient en moi, le bon
et le mauvais ; mais je crois que le bon va enfin
l’emporter.
l'emporter.
 
Gubetta.
-Savez—Savez-vous, madame, que je ne vous
comprends plus, et que depuis quelque temps
vous êtes devenue indéchiffrable pour moi ? Il y a
un mois, votre altesse annonce qu'ellequ’elle part pour
Spolette, prend congé de monseigneur don Alphonse
D'EsteD’Este, votre mari, qui a du reste la bonhomie
d'êtred’être amoureux de vous comme un tourtereau
et jaloux comme un tigre ; votre altesse
donc quitte Ferrare, et s'ens’en vient secrètement
à Venise, presque sans suite, affublée d'und’un faux
nom napolitain, et moi d'und’un faux nom espagnol.
Arrivée à Venise, votre altesse se sépare
de moi, et m'ordonnem’ordonne de ne pas la connaître ; et
puis, vous vous mettez à courir les fêtes, les
musiques, les tertullias à l'espagnolel’espagnole, profitant du
carnaval pour aller partout masquée, cachée à tous,
déguisée, me parlant à peine entre deux portes
chaque soir ; et voilà que toute cette mascarade se
termine par un sermon que vous me faites ! Un
sermon de vous à moi, madame ! Cela n'estn’est-il pas
véhément et prodigieux ? Vous avez métamorphosé
votre nom, vous avez métamorphosé votre habit,
à présent vus métamorphosez votre âme ! En honneur,
c'estc’est pousser furieusement loin le carnaval.
Je m'ym’y perds. Où est la cause de cette conduite de
la part de votre altesse ?
 
Dona Lucrezia, lui saisissant vivement le bras, et
l'attirantl’attirant près de Gennaro endormi.
Vois-tu ce jeune homme ?
 
Gubetta.
Ce jeune homme n'estn’est pas nouveau pour moi,
et je sais bien que c'estc’est après lui que vous courez
sous votre masque depuis que vous êtes à Venise.
 
Dona Lucrezia.
Qu'estQu’est-ce que tu en dis ?
 
Gubetta.
Je dis que c'estc’est un jeune homme qui dort couché
sur un banc, et qui dormirait debout s'ils’il avait
été en tiers dans la conversation morale et
édifiante que je viens d'avoird’avoir avec votre altesse.
 
Dona Lucrezia.
Ligne 781 :
 
Gubetta.
Il serait plus beau, s'ils’il n'avaitn’avait pas les yeux fermés.
Un visage sans yeux, c'estc’est un palais sans fenêtres.
 
Dona Lucrezia.
Si tu savais comme je l'aimel’aime !
 
Gubetta.
C'estC’est l'affairel’affaire de don Alphonse, votre royal
mari. Je dois cependant avertir votre altesse
qu'ellequ’elle perd ses peines. Ce jeune homme, à ce
qu'onqu’on m'am’a dit, aime d'amourd’amour une belle jeune fille
nommée Fiametta.
 
Dona Lucrezia.
Et la jeune fille, l'aimel’aime-t-elle ?
 
Gubetta.
Ligne 804 :
 
Gubetta.
Voilà qui est singulier et n'estn’est guère dans vos
façons. Je vous croyais plus jalouse.
 
Ligne 811 :
 
Gubetta.
Je trouve qu'ilqu’il ressemble à quelqu'un...quelqu’un…
 
Dona Lucrezia.
Ne me dis pas à qui tu trouves qu'ilqu’il ressemble !
-laisse—laisse-moi.
 
Gubetta sort. Dona Lucrezia reste quelques instants
comme en extase devant Gennaro ; elle ne voit pas
deux hommes masqués qui viennent d'entrerd’entrer au fond
du théâtre et qui l'observentl’observent.
 
Dona Lucrezia, se croyant seule.
C'estC’est donc lui ! Il m'estm’est donc enfin donné de le
voir un instant sans périls ! Non, je ne l'avaisl’avais pas
rêvé plus beau. ô Dieu ! épargnez-moi l'angoissel’angoisse
d'êtred’être jamais haïe et méprisée de lui ; vous savez
qu'ilqu’il est tout ce que j'aimej’aime sous le ciel ! -je
n'osen’ose ôter mon masque ; il faut pourtant que j'essuiej’essuie
mes larmes.
 
Elle ôte son masque pour s'essuyers’essuyer les yeux. Les deux
hommes masqués causent à voix basse pendant qu'ellequ’elle
baise la main de Gennaro endormi.
 
Premier Homme Masqué.
Cela suffit, je puis retourner à Ferrare. Je
n'étaisn’étais venu à Venise que pour m'assurerm’assurer de son
infidélité ; j'enj’en ai assez vu. Mon absence de Ferrare
ne peut se prolonger plus long-temps. Ce jeune
homme est son amant. Comment le nomme-t-on,
Ligne 844 :
 
Deuxième Homme Masqué.
Il s'appelles’appelle Gennaro. C'estC’est un capitaine aventurier,
un brave, sans père ni mère, un homme
dont on ne connaît pas les bouts. Il est en ce
Ligne 850 :
 
Premier Homme.
Fais en sorte qu'ilqu’il vienne à Ferrare.
 
Deuxième Homme.
Cela se fera de soi-même, monseigneur ; il part
après-demain pour Ferrare avec plusieurs de ses
amis, qui font partie de l'ambassadel’ambassade des sénateurs
Tiopolo et Grimani.
 
Premier Homme.
C'estC’est bien. Les rapports qu'onqu’on m'am’a faits étaient
exacts. J'enJ’en ai assez vu, te dis-je ; nous pouvons
repartir.
 
Ligne 867 :
Dona Lucrezia, joignant les mains et presque
agenouillée devant Gennaro.
ô mon Dieu, qu'ilqu’il y ait autant de bonheur pour
lui qu'ilqu’il y a eu de malheur pour moi !
 
Elle dépose un baiser sur le front de Gennaro, qui
s'éveilles’éveille en sursaut.
 
Gennaro, saisissant par les deux bras Lucrezia
interdite.
Un baiser ! Une femme ! -sur mon honneur,
madame, si vous étiez reine et si j'étaisj’étais poète, ce
serait véritablement l'aventurel’aventure de messire Alain
Chartier, le rimeur français. -mais j'ignorej’ignore qui
vous êtes, et moi, je ne suis qu'unqu’un soldat.
 
Dona Lucrezia.
Ligne 888 :
 
Dona Lucrezia.
Voici quelqu'unquelqu’un !
Elle s'enfuits’enfuit, Gennaro la suit.
 
== ACTE 1 PARTIE 1 SCENE 3 ==
Ligne 895 :
Jeppo, puis Maffio.
Jeppo, entrant par le côté opposé.
Quel est ce visage ? C'estC’est bien elle ! Cette femme
à Venise ! -hé, Maffio !
 
Maffio, entrant.
Qu'estQu’est-ce ?
 
Jeppo.
Que je te dise une rencontre inouie.
Il parle bas à l'oreillel’oreille de Maffio.
 
Maffio.
Ligne 920 :
Maffio.
Il faut tirer mon frère Gennaro de cette toile
d’araignée.
d'araignée.
 
Jeppo.
Ligne 951 :
Vous me faire horreur, madame ! Et pourquoi ?
Bien au contraire, je me sens au fond du coeur
quelque chose qui m'attirem’attire vers vous.
 
Dona Lucrezia.
Donc tu crois que tu pourrais m'aimerm’aimer, Gennaro ?
 
Gennaro.
Pourquoi non ? Pourtant, madame, je suis sincère,
il y aura toujours une femme que j'aimeraij’aimerai plus
que vous.
 
Ligne 975 :
Dona Lucrezia.
Ta mère ! Ta mère, ô mon Gennaro ! Tu aimes
bien ta mère, n'estn’est-ce pas ?
 
Gennaro.
Et pourtant je ne l'ail’ai jamais vue. Voilà qui
vous paraît bien singulier, n'estn’est-il pas vrai ? Tenez,
je ne sais pas pourquoi j'aij’ai une pente à me confier
à vous ; je vais vous dire un secret que je n'ain’ai
encore dit à personne, pas même à mon frère
d'armesd’armes, pas même à Maffio Orsini. Cela est
étrange de se livrer ainsi au premier venu ; mais il
me semble que vous n'êtesn’êtes pas pour moi la première
venue. -je suis un capitaine qui ne connaît
pas sa famille, j'aij’ai été élevé en Calabre par un
pêcheur dont je me croyais le fils. Le jour où j'eusj’eus
seize ans, ce pêcheur m'appritm’apprit qu'ilqu’il n'étaitn’était pas
mon père. Quelque temps après, un seigneur vint
qui m'armam’arma chevalier, et qui repartit sans avoir
levé la visière de son morion. Quelque temps après
encore, un homme vêtu de noir vint m'apporterm’apporter
une lettre. Je l'ouvrisl’ouvris. C'étaitC’était ma mère qui
m'écrivaitm’écrivait, ma mère que je ne connaissais pas, ma
mère que je rêvais bonne, douce, tendre, belle
comme vous ! Ma mère, que j'adoraisj’adorais de toutes les
forces de mon âme ! Cette lettre m'appritm’apprit, sans me
dire aucun nom, que j'étaisj’étais noble et de grande
race, et que ma mère était bien malheureuse.
Pauvre mère !
Ligne 1 008 :
Gennaro.
Depuis ce jour-là, je me suis fait aventurier,
parce qu'étantqu’étant quelque chose par ma naissance,
j'aij’ai voulu être aussi quelque chose par mon épée.
J'aiJ’ai couru toute l'Italiel’Italie. Mais le premier jour de
chaque mois, en quelque lieu que je sois, je vois
toujours venir le même messager. Il me remet une
lettre de ma mère, prend ma réponse et s'ens’en va ;
et il ne me dit rien, et je ne lui dis rien, parce
qu'ilqu’il est sourd et muet.
 
Dona Lucrezia.
Ligne 1 021 :
 
Gennaro.
Je sais que j'aij’ai une mère, qu'ellequ’elle est malheureuse,
et que je donnerais ma vie dans ce monde
pour la voir pleurer, et ma vie dans l'autrel’autre pour
la voir sourire. Voilà tout.
 
Ligne 1 030 :
 
Gennaro.
Je les ai toutes là, sur mon coeurcœur. Nous autres
gens de guerre, nous risquons souvent notre
poitrine à l'encontrel’encontre des épées. Les lettres d'uned’une
mère, c'estc’est une bonne cuirasse.
 
Dona Lucrezia.
Ligne 1 042 :
de ses lettres.
 
Il tire de sa poitrine un papier qu'ilqu’il baise et qu'ilqu’il
remet à dona Lucrezia.
-lisez—lisez cela.
 
Dona Lucrezia, lisant.
" ... ne cherche pas à me connaître, mon
Gennaro, avant le jour que je te marquerai.
Je suis bien à plaindre, va. Je suis entourée
Ligne 1 054 :
mon enfant, je veux être la seule à le
savoir. Si tu le savais, toi, cela est à la fois si
triste et si illustre que tu ne pourrais pas t'ent’en
taire ; la jeunesse est confiante, tu ne connais
pas les périls qui t'environnentt’environnent comme je les
connais ; qui sait ? Tu voudrais les affronter par
bravade de jeune homme, tu parlerais ou tu te
laisserais deviner, et tu ne vivrais pas deux jours.
Oh non ! Contente-toi de savoir que tu as une
mère qui t'adoret’adore et qu veille nuit et jour sur ta
vie. Mon Gennaro, mon fils, tu es tout ce que
j'aimej’aime sur la terre ; mon coeurcœur se fond quand je
songe à toi...toi… "
 
elle s'interrompts’interrompt pour dévorer une larme.
 
Gennaro.
Ligne 1 072 :
pas que vous lisez, mais que vous parlez. -ah !
Vous pleurez ! -vous êtes bonne, madame,
et je vous aime de pleurer de ce qu'écritqu’écrit ma mère.
Il reprend la lettre, la baise de nouveau, et la remet
dans sa poitrine.
 
-oui—oui, vous voyez, il y a eu bien des crimes autour
de mon berceau. -ma pauvre mère ! -n'estn’est-ce
pas que vous comprenez maintenant que je
m'arrêtem’arrête peu aux galanteries et aux amourettes,
parce que je n'ain’ai qu'unequ’une pensée au coeurcœur, ma mère !
Oh ! Délivrer ma mère ! La servir, la venger, la
consoler ! Quel bonheur ! Je penserai à l'amourl’amour
après ! Tout ce que je fais, je le fais pour être
digne de ma mère. Il y a bien des aventuriers qui ne
sont pas scrupuleux, et qui se battraient pour Satan
après s'êtres’être battus pour saint Michel ; moi, je ne
sers que des causes justes ; je veux pouvoir déposer
un jour aux pieds de ma mère une épée nette et loyale
comme celle d'und’un empereur. -tenez, madame,
on m'am’a offert un gros enrôlement au service de
cette infâme Madame Lucrèce Borgia. J'aiJ’ai refusé.
 
Dona Lucrezia.
Gennaro ! -Gennaro ! Ayez pitié des méchans !
Vous ne savez pas ce qui se passe dans leur coeurcœur.
 
Gennaro.
Je n'ain’ai pas pitié de qui est sans pitié. -mais
laissons cela, madame ; et maintenant que je vous
ai dit qui je suis, faites de même, et dites-moi à
Ligne 1 107 :
 
Gennaro.
Mais votre nom ? ...
 
Dona Lucrezia.
Ne m'enm’en demandez pas plus.
Des flambeaux. Entrent avec bruit Jeppo et Maffio.
 
Ligne 1 125 :
Maffio, un flambeau à la main.
Gennaro ! Veux-tu savoir quelle est la femme à
qui tu parles d'amourd’amour ?
 
Dona Lucrezia, à part, sous son masque.
Ligne 1 133 :
Vous êtes tous mes amis, mais je jure Dieu que
celui qui touchera au masque de cette femme sera
un enfant hardi. Le masque d'uned’une femme est sacré
comme la face d'und’un homme.
 
Maffio.
Il faut d'abordd’abord que la femme soit une femme,
 
Gennaro ! Mais nous ne voulons point insulter
Ligne 1 143 :
 
Faisant un pas vers dona Lucrezia.
-madame—madame, je suis Maffio Orsini, frère du duc
de Gravina, que vos sbires ont étranglé la nuit
pendant qu'ilqu’il dormait.
 
Jeppo.
Ligne 1 158 :
 
Oloferno.
Madame, je m'appellem’appelle Oloferno Vitellozzo, neveu
d'Iagod’Iago D'AppianiD’Appiani, que vous avez empoisonné
dans une fête, après lui avoir traîtreusement dérobé
sa bonne citadelle seigneuriale de Piombino.
 
Don Apostolo.
Madame, vous avez mis à mort sur l'échafaudl’échafaud
don Francisco Gazella, oncle maternel de don
Alphonse D'AragonD’Aragon, votre troisième mari, que vous
avez fait tuer à coups de hallebarde sur le palier
de l'escalierl’escalier de saint-Pierre je suis don Apostolo
Gazella, cousin de l'unl’un et fils de l'autrel’autre.
 
Dona Lucrezia.
Ligne 1 187 :
 
Maffio, la démasquant.
ôtez votre masque, madame, qu'onqu’on voie si vous
pouvez encore rougir.
 
Don Apostolo.
Gennaro, cette femme à qui tu parlais d'amourd’amour
est empoisonneuse et adultère.
 
Jeppo.
Inceste à tous les degrés. Inceste avec ses deux
frères, qui se sont entretués pour l'amourl’amour d'elled’elle !
 
Dona Lucrezia.
Ligne 1 224 :
 
Elle se traîne aux geoux de Gennaro.
N'écouteN’écoute pas, mon Gennaro !
 
Maffio, étendant le bras.
C'estC’est Lucrèce Borgia !
 
Gennaro, la repoussant.
Oh ! ...
elle tombe évanouie à ses pieds.
 
Ligne 1 239 :
balcon garni de jalousies, et une porte basse. Sous
le balcon, un grand écusson de pierre chargé
d'armoiriesd’armoiries avec ce mot en grosses lettres saillantes
de cuivre doré au-dessous : Borgia. à gauche, une
petite maison avec porte sur la place. Au fond des
Ligne 1 259 :
 
Dona Lucrezia.
Ils m'ontm’ont bien cruellement outragée, Gubetta !
 
Gubetta.
Je n'étaisn’étais pas là, moi.
 
Dona Lucrezia.
Ligne 1 272 :
 
Dona Lucrezia.
Ils ne m'ontm’ont pas dit mon nom, Gubetta ; ils me
l'ontl’ont craché au visage !
 
Gubetta.
Ligne 1 282 :
 
Gubetta.
Ce sont de fiers étourdis d'avoird’avoir quitté Venise
et d'êtred’être venus à Ferrare. Il est vrai qu'ilsqu’ils ne
pouvaient guère faire autrement, étant désignés par
le sénat pour faire partie de l'ambassadel’ambassade qui est
arrivée l'autrel’autre semaine.
 
Dona Lucrezia.
Oh ! Il me hait et me méprise maintenant, et
c'estc’est leur faute. -ah ! Gubetta, je me vengerai
d’eux.
d'eux.
 
Gubetta.
Ligne 1 297 :
de miséricorde vous ont quittée, dieu soit loué ! Je
suis bien plus à mon aise avec votre altesse quand
elle est naturelle comme la voilà. Je m'ym’y retrouve
au moins. Voyez-vous, madame, un lac, c'estc’est le
contraire d'uned’une île ; une tour, c'estc’est le contraire
d'und’un puits ; un aqueduc, c'estc’est le contraire d'und’un
pont ; et moi, j'aij’ai l'honneurl’honneur d'êtred’être le contraire
d'und’un personnage vertueux.
 
Dona Lucrezia.
Gennaro est avec eux. Prends garde qu'ilqu’il ne lui
arrive rien.
 
Ligne 1 313 :
 
Dona Lucrezia.
Prends garde qu'ilqu’il n'arriven’arrive rien à Gennaro, te
dis-je !
 
Ligne 1 324 :
 
Vive-dieu, madame, votre altesse le voit tous
les jours. Vous avez gagné son valet pour qu'ilqu’il
déterminât son maître à prendre logis là, dans
cette bicoque, vis-à-vis votre balcon, et de votre
fenêtre grillée vous avez tous les jours l'ineffablel’ineffable
bonheur de voir entrer et sortir le susdit
gentilhomme.
Ligne 1 336 :
Gubetta.
Rien de plus simple. Envoyez lui dire par votre
porte-chape Astolfo que votre altesse l'attendl’attend
aujourd'huiaujourd’hui à telle heure au palais.
 
Dona Lucrezia.
Ligne 1 343 :
 
Gubetta.
Rentrez, madame, je crois qu'ilqu’il va passer ici
tout-à-l'heurel’heure avec les étourneaux que vous savez.
 
Dona Lucrezia.
Ligne 1 350 :
 
Gubetta.
Ils me croient espagnol depuis le talon jusqu'auxjusqu’aux
sourcils. Je suis un de leurs meilleurs amis. Je leur
emprunte de l'argentl’argent.
 
Dona Lucrezia.
De l'argentl’argent ! Et pourquoi faire ?
 
Gubetta.
Pardieu ! Pour en avoir. D'ailleursD’ailleurs il n'yn’y a rien
qui soit plus espagnol que d'avoird’avoir l'airl’air gueux et
de tirer le diable par la queue.
 
Dona Lucrezia, à part.
ô mon dieu ! Faites qu'ilqu’il n'arriven’arrive pas malheur
à mon Gennaro !
 
Ligne 1 374 :
 
Gubetta.
C'estC’est qu'ilqu’il faut que la queue du diable lui soit
soudée, chevillée et vissée à l'échinel’échine d'uned’une façon
bien triomphante pour qu'ellequ’elle résiste à l'innombrablel’innombrable
multitude de gens qui la tirent perpétuellement !
 
Ligne 1 383 :
 
Gubetta.
C'estC’est une manière comme une autre.
 
Dona Lucrezia.
Ligne 1 396 :
 
Gubetta, seul.
Qu'estQu’est-ce que c'estc’est que ce Gennaro ? Et que diable
en veut-elle faire ? Je ne sais pas tous les secrets
de la dame, il s'ens’en faut ; mais celui-ci pique
ma curiosité. Ma foi, elle n'an’a pas eu de confiance
en moi cette fois, il ne faut pas qu'ellequ’elle s'imagines’imagine
que je vais la servir dans cette occasion ; elle se
tirera de l'intriguel’intrigue avec le Gennaro comme elle
pourra. Mais quelle étrange manière d'aimerd’aimer un
homme quand on est fille de Roderigo Borgia et
de la Vanozza, quand on est une femme qui a
dans les veines du sang de courtisane et du sang de
pape ! Madame Lucrèce devient platonique. Je ne
m'étonneraim’étonnerai plus de rien maintenant, quand même
on viendrait me dire que le pape Alexandre Six croit
en Dieu ! -allons, voici nos jeunes fous du
Ligne 1 420 :
ils se précipitent le plus volontiers.
 
Entrent les jeunes seigneurs sans voir d'abordd’abord
Gubetta, qui s'ests’est placé en observation sous l'unl’un des
piliers qui soutiennent le balcon. Ils causent à voix
basse et d'und’un air d'inquiétuded’inquiétude.
 
Maffio, bas.
Vous direz ce que vous voudrez, messieurs, on
peut se dispenser de venir à Ferrare quand on a
blessé au coeurcœur Madame Lucrèce Borgia.
 
Don Apostolo.
Que pouvions-nous faire ? Le sénat nous envoie ici.
Est-ce qu'ilqu’il y a moyen d'éluderd’éluder les ordres du
sérénissime sénat de Venise ? Une fois désignés, il
fallait partir. Je ne me dissimule pourtant pas,
Ligne 1 439 :
 
Jeppo.
Que veux-tu qu'ellequ’elle nous fasse, Apostolo ? Ne
sommes-nous pas au service de la république de
Venise ? Ne faisons-nous pas partie de son ambassade ?
Ligne 1 461 :
 
Oloferno.
Et tant d'autresd’autres.
 
Don Apostolo.
Quant au frère de Bajazet, son histoire est curieuse,
et n'estn’est pas des moins sinistres. Le pape
lui persuada que Charles De France l'avaitl’avait
empoisonné le jour où ils firent collation ensemble ;
Zizimi crut tout, et reçut des belles mains de
Ligne 1 473 :
 
Jeppo.
Il paraît que ce brave turc n'entendaitn’entendait rien à la
politique.
 
Ligne 1 479 :
Oui, les Borgia ont des poisons qui tuent en un
jour, en un mois, en un an, à leur gré. Ce sont
d'infâmesd’infâmes poisons qui rendent le vin meilleur, et
font vider le flacon avec plus de plaisir. Vous vous
croyez ivre, vous êtes mort. Ou bien un homme
Ligne 1 487 :
marche plus, il se traîne ; il ne respire plus, il
râle ; il ne rit plus, il ne dort plus, il grelotte au
soleil en plein midi ; jeune homme, il a l'airl’air d'und’un
vieillard ; il agonise ainsi quelque temps, enfin il
meurt. Il meurt ; et alors on se souvient qu'ilqu’il y a
six mois ou un an il a bu un verre de vin de
Chypre chez un Borgia.
 
Se retournant.
-tenez—tenez, messeigneurs, voilà justement Montefeltro,
que vous connaissez peut-être, qui est de
cette ville, et à qui la chose arrive en ce moment.
-il—il passe là au fond de la place. -regardez-le.
On voit passer au fond du théâtre un homme à cheveux
blancs, maigre, chancelant, boitant, appuyé sur un
bâton, et enveloppé d'und’un manteau.
 
Ascanio.
Ligne 1 512 :
 
Oloferno.
Je l'ail’ai vu l'anl’an passé rose et frais comme vous.
 
Maffio.
Ligne 1 519 :
 
Ascanio.
C'estC’est horrible !
 
Maffio.
Oh ! L'onL’on conte des choses bien étranges de ces
soupers des Borgia !
 
Ascanio.
Ce sont des débauches effrénées, assaisonnées
d’empoisonnemens.
d'empoisonnemens.
 
Maffio.
Voyez, messeigneurs, comme cette place est déserte
autour de nous. Le peuple ne s'aventures’aventure pas
si près que nous du palais ducal ; il a peur que les
poisons qui s'ys’y élaborent jour et nuit ne transpirent
à travers les murs.
 
Ligne 1 539 :
Messieurs, à tout prendre, les ambassadeurs ont
eu hier leur audience du duc. Notre service est à
peu près fini. La suite de l'ambassadel’ambassade se compose
de cinquante cavaliers. Notre disparition ne
s'apercevraits’apercevrait guère dans le nombre. Et je crois que nous
ferions sagement de quitter Ferrare.
 
Maffio.
Aujourd'huiAujourd’hui même.
 
Jeppo.
Ligne 1 551 :
à souper ce soir chez la princesse Negroni, dont je
suis fort éperdument amoureux, et je ne voudrais
pas avoir l'airl’air de fuir devant la plus jolie femme
de Ferrare.
 
Ligne 1 586 :
Maffio, bas à Jeppo.
Vous allez encore me trouver bien timide,
Jeppo. Hé bien, si vous m'enm’en croyiez, nous n'irionsn’irions
pas à ce souper. Le palais Negroni touche au palais
ducal, et je n'ain’ai pas grande croyance aux airs
amiables de ce seigneur Belverana.
 
Jeppo, bas.
Vous êtes fou, Maffio. La Negroni est une femme
charmante, je vous dis que j'enj’en suis amoureux, et
le Belverana est un brave homme. Je me suis
enquis de lui et des siens. Mon père était avec son
Ligne 1 607 :
 
Maffio.
J'iraiJ’irai si vous y allez, Jeppo.
 
Jeppo.
Vive Jupiter, alors ! -et toi, Gennaro, est-ce
que tu n'esn’es pas des nôtres ce soir ?
 
Ascanio.
Est-ce que la Negroni ne t'at’a pas invité ?
 
Gennaro.
Non. La princesse m'auram’aura trouvé trop médiocre
gentilhomme.
 
Maffio, souriant.
Alors, mon frère, tu iras de ton côté à quelque
rendez-vous d'amourd’amour, n'estn’est-ce pas ?
 
Jeppo.
A propos, conte-nous donc un peu ce que te disait
Madame Lucrèce l'autrel’autre soir. Il paraît qu'ellequ’elle
est folle de toi. Elle a dû t'ent’en dire long. La liberté
du bal était une bonne fortune pour elle. Les
femmes ne déguisent leur personne que pour
Ligne 1 642 :
 
Don Apostolo.
Ce qui n'estn’est pas sans danger, mon camarade ;
car on dit ce digne duc de Ferrare fort jaloux de
madame sa femme.
Ligne 1 659 :
 
Maffio.
C'estC’est pure plaisanterie, Gennaro. Mais il me
semble qu'onqu’on peut bien te parler de cette dame,
puisque tu portes ses couleurs.
 
Ligne 1 666 :
Que veux-tu dire ?
 
Maffio, lui montrant l'écharpel’écharpe qu'ilqu’il porte.
Cette écharpe ?
 
Ligne 1 673 :
 
Gennaro.
C'estC’est Fiametta qui me l'al’a envoyée.
 
Maffio.
Tu le crois. Lucrèce te l'al’a fait dire. Mais c'estc’est
Lucrèce qui a brodé l'écharpel’écharpe de ses propres mains
pour toi.
 
Ligne 1 684 :
 
Maffio.
Par ton valet qui t'at’a remis l'écharpel’écharpe et qu'ellequ’elle a
gagné.
 
Gennaro.
Damnation !
Il arrache l'écharpel’écharpe, la déchire et la foule aux pieds.
 
Dona Lucrezia, à part.
Ligne 1 704 :
 
Maffio.
C'estC’est un ducat d'ord’or à l'effigiel’effigie de Satan.
 
Gennaro.
Oh ! Maudite soit cette Lucrèce Borgia ! Vous
dites qu'ellequ’elle m'aimem’aime, cette femme ! Hé bien, tant
mieux ! Que ce soit son châtiment ! Elle me fait
horreur ! Oui, elle me fait horreur ! Tu sais,
Maffio, cela est toujours ainsi ; il n'yn’y a pas moyen
d'êtred’être indifférent pour une femme qui nous aime.
Il faut l'aimerl’aimer ou la haïr. Et comment aimer celle-là ?
Il arrive aussi que, plus on est persécuté par
l'amourl’amour de ces sortes de femmes, plus on les hait.
Celle-ci m'obsèdem’obsède, m'investitm’investit, m'assiégem’assiége. Par où
ai-je pu mériter l'amourl’amour d'uned’une Lucrèce Borgia ?
Cela n'estn’est-il pas une honte et une calamité ? Depuis
cette nuit où vous m'avezm’avez dit son nom d'uned’une
façon si éclatante, vous ne sauriez croire à quel
point la pensée de cette femme scélérate m'estm’est
odieuse. Autrefois je ne voyais Lucrèce Borgia que
de loin, à travers mille intervalles, comme un
fantôme terrible debout sur toute l'Italiel’Italie, comme
le spectre de tout le monde. Maintenant ce spectre
est mon spectre à moi ; il vient s'asseoirs’asseoir à mon
chevet ; il m'aimem’aime, ce spectre, et veut se coucher
dans mon lit ! Par ma mère, c'estc’est épouvantable !
Ah ! Maffio ! Elle a tué Monsieur De Gravina, elle
a tué ton frère ! Hé bien, ton frère, je le
remplacerai près de toi, et je le vengerai près
d'elled’elle ! -voilà donc son exécrable palais ! Palais de
la luxure, palais de la trahison, palais de
l'assassinatl’assassinat, palais de l'adultèrel’adultère, palais de
l'incestel’inceste, palais de tous les crimes, palais de
Lucrèce Borgia ! Oh ! La marque d'infamied’infamie que je ne
puis lui mettre au front à cette femme, je veux la
mettre au moins au front de son palais !
Ligne 1 743 :
balcon, et avec son poignard, il fait sauter la
première lettre du nom de Borgia gravé sur le mur,
de façon qu'ilqu’il ne reste plus que ce mot :
orgia.
 
Ligne 1 751 :
Jeppo.
Gennaro, cette lettre de moins au nom de
Madame Lucrèce, c'estc’est ta tête de moins sur tes
épaules.
 
Ligne 1 759 :
 
Gennaro.
Si l'onl’on cherche le coupable, je me présenterai.
 
Gubetta, à part.
Ligne 1 770 :
Maffio.
Messieurs, voilà des gens de mauvaise mine qui
nous regardent un peu curieusement. Je crois qu'ilqu’il
serait prudent de nous séparer. -ne fais pas de
nouvelles folies, frère Gennaro.
Ligne 1 789 :
 
Deuxième Homme.
J'attendsJ’attends que tu t'ent’en ailles, Astolfo.
 
Premier Homme.
Ligne 1 798 :
 
Premier Homme.
J'attendsJ’attends que tu t'ent’en ailles, Rustighello.
 
Deuxième Homme.
Ligne 1 804 :
 
Premier Homme.
à l'hommel’homme qui vient d'entrerd’entrer là. Et toi, à qui
en veux-tu ?
 
Ligne 1 814 :
 
Deuxième Homme.
Qu'estQu’est-ce que tu en veux faire ?
 
Premier Homme.
Ligne 1 826 :
 
Deuxième Homme.
Qu'estQu’est-ce qui l'attendl’attend chez la duchesse ?
 
Premier Homme.
L'amourL’amour, sans doute. -et chez le duc ?
 
Deuxième Homme.
Ligne 1 841 :
Deuxième Homme.
Voici un ducat. Jouons à croix ou pile à qui de
nous deux aura l'hommel’homme.
 
Premier Homme.
C'estC’est dit.
 
Deuxième Homme.
Ma foi, si je perds, je dirai tout bonnement au
duc que j'aij’ai trouvé l'oiseaul’oiseau déniché. Cela m'estm’est
bien égal les affaires du duc.
Il jette un ducat en l'airl’air.
 
Premier Homme.
Ligne 1 856 :
 
Deuxième Homme, regardant à terre.
C'estC’est face.
 
Premier Homme.
L'hommeL’homme sera pendu. Prends-le. Adieu.
 
Deuxième Homme.
Bonsoir.
 
L'autreL’autre une fois disparu, il ouvre la porte basse sous
le balcon, y entre et revient un moment après
accompagné de quatre sbires avec lesquels il va frapper
Ligne 1 874 :
 
Une salle du palais ducal de Ferrare. Tentures de
cuir de Hongrie frappées d'arabesquesd’arabesques d'ord’or.
Ameublement magnifique dans le goût de la fin du
quinzième siècle en Italie. -le fauteuil ducal en
velours rouge, brodé aux armes de la maison d'Ested’Este.
à côté, une table couverte de velours rouge. -au
fond, une grande porte. à droite, une petite porte.
à gauche, une autre petite porte masquée. -derrière
la petite porte masquée, on voit, dans un compartiment
ménagé sur le théâtre, la naissance d'und’un escalier en
spirale qui s'enfonces’enfonce sous le plancher et qui est
éclairé par une longue et étroite fenêtre grillée.
Don Alphonse D'EsteD’Este, en magnifique costume à ses
couleurs. Rustighello, vêtu des mêmes couleurs, mais
d'étoffesd’étoffes plus simples.
 
Rustighello.
Monseigneur le duc, voilà vos premiers ordres
exécutés. J'enJ’en attends d'autresd’autres.
 
Don Alphonse.
Ligne 1 900 :
mes ancêtres. Arrivé au vingt-troisième panneau,
tu verras une petite ouverture cachée dans la
gueule d'uned’une guivre dorée, qui est une guivre
de Milan. C'estC’est Ludovic-Le-Maure qui a fait
faire ce panneau. Introduis la clef dans cette
ouverture. Le panneau tournera sur ses gonds comme
une porte. Dans l'armoirel’armoire secrète qu'ilqu’il recouvre,
tu verras sur un plateau de cristal un flacon d'ord’or
et un flacon d'argentd’argent avec deux coupes en émail.
Dans le flacon d'argentd’argent il y a de l'eaul’eau pure. Dans le
flacon d'ord’or il y a du vin préparé. Tu apporteras le
plateau, sans y rien déranger, dans le cabinet voisin
de cette chambre, Rustighello, et si tu as jamais
Ligne 1 916 :
la poussière de marbre de Carrare, et qui, mêlé
au vin, change du vin de Romorantin en vin de
Syracuse, tu te garderas de toucher au flacon d'ord’or.
 
Rustighello.
Ligne 1 926 :
de manière à entendre tout ce qui se passera ici,
et à pouvoir entrer au premier signal que je te
donnerai avec cette clochette d'argentd’argent, dont tu
connais le son.
 
Il montre une clochette sur la table.
 
-si—si j'appellej’appelle simplement : -Rustighello ! -tu
entreras avec le plateau. Si je secoue la clochette,
tu entreras avec l'épéel’épée.
 
Rustighello.
Ligne 1 940 :
Don Alphonse.
Tu tiendras ton épée nue à la main, afin de
n'avoirn’avoir pas la peine de la tirer.
 
Rustighello.
Ligne 1 964 :
Dona Lucrezia, entrant avec impétuosité.
Monsieur, monsieur, ceci est indigne, ceci est
odieux, ceci est infâme. Quelqu'unQuelqu’un de votre
peuple, -savez-vous cela, don Alphonse ? -vient de
mutiler le nom de votre femme gravé au-dessous
de mes armoiries de famille sur la façade de votre
propre palais. La chose s'ests’est faite en plein jour,
publiquement, par qui ? Je l'ignorel’ignore, mais c'estc’est
bien injurieux et bien téméraire. On a fait de mon
nom un écriteau d'ignominied’ignominie, et votre populace
de Ferrare, qui est bien la plus infâme populace
de l'Italiel’Italie, monseigneur, est là qui ricane autour
de mon blason comme autour d'und’un pilori. Est-ce
que vous vous imaginez, don Alphonse, que je
m'accommodem’accommode de cela, et que je n'aimeraisn’aimerais pas
mieux mourir en une fois d'und’un coup de poignard
qu'enqu’en mille fois de la piqûre envenimée du sarcasme
et du quolibet ? Pardieu, monsieur, on me traite
étrangement dans votre seigneurie de Ferrare !
Ceci commence à me lasser, et je vous trouve l'airl’air
trop gracieux et trop tranquille pendant qu'onqu’on
traîne dans les ruisseaux de votre ville la renommée
de votre femme, déchiquetée à belles dents par
l'injurel’injure et la calomnie. Il me faut une réparation
éclatante de ceci, je vous en préviens, monsieur le
duc. Préparez-vous à faire justice. C'estC’est un événement
sérieux qui arrive là, voyez-vous ? Est-ce que vous
croyez par hasard que je ne tiens à l'estimel’estime de
personne au monde, et que mon mari peut se dispenser
d'êtred’être mon chevalier ? Non, non, monseigneur ;
qui épouse protége ; qui donne la main donne le
bras. J'yJ’y compte. Tous les jours ce sont de nouvelles
injures, et jamais je ne vous en vois ému. Est-ce
que cette boue dont on me couvre ne vous éclabousse
Ligne 2 001 :
monsieur ! Vous êtes amoureux de moi, dites-vous
quelquefois ? Soyez-le donc de ma gloire. Vous êtes
jaloux ? Soyez-le de ma renommée ! Si j'aij’ai doublé
par ma dot vos domaines héréditaires ; si je vous ai
apporté en mariage, non-seulement la rose d'ord’or et
la bénédiction du saint-père, mais ce qui
tient plus de place sur la surface du monde,
Sienne, Rimini, Cesena, Spolette et Piombino, et
plus de villes que vous n'aviezn’aviez de châteaux, et
plus de duchés que vous n'aviezn’aviez de baronnies ; si
j'aij’ai fait de vous le plus puissant gentilhomme de
l'Italiel’Italie, ce n'estn’est pas une raison, monsieur, pour
que vous laissiez votre peuple me railler, me publier
et m'insulterm’insulter ; pour que vous laissiez votre
Ferrare montrer du doigt à toute l'Europel’Europe votre
femme plus méprisée et plus bas placée que la servante
des valets de vos palefreniers ; ce n'estn’est pas une
raison, dis-je, pour que vos sujets ne puissent
me voir passer au milieu d'euxd’eux sans dire : -ha !
Cette femme ! ... -or, je vous le déclare, monsieur,
je veux que le crime d'aujourd'huid’aujourd’hui soit recherché
et notablement puni, ou je m'enm’en plaindrai au pape,
je m'enm’en plaindrai au valentinois qui est à Forli
avec quinze mille hommes de guerre ; et voyez
maintenant si cela vaut la peine de vous lever de
Ligne 2 027 :
 
Don Alphonse.
Madame, le crime dont vous vous plaignez m'estm’est
connu.
 
Dona Lucrezia.
Comment, monsieur ! Le crime vous est connu,
et le criminel n'estn’est pas découvert !
 
Don Alphonse.
Ligne 2 038 :
 
Dona Lucrezia.
Vive Dieu ! S'ilS’il est découvert, comment se fait-il
qu'ilqu’il ne soit pas arrêté ?
 
Don Alphonse.
Ligne 2 045 :
 
Dona Lucrezia.
Sur mon âme, s'ils’il est arrêté, d'oùd’où vient qu'ilqu’il
n'estn’est pas encore puni ?
 
Don Alphonse.
Il va l'êtrel’être. J'aiJ’ai voulu d'abordd’abord avoir votre avis
sur le châtiment.
 
Ligne 2 060 :
Dona Lucrezia.
Ah, ici ! -il me faut un exemple, entendez-vous,
monsieur ? C'estC’est un crime de lèze-majesté.
Ces crimes-là font toujours tomber la tête qui les
conçoit et la main qui les exécute. -ah ! Il est
Ligne 2 066 :
 
Don Alphonse.
C'estC’est facile.
 
Appelant.
—Bautista !
-Bautista !
 
L'huissierL’huissier reparaît.
 
Dona Lucrezia.
Ligne 2 078 :
fût-il de votre ville, fût-il de votre maison, don
Alphonse, donnez-moi votre parole de duc couronné
qu'ilqu’il ne sortira pas d'icid’ici vivant.
 
Don Alphonse.
Ligne 2 085 :
 
Dona Lucrezia.
C'estC’est bien. Hé, sans doute j'entendsj’entends. Amenez-le
maintenant, que je l'interrogel’interroge moi-même ! -mon
dieu, qu'estqu’est-ce que je leur ai donc fait à ces gens
de Ferrare pour me persécuter ainsi !
 
Don Alphonse, à l'huissierl’huissier.
Faites entrer le prisonnier.
 
La porte du fond s'ouvres’ouvre. On voit paraître Gennaro
désarmé entre deux pertuisaniers. Dans le même moment,
on voit Rustighello monter l'escalierl’escalier dans le petit
compartiment à gauche, derrière la porte masquée ; il
tient à la main un plateau sur lequel il y a un flacon
doré, un flacon argenté et deux coupes. Il pose le
plateau sur l'appuil’appui de la fenêtre, tire son épée et
se place derrière la porte.
 
Ligne 2 110 :
Gennaro !
 
Don Alphonse, s'approchants’approchant d'elled’elle, bas et avec
un sourire.
 
Ligne 2 116 :
 
Dona Lucrezia.
C'estC’est Gennaro ! -quelle fatalité, mon dieu !
Elle le regarde avec angoisse ; il détourne les yeux.
 
Ligne 2 122 :
Monseigneur le duc, je suis un simple capitaine et
je vous parle avec le respect qui convient. Votre
altesse m'am’a fait saisir dans mon logis ce matin ;
que me veut-elle !
 
Ligne 2 134 :
 
Dona Lucrezia.
Ce n'estn’est pas lui ! Il y a méprise, don Alphonse.
Ce n'estn’est pas ce jeune homme !
 
Don Alphonse.
D'oùD’où le savez-vous ?
 
Dona Lucrezia.
J'enJ’en suis sûre. Ce jeune homme est de Venise et
non de Ferrare. Ainsi...Ainsi…
 
Don Alphonse.
Qu'estQu’est-ce que cela prouve ?
 
Dona Lucrezia.
Le fait a eu lieu ce matin, et je sais qu'ilqu’il a passé
la matinée chez une nommée Fiametta.
 
Ligne 2 156 :
Don Alphonse.
Vous voyez bien que votre altesse est mal
instruite. Laissez-moi l'interrogerl’interroger. -capitaine
Gennaro, êtes-vous celui qui a commis le crime ?
 
Dona Lucrezia, éperdue.
On étouffe ici ! De l'airl’air ! De l'airl’air ! J'aiJ’ai besoin
de respirer un peu !
 
Elle va à une fenêtre, et en passant à côté de
Gennaro, elle lui dit bas et rapidement :
-dis—dis que ce n'estn’est pas toi !
 
Don Alphonse, à part.
Ligne 2 172 :
Gennaro.
Duc Alphonse, les pêcheurs de Calabre qui
m'ontm’ont élevé, et qui m'ontm’ont trempé tout jeune dans
la mer pour me rendre fort et hardi, m'ontm’ont enseigné
cette maxime, avec laquelle on peut risquer
souvent sa vie, jamais son honneur : -fais ce
que tu dis, dis ce que tu fais. -duc Alphonse,
je suis l'hommel’homme que vous cherchez.
 
Don Alphonse, se tournant vers dona Lucrezia.
Ligne 2 183 :
 
Dona Lucrezia.
J'aiJ’ai deux mots à vous dire en particulier,
monseigneur.
 
Le duc fait signe à l'huissierl’huissier et aux gardes de se
retirer avec le prisonnier dans la salle voisine.
 
Ligne 2 197 :
 
Dona Lucrezia.
Ce que je vous veux, don Alphonse, c'estc’est que
je ne veux pas que ce jeune homme meure.
 
Don Alphonse.
Il n'yn’y a qu'unqu’un instant, vous êtes entrée chez
moi comme la tempête, irritée et pleurante, vous
vous êtes plaint à moi d'und’un outrage fait à vous,
vous avez réclamé avec injure et cris la tête du
coupable, vous m'avezm’avez demandé ma parole ducale
qu'ilqu’il ne sortirait pas d'icid’ici vivant, je vous l'ail’ai
loyalement octroyée, et maintenant vous ne voulez
pas qu'ilqu’il meure ! -par Jésus, madame, ceci est
nouveau.
 
Ligne 2 217 :
Don Alphonse.
Madame, les gentilhommes aussi prouvés que
moi n'ontn’ont pas coutume de laisser leur foi en gage.
Vous avez ma parole, il faut que je la retire. J'aiJ’ai
juré que le coupable mourrait, il mourra. Sur mon
ame, vous pouvez choisir le genre de mort.
 
Dona Lucrezia, d'und’un air riant et plein de douceur.
Don Alphonse, don Alphonse, en vérité, nous
disons là des folies vous et moi. Tenez, c'estc’est vrai,
je suis une femme pleine de déraison. Mon père
m'am’a gâtée ; que voulez-vous ? On a depuis mon
enfance obéi à tous mes caprices. Ce que je voulais
il y a un quart d'heured’heure, je ne le veux plus à présent.
Vous savez bien, don Alphonse, que j'aij’ai toujours
été ainsi. Tenez, asseyez-vous là, près de moi,
et causons un peu, tendrement, cordialement,
Ligne 2 238 :
galanterie.
Dona Lucrezia, vous êtes ma dame, et je suis
trop heureux qu'ilqu’il vous plaise de m'avoirm’avoir un
instant à vos pieds.
 
Il s'assieds’assied près d'elled’elle.
 
Dona Lucrezia.
Comme cela est bon de s'entendres’entendre ! Savez-vous
bien, Alphonse, que je vous aime encore comme
le premier jour de mon mariage, ce jour où vous
fîtes une si éblouissante entrée à Rome, entre
Monsieur De Valentinois, mon frère, et monsieur le
cardinal Hippolyte D'EsteD’Este, le vôtre. J'étaisJ’étais sur le
balcon des degrés de saint-Pierre. Je me rappelle
encore votre beau cheval blanc chargé d'orfèvreried’orfèvrerie
d'ord’or, et l'illustrel’illustre mine de roi que vous aviez
dessus !
 
Ligne 2 258 :
Vous étiez vous-même bien belle, madame,
et bien rayonnante sous votre dais de brocard
d’argent.
d'argent.
 
Dona Lucrezia.
Oh ! Ne me parlez pas de moi, monseigneur,
quand je vous parle de vous. Il est certain que
toutes les princesses de l'Europel’Europe m'envientm’envient d'avoird’avoir
épousé le meilleur chevalier de la chrétienté. Et
moi je vous aime vraiment comme si j'avaisj’avais dix-huit
ans. Vous savez que je vous aime, n'estn’est-ce pas,
Alphonse ? Vous n'enn’en doutez jamais au moins. Je
suis froide quelquefois, et distraite ; cela vient
de mon caractère, non de mon coeurcœur. Ecoutez,
Alphonse, si votre altesse m'enm’en grondait doucement,
je me corrigerais bien vite. La bonne chose de
s'aimers’aimer comme nous faisons ! Donnez-moi votre
main, -embrassez-moi, don Alphonse ! -en
vérité, j'yj’y songe maintenant, il est bien ridicule
qu'unqu’un prince et une princesse comme vous et moi,
qui sont assis côte à côte sur le plus beau trône
ducal qui soit au monde, et qui s'aiments’aiment, aient été
sur le point de se quereller pour un misérable petit
capitaine aventurier vénitien ! Il faut chasser
cet homme, et n'enn’en plus parler. Qu'ilQu’il aille où il
voudra, ce drôle, n'estn’est-ce pas, Alphonse ? Le lion
et la lionne ne se courroucent pas d'und’un
moucheron. -savez-vous, monseigneur, que si la
couronne ducale était à donner en concours au plus
beau cavalier de votre duché de Ferrare, c'estc’est
encore vous qui l'auriezl’auriez. -attendez, que j'aillej’aille
dire à Bautista de votre part qu'ilqu’il ait à chasser
au plus vite de Ferrare ce Gennaro !
 
Ligne 2 293 :
Rien ne presse.
 
Dona Lucrezia, d'und’un air enjoué.
Je voudrais n'avoirn’avoir plus à y songer. -allons,
monsieur, laissez-moi terminer cette affaire à ma
guise !
Ligne 2 302 :
 
Dona Lucrezia.
Mais enfin, mon Alphonse, vous n'avezn’avez pas de
raison pour vouloir la mort de cet homme ?
 
Don Alphonse.
Et la parole que je vous ai donnée ? Le serment
d'und’un roi est sacré.
 
Dona Lucrezia.
Cela est bon à dire au peuple. Mais de vous à
moi, Alphonse, nous savons ce que c'estc’est. Le
saint-père avait promis à Charles VIII de France
la vie de Zizimi, sa sainteté n'enn’en a pas moins fait
mourir Zizimi. Monsieur de Valentinois s'étaits’était constitué
sur parole ôtage du même enfant Charles VIII,
Monsieur de Valentinois s'ests’est évadé du camp français
dès qu'ilqu’il a pu. Vous-même, vous aviez promis aux
Petrucci de leur rendre Sienne. Vous ne l'avezl’avez pas
fait ni dû faire. Hé ! L'histoireL’histoire des pays est pleine
de cela. Ni rois ni nations ne pourraient vivre un
jour avec la rigidité des sermens qu'onqu’on tiendrait.
Entre nous, Alphonse, une parole jurée n'estn’est une
nécessité que quand il n'yn’y en a pas d'autred’autre.
 
Don Alphonse.
Pourtant, dona Lucrezia, un serment...serment…
 
Dona Lucrezia.
Ne me donnez pas de ces mauvaises raisons-là.
Je ne suis pas une sotte. Dites-moi plutôt, mon
cher Alphonse, si vous avez quelque motif d'end’en
vouloir à ce Gennaro. Non ? Eh bien ! Accordez-moi
sa vie. Vous m'aviezm’aviez bien accordé sa mort.
Qu'estQu’est-ce que cela vous fait ? S'ilS’il me plaît de lui
pardonner. C'estC’est moi qui suis l'offenséel’offensée.
 
Don Alphonse.
C'estC’est justement parce qu'ilqu’il vous a offensée, mon
amour, que je ne veux pas lui faire grâce.
 
Dona Lucrezia.
Si vous m'aimezm’aimez, Alphonse, vous ne me refuserez
pas plus long-temps. Et s'ils’il me plaît d'essayerd’essayer
de la clémence, à moi ? C'estC’est un moyen de me
faire aimer de votre peuple. Je veux que votre
peuple m'aimem’aime. La miséricorde, Alphonse, cela
fait ressembler un roi à Jésus-Christ. Soyons des
souverains miséricordieux. Cette pauvre Italie a
assez de tyrans sans nous depuis le baron vicaire
du pape jusqu'aujusqu’au pape vicaire de Dieu. Finissons-en,
cher Alphonse. Mettez ce Gennaro en liberté.
C'estC’est un caprice, si vous voulez ; mais c'estc’est quelque
chose de sacré et d'augusted’auguste que le caprice d'uned’une
femme, quand il sauve la tête d'und’un homme.
 
Don Alphonse.
Ligne 2 361 :
Dona Lucrezia.
Vous ne pouvez ? Mais enfin pourquoi ne pouvez-vous
pas m'accorderm’accorder quelque chose d'aussid’aussi insignifiant
que la vie de ce capitaine ?
 
Ligne 2 377 :
 
Don Alphonse.
Parce que vous l'avezl’avez été chercher à Venise ! Parce
que vous l'iriezl’iriez chercher en enfer ! Parce que je
vous ai suivie pendant que vous le suiviez ! Parce
que je vous ai vue, masquée et haletante, courir
après lui comme la louve après sa proie ! Parce
que tout à l'heurel’heure encore vous le couviez d'und’un
regard plein de pleurs et plein de flamme ! Parce que
vous vous êtes prostituée à lui, sans aucun doute,
madame ! Parce que c'estc’est assez de honte et d'infamied’infamie
et d'adultèred’adultère comme cela ! Parce qu'ilqu’il est temps
que je venge mon honneur et que je fasse couler
autour de mon lit un fossé de sang, entendez-vous,
Ligne 2 392 :
 
Dona Lucrezia.
Don Alphonse...Alphonse…
 
Don Alphonse.
Ligne 2 398 :
Lucrèce ! La porte par laquelle on entre dans
votre chambre de nuit, mettez-y tel huissier
qu'ilqu’il vous plaira ; mais à la porte par où l'onl’on sort,
il y aura maintenant un portier de mon choix, -le
bourreau !
 
Dona Lucrezia.
Monseigneur, je vous jure...jure…
 
Don Alphonse.
Ligne 2 410 :
 
Dona Lucrezia.
Si vous saviez...saviez…
 
Don Alphonse.
Tenez, madame, je hais toute votre abominable
famille de Borgia, et vous toute la première,
que j'aij’ai si follement aimée ! Il faut que je vous
dise un peu cela à la fin, c'estc’est une chose honteuse,
inouie et merveilleuse de voir alliées en nos deux
personnes la maison d'Ested’Este, qui vaut mieux que
la maison de Valois et que la maison de Tudor, la
maison d'Ested’Este, dis-je, et la famille Borgia, qui ne
s'appelles’appelle pas même Borgia, qui s'appelles’appelle Lenzuoli,
ou Lenzolio, on ne sait quoi ! J'aiJ’ai horreur de votre
frère César, qui a des taches de sang naturelles
au visage ! De votre frère César, qui a tué votre
frère Jean ! J'aiJ’ai horreur de votre mère la Rosa
Vanozza, la vieille fille de joie espagnole qui
scandalise Rome après avoir scandalisé Valence ! Et
quant à vos neveux prétendus, les ducs de Sermoneto
et de Nepi, de beaux ducs, ma foi ! Des ducs
d'hierd’hier ! Des ducs faits avec des duchés volés !
Laissez-moi finir. J'aiJ’ai horreur de votre père, qui est
pape, et qui a un sérail de femmes comme le sultan
des turcs Bajazet ; de votre père, qui est
l'antéchristl’antéchrist ; de votre père, qui peuple le bagne de
personnes illustres et le sacré collége de bandits,
si bien qu'enqu’en les voyant tous vêtus de rouge,
galériens et cardinaux, on se demande si ce sont les
galériens qui sont les cardinaux et les cardinaux qui
Ligne 2 449 :
Don Alphonse.
Voilà aimer ! -vous pourrez faire de son cadavre
ce qu'ilqu’il vous plaira, madame, et je prétends que
ce soit avant une heure.
 
Ligne 2 457 :
Don Alphonse.
Si vous pouviez lire la ferme résolution qui est
dans mon ame, vous n'enn’en parleriez pas plus que
s'ils’il était déjà mort.
 
Dona Lucrezia, se relevant.
Ligne 2 468 :
mon ame, je ne vous crains pas ! Je sais vos allures.
Je ne me laisserai pas empoisonner comme
votre premier mari, ce pauvre gentilhomme d'Espagned’Espagne
dont je ne sais plus le nom, ni vous non plus !
Je ne me laisserai pas chasser comme votre
second mai, Jean Sforza, seigneur de Pesaro,
cet imbécille ! Je ne me laisserai pas tuer à coups
de pique, sur n'importen’importe quel escalier, comme le
troisième, don Alphonse D'AragonD’Aragon, faible enfant
dont le sang n'an’a guère plus taché les dalles que de
l'eaul’eau pure ! Tout beau ! Moi je suis un homme,
madame. Le nom d'Herculed’Hercule est souvent porté dans
ma famille. Par le ciel ! J'aiJ’ai des soldats plein ma
ville et plein ma seigneurie, et j'enj’en suis un
moi-même, et je n'ain’ai point encore vendu, comme ce
pauvre roi de Naples, mes bons canons d'artilleried’artillerie
au pape, votre saint père !
 
Dona Lucrezia.
Vous vous repentirez de ces paroles, monsieur.
Vous oubliez qui je suis...suis…
 
Don Alphonse.
Je sais fort bien qui vous êtes, mais je sais aussi
où vous êtes. Vous êtes la fille du pape, mais vous
n'êtesn’êtes pas à Rome ; vous êtes la gouvernante de
Spolette, mais vous n'êtesn’êtes pas à Spolette ; vous
êtes la femme, la sujette et la servante d'Alphonsed’Alphonse,
duc de Ferrare, et vous êtes à Ferrare !
 
Dona Lucrezia, toute pâle de terreur et de colère,
regarde fixement le duc et recule lentement devant
lui, jusqu'àjusqu’à un fauteuil où elle vient tomber comme
brisée.
 
-ah—ah ! Cela vous étonne, vous avez peur de moi,
madame, jusqu'icijusqu’ici c'étaitc’était moi qui avais peur de
vous. J'entendsJ’entends qu'ilqu’il en soit ainsi désormais, et
pour commencer, voici le premier de vos amans
sur lequel je mets la main, il mourra.
 
Dona Lucrezia, d'uned’une voix faible.
Raisonnons un peu, don Alphonse. Si cet homme
est celui qui a commis envers moi le crime de
lèze-majesté, il ne peut être en même temps mon
amant…
amant...
 
Don Alphonse.
Pourquoi non ? Dans un accès de dépit, de
colère, de jalousie ! Car il est peut-être jaloux
aussi, lui. D'ailleursD’ailleurs, est-ce que je sais, moi ? Je
veux que cet homme meure. C'estC’est ma fantaisie. Ce
palais est plein de soldats qui me sont dévoués et qui
ne connaissent que moi. Il ne peut échapper. Vous
n'empêcherezn’empêcherez rien, madame. J'aiJ’ai laissé à votre altesse
le choix du genre de mort, décidez-vous.
 
Ligne 2 528 :
Don Alphonse.
Vous ne répondez pas ? Je vais le faire tuer dans
l'antichambrel’antichambre à coups d'épéed’épée.
 
Il va pour sortir, elle lui saisit le bras.
Ligne 2 543 :
 
Don Alphonse.
Il faut qu'ilqu’il meure.
 
Dona Lucrezia.
Pas à coups d'épéed’épée !
 
Don Alphonse.
La manière m'importem’importe peu. -que choisissez-vous ?
 
Dona Lucrezia.
L'autreL’autre chose.
 
Don Alphonse.
Vous aurez soin de ne pas vous tromper, et de
lui verser vous-même du flacon d'ord’or que vous
savez ? Je serai là d'ailleursd’ailleurs. Ne vous figurez pas
que je vais vous quitter.
 
Ligne 2 566 :
Bautista !
 
L'huissierL’huissier reparaît.
 
-ramenez—ramenez le prisonnier.
 
Dona Lucrezia.
Ligne 2 578 :
 
Don Alphonse.
Qu'estQu’est-ce que j'entendsj’entends dire, seigneur Gennaro ?
Que ce que vous avez fait ce matin, vous l'avezl’avez
fait par étourderie et bravade, et sans intention
méchante, que madame la duchesse vous pardonne,
et que d'ailleursd’ailleurs vous êtes un vaillant. Par
ma mère, s'ils’il en est ainsi, vous pouvez retourner
sain et sauf à Venise. à dieu ne plaise que je prive
la magnifique république de Venise d'und’un bon
domestique et la chrétienté d'und’un bras fidèle qui
porte une fidèle épée quand il y a devers les eaux
de Chypre et de Candie des idolâtres et des
Ligne 2 592 :
 
Gennaro.
à la bonne heure, monseigneur ! Je ne m'attendaism’attendais
pas, je l'avouel’avoue, à ce dénouement. Mais je remercie
votre altesse. La clémence est une vertu
de race royale, et Dieu fera grâce là haut à qui
Ligne 2 604 :
 
Gennaro.
J'aiJ’ai une compagnie de cinquante lances, monseigneur,
que je défraie et que j'habillej’habille. La sérénissime
république, sans compter les aubaines et les
épaves, me donne deux mille sequins d'ord’or par an.
 
Don Alphonse.
Ligne 2 628 :
 
Haut.
-n'en—n’en parlons plus, seigneur Gennaro.
 
Gennaro.
Je n'ain’ai fait aucune lâcheté pour obtenir la vie
sauve ; mais, puisque votre altesse me la laisse,
voici ce que je puis lui dire maintenant. Votre
altesse se souvient de l'assautl’assaut de Faenza, il y a
deux ans. Monseigneur le duc Hercule D'EsteD’Este, votre
père, y courut grand péril de la part de deux
cranequiniers du Valentinois qui l'allaientl’allaient tuer.
Un soldat aventurier lui sauva la vie.
 
Don Alphonse.
Oui, et l'onl’on n'an’a jamais pu retrouver ce soldat.
 
Gennaro.
C'étaitC’était moi.
 
Don Alphonse.
Pardieu, mon capitaine, ceci mérite récompense.
-est—est-ce que vous n'accepteriezn’accepteriez pas cette bourse
de sequins d'ord’or ?
 
Gennaro.
Ligne 2 664 :
Gennaro prend la bourse.
 
-mais—mais alors vous boirez avec moi, suivant le vieil
usage de nos ancêtres, comme bons amis que nous
sommes, un verre de mon vin de Syracuse.
Ligne 2 672 :
 
Don Alphonse.
Et pour vous faire honneur comme à quelqu'unquelqu’un
qui a sauvé mon père, je veux que ce soit madame
la duchesse elle-même qui vous le verse.
Gennaro s'inclines’incline et se retourne pour aller distribuer
l'argentl’argent aux soldats au fond du théâtre.
 
Le duc appelle.
—Rustighello !
-Rustighello !
 
Rustighello paraît avec le plateau.
 
-pose—pose le plateau là, sur cette table.
—bien.
-bien.
 
Prenant dona Lucrezia par la main.
 
-madame—madame, écoutez ce que je vais dire à cet
homme.
 
-Rustighello—Rustighello, retourne te placer derrière
cette porte avec ton épée nue à la main ; si tu
entends le bruit de cette clochette, tu entreras.
Ligne 2 699 :
la porte.
 
-madame—madame, vous verserez vous-même à boire au jeune
homme, et vous aurez soin de verser du flacon d'ord’or
que voici.
 
Dona Lucrezia, pâle et d'uned’une voix faible.
Oui. -si vous saviez ce que vous faites en ce
moment, et combien c'estc’est une chose horrible,
vous frémiriez vous-même, tout dénaturé que
vous êtes, monseigneur !
Ligne 2 713 :
bien, capitaine !
 
Gennaro, qui a fini sa distribution d'argentd’argent, revient
sur le devant du théâtre. Le duc se verse à boire dans
une des deux coupes d'émaild’émail avec le flacon d'argentd’argent,
et prend la coupe qu'ilqu’il porte à ses lèvres.
 
Gennaro.
Ligne 2 723 :
Don Alphonse.
Madame, versez à boire au seigneur Gennaro.
-quel—quel âge avez-vous, capitaine ?
 
Gennaro, saisissant l'autrel’autre coupe et la présentant à
la duchesse.
 
Ligne 2 731 :
 
Don Alphonse, bas à la duchesse, qui essaie de prendre
le flacon d'argentd’argent.
 
Le flacon d'ord’or, madame !
 
Elle prend en tremblant le flacon d'ord’or.
-ah—ah çà, vous devez être amoureux ?
 
Gennaro.
Qui est-ce qui ne l'estl’est pas un peu, monseigneur ?
 
Don Alphonse.
Savez-vous, madame, que c'eûtc’eût été une cruauté
que d'enleverd’enlever ce capitaine à la vie, à l'amourl’amour, au
soleil d'Italied’Italie, à la beauté de son âge de vingt ans,
à son glorieux métier de guerre et d'aventured’aventure par
où toutes les maisons royales ont commencé, aux
fêtes, aux bals masqués, aux gais carnavals de
Venise, où il se trompe tant de maris, et aux belles
femmes que ce jeune homme peut aimer et qui
doivent aimer ce jeune homme, n'estn’est-ce pas,
madame ? -versez donc à boire au capitaine.
 
Bas.
-si—si vous hésitez, je fais entrer Rustighello.
 
Elle verse à boire à Gennaro sans dire une parole.
Ligne 2 767 :
Don Alphonse, buvant.
à votre santé, capitaine Gennaro, et vivez
beaucoup d'annéesd’années !
 
Gennaro.
Ligne 2 778 :
 
Don Alphonse, à part.
C'estC’est fait.
 
Haut.
-sur—sur ce, je vous quitte, mon capitaine. Vous
partirez pour Venise quand vous voudrez.
 
Bas à dona Lucrezia.
-remerciez—remerciez-moi, madame, je vous laisse tête à
tête avc lui. Vous devez avoir des adieux à lui
faire. Vivez avec lui, si bon vous semble, son
dernier quart d'heured’heure.
 
Il sort, les gardes le suivent.
Ligne 2 808 :
 
Gennaro.
J'auraisJ’auraism'enm’en douter, le vin étant versé par
vous.
 
Dona Lucrezia.
Oh ! Ne m'accablezm’accablez pas, Gennaro. Ne m'ôtezm’ôtez
pas le peu de force qui me reste et dont j'aij’ai besoin
encore pour quelques instans. -écoutez-moi. Le
duc est jaloux de vous, le duc vous croit mon
amant. Le duc ne m'am’a laissé d'autred’autre alternative que de
vous voir poignarder devant moi par Rustighello,
ou de vous verser moi-même le poison. Un poison
redoutable, Gennaro, un poison dont la seule
idée fait pâlir tout italien qui sait l'histoirel’histoire de
ces vingt dernières années...années…
 
Gennaro.
Ligne 2 832 :
et moi. Tenez, voyez cette fiole que je porte
toujours cachée dans ma ceinture. Cette fiole,
Gennaro, c'estc’est la vie, c'estc’est la santé, c'estc’est le
salut. Une seule goutte sur vos lèvres, et vous êtes
sauvé !
Ligne 2 841 :
 
Gennaro, la regardant fixement.
Madame, qui est-ce qui me dit que ce n'estn’est pas
cela qui est du poison ?
 
Ligne 2 850 :
Ne vous appelez-vous pas Lucrèce Borgia ? -est-ce
que vous croyez que je ne me souviens pas
du frère de Bajazet ? Oui, je sais un peu d'histoired’histoire !
On lui fit accroire, à lui aussi, qu'ilqu’il était
empoisonné par Charles Viii, et on lui donna un
contre-poison dont il mourut. Et la main qui lui
Ligne 2 863 :
Gennaro.
écoutez, madame, je ne me méprends pas à vos
semblans d'amourd’amour. Vous avez quelque sinistre dessein
sur moi. Cela est visible. Vous devez savoir
qui je suis. Tenez, dans ce moment-ci, cela se lit
Ligne 2 870 :
pour ne me le dire jamais. Votre famille
doit connaître la mienne, et peut-être à cette
heure ce n'estn’est pas de moi que vous vous vengeriez
en m'empoisonnantm’empoisonnant ; mais, qui sait ? De ma mère !
 
Dona Lucrezia.
Votre mère, Gennaro ! Vous la voyez peut-être
autrement qu'ellequ’elle n'estn’est. Que diriez-vous si ce
n'étaitn’était qu'unequ’une femme criminelle comme moi ?
 
Gennaro.
Ne la calomniez pas. Oh ! Non ! Ma mère n'estn’est pas
une femme comme vous, Madame Lucrèce ! Oh !
Je la sens dans mon coeurcœur et je la rêve dans mon
ame telle qu'ellequ’elle est ; j'aij’ai son image là, née avec
moi ; je ne l'aimeraisl’aimerais pas comme je l'aimel’aime si elle
n'étaitn’était pas digne de moi ; le coeurcœur d'und’un fils ne se
trompe pas sur sa mère. Je la haïrais si elle pouvait
vous ressembler. Mais non, non. Il y a quelque
chose en moi qui me dit bien haut que ma mère
n'estn’est pas un de ces démons d'incested’inceste, de luxure,
et d'empoisonnementd’empoisonnement comme vous autres, les belles
femmes d'àd’à présent. Oh dieu ! J'enJ’en suis bien
sûr, s'ils’il y a sous le ciel une femme innocente, une
femme vertueuse, une femme sainte, c'estc’est ma
mère ! Oh ! Elle est ainsi, et pas autrement ! Vous
la connaissez, sans doute, Madame Lucrèce, et
Ligne 2 903 :
Gennaro.
Mais devant qui est-ce que je parle ainsi ?
Qu'estQu’est-ce que cela vous fait à vous, Lucrèce Borgia,
les joies ou les douleurs d'uned’une mère ! Vous
n'avezn’avez jamais eu d'enfansd’enfans, à ce qu'onqu’on dit, et
vous êtes bien heureuse. Car vos enfans, si vous
en aviez, savez-vous bien qu'ilsqu’ils vous renieraient,
madame ? Quel malheureux assez abandonné du
ciel voudrait d'uned’une pareille mère ? être le fils de
Lucrèce Borgia ! Dire ma mère à Lucrèce Borgia !
Oh ! ...
 
Dona Lucrezia.
Gennaro ! Vous êtes empoisonné ; le duc, qui
vous croit mort, peut revenir à tout moment ; je
ne devrais songer qu'àqu’à votre salut et à votre
évasion, mais vous me dites des choses si terribles
que je ne puis faire autrement que de rester là,
Ligne 2 922 :
 
Gennaro.
Madame…
Madame...
 
Dona Lucrezia.
Ligne 2 931 :
Gennaro.
Que dois-je croire, madame ? Le duc est loyal,
et j'aij’ai sauvé la vie à son père. Vous, je vous ai
offensée, vous avez à vous venger de moi.
 
Ligne 2 938 :
toute ma vie pour ajouter une heure à la tienne,
il faudrait répandre tout mon sang pour
t'empêchert’empêcher de verser une larme, il faudrait m'asseoirm’asseoir
au pilori pour te mettre sur un trône, il faudrait
payer d'uned’une torture de l'enferl’enfer chacun de tes
moindre plaisirs, que je n'hésiteraispasn’hésiteraispas, que je
ne murmurerais pas, que je serais heureuse, que
je baiserais tes pieds, mon Gennaro ! Oh ! Tu ne
sauras jamais rien de mon pauvre misérable coeurcœur,
sinon qu'ilqu’il est plein de toi ! -Gennaro, le temps
presse, le poison marche, tout à l'heurel’heure tu le
sentirais, vois-tu ! Encore un peu, il ne serait plus
temps. La vie ouvre en ce moment deux espaces
obscurs devant toi, mais l'unl’un a moins de minutes
que l'autrel’autre n'an’a d'annéesd’années. Il faut te déterminer pour
l'unl’un des deux. Le choix est terrible. Laisse-toi
guider par moi. Aie pitié de toi et de moi, Gennaro.
Bois vite, au nom du ciel !
 
Gennaro.
Allons, c'estc’est bien. S'ilS’il y a un crime en ceci, qu'ilqu’il
retombe sur votre tête. Après tout, que vous disiez
vrai ou non, ma vie ne vaut pas la peine d'êtred’être
tant disputée. Donnez.
 
Ligne 2 965 :
Dona Lucrezia.
Sauvé ! -maintenant il faut repartir pour Venise
de toute la vitesse de ton cheval. Tu as de l'argentl’argent ?
 
Gennaro.
J'enJ’en ai.
 
Dona Lucrezia.
Ligne 2 976 :
nous vivons, le poison est de tous les repas. Toi
surtout, tu es exposé. Maintenant pars vite.
Lui montrant la porte masquée qu'ellequ’elle entr'ouvreentr’ouvre.
 
-descends—descends par cet escalier. Il donne dans une des
cours du palais Negroni. Il te sera aisé de t'évadert’évader
par là. N'attendsN’attends pas jusqu'àjusqu’à demain matin,
n'attendsn’attends pas jusqu'aujusqu’au coucher du soleil, n'attendsn’attends
pas une heure, n'attendsn’attends pas une demi-heure !
Quitte Ferrare sur-le-champ, quitte Ferrare
comme si c'étaitc’était Sodome qui brûle, et ne regarde
pas derrière toi !
—adieu !
-adieu !
-attends—attends encore un instant. J'aiJ’ai un dernier mot à te dire,
mon Gennaro !
 
Ligne 2 997 :
plus te revoir jamais. Il ne faut plus songer
maintenant à te rencontrer quelquefois sur mon chemin.
C'étaitC’était le seul bonheur que j'eussej’eusse au monde.
Mais ce serait risquer ta tête. Nous voilà donc
pour toujours séparés dans cette vie ; hélas ! Je ne
suis que trop sûre que nous serons séparés aussi
dans l'autrel’autre. Gennaro ! Est-ce que tu ne me diras
pas quelque douce parole avant de me quitter
ainsi pour l'éternitél’éternité ? ...
 
Gennaro, baissant les yeux.
Madame…
Madame...
 
Dona Lucrezia.
Ligne 3 021 :
Gennaro.
Jurez-moi par tout ce qui vous est cher, par ma
propre tête, puisque vous m'aimezm’aimez, par le salut
éternel de mon ame, jurez-moi que vos crimes ne
sont pour rien dans les malheurs de ma mère.
Ligne 3 030 :
 
Gennaro.
ô ma mère ! Ma mère ! La voilà donc l'épouvantablel’épouvantable
femme qui a fait ton malheur !
 
Dona Lucrezia.
Gennaro ! ...
 
Gennaro.
Vous l'avezl’avez avoué, madame ! Adieu ! Soyez
maudite !
 
Ligne 3 049 :
 
La deuxième décoration. La place de Ferrare avec le
balcon ducal d'und’un côté et la maison de Gennaro de
l’autre.
l'autre.
 
-il—il est nuit.
 
Don Alphonse, Rustighello, enveloppés de manteaux.
 
Rustighello.
Oui, monseigneur, cela s'ests’est passé ainsi. Avec
je ne sais quel philtre elle l'al’a rendu à la vie, et
l'al’a fait évader par la cour du palais Negroni.
 
Don Alphonse.
Ligne 3 065 :
 
Rustighello.
Comment l'empêcherl’empêcher ? Elle avait verrouillé la porte.
J'étaisJ’étais enfermé.
 
Don Alphonse.
Ligne 3 076 :
 
Don Alphonse.
N'importeN’importe ! Il fallait briser le verrou, te dis-je ;
il fallait entrer et le tuer.
 
Rustighello.
D'abordD’abord, en supposant que j'eussej’eusse pu enfoncer
la porte, Madame Lucrève l'auraitl’aurait couvert de son
corps. Il aurait fallu tuer aussi Madame Lucrèce.
 
Ligne 3 088 :
 
Rustighello.
Je n'avaisn’avais pas d'ordred’ordre pour elle.
 
Don Alphonse.
Ligne 3 096 :
 
Rustighello.
Et puis j'auraisj’aurais craint de brouiller votre altesse
avec le pape.
 
Ligne 3 103 :
 
Rustighello.
C'étaitC’était bien embarrassant, monseigneur. Tuer la
fille du saint-père !
 
Don Alphonse.
Hé bien, sans la tuer, ne pouvais-tu pas crier,
appeler, m'avertirm’avertir, empêcher l'amantl’amant de s'évaders’évader ?
 
Rustighello.
Oui, et puis le lendemain votre altesse se serait
reconciliée avec Madame Lucrèce, et le
surlendemain Madame Lucrèce m'auraitm’aurait fait pendre.
 
Don Alphonse.
Assez. Tu m'asm’as dit que rien n'étaitn’était encore perdu.
 
Rustighello.
Non. Vous voyez une lumière à cette fenêtre. Le
Gennaro n'estn’est pas encore parti. Son valet, que la
duchesse avait gagné, est à présent gagné par moi,
et m'am’a tout dit. En ce moment il attend son
maître derrière la citadelle avec deux chevaux sellés.
Le Gennaro va sortir pour l'allerl’aller rejoindre dans
un instant.
 
Don Alphonse.
En ce cas, embusquons-nous derrière l'anglel’angle de
sa maison. Il est nuit noire. Nous le tuerons quand
il passera.
Ligne 3 145 :
 
Rustighello.
Il y a deux choses qu'ilqu’il n'estn’est pas aisé de trouver
sous le ciel ; c'estc’est un italien sans poignard, et
une italienne sans amant.
 
Ligne 3 160 :
Il est sujet de Venise, et ce serait déclarer la
guerre à la république. Non. Un coup de poignard
vient on ne sait d'oùd’où, et ne compromet personne.
L'empoisonnementL’empoisonnement vaudrait mieux encore, mais
l'empoisonnementl’empoisonnement est manqué.
 
Rustighello.
Alors, voulez-vous, moseigneur, que j'aillej’aille
chercher quatre sbires pour le dépêcher sans que
vous ayez la peine de vous en mêler ?
 
Don Alphonse
mon cher, le seigneur Machiavel m'am’a dit souvent
que, dans ces cas-là, le mieux était que les
princes fissent leurs affaires eux-mêmes.
 
Rustighello.
Monseigneur, j'entendsj’entends venir quelqu'unquelqu’un.
 
Don Alphonse.
Rangeons-nous le long de ce mur.
Ils se cachent dans l'ombrel’ombre, sous le balcon. -paraît
Maffio en habit de fête, qui arrive en fredonnant et
va frapper à la porte de Gennaro.
Ligne 3 192 :
Gennaro !
 
''La porte s'ouvres’ouvre, Gennaro paraît.''
 
Gennaro.
C'estC’est toi, Maffio ? Veux-tu entrer ?
 
Maffio.
Non. Je n'ain’ai que deux mots à te dire. Est-ce que
décidément tu ne viens pas ce soir souper avec
nous chez la princesse Negroni ?
Ligne 3 216 :
 
Gennaro.
Dans un quart d'heured’heure.
 
Maffio.
Ligne 3 225 :
 
Maffio.
Affaire d'amourd’amour ?
 
Gennaro.
Oui, affaire d'amourd’amour.
 
Maffio.
Tu agis mal avec moi, Gennaro. Nous avions
fait serment de ne jamais nous quitter, d'êtred’être
inséparables, d'êtred’être frères ; et voilà que tu pars
sans moi !
 
Ligne 3 246 :
 
Gennaro.
Tu n'étaisn’étais pas très-sûr ce matin de ta princesse
Negroni.
 
Maffio.
Je me suis informé. Jeppo avait raison. C'estC’est une
femme charmante et de belle humeur, et qui aime
les vers et la musique, voilà tout. Allons, viens
Ligne 3 265 :
 
Maffio.
Frère Gennaro, j'aij’ai mauvaise idée de ton voyage.
 
Gennaro.
Frère Maffio, j'aij’ai mauvaise idée de ton souper.
 
Maffio.
S'ilS’il allait t'arrivert’arriver malheur sans que je fusse là !
 
Gennaro.
Qui sait si je ne me reprocherai pas demain de
t'avoirt’avoir quitté ce soir ?
 
Maffio.
Ligne 3 286 :
Gennaro.
Allons, il faut que je te conte, à toi, Maffio, les
motifs de mon départ subit. Tu vas juger si j'aij’ai
raison.
 
''Il prend Maffio à part et lui parle à l'oreillel’oreille.''
 
Rustighello, ''sous le balcon, bas à don Alphonse.''
Ligne 3 299 :
Maffio, ''éclatant de rire après le récit de Gennaro.''
Veux-tu que je te dise, Gennaro ? Tu es dupe.
Il n'yn’y a dans toute cette affaire ni poison, ni
contre-poison. Pure comédie. La Lucrèce est amoureuse
éperdue de toi, et elle a voulu te faire accroire
qu'ellequ’elle te sauvait la vie, espérant te faire
doucement glisser de la reconnaissance à l'amourl’amour.
Le duc est un bonhomme, incapable d'empoisonnerd’empoisonner
ou d'assassinerd’assassiner qui que ce soit. Tu as sauvé la
vie à son père d'ailleursd’ailleurs, et il le sait. La duchesse
veut que tu partes, c'estc’est fort bien. Son amourette
se déroulerait en effet plus commodément à Venise
qu'àqu’à Ferrare. Le mari la gêne toujours un peu.
Quant au souper de la princesse Negroni, il sera
délicieux. Tu y viendras. Que diable ! Il faut
cependant raisonner un peu et ne rien s'exagérers’exagérer. Tu
sais que je suis prudent, moi, et de bon conseil.
Parce qu'ilqu’il y a eu deux ou trois soupers fameux où
les Borgia ont empoisonné, avec de fort bons vins,
quelques-uns de leurs meilleurs amis, ce n'estn’est pas
une raison pour ne plus souper du tout. Ce n'estn’est
pas une raison pour voir toujours du poison dans
l'admirablel’admirable vin de Syracuse et derrière toutes les
belles princesses de l'Italiel’Italie Lucrèce Borgia.
Spectres et balivernes que tout cela ! à ce compte il
n'yn’y aurait que les enfans à la mamelle qui seraient
sûrs de ce qu'ilsqu’ils boivent, et qui pourraient souper
sans inquiétude. Par Hercule, Gennaro ! Sois enfant
ou sois homme. Retourne te mettre en nourrice ou
Ligne 3 329 :
 
Gennaro.
Au fait, cela a quelque chose d'étranged’étrange de se
sauver ainsi la nuit. J'aiJ’ai l'airl’air d'und’un homme qui a
peur. D'ailleursD’ailleurs, s'ils’il y a du danger à rester, je ne
dois pas y laisser Maffio tout seul. Il en sera ce qui
pourra. C'estC’est une chance comme une autre. C'estC’est
dit. Tu me présenteras à la princesse Negroni. Je
vais avec toi.
Ligne 3 340 :
Vrai dieu ! Voilà un ami !
 
''Ils sortent. On les voit s'éloigners’éloigner vers le fond de la
place. Don Alphonse et Rustighello sortent de leur
cachette.''
 
Rustighello, ''l'épéel’épée nue.''
Hé bien, qu'attendezqu’attendez-vous, monseigneur ? Ils ne
sont que deux. Chargez-vous de votre homme. Je
me charge de l'autrel’autre.
 
Don Alphonse.
Non, Rustighello. Ils vont souper chez la princesse
Negroni. Si je suis bien informé...informé…
 
''il s'interrompts’interrompt et paraît rêver un instant.
éclatant de rire.
''
-pardieu—pardieu ! Cela ferait encore mieux mon affaire,
et ce serait une plaisante aventure. Attendons à
demain.
Ligne 3 369 :
porte à deux battans. Au milieu, une table superbement
servie à la mode du quinzième siècle. De petits pages
noirs, vêtus de brocard d'ord’or, circulent à
l'entourl’entour. -au moment où la toile se lève, il y a
quatorze convives à table, Jeppo, Maffio, Ascanio,
Oloferno, Apostolo, Gennaro et Gubetta, et sept
Ligne 3 394 :
 
Don Apostolo.
L'autreL’autre jour, c'étaitc’était à Venise, chez le sérénissime
doge Barbarigo ; aujourd'huiaujourd’hui, c'estc’est à Ferrare,
chez la divine princesse Negroni.
 
Jeppo.
L'autreL’autre jour, c'étaitc’était une histoire lugubre ;
aujourd'huiaujourd’hui, c'estc’est une histoire gaie.
 
Maffio.
Ligne 3 411 :
 
Gubetta.
C'estC’est triste et commun. Un homme ruiné, qui
épouse une femme en ruine. Chose qui se voit
tous les jours.
Ligne 3 417 :
Il se met à manger. De temps en temps, quelques-uns se
lèvent de table et viennent causer sur le devant de la
scène pendant que l'orgiel’orgie continue.
 
La Princesse Negroni, à Maffio, montrant Gennaro.
Ligne 3 425 :
Maffio.
Il est toujours ainsi, madame. Il faut que vous
me pardonniez de l'avoirl’avoir amené sans que vous lui
eussiez fait la grâce de l'inviterl’inviter. C'estC’est mon frère
d'armesd’armes. Il m'am’a sauvé la vie à l'assautl’assaut de Rimini.
J'aiJ’ai reçu à l'attaquel’attaque du pont de Vicence un coup
d'épéed’épée qui lui était destiné. Nous ne nous séparons
jamais. Nous vivons ensemble. Un bohémien nous
a prdit que nous mourrions le même jour.
Ligne 3 440 :
 
La Negroni, riant plus fort.
Votre bohémien ne savait ce qu'ilqu’il disait.
-et—et vous aimez bien ce jeune homme ?
 
Maffio.
Autant qu'unqu’un homme peut en aimer un autre.
 
La Negroni.
Eh bien ! Vous vous suffisez l'unl’un à l'autrel’autre. Vous
êtes heureux.
 
Maffio.
L'amitiéL’amitié ne remplit pas tout le coeurcœur, madame.
 
La Negroni.
Mon dieu ! Qu'estQu’est-ce qui remplit tout le coeurcœur ?
 
Maffio.
L’amour.
L'amour.
 
La Negroni.
Vous avez toujours l'amourl’amour à la bouche.
 
Maffio.
Ligne 3 491 :
 
Gubetta.
Dans la bouche d'uned’une femme non n'estn’est que le
frère aîné de oui.
 
Ligne 3 499 :
Maffio.
Adorable. Entre nous, elle commence à
m'égratignerm’égratigner furieusement le coeurcœur.
 
Jeppo.
Ligne 3 514 :
 
Jeppo.
J'espèreJ’espère que tu ne te défies plus de son souper ?
 
Maffio.
Moi ! Comment donc ! J'étaisJ’étais fou.
 
Jeppo, à Gubetta.
Ligne 3 533 :
 
Jeppo, bas à Maffio.
Ce que j'aimej’aime dans ce Belverana, c'estc’est qu'ilqu’il
n'aimen’aime pas les Borgia.
 
Maffio, bas.
En effet, il ne manque jamais une occasion de
les envoyer au diable avec une grâce toute
particulière. Cependant, mon cher Jeppo...Jeppo…
 
Jeppo.
Ligne 3 545 :
 
Maffio.
Je l'observel’observe depuis le commencement du souper,
ce prétendu espagnol. Il n'an’a encore bu que de
l’eau.
l'eau.
 
Jeppo.
Ligne 3 561 :
taillé pour vivre quatre-vingt-dix-ans, et que vous
ressemblez à un mien grand-père, qui a vécu cet
âge, et qui s'appelaits’appelait comme moi
Gil-Basilio-Fernan-Ireneo-Felipe-Frasco-Frasquito
comte de Belverana ?
 
Jeppo, bas à Maffio.
J'espèreJ’espère que tu ne doutes plus de sa qualité
d'espagnold’espagnol. Il a au moins vingt noms de baptême.
-quelle—quelle litanie, Monsieur De Belverana !
 
Gubetta.
Hélas ! Nos parens ont coutume de nous donner
plus de noms à notre baptême que d'écusd’écus à notre
mariage. Mais qu'ontqu’ont-ils donc à rire là bas ?
 
à part.
-il—il faut pourtant que les femmes aient un prétexte
pour s'ens’en aller. Comment faire ?
 
Il retourne s'asseoirs’asseoir à table.
 
Oloferno, buvant.
Par Hercule ! Messieurs ! Je n'ain’ai jamais passé soirée
plus délicieuse. Mesdames, goûtez de ce vin. Il
est plus doux que le vin de Lacryma-Christi, et
plus ardent que le vin de Chypre. C'estC’est du vin de
Syracuse, messeigneurs !
 
Gubetta, mangeant.
Oloferno est ivre, à ce qu'ilqu’il paraît.
 
Oloferno.
Mesdames, il faut que je vous dise quelques vers
que je viens de faire. Je voudrais être plus poète
que je ne le suis pour célébrer d'aussid’aussi admirables
femmes.
 
Gubetta.
Et moi je voudrais être plus riche que je n'ain’ai
l'honneurl’honneur de l'êtrel’être pour en donner de pareils à
mes amis.
 
Oloferno.
Rien n'estn’est si doux que de chanter une belle
femme et un bon repas.
 
Gubetta.
Si ce n'estn’est d'embrasserd’embrasser l'unel’une et de manger l'autrel’autre.
 
Oloferno.
Oui, je voudrais être poète. Je voudrais pouvoir
m'éleverm’élever au ciel. Je voudrais avoir deux ailes...ailes…
 
Gubetta.
Ligne 3 633 :
 
Oloferno.
Tête-dieu ! Vous m'insultezm’insultez, je crois, monsieur
le petit espagnol.
 
Gubetta.
Je ne vous insulte pas, grand colosse d'italiend’italien
que vous êtes. Je refuse mon attention à votre sonnet.
Rien de plus. Mon gosier a plus soif de vin de
Ligne 3 648 :
Gubetta.
Vous êtes un absurde belître ! Fi ! A-t-on jamais
vu lourdaud pareil ? S'enivrerS’enivrer de vin de Syracuse,
et avoir l'airl’air de s'êtres’être soûlé avec de la bière !
 
Oloferno.
Ligne 3 657 :
Gubetta, tout en découpant un faisan.
Je ne vous en dirai pas autant. Je ne découpe
pas d'aussid’aussi grosses volailles que vous. -mesdames,
vous offrirai-je de ce faisan ?
 
Oloferno, se jetant sur un couteau.
Pardieu ! J'éventreraiJ’éventrerai ce faquin, fût-il plus
gentilhomme que l'empereurl’empereur !
 
Les Femmes, se levant de table.
Ligne 3 684 :
 
Jeppo.
C'estC’est vrai, cela. Que diable sont-elles devenues ?
 
Maffio.
Ligne 3 698 :
 
Gubetta.
Demain, tant qu'ilqu’il vous plaira !
 
Oloferno va se rasseoir en chancelant avec dépit.
 
Gubetta éclate de rire.
-cet—cet imbécille ! Mettre en déroute les plus jolies
femmes de Ferrare avec un couteau emmanché
dans un sonnet ! Se fâcher à propos de vers ! Je le
crois bien qu'ilqu’il a des ailes. Ce n'estn’est pas un homme,
c'estc’est un oison. Cela perche, cela doit dormir sur
une patte, cet Oloferno-là !
 
Ligne 3 717 :
 
Ascanio.
à propos, au fait, qu'avonsqu’avons-nous donc fait de
nos épées ?
 
Don Apostolo.
Vous oubliez qu'onqu’on nous les a fait quitter dans
l’antichambre.
l'antichambre.
 
Gubetta.
Ligne 3 741 :
 
Gennaro.
Verse-moi à boire, Maffio ! Je n'abandonnen’abandonne pas
plus mes amis à table qu'auqu’au feu.
 
Un Page Noir, deux flacons à la main.
Ligne 3 749 :
 
Maffio.
Du vin de Syracuse. C'estC’est le meilleur.
Le page noir remplit tous les verres.
 
Jeppo.
La peste soit d'Olofernod’Oloferno ! Est-ce que ces dames
ne vont pas revenir ?
 
Il va successivement aux deux portes.
 
-les—les portes sont fermées en dehors, messieurs !
 
Maffio.
N'allezN’allez-vous pas avoir peur à votre tour, Jeppo !
Elles ne veulent pas que nous les poursuivions.
C'estC’est tout simple.
 
Gennaro.
Ligne 3 775 :
 
Gennaro.
Que Dieu t'entendet’entende !
Tous boivent, excepté Gubetta qui jette son vin
par-dessus son épaule.
Ligne 3 781 :
Maffio, bas à Jeppo.
 
Pour le coup, Jeppo, je l'ail’ai bien vu.
 
Jeppo, bas.
Ligne 3 787 :
 
Maffio.
L'espagnolL’espagnol n'an’a pas bu ;
 
jeppo ;
Ligne 3 799 :
 
Maffio.
C'estC’est possible.
 
Gubetta.
Ligne 3 805 :
chanter une chanson à boire qui vaudra mieux que
le sonnet du marquis Oloferno. Je jure par le bon
vieux crâne de mon père que ce n'estn’est pas moi qui
ai fait cette chanson, attendu que je ne suis pas
poète, et que je n'ain’ai point l'espritl’esprit assez galant
pour faire se becqueter deux rimes au bout d'uned’une
idée. Voici ma chanson. Elle est adressée à monsieur
saint Pierre, célèbre portier du paradis, et
Ligne 3 815 :
 
Jeppo, bas à Maffio.
Il est plus qu'ivrequ’ivre, il est ivrogne.
 
Tous, excepté Gennaro.
Ligne 3 822 :
Gubetta, chantant.
Saint Pierre, ouvre ta porte
au buveur qui t'apportet’apporte
une voix pleine et forte
pour chanter : domino !
 
Tous en choeurchœur, excepté Gennaro.
(...)
ils choquent leurs verres en riant aux éclats. Tout à
coup on entend des voix éloignées qui chantent sur un
Ligne 3 834 :
Jeppo, riant de plus belle.
écoutez, messieurs ! -corbacque ! Pendant
que nous chantons à boire, l'échol’écho chante vêpres.
 
Tous.
Ligne 3 840 :
 
Voix au-dehors, un peu plus rapprochées.
(...)
tous éclatent de rire.
 
Ligne 3 850 :
 
Gennaro.
à minuit ! C'estC’est un peu tard.
 
Jeppo.
Ligne 3 856 :
 
Voix au dehors, qui se rapprochent de plus en plus.
(...)
 
tous rient de plus en plus fort.
Ligne 3 864 :
 
Maffio.
Regarde donc, Gennaro. Les lampes s'éteignents’éteignent
ici. Nous voici tout à l'heurel’heure dans l'obscuritél’obscurité.
Les lampes pâlissent en effet, comme n'ayantn’ayant plus
d’huile.
d'huile.
 
Voix au-dehors, plus près.
(...)
 
Gennaro.
Ligne 3 876 :
 
Jeppo.
La procession me fait l'effetl’effet d'êtred’être en ce
moment sous nos fenêtres.
 
Ligne 3 883 :
 
Ascanio.
C'estC’est quelque enterrement.
 
Jeppo.
Buvons à la santé de celui qu'onqu’on va enterrer.
 
Gubetta.
Savez-vous s'ils’il n'yn’y en a pas plusieurs ?
 
Jeppo.
Ligne 3 906 :
 
Saint Pierre, ouvre ta porte
au buveur qui t'apportet’apporte
une voix pleine et forte
pour chanter : domino !
 
Tous.
gloria domino !
 
Gubetta.
Au buveur, joyeux chantre,
qui porte un si gros ventre
qu'onqu’on doute, lorsqu'illorsqu’il entre,
s'ils’il est homme ou tonneau.
 
Tous, en choquant leurs verres avec des éclats de
rire.
 
La grande porte du fond s'ouvres’ouvre silencieusement dans
toute sa largeur. On voit au-dehors une vaste salle
tapissée en noir, éclairée de quelques flambeaux,
avec une grande croix d'argentd’argent au fond. Une longue
file de pénitens blancs et noirs dont on ne voit que
les yeux par les trous de leurs cagoules, croix en
tête et torche en main, entre par la grande porte en
chantant d'und’un accent sinistre et d'uned’une voix haute.
Puis ils viennent se ranger en silence des deux côtés
de la salle, et y restent immobiles comme des statues,
Ligne 3 936 :
 
Maffio.
Qu'estQu’est-ce que cela veut dire ?
 
Jeppo, s'efforçants’efforçant de rire.
C'estC’est une plaisanterie. Je gage mon cheval contre
un pourceau, et mon nom de Liveretto contre
le nom de Borgia, que ce sont nos charmantes
Ligne 3 945 :
pour nous éprouver, et que si nous levons une de
ces cagoules au hasard, nous trouverons dessous
la figure fraîche et malicieuse d'uned’une jolie femme.
-voyez—voyez plutôt.
 
Il va soulever en riant un des capuchons, et il reste
pétrifié en voyant dessous le visage livide d'und’un
moine qui demeure immobile, la torche à la main et les
yeux baissés. Il laisse tomber le capuchon et recule.
-ceci—ceci commence à devenir étrange !
 
Maffio.
Ligne 3 958 :
veines.
 
Les Pénitents, chantant d'uned’une voix éclatante.
(...)
 
Jeppo.
Ligne 3 981 :
Il y a quelques jours, tous, les mêmes qui êtes
ici, vous disiez ce nom avec triomphe. Vous le dites
aujourd'huiaujourd’hui avec épouvate. Oui, vous pouvez me
regarder avec vos yeux fixes de terreur. C'estC’est bien
moi, messieurs. Je viens vous annoncer une nouvelle,
c'estc’est que vous êtes tous empoisonnés, messeigneurs,
et qu'ilqu’il n'yn’y en a pas un de vous qui ait
encore une heure à vivre. Ne bougez pas. La salle
d'àd’à côté est pleine de piques. à mon tour maintenant,
à moi de parler haut et de vous écraser la
tête du talon ! Jeppo Liveretto, va rejoindre ton
oncle Vitelli que j'aij’ai fait poignarder dans les caves
du Vatican ! Ascanio Petrucci, va retrouver ton
cousin Pandolfo, que j'aij’ai assassiné pour lui voler
sa ville ! Oloferno Vitellozzo, ton oncle t'attendt’attend,
tu sais bien, Iago D'AppianiD’Appiani, que j'aij’ai empoisonné
dans une fête ! Maffio Orsini, va parler de moi
dans l'autrel’autre monde à ton frère de Gravina, que
j'aij’ai fait étrangler dans son sommeil ! Apostolo
Gazella, j'aij’ai fait décapiter ton père Francisco
Gazella, j'aij’ai fait égorger ton cousin Alphonse
D'AragonD’Aragon, dis-tu ; va les rejoindre ! -sur mon
âme ! Vous m'avezm’avez donné un bal à Venise, je vous
rends un souper à Ferrare. Fête pour fête,
messeigneurs !
Ligne 4 014 :
Ah ! Mes jeunes amis du carnaval dernier ! Vous ne
vous attendiez pas à cela ? Pardieu ! Il me semble
que je me venge. Qu'enQu’en dites-vous, messieurs ?
Qui est-ce qui se connaît en vengeance ici ? Ceci
n'estn’est point mal, je crois ! -hein ? Qu'enQu’en
pensez-vous ? Pour une femme !
 
Aux moines.
-mes—mes pères, emmenez ces gentilshommes dans la
salle voisine qui est préparée, confessez-les, et
profitez du peu d'instansd’instans qui leur restent pour
sauver ce qui peut être encore sauvé de chacun d'euxd’eux.
-messieurs—messieurs, que ceux d'entred’entre vous qui ont des
âmes y avisent. Soyez tanquilles. Elles sont en
bonnes mains. Ces dignes pères sont des moines
réguliers de saint-Sixte, auxquels notre saint-père
le pape a permis de m'assisterm’assister dans des occasions
comme celle-ci. -et si j'aij’ai eu soin de vos âmes,
j'aij’ai eu soin aussi de vos corps. Tenez ?
 
Aux moines qui sont devant la porte du fond.
-rangez—rangez-vous un peu, mes pères, que ces messieurs
voient.
 
Les moines s'écartents’écartent et laissent voir cinq cercueils
couverts chacun d'und’un drap noir rangé devant la porte.
-le—le nombre y est. Il y en a bien cinq.
-ah—ah ! Jeunes gens ! Vous arrachez les entrailles à une
malheureuse femme, et vous croyez qu'ellequ’elle ne se
vengera pas ! Voici le tien, Jeppo. Maffio, voici
le tien. Oloferno, Apostolo, Ascanio, voici les
vôtres !
 
Gennaro, qu'ellequ’elle n'an’a pas vu jusqu'alorsjusqu’alors, faisant un
pas.
Il en faut un sixième, madame !
Ligne 4 056 :
 
Dona Lucrezia.
Que tout le monde sorte d'icid’ici. -qu'onqu’on nous
laisse seuls. -Gubetta, quoi qu'ilqu’il arrive, quoi
qu'onqu’on puisse entendre du dehors de ce qui va se
passer ici, que personne n'yn’y entre !
 
Gubetta.
Ligne 4 073 :
 
Il y a à peine quelques lampes mourantes dans
l'appartementl’appartement. Les portes sont refermées. Dona
Lucrezia et Gennaro, restés seuls, s'entres’entre-regardent
quelques instans en silence, comme ne sachant par où
commencer.
 
Dona Lucrezia, se parlant à elle-même.
C'estC’est Gennaro !
 
Chant Des Moines au-dehors.
(...)
 
Dona Lucrezia.
Ligne 4 097 :
 
Gennaro.
Si je veux. -j'aij’ai le contre-poison.
 
Dona Lucrezia.
Ligne 4 104 :
Gennaro.
Un mot, madame. Vous êtes experte en ces matières.
Y a-t-il assez d'élixird’élixir dans cette fiole pour
sauver les gentilshommes que vos moines viennent
d'entraînerd’entraîner dans ce tombeau ?
 
Dona Lucrezia, examinant la fiole.
Ligne 4 112 :
 
Gennaro.
Vous ne pouvez pas en avoir d'autred’autre sur-le-champ ?
 
Dona Lucrezia.
Je vous ai donné tout ce que j'avaisj’avais.
 
Gennaro.
C'estC’est bien.
 
Dona Lucrezia.
Que faites-vous, Gennaro ? Dépêchez-vous donc.
Ne jouez pas avec des choses si terribles. On n'an’a
jamais assez tôt bu un contre-poison. Buvez, au
nom du ciel ! Mon dieu ! Quelle imprudence vous
Ligne 4 129 :
connais. Tout peut se réparer encore. Il est nuit.
Des chevaux seront bientôt sellés. Demain matin
vous serez loin de Ferrare. N'estN’est-ce pas qu'ilqu’il s'ys’y
fait des choses qui vous épouvantent ? Buvez, et
partons. Il faut vivre ! Il faut vous sauver !
 
Gennaro, prenant un couteau sur la table.
C'estC’est-à-dire que vous allez mourir, madame !
 
Dona Lucrezia.
Ligne 4 140 :
 
Gennaro.
Je dis que vous venez d'empoisonnerd’empoisonner traîtreusement
cinq gentilshommes, mes amis, mes meilleurs
amis, par le ciel ! Et parmi eux, Maffio Orsini,
mon frère d'armesd’armes, qui m'avaitm’avait sauvé la vie
à Vicence, et avec qui toute injure et toute
vengeance m'estm’est commune. Je dis que c'estc’est une
action infâme que vous avez faite là, qu'ilqu’il faut que
je venge Maffio et les autres, et que vous allez
mourir !
Ligne 4 155 :
Gennaro.
Faites votre prière, et faites-la courte, madame.
Je suis empoisonné. Je n'ain’ai pas le temps
d’attendre.
d'attendre.
 
Dona Lucrezia.
Ligne 4 163 :
 
Gennaro.
C'estC’est la réalité pure, madame, et je jure dieu
qu'àqu’à votre place je me mettrais à prier en silence,
à mains jointes et à deux genoux. -tenez, voici
un fauteuil qui est bon pour cela.
 
Dona Lucrezia.
Non. Je vous dis que c'estc’est impossible. Non,
parmi les plus terribles idées qui me traversent
l'espritl’esprit, jamais celle-ci ne me serait venue. -hé
bien, hé bien ! Vous levez le couteau ! Attendez !
Gennaro ! J'aiJ’ai quelque chose à vous dire !
 
Gennaro.
Ligne 4 180 :
Dona Lucrezia.
Jette ton couteau, malheureux ! Jette-le, te dis-je !
Si tu savais...savais… -Gennaro ! Sais-tu qui tu es ?
Sais-tu qui je suis ? Tu ignores combien je te tiens
de près ! Faut-il tout lui dire ? Le même sang coule
Ligne 4 193 :
 
Gennaro.
Ah ! Je suis votre neveu ! Ah ! C'estC’est ma mère,
cette infortunée duchesse de Gandia, que tous les
Borgia ont rendue si malheureuse ! Madame Lucrèce,
ma mère me parle de vous dans ses lettres.
Vous êtes du nombre de ces parens dénaturés
dont elle m'entretientm’entretient avec horreur, et qui ont
tué mon père, et qui ont noyé sa destinée, à elle,
de larmes et de sang. Ah ! J'aiJ’ai de plus mon père à
venger, ma mère à sauver de vous maintenant !
Ah ! Vous êtes ma tante ! Je suis un Borgia ! Oh !
Cela me rend fou ! -écoutez-moi, dona Lucrezia
Borgia, vous avez vécu long-temps, et vous êtes
si couverte d'attentatsd’attentats que vous devez en être
devenue odieuse et abominable à vous-même. Vous
êtes fatiguée de vivre, sans nul doute, n'estn’est-ce
pas ? Eh bien, il faut en finir. Dans les familles
comme les nôtres, où le crime est héréditaire et
se transmet de père en fils comme le nom, il arrive
toujours que cette fatalité se clôt par un
meurtre, qui est d'ordinaired’ordinaire un meurtre de famille,
dernier crime qui lave tous les autres. Un
gentilhomme n'an’a jamais été blâmé pour avoir
coupé une mauvaise branche à l'arbrel’arbre de sa maison.
L'espagnolL’espagnol Mudarra a tué son oncle Rodrigue De
Lara pour moins que vous n'avezn’avez fait. Cet espagnol
a été loué de tous pour avoir tué son oncle,
entendez-vous, ma tante ? -allons ! En voilà assez
Ligne 4 228 :
 
Gennaro.
Un crime ! Oh ! Ma tête s'égares’égare et se bouleverse !
Sera-ce un crime ? Eh bien ! Quand je commettrais
un crime ! Pardieu ! Je suis un Borgia, moi ! à
Ligne 4 238 :
 
Gennaro.
Amour ! ...
 
Dona Lucrezia.
C'estC’est impossible. Je veux te sauver de toi-même.
Je vais appeler. Je vais crier.
 
Gennaro.
Vous n'ouvrirezn’ouvrirez point cette porte. Vous ne ferez
point un pas. Et quant à vos cris, ils ne peuvent
vous sauver. Ne venez-vous pas d'ordonnerd’ordonner
vous-même tout à l'heurel’heure que personne n'entrâtn’entrât,
quoi qu'onqu’on pût entendre au dehors de ce qui va
se passer ici ?
 
Dona Lucrezia.
Mais c'estc’est lâche ce que vous faites là, Gennaro !
Tuer une femme, une femme sans défense ! Oh !
Vous avez de plus nobles sentimens que cela dans
l'âmel’âme ! écoute-moi, tu me tueras après si tu veux ;
je ne tiens pas à la vie, mais il faut bien que ma
poitrine déborde, elle est pleine d'angoissesd’angoisses de la
manière dont tu m'asm’as traitée jusqu'àjusqu’à présent. Tu
es jeune, enfant, et la jeunesse est toujours trop
sévère. Oh ! Si je dois mourir, je ne veux pas
mourir de ta main. Cela n'estn’est pas possible, vois-tu,
que je meure de ta main. Tu ne sais pas toi-même
à quel point cela serait horrible. D'ailleursD’ailleurs,
Gennaro, mon heure n'estn’est pas encore venue. C'estC’est
vrai, j'aij’ai commis bien des actions mauvaises, je
suis une grande criminelle ; et c'estc’est parce que je
suis une grande criminelle qu'ilqu’il faut me laisser le
temps de me reconnaître et de me repentir. Il le
faut absolument, entends-tu, Gennaro ?
 
Gennaro.
Vous êtes ma tante. Vous êtes la soeursœur de mon
père. Qu'avezQu’avez-vous fait de ma mère, Madame Lucrèce
Borgia ?
 
Ligne 4 283 :
pour moi ! écoute-moi encore un instant. Oh !
Que je voudrais bien que tu me reçusses repentante
à tes pieds ! Tu me feras grâce de la vie, n'estn’est-ce
pas ? Eh bien, veux-tu que je prenne le voile ?
Veux-tu que je m'enfermem’enferme dans un cloître, dis ?
Voyons, si l'onl’on te disait : cette malheureuse
femme s'ests’est fait raser la tête, elle couche dans la
cendre, elle creuse sa fosse de ses mains, elle prie
Dieu nuit et jour, non pour elle, qui en aurait
besoin cependant, mais pour toi, qui peux t'ent’en
passer ; elle fait tout cela, cette femme, pour que tu
abaisses un jour sur sa tête un regard de miséricorde,
pour que tu laisses tomber une larme sur
toutes les plaies vives de son coeurcœur et de son âme,
pour que tu ne lui dises plus comme tu viens de le
faire avec cette voix plus sévère que celle du
jugement dernier : vous êtes Lucrèce Borgia ! Si
l'onl’on te disait cela, Gennaro, est-ce que tu aurais le
coeur de la repousser ! Oh ! Grâce ! Ne me tue pas,
mon Gennaro ! Vivons tous les deux, toi pour me
Ligne 4 304 :
compassion de moi ! Enfin cela ne sert à rien de
traiter sans miséricorde une pauvre misérable
femme qui ne demande qu'unqu’un peu de pitié !
 
-un—un peu de pitié ! Grâce de la vie ! -et puis,
vois-tu bien, mon Gennaro, je te le dis pour toi, ce
serait vraiment lâche ce que tu ferais là, ce serait
Ligne 4 314 :
 
Gennaro, ébranlé.
Madame…
Madame...
 
Dona Lucrezia.
Oh ! Je le vois bien, j'aij’ai ma grâce. Cela se lit
dans tes yeux. Oh ! Laisse-moi pleurer à tes pieds !
 
Ligne 4 324 :
 
Gennaro.
Qui m'appellem’appelle ?
 
La Voix.
Ligne 4 330 :
 
Gennaro.
C'estC’est Maffio !
 
La Voix.
Ligne 4 336 :
 
Gennaro, relevant le couteau.
C'estC’est dit. Je n'écouten’écoute plus rien. Vous l'entendezl’entendez,
madame, il faut mourir !
 
Ligne 4 360 :
 
Dona Lucrezia.
Ah ! ... tu m'asm’as tuée ! -Gennaro ! Je suis ta
mère !