« Réflexions sur l’histoire, et sur les différentes manières de l’écrire » : différence entre les versions
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L'histoire, dit un ancien, plaît toujours de quelque manière qu'elle soit écrite. Cette proposition, quoique avancée par un ancien, et répétée, suivant l'usage, par trente échos modernes, pourrait bien n'être pas plus vraie. Il est sans doute des lecteurs qui ne sont difficiles ni sur le fond ni sur le style de l'histoire; ce sont ceux dont l'âme froide et sans ressorts, plus sujette au
Il est même des philosophes de mauvaise humeur, qui dédaignent absolument ce genre de connaissences; comme si pour l'ordinaire leur métaphysique et leurs systèmes leur apprenaient quelque chose de mieux, et à nous aussi. Mallebranche
A quoi bon, disait un de ces hommes qui croient penser mieux que les autres parce qu'ils pensent autrement, à quoi bon s'embarrasser de toutes les sottises qu'on a dites et faites avant nous ! C'est bien assez de souffrir de celles qu'on voit et qu'on entend, et qui finissent par être la grave occupation de quelques écrivains, empressés à les recueillir, et dignes de les louer. L'histoire, dites-vous, m'apprend à connaître les hommes ? Quelques instans de commerce avec eux me l'ont appris bien mieux et bien plus vite ; et cette connaissance, quand on a eu le malheur de l'acquérir par soi-même, n'invite pas à y ajouter quelques légers et tristes degrés de perfection par la lecture : Je tiens les hommes de tous les siècles pour ce qu'ils sont, faibles, fourbes et
D'ailleurs, ajoutait ce critique amer, puis-je compter sans folie sur le récit de ce qui s'est fait avant moi ? L'ignorance, la stupidité, les passions, la superstition, la flatterie, la haine, sont autant de verres enfumés, à travers lesquels presque tous les hommes voient les événements qu'ils racontent. Mille faits arrivés sous nos yeux sont couverts d'épaisses ténèbres ; le nuage qui les obscurcit semble grossir à mesure que les faits sont plus importants, parce qu'il y a plus d'hommes intéressés à les altérer ; cherchez maintenant la vérité dans les choses que vous n'avez point vues. L'histoire moderne est sur ce point la critique vivante et continuelle de l'ancienne. Pour moi je renonce à cette étude puérile ; Dieu, la nature et moi-même, voilà plus d'objets qu'il n'en faut pour occuper dignement ma vie
Encore, disait toujours ce détracteur de l'histoire, si en m'apprenant en détail les extravagances et la méchanceté des hommes, elle m'instruisait avec le même soin de ce qu'ils ont fait de bon et d'utile ! Si j'y trouvais le progrès des connaissances humaines, les degrés par lesquels les sciences et les arts se sont perfectionnés ! Mais point du tout. Cette partie de l'histoire, la seule vraiment intéressante, la seule digne de la curiosité du sage, est précisément celle que les compilateurs de faits ont le plus négligée ; infatigables narrateurs de ce qu'on ne leur demande pas, ils semblent s'être donné le mot pour taire ce qu'on voudrait savoir. Tandis que des vautours s'égorgeaient, des vers à soie filaient pour nous dans le silence ; nous jouissons de leur travail sans les connaître, et nous ne savons que l'histoire des vautours. Ceux qui nous l'ont transmise ressemblent à des naturalistes qui décriraient avec complaisance les combats des araignées qui se dévorent, et qui oublieraient de nous faire connaître l'industrie avec laquelle elles fabriquent leur toile.
Hâtons-nous de faire taire ce Diogène ; car comme il y a du vrai dans sa déclamation, ce vrai, quoique dur et outré, ou plutôt parce qu'il est dur et outré, chargerait encore l'infortunée philosophie d'un nouveau crime dont elle n'a pas besoin. Essayons, pour la justifier, d'opposer à notre cynique le philosophe sage et modéré qui lit l'histoire pour s'assurer que les générations passées n'ont rien à reprocher à celle qui passe, et pour pardonner à son siècle ; pour se consoler de vivre, par le spectacle de tant d'illustres et respectables
Ainsi, bien loin que l'histoire doive être dédaignée du philosophe, c'est au philosophe seul qu'elle est véritablement utile. Cependant il est une classe à qui elle est plus profitable encore. C'est la classe infortunée des princes. J'ose employer cette expression sans craindre de les offenser, parce qu'elle est dictée par l'intérêt que doit inspirer à tout citoyen le malheur inévitable auquel ils sont sujet, celui de ne voir jamais les hommes que sous le masque, ces hommes qu'il leur est pourtant si essentiel de connaître. L'histoire au moins les leur montre en tableau, et sous la figure humaine
C'est donc être le bienfaiteur des princes, et par contre-coup du genre humain qu'ils gouvernent, que de ne jamais perdre de vue en écrivant l'histoire, le respect superstitieux qu'on doit à la vérité. Qu'on ne doive jamais se permettre de l'altérer, cela ne vaut pas la peine d'être dit ; ajoutons qu'il est même très
Mais comment un historien, qui ne veut ni s'avilir ni se nuire, évitera-t-il tout à la fois, et le péril de dire la vérité quand elle offense, et la honte de la taire quand elle est utile ? Peut-être la seule réponse à cette question, est qu'un écrivain, à peine d'être convaincu ou tout au moins soupçonné de mensonge, ne devrait jamais donner au public l'histoire de son temps ; comme un journaliste ne devrait jamais parler des livres de son pays, s'il ne veut courir le risque de se déshonorer par ses éloges ou par ses satires. L'homme de lettre sage et éclairé, en respectant, comme il le doit, ceux que leur puissance ou leur crédit met à la portée de faire beaucoup de bien ou beaucoup de mal à leurs semblables, les juge et les apprécie dans le silence, sans fiel comme sans flatterie, tient, pour ainsi dire, registre de leurs vices et de leurs vertus, et conserve ce registre à la postérité, qui doit prononcer et faire justice. Un souverain qui, en montant sur le trône, défendrait, pour fermer la bouche aux flatteurs, qu'on publiât son histoire de son vivant, se couvrirait de gloire par cette défense ; il n'aurait à craindre, ni ce que la vérité oserait lui dire, ni ce qu'elle pourrait dire de lui ; elle le louerait, après l'avoir éclairé, et il jouirait d'avance de son histoire qu'il ne voudrait pas lire. Mais pourquoi les gens de lettres n'auraient-ils pas assez bonne opinion des princes, pour supposer cette défence, et assez de courage pour y obéir comme si elle était faite ? L'histoire, les princes, les peuples leur seraient également redevables.
Après ces réflexions sur l'histoire en général, disons un mot des différentes manières de l'écrire. La plus simple, et en même temps la plus convenable pour celui qui ne veut qu'écrire l'histoire, c'est-à-dire la vérité, est celle des abrégés chronologiques. On y réduit l'histoire à ce qu'elle contient d'incontestable, aux résultats généraux des faits ; et on supprime les détails, toujours altérés par les erreurs ou les passions des hommes. Nous avons depuis quelques années un grand nombre d'abrégés de cette espèce, à la tête desquels on doit placer celui qui a mérité de servir de modèle à tous les autres, l'Abrégé chronologique de l'Histoire de France ; ouvrage également recommandable par l'élégance et la netteté de la forme, par l'exactitude des recherches ; par les réflexions et les vues fines que l'auteur y a su répandre, et surtout par une exposition approfondie, quoique succincte en apparence, des principes et des progrès de notre legislation.
C'est à cette manière si sage de présenter les faits, qu'on devrait se borner, si les hommes étaient assez raisonnables pour se contenter d'être instruits ; mais leur curiosité inquiète cherche des détails, et ne trouve que trop de plumes disposées à la servir et à la tromper.
On représentait à un historien du dernier siécle, connu par ses mensonges (Varillas), qu'il avait altéré la
Tant de princes, dont on prétend nous peindre le caractère, comme si on avait été leur courtisan, et nous développer la politique, comme si on avait assisté à leur conseil, riraient bien, s'ils revenaient au monde, du portrait qu'on fait d'eux et des idées qu'on leur prête. A la paix d'Utrecht, les politiques d'Angleterre agitaient entre eux avec chaleur, si la reine Anne avait eu raison ou non de contribuer à cette paix ; pendant ce même temps, un professeur de Cambridge faisait des dissertations pour prouver que je ne sais quel empereur grec du bas Empire avait eu raison ou tort (j'ai oublié lequel) de faire sa paix avec les Bulgares.
Jusqu'à la superstition exclusivement qui avilit l'hommage sans honorer l'objet, je crois rendre aux anciens le tribut d'estime, d'admiration même qui leur est dû ; mais tout le respect que j'ai pour eux ne m'empêche pas de les soupçonner d'avoir plus souvent écrit l'histoire en orateurs qu'en philosophes. Ces harangues qu'on trouve chez eux à chaque pas, et qu'ils auraient été bien fâchés qu'on crût l'ouvrage de ceux à qui ils les attribuent, ces harangues, tout éloquentes qu'elles sont, ou plutôt parce qu'elles sont pour la plupart des chefs-d'
La philosophie, ou pour employer une expression qui ne fasse peur à personne, la raison, nous a appris que le ton de l'histoire doit être moins oratoire et plus simple. Mais en nous délivrant d'un mal, elle en fait sans le vouloir un autre ; c'est de mettre la plume à la main d'une multitude d'auteurs médiocre, qui ont saisi avec avidité ce genre d'écrire, comme celui de tous qui exige le moins qu'on tire de son propre fonds, rien n'étant plus commode que de trouver dans les ouvrages des autres ce qu'on doit dire. Ils écrivent l'histoire, comme la plupart des hommes la lisent, pour n'être pas obligé de penser, et se font auteurs à peu de frais.
Il est une manière de présenter l'histoire, moins austère à la vérité que celle des abrégés chronologiques, mais qui en laissent à l'écrivain plus de liberté, lui donne aussi plus de licence : c'est l'histoire universelle et abrégée, où sans détailler les faits, en offre le résumé général, rend ce résumé intéressant par les
Soit que les anciens aient redouté les écueils de ce genre, soit qu'ils n'en aient pas eu l'idée, ils ne nous ont laissé sur ce point aucun modèle. Plus hardie et plus heureuse, la France nous en a fourni deux, supérieurs chacun dans leur manière
Un autre genre que les anciens paraissent n'avoir point connu, est l'histoire approfondie et raisonnée, qui a pour but de développer dans leur principe les causes de l'accroissement et de la décadence des Empires. Nous avons en ce genre d'
De toutes les façons d'écrire l'histoire, celle qui mérite peut-
Au risque d'essuyer quelques fines plaisanteries de la part de ceux qui rejettent d'avance tout ce qui ne ressemble pas à ce qu'ils connaissent, oserais-je proposer ici une manière d'enseigner l'histoire, dont j'ai touché un mot ailleurs, et qui aurait, ce me semble, beaucoup d'avantages ? Ce serait de l'enseigner à rebours, en commençant par les temps les plus proches de nous, et finissant
Mais pourquoi bornerait-on l'étude de l'histoire à n'être pour les enfants qu'un exercice de mémoire ? Pourquoi n'en ferait-on pas le meilleur catéchisme de morale qu'on pût leur donner, en réunissant sous leurs yeux dans un même livre les actions et les paroles mémorables? Les anciens ont mieux connu que nous l'utilité de ces sortes d'ouvrage ; témoins Plutarque et Xénophon chez les Grecs, et Valère Maxime chez les Romains. A la vérité, un pareil recueil demande de l'âme et du goût pour être fait avec choix, et pour ne pas ressembler aux recueils de bons mots, qui n'ont été faits que par des imbéciles. Qu'il serait à souhaiter que chaque état utile à la société, magistrat, guerriers, artisans même, pût avoir un pareil recueil que lui fût propre, et qu'on ferait lire de bonne heure aux
Mais pourquoi la république des lettres, si ingénieuse à se déchirer elle-même, si empressée de publier les scandales qui l'avilissent, ne recueillerait-elle pas les traits de générosité, de désintéressement, de courage qui peuvent la rendre respectable ? Pourquoi, par exemple, pour ne citer que le plus récent, la postérité n'apprendrait-elle pas que, dans un temps où on cherche avec un acharnement puéril à rendre la philosophie odieuse, un membre illustre de cette compagnie, un écrivain qui a rendu la philosophie si aimable dans ses ouvrages, lui a fait encore plus d'honneur, en a fait à l'Académie, en a fait à la France (Voltaire), en arrachant la famille du grand Corneille à l'indigence où elle languissait ignorée ? Pourquoi n'annoncerait-on pas aux gens de lettres de toutes les nations, que le plus célèbre d'entre eux, objet continuel de la plus vile et de la plus impuissante satire, a donné cet exemple de patriotisme à tant d'hommes embarrassés de leurs richesses, qui obscurément jaloux de la supériorité que le génie donne sur eux, applaudissent sourdement aux traits émoussés qu'on lui lance, et croient leur petit triomphe bien secret, parce qu'on ne pense pas à les y troubler ; ennemis cachés et timides du vrai talent qui les dédaigne, et protecteurs ténébreux de la basse littérature qui les méprise.
Si ces réflexions sur l'histoire sont reçues du public avec la même indulgence que mes réflexions sur la poésie, elles en déplairont sans doute davantage, non pas aux bons historiens, car ils n'ont pas plus à se plaindre de moi que les bons poètes, mais à quelques tristes compilateurs, qui auront le plaisir de réfuter ce que je n'
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