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<poem>

Vieillards redoutables et vieux, comme les mers,

Qui regardez en vous pour voir toute la terre,

Qui n’interrogez point l’azur des cieux amers,

Et demeurez penchés sur votre seul mystère.

(1888)

 

 

SOUS LES PRÉTORIENS

Contre des murs de nuit, de grands soleils.

Soudain arborent des trophées ;

Les colonnes sont attifées

De cartouches soyeux et de lauriers vermeils.

(1887)

 

 

LÉGENDES

Saignant leurs jours, saignant leurs cœurs, puis leurs cadavres ;

Passaient dans la légende, ainsi que des soleils.

 

Ils jugeaient bien et peu la vie : une aventure ;

(1888)

 

 

LES PREUX

Hélas ! tous ces cerveaux qui rêvèrent de gloire,

Fendus ! et tous ces poings, coupés ! traceurs d’éclairs,

Avec, dans l’air, leurs glaives clairs

Et leurs aigles de casque éployés dans l’Histoire.

(1889)

 

 

SOIR DE CAVEAU

Un luxe vieux de métaux noirs habille

Le solennel granit d’un fût assyrien,

Que les siècles et leur douleur indébile.

 

(1891)

 

 

ARTEVELDE

Avec un nœud d’éclairs il les tenait, ses Flandres,

Un nœud de volonté — son poing comme un beffroi

Debout dans la colère aimantait de l’effroi

Et s’abattait, et les cages devenaient cendres.

En pleine ville ardente et révoltée, un soir.

 

 

LA NUIT

Et s’érigent, d’un jet, vers ce plafond de feux,

Les hêtres et les pins, pareils à des pilastres.

 

Comme de blancs linceuls éclairés de flambeaux,

APREMENT

I

 

Dans leur cadre d’ébène et d’or

Serrés dans leurs secrets obscurs,

Et leur austérité méchante.

 

Haute allure, maintien cruel,

 

II

 

Sur le bloc de granit ancien, mordu de fer,

Les hauts bras étendus dont les mains sont coupées,

Tendaient pour les vaincus l’orgueil droit des épées ;

 

Sur le bloc de granit ancien, mordu de fer,

(1888)

 

 

LA GRILLE

Paraît, entre ses dents, broyer des choses d’or

Quand on voit à travers étinceler le chœur.

 

Et mâchoire pour les souffrances et langues

 

OBSCURÉMENT

Où griffes de lion et d’aigle et gueules d’ours

Et crocs et becs ; ce sont de roides contractures

Sa peau de pierre allume éclair en un miroir,

Et l’on entend craquer les reins du beau Patrocle.

 

Obscurément : marteaux cassés ! mortes les heures !

Avec ses doigts d’hiver ses lèvres souterraines.

 

 

LES HORLOGES

Sons morts, notes de plomb, marteaux et limes,

Boutique en bois de mots sournois

Et le babil des secondes minimes,

Les horloges, avec leurs voix ;

Serrent ma peur en leur compas.

 

 

MINUIT BLANC

Qui vont prier en vain les blanches Notre-Dames ?

 

 

PARABOLE

Et le passage des oiseaux, là-haut,

S’indéfinise, ailes ramantes.

 

Un pêcheur grave et théorique

(1894)

 

 

LA BARQUE

Seule une barque est là, qui veille et qui attend,

Les deux avirons pris dans la glace compacte.

 

Quel ange ou quel héros les empoignant soudain

Tandis que des oiseaux libres et flagellant

Les vents, volent, là-haut, vers les printemps à naître ?

LES PAROLES MORNES

 

DES SOIRS

Pour le rêve veiller — dont mon esprit, hélas !

Au clair sonnant matin ne se souviendra pas.

 

II

(1888)

 

 

SAIS-JE OU ?

 

Et c’est minuit ainsi qu’un grand bloc blanc.

Sur les marais d’argent dormant,

Et c’est minuit qui pince et grince

(1890)

 

 

COMME TOUS LES SOIRS

C’est lui, dans les roseaux,

Le vieux crapaud de mes sanglots.

 

Quand les taches des stellaires poisons

(1889)

 

 

L’HEURE MAUVAISE

Où s’allumait l’intérieur soleil,

Dardait contre le bloc de roc de la bêtise.

 

De vivre ainsi hautement, j’avais

(1887)

 

 

LES RIDEAUX

Sur les dalles,

Mais aussi sur mon cœur.

 

En ces plaines de laines,

Elles dardent la cruauté ; des yeux,

Qui m’ont troué de leurs regards.

 

Aux jours d’erreurs et de hasards ;

 

Les miens, ils sont hargneux de leurs chimères,

Ils sont, mes grands rideaux, couleur de cieux,

Un firmament silencieux

A cause de sa douleur même,

Qui s’aime en ces lambeaux

 

Qu’on arrache d’elle en drapeaux

(1892)

 

 

VERS

 

— Il fait novembre en mon âme —

Et c’est le vent du Nord qui clame

Comme une bête dans mon âme.

 

— Il fait novembre en mon âme —

 

Une barque pourrit dans l’eau,

(1891)

 

 

SONNET

(1891)

 

 

LA-BAS

 

SILENCIEUSEMENT

En un plein jour, larme de lampes,

Qui brûlent en l’honneur

Parfois, ses mains et ses doigts d’aube

Closent les yeux de mon ennui.

 

Nous nous écoutons ne rien dire.

Avec, autour de lui, un peu de fleurs jonquille.

Ne point saisir au vol ce qui se définit ;

Passer et ne pas trop s’arrêter au passage ;

Ne jamais repasser surtout ; ne savoir l’âge

(1889)

 

 

UN SOIR

 

Quant à mon âme, elle est partie.

 

Je voudrais me cracher moi-même,

 

Quant à mon âme, elle est partie.

 

Le han du soir suprême, écoute !

(1888)

 

 

QUELQUES-UNS

Ils ont plié leurs ans ainsi que des linceuls ;

Ils sont les revenus de tout, même d’eux-mêmes ;

Les vices leur sont noirs, mais aussi les vertus ;

Leurs cœurs saignés à blanc et leurs ardeurs matées,

Ils n’ont plus même, hélas ! le grand rêve des Croix

Ni le dernier espoir tendu vers la mort rouge.

 

(1887)

LES FLAMANDES

 

1883

A LÉON CLAUDEL

 

 

LES VIEUX MAITRES

Sont réunis, menton gluant, gilet ouvert,

De rires plein la bouche et de lard plein le ventre.

Leurs commères, corps lourds où se bombent les chairs

Dans la nette blancheur des linges du corsage,

Excitent, d’heure en heure, à neuf, leurs appétits.

Dans la cuisine, on fait en hâte les lessives

De plais vidés et noirs qu’on rapporte chargés,

Des saucières d’étain collent du pied aux nappes,

Elle se trousse là, grosse, cynique, obscène,

Regards flambants, corsage ouvert, la gorge en fleur.

La gaieté secouant les plis de sa bedaine.

Ce sont des bruits d’orgie et de rut qu’on entend

Un chien s’empiffre à droite ;, un chat mastique à gauche ;

C’est un déchaînement d’instincts et d’appétits,

De fureurs d’estomac, de ventre et de débauche,

Explosion de vie, où ces maîtres gourmands,

Et faisaient des chefs-d’œuvre entre deux soûleries.

 

 

LA VACHÈRE

Les insectes de l’herbe, amis de chaleur douce

Et de sol attiédi, s’en viennent, à vol lent,

Se blottir, par essaims, sous la couche de mousse,

Qu’elle réchauffe en s’étalant.

Bat sa gorge, la gonfle, et, lente, la soulève

Comme les vents lèvent les blés.

 

Midi, d’un baiser d’or, la surprend sous les saules,

Et se mêlent à ses cheveux.

 

 

ART FLAMAND

Ou femelles aux contours pleins,

Symbolisant les saisons belles,

 

Grand art des maîtres, ce sont elles,

Illuminaient, dans un coin sombre,

Leurs sourires, gras d’impudeur.

 

Ces chiens en rut cherchaient des lices ;

Avec de rouges violences,

Les corps charnus de vos beautés.

 

Les femmes pâles et moroses

Les coins de chair moitié montrés

Dans les nids du décolletage,

 

Les sujets vifs, les sujets mous,

Avec des airs de royauté.

 

 

LES PLAINES

Où des charges de foin passent par tombereaux,

Et puis encor, là-bas, où quelque voile entrevue,

Toute rouge, sur fond diaphane et vermeil,

Fait deviner les flots, la chanson matinière

Quelques terreaux là-bas boudent compacts et nus.

L’eau des fossés déborde et les terres sont sales,

L’orée et le sentier boueux, les bois chenus,

Bien que Mars ait craché ses poumons en rafales.

Femmes sarclant le lin, hommes tassant l’engrais,

Chevaux traînant la herse à travers les cultures,

Pendant qu’autour, flattés de soleil tranquille et frais,

Les trèfles verts, les foins en fleur, les emblavures,

Avec le va-et-vient de son souffle énervant,

La campagne vautrée en sa lourde paresse.

 

Un tressaillement d’or court au ras des moissons,

S’étalait tel : en champs luisants de miroirs blancs

Taillés à chocs brutaux de pique et de charrue.

 

La Flandre — au coup de col de ses gros chevaux roux,

Et les bateaux cinglaient, toutes voiles claquantes

Leur proue et leurs sabords souffletés de soleil.

 

IV

Sur les digues, un nid d’oiseau ballotte encor,

Un seul — et lentement la bise l’effiloque.

 

Des bruits lointains et sourds sortent des horizons,

Que des voleurs, le soir, le matin, des perclus,

Se traînant mendier de hameaux en villages,

 

Que de maigres troupeaux, rentrant par bataillons,

Qu’ils agitent dans l’air ainsi que des haillons.

 

 

KATO

Les cinq doigts grapilleurs étirant le pis rose,

 

Qu’il s’échappe à jet droit, qu’il mousse plein de bulles,

Et que le nez rougeaud de Katu s’en repaît,

Leur grand souille, dans l’auge emplie, ameute l’eau,

Leur coup de corne enfonce une cloison d’emblée.

 

Elles mâchonnent tout d’un appétit goulu :

De bouse mise en tas, pendant qu’autour

Bourdonne l’essaim noir et sonore des mouches.

 

Et c’est là qu’elle vit, la pataude, bien loin

D’une bête éveillée au fond du grand silence.

 

 

LA FERME

Qu’on eût dit le hameau tassé là, tout entier.

 

 

L’ENCLOS

Cassaient rageusement des iris longs d’une aune.

 

 

DIMANCHE MATIN

Brusque, comme un sursaut, claquait du linge en l’air.

 

 

LES GRANGES

Et le soir, comme un chant, endormait la campagne.

 

 

LES VERGERS

Qu’un grand feu crépitait dans un tas de sarments.

 

 

L’ABREUVOIR

Et les grands bœufs semblaient râler ces agonies.

 

 

LE LAIT

— Mais en face le lait restait froid, restait vierge.

 

 

LES GUEUX

Avec des jurements et des signes de croix.

 

 

LES PORCS

Et leurs bûchers de mort faisaient des feux de joies.

 

 

CUISSON DU PAIN

 

LES RÉCOLTES

Comme un éclat vermeil sur un saphir immense,

Que dans l’air les oiseaux détaillaient leur romance,

Tachaient les carrés verts de camisoles rouges.

 

 

LA GRANDE CHAMBRE

Montaient vers son cœur nu, comme un encens mauvais.

 

 

LA CUISINE

Qu’on vannait du soleil à travers un vitrail.

 

 

LES GRENIERS

Tandis que sur un van le grand chat blanc veillait.

 

 

L’ÉTABLE

Et grappillaient les pis tendus, canaillement.

 

 

LES ESPALIERS

Et les feuilles luisaient comme des vols d’oiseaux.

 

 

EN HIVER

 

TRUANDAILLES

Dites ! jadis, ripaillait-on

Dans les bouges et dans les fermes :

Bâfraient à casser leur mâchoire,

Hurlaient à réveiller les morts.

 

Chacun avait, à droite, à gauche,

Et comme leurs gars, ventre plein,

Menton poissé, langue salie,

 

Râlaient en proie au rut fiévreux

Hurlaient d’effroi toute la nuit.

 

 

LA VACHE

Sur leur énorme dos luisait l’acier des bêches,

Plaquant le jour brumeux et gris de miroirs blancs.

 

On entendait gronder des fracas de roulages

La boucherie est là, tout en haut, large ouverte,

Dans un encadrement plaqué de champs et d’eau.

 

La vache brusquement s’arrête au seuil du porche.

Les brûle de baisers d’amour, comme une amante,

Et leur gonfle le sein de germes fécondants.

 

La vache voit bleuir le grand ciel qui surplombe

Mais son dernier regard s’est empli de soleil.

 

 

LES PAYSANS

L’instrus qu’on doit haïr, l’ennemi fatal, l’homme

Qu’il faut tromper, qu’il faut leurrer, qu’il faut gruger.

 

La patrie ? Allons donc ! Qui d’entre eux croit en elle ?

Que, dans la lutte humaine, ils restent les serviles,

De peur, s’ils se cabraient, d’être un jour les broyés.

 

I

L’été, quand les moissons de seigle se balancent

Avec des éclats d’or, tombant des cieux à flots,

Les voici, dans le feu des jours longs et torrides,

Peinant encor, la faux rasant les seigles mûrs,

Avec l’horreur sur leurs faces hérissonnées,

Ils roulent sous le vent qui s’acharni aux débris ;

Et qu’au temps où la mort ouvre vers eux ses portes,

Leur cercueil, descendant au fond des terrains mous,

« Bien qu’en toute saison tous travaillassent ferme,

Que chacun de son mieux donnât tout son appoint,

Voilà cent ans, de père en fils, que va la ferme,

Et que bon an, mal an, on reste au même point ;

Levé leurs yeux, ni vu les couchants grandioses

S’étaler dans le soir ainsi qu’un lac vermeil.

 

III

Avec leurs yeux sanglants et leur bouche gluante,

Allument des soleils dans le grouillement noir.

L’orgie avance et flambe. Une urine puante

Mousse en écume blanche aux fentes du trottoir.

Gamins hâves, fumant des pipes ramassées,

Tout cà saute, cognant des bras, grognant du groin,

Tapant des pieds. Parfois les soudaines poussées

De nouveaux arrivants écrasent dans un coin

Tant sautent de fureur les croupes de leurs gouges —

Des ardeurs s’allumant au feu noir des viols.

 

Avant que le soleil n’arde de flammes rouges,

Dans l’étable où se sont glissés les maraudeurs,

Où la vachère couche au milieu des fourrages,

Dans l’auge, dont les gars font choix pour le déduit,

Mêmes enlacements, mêmes cris, mêmes rages,

Eux, les fermiers, les vieux, font encor des enfants.

 

 

MARINES

Eux s’attaquaient l’un l’autre, et craquaient, et grinçaient,

Et d’un bruit de tonnerre ébranlaient les campagnes.

 

II

Et les voiliers géants dressaient sue l’eau leurs proues,

Où des nymphes en bois bombaient leurs soins dorés.

 

III

Et semblait menacé d’un embrasement lent,

Et les flots criblés d’or charriaient de la braise.

 

IV

Voici qu’on n’entend plus qu’un bruit tombant de rames.

 

 

AMOURS ROUGES

Tant le sang de son cœur lui brûle chaque artère,

Tant hurlent ses désirs et ses instincts en feu,

Ne faire de son corps qu’une table dressée,

Où son gars mangerait et boirait jusqu’au jour,

Ils dénichent, comme au hasard, une encoignure.

Faite d’un bois derrière et de buissons devant,

Un coin calme, où bruit seule parmi l’épeautre,

La respiration onduleuse des blés.

La voyant dans ses bras frissonner comme une aile,

Sent son orgueil de gars puissant monter en lui.

 

Ses assauts enfiévrés comme un choc de rafales

 

LES FUNÉRAILLES

Voici huit jours qu’a trépassé le vieux fermier

Qui, rond par rond, thésaurisa dans un sommier

Et prétendant que tous aient une part des fêtes

Ils ont donné du sucre et de la bière aux bêtes.

 

Les servantes et les valets quittant le deuil

Les pieds allongés droits sous la table de chêne,

Et seul, le hoquet gras debonde leur bedaine.

 

Le fossoyeur éructe et croit du fond d’un trou

Aussi, pour affirmer leur droit indubitable,

L’un d’eux met un tas d’or comme un poing sur la table.

 

L’étonnement est si rouge et fervent, que tous,

D’ivresse et de fureur qui bout encor en cave.

 

 

LES VIEILLES

Des anneaux de rubis cerclant leurs jambes nues,

Le front plaqué d’un feu de soleil qui s’endort,

Les gouges dans leur gloire ardente se promènent.

Ah ! celles-là, du moins, ont bien fait de mourir

Comme il rosit au front l’enfance et la jeunesse !

Pour vous, vieilles, le jour, c’est le masque sans dents,

C’est la paupière où du pus congelé se presse,

Faisant comme une plaie à chacun de vos yeux,

Que les chiens de la mort n’en voudront même plus !

 

 

AUX FLAMANDES D’AUTREFOIS

Qu’immobiles d’orgueil, au bord de l’étang bleu,

Dans les midis vibrants et roux, trônent les chênes.

 

Au temps où les taureaux fougueux sentent venir

Nous vous magnifions, femmes de la patrie,

Qui concentrez en vous notre Idéal charnel.

LES MOINES

 

1885

 

A GEORGES KHNOPFF

 

LES MOINES

Miroirs réverbérant comme des lacs lucides

Des rives de douceur et des vallons de paix ;

 

Voyants dont l’âme était la mystique habitante,

Qui poussez dans le ciel vos crucifix flambants.

 

 

VISION

S’en viennent là, du fond de leurs cloîtres mystiques,

S’incendier l’esprit au feu des repentirs :

 

Les uns, n’ayant jamais péché, portent leur âme

Ils tombent à genoux sur la froideur des dalles

Et jettent vers leur Dieu tout le sang de leur cœur.

 

Le sang frappe l’autel et sur terre s’épanche,

L’hostie est demeurée implacablement blanche.

 

 

SOIR RELIGIEUX

Avec un va-et-vient de balancement doux,

Font trembler leurs reflets dans les eaux d’améthyste.

 

A l’horizon, par où les longs chemins perdus

 

LES CRUCIFÈRES

Avec leur manteau blanc, ouvert ainsi qu’une aile,

On les voit tout à coup illuminer la nuit

Qui se dressent debout, sous leurs vêtements blêmes,

Pour tirer d’adultère et de stupre leurs rois !

 

C’est eux, qui font flamber les bûchers d’or superbes,

Comme si leur cercueil eût barré son torrent.

 

 

SOIR RELIGIEUX

Se prolongeant au loin jusqu’aux fermes prochaines.

Le long des champs en friche et des coins de genêt.

 

Ces arbres vont — ainsi des moines mortuaires

Dont on n’aperçoit pas monter la tige immense.

 

 

MOINE ÉPIQUE

Son visage, planté de poils et de cheveux.

Dardait tout l’infini par les trous de ses yeux ;

 

Quatre-vingts ans chargeaient ses épaules tannées

Qui n’avait pu, suivant l’abaissement, décroître,

Et même était trop grand pour tenir dans un cloître,

 

Et se noyer le cœur dans le marais d’ennui

L’esprit durci, le cœur blême de chasteté,

Et seul, et seul toujours avec l’immensité.

 

On le voyait marcher au long des mers sonnantes,

On rêve aux tueurs d’ours, abattus dans la chasse,

A ces hommes d’un bloc de granit et de glace.

 

Que l’on n’enterrait point, mais dont les restes lourds,

Au fond des soirs, là-bas, s’en allaient en fumées.

 

 

MOINE DOUX

Et par les lacs, le long des eaux, ils s’en iraient,

Comme un cortège blanc de lys qui marcheraient.

 

Ces moines, dont l’esprit jette un reflet de cierge,

Donne aux plus saints d’entre eux son Jésus à baiser.

 

 

FÊTES MONACALES

Sur les remparts un arc triomphal est planté,

Par où, sous le grand cintre encadrant la campagne,

Plus solennel encor semble entrer le soleil.

L''encens éploie au loin ses bleuâtres spirales :

Des corbeilles de fruits bombent leurs tons safrans

Sur des plintes de chêne et sur des bords d’armoires,

Et les échansons vifs passent, le bras orné

De la sveltesse en col de cygne des aiguières.

Le ventre frémissant et les naseaux ouverts,

Tendent leurs cous gonflés du côté de l’orgie.

 

Enfin, la table est prête et dresse ses couverts.

Jérusalem conquise et l’assaut des Croisés,

Le glaive au vent, sur la douve monumentale,

D’abord s’avance au pas le héros Godefroi,

Levant sur l’Orient la croix occidentale,

Les Chrétiens vers le ciel, d’un regard plus fervent,

S’exaltent ; on ne sait laquelle des bannières

Quel symbole mourra de mort rouge, quel monde

Tiendra sous sa lourdeur l’autre monde écrasé

Le front caché suivant le vol des broderies,

Les doigts cerclés d’argent et les poignets d’airain.

Des tortils monacaux et blancs, où le burin

Tailla sur fond d’azur des mitres crénelées ;

Et la marée en fleur de l’avoine et du foin.

Tandis qu’arrive, rouge, à travers champs, la houle

Des vacarmes touffus et des débordements

Et des grosses clameurs et des ruts de la foule.

Sont amenés, timons ornés, chevaux trapus.

On les y voit monter, la face au vin rougie,

Et s’en aller par les routes à travers bois.

Faisant, de loin en loin, sur la foule et l’orgie

 

L’HÉRÉSIARQUE

Et là, ce moine noir, que vêt un froc de deuil,

Construit, dans sa pensée, un monument d’orgueil.

Il y scelle sa fougue et son ardeur mystique,

Et sa fausse science et son doute ascétique.

 

Il y jette sa force et sa raison de fer,

Damné d’ombre et de soir, que Satan ronge et mord,

Lépreux moral, chauffant contre sa peau la mort,

 

Le cœur tortionné, durant des nuits entières,

Alors il sera grand de la grandeur humaine,

Son orgueil flamboiera sous la foudre romaine,

 

Son nom sera crié dans la rage et l’amour,

Des glaives furieux et des crosses brandies.

 

 

LES CLOITRES

Ces temps passaient de fer et de splendeur vêtus

Et le progrès n’avait encor de sa râcloire

Rien enlevé de grand, de féroce et de gourd

Au monde, où se taillaient les blocs des épopées.

Eblouissant leur temps de leurs majestés pâles

Et, pareils à des dieux de granit et d’airain,

Assis, les pieds croisés sur les foudres papales.

 

La puissance monta des bras à leur cerveau :

Eux qui jadis, géants d’orgueil de la bataille,

Passaient, pennons au vent, dans les rouges assauts,

Se dressèrent, géants d’étude et de pensée.

Refrappa de splendeur l’assise du granit,

Où les moines dressaient leur foi renouvelée.

Tels se maintinrent-ils — et rien de leur orgueil

N’était depuis mille ans descendu de leur tête.

Et donné votre part de ciel et de lumière ?

 

 

CROQUIS DE CLOITRE

Comme un affaissement d’ardeur et de prière.

 

 

MOINE SIMPLE

Elles lui parfumaient la vie et le sommeil,

Et pour elles, c’était qu’il aimait le soleil

 

Et le firmament pur et les nuits diaphanes,

Qui font songer aux jours mystérieux des limbes

Et passent couronnés de la clarté des nimbes,

 

Il étalait sa joie intime et son bonheur,

Serait depuis longtemps connu du ciel entier.

 

 

AUX MOINES

Seuls sans ployer le dos vous en portez la charge

Comme un royal cadavre au fond d’un cercueil d’or.

 

Moines — oh ! les chercheurs de chimères sublimes —

Sous le vélum errant d’une chaste nuée,

Afin qu’un jour cette âme aux désirs éternels,

Pensive et seule et triste, au fond de la nuit blême,

De votre gloire éteinte allume encor le feu,

Comme une épée immense aura transpercé Dieu !

 

 

CROQUIS DE CLOITRE

Et toujours et toujours les grands moines se taisent.

 

 

SOIR RELIGIEUX

Vers des lointains perdus et des régions mortes,

La souffrance du monde éparse au fond du soir.

 

C’était un croisement de voix pauvres et lentes,

A travers les terreaux, vers les doux angelus.

 

 

CROQUIS DE CLOITRE

Ses linceuls de soleil sur les horizons morts.

 

 

RENTRÉE DES MOINES

A travers les champs verts s’en va se déroulant

La route dont l’averse a lamé les ornières ;

Elle longe les noirs massifs des sapinières

Et monte au carrefour couper le pavé blanc.

Aux remueurs cassés de sols et de labours,

Aux gueux chrétiens qui vont mourir, aux grabataires,

 

A ceux qui crèvent seuls, mornes, sales, pouilleux

Par-dessus les hameaux, jetant à travers l’air

Un long appel, qui long, parmi l’écho, ricoche.

 

Ils redisent que c’est le moment justicier

Il est un moribond qui s’en va sans prière

Et qu’il faut supplier, au chœur, le Christ en croix,

 

Pour qu’il soit pitoyable aux mendiants avides

Ferment les yeux des morts, silencieusement.

 

 

CROQUIS DE CLOITRE

Et tous s’aiment en lui, ne se connaissant pas.

 

 

MOINE SAUVAGE

Leur barbe flotte au vent comme un taillis de verne,

Et leur œil est luisant comme une eau de caverne.

 

Et leur grand corps drapé des longs plis de leur froc

Et les vierges, dans les cirques et les batailles,

Donnant aux lions roux à lécher leurs entrailles ;

 

Et les pénitents noirs qui, les yeux sur le pain,

Au fond du cloître, ainsi que des marbres austères.

 

 

SOIR RELIGIEUX

 

MOINE FÉODAL

D’autres, fils de barons et de princes royaux,

Gardent amples et clairs leurs orgueils féodaux.

Ils s’assoient dans les plis cassés droits de leurs bures,

Tels que des chevaliers dans l’acier des armures ;

 

Ils portent devant eux leur grande crosse en buis,

Comme un monument d’or ouvert dans le soleil.

 

 

CROQUIS DE CLOITRE

Autour de leur prière en sourdine chantés.

 

 

UNE ESTAMPE

Et que le grand dortoir livide et solitaire,

Avec tout son silence, entrait dans leurs esprits.

 

Elle exerçait alors l’intime pénétrance

Ceux qui s’en vinrent hier, ceux qui viendront demain,

Les résignés, les forts, les purs, les solitaires !

 

Oh ! les bouches en feu qui l’aimeront encor,

Et qui toutes seront mortes, avant la mort !

 

 

CROQUIS DE CLOITRE

 

MÉDITATION

Heureux, ceux-là, Seigneur, qui demeurent en toi,

Le mal des jours mauvais n’a point rongé leur âme,

Comme des braises d’or avivé leur lumière

Et dont l’amour retient le cœur à ton cœur joint.

 

Son esprit lumineux, telle une aube pascale,

Qu’il n’est plus qu’âme enfin et qu’il vit sublimé,

Tout seul, comme un rocher meurtri par les tonnerres.

 

Heureux les moines grands, heureux tous ceux qui vont

Qui se fait deviner par delà l’horizon.

 

 

LES CONVERSIONS

Ta volonté d’airain superbement maîtresse

A dompté tes désirs, à bridé tes espoirs

Et fait crier ton cœur d’angoisse et de détresse.

Mais ton humilité, c’est encor de l’orgueil :

S’étalaient devant toi sur des terrasses d’or ;

Des escaliers, dont les marches comme des glaives

Tournoyaient en spirale au fond du grand décor,

Servaient aux pieds ailés et joyeux de tes rêves,

Demain tu seras fort et solennel, la foi

Sera, comme un drapeau gonflé d’orgueil, ton rêve.

 

II

Des suprêmes effrois et des blêmes vertiges,

Un vent qui t’abattit aux pieds d’airain de Dieu.

 

Ton front resta pâli de ces brusques prodiges,

Chrétien, tu ravalas ta suprême nausée.

Tu te marmorisas depuis et ton cerveau

Devint tranquille et pur et d’égale lumière.

Comme une lampe d’or aux parois d’un caveau,

Au galop clair sonnant de ton étalon roux,

Qui, les sabots polis et blancs comme l’ivoire,

Sautait dans la mêlée et mordait de courroux

Les nuages de poudre épars sur la bataille.

Et tes grands bœufs, tassant leur croupe grandiose,

Dans la levée en fleur des longs herbages verts.

 

Et tel, moine soumis, qui vis auprès des bêtes,

Qui vont les flancs troués des glaives du soleil.

 

 

SOIR RELIGIEUX

Un cri grêle et navré, qui pleure une agonie,

Sort d’un taillis de saule oui nichent des oiseaux ;

 

Et voici l’angelus, dont la voix tranquillise

 

LES MATINES

Moines, vos chants d’aurore ont des élans d’espoir,

Et des bruits retombants de cloche et d’encensoir :

Quand le cerveau, tiré des sommeils taciturnes,

Secoue au seuil du jour ses visions nocturnes,

 

Quand il reprend sur lui la charge de penser,

 

LES VÊPRES

Moines, vos chants du soir roulent parmi leurs râles

Le flux et le reflux des douleurs vespérales.

Lorsque les yeux troublés de ceux qui vont mourir,

Tout en songeant aux vers, voient le couchant fleurir ;

 

Lorsque pour les défunts, que demain l’on enterre,

 

MÉDITATION

Heureux ceux-là, Seigneur, qui demeurent en toi :

Le mal des jours mauvais n’a point rongé leur âme,

Vous qui marchez, serrant votre bonheur stérile,

Déjà le dégoût coule et sort d’entre vos mains.

 

Toute science enferme au fond d’elle le doute,

Vous qui passez, songez aux chiens de Jézabel !

 

 

AGONIE DE MOINE

Quand se rencontrera dans les affres des fièvres,

Une dernière fois, votre nom sur ses lèvres ;

 

Quand il s’affaissera pâle, brisé d’effort,

Quand on le descendra, sitôt la nuit tombée,

Parmi les anciens morts qui dorment sous l’herbée ;

 

Quand l’oubli prompt sera sur sa fosse agrafé,

 

MORT CHRÉTIENNE

Qu’il te soit fait hommage et gloire, ô mort chrétienne !

Parmi les biens du temps seule réalité,

Qui dans tes maigres mains détiens les destinées

Et qui remplis de ciel les yeux défunts au jour ;

 

Qu’on te louange ! mort pieuse et baptisée !

 

LE CIMÉTIÈRE

Sous ce terrain perdu que les folles avoines

Et les chiendents et les sainfoins couvrent de vert,

Où luisaient des clochers ainsi que des armures.

L’enclos funèbre avait le même aspect changeant,

La terre ocreuse était de micas chatoyée,

La même croix d’airain, que midi faisait d’or,

Mystérieusement couchés dans ce coin noir.

Les mêmes bruits pieux de vent parmi les herbes

Et d’oiseaux clairs rythmant leurs chansons dans le soir.

Pourtant, par les beaux mois d’été glacés de lune,

Par la vague terreur de la nuit mortuaire.

 

 

AUX MOINES

Je me l’imprimerai si fort sur la poitrine,

Qu’au travers de ma chair il marquera mon cœur.

Car il ne reste rien que l’art sur cette terre

Pour tenter un cerveau puissant et solitaire

Une lyre d’airain qui l’attend là, debout,

Immobile, parmi la majesté des torches.

 

Et ce temple toujours pour nous subsistera

Au fond du monde athée, un dernier viatique.

 

 

SOIR RELIGIEUX